THONNARD, François-Joseph. Saint Jean Chrysostome et saint Augustin dans la controverse pélagienne

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François-Joseph Thonnard Saint Jean Chrysostome et saint Augustin dans la controverse pélagienne In: Revue des études byzantines, tome 25, 1967. pp. 189-218. Citer ce document / Cite this document : Thonnard François-Joseph. Saint Jean Chrysostome et saint Augustin dans la controverse pélagienne. In: Revue des études byzantines, tome 25, 1967. pp. 189-218. doi : 10.3406/rebyz.1967.1393 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1967_num_25_1_1393

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François-Joseph Thonnard

Saint Jean Chrysostome et saint Augustin dans la controversepélagienneIn: Revue des études byzantines, tome 25, 1967. pp. 189-218.

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Thonnard François-Joseph. Saint Jean Chrysostome et saint Augustin dans la controverse pélagienne. In: Revue des étudesbyzantines, tome 25, 1967. pp. 189-218.

doi : 10.3406/rebyz.1967.1393

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SAINT JEAN CHRYSOSTOME ET SAINT AUGUSTIN

DANS LA CONTROVERSE PÉLAGIENNE

Saint Jean Chrysostome et saint Augustin, deux contemporains au grand siècle patristique, nés peut-être la même année (1), tous deux redevables d'une première éducation foncièrement chrétienne au dévouement d'une pieuse mère (2) et restés longtemps l'un et l'autre simples catéchumènes, eurent pourtant des destinées si différentes que leur rencontre ne se produisit, peut-on dire, qu'après la mort du premier, à l'occasion de la controverse pélagienne. C'est donc en ce domaine, que nous voudrions étudier leurs rapports, après avoir rappelé quelques traits de leur physionomie, capables d'éclairer notre comparaison.

I. Similitudes et Contrastes

Dans leur première formation littéraire également soignée, jusqu'à la rhétorique, ils rencontrèrent tous deux la philosophie païenne; mais ils en furent très différemment marqués. Tandis qu'Augustin devait l'intégrer à sa vie spirituelle, Jean la connut simplement en suivant les leçons du célèbre rhéteur Libanius qui enseignait alors à Antioche; mais les idées de la sagesse humaine n'eurent aucune prise sur sa vie chrétienne qui se développa normalement dans un milieu très favorable ; aussi, sans attendre 33 ans comme Augustin, sans avoir comme lui à corriger de graves déviations doctrinales et morales pour se convertir,

(1) La date du 13 novembre 354 pour la naissance d'Augustin est connue par le Dialogue philosophique qu'il composa lors de son 33e Anniversaire en 388; cf. De beala vita, 6, Β. Α., 4, p. 232 et 215. — Pour Jean Chrysostome, les dates proposées par les historiens oscillent entre 344 et 354; A. Moulard fixe la naissance en 349 et le baptême en 367 à dix- huit ans; cf. Saint Jean Chrysostome. Sa vie, son œuvre, Paris, 1941; cf. p. 411, note 1. — J. Dumortier met la naissance en 345, le baptême en 369 à 22 ans; cf. dans Mélanges de sciences religieuses, 1951, p. 51-56.

(2) On connaît sainte Monique, la mère d'Augustin par les Confessions, IX, viii, 17-xiii, 37; Β. Α., 14, p. 103-138. La mère de Jean, Anthousa, fervente chrétienne elle aussi, restée veuve à 20 ans refusa un nouveau mariage pour se consacrer à l'éducation de son fils; cf. Jean Chrysostome, De sacerdolio, P. G., 48, col. 624-625.

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— car il n'interrompit jamais ses pratiques de vie chrétienne fervente — il demanda lui-même le baptême vers l'âge de 19 ans (3) et fut dès lors agrégé au clergé d'Antioche où il exerça les fonctions de Lecteur.

Bientôt, cédant à l'appel de la grâce, il pratiqua durant six ans la vie monastique, d'abord comme cénobite, puis, les deux dernières années, comme solitaire dans une grotte de la montagne. Mais sa santé ne résista pas à son zèle ascétique et il comprit dans la prière que Dieu, en lui donnant un tempérament actif et des dons précieux pour la parole publique, lui demandait de se consacrer à l'apostolat auprès du peuple chrétien. Il revint donc prendre place dans le clergé d'Antioche; il y fut ordonné diacre par son évêque Mélèce (381); puis prêtre (386) par Flavien successeur de Mélèce (4) ; et il s'adonna spécialement à la prédication, soit pour préparer les néophytes au Baptême, soit dans les homélies pour l'enseignement du peuple. C'est à Antioche qu'il composa ainsi, dans un but essentiellement pastoral, un grand nombre de ses œuvres, durant les douze ans de son office de Prédicateur (386-398), et il les continua comme Evêque de Constantinople (398-407) avec le même zèle, la même compétence, la même éloquence et la même orientation toute pastorale. Son enseignement est avant tout fondé sur la Sainte Ecriture, qu'il veut mettre à la portée des fidèles, comme moyen le meilleur de les aider au progrès de leur vie chrétienne par la lumière de la vérité et la pratique de vertus évangéliques. 11 avait été providentiellement préparé à cette mission par ses années de jeunesse passées à YAscétorium, récemment fondé à Antioche par Diodore de Cyr (ou de Tarse). Cette institution, sans être une école proprement dite, comportait, avec des exercices de vie chrétienne plus parfaite, des recherches méthodiques sur les Livres inspirés et la doctrine révélée. La méthode d'exégèse qu'on y préférait, dégageait avant tout le sens littéral, en se rapportant, pour les vérités révélées, à l'interprétation de la Tradition catholique, sanctionnée par les grandes assemblées d'Évêques, comme le Concile de Nicée (325) et le premier de Constantinople (381).

Sur ce dernier point, Augustin devenu à son tour prêtre et évêque d'Hippone, rejoignit Jean Chrysostome : tous deux sont témoins de la foi catholique fondée avant tout sur l'Écriture ainsi interprétée. Mais

(3) Pour cette dale, voir nolo 1. (4) L'Église d'Anlioche était alors divisée par un schisme, suite malheureuse des querelles

Idéologiques qui désolaient alors l'Orient; plus tard, devenu Patriarche de Constantinople, Jean coopérera à sa solution; mais celle-ci ne fut définitive qu'après sa mort (Cf. Moulard, op. cil. note 2, p. 138-189). Les événements et les problèmes doctrinaux qui regardent ce schisme sont en dehors de notre sujet.

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il y a une différence importante dans la manière de comprendre et d'exposer cette unique vérité révélée chez ces deux témoins également sincères et valables. Jean est avant tout moraliste, car ses œuvres, nous l'avons noté, sont en grande partie pastorales. Quand il médite sur les vérités révélées, c'est pour y puiser des règles de vie chrétienne; son unique but, qu'il aime à rappeler en ses homélies, est de conduire ses auditeurs au salut éternel et dès ici-bas, à la joie, l'unique vraie joie d'une vie morale toujours plus parfaite, dont l'idéal est l'existence des moines tout entiers consacrés à Dieu. Il apparaît, a-t-on dit avec raison, « comme un des meilleurs directeurs de conscience qui aient été, directeur non de quelques âmes d'élite, mais, ce qui est plus remarquable encore, d'une grande cité toute entière » (5) ; et c'est avec toutes les ressources de l'art oratoire, tant goûté par ses contemporains, qu'il s'efforce ainsi de conduire les âmes à Dieu.

Saint Augustin a été lui aussi un grand orateur sacré, et plusieurs fois il a remporté de magnifique succès dans ce genre d'apostolat dès ses premières années de sacerdoce comme au cours de son épiscopat (6). Mais à la différence de Jean qui ne connut pas de crise religieuse et qui semble ne connaître d'autre philosophie profane que celle d'un éclectisme païen adopté par Libanius, philosophie qui, à son avis, n'est qu'un ramassis d'erreurs morales auxquelles il oppose la « vraie philosophie » de la vie chrétienne (7), Augustin au contraire, d'abord égaré dans le Manichéisme, fut aidé dans son retour à la vraie foi par le spiritualisme des philosophes néoplatoniciens qui le débarrassèrent pour toujours des difficultés intellectuelles où il se débattait. Il nous raconte en ses Confessions comment il surmonta grâce à la méthode intuitive de Plotin l'obstacle d'un subtil matérialisme inhérent au Principe manichéen qui lui faisait concevoir Dieu lui-même comme une Lumière infinie (8). Pour lui aussi, certes, la « vraie philosophie, c'est la vraie Religion » (9) mais c'est d'abord parce que la foi au mystère de Dieu

(5) A. Puech, Saint Jean Chrysostome, p. 111. (6) Encore simple prêtre, Augustin réussit par son éloquence à faire cesser la déplorable

habitude de la « Laetitia », réjouissance profane organisée dans la cathédrale d'Hippone au jour de la fête patronale, comme il le raconte à son ami Alype; cf. Episl. 29. — Beaucoup plus tard, vers 420 dans un voyage apostolique à Césarée de Mauritanie, sa parole obtint des foules un changement de conduite analogue, qu'il donne comme exemples d'effets du style sublime : cf. De doctrina chrisliana, IV, xxxiv, 53; Β. Α., 11, p. 522.

(7) L'appellation « Philosophie » pour désigner l'enseignement de l'Évangile surtout d'ordre moral est fréquente chez les Pères et chez Chrysostome, par exemple : In Joan. Horn. LXI, η. 4; cf. L. Meyer, S. Jean Chrysostome maître de perfection chrétienne, Paris, 1934, p. 292- 298.

(8) Confess., VII, i, 1-2; Β. Α., 13, p. 576-581. (9) Augustin le redit à Julien dans C. lui., IV, xiv, 72 : Obsecro te, non sit honestior phi-

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Créateur de l'univers par son Verbe lui donnait, dans cette Idée de Dieu, Immuable Vérité créatrice, le principe fondamental d'une puissante synthèse de philosophie chrétienne (10). A l'encontre de saint Jean Ghrysostome, saint Augustin était doué d'un génie spéculatif eminent et en ce domaine, c'est plutôt à Origène qu'il doit être comparé — ■ comme aussi en exégèse, car ce n'est pas à l'école littérale d'Antioche dont saint Jean est le meilleur représentant, qu'il se rattache le plus souvent, c'est à l'école d'Alexandrie animée par Origène de 215 à 230, pour laquelle prime la recherche du sens spirituel de l'Écriture; et il la suit avec le grand avantage que le progrès des dogmes, réalisé dans la foi catholique aux ine-ve siècles, grâce aux travaux des théologiens et aux précisions des Conciles, donnait à la synthèse philosophique et théologique augustinienne un équilibre et une valeur de vérité bien supérieure à celle dOrigène (11).

Voilà pourquoi saint Jean et saint Augustin se rejoignent pleinement si on les considère comme témoin de la foi catholique : ils en vivent également, ils n'ont d'autre but en leur action pastorale et dans leurs écrits, que d'en faire vivre, comme eux-mêmes, le peuple chrétien tout entier, en commençant par celui dont ils ont la charge, l'un à Antioche ou Constantinople, l'autre à Hippone. Mais si on les considère comme théologiens cherchant à approfondir et à préciser les vérités révélées, on trouvera entre eux des nuances importantes dans la manière de présenter ces vérités dont certains aspects, omis ou laissés dans l'ombre par l'un, sont au contraire soulignés et mis en pleine lumière par l'autre. Il serait trop long de le montrer pour tous les dogmes défendus par les deux Docteurs en leur œuvre si considérable; nous nous proposons de le faire ici pour un point précis au sujet duquel la polémique antipélagienne obligea l'Évoque d'Hippone à rejoindre Jean de Constantinople : à savoir, le dogme du péché originel.

IL Jean Chrysostome et le Pélagianisme

C'est à Rome que Pelage commença son oeuvre qui devait être à ses yeux une réforme morale et qui devint une dangereuse hérésie. Il s'y établit vers 385 et on le voit, entre 394 et 410, exerçant son apostolat par des leçons privées d'exégèse données aux chrétiens cultivés, surtout

losophia gentium, quam riostra Christiana qnae ima est vera philosophia... »; cf. De vera rehgwne, IV, 6.

(10) Cf. Ch. Boyer, L'idée de vérité dans la philosophie de S. Augustin, Paris, 1932. (11) Sur cette comparaison, cf. F.-J. Tiionnard, La philosophie de la « Cité de Dieu,

dans Mémorial Bardy, Rev. et. augustin., II, 1956, p. 403-421.

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aux jeunes étudiants désireux de parfaire leur formation spirituelle; c'est alors qu'il eut parmi ses disciples Célestius, Julien d'Éclane, et plusieurs autres comme Jacques et Timase, ces deux jeunes gens de bonne famille qui se tournèrent plus tard vers saint Augustin (12). C'était dans les milieux aristocratiques qu'il exerçait de préférence son action, prêchant une vie chrétienne généreuse, ascétique, en réaction totale contre le laxisme de certains nouveaux convertis, désireux d'accommoder l'Évangile à leurs mœurs restées païennes. Il n'est pas impossible qu'il ait eu alors des amis venus d'Orient, même de Constantinople au temps où Jean Chrysostome y était Patriarche. Quand celui- ci fut déposé par le Concile du Chêne organisé par Théophile d'Alexandrie avec le soutien de l'impératrice Eudoxie, et qu'il fut exilé à Gueuse en Arménie, il nous a laissé dans la correspondance qu'il eut alors avec ses amis de Constantinople, une lettre datée de 406, envoyée à Olym- pias, cette noble veuve, célèbre en Orient pour ses œuvres charitables comme l'était en Occident les Proba, les Julienne, avec lesquelles Pelage entretenait de bonnes relations (13). Or, l'exilé y parle du ν moine Pelage » qui subissait alors une grande épreuve; il dit sa peine de le voir souffrir et son admiration pour sa vertu. S'agit-il de Pelage qui enseignait à Rome et jouissait alors d'une estime générale parmi l'élite chrétienne? Ce n'est pas impossible, mais la lettre de Jean ne donne aucun appui positif à l'hypothèse (14); c'est probablement un moine de Constantinople portant le même nom (15).

Avant d'être traîné en exil, après le pseudo-concile du Chêne, Jean avait fait appel à FÉvêque de Rome, et le Pape Innocent Ier avait reconnu la justice de sa cause et prit fermement sa défense; dès lors sa réputation d'orthodoxie et de sainteté commença à se répandre en Occident. On peut signaler dans ce contexte une « mission d'Emilius, évêque de Bénévent et beau-père de Julien d'Eclane près de Jean Chry-

(12) Ils lui communiquent l'Opuscule anonyme de Pelage, intitulé De natura qui leur avait inspiré des inquiétudes sur son orthodoxie; Augustin leur répond par son De natura el gratia (415).

(13) La veuve Julienne appartenait à l'illustre famille des Anicii; Augustin lui avait dédié son£><? bono viduitatis. Quand sa fille Démétriade décida de prendre le voile, Pelage lui adressa sa fameuse Epistola ad Demetriadem, vrai traité de spiritualité. Sur la Famille de Proba (mère de Julienne), cf. note complémentaire 2 au De bono viduitatis, Β. Α., 3, p. 460-461.

(14) Epist. IV (dernier §), P. G., 52, 596; « J'ai eu beaucoup de peine au sujet du moine Pelage. Songez de quelles couronnes sont dignes ceux qui restent courageusement debout, lorsque des hommes qui vivent dans une telle austérité et avec une telle force d'âme paraissent ainsi entraînés à leur perte » (Traduction de A. -M. Malingrey, dans Sources chrétiennes, 13, Lettres à Olympias, 1947, Lettre XVII (IV), p. 215).

(15) On date la Lettre du début de 407; les partisans de Jean à Constantinople étaient alors sévèrement persécutés.

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sostome » (16). Il y avait donc, semble-t-il, des liens d'amitié et quelque relation entre les chefs du pélagianisme et FÉvêque de Constantinople.

Quant aux influences doctrinales, G. de Plinval estime que, pour Pelage, les similitudes qu'on peut relever entre son enseignement et celui de saint Jean, soit sur le rôle du libre arbitre dans notre sanctification, soit dans l'exégèse de saint Paul, peuvent s'expliquer sans qu'ils se soient connus personnellement : « II lui était parfaitement possible (à Pelage) tout en restant à Rome, de se former une idée assez précise de la tradition allégorique ou exégétique des grecs et son tour d'esprit positif suffisait à lui dicter en quel sens il convenait d'en tirer parti » (17). Saint Augustin de son côté, n'eut aucune relation directe avec saint Jean, jusqu'à la mort de ce dernier en exil (407). On voit son nom signalé pour la première fois par lui dans son Epist. 82, écrite vers 405 à saint Jérôme à propos de l'incident signalé Gai., II, 11-15, où saint Paul fait des reproches à saint Pierre. C'est Jérôme qui lui avait cité, avec plusieurs autres, Jean de Constantinople, comme favorable à son exégèse opposée à celle d'Augustin; celui-ci concède qu'il n'a lu aucun de ces auteurs (18), ce qui évidemment ne vaut explicitement que pour l'interprétation contestée de l'Ëpître aux Galates, mais qui insinue aussi l'absence de relations entre Jean et Augustin.

III. L'« ARGUMENT DE TRADITION » nu Contra Iulianum Pelagian um

Ce fut Julien d'Éclane surtout qui se réclama de l'enseignement de Jean Chrysostome contre la doctrine augustinienne du péché originel; il taxait ce dogme de nouveauté dans l'Église, comme une hérésie récente apparentée aux erreurs du manichéisme admis par Augustin avant son baptême. Si bien que FÉvêque d'Hippone, qui lisait dans saint Paul lui-même sa doctrine, d'ailleurs sanctionnée par l'Église, celle d'Afrique au concile, plénier de Carthage (418), et par l'autorité des Papes Innocent et Zozime, décida pour répondre aux dangereuses

(16) Cotte mission comprenait cinq évêques, deux prêtres et un diacre de l'église de Rome, sous la conduite d'Émilius de BénévenL Elle venait, au nom du pape et de l'Empereur d'Occident Honorius demander à Arcadius, Empereur d'Orient, la convocation d'un Concile œcuménique pour juger équitablement lo cas de Jean Chrysostome; mais la condamnation à l'exil avait été exécutée et la mission échoua complètement. Cf. A. Moulard, (loco cit. note 1) p. 381-382 et 389-391 .

(17) G. De Plinval, Pelage, sa vie, ses écrits ei sa réforme, Lausanne, Payot, 1943, p. 85-86. (18) ... cum tu tain phires nominatim commemoraveris, qui te in eo quod astruis prae-

cesserunt; petens ut in eo, si te reprehendo errantem, patiar te errare cum talibus, quorum ego, fateor, neminom legi, Epist. 82, iii, 23,

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attaques de Julien d'Éclane, de recourir contre lui à l'argument de Tradition. II le fit en son grand ouvrage en six livres, Contra Iulianum Pelagianum (421) et il lui consacra les deux premiers livres en entier, prouvant par des citations précises que son enseignement sur le péché originel était déjà, bien avant lui, traditionnel dans l'Église dont les Docteurs reconnus, aussi bien en Orient qu'en Occident se basaient comme lui sur saint Paul et toute l'Écriture pour l'enseigner aux fidèles. Dans ce remarquable « argument de Tradition » en faveur du dogme du péché originel (19), l'autorité de saint Jean Chrysostome tient une place de choix (avec celle de saint Ambroise pour les latins), car Augustin se propose directement de réfuter les allégations de Julien d'Éclane qui invoquait spécialement l'enseignement de Jean concernant le baptême des petits enfants. Ce fut donc semble-t-il, à cette occasion vers les années 420-421 que saint Augustin se préoccupa de rassembler les témoignages patristiques dont il avait besoin pour sa démonstration « contra Iulianum, haeresis palagianae defensorem » (20) et puisque cet hérétique invoquait spécialement le patronage de Jean de Constantinople, il réserve à celui-ci une place spéciale parmi les témoins de l'Église grecque.

Jusque-là, il faut l'avouer, il ne le connaissait guère mieux qu'en 405. Lorsqu'en terminant la réfutation du De natura de Pelage, en 415, il rencontre le nom de Jean de Constantinople dans une série de témoignages invoqués par l'hérétique en sa faveur (21), sa réponse trahit son ignorance; tandis que pour les autres docteurs, il cite les passages et les examine assez longuement, pour Chrysostome, il se contente d'un résumé en style indirect accompagné d'une brève remarque : « Quis hoc negat? » (22). Il n'indique pas d'où vient la citation et il est impossible de préciser l'ouvrage de saint Jean qui la contient (23). Mais en 420, l'uvre de ce dernier était mieux connue en Occident; l'appel au Pape Innocent dont nous avons parlé, avait

(19) Jusque-là, Augustin fondait sa doctrine sur la Sainte Écriture et la foi de l'Eglise dans le Baptême des enfants; maintenant il fait appel à l'enseignement de l'Église catholique dans ses docteurs d'Orient et d'Occident.

(20) C'est le titre complet donné par les Mauristes à l'ouvrage dont nous parlons, qu'il ne faut pas confondre avec VOpus imperfedum. Saint Augustin en dit : « In huius lanti tamque elaborali operis libro... Retract, II, 62 (89); ?. ?., 12, p. 554.

(21) Pelage a cité Lactance, Hilaire, Ambroise surtout, Xistus et Jean Chrysostome; cf. De natura et gratia, Lxi, 71-Lxiv, 77. ??, 21, p. 382-395.

(22) Item Ioannes Constantinopolitanus episcopus, cuius posuit sententiam « dicit pecca- tum non esse substantiam sed actum malignum » : Quis hoc negat? « Et quia non est naturale, ideo contra illud legem datam, et quod de arbitrii libertate descendit », etiam hoc quis negat? De nat. et gratia, 76.

(23) L'ouvrage de Pelage qui l'indiquait peut être, est perdu.

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souligné ses mérites et fait sa réputation de « Défenseur de la foi ». De leur côté, les évêques pélagiens expulsés et réfugiés chez les Grecs, surtout Julien d'Éclane établi à Mopsueste (vers 419-420) chez le célèbre évêque Théodore, un ami de saint Jean, ne manquèrent pas de se réclamer d'un tel patronage. L'un des leurs, le diacre Anien de Céléda, signalé comme assesseur de Pelage au Concile de Diospolis, avait commencé à traduire en latin une série d'Homélies et de Commentaires scripturaires de Chrysostome et dans la préface d'une de ses traductions il oppose avec force l'Évêque de Constantinople à PÉvêque d'Hippone qu'il désigne par Pépithète fréquente chez Julien d'Éclane de « Traducianus » (24). D'autres Pères grecs, saint Basile, saint Grégoire de Nazianze, etc. avaient également été traduits et Augustin put ainsi se constituer un dossier suffisant pour son but apologétique. II s'était remis à l'étude du grec pour suivre son adversaire plus efficacement sur son propre terrain; il était à même de contrôler les textes qu'on lui objectait et d'eu découvrir d'autres qui fussent en sa faveur. C'est ainsi qu'il démontre au Ier livre du Contra Iulianum que saint Jean Chrysostome confirme sa propre doctrine du péché originel.

Mais pour apprécier la valeur de cette rencontre, il faut à mon avis, noter avec soin le but précis d'Augustin et sa méthode propre. Plusieurs auteurs ont relevé son appel aux Pères d'Orient, mais ils ne sont pas d'accord sur sa valeur. Les uns y soulignent d'importantes lacunes et déficiences (25), quand d'autres y découvrent une remarquable ouverture vers la littérature grecque, au point qu'Augustin avait acquis auprès des chrétiens cultivés d'Afrique une vraie réputation d'Helléniste (26). Ces études d'ordre surtout historique ont éclairé bien des points dont nous tiendrons compte; mais nous voudrions les compléter sur le sens précis de la « preuve de Tradition », l'argument développé aux deux premiers livres du Contra Iulianium, en insistant sur le rôle de saint Jean Chrysostome.

Augustin lui-même, au début de son grand traité, présente clairement son plan d'ensemble, mais il le fait à sa manière qui n'est pas

(24) «Quantum vero nobis consolationis exorilur,cum cernimus tam erudito tamqueillus- tri Orienfis magistro, earn quam in nobis Traducianus oppugnat astrui veritatem... » Préface d'ANiEN à sa traduction des sept Homélies sur S. Paul, P. G., 50, 472.

(25) ("'est la tendance de B. Altaner dans ses études par ailleurs bien documentées; à son avis, l'information d'Augustin se limite presque, pour les grecs, aux traductions latines; cf. Augustinus und Johannes Chrysostomus. Queilcnkritische Untersuchungen, dans Zeit schrift für die neutestamentliche Wissenschaft, 44, 1950 : 52, p. 76-84.

(26) Cf. P. Courcelli·:, Les lettres grecques en Occident, Paris, De Boccard, éd. 1948, p. 192 194.

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la nôtre comme l'a bien montré H.-I. Marrou (27). S'il désire éclairer son lecteur sur ses intentions, il lui ménage aussi des effets de surprise et lui laisse la joie de découvrir lui-même les vraies divisions. Il annonce en effet (T, ii, 3) quatre grandes parties qui, pour nous, devraient avoir à peu près la même importance quantitative, mais il n'en est rien! Augustin adopte une méthode progressive : les deux premières parties sont épuisées avec le Ier livre; la troisième partie remplit tout le IIe livre, et la quatrième s'étend en quatre nouveaux livres (III -VI). Il les présente ainsi, s'adressant à Julien : « Je montrerai d'abord à quels grands docteurs de l'Église catholique tu n'hésites pas à faire l'injure de les traiter de « manichéens », car en cherchant à m' atteindre, c'est sur eux que tu lances tes flèches sacrilèges. Ensuite, je montrerai que c'est toi qui apportes ton appui à l'erreur abominable des Manichéens, en sorte qu'ils ne pourraient trouver un tel défenseur même chez leurs amis. En troisième lieu, non point par mes doctrines mais par celle des auteurs qui ont vécu avant nous et ont défendu la foi catholique contre les impies, je confondrai tes arguments et tes vaines subtilités. Enfin... je défendrai contre toi la foi catholique... (28) ».

Ce n'est pas sans raison qu'Augustin présente ainsi sa « preuve de Tradition » : son but n'est pas de prouver par les anciens Pères la doctrine catholique que lui-même professe, mais de détruire les objections de Julien d'Éclane. Or ce dernier ne cesse de l'accuser, lui Augustin, de renouveler l'erreur manichéenne par sa défense du dogme du péché originel. Il va donc avant tout réduire à néant cette objection : il cite un nombre imposant d'autorités, chez les grecs comme chez les latins, qui enseignent eux aussi le péché originel : c'est donc sur eux comme sur lui que tombe l'accusation de manichéisme. Bien mieux; dans la deuxième partie, il retourne contre Julien l'objection : c'est lui qui favorise le manichéisme, car si les tendances vicieuses, les péchés et les maux innombrables qui en découlent dans l'humanité, comme en témoigne l'expérience, ne s'expliquent pas par le péché originel, on est acculé à la conclusion manichéenne : toutes ces misères ne viennent pas du Dieu bon, mais du Principe mauvais! Cette deuxième partie, on le voit, n'utilise plus les témoignages patristiques. Augustin y revient dans une troisième partie : pour achever sa victoire sur Julien, il lui emprunte l'énoncé de ses cinq chefs d'argumentation contre le

(27) H.-I. Marrou, S. Augustin et la. fin de la culture antique, Paris, 1949 ; cf. t. I, p. 59-72. (28) Contra Iulianum, I, i, 3.

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péché originel. « Nous, lui dit-il, d'après vos affirmations, en professant le péché originel 1) nous faisons du diable le créateur des hommes ; 2) nous condamnons le mariage; 3) nous nions que tous les péchés sont remis dans le Baptême; 4) nous accusons Dieu d'injustice; 5) nous inspirons le désespoir d'atteindre la perfection »; et il montre par des citations tirées surtout de saint Ambroise (corroborées par plusieurs latins et chez les Grecs, par Grégoire de Nazianze) que la doctrine du péché originel ne comporte aucune de ces cinq conséquences, que lui-même évidemment rejette tout autant que les pélagiens. Pour nous, cette enumeration révèle combien diffèrent les points de vue d'Augustin et de Jean Chrysostome; ce dernier, en commentant FËcriture et en exposant les mystères du Baptême n'a jamais rencontré aucune de ces objections et il n'y fait aucune allusion directe. Saint Augustin n'utilise donc guère saint Jean dans cette troisième partie; et pourtant il semble heureux de pouvoir corroborer l'enseignement d'Ambroise sur la concupiscence par un court passage de Jean de Constantinople tiré d'un Sermon sur la Croix (29); et plus encore, une confirmation sur le Baptême des petits enfants comparé à la circoncision; mais ici, il attribue à saint Jean un passage d'une Homélie de saint Basile appartenant au même recueil de traductions de Pères grecs, d'où provenait la première citation de saint Jean.

Enfin, pour conclure son « argument de Tradition », il ramasse tous ses témoignages patristiques (au livre Ier, vu, 32-33, chacun en quelques propositions courtes et précises), et il n'oublie pas de mettre Jean de Constantinople en bonne place parmi les témoins du dogme du péché originel (30).

(29) Sanctus vero loannes Constantinopoiitanus episcopus, quantum verecundia per- niittere potuit, totum illud primorum hominum erubescenlium factum duobus verbis evidenter expressif, dicens : « Foliis autem ficus erant cooper ti, tegentes speciem peccati ». C. lulian., II, vi, 17. On trouve ce texte dans Opera D. Joh. Chrysost., Basel, Froben III, 1547, c. 841; le texte grec traduit ici littéralement peut-être par Augustin lui-même, est dans P. G., 50, c. 820 : F???a d? s???? ?sa? pe??ßeß??µ????, s??p??te? t? e?d?? t?? aµa?t?a?. Cf. ?. Altaner, (loco cit. note 25), p. 83. (Migne Je met parmi les « spuria»).

(30) Augustin présente deux résumés : le premier au livre I pour conclure sa Ire partie; après avoir rappelé (vii, 30) ses trois principaux témoins, saint Ambroise, saint Jean et saint Basile, il reprend la série (n. 32-33) avec de brèves sentences : sanctus Ireneus dicit... ; sanctus Cyprianus dicit... etc.. Postremo sanctus episcopus Joannes dicit, quem tu honorabiliter (il s'adresse à Julien) commemorasti, quem tu sicut sanctum eruditumque laudasti, quem tu testimonium et gloriam de consortio suscepisse dixisti, etiam ipse dicit, Adam sic peccasse illud grande peccatum, ut omne genus humanuni in commune damnarot. Dicit, etc.. » et il consacre tout le §33 à résumer les textes de saint Jean. De même, quand il conclut le livre II (x, 33-37) en montrant la qualité des juges qu'il invoque contre Julien, il les énumère avec complaisance, d'abord n. 33; puis deux fois pour finir, n. 37 : « Tot sanctos doctores egregios atque memorabiles catholicae veritatis accuses, Irenaeum, Cyprianum, Reticium, Olympium, Hilarium, Gregorium, Basilium, Ambrosium, Joannem, Innocentium, Hierony- mum, caeterosque socios ac participes eorum... ».

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IV. Le TÉMOIGNAGE FONDAMENTAL DE JEAN CHRYSOSTOME

C'est donc dans sa première partie qu'Augustin invoque directement et avec force le témoignage de Chrysostome. Après avoir présenté les premiers témoins de l'Église latine, puis pour l'Orient saint Grégoire, saint Basile, les 14 évêques du Concile de Diospolis qui, tout en réhabilitant Pelage, ont condamné sa négation du péché originel, il aborde le « cas de Jean de Constantinople ». Il venait de rappeler à Julien d'Éclane le grand argument du Baptême des petits enfants qui suppose en eux la présence du péché originel et qui est pour eux l'unique moyen prévu par l'Évangile de leur donner accès au Royaume de Dieu et les transférer, comme dit saint Paul « du Royaume des ténèbres à la lumière de Dieu » (31). Et voici que Julien lui objectait renseignement de saint Jean de Constantinople, citant un important passage de son Homélie « ad Neophytos » récemment traduite en latin (32). Il s'agissait pour le défenseur de la grâce du Christ d'arracher aux Pélagiens un tel auxiliaire, comme il avait arraché aux Donatistes l'appui de saint Cyprien; et comme il avait réussi à renverser la situation en présentant saint Cyprien comme son allié dans la doctrine du Baptême, ainsi va-t-il rétorquer l'objection pélagienne en montrant que saint Jean Chrysostome est son allié, pleinement d'accord avec les grands docteurs de l'Église d'Orient et d'Occident pour défendre avec lui le dogme révélé du péché originel et de la nécessité de la grâce du Christ pour le réparer et remettre l'humanité sur le chemin du ciel, la « vraie voie du salut » : G« universalis via animae liberandae » qu'il indiquait aussi aux païens dans la Cité de Dieu (33). C'est ce qu'il fait dans son Contra Iulianum I, vi, 21-vii, 35; et il importe de bien voir qu'il s'agit pour lui de ces dogmes fondamentaux du Christianisme, et non d'un aspect de sa propre théologie comme serait la transmission par la concupiscence du péché d'Adam à tous ses descendants.

Sa méthode certes, n'est pas celle d'un exposé scolastique aux divisions nettes clairement énoncées et logiquement agencées, ni celle d'un historien moderne cherchant à retrouver, selon les règles d'une science impartiale purement objective, la vraie pensée et le sens des

(31) Qui eripuit nos de potestate tenebrarum et transtulit in Regnum Filii dilectionis suae. Col., I, 13.

(32) Sur cette Homélie célèbre, voir plus bas, § V, et note 44. (33) Haec est religio, quae universalem continet viam animae liberandae quoniam nulla

nisi hac liberari potest. De Civ. Dei, X, xxxii, ?. ?., 34, p. 546.

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doctrines professées par un auteur célèbre comme saint Jean Chrysostome. C'est celle d'un parfait rhéteur mettant toutes les ressources de son art au service de la défense de la foi catholique, préoccupé avant tout de sauvegarder et d'affermir la foi des bons chrétiens qui entendront parler des objections pélagiennes invoquant le grand nom de Chrysostome ou qui liront l'ouvrage écrit par Julien contre lui, comme le fit naguère le noble Comte Valère (34); désireux enfin de ramener les évêques en révolte contre la hiérarchie catholique, et d'abord sans nul doute Julien d'Éclane qui lui était très cher (35). Il met toute son éloquence à repousser l'objection de ce dernier : « Oses- tu, lui dit-il avec véhémence, opposer ces paroles de l'Évêque Jean à la pensée de ses collègues si nombreux et si éminents? Loin de moi, loin de moi l'idée de croire ou de dire cette calomnie au sujet d'un, homme d'une si grande valeur! Loin de moi, dis-je, l'idée que Jean de Constantinople, à propos du Baptême des petits enfants et de leur libération par le Christ de la condamnation héréditaire de notre premier père puisse tenir tête à des évêques si nombreux et si grands ses collègues, surtout à Innocent de Rome, à Cyprien de Carthage, à Basile de Cappadoce, à Grégoire de Nazianze, à Ililaire de Gaule, à Ambroise de Milan » (36). Et quand il a trouvé le moyen de joindre à tous ces témoins saint Jean lui-même, il l'apostrophe : « Entre, saint Jean! entre, et viens siéger avec tes frères dont aucune considération, aucune épreuve n'a pu te séparer! On a besoin de ton avis, à toi aussi, du tien en particulier puisque dans tes ouvrages ce jeune homme (Julien) estime avoir découvert le moyen de battre en brèche et de rejeter la pensée de tant d'évêques éminents tes collègues » (37).

Mais ce discours si vivant, si convaincu, n'est pas vaine rhétorique;

(34) On avait envoyé au Comte Valère un résumé des objections de Julien d'Eclane et Augustin y avait déjà répondu par son De nuptiis et concupiscientia, liv. IL

(35) Julien était le fils de l'évêque Memorius, un ami d'Augustin qui lui avait envoyé son De musica. Cf. Epist. 101, à Memorius où il parle de « filio nostro et condiacono Iuliano. quoniam et ipse iam nobiscum commililat » (n. 4, lettre écrite vers 408-409).

(36) « Itane isla verba sancti loannis episcopi audes tanquani e contrario lot taliumque sententiiscollegarum ciusopponere... Absit, absit hoc malum de tanto viro credere autdicere! Absif, inquam, ut Constantinopolitanus Ioannes, de baptismate parvulorum, coranique a palerno Chirographe liberatione per Christum tot ac tantis coepiscopis suis, maximeque Romano Innocenfio, Carthaginensi Cypriano, Cappadoci Basilio, Nazianzeno Gregorio, Gallo Hilario, Mediolensi résistât .Vmbrosio! » C. Iulianum, I, vi, 22. C'est le résumé de tout son « argument de Tradition ».

(37) « Ingredere, sancti; Ioannes, ingredere et conside cum fratribus tuis a quibus te nulla ratio et nulla tentatio separavit. Opus est et tua, et maxime tua sententia, quoniam in tuis litteris iste iuvenis (Julien) invenisse se putat unde tot tantorumque coepiscoporum tuorum se arbitratur percellere et evacuare sententias ». (Ibid., n. 23.)

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pour l'orateur sacré, dit son De doctrina Christiana, le fond prime toujours sur la forme, bien que l'idéal soit de donner au fond toute sa valeur et son efficacité par la perfection de la forme (38). Il se préoccupe donc tout d'abord d'établir valablement le sens vrai des paroles qu'on lui cite comme l'enseignement de saint Jean, et il fait sur ce point deux remarques préliminaires importantes : La première est qu'il faut distinguer les vérités fondamentales qui engagent l'essentiel de la foi catholique, des problèmes secondaires non encore pleinement résolus : « Il y a des questions, dit-il, sur lesquelles les défenseurs de la règle de foi catholique, même des plus doctes et des plus éminents, ne sont pas d'accord tout en sauvegardant l'unité de leur foi; et sur tel détail, l'un aura un avis meilleur et plus vrai que tel autre » (39). Or, pour saint Augustin, le dogme du péché originel et de la grâce rédemptrice du Christ, tel qu'il le défendait contre l'interprétation de Pelage et Julien d'Éclane, engage précisément les fondements de la foi chrétienne; c'est pourquoi il fait une seconde remarque en s'adres- sant à saint Jean : « Si vraiment Julien avait mis en évidence que tu pensais à ce qu'il pense lui-même, jamais nous n'aurions pu, permets- moi de te le dire, te mettre tout seul au dessus de tant d'hommes éminents dans cette cause pour laquelle la foi chrétienne et l'Église catholique n'ont jamais varié » (40). En d'autres termes, quand il s'agit d'un dogme de foi clairement présenté par la sainte Écriture ou par l'ensemble des docteurs de l'Église, l'enseignement opposé d'un auteur si eminent soit-il en sciences humaines ou en théologie perd toute valeur. C'est à son Église, à ses chefs et docteurs, unis dans une même foi vivante au peuple chrétien tout entier, que le Christ a donné le privilège de l'infaillibilité; cette règle fondamentale est toujours reconnue dans l'Église du Christ et elle constitue dans l'ordre de la doctrine concernant la foi et les murs, la base immuable de son unité et de sa catholicité : il convient d'en souligner dans un Docteur du ve siècle la présentation si ferme et si précise.

De plus, saint Augustin précise aussitôt sa manière de l'appliquer à l'égard de saint Jean; il ajoute en effet, s'adressant toujours à lui :

(38) De doctrina ckristiana, IX, xxv, 55, B.A., 11, p. 525-526 et note complémentaire 61 : Usage de l'éloquence, p. 593-594.

(39) « Alia sunt in quibus inter se aliquando etiam doctissimi atque optimi regulae catho- licae defensores, salva fidei compage non consonant, et alius alio de una re melius aliquid dicit et verius. Hoc autem unde nunc agimus, ad ipsa fidei pertinet fundamenta ». C. lui., I, vi, 22.

(40) Quod si vere tale aliquid invenisset (Julien), et quod ipse sentit, te sentire claruisset, nunquam te unum, pace tua dixerim, tot et talibus praeferre in ea causa possemus, de qua unquam fides Christiana et Ecclesia catholica variavit. Ibid., ?. 23.

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« Mais loin de moi la pensée que tu n'as pas le même sentiment que l'Église tout en occupant en son sein une place si eminente et si privilégiée » (41). Il a donc à son égard un préjugé favorable et il ne va pas interpréter les textes qu'on lui oppose ou qu'il pourra trouver chez lui, sans tenir compte de sa réputation de foi sincère et profonde et de son indéfectible attachement à l'unité de l'Église du Christ, comme l'ont démontré les derniers événements de sa vie; c'est pourquoi il trouvera dans ses paroles l'affirmation incontestable des vérités révélées qu'il défend. Cette méthode a été diversement appréciée; mais avant d'examiner ces jugements contradictoires et de donner notre propre avis, nous voulons présenter objectivement le plaidoyer augus- tinien; car c'est un plaidoyer, mais s'il parvient à s'annexer le témoignage de Jean, il donne ses raisons et ses preuves et les met en ordre sans rien laisser au hasard, de façon à nous conduire à sa conclusion : Jean de Constantinople a sa place dans la « preuve de Tradition », car avec les autres Docteurs d'Orient et d'Occident, il témoigne de la foi catholique contre la nouvelle hérésie pélagienne!

V. Analyse du plaidoyer d'Augustin

Pour commencer, il résout la dangereuse objection de Julien : celui- ci citait de saint Jean la traduction latine de V Homélie III ad Neophy- tos. Augustin en vérifie l'exactitude sur l'original grec qu'il a eu soin de se procurer et il y relève une faute tendancieuse qui, dit-il, pourrait bien venir d'un traducteur pélagien. Saint Jean s'adresse au cours du carême au groupe important des catéchumènes (42) et leur explique tous les bienfaits du Baptême auquel ils se préparent. Il y a d'abord la rémission de tous leurs péchés : c'était la grâce la plus importante, celle que le Concile de Nicée avait spécifiée en son Credo : « Confiteor unum Baptisma in remissiorem peccatorum »; et beaucoup, note Jean, ne voit que cela; mais il y a bien plus! Et dans un beau mouvement d'éloquence, il énumère jusqu'à dix bienfaits surnaturels du Baptême; et il ajoute alors : « C'est pour cette raison que nous bapti-

(41) Sed absit ut tu aliquid saperes, et in ea tam praecipuus emineres. Die ergo aliquid unde iste iuvenis confundatur... Ibid.

(42) La réception du Baptême étant d'une manière générale réservée pour la nuit pascale, les nouveaux baptisés se comptaient par centaines et, dans les grandes villes par milliers. Ainsi à Constantinople en 404, il y avait environ 3 000 néophytes, comme nous l'apprenons de Pacladius, Dialogues, 9, P. G., 47, 33-34 ». A. Wenger, Jean Chrysostome. Huit catéchèses baptismales inédites, Sources Chrétiennes, 50, 1957; cf. p. 183, note 1. Antioche était alors presque aussi importante que Constantinople.

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sons même les petits enfants, bien qu'ils n'aient pas de péchés, pour que leur soit ajoutées la justice, la filiation, l'héritage, la grâce d'être frères et membres du Christ et de devenir la demeure du Saint-Esprit » (43). Mais la traduction latine citée par Julien portait à l'endroit que nous avons souligné : « infantulos baptizamus, cum non sint coin- quinati peccato » (44); et Augustin, en bon rhéteur, insinue d'abord qu'un traducteur pélagien a mis intentionnellement le singulier pour le pluriel, afin de renvoyer au texte paulinien qui parle du péché originel : Iudicium quidem ex uno in condemnationem (45), car en ce passage, remarque avec raison Augustin, « ex uno » ne peut signifier qu' « un seul péché », le péché originel. Mais il ajoute aussitôt : « Ne nous lançons pas dans les soupçons : il n'y a peut-être là qu'une erreur de copiste ou une variante de traducteur (46). Pour moi, je donnerai le texte grec de Jean : ??a t??t? ?a? ta pa?d?a ßapt???µe?, ?a?t?? aµa?t?µata ??? ????ta : et il traduit mot à mot : Ideo et infantes baptizamus, quamvis peccata non habentes; il n'y a pas « souillés d'un péché », mais « n'ayant pas des péchés ». Comprends donc, conclut-il, qu'il s'agit de leurs péchés propres (péchés actuels commis par les adultes) et il n'y a plus de difficulté »! (47)

Ce n'est pas si simple cependant, car en disant : « non habentes peccata », Jean a pu exclure des petits enfants, tous les péchés y compris le péché originel. La preuve en est que les évêques pélagiens d'Italie en une Lettre envoyée à leur supérieur hiérarchique, l'évêque Augustin de Ravenne et rédigée probablement par Julien lui-même, utilisait cette même citation de Chysostome, mais leur texte portait : « cum non sint coinquinati peccatis » au pluriel (48). Augustin d'ailleurs s'en est rendu compte, car il ajoute aussitôt : « Tu me diras : Pourquoi Jean lui-même n'a-t-il pas précisé : n'ayant aucun péché propre? » Et il répond : « Pourquoi, croyons-nous, sinon parce que, prêchant dans une église catholique, il estimait qu'on ne pouvait pas le comprendre autrement, vu que personne ne se préoccupait alors d'un

(43) Homélie III ad Neophytos, n. 5 ; traduction Wenger (loco cit. note 42), p. 153. (44) Sur cette traduction latine, cf. A. Wenger (loco cit., note 42), Introduction, p. 30-

35. L'édition de Venise (1549) ; Sermo ad Neophytos est reproduite ibid., p. 168-181. (45) Rom., Y, 16. (46) L'hypothèse est fort probable; dans les manuscrits latins assez nombreux qui nous

restent de cette Homélie, il y a pour ce passage de multiples variantes. L'édition de Venise (indiquée note 44) porte : « infantulos baptizamus ut non sint coinquinati peccato » (cf. p. 170).

(47) « Vides certe non ab eo dictum esse « parvulos non coinquinatos esse peccato », sive « peccatis », sed « non habere peccata » : intellige propria et nulla contentio est. C. lui., I, vi, 22.

(48) Cette lettre nous est parvenue sous le titre Libellus fidei; la citation est au n. 1.8; cf. PL. 45 (Appendice aux traités augustiniens), col. 1736 (le Libellus : col. 1732-1736).

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tel problème; et qu'il pouvait parler sans tant de précaution, puisque vous n'aviez pas encore manifesté votre désaccord » (49).

On ne peut dire que cette réponse soit sans valeur; et dans les circonstances où parlaient Jean, il est fort probable que ses auditeurs adultes si désireux de se délivrer du poids, souvent fort lourd, de leurs péchés actuels, comprirent en effet de cette façon l'explication fort claire de leur prédicateur, sans songer, pas plus que lui, au problème du péché originel. Mais aux yeux d'Augustin, ce n'est là qu'une première parade, une manière possible à la fois élégante et radicale, de résoudre l'objection pélagienne. Il lui reste à prouver que telle est bien la position de saint Jean et qu'il professe le dogme du péché originel à l'encontre des nouveaux hérétiques : c'est à cette preuve qu'il consacre l'essentiel de sa réponse. Il n'apporte pas moins de cinq citations de plus en plus longues de divers ouvrages de Chrysostome, qu'il présente avec une savante gradation. D'abord ce sont deux courts extraits tirés, l'un d'une Lettre à Olympias, la Diaconesse dévouée de Constantinople à qui Jean écrit durant son exil à Cucuse : « Lorsque Adam commit ce péché si grave et qu'il condamna en bloc tout le genre humain, c'était dans l'affliction (ou plutôt dans le travail (50) qu'il recevait son châtiment » (51). Le second comporte deux phrases tirées d'une homélie sur la Résurrection de Lazare où l'Évangile note El lacrimatus est Jesus (52) : « Le Christ Jésus pleurait parce que la créature mortelle avait commis un péché si grave qu'une fois chassée de l'éternité elle se mettait à aimer l'enfer. Le Christ pleurait parce que ceux qui pouvaient être immortels, le diable les a rendus mortels ». Augustin n'examine pas le contexte de ces phrases et la seconde citation est même inauthentique (53); mais il y a dans la première, une affirmation

(49) « Cur, putamus, nisi quia disputans in catholica Ecclesia, non se aliter inlelligi arbi- trabatur, tali quaestione nullius pulsabatur, vobis nondum litigantibus securius loquebalur ». C. lui., I, vi, 22.

(50) Cette correction est demandée par le contexte : saint Jean oppose le châtiment infligé par Dieu à Adam qui est le travail « in. sudore vultus tui », à la peine d'Eve qui « enfantera dans la douleur ».

(51) Epist. Ill ad Olymp., 3. « Lorsque Adam commit cette fameuse et lourde faute et condamna avec lui la race de tous les hommes (t? ?????? ap??t?? a????p?? ?ated??ase ?????) il fut alors condamné à travailller péniblement ». Traduction A. -M. Malincrey, Sources chrétiennes, 13, 1947; Jean Chrysost. Lettres à Olympias, Lettre X (III), 3, a, p. 156. Il est remarquable que dans ces Lettres dont la morale, note l'Introduction, p. 60 et 63-64, insiste avant tout sur le rôle de la volonté libre, Augustin ait pu découvrir ce texte qui cadre si bien avec ses idées.

(52) loh. Ev., XI, 35. (53) La citation ne se trouve en aucune de 7 Homélies De Laza.ro, éditées en P. G., 48,

963-1054; on l'a retrouvée dans l'Homélie III de Potamius de Lisbonne (mort vers 360). Cf.B. Altaner (loco cit., note 25), p. 81.

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qu'il tient à relever : « Si Adam par son péché si grave a condamné en bloc tout le genre humain, est-ce que l'enfant naît exempt de condamnation? Et par qui, sinon par le Christ est-il libéré de cette condamnation » (54)? Augustin évidemment explicite ce qui n'est qu'implicite dans la lettre de saint Jean; mais une telle réflexion venue spontanément sous la plume de Chrysostome ne révèle-t-elle pas que la Tradition orientale possède en germe ce que disent clairement les conciles d'Occident approuvés par les Papes?

C'est ce que montre avec plus de détail une citation centrale tirée d'un authentique sermon de saint Jean sur la Genèse (55). A son habitude, Chrysostome développe longuement sa pensée avec des traits vivants et des applications morales directes à ses auditeurs. Par souci de brièveté, Augustin fait un choix de citations, et, semble-t-il, il les traduit lui-même (56), après avoir clairement résumé le sens général du morceau : « D'après Jean, dit-il, toutes les bêtes étaient avant le péché soumises à l'homme; mais le fait qu'elles lui sont maintenant nuisibles résulte du premier péché » (57). On pourrait dire que les citations présentées ici montrent surtout l'état privilégié des hommes avant la chute. Eve alors, loin d'avoir peur du serpent, entre en conversation avec lui. Mais la désobéissance, péché personnel d'Adam et Eve a entraîné la perte de ces privilèges pour toute l'humanité. La Tradition grecque concerne ainsi le problème de l'origine des maux et des épreuves des hommes, sans insister comme le fait Augustin sur Y état de péché dont les fils d'Adam héritent tous en naissant (58). Mais dans l'esprit de saint Augustin — et cette pensée est toujours la nôtre — il y a un lien intime et nécessaire entre ces premiers privilèges et l'état d'amitié avec Dieu ou de grâce sanctifiante dans lequel Adam avait été créé en une nature intègre, d'une part, et, d'autre part la notion d'un « état de péché » dans lequel naissent tous les fils d'Adam : ce « péché originel » pour notre théologie, c'est la « privation de la

(54) Si Adam grandi peccato suo omne genus humanum in commune damnavit, numquid nisi damnatus parvulus nascitur? Et per quem nisi per Christum ab ista damnatione libera- tur? C. Iul.,\i, 24.

(55) II s'agit non de la grande série des 67 Homélies in Genesim, mais de la courte série de 9; cf. Serra. III in Gen., η» 2 ; P. G., 54, p. 592.

(56) Cf. P. Courcelle (loco, cit., note 26), p. 191-192). (57) Quaestionem sic solvit ut dicat, ante peccatum omnes bestias homini fuisse subiectas;

quod autem nunc hominibus nocent, poenam primi esse peccati. C. lui., I, vi, 25. (58) C'est en particulier la thèse de J. Gross, Entstehungsgeschichte des Erbsündendogmas,

von der Bibel bis Augustin, München /Basel, 1960, qui distingue le problème de Γ Urübel rattaché à l'Ursünde, propre à la Tradition orientale, de celui de l'Erbsünde, inventé, selon lui, par Augustin. Cf. Bulletin auguslin. pour 1960, n° 392, Bev. et. augustin. IX, 1963, p. 383-387.

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justice originelle » qui transforme la « nature intègre » en notre « nature déchue » ou « corrompue par le péché » (59); ce qui permet à Augustin de conclure : « II est donc clair, comme le prouve cet exposé de saint Jean, que le péché entré dans le monde par un seul homme, est devenu le péché commun à tous, puisque tous éprouvent une terreur commune des bêtes sauvages; et certes, ces bêtes n'épargnent pas les petits enfants. Mais en vérité, suivant cet exposé de Jean, elles ne les blesseraient ni ne les effrayeraient d'aucune façon, s'ils n'étaient enchaînés dans les liens de l'antique péché (60) ». Ici encore Augustin dégage clairement ce qui reste implicite dans la doctrine de Jean; mais il se contente ainsi, à son avis, d'avancer dans la direction que lui indique cette doctrine : la Tradition orientale est moins avancée, mais elle est la même pour les dogmes engagés, que celle d'Occident.

Et pour le démontrer sans conteste, il a réservé pour la fin les textes les plus clairs qui témoignent directement en faveur du péché originel. Le premier nous ramène à la célèbre Homélie « ad Neophytos » où Julien prétendait puiser son objection décisive. S'il l'avait lue jusqu'au bout, il aurait trouvé la réponse : « Quoi de plus clair en effet, lui dit Augustin, que ces paroles : Le Christ est venu un jour, et il nous a trouvé engagés dans les liens d'une obligation ancestrale à laquelle Adam avait souscrit; c'est Adam qui a commencé le premier à contracter la dette; nous, nous en avons augmenté les charges par nos péchés » (61). Une « obligation » signée par Adam, dont nous portons tous la responsabilité morale fait songer à la culpabilité du péché originel, à un mal pris « ut reatus » et pas seulement « ut poena peccati », selon les expressions d'Augustin (62). Celui-ci le souligne, et pour éviter toute contestation, il recourt de nouveau au texte grec qu'il transcrit et traduit mot à mot (63). Il le fait après avoir cité la tra-

(59) C'était précisément l'hérésie de Pelage reprise par .lui ion d'Éclane, do nier ce caractère surnaturel de la nature intègre d'Adam; cf. sur ce poinl, F.-J. Thonnard, La notion de nature chez saint Augustin. Ses progrès dans la polémique antipélagienne, dans Ra·. et. augustin., XI, 1965, p. 239-265.

(60) Manifestum esL sanctum Ioannem hac disputatione monstrasse, illud quod per iinum hominem ingressum est, commune omnibus factura esse peccatum, quandoquidem omnibus terror eominunis est bestiarum, quae utique nec infantibus parcunl; quos profecto, secundum is lu m Iraclatum loannis, nullo modo laederent sive terrèrent, nisi cssonl veteris illius peeeali obligatione constricti ». C. lui., 1, vi, 25 in fine.

(f>1) Quid apcrlius quam id quod ibi dixil : « Venil, semel Christus, et paierais nos cautioni- bus invenit aslriclos, quas conscripsit Adam. Me inilium obligationis oslondit, peccatis nostris l'enus accrevil ». Ibid., vi, 26. C'est l'ancienne traduction que possédait Julien, et qu'Augustin améliore un peu plus bas après avoir cité le grec.

(62) Cette distinction revient souvent dans De nuptiis et concupiscentia ; cf. par exemple, I, xxvi, 29.

(63) τΗλθεν άπαξ ό Χριστός, εΰρεν ημών χειρόγραφον πατρφον όπερ εγραψεν ό 'Αδάμ. Εκείνος τήν αρχήν είσήνεγκε του χρέους, ήμεΐς τό δάνειον ηύξήσαμεν ταις μετά ταϋτα άμαρτίαις. (Le texte grec

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duction latine dont se servait Julien et qui porte en cet endroit « cau- tio » au lieu de « chirographum »; or ce dernier mot, calqué sur le grec, est une allusion évidente à Coloss., II, 14, où saint Paul indique comment cet « acte » ou ce « contrat » qui nous était contraire a été détruit par le Christ au moyen de sa mort rédemptrice, le sacrifice de la Croix (64). Saint Jean Chrysostome en parlant ici d'un « chirographum paternum » dont nous avons hérité la « dette de péché », exprime déjà en termes pauliniens ce que saint Augustin appellera une faute héréditaire, un péché originel; et il le souligne à juste titre : « Jean ne s'est pas contenté de dire : Une obligation paternelle, sans ajouter qu'elle était nôtre aussi; c'était pour nous apprendre que cette dette de péché, avant d'être augmentée par nos propres péchés était déjà une dette qui nous concernait, celle de cette fameuse « obligation paternelle » souscrite par Adam (65).

Mais il y a un témoignage plus direct encore d'une pensée anti- pélagienne chez Chrysostome : il est dans son Commentaire de saint Paul. Dans la série des 32 homélies, sur VÉpître aux Romains, Jean consacre la 10e au ch. V, 12-VI-ll; Augustin s'y est référé et l'a lue toute entière soit dans une traduction ou môme dans l'original, car il annonce que le texte étant trop long, il a fait lui-même un choix d'extraits. En fait, il a tiré de ce discours, tout ce qui confirmait sa doctrine du péché originel et de la grâce du Christ, qui selon saint Paul, en est le remède indispensable au salut de tous les fils d'Adam. Rien n'est plus instructif que ce choix de témoignages fait par saint Augustin chez saint Jean, rien ne montre mieux, à la fois, leur accord profond sur le dogme catholique et la divergence, l'opposition même en un sens de leurs points de vue dans la manière d'interpréter saint Paul.

Notons d'abord que saint Augustin ne dit rien du fameux verset Rom., V, 12, où il aime à ramasser sa doctrine du péché originel au point que plusieurs sont tentés d'y voir l'unique base scripturaire de sa « théorie ». Et pourtant, dès le début de son discours, saint Jean se pose la question : « Que signifie cette parole : Parce que en lui tous

de S. Aug., comporte quelques variantes.) Édition Wenger (l, cit. note 42) p. 163.« Chrysostome exprime ici d'une manière beaucoup plus satisfaisante la doctrine catholique du péché originel » (ibid., note 1).

(64) Delens quod adversus nos crat chirographum decreti, quod erat contrarium nobis, et ipsum tollit de medio, affîgens illud Cruci. Col. II, 14.

(65) Numquid contentus fuit dicere « paLernum chirographum », nisi adderet « nostrum »? Ut sciremus, antequam fenus peccatis nostris posterioribus augeremus, iam illius chirograph i paterni ad nos debitum pertinere. C. lui., vi, 26 in fine.

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ont péché? » ce que traduisait Augustin : « in quo omries peccave- runt » (66). Mais sa réponse qui relie ce nouveau discours au précédent, n'a aucun rapport avec la doctrine d'un péché héréditaire, « Voici le sens, dit-il : Adam étant tombé, tous les hommes, même ceux qui n'ont pas mangé du fruit défendu, sont devenus mortels à cause de lui » (67). Pour saint Jean, la suite du péché d'Adam est avant tout la mort entrée dans le monde avec le travail nécessaire à la vie, les maladies et toutes les misères de l'humanité : c'est la Tradition grecque qui fait appel à l'expérience et ignore les approfondissements théologiques d'Augustin. Jean s'en contente et continue l'exégèse du ch. V. Mais saint Augustin lui aussi à sa manière, a toujours uni au fameux verset V, 12 tout le reste du chapitre et bien d'autres textes pauliniens et joharmiques (68) comme bases scripturaires décisives de sa théologie; aussi n'est-il pas dérouté par l'orientation divergente de Chrysostome et il va bientôt le retrouver.

Passant donc au v. 13 de saint Paul, Jean explique en quel sens le péché après Adam règne sans la Loi : il s'agit, dit-il, de la Loi de Moïse. Même alors, selon saint Paul, il y avait un péché qui était « la perte de tout le genre humain » parce que tous les hommes mouraient; et il affirme en cette phrase traduite par Augustin : « Manifestum, quia non ipsum peccatum quod ex Legis (savoir, la Loi de Moïse) transgressione, sed illud peccatum quod ex Adae inobedientia, hoc erat quod omnia contaminavit (69) ». Conformément à la Tradition grecque, Jean ajoute ici : « La preuve en est que même avant la Loi tous les hommes sont morts »; mais pour Augustin, cette « perte » ou comme il dit, cette « contamination » du genre humain est d'abord la mort spirituelle, causée par le péché originel, cause lui-même de la mort physique. C'est pourquoi, passant la phrase qui signale celle-ci, il donne la suite qui confirme sa pensée : « Regnavü mors ab Adam usque ad Moysen, et in eos qui non peccaverunt. Quomodo regnavit? In similitudinem trans gr es sionis Adae, qui est forma juturi (Rom., V, 14). Propterea et forma est Christi Adam. Quomodo forma est, aiunt? quoniam sicut il le ex semetipso nascentibus, quamvis non manducaverint de ligno,

(66) Ti fié εστίν, έφ'φ πάντες ήμαρτον; In Ep. ad Rom,., Homil X, 1; P. G. 60, 474. Le sens di! « έφ'φ » semble bien être pour Chrysostome : parce que : mais dans son explication, il n'y a là aucun problème.

(ί)7) 'ίίκείνου πεσόντος, και οί μή φαγόντες από του ξύλου γεγόνασιν έξ εκείνου πάντες θνητοί. Ibid., c. 474.

(68) Voir celte série de textes dans son premier ouvrage contre les pélagiens De pecca- toruni merilis et remiss., I, xxvii, 40-54.

(Γ>9) "Οθεν δήλον, ότι ούχ αϋτη ή αμαρτία ή της τοϋ νόμου παραβάσεως, άλλ' εκείνη ή της τοϋ 'Αδάμ παρακοής, αϋτη ήν ή πάντα λυμαινομένη. Ibid. Homil. Χ, 1, C. 475.

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factus est causa mortis, quae per cibum inducta est : ita et Christus iis qui ex ipso sunt, tametsi nihil iuste egerint, factus est provisor iustitiae, quam per crucem nobis omnibus condonavit » (70). Dans l'homélie de Jean, cette explication cadre fort bien avec sa manière de voir les suites du péché originel dans la mort corporelle, sans exclure positivement, certes, la mort spirituelle du péché, sans la signaler pourtant. Mais saint Augustin voit surtout qu'il ne s'agit pas du tout dans ce texte de la théorie pélagienne du premier péché d'Adam qui serait imité par ses descendants, mais bien d'un premier péché qui est une cause de mort pour les fils qu'il engendre : factus est causa mortis quae per cibum inducta est (71). Pour lui, il y a là une mort spirituelle (un péché), cause d'une mort corporelle.

La même idée revient quelques lignes plus bas et Augustin la cite : « Ut cum tibi dixerit Iudaeus : Quomodo unius Christi virtute mundus salvatus est? (72) possis ei dicere : Quemadmodum uno inobediente Adam mundus damnatus est. Quanquam non sint aequalia gratia atque peccatum, neque paria sint mors et vita, non aequalis Deus ac diabolus ». Dans cette courte citation, ce qui intéresse saint Augustin, c'est la comparaison de l'action d'Adam pour le péché et la perdition avec celle du Christ pour la Rédemption et le salut : l'un a été source de mort (le péché), l'autre source de vie (la grâce). C'est pourquoi, il laisse tomber quelques lignes (où saint Jean montre combien cette comparaison est raisonnable) et il cite la fin du Commentaire sur le v. 15, qui va dans le même sens : « Sed non quaemadmodum delictum, inquit, ita et gratia. Si enim unius delicto multi mortui sunt, multo magis gratia Dei et donum in gratia unius hominis lesu Christi in multos abundavit {Rom., V. 15). Quod enim dicit, inquit, huiusmodi est. Si peccatum valuit, et peccatum unius hominis; et gratia, et Dei gratia, et non solum Patris sed etiam Filii, quemadmodum non amplius praevalebit? Multo enim hoc rationabilius. Nam alium pro alio damnari, non valde videtur habere rationem; alium autem pro alio salvari, et decentius magis et rationabilius apparet. Si igitur illud factum est, multo magis hoc » (73). A noter qu'en cette comparaison,

(70) Πώς τύπος; φησίν. "Οτι, ώςπερ εκείνος τοις έξ αΰτοϋ, καίτοι γε μή φαγοϋσιν άπό του ξύλου, γέγονεν α'ίτιος θανάτου τοϋ δια την βρώσιν εισαχθέντος" οΰτω και ό Χριστός... γέγονε πρόξενος δικαιοσύνης... Ibid.

(71) Voir note précédente : αίτιος θανάτου. (72) Saint Jean poursuit son exégèse littérale, car saint Paul, en ce ch. V, répond aux

objections des Juifs sur le salut en Jésus-Christ, unus Mediator, qu'il oppose à la mort de tous les hommes, salaire du Ier péché du seul Adam. Tout le ch. V insiste sur ce parallèle.

(73) Eî ή αμαρτία τοσούτον ίσχυσε, και ανθρώπου αμαρτία ενός' χάρις, καΐ Θεού χάρις, και ου Πατρός

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qui est de saint Paul, Jean pour sa part relève l'aspect déraisonnable d'un châtiment infligé à tous les hommes pour le péché d'un seul (73 bis); mais il ne le nie pas. Il s'en sert seulement pour mettre en relief le caractère bien plus acceptable de la Rédemption de tous par le sacrifice d'un seul. Mais si l'on nie, comme le faisait Julien à partir des principes de Pelage, tout lien de causalité entre le péché d'Adam et nos misères présentes, on sape la base même du raisonnement de saint Paul et du Commentaire de saint Jean Chrysostome.

C'est ce que souligne Augustin en le confirmant par quatre nouvelles citations. Les trois premières sont choisies pour montrer que, dans la comparaison en faveur de l'œuvre rédemptrice, la grâce du Christ ne détruit pas seulement le péché venu d'Adam, mais encore tous les autres péchés qu'y ajoutent les adultes baptisés. Saint Paul le dit déjà : Iudicium ex uno in condemnationem, gratia autem ex multis delictis in iustificalionem (Rom., V, 16); et Jean commente : « Hoc idem est quod dicitur quoniam quidem mortem et damnationem peccatum potuit inducere, gratia autem non unum illud tantummodo interfecit peccatum, sed etiam post illud introeuntia peccata ». La distinction entre le péché passé d'Adam et les autres péchés actuels est nette; et elle est reprise dans le court passage suivant : « Quoniam ergo plura introducta sunt bona, et non solum illud interfectum est peccatum, sed etiam omnia reliqua, ostendit dicens Gratia autem ex multis delictis in iustificationem ». Jean introduit cette distinction dans un exposé où il montre directement que saint Paul prône la supériorité de la grâce du Christ; d'où cette nouvelle affirmation où apparaissent les nombreux bienfaits du Christ, en plus de la rémission des péchés : « Primo enim dicit quia si unius peccatum interfecit omnes, multo magis et unius gratia poterit salvare (c'est le thème des deux Adams). Post haec autem ostendit quoniam non illud solum interfectum est peccatum per gratiam, sed etiam omnia reliqua (c'est la distinction des deux péchés, originel, actuel) et non solum peccata interfecta sunt sed etiam et tributa iustitia est (c'est la supériorité des bienfaits du Christ). Et non tantum profuit Christus quod nocuit Adam, sed multo amplius atque magis ». Cette progression qui accumule les bienfaits du Christ est caractéristique de Chryso-

μόνου, άλλα και Γιου, πώς ού περιέσται μειζόνως; πολλφ γάρ τοΰτο εύλογώτερον... Ει τοίνυν εκείνο γέγονε, πολλφ μάλλον τούτο. Homil. Χ, η. 1 fin. P. G. 60, 475-476.

(73bis) Τό μέν γάρ έτερον Si έτερον κολάζεσθαι, ού σφόδρα δοκεΐ λόγον εχειν' τό δε έτερον δί έτερον σώζεσΟοα, και πρεπωδέστερον μάλλον και, εύλογώτερον. Ει τοίνυν εκείνο γέγονε, πολλφ μάλλον τούτο. Ibid.

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stome (74) : il les lit ici dans saint Paul, Rom., V, 17-19; et ce dernier verset est pour lui, l'occasion de poser un problème sur lequel il nous faudra revenir. Mais saint Augustin omet tout ce passage et présente son quatrième texte, choisi dans la même orientation et qui conclut parfaitement le témoignage désiré en faveur du péché originel en parlant du Baptême. Il ne dit pas comment saint Jean en vient à traiter ce thème (75) ; mais il l'introduit en citant saint Paul (76) avec ce commentaire : « Quid est, in morte illius baptizati sumus? Ut et ipsi moriamur sicut et ille. Crux enim est Baptisma. Quod ergo crux Christo et sepulchrum, hoc nobis baptisma factum est; tametsi non in eisdem ipsis. Ipse enim carne et mortuus est et sepultus; nos autem peccato in utroque. Quapropter non dixit, Complantati morti, sed similitudini mortis (77). Mors namque et hoc et illud, sed non eidem ipsi subiacet sed haec quidem carnis Christi, nostra autem peccati. Quemadmodum ergo ilia vera, et haec ». Nous avons voulu citer tous ces textes de saint Jean Chrysostome en la traduction latine d'Augustin (78), car, d'après lui, ils sont les plus décisifs en sa faveur.

Il passe donc alors à sa conclusion qui montre clairement la raison de ce choix de textes : d'abord, en expliquant Rom,. V. 12, Jean ne dit rien de la théorie pélagienne de V imitation (79); ensuite, il distingue bien le péché originel des péchés actuels (80) ; surtout, en parlant du Baptême, Jean enseigne que les petits enfants ont le péché originel; et Augustin insiste : « Ces paroles de l'Apôtre au sujet du Baptême :

(74) A. Wenger (loc. cit., note 42) en donne plusieurs exemples, cf. p. 154, note 1; dans l'Homélie III in Ep. ad Rom., Jean développe longuement cette surabondance de grâce (Rom., V, 17) en commentant les trois vv., 17-19 (fin § 2) et il pose en terminant le problème de la transmission du péché originel qu'il résout au § 3. Cf. P. G., 60, c. 476-479.

(75) Continuant son exégèse littérale, Jean expose Rom., V, 20 qui parle de la Loi mosaïque et des nombreux péchés qu'elle occasionne; puis il passe au v) 21 qu'il lie aux v) 1-3 du ch. VI ; c'est ainsi qu'il arrive à l'endroit où saint Paul parle du Baptême et de ses effets; car le ch. VI aborde un autre sujet, celui des fruits de la Rédemption.

(76) An ignoratis, fratres, quoniam quicumque in Christo baptizati sumus, in morte ipsius baptizati sumus? Consepulti ergo sumus illi per Baptismum in morte (Rom., VI, 6)

(77) Rom., VI, 5. (78) Cf. In ep. ad Rom., Homil. X, 4; P. G. 60, 480. σταυρός γάρ έστι τό βάπτισμα, 'όπερ οΰν

ό σταυρός τω Χριστφ καΐ δ τάφος, τοϋτο ήμϊν τό βάπτισμα γέγονεν, ει και μή επί των αυτών αυτός μεν γαρ σαρκΐ και απέθανε και ετάφη, ήμεϊς δέ αμαρτία αμφότερα. Διό ούκ είπε "Σύμφυτοι" τω θανάτω, άλλα, "τω όμοιώματι τοϋ θανάτου". Θάνατος μέν γαρ και τοϋτο κάκεϊνο, άλλ' ουχί τοϋ αύτοϋ υποκειμένου' άλλ' ό μέν σαρκός ό τοϋ Χρίστου, ό δέ αμαρτίας ô ημέτερος. "Ωσπερ ουν εκείνος αληθής, ούτω κα'ι ούτος.

(79) Numquid in eius disputatione qua exponit Apostoli locum huic quaestioni quae inter nos vertitur pernecessarium, ubi scriptum est., Per unum hominem peccatum intravit in mundum (Rom., V, 12) et caetera quae connexa sunt, alicubi redolet quod vos dicitis, propter imitationem hoc esse dictum; non propter carnalem nativitatem? C. lui., I, vi, 28.

(80) Nonne illo uno peccato contaminata dicit esse omnia, et sie illud distinguit a ceteris postea commissis introduetisque peccatis? Ibid.

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Quicumque baptizati sumus in Christo, in morte ipsius baptizati sumus, indiquent, d'après l'exposé de Jean, qu'être baptisé dans le Christ, c'est mourir au péché, comme le Christ est mort en sa chair. A quel péché meurt donc le petit enfant, s'il n'a pas contracté le péché originel? Est-ce que, peut-être, ces petits ne sont pas baptisés dans la mort du Christ? alors que l'Apôtre ne dit pas « certains », mais « Quiconque parmi cous est baptisé dans le Christ, est baptisé dans sa mort; et ce Baptême, dit Jean, est pour eux, pour les petits comme pour tous ceux qui le reçoivent, ce qu'est la mort et le sépulcre pour le Christ, en sorte qu'ils meurent au péché réellement comme le Christ est réellement mort en sa chair » (81).

VI. Valeur de l'interprétation de Jean par Augustin

Tel est le plaidoyer de saint Augustin pour annexer saint Jean Chrysostome aux Docteurs d'Occident et d'Orient, témoins du dogme du péché originel guéri par la grâce du Christ et son Baptême. Car c'est bien un plaidoyer usant de toutes les ressources de la rhétorique pour établir une conclusion qui est enfin développée en une longue apostrophe oratoire adressée à Julien (I, vii, 20-35), pour lui démontrer qu'au lieu d'avoir trouvé chez saint Jean un allié, il est obligé par sa doctrine d'abandonner son hérésie et de revenir à la foi catholique. Si l'on tient compte de ce genre littéraire (82), ne faut-il pas dire que cette défense de la foi contre Julien d'Eclane est une réussite, autant par la maîtrise de la forme que par la solidité du fond? Nous ne soulignerons pas davantage l'art du rhéteur qui n'est pas contesté; mais il est nécessaire d'en tenir compte pour apprécier avec justice la valeur du fond. On peut en effet se le demander : saint Augustin, en faisant abstraction du point de vue propre de saint Jean Chrysostome qui suit la Tradition orientale et en explicitant chez lui ce qui reste un donné très implicite, n'a-t-il pas prêté indûment sa propre théologie à celui qui l'ignorait et même selon certains, qui la combattait et rejetait positivement?

Le problème ainsi posé n'est pas simple, et parmi ceux qui en ont

(81) C'est le point le plus développé; et il conclu I, : Ecce cui viro... voluisti vestrum dogma supponere quasi dixerit « parvulos primi hominis non inquinatos esse peccato » cum dixerit « eos non habere peccata », quae non eum intelKgi nisi propria voluisse, eius tam multa testimonia tamque manifesta declarant.

(82) On peut sans doute appliquer ici la théorie dont se servent les exégètes pour l'Écriture sainte!

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parlé, — sans d'ailleurs en faire une étude exhaustive (83), ce qui reste bien désirable — · on peut distinguer trois orientations fort divergentes. Les uns, avec J. Gross (84), affirment que la Tradition orientale défendue par Jean Chrysostome exclut radicalement la théorie augustinienne, même en ses affirmations reprises au Concile de Trente en son Décret sur le péché originel. D'autres, parmi les catholiques qui tiennent compte de ce dogme précisé par la Tradition occidentale, admettent pourtant que renseignement de saint Jean sur ce point comporte des imprécisions et même des erreurs (85) qui rejoignent en partie les positions de Julien d'Eclane opposées à Augustin. D'autres enfin se laissent convaincre par le plaidoyer augus- tinien et pensent que si l'évêque de Constantinople met en relief des aspects vrais que laisse dans l'ombre Augustin, rien dans son enseignement concernant les vérités de foi ne s'oppose aux dogmes catholiques du péché originel et de la grâce défendus par FÉvêque d'Hippone (85bis); et à mon avis, cette interprétation augustienne, non seulement est une opinion valable à côté des autres, mais, bien comprise, elle reste encore la meilleure.

Sans doute, en parlant du péché originel des petits enfants baptisés, saint Augustin tire une conclusion à laquelle ne pensait pas saint Jean, et probablement il n'y a jamais pensé : la preuve en est dans l'Homélie X in Epist. ad Rom. elle-même, dont Augustin alimente précisément son plaidoyer. Dans un passage qu'il omet (86), saint Jean pose la question : « Quand saint Paul dit : Per unius hominis inobedientiam multi peccatores effecti sunt (Rom., V, 19), que veut-il dire? » Et il répond : « Certes, que tous les enfants issus d'un seul homme devenu mortel en péchant, soient rendus mortels, ce n'est pas invraisemblable; mais que par la désobéissance d'un seul, un autre devienne pécheur, que va-t-il s'ensuivre? Cet autre en effet échappe au châtiment, s'il n'est pas devenu pécheur de son propre chef » (87). La difficulté ainsi soulevée

(83) La présente étude est loin de l'être elle-même. (84) J. Gross (loco cit. note 58), p. 181-190, notice sur S. Jean Chrysostome. (85) « Le moins qu'on puisse dire est que la doctrine de Chrysostome sur le péché originel

est peu claire et comporte des éléments erronés », dit Λ. Wenger, (loc. cit. note 42), p. 154, note 2.

(85 bis) Voir par ex., J. Chr. Baur, L'entrée littéraire de saint Jean Chrysostome dans le monde latin, dans Rev. d'Hist. Ecoles., 8 (1907), p. 258-265.

(86) En cela d'ailleurs, Augustin suit les règles d'un bon plaidoyer : inutile de soulever une objection ignorée par l'adversaire! Les règles de la science historique sont sans doute différentes.

(87) Τό μέν (qu'un mortel vient d'un mortel)... ουδέν άπεικός. τόδέ έκ της παρακοής εκείνου έτερον άμαρτωλόν γενέσθαι, ποίαν αν άκολουθίαν σχοίη; ΕύρεΟή σεται γαρ ούτω μηδέ δίκην όφείλων ό τοιούτος, εϊ γε μή οίκοθεν γέγονεν αμαρτωλός. In Ερ. ad Rom., Horn. X, 2 in fine, P. G. 60, 477.

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suppose qu'il n'y a que des péchés personnels dont la culpabilité permanente vient d'un acte libre opposé à la loi de Dieu. L'idée d'un péché héréditaire transmis de père en fils semble tout à fait étrangère à Chrysostome ; et c'est pourquoi il continue son explication de saint Paul en disant : « Que veut-il dire par, Peccatores (Rom., V, 19)? Cela veut dire, me semble-t-il, qu'ils sont soumis au châtiment et condamnés à la mort » (88). On constate, ajoute Jean, que les fils d'Adam sont devenus mortels et on en cherche la raison; mais saint Paul n'en dit rien, parce que c'était hors de son sujet. « Si on me demande mon avis, ajoute-t-il, le voici : c'est que nous n'avons rien perdu à devenir mortels et nous y trouvons toutes sortes d'avantages », par exemple, la mort présente ou attendue nous pousse à la tempérance, au détachement, à la fuite du mal; elle permet les mérites du martyre dont Jean donne plusieurs exemples et elle nous mérite l'immortalité future. Il y a loin entre cette évocation optimiste des bienfaits de la mort et les descriptions si pessimistes d'Augustin des misères de la vie, fruit du péché originel. Mais la description optimiste chez Jean n'est rattachée à aucun problème dogmatique : c'est la solution concrète d'un problème d'exégèse littérale et une façon pastorale d'encourager les fidèles à être chrétiennement contents de leur sort. C'est pourquoi il laisse toute sa force à l'affirmation de saint Paul que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort; et quand il rencontre au ch. VI de l'Épître la doctrine du Baptême, il évoque spontanément la Tradition dogmatique commune aux Grecs et aux Latins, du Sacrifice de la Croix nécessaire au salut de tous les hommes et communiqué à tous par le Baptême conféré « in remissionem peccatorum », comme dit le Concile de Nicée. Cette dernière Tradition poussait les fidèles en Orient comme en Occident à faire baptiser les petits enfants en danger de mort; mais comme personne ne la contestait, saint Jean n'a pas fait le lien nécessaire entre ce Baptême des petits enfants et la présence en eux d'un état de péché; tandis que ce lien tient à cœur à Augustin, parce qu'en le niant, Célestius et Julien d'Eclane niaient également la nécessité de la grâce du Christ pour le salut, nécessité, certes, qui fait partie de la Tradition d'Orient autant que d'Occident! Comment savoir si saint Jean Chrysostome, mis en présence de ce lien si clairement explicité par saint Augustin, aurait réagi en maintenant avec Julien d'Eclane la pureté absolue des petits enfants? Disons du moins que dans les deux cas que nous avons examinés, celui de VHomé-

(88) Ti oùv έστι ενταύθα τό, 'Αμαρτωλοί; Έμοί δοκεΐ το υπεύθυνοι κολάσει και καταδεδικασμένοι θανάτφ. Ibid. 3, début.

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lie X in Epist. ad Rom., et celui de Y Homélie III ad Neophytos, ce dernier invoqué par Julien en sa faveur, rien ne permet objectivement de l'affirmer; dans les deux cas, l'absence totale des seuls péchés personnels dans les enfants cadre aussi avec le contexte et peut suffire à tout expliquer; on peut y voir aussi l'absence du péché originel, mais ce n'est plus qu'une possibilité, non un enseignement positif. Il serait trop long d'examiner en détail tous les autres cas ; mais il est à présumer qu'il en est de même, pour plusieurs raisons dont voici les principales.

D'abord, la tournure pastorale de saint Jean comme le caractère positif de son exégèse l'orientaient en sens inverse d'Augustin : les problèmes dogmatiques qui intéressaient les fidèles d'Orient étaient ceux de la Sainte Trinité et de l'Incarnation et ne concernaient pas ceux de la grâce. C'est pourquoi le sens du problème d'un péché héréditaire échappe à son attention; il ne connaît pas encore clairement cette vérité révélée, et pourtant il admet des affirmations aussi mystérieuses que ce dogme, quand il les voit clairement affirmées dans l'Écriture : c'est le cas de la peine de mort infligée à l'humanité entière à cause du seul péché d'Adam. Il a un sens profond de l'unité de l'Église et du rôle des Conciles pour la sauvegarder en maintenant l'intégrité de la foi. Si le dogme du péché originel lui avait été présenté par des conciles sanctionnés par les Papes comme il l'était à Julien ou par un Concile cuménique comme celui d'Éphèse (431) qui approuva la position d'Augustin ou plus tard celui de Trente, il n'aurait certainement suivi ni Julien d'Éclane ni J. Gross pour rejeter cette doctrine. En ce domaine des décisions dogmatiques de l'Église catholique, il adopte pleinement la méthode augustinienne : Croire d'abord, pour comprendre ensuite dans la mesure où ce sera possible ou utile à notre vie chrétienne (89). C'est donc gratuitement qu'on interprète ses exposés dans le même sens que ceux de Julien d'Éclane, comme le fait J. Gross.

Ce dernier d'ailleurs expose également, en sa notice sur Jean Chrysostome, la théorie de celui-ci sur l'état d'Adam avant le péché, en l'appuyant avec son habituelle et louable objectivité d'historien, sur plusieurs citations précises (90). Or cette théorie de l'état privilégié d'Adam vivant dans l'amitié de Dieu et dans la justice parfaite, rejoint pleinement l'enseignement d'Augustin sur notre « nature intègre »

(89) Cf. les textes cités par Moulard (loco cit., note 1), p. 83-84; par ex. « Croyons ce que disent les Ecritures et quand elles déclarent que le Père a engendré, croyez sans chercher le comment ». Hom. in Ioh., P. G., 59, 147.

(90) J. Gross (loc. cit. note 58), p. 182-183.

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avant le péché; ce qui est l'opposé des doctrines pélagiennes de Julien. Sans doute, la place donnée par Chrysostome à la liberté dans le travail de notre perfection le rapprochait des conceptions pélagiennes; mais chez lui, le sens du surnaturel et de l'action intérieure de la grâce (91) est bien supérieur à celui de Julien d'Éclane : c'est le cas en particulier pour l'état de l'homme avant le péché. Sans insister sur la notion de nature parce qu'il était beaucoup moins spéculatif qu'Augustin, Jean, en concevant le péché d'Adam comme la perte des privilèges de l'état primitif (nature intègre), soulignait un aspect de la Tradition orientale où se trouvait en germe la doctrine augustinienne d'un péché héréditaire par la transmission d'une « nature blessée » par le péché originel.

Ce n'est pas seulement sur l'état de l'homme avant le péché, c'est aussi dans la vie en état de grâce des hommes rachetés qu'on rencontre de profondes affinités entre la pensée de saint Jean Chrysostome et la doctrine augustinienne de la grâce, devenue traditionnelle chez les grands Docteurs du Moyen Age. On a voulu, en ce domaine, trouver dans la théologie de Julien d'Éclane une première intuition de la théorie thomiste d'un ordre surnaturel bien distingué des dons naturels par des richesses positives, sans ramener la grâce du Christ à la seule rémission des péchés (92). Manifestement, ces développements de Julien (que nous a conservés saint Augustin, surtout dans son Opus imperj.) rejoignent les descriptions de Chrysostome et s'en inspirent sans doute : ce sont les mêmes privilèges positifs décrits par Jean que reprend Julien pour expliquer le Baptême des petits enfants « qui n'ont aucun péché ». N'y a-t-il pas là une première intuition d'une pure nature humaine qui est la même chez Adam et chez ses descendants et l'idée de dons positivement surnaturels, la filiation divine, l'incorporation au Christ et les dix privilèges énumérés dans l'Homélie « ad Neophytos », qui distinguent les deux ordres, nature et surnature, même en faisant abstraction des deux natures, intègre et déchue, et donc du péché originel? A mon avis, c'est à saint Jean Chrysostome bien plus qu'à Julien d'Éclane qu'il faudrait faire l'honneur d'être un précurseur de cette grande théologie reprise par saint Thomas. Saint Jean n'avait certainement pas la même valeur philosophique

(91) Cf. Les textes sur la grâce donnés par Moulard (loco cit., note 1), p. 147-157. Par ex. : .( Tout dépend, de Dieu, mais non de telle sorte que notre libre arbitre soit lésé... Dieu a la plus grande part dans nos bonnes uvres » cf. Horn. XIX in Ep. ad Rom., n° 1 ; P. G., 60, 583.

(92) Cf. V. Refoulé, Julien d'Eclane, théologien et philosophe, dans Rech, de sciences religieuses, 52, 1954, I, P· 42-84; II, p. 233-247; sur la question, voir IaNoIc de F.-J. Thonnard, L'arislolélismc de Julien d'Eclane et saint Augustin, dans Rev. et, auguslin., IX, 1965, p. 296- 304.

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que saint Thomas; mais on peut se demander s'il était inférieur en philosophie à Julien d'Éclane, surtout si l'on considère les grandes doctrines de la métaphysique chrétienne sur l'âme et Dieu et leurs rapports : nous posons seulement la question, car une réponse valable exigerait une nouvelle étude. Il est manifeste en tout cas, que son sens théologique « sens du mystère » et intelligence des vérités révélées qui implique une vraie « métaphysique chrétienne » (93) est très supérieur à celui de Julien d'Éclane et le rapproche plutôt des positions doctrinales et des progrès dans l'intelligence de la foi dus à saint Augustin, comme des grands thèmes de la théologie thomiste.

Conclusion

Pour apprécier objectivement la vraie position et l'enseignement de saint Jean Chrysostome sur le dogme du péché originel, conclurons- nous, il ne suffit pas de lire le magnifique plaidoyer que saint Augustin adresse à Julien d'Éclane pour réfuter son hérésie qui niait ce dogme- Saint Augustin a rassemblé dans son premier livre Contra Iulianum tout ce qu'il a pu trouver de plus convainquant dans les documents qui lui furent accessibles; et dans la suite, en particulier dans son Opus imperfectum, il s'est contenté de reprendre l'un ou l'autre des meilleurs textes dont il s'était servi avec d'autres dans son grand « argument de Tradition » (94). Sa recherche est loin d'être exhaustive, et surtout, obéissant aux lois du genre, elle ne met en relief chez saint Jean que les aspects favorables à la thèse défendue. Mais en tenant compte de ce genre littéraire parfaitement légitime, et surtout en remettant comme le fait Augustin, le témoignage de saint Jean Chrysostome dans l'ensemble des témoins de la Tradition catholique, l'interprétation proposée par l'Évêque d'Hippone ne manque ni de valeur scientifique, ni de vraisemblance historique. Elle s'inspire de cette « charité doctrinale » qui préfère, en lisant un auteur aussi attaché à la foi catholique que saint Jean, prolonger sa pensée dans le sens de la vérité, plutôt que de souligner ses déficiences et d'interpréter ses hypothèses ou ses opinions hasardées, jusqu'à en faire des affirmations franchement erronées. Quand il s'agit d'un dogme de foi, comme celui

(93) Cf. la thèse de C. Tresmontant, La métaphysique du Christianisme et la naissance de la Philosophie chrétienne, Seuil, Paris, 1961.

(94) Par exemple dans Opus imperfectum, VI, 7, il cite l'Ep. IV ad Olymp, n. 4 : « Peccavit Adam illud grande peccatum et omne genus humanum, in commune damnavit »; et il y ajoute les deux phrases; De morte Lazari, comme dans son premier C. Iulianum.

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du péché originel, désormais clairement enseigné par l'Église du Christ, mais qui, aux premiers siècles chrétiens restait encore en partie implicite, cette méthode est sûrement la meilleure. En ce cas, saint Thomas d'Aquin, devant un texte discuté de saint Augustin, ne manquait pas de l'interpréter « reverenter, secundum rei veritatem ». C'est ce que fait Augustin pour Jean de Constantinople.

De nos jours, dans l'histoire doctrinale des anciens docteurs qui sont nos Pères dans la foi, on doit davantage tenir compte du progrès des dogmes, pour en donner une idée objective, conformément aux règles de la science historique. Tel n'était pas le programme de saint Augustin : il se proposait plutôt d'interroger sur son propre enseignement le grand Évêque de Constantinople, non seulement pour anéantir les objections soulevées à ce propos par ses adversaires pélagiens, mais pour s'en faire un allié contre les nouveaux hérétiques. Il y a parfaitement réussi, et d'une façon toujours valable.

François-Joseph Thonnard, Études augusliniennes, Paris.