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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les classiques du matérialisme dialectique L'Union Soviétique & la 2de étape du matérialisme dialectique : le léninisme Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les classiques du matérialisme dialectiqueL'Union Soviétique & la 2de étape du matérialisme dialectique : le léninisme

Lénine – L'Impérialisme,stade suprême du capitalisme

(1917)

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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Les classiques du matérialisme dialectique

Table des matièresPréface aux éditions française et allemande...............................................................................................2I. La concentration de la production et les monopoles...............................................................................6II. Les banques et leur nouveau rôle.........................................................................................................14III. Le capital financier et l’oligarchie financière.......................................................................................23IV. L'exportation des capitaux.................................................................................................................32V. Le partage du monde entre les groupements capitalistes.....................................................................35VI. Le partage du monde entre les grandes puissances.............................................................................39VII. L'impérialisme, stade particulier du capitalisme...............................................................................46VIII. Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme.............................................................................53IX. La critique de l'impérialisme..............................................................................................................58X. La place de l'impérialisme dans l'histoire............................................................................................66

Préface aux éditionsfrançaise et allemande

I

Ce livre a été écrit, comme il est indiquédans la préface à l'édition russe, en 1916,compte tenu de la censure tsariste. Il ne m'estpas possible actuellement de reprendre tout letexte, ce qui serait d'ailleurs sans utilité, car latâche fondamentale de ce livre a été et resteencore de montrer, d'après les donnéesd'ensemble des statistiques bourgeoisesindiscutables et les aveux des savants bourgeoisde tous les pays, quel était le tableau d'ensemblede l'économie capitaliste mondiale, dans sesrapports internationaux, au début du XX e siècle,à la veille de la première guerre impérialistemondiale.

À certain égard, il ne sera du reste pasinutile, pour beaucoup de communistes des payscapitalistes avancés, de se rendre compte àtravers l'exemple de ce livre, légal du point devue de la censure tsariste, de la possibilité – etde la nécessité – d'utiliser même les faiblesvestiges de légalité dont ils peuvent encoreprofiter, disons, dans l'Amérique contemporaineou en France, après les récentes arrestations dela presque totalité d'entre eux, pour expliquertoute la fausseté des vues des social-pacifistes et

de leurs espoirs en une « démocratie mondiale ».Pour ce qui est des compléments les plusindispensables à ce livre censuré, je vais tenterde les donner dans cette préface.

II

Ce livre montre que la guerre de 1914-1918 aété de part et d'autre une guerre impérialiste(c'est-à-dire une guerre de conquête, de pillage,de brigandage), une guerre pour le partage dumonde, pour la distribution et la redistributiondes colonies, des « zones d'influence » du capitalfinancier, etc.

Car la preuve du véritable caractère socialou, plus exactement, du véritable caractère declasse de la guerre, ne réside évidemment pasdans l'histoire diplomatique de celle-ci, maisdans l'analyse de la situation objective desclasses dirigeantes de toutes les puissancesbelligérantes. Pour montrer cette situationobjective, il faut prendre non pas des exemples,des données isolées (l'extrême complexité desphénomènes de la vie sociale permet toujours detrouver autant d'exemples ou de données isoléesqu'on voudra à l'appui de n'importe quellethèse), mais tout l'ensemble des données sur lesfondements de la vie économique de toutes lespuissances belligérantes et du monde entier.

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Ce sont précisément ces données d'ensemble,tout à fait irréfutables, que j'ai produites dansle tableau du partage du monde en 1876 et 1914(au chapitre VI) et du partage des chemins defer du monde entier en 1890 et 1913 (auchapitre VII). Les chemins de fer constituent lebilan des branches maîtresses de l'industriecapitaliste, de l'industrie houillère etsidérurgique, le bilan et les indices les plusévidents du développement du commercemondial et de la civilisation démocratiquebourgeoise. Comment les chemins de fer sontliés avec la grande production, avec lesmonopoles, avec les syndicats patronaux, lescartels, les trusts, les banques, avec l'oligarchiefinancière, c'est ce que montrent les chapitresprécédents du livre. La répartition inégale duréseau ferroviaire, l'inégalité de sondéveloppement, c'est le bilan du capitalismemoderne, monopoliste, à l'échelle mondiale. Etce bilan montre que, sur cette base économique,les guerres impérialistes sont absolumentinévitables, aussi longtemps qu'existera lapropriété des moyens de production.

La construction des chemins de fer sembleêtre une entreprise simple, naturelle,démocratique, culturelle, civilisatrice : elleapparaît ainsi aux yeux des professeursbourgeois qui sont payés pour masquer la hideurde l'esclavage capitaliste, ainsi qu'aux yeux desphilistins petits-bourgeois. En réalité, les lienscapitalistes, qui rattachent par mille réseaux cesentreprises à la propriété privée des moyens deproduction en général, ont fait de cetteconstruction un instrument d'oppression pourun mil liard d'hommes (les colonies plus les semi-colonies), c'est-à-dire pour plus de la moitié dela population du globe dans les pays dépendantset pour les esclaves salariés du capital dans lespays « civilisés ».

Propriété privée fondée sur le travail du petitpatron, libre concurrence, démocratie : tous cesslogans dont les capitalistes et leur presse seservent pour tromper les ouvriers et les paysans,sont depuis longtemps dépassés. Le capitalismes'est transformé en un système universel

d'oppression coloniale et d'asphyxie financièrede l'immense majorité de la population du globepar une poignée de pays « avancés ». Et lepartage de ce « butin » se fait entre deux outrois rapaces de puissance mondiale, armés depied en cap (Amérique, Angleterre, Japon) quientraînent toute la terre dans leur guerre pourle partage de leur butin.

III

La paix de Brest-Litovsk, dictée parl'Allemagne monarchique, puis la paix deVersailles, bien plus féroce et plus odieuse,dictée par des républiques « démocratiques »,les États-Unis et la France, ainsi que par la« libre » Angleterre, ont rendu un serviceéminemment utile à l'humanité, en démasquantles coolies de la plume aux gages del'impérialisme, de même que les petits bourgeoisréactionnaires qui, bien que se disant pacifisteset socialistes, chantaient les louanges du« wilsonisme » et démontraient la possibilité dela paix et des réformes sous l'impérialisme.

Les dizaines de millions de cadavres et demutilés laissés par une guerre faite pourdéterminer à quel groupe – anglais ouallemand – de brigands financiers reviendra laplus grande part du butin, et puis ces deux« traités de paix », dessillent les yeux, avec unerapidité sans précédent, à des millions et desdizaines de millions d'hommes opprimés,écrasés, trompés, dupés par la bourgeoisie.Comme conséquence de la ruine universelleengendrée par la guerre, on voit ainsi grandirune crise révolutionnaire mondiale qui, silongues et pénibles que doivent être sespéripéties, ne peut se terminer autrement quepar la révolution prolétarienne et sa victoire.

Le Manifeste de Bâle de la IIe Internationale,qui avait porté dès 1912 une appréciationprécisément sur la guerre qui devait éclater en1914, et non sur la guerre en général (il existedifférentes sortes de guerres, il en est aussi derévolutionnaires), est resté un monument quidénonce toute la faillite honteuse, tout lereniement des héros de la IIe Internationale.

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C'est pourquoi je reproduis ce manifeste enannexe à cette édition, en attirant une fois deplus l'attention des lecteurs sur le fait que leshéros de la IIe Internationale évitentsoigneusement les passages du manifeste où l'onparle avec précision, de façon claire et explicite,de la liaison entre cette guerre imminente,précisément, et la révolution prolétarienne, surle fait qu'ils les évitent avec un soin égal à celuique met un voleur à éviter le lieu de son larcin.

IV

Une attention particulière est réservée dansce livre à la critique du « kautskisme », courantidéologique international représenté dans tousles pays du monde par d'« éminentsthéoriciens », chefs de la IIe Internationale (enAutriche, Otto Bauer et C ie ; en Angleterre,Ramsay MacDonald et d'autres ; en France,Albert Thomas, etc.), et par une foule desocialistes, de réformistes, de pacifistes, dedémocrates bourgeois et de curés.

Ce courant idéologique est, d'une part, leproduit de la décomposition, de la putréfactionde la IIe Internationale et, d'autre part, le fruitinévitable de l'idéologie des petits bourgeois,que toute l'ambiance rend prisonniers despréjugés bourgeois et démocratiques.

Chez Kautsky et ses semblables, pareillesconceptions sont le reniement total desfondements révolutionnaires du marxisme, deceux que cet auteur a défendus des dizainesd'années, plus spécialement dans la lutte contrel'opportunisme socialiste (de Bernstein, deMillerand, de Hyndman, de Gompers, etc.).Aussi n'est-ce pas par hasard que, dans lemonde entier, les « kautskistes » se sont unisaujourd'hui, dans le domaine de la politique,aux ultra-opportunistes (par l'entremise de la IIe

Internationale ou l'Internationale jaune) et auxgouvernements bourgeois (par le biais desgouvernements bourgeois de coalition, àparticipation socialiste).

Le mouvement prolétarien révolutionnaire engénéral, et le mouvement communiste enparticulier, qui grandissent dans le monde

entier, ne peuvent se dispenser d'analyser et dedénoncer les erreurs théoriques du« kautskisme ». Et cela d'autant plus que lepacifisme et le « démocratisme » – en général –qui ne prétendent pas le moins du monde aumarxisme, mais qui, tout comme Kautsky et C ie,estompent la profondeur des contradictions del'impérialisme et le caractère inévitable de lacrise révolutionnaire qu'il engendre, – sontencore extrêmement répandus dans le mondeentier. Et la lutte contre ces courants est unenécessité pour le parti du prolétariat, qui doitarracher à la bourgeoisie les petits patronsqu'elle a dupés, de même que des millions detravailleurs placés dans des conditions de vieplus ou moins petites-bourgeoises.

V

Il est nécessaire de dire quelques mots duchapitre VIII : « Le parasitisme et laputréfaction du capitalisme ». Comme il a déjàété noté dans le texte du livre, Hilferding,ancien « marxiste », aujourd'hui compagnond'armes de Kautsky et l'un des principauxreprésentants de la politique bourgeoise,réformiste, dans le « Parti social-démocrateindépendant d'Allemagne », a fait sur cettequestion un pas en arrière par rapport àl'Anglais Hobson, pacifiste et réformiste déclaré.La scission internationale de l'ensemble dumouvement ouvrier s'est déjà, aujourd'hui,entièrement manifestée (IIe et IIIe

Internationales). C'est également un faitaccompli que la lutte armée et la guerre civileentre les deux courants : le soutien de Koltchaket de Dénikine en Russie par les menchéviks etles « socialistes-révolutionnaires » contre lesbolchéviks ; les partisans de Scheidemann, ainsique Noske et Cie, en Allemagne, aux côtés de labourgeoisie contre les spartakistes, mêmetableau en Finlande, en Pologne, en Hongrie,etc. Où est donc la base économique de cephénomène historique universel ?

Précisément dans le parasitisme et laputréfaction qui caractérisent le stade historiquesuprême du capitalisme, c'est-à-dire

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l'impérialisme. Comme il est montré dans celivre, le capitalisme a assuré une situationprivilégiée à une poignée (moins d'un dixième dela population du globe ou, en comptant de lafaçon la plus « large » et la plus exagérée,moins d'un cinquième) d’États particulièrementriches et puissants, qui pillent le monde entierpar une simple « tonte des coupons ».L'exportation des capitaux procure un revenuannuel de 8 à 10 milliards de francs, d'après lesprix et les statistiques bourgeoises d'avant-guerre. Aujourd'hui beaucoup plus, évidemment.

On conçoit que ce gigantesque surprofit (caril est obtenu en sus du profit que les capitalistesextorquent aux ouvriers de « leur » pays)permette de corrompre les chefs ouvriers et lacouche supérieure de l'aristocratie ouvrière. Etles capitalistes des pays « avancés » lacorrompent effectivement : ils la corrompent parmille moyens, directs et indirects, ouverts etcamouflés.

Cette couche d'ouvriers embourgeoisés ou del'« aristocratie ouvrière », entièrement petits-bourgeois par leur mode de vie, par leurssalaires, par toute leur conception du monde, est

le principal soutien de la IIe Internationale, et,de nos jours, le principal soutien social (pasmilitaire) de la bourgeoisie. Car ce sont devéritables agents de la bourgeoisie au sein dumouvement ouvrier, des commis ouvriers de laclasse des capitalistes (labour lieutenants of thecapitalist class), de véritables propagateurs duréformisme et du chauvinisme. Dans la guerrecivile entre prolétariat et bourgeoisie, unnombre appréciable d'entre eux se rangeinévitablement aux cotés de la bourgeoisie, auxcôtés des « Versaillais » contre les« Communards ».

Si l'on n'a pas compris l'origine économiquede ce phénomène, si l'on n'en a pas mesuré laportée politique et sociale, il est impossibled'avancer d'un pas dans l'accomplissement destâches pratiques du mouvement communiste etde la révolution sociale à venir.

L'impérialisme est le prélude de la révolutionsociale du prolétariat. Cela s'est confirmé,depuis 1917, à l'échelle mondiale.

Lénine

6 juillet 1920

Dans ces 15 ou 20 dernières années, surtoutdepuis les guerres hispano-américaine (1898) etanglo-boer (1899-1902), la littératureéconomique, et aussi politique, de l'Ancien et duNouveau Monde s'arrête de plus en plusfréquemment à la notion d'« impérialisme »pour caractériser l'époque où nous vivons. En1902, l'économiste anglais J.A. Hobson a publié,à Londres et à New York, un ouvrage intituléL'impérialisme. Tout en professant un point devue social-réformiste bourgeois et pacifiste,identique quant au fond à la position actuelle del'ex-marxiste K. Kautsky, l'auteur y a donnéune description excellente et détaillée desprincipaux caractères économiques et politiquesde l'impérialisme. En 1910 parut à Vienne unouvrage du marxiste autrichien RudolfHilferding : Le capital financier (traduction

russe, Moscou, 1912). Malgré une erreur del'auteur dans la théorie de l'argent et unecertaine tendance à concilier le marxisme etl'opportunisme, cet ouvrage constitue uneanalyse théorique éminemment précieuse de « laphase la plus récente du développement ducapitalisme », comme l'indique le sous-titre dulivre d'Hilferding. Au fond, ce qu'on a dit del'impérialisme pendant ces dernières années– notamment dans d'innombrables articles dejournaux et de revues, ainsi que dans desrésolutions, par exemple, des congrès deChemnitz et de Bâle, en automne 1912, n'estguère sorti du cercle des idées exposées ou, plusexactement, résumées par les deux auteursprécités...

Nous allons tâcher d'exposer sommairement,le plus simplement possible, les liens et les

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rapports existant entre les caractèreséconomiques fondamentaux de l'impérialisme.Nous ne nous arrêterons pas sur l'aspect nonéconomique de la question, comme il lemériterait. Quant aux référencesbibliographiques et autres remarques quipourraient ne pas intéresser tous les lecteurs,nous les renvoyons à la fin de la brochure.

I. La concentration de la production etles monopoles

Le développement intense de l'industrie et leprocessus de concentration extrêmement rapidede la production dans des entreprises toujoursplus importantes constituent une descaractéristiques les plus marquées ducapitalisme. Les statistiques industriellescontemporaines donnent sur ce processus lesrenseignements les plus complets et les plusprécis.

En Allemagne, par exemple, sur 1000entreprises industrielles, 3 en 1882, 6 en 1895 et9 en 1907, étaient des entreprises importantes,c'est-à-dire employant plus de 50 ouvrierssalariés. La part qui leur revenait, sur centouvriers, était respectivement de 22, 30 et 37.Mais la concentration de la production estbeaucoup plus intense que celle de la main-d’œuvre, le travail dans les grandes entreprisesétant beaucoup plus productif. C'est ce quemontrent les chiffres relatifs aux machines àvapeur et aux moteurs électriques. Si nousconsidérons ce qu'on appelle en Allemagnel'industrie au sens large du mot, c'est-à-dire eny comprenant le commerce, les transports, etc.,nous aurons le tableau suivant. Sur un total de3 265 623 établissements, les gros sont aunombre de 30 588, soit 0,9 % seulement. Ilsemploient 5,7 millions d'ouvriers sur un total de14,4 millions, soit 39,4 % ; ils consomment 6,6millions de chevaux-vapeur sur un total de 8,8,c'est-à-dire 75,3 % et 1,2 million de kilowattsd'électricité sur un total de 1,5 million, soit77,2 %.

Moins d'un centième des entreprises

possèdent plus des 3/4 du total de la force-vapeur et de la force électrique ! 2,97 millions depetites entreprises (jusqu'à 5 ouvriers salariés),constituant 91 % du total des entreprises,n'utilisent que 7 % de la force motrice,électricité et vapeur ! Des dizaines de milliers degrandes entreprises sont tout ; des millions depetites ne sont rien.

En 1907, les établissements occupant 1000ouvriers et plus étaient en Allemagne au nombrede 586. Ils employaient près du dixième (1,38mil lion) de la totalité des ouvriers et environ letiers (32 %) de la force-vapeur et de la forceélectrique1 prises ensemble. Le capital-argent etles banques, comme nous le verrons, rendentcette supériorité d'une poignée de très grandesentreprises plus écrasante encore, et cela au sensle plus littéral du mot, c'est-à-dire que desmillions de « patrons », petits, moyens et mêmeune partie des grands, sont en fait entièrementasservis par quelques centaines de financiersmillionnaires.

Dans un autre pays avancé du capitalismemoderne, aux États-Unis de l'Amérique duNord, la concentration de la production estencore plus intense. Ici, la statistique considèreà part l'industrie au sens étroit du mot, etgroupe les entreprises selon la valeur de laproduction annuelle. En 1904, il y avait 1 900grosses entreprises (sur 216 180, soit 0,9 %),produisant chacune pour un million de dollars etau-delà ! Ces entreprises employaient 1,4 milliond'ouvriers (sur 5,5 millions, soit 25,6 %) etavaient un chiffre de production de 5,6 milliards(sur 14,8 milliards, soit 38 %). Cinq ans plustard en 1909, les chiffres respectifs étaient : 3060 entreprises (sur 268 491, soit 1,1 %),employant 2 millions d'ouvriers (sur 6,6, soit30,5 %) et ayant un chiffre de production de 9milliards (sur 20,7 milliards, soit 43,8 %)2.

Près de la moitié de la production totale dupays est fournie par un centième de l'ensembledes entreprises ! Et ces trois mille entreprises

1 D'après Annalen des deutschen Reichs, 1911, Zahn.2 Statistical Abstract of the United States, 1912, p. 202.

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géantes embrassent 258 branches d'industrie. Onvoit par là que la concentration, arrivée à uncertain degré de son développement, conduitd'elle-même, pour ainsi dire, droit au monopole.Car quelques dizaines d'entreprises géantespeuvent aisément s'entendre, et, d'autre part, ladifficulté de la concurrence et la tendance aumonopole naissent précisément de la grandeurdes entreprises. Cette transformation de laconcurrence en monopole est un des phénomènesles plus importants – sinon le plus important –de l'économie du capitalisme moderne. Aussiconvient-il d'en donner une analyse détaillée.Mais écartons d'abord un malentendu possible.

La statistique américaine porte : 3000entreprises géantes pour 250 branchesindustrielles. Cela ne ferait, semble-t-il, qu'unedouzaine d'entreprises géantes par industrie.

Mais ce n'est pas le cas. Toutes les industriesne possèdent pas de grandes entreprises ;d'autre part, une particularité extrêmementimportante du capitalisme arrivé au stadesuprême de son développement est ce qu'onappelle la combinaison, c'est-à-dire la réunion,dans une seule entreprise, de diverses branchesd'industrie qui peuvent constituer les étapessuccessives du traitement de la matière première(par exemple, la production de la fonte à partirdu minerai de fer et la transformation de lafonte en acier, et peut-être aussi la fabricationde divers produits finis en acier), ou bien jouerles unes par rapport aux autres le rôled'auxiliaires (par exemple, l'utilisation desdéchets ou des sous-produits ; la fabrication dumatériel d'emballage, etc.)

« La combinaison, écrit Hilferding, égalise lesdifférences de conjoncture, et assure ainsi àl'entreprise combinée un taux de profit plusstable. En second lieu, la combinaison élimine lecommerce. En troisième lieu, elle permet desperfectionnements techniques et, parconséquent, la réalisation de profitssupplémentaires par rapport aux entreprises« simples » (c'est-à-dire non combinées). Enquatrième lieu, elle affermit la position de

l'entreprise combinée par rapport à l'entreprise« simple » dans la lutte concurrentielle qui sedéchaîne au moment d'une forte dépression(ralentissement des affaires, crise), lorsque labaisse des prix des matières premières retardesur la baisse des prix des articlesmanufacturés. »3

L'économiste bourgeois allemand Heymann,qui a consacré un ouvrage à la description desentreprises « mixtes », c'est-à-dire combinées,dans la sidérurgie allemande, dit : « Lesentreprises simples périssent, écrasées entre lesprix élevés des matières premières et les bas prixdes articles manufacturés. » Ce qui aboutit autableau suivant : « Restent, d'une part, lesgrandes compagnies houillères avec uneproduction atteignant plusieurs millions detonnes, fortement organisées dans leur syndicatpatronal charbonnier ; et puis, étroitement uniesà ces compagnies houillères, les grandes aciéries,avec leur syndicat de l'acier. Ces entreprisesgéantes qui produisent 400 000 tonnes d'acierpar an (une tonne = 60 pouds) et extraient desquantités formidables de minerai et de houille,qui fabriquent des produits finis en acier,emploient 10 000 ouvriers logés dans lescasernes des cités ouvrières et ont parfois leurspropres chemins de fer et leurs sports, sont lesreprésentants typiques de la sidérurgieallemande. Et la concentration va croissant.Certaines entreprises deviennent de plus en plusimportantes ; un nombre toujours plus grandd'entre elles, d'une même branche ou debranches différentes, s'agglomère en desentreprises géantes soutenues et dirigées par unedemi-douzaine de grosses banques berlinoises.En ce qui concerne l'industrie minièreallemande, la justesse de la doctrine de KarlMarx sur la concentration est exactementdémontrée ; il est vrai qu'il s'agit d'un pays oùl'industrie est protégée par des tarifs douanierset des droits de transport. L'industrie minièreallemande est même pour l'expropriation. »4

3 R. Hilferding : Le capital financier, édit. russe, pp. 286-287.

4 Hans Gideon Heymann : Die gemischten Werke imdeutschen Grosseisengewerbe. Stuttgart, 1904, pp. 256 et

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Telle est la conclusion à laquelle devaitaboutir un économiste bourgeois consciencieux,ce qui constitue une exception. Notons qu'ilsemble considérer l'Allemagne comme un casd'espèce, son industrie étant protégée par dehauts tarifs douaniers. Mais cette circonstancen'a pu que hâter la concentration et laformation d'unions monopolistes de patrons :cartels, syndicats, etc. Il importe éminemmentde constater qu'en Angleterre, pays du libre-échange, la concentration mène aussi aumonopole, bien qu'un peu plus tard et peut-êtresous une autre forme. Voici ce qu'écrit leprofesseur Hermann Levy dans son étudespéciale sur les Monopoles, Cartels et Trusts,d'après les données concernant le développementéconomique de la Grande-Bretagne :

« En Grande-Bretagne, c'est la grandeur desentreprises et le niveau élevé de leur techniquequi impliquent la tendance au monopole. D'unepart, la concentration a pour résultat qu'il estnécessaire d'investir dans chaque entreprise dessommes énormes ; aussi, la création de nouvellesentreprises se heurte à des exigences toujoursplus grandes en matière d'investissements, cequi rend plus difficile leur constitution. Ensuite(et cela nous parait être un point plusimportant), toute nouvelle entreprise qui veut semettre au niveau des entreprises géantes crééespar la concentration doit fournir une tellequantité excédentaire de produits que leur venteavantageuse ne pourrait avoir lieu qu'à lacondition d'une augmentation extraordinaire dela demande, sinon cet excédent de productionferait baisser les prix dans une proportion aussionéreuse pour la nouvelle usine que pour lesassociations monopolistes. » En Angleterre, lesassociations monopolistes d'entrepreneurs,cartels et trusts ne surgissent la plupart dutemps – à la différence des autres pays où lesdroits protecteurs facilitent la cartellisation –que si le nombre des principales entreprisesconcurrentes se ramène, « tout au plus à deuxdouzaines ». « L'influence du mouvement deconcentration sur l'organisation des monopoles

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dans la grande industrie apparaît ici avec unenetteté cristalline. »5

Il y a un demi-siècle, quand Marx écrivaitson Capital, la libre concurrence apparaissait àl'immense majorité des économistes comme une« loi de la nature ». La science officielle tenta detuer par la conspiration du silence l’œuvre deMarx, qui démontrait par une analyse théoriqueet historique du capitalisme que la libreconcurrence engendre la concentration de laproduction, laquelle, arrivée à un certain degréde développement, conduit au monopole.Maintenant, le monopole est devenu un fait. Leséconomistes accumulent des montagnes de livrespour en décrire les diverses manifestations, touten continuant à déclarer en chœur que « lemarxisme est réfuté ». Mais les faits sont têtus,comme dit le proverbe anglais, et, qu'on leveuille ou non, on doit en tenir compte. Les faitsmontrent que les différences existant entre lespays capitalistes, par exemple, en matière deprotectionnisme ou de libre-échange, nedéterminent que des variations insignifiantesdans la forme des monopoles ou dans la date deleur apparition, tandis que la naissance desmonopoles, conséquence de la concentration dela production, est une loi générale et essentielledu stade actuel de l'évolution du capitalisme.

Pour l'Europe, on peut établir avec assez deprécision le moment où le nouveau capitalismes'est définitivement substitué à l'ancien : c'est ledébut du XXe siècle. On lit dans un des travauxrécapitulatifs les plus récents sur l'histoire de« la formation des monopoles » :

« L'époque antérieure à 1860 peut fournirquelques exemples de monopoles capitalistes ;on peut y découvrir les embryons des formes,désormais si familières ; mais tout celaappartient indéniablement à la préhistoire descartels. Le vrai début des monopoles modernesse situe, au plus tôt, vers les années 1860-1870.La première période importante de leurdéveloppement commence avec la dépression

5 Hermann Levy : Monopole, Kartel le und Trusts. Iéna,1909, pp. 286, 290, 298.

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industrielle internationale des années 1870-1880,et va jusqu'au début des années 1890. » « Sil'on examine la question à l'échelle européenne,le développement de la libre concurrence atteintson apogée entre 1860 et 1880. L'Angleterreavait achevé de construire son organisationcapitaliste ancien style. En Allemagne, cetteorganisation s'attaquait puissamment àl'artisanat et à l'industrie à domicile etcommençait à créer ses propres formesd'existence. »

« Le grand revirement commence avec lekrach de 1873 ou, plus exactement, avec ladépression qui lui succéda et qui – avec uneinterruption à peine perceptible aussitôt après1880 et un essor extrêmement vigoureux maiscourt vers 1889 – remplit vingt-deux années del'histoire économique de l'Europe. » Pendant lacourte période d'essor de 1889-1890, on se servitdans une notable mesure du système des cartelspour exploiter la conjoncture. Une politiqueirréfléchie fit monter les prix avec encore plus derapidité et de violence que cela n'aurait eu lieuen l'absence des cartels ; ces dernierss'effondrèrent presque tous lamentablement« dans la fosse du krach ». Cinq années demauvaises affaires et de bas prix suivirent, maisl'état d'esprit n'était plus le même dansl'industrie. La dépression n'était plus considéréecomme une chose allant de soi, on n'y voyaitplus qu'une pause ayant une nouvelleconjoncture favorable.

« La formation des cartels entra ainsi dans sadeuxième phase. De phénomène passager qu'ilsétaient, les cartels deviennent une des bases detoute la vie économique. Ils conquièrent undomaine après l'autre, mais avant tout celui dela transformation des matières premières. Déjàau début de la période 1890-1900, ils avaientélaboré, en constituant le syndicat du coke surle modèle duquel est organisé celui du charbon,une technique des cartels qui, au fond, n'a pasété dépassée. Le grand essor de la fin du XIX e

siècle et la crise de 1900-1903 se déroulent– tout au moins dans l'industrie minière etsidérurgique – pour la première fois entièrement

sous le signe des cartels. Et si cela apparaissaitencore, à l'époque, comme quelque chose denouveau, c'est maintenant une vérité d'évidence,pour l'opinion publique, que d'importantssecteurs de la vie économique échappent, enrègle générale, à la libre concurrence. »6

Ainsi, les étapes principales de l'histoire desmonopoles peuvent se résumer comme suit :1) Années 1860-1880 : point culminant dudéveloppement de la libre concurrence. Lesmonopoles ne sont que des embryons à peineperceptibles. 2) Après la crise de 1873, périodede large développement des cartels ; cependantils ne sont encore que l'exception. Ils manquentencore de stabilité. Ils ont encore un caractèrepassager. 3) Essor de la fin du XIXe siècle etcrise de 1900-1903 : les cartels deviennent unedes bases de la vie économique tout entière. Lecapitalisme s'est transformé en impérialisme.

Les cartels s'entendent sur les conditions devente, les échéances, etc. Ils se répartissent lesdébouchés. Ils déterminent la quantité desproduits à fabriquer. Ils fixent les prix. Ilsrépartissent les bénéfices entre les diversesentreprises, etc.

Le nombre des cartels, en Allemagne, étaitestimé à 250 environ en 1896 et 385 en 1905,englobant près de 12 000 établissements7. Maistous s'accordent à reconnaître que ces chiffressont inférieurs à la réalité. Les données précitéesde la statistique industrielle allemande de 1907montrent que même ces 12 000 grossesentreprises concentrent certainement plus de lamoitié de la force motrice, vapeur et électricitédu pays. Dans les États-Unis de l'Amérique duNord, le nombre des trusts était estimé à 185 en

6 Th. Vogelstein : « Die finanzielle Organisation derkapitalistischen Industrie und die Monopolbildungen »,dans Grudriss der Sozialökonomik. VI Abt., Tübingen,1914. Voir, du même auteur : Organisationsformen derEisenindustrie und Textilindustrie in England undAmerika, Tome I, Leipzig 1910.

7 Dr. Riesser : Die deutschen Grossbanken und ihreKouzentration im Zusammenhange mit der Entwicklungder Gesamtwirtschaft in Deutschland, 4e édition, 1912, p.149 – R. Liefmann : Kartel le und Trusts und dieWeiterbildung der volkswirtschaftlichen Organisation. 2e

édition, 1910, p. 25.

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1900 et 250 en 1907. La statistique américainedivise l'ensemble des entreprises industrielles enentreprises appartenant à des particuliers, à desfirmes et à des compagnies. Ces dernièrespossédaient en 1904 23,6 %, et en 1909 25,9 %,soit plus du quart de la totalité desétablissements industriels. Elles employaient en1904 70,6 % et en 1909 75,6 %, soit les troisquarts du total des ouvriers. Leur productions'élevait respectivement à 10,9 et 16,3 milliardsde dollars, soit 73,7 % et 79 % de la sommetotale.

Il n'est pas rare de voir les cartels et lestrusts détenir 7 ou 8 dixièmes de la productiontotale d'une branche d'industrie. Lors de safondation en 1893, le Syndicat rhéno-westphalien du charbon détenait 86,7 % de laproduction houillère de la région, et déjà 95,4 %en 19108. Le monopole ainsi créé assure desbénéfices énormes et conduit à la formationd'unités industrielles d'une ampleur formidable.Le fameux trust du pétrole des États-Unis(Standard Oil Company) a été fondé en 1900.« Son capital s'élevait à 150 millions de dollars.Il fut émis pour 100 millions de dollars d'actionsordinaires et pour 106 millions d'actionsprivilégiées. Pour ces dernières il fut payé de1900 à 1907 des dividendes de 48, 48, 45, 44, 36,40, 40 et 40 %, soit au total 367 millions dedollars. De 1882 à 1907 inclusivement, sur 889millions de dollars de bénéfices nets, 606millions furent distribués en dividendes et lereste versé au fonds de réserve »9. « L'ensembledes entreprises du trust de l'acier (United StatesSteel Corporation) occupaient, en 1907, aumoins 210 180 ouvriers et employés. La plusimportante entreprise de l'industrie minièreallemande, la Société minière de Gelsenkirchen(Gelsenkirchener Bergwerksgesellschaft),occupait en 1908 46 048 ouvriers et

8 Dr. Fritz Kestner : Der Organisationszwang. EineUntersuchung über die Kämpfe zwischen Kartel len undAussenseitern. Berlin, 1912, p. 11.

9 R. Liefmann : Beteiligungs – undFinazierungsgesel lschaften. Eine Studie über denmodernen Kapitalismus und das Effektenwesen. 1e édition,Iéna, 1909, p. 212.

employés »10. Dès 1902, le trust de l'acierproduisait 9 millions de tonnes d'acier1111. Saproduction constituait, en 1901, 66,3 % et, en1908, 56,1 % de la production totale d'acier desÉtats-Unis12. Son pourcentage dans l'extractionde minerai s'élevait au cours des mêmes annéesà 43,9 % et 46,3 %.

Le rapport de la commissiongouvernementale américaine sur les trustsdéclare : « La supériorité des trusts sur leursconcurrents réside dans les grandes proportionsde leurs entreprises et dans leur remarquableéquipement technique. Le trust du tabac a,depuis le jour même de sa création, fait tout sonpossible pour substituer dans de largesproportions le travail mécanique au travailmanuel. À cet effet, il a acheté tous les brevetsayant quelque rapport avec la préparation dutabac, en dépensant à cette fin des sommesénormes. Nombre de ces brevets, inutilisablesdans leur état primitif, durent tout d'abord êtremis au point par les ingénieurs du trust. À la finde 1906, deux sociétés filiales furent constituéesuniquement pour l'acquisition de brevets. C'estdans ce même but que le trust fit construire sespropres fonderies, ses fabriques de machines etses ateliers de réparation. Un de cesétablissements, celui de Brooklyn, emploie enmoyenne 300 ouvriers ; on y expérimente et on yperfectionne au besoin les inventions concernantla fabrication des cigarettes, des petits cigares,du tabac à priser, des feuilles d'étain pourl'emballage, des boîtes, etc. »13. « D'autrestrusts emploient des « developping engineers »(ingénieurs pour le développement de latechnique), dont la tâche est d'inventer denouveaux procédés de fabrication et de fairel'essai des nouveautés techniques. Le trust del'acier accorde à ses ingénieurs et à ses ouvriers

10 Ibidem, p. 218.11 Dr. S. Tschierschky : Kartel l und Trust. Göttingen,

1903, p. 13.12 T. Vogelstein : Organisationsformen, p. 275.13 Report of the Commissioner of Corporations on the

Tobacco Industry. Washington, 1909, p. 226. Cité d'aprèsle livre du Dr. Paul Tafel : Die nordamerikanischenTrusts und ihre Wirkungen auf den Fortschritt derTechnik. Stuttgart, 1913, p. 48.

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des primes élevées pour toute inventionsusceptible de perfectionner la technique ou deréduire les frais de production. »14

Le perfectionnement technique de la grandeindustrie allemande est organisé de la mêmefaçon par exemple dans l'industrie chimique, quia pris au cours des dernières décennies undéveloppement prodigieux. Dès 1908, leprocessus de concentration de la production fitsurgir dans cette industrie deux « groupes »principaux qui tendaient, à leur manière, vers lemonopole. Au début, ces groupes furent les« doubles alliances » de deux paires de grandesusines ayant chacune un capital de 20 à 21millions de marks : d'une part, les anciennesfabriques Meister à Hochst et Cassella àFrancfort-sur-le-Main ; d'autre part, la fabriqued'aniline et de soude de Ludwigshafen etl'ancienne usine Bayer, d'Elberfels. Puis, en1905 l'un de ces groupes et en 1908 l'autreconclurent chacun un accord avec une autregrande fabrique. Il en résulta deux, « triplesalliances », chacune représentant un capital de40 à 50 millions de marks, qui commencèrent à« se rapprocher », à « s'entendre » sur les prix,etc.15

La concurrence se transforme en monopole. Ilen résulte un progrès immense de lasocialisation de la production. Et, notamment,dans le domaine des perfectionnements et desinventions techniques.

Ce n'est plus du tout l'ancienne libreconcurrence des patrons dispersés, quis'ignoraient réciproquement et produisaientpour un marché inconnu. La concentration enarrive au point qu'il devient possible de faire uninventaire approximatif de toutes les sources dematières premières (tels les gisements de mineraide fer) d'un pays et même, ainsi que nous leverrons, de plusieurs pays, voire du mondeentier. Non seulement on procède à cet

14 Dr. Paul Tafel : Ibidem, p. 49.15 Riesser : ouvrage cité, 3e édit. pp. 547 et suivantes. Les

journaux annoncent (juin 1916) la création d'un nouveautrust colossal s'étendant à toute l'industrie chimique del'Allemagne.

inventaire, mais toutes ces sources sontaccaparées par de puissants groupementsmonopolistes. On évalue approximativement lacapacité d'absorption des marchés que cesgroupements « se partagent » par contrat. Lemonopole accapare la main-d'œuvre spécialisée,les meilleurs ingénieurs ; il met la main sur lesvoies et moyens de communication, les cheminsde fer en Amérique, les sociétés de navigation enEurope et en Amérique. Le capitalisme arrivé àson stade impérialiste conduit aux portes de lasocialisation intégrale de la production ; ilentraîne en quelque sorte les capitalistes, endépit de leur volonté et sans qu'ils en aientconscience, vers un nouvel ordre social,intermédiaire entre l'entière liberté de laconcurrence et la socialisation intégrale.

La production devient sociale, maisl'appropriation reste privée. Les moyens deproduction sociaux restent la propriété privéed'un petit nombre d'individus. Le cadre généralde la libre concurrence nominalement reconnuesubsiste, et le joug exercé par une poignée demonopolistes sur le reste de la populationdevient cent fois plus lourd, plus tangible, plusintolérable.

L'économiste allemand Kestner a consacrétout un ouvrage à « la lutte entre les cartels etles outsiders », c'est-à-dire les industriels qui nefont point partie de ces derniers. Il l'a intitulé :La contrainte à l'organisation, alors qu'il eûtfallu dire, bien entendu, pour ne pas exalter lecapitalisme, la contrainte à se soumettre auxassociations de monopolistes. Il est édifiant dejeter un simple coup d’œil, ne serait-ce que surla liste des moyens de cette lutte actuelle,moderne, civilisée, pour « l'organisation »,auxquels ont recours les unions demonopolistes : 1) privation de matièrespremières (…« un des procédés essentiels pourimposer l'adhésion au cartel ») ; 2) privation demain-d'œuvre au moyen d'« alliance » (c'est-à-dire d'accords entre les capitalistes et lessyndicats ouvriers, aux termes desquels cesderniers n'acceptent de travailler que dans lesentreprises cartellisées) ; 3) privation de moyens

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de transport ; 4) fermeture des débouchés ;5) accords avec les acheteurs, par lesquels ceux-ci s'engagent à n'entretenir de relationscommerciales qu'avec les cartels ; 6) baissesystématique des prix (pour ruiner les« outsiders », c'est-à-dire les entreprisesindépendantes du monopole, on dépense desmillions afin de vendre, pendant un certaintemps, au-dessous du prix de revient : dansl'industrie de l'essence de pétrole, il y a eu descas où les prix sont tombés de 40 à 22 marks,soit une baisse de près de moitié !) ; 7) privationde crédits; 8) boycottage.

Ce n'est plus la lutte concurrentielle entre lespetites et les grandes usines, les entreprisestechniquement arriérées et les entreprisestechniquement avancées. C'est l'étouffement parles monopoles de ceux qui ne se soumettent pasà leur joug, à leur arbitraire. Voici comment ceprocessus se reflète dans l'esprit d'unéconomiste bourgeois :

« Même dans l'activité purementéconomique, écrit Kestner, un certaindéplacement se produit de l'activitécommerciale, au sens ancien du mot, vers laspéculation organisée. Le plus grand succès neva pas au négociant que son expériencetechnique et commerciale met à mêmed'apprécier au mieux les besoins des clients et,pour ainsi dire, de « découvrir » la demandelatente, mais au génie (?!) de la spéculation, quisait calculer à l'avance ou du moins pressentir ledéveloppement organique et les possibilités decertaines liaisons entre les différentes entrepriseset les banques... »

Traduit en clair, cela veut dire que ledéveloppement du capitalisme en est arrivé à unpoint où la production marchande, bien quecontinuant de « régner » et d'être considéréecomme la base de toute l'économie, se trouve enfait ébranlée, et où le gros des bénéfices va aux« génies » des machinations financières. À labase de ces machinations et de ces tripotages, ily a la socialisation de la production ; maisl'immense progrès de l'humanité, qui s'est

haussée jusqu'à cette socialisation, profite... auxspéculateurs. Nous verrons plus loin comment,« sur cette base », la critique petite-bourgeoiseréactionnaire de l'impérialisme capitaliste rêved'un retour en arrière, vers la concurrence« libre », « pacifique », « honnête ».

« La montée continue des prix, conséquencede la formation des cartels, dit Kestner, n'a étéobservée jusqu'ici qu'en ce qui concerne lesprincipaux moyens de production, notamment lahouille, le fer, la potasse, et jamais par contreen ce qui concerne les produits fabriqués.L'augmentation de la rentabilité qui en découles'est également limitée à l'industrie des moyensde production. À cette observation il faut encoreajouter que non seulement l'industrie detransformation des matières premières (et nondes produits semi-ouvrés) tire de la constitutiondes cartels des avantages sous forme de profitsélevés, et cela au détriment de l'industrie detransformation des produits semi-ouvrés, maisaussi qu'elle a acquis sur cette dernière unecertaine domination qui n'existait pas au tempsde la libre concurrence. »16

Le mot que nous avons souligné montre lefond de la question, que les économistesbourgeois reconnaissent si rarement et de simauvaise grâce et auquel les défenseurs actuelsde l'opportunisme, K. Kautsky en tête,s'efforcent si obstinément de se soustraire et dese dérober. Les rapports de domination et laviolence qu'ils comportent, voilà ce qui esttypique de la « phase la plus récente dudéveloppement du capitalisme », voilà ce quidevait nécessairement résulter, et qui aeffectivement résulté, de la formation demonopoles économiques tout-puissants.

Citons encore un exemple de la dominationexercée par les cartels. Là où il est possible des'emparer de la totalité ou de la majeure partiedes sources de matières premières, il estparticulièrement facile de former des cartels etde constituer des monopoles. Mais on aurait tortde penser que les monopoles ne surgissent pas

16 Kestner : ouvr. cité, p. 254.

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également dans les autres branches industrielles,où il est impossible d'accaparer les sources dematières premières. L'industrie du ciment trouveses matières premières partout. Mais cetteindustrie est, elle aussi, fortement cartellisée enAllemagne. Les usines se sont groupées dans dessyndicats régionaux : de l'Allemagneméridionale, de la Rhéno-Westphalie, etc. Lesprix sont ceux des monopoles : 230 à 280 marksle wagon pour un prix de revient de 180 marks !Les entreprises versent de 12 à 16 % dedividende ; et n'oublions pas que les « génies »de la spéculation moderne savent empocher desbénéfices importants en sus de ce qui estdistribué à titre de dividende. Pour supprimer laconcurrence dans une industrie aussi lucrative,les monopolistes usent même de subterfuges : ilsrépandent des bruits mensongers sur lamauvaise situation de leur industrie, ils publientdans les journaux des avis non signés :« Capitalistes, gardez-vous de placer vos fondsdans l'industrie du ciment » ; enfin, ilsrachètent les usines des « outsiders » (c'est-à-dire des industriels ne faisant pas partie descartels) en leur payant les « indemnités » de 60,80 ou 150 mille marks17. Le monopole s'ouvre unchemin partout et par tous les moyens, depuis lepaiement d'une « modeste » indemnité jusqu'au« recours », à la façon américaine, audynamitage du concurrent.

Que les cartels suppriment les crises, c'est làune fable des économistes bourgeois quis'attachent à farder le capitalisme. Au contraire,le monopole créé dans certaines industriesaugmente et aggrave le chaos inhérent àl'ensemble de la production capitaliste. Ladisproportion entre le développement del'agriculture et celui de l'industrie,caractéristique du capitalisme en général,s'accentue encore davantage. La situationprivilégiée de l'industrie la plus cartellisée, cequ'on appelle l'industrie lourde, surtout celle ducharbon et du fer, amène dans les autresbranches industrielles une « absence de système

17 Von L. Eschwege. « Zement », dans Die Bank, 1909,n°1, pp. 115 et suiv.

encore plus sensible », comme le reconnaîtJeidels, auteur d'un des meilleurs ouvrages surles « rapports des grosses banques allemandes etde l'industrie »18.

« Plus une économie nationale estdéveloppée, écrit Liefmann, défenseur acharnédu capitalisme, et plus elle se tourne vers lesentreprises hasardeuses ou qui résident àl'étranger, vers celles qui, pour se développer,ont besoin d'un grand laps de temps, ou enfinvers celles qui n'ont qu'une importancelocale. »19 L'augmentation du caractèrehasardeux tient, en définitive, à l'augmentationprodigieuse du capital, qui déborde en quelquesorte, s écoule à l'étranger, etc. En même temps,le progrès extrêmement rapide de la techniqueentraîne des éléments toujours plus nombreux dedisproportion entre les divers aspects del'économie nationale, de gâchis, de crise. Cemême Liefmann est obligé de faire l'aveusuivant : « Vraisemblablement, d'importantesrévolutions dans le domaine technique attendentune fois de plus l'humanité dans un procheavenir ; elles auront un effet aussi surl'organisation de l'économie nationale »...électricité, aviation... « D'ordinaire et en règlegénérale, en ces périodes de profondestransformations économiques, on voit sedévelopper une spéculation intensive... »20

Et les crises (de toute espèce, le plus souventéconomiques, mais pas exclusivement)accroissent à leur tour, dans de très fortesproportions, la tendance à la concentration etau monopole. Voici quelques réflexionsextrêmement édifiantes de Jeidels surl'importance de la crise de 1900, laquellemarqua, comme on le sait, un tournant dansl'histoire des monopoles modernes :

« Au moment où s'ouvrit la crise de 1900,existaient en même temps que les entreprises

18 O. Jeidels : Das Verhältnis der deutschen Grossbankenzur Industrie mit besonderer Berücksichtigung derEisenindustrie, Leipzig, 1905, p. 271.

19 Liefmann : Beteiligungs und Finanzierungsgesel lschaften,p. 434.

20 Ibid., pp. 465-466.

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géantes des principales industries, quantitéd'entreprises à l'organisation désuète selon lesconceptions actuelles, des entreprises« simples » (c'est-à-dire non combinées), que lavague de l'essor industriel avait amenées à laprospérité. La chute des prix et la réduction dela demande jetèrent ces entreprises « simples »dans une détresse qui n'atteignît pas du tout lesentreprises géantes combinées, ou ne les affectaque pour un temps très court. C'est pourquoi lacrise de 1900 provoqua une concentrationindustrielle infiniment plus forte que celleengendrée par la crise de 1873 : cette dernièreavait, elle aussi, opéré une certaine sélection desmeilleures entreprises, mais étant donné leniveau technique de l'époque, cette sélectionn'avait pas pu assurer le monopole auxentreprises qui en étaient sorties victorieuses.C'est précisément ce monopole durable quedétiennent à un haut degré, grâce à leurtechnique très complexe, à leur organisation trèspoussée et à la puissance de leur capital lesentreprises géantes des actuelles industriessidérurgique et électrique, puis, à un degrémoindre, les entreprises de constructionsmécaniques, certaines branches de lamétallurgie, des voies de communication, etc. »21

Le monopole, tel est le dernier mot de la« phase la plus récente du développement ducapitalisme ». Mais nous n'aurions de lapuissance effective et du rôle des monopolesactuels qu'une notion extrêmement insuffisante,incomplète, étriquée, Si nous ne tenions pascompte du rôle des banques.

II. Les banques et leur nouveau rôle

La fonction essentielle et initiale des banquesest de servir d'intermédiaire dans les paiements.Ce faisant, elles transforment le capital-argentinactif en capital actif, c'est-à-dire générateur deprofit, et réunissant les divers revenus enespèces, elles les mettent à la disposition de laclasse des capitalistes.

Au fur et à mesure que les banques se

21 Jeidels : ouvr. cité, p. 108.

développent et se concentrent dans un petitnombre d'établissements, elles cessent d'être demodestes intermédiaires pour devenir de tout-puissants monopoles disposant de la presquetotalité du capital-argent de l'ensemble descapitalistes et des petits patrons, ainsi que de laplupart des moyens de production et de sourcesde matières premières d'un pays donné, ou detoute une série de pays. Cette transformationd'une masse d'intermédiaires modestes en unepoignée de monopolistes constitue un desprocessus essentiels de la transformation ducapitalisme en impérialisme capitaliste. Aussinous faut-il nous arrêter tout d'abord sur laconcentration des banques.

En 1907-1908, les dépôts de toutes lessociétés anonymes bancaires d'Allemagnedisposant d'un capital de plus d'un million demarks s'élevaient à 7 milliards de marks ; en1912-1913, ils atteignaient déjà 9,8 milliards. Encinq ans, ils avaient donc augmenté de 2milliards 800 millions, soit de 40 %. Sur cettesomme, 2 milliards 750 millions se répartissaiententre 57 banques ayant chacune un capital deplus de 10 millions de marks. La répartition desdépôts entre grandes et petites banques était lasuivante22 :

Pourcentage des dépôts

Dans les9

grandesbanquesberli-noises

Dans les 48autres banques

ayant uncapital de plusde 10 millions

de marks

Dans les115

banquesayant uncapital de

1 à 10millions

Dans lespetitesbanquesayant uncapital demoins de 1

million

19071908

47 32,5 16,5 4

19121913

49 36 12 3

Les petites banques sont refoulées par lesgrandes dont 9 seulement concentrent presque lamoitié de tous les dépôts. Et nous ne tenons pascompte ici de bien des éléments, par exemple de

22 Alfred Lansburgh : « Fünf Jahre deutschesBankwesen », dans Die Bank, 1913, n°8, p. 728.

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la transformation de toute une série de petitesbanques en de véritables filiales des grandes,etc. Nous en parlerons plus loin.

À la fin de 1913, Schulze-Gaevernitz évaluaitles dépôts des 9 grandes banques berlinoises à5,1 milliards de marks sur un total d'environ 10milliards. Considérant non seulement les dépôts,mais l'ensemble du capital bancaire, le mêmeauteur écrivait : « À la fin de 1909, les neufgrandes banques berlinoises géraient, avec lesbanques qui leur étaient rattachées, 11,3milliards de marks, soit environ 83 % del'ensemble du capital bancaire allemand. La« Deutsche Bank » qui, avec les banques qui luisont rattachées, gère près de 3 milliards demarks, constitue, de même que la Direction deschemins de fer de l'État, en Prusse,l'accumulation de capitaux la plus importante,et aussi l'organisation la plus décentralisée del'Ancien monde. »23

Nous avons souligné l'indication relative auxbanques « rattachées », car c'est là une descaractéristiques les plus importantes de laconcentration capitaliste moderne. Les grandesentreprises, les banques surtout, n'absorbent passeulement les petites, elles se les « rattachent »et se les subordonnent, elles les incorporent dans« leur » groupement, dans leur « consortium »,pour emprunter le terme technique, par la« participation » à leur capital, par l'achat oul'échange d'actions, par le système des crédits,etc., etc. Le professeur Liefmann a consacré toutun gros « ouvrage » de 500 pages à ladescription des « sociétés de participation et definancement »24 modernes ; malheureusement, ilajoute des réflexions « théoriques « de trèsmauvais aloi à une documentation brute souventmal digérée. À quoi aboutit, du point de vue dela concentration, ce système de« participations », c'est ce que montre, mieuxque tout, le livre d'une « personnalité » du

23 Schulze-Gaevernitz : « Die deutsche Kreditbank » dansGrundriss der Sozialökonomik, Tübingen, 1915, pp. 12 et137.

24 R. Liefmann : Beteiligungs-und Finanzierungsge-sel lschaften. Eine Studie über den modernen Kapitalismusund das Effektenwesen, 1e édition, Iéna, 1909, p. 212.

monde bancaire, Riesser, sur les grandesbanques allemandes. Mais, avant d'en examinerles données, citons un exemple concret dusystème des « participations ».

Le « groupe » de la « Deutsche Bank » estun des plus importants, sinon le plus important,de tous les groupes de grandes banques. Pourembrasser d'un coup d'œil les principaux filsreliant entre elles toutes les banques de cegroupe, il faut distinguer les « participations »au premier, au deuxième et au troisième degréou, ce qui revient au même, la dépendance (desbanques de moindre importance à l'égard de la« Deutsche Bank ») au premier, au deuxième etau troisième degré. Cela donne le tableausuivant25 :

Dépendanceau 1er degré

Dépendanceau 2e degré

Dépendanceau 3e degré

La « DeutscheBank »

participeconstamment

à 17banques

dont 9participent à

34 autres

dont 4participent à

7 autres

Pour untemps

indéterminé

à 5 banques

de temps àautre

à 8 banques dont 5participent à

14 autres

dont 2participent à

2 autres

Total à 30banques

dont 14participent à

48 autres

dont 6participent à

9 autres

Parmi les 8 banques « dépendantes aupremier degré » et « de temps à autre » de la« Deutsche Bank », trois sont étrangères : uneautrichienne (la « Bankverein » de Vienne) etdeux russes (la « Banque commerciale deSibérie » et la « Banque russe pour le commerceextérieur »). Au total, le groupe de la« Deutsche Bank » comprend, directement ouindirectement, entièrement ou partiellement, 87banques, et le montant des capitaux dont ildispose, en tant que capital propre ou capital endépôt, peut s'évaluer à 2 ou 3 milliards de

25 Alfred Lansburgh : « Das Beteiligungssystem imdeutschen Bankwesen », dans Die Bank, 1910, n°1, p. 500.

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marks.

Il est évident qu'une banque placée à la têted'un tel groupe et passant des accords avec unedemi-douzaine d'autres banques, quelque peuinférieures, pour des opérations financièresparticulièrement importantes et lucratives, tellesque les emprunts d'État, a dépassé le rôled'« intermédiaire » et est devenue l'union d'unepoignée de monopolistes.

La rapidité avec laquelle la concentrationbancaire s'est effectuée en Allemagne à la fin duXIXe siècle et au début du XXe ressort desdonnées suivantes, que nous empruntons àRiesser en les abrégeant :

Six grandes banques berlinoises

Années Succursalesen

Allemagne

Caissesde dépôts

etbureaux

de change

Participationsconstantes

aux sociétésanonymesbancaires

allemandes

Totaldes

établis-sements

1895 16 14 1 42

1900 21 40 8 80

1911 104 276 63 450

On voit avec quelle rapidité s'étend le réseauserré des canaux qui enveloppent tout le pays etcentralisent tous les capitaux et revenus,transformant des milliers et milliersd'entreprises éparses en un seul organismecapitaliste national, puis mondial. La« décentralisation » dont parlait, dans lepassage précité, Schulze-Gaevernitz au nom del'économie politique bourgeoise de nos jours,consiste en fait dans la subordination à un seulcentre d'un nombre toujours croissant d'unitéséconomiques autrefois relativement« indépendantes » ou, plus exactement,d'importance strictement locale. En réalité, il ya donc centralisation, accentuation du rôle, del'importance, de la puissance des monopolesgéants.

Dans les pays capitalistes plus anciens, ce« réseau bancaire » est encore plus dense. En

Angleterre, Irlande comprise, il y avait en 19107151 succursales pour l'ensemble des banques.Quatre grandes banques en avaient chacune plusde 400 (de 447 à 689), 4 autres en avaient plusde 200 et 11 plus de 100.

En France, trois banques importantes : leCrédit Lyonnais, le Comptoir Nationald'Escompte et la Société Générale, ontdéveloppé leurs opérations et le réseau de leurssuccursales de la façon suivante26 :

Nombre desuccursales et decaisses de dépôt

Capitaux (enmillions de Francs)

province Paris total appartenantaux banques

endépôt

1870 47 17 64 200 427

1890 192 66 258 265 1247

1909 1033 196 1229 887 4363

Pour caractériser les « relations » d'unegrande banque moderne, Riesser indique lenombre de lettres qu'envoie et reçoit la Sociétéd'Escompte (Disconto-Gesellschaft), une desbanques les plus puissantes de l'Allemagne et dumonde (dont le capital, en 1914, atteignait 300millions de marks) :

Nombre de lettres

reçues expédiées

1870 6135 6292

1890 85 800 87 513

1909 533 102 62 043

À la grande banque parisienne du « CréditLyonnais », le nombre des comptes courants estpassé de 28 535 en 1875 à 633 539 en 191227.

Mieux peut-être que de longsdéveloppements, ces simples chiffres montrentcomment la concentration des capitaux etl'accroissement des opérations bancairesmodifient radicalement le rôle joué par les

26 Eugen Kaufmann : Das französische Bankwesen,Tübingen, 1911, pp. 356 et 362.

27 Jean Lescure : L'épargne en France, P., 1914, p. 52.

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banques. Les capitalistes épars finissent par neformer qu'un seul capitaliste collectif. En tenantle compte courant de plusieurs capitalistes, labanque semble ne se livrer qu'à des opérationspurement techniques, uniquement subsidiaires.Mais quand ces opérations prennent uneextension formidable, il en résulte qu'unepoignée de monopolistes se subordonne lesopérations commerciales et industrielles de lasociété capitaliste tout entière ; elle peut, grâceaux liaisons bancaires, grâce aux comptescourants et à d'autres opérations financières,connaître tout d'abord exactement la situationde tels ou tels capitalistes, puis les contrôler,agir sur eux en élargissant ou en restreignant, enfacilitant ou en entravant le crédit, et enfindéterminer entièrement leur sort, déterminer lesrevenus de leurs entreprises, les priver decapitaux, ou leur permettre d'accroîtrerapidement les leurs dans d'énormesproportions, etc.

Nous venons de mentionner le capital de 300millions de marks de la « Disconto-Gesellschaft » de Berlin. Cet accroissement decapital de la « Disconto-Gesellschaft » fut l'undes épisodes de la lutte pour l'hégémonie entreles deux plus grandes banques berlinoises, la« Deutsche Bank » et la « Disconto-Gesellschaft ». En 1870, la première ne faisaitque débuter et n'avait qu'un capital de 15millions, alors que celui de la seconde s'élevait à30 millions. En 1908, la première possédait 200millions ; la seconde, 170 millions. En 1914, lapremière portait son capital à 250 millions ; laseconde, en fusionnant avec une autre grandebanque de première importance, « l'Union deSchaffhausen », élevait le sien à 300 millions. Et,naturellement, cette lutte pour l'hégémonie vade pair avec des « conventions » de plus en plusfréquentes et durables entre les deux banques.Voici les réflexions que suscite ce développementdes banques chez des spécialistes en la matière,qui traitent les problèmes économiques d'unpoint de vue n'allant jamais au-delà de l'espritde réforme bourgeois le plus modéré et le plusscrupuleux :

« D'autres banques suivront la même voie »,écrivait la revue allemande Die Bank à proposde l'élévation du capital de la « Disconto-Gesellschaft » à 300 millions, » et les 300personnes qui, aujourd'hui, gouvernentéconomiquement l'Allemagne, se réduiront avecle temps à 50, 25 ou à moins encore. Il n'y a paslieu d'attendre que le mouvement deconcentration moderne se circonscrive auxbanques. Les relations étroites entre les banquesconduisent naturellement à un rapprochementdes consortiums industriels qu'elles patronnent...Un beau matin, en nous réveillant, nous seronstout étonnés de ne plus voir que des trusts ;nous serons placés devant la nécessité desubstituer aux monopoles privés des monopolesd'État. Et cependant, quant au fond, nousn'aurons rien à nous reprocher, si ce n'estd'avoir laissé au développement des choses unlibre cours, quelque peu accéléré par l'action. »28

Voilà bien un exemple de l'impuissance dujournalisme bourgeois, dont la sciencebourgeoise ne se distingue que par une moindresincérité et une tendance à voiler le fond deschoses, à masquer la forêt par des arbres.« S'étonner » des conséquences de laconcentration, « s'en prendre » augouvernement de l'Allemagne capitaliste ou à la« société » capitaliste (à « nous »), redouterque l'usage des actions « ne hâte » laconcentration, tout comme Tschierschky,spécialiste allemand « en matière de cartels »,redoute les trusts américains et leur « préfère »les cartels allemands, lesquels, prétend-il, nesont pas capables « de hâter à l'excès, comme lefont les trusts, le progrès technique etéconomique »29 – n'est-ce pas de l'impuissance ?

Mais les faits restent les faits. Il n'y a pas detrusts en Allemagne, il y a « seulement » descartels ; mais l'Allemagne est gouvernée partout au plus 300 magnats du capital. Et cenombre diminue sans cesse. En tout état decause, dans tous les pays capitalistes, et quelle

28 A. Lansburgh : « Die Bank mit den 300 Millionen »,dans Die Bank, 1914, n°1, p. 426.

29 S. Tschierschky : ouvr. cité, p. 128.

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que soit leur législation bancaire, les banquesrenforcent et accélèrent considérablement leprocessus de concentration des capitaux et deformation des monopoles.

« Les banques créent, à l'échelle sociale, laforme, mais seulement la forme, d'unecomptabilité et d'une répartition générales desmoyens de production », écrivait Marx il y a undemi-siècle, dans le Capital (trad. russe, LivreIII, 2e partie, p. 144). Les chiffres que nousavons cités sur l'accroissement du capitalbancaire, sur l'augmentation du nombre descomptoirs et succursales des grosses banques etde leurs comptes courants, etc., nous montrentconcrètement cette « comptabilité générale » dela classe tout entière des capitalistes et mêmepas seulement des capitalistes, car les banquesréunissent, au moins pour un temps, toutessortes de revenus en argent provenant de petitspatrons, d'employés et de la mince couchesupérieure des ouvriers. La « répartitiongénérale des moyens de production », voilà ceque résulte d'un point de vue tout formel dudéveloppement des banques modernes, dont lesplus importantes, au nombre de 3 à 6 en Franceet de 6 à 8 en Allemagne, disposent de milliardset de milliards. Mais quant au contenu, cetterépartition des moyens de production n'a rien de« général » ; elle est privée, c'est-à-direconforme aux intérêts du grand capital – et aupremier chef du plus grand capital, du capitalmonopoliste – qui opère dans des conditionstelles que la masse de la population peut à peinesubvenir à ses besoins et que tout ledéveloppement de l'agriculture retardeirrémédiablement sur celui de l'industrie, dontune branche, l'« industrie lourde », prélève untribut sur toutes les autres.

Les caisses d'épargne et les bureaux de postecommencent à concurrencer les banques dans lasocialisation de l'économie capitaliste. Ce sontdes établissements plus « décentralisés », c'est-à-dire dont l'influence s'étend sur un plus grandnombre de localités, de coins perdus, sur de plusvastes contingents de la population. Unecommission américaine a réuni, sur le

développement comparé des dépôts en banque etdans les caisses d'épargne, les données ci-après30 :

Dépôts (en mil liards de marks)

Angleterre France

Enbanque

Dans lescaisses

d'épargne

Enbanque

Dans lescaisses

d'épargne

1870 8,4 1,6 ? 0,9

1888 12,4 2 1,5 2,1

1908 23,2 4,2 3,7 4,2

Allemagne

En banque Dans lessociétés de

crédit

Dans lescaisses

d'épargne

1870 0,5 0,4 2,6

1888 1,1 0,4 4,5

1908 7,1 2,2 13,9

Servant un intérêt de 4 % à 4,25 % sur lesdépôts, les caisses d'épargne sont obligées dechercher pour leurs capitaux des placements« avantageux », de se lancer dans les opérationssur les lettres de change, les hypothèques, etc.Les lignes de démarcation entre les banques etles caisses d'épargne « s'effacent de plus enplus ». Les chambres de commerce de Bochumet d'Erfurt, par exemple, demandent qu'il soit« interdit » aux caisses d'épargne de se livrer àdes opérations « purement », bancaires, tellesque l'escompte des lettres de change, et exigentla limitation de l'activité « bancaire », desbureaux de poste31. Les manitous de la banquesemblent craindre que le monopole d'État netrouve là une faille par où se glisser. Mais il vade soi que cette crainte ne dépasse pas le cadrede la concurrence à laquelle peuvent se livrerdeux chefs de bureau d'une mêmeadministration. Car, d'un côté, ce sont endéfinitive toujours les mêmes magnats du

30 D'après la National Monetary Commission américaine,dans Die Bank, 1910, n°1, p. 1200.

31 D'après la National Monetary Comission américaine, dansDie Bank, 1913, pp. 811, 1022; 1914, p. 713.

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capital bancaire qui disposent en fait desmilliards confiés aux caisses d'épargne et, d'unautre côté, le monopole d'État en sociétécapitaliste n'est qu'un moyen d'accroître etd'assurer les revenus des millionnaires près defaire faillite dans telle ou telle industrie.

Le remplacement du vieux capitalisme, oùrégnait la libre concurrence, par un nouveau oùrègne le monopole, entraîne, notamment, unediminution de l'importance de la Bourse. Larevue Die Bank écrit : « La Bourse a depuislongtemps cessé d'être l'intermédiaireindispensable des échanges qu'elle étaitautrefois, lorsque les banques ne pouvaient pasencore placer parmi leurs clients la plupart desvaleurs émises. »32

« Toute banque est une Bourse » : cetaphorisme moderne contient d'autant plus devérité que la banque est plus importante et quela concentration fait de plus grands progrèsdans les opérations bancaires33. « Si autrefois laBourse, après 1870, avec ses excès de jeunesse »(allusion « délicate » au krach boursier de 1873,aux scandales de la Grunderzeit, etc.), « avaitinauguré l'époque de l'industrialisation del'Allemagne, aujourd'hui les banques etl'industrie peuvent « se tirer d'affaire elles-mêmes ». La domination de nos grandes banquessur la Bourse... n'est que l'expression de l'Étatindustriel allemand pleinement organisé. Dèslors, si le domaine des lois économiquesfonctionnant automatiquement s'en trouverétréci et le domaine de la réglementationconsciente par les banques grandement élargi, ils'ensuit que la responsabilité incombant enmatière d'économie nationale à quelquesdirigeants augmente dans de vastesproportions. » Voilà ce qu'écrit le professeurallemand Schulze-Gaevernitz34, cet apologiste del'impérialisme allemand qui fait autorité chez lesimpérialistes de tous les pays et qui s'applique à

32 Die Bank, 1914, n°1, p. 31633 Dr. Oscar Stillich : Geld und Bankwesen, Berlin, 1907,

p. 169.34 Schulze-Gaevernitz : « Die deutsche Kreditbank »,

dans Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, 1915, p.101.

masquer un « détail », à savoir que cette« réglementation consciente » par l'entremisedes banques consiste dans le dépouillement dupublic par une poignée de monopolistes« pleinement organisés ». La tâche du professeurbourgeois n'est pas de mettre à nu tout lemécanisme et de divulguer tous les tripotagesdes monopolistes de la banque, mais de lesprésenter sous des dehors innocents.

De même Riesser, économiste et « financier »qui fait encore plus autorité, s'en tire avec desphrases à propos de faits qu'il est impossible denier : « La Bourse perd de plus en plus cecaractère absolument indispensable à l'économietout entière et à la circulation des valeurs, quien fait non seulement le plus précis desinstruments de mesure, mais aussi un régulateurpresque automatique des mouvementséconomiques convergeant vers elle. »35

En d'autres termes, l'ancien capitalisme, lecapitalisme de la libre concurrence, avec cerégulateur absolument indispensable qu'étaitpour lui la Bourse, disparaît à jamais. Unnouveau capitalisme lui succède, qui comportedes éléments manifestes de transition, une sortede mélange entre la libre concurrence et lemonopole. Une question se pose d'elle-même :vers quoi tend cette « transition » que constituele capitalisme moderne ? Mais cette question,les savants bourgeois ont peur de la poser. « Il ya trente ans, les employeurs engagés dans lalibre concurrence accomplissaient les 9/10 del'effort économique qui ne fait pas partie dutravail manuel des « ouvriers ». À l'heureprésente, ce sont des fonctionnaires quiaccomplissent les 9/10 de cet effort intellectueldans l'économie. La banque est à la tête decette évolution. »36 Cet aveu de Schulze-Gaevernitz nous ramène une fois de plus à laquestion de savoir vers quoi tend ce phénomènetransitoire que constitue le capitalisme moderne,parvenu à son stade impérialiste.

Les quelques banques qui, grâce au processus

35 Riesser : ouvr. cité, 4e éd., p. 629.36 Schulze-Gaevernitz : « Die deutsche Kreditbank » dans

Grundriss der Sozialökonomik, Tübingen, 1915, p. 151.

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de concentration, restent à la tête de toutel'économie capitaliste, ont naturellement unetendance de plus en plus marquée à des accordsde monopoles à un trust des banques. EnAmérique, ce ne sont plus neuf, mais deux trèsgrandes banques, celles des milliardairesRockefeller et Morgan, qui règnent sur uncapital de 11 milliards de marks37. EnAllemagne, l'absorption que nous avons signaléeplus haut de l'Union de Schaffhausen par la« Disconto-Gesellschaft » a été appréciée en cestermes par le Frankfurter Zeitung, organe auservice des intérêts boursiers :

« Le mouvement de concentration croissantedes banques resserre le cercle des établissementsauxquels on peut, en général, adresser desdemandes de crédit, d'où une dépendance accruede la grosse industrie à l'égard d'un petitnombre de groupes bancaires. La liaison étroitede l'industrie et du monde de la financerestreint la liberté de mouvement des sociétésindustrielles ayant besoin de capitaux bancaires.Aussi la grande industrie envisage-t-elle avec dessentiments divers la trustification (legroupement ou la transformation en trusts)croissante des banques ; en effet, on a pumaintes fois observer des commencementsd'accords entre consortiums de grandes banques,accords tendant à limiter la concurrence. »38

Encore une fois, le dernier mot dudéveloppement des banques, c'est le monopole.

Quant à la liaison étroite qui existe entre lesbanques et l'industrie, c'est dans ce domaineque se manifeste peut-être avec le plusd'évidence le nouveau rôle des banques. Si unebanque escompte les lettres de change d'unindustriel, lui ouvre un compte courant, etc., cesopérations en tant que telles ne diminuent pasd'un iota l'indépendance de cet industriel, et labanque ne dépasse pas son rôle modested'intermédiaire. Mais si ces opérations semultiplient et s'instaurent régulièrement, si labanque « réunit » entre ses mains d'énormes

37 Die Bank, 1912, n°1, p. 435.38 Cité d'après Schulze-Gaevernitz dans Grundiss der

Sozialökonomik, p. 155.

capitaux, si la tenue des comptes courants d'uneentreprise permet à la banque – et c'est ce quiarrive – de connaître avec toujours plusd'ampleur et de précision la situationéconomique du client, il en résulte unedépendance de plus en plus complète ducapitaliste industriel à l'égard de la banque.

En même temps se développe, pour ainsidire, l'union personnelle des banques et desgrosses entreprises industrielles et commerciales,la fusion des unes et des autres par l'acquisitiond'actions, par l'entrée des directeurs de banquedans les conseils de surveillance (oud'administration) des entreprises industrielles etcommerciales, et inversement. L'économisteallemand Jeidels a réuni une documentation fortcomplète sur cette forme de concentration descapitaux et des entreprises. Les six plus grandesbanques berlinoises étaient représentées parleurs directeurs dans 344 sociétés industrielleset, par les membres de leur conseild'administration, encore dans 407, soit un totalde 751 sociétés. Dans 289 de ces dernières, ellesavaient soit deux membres aux conseils desurveillance, soit la présidence de ces derniers.Ces sociétés s'étendent aux domaines les plusdivers du commerce et de l'industrie, auxassurances, aux voies de communication, auxrestaurants, aux théâtres, à la productionartistique, etc. D'autre part, il y avait (en 1910)dans les conseils de surveillance de ces mêmessix banques, cinquante et un des plus grosindustriels, dont un directeur de la firme Krupp,celui de la grande compagnie de navigation« Hapag » (Hamburg-Amerika), etc., etc. De1895 à 1910, chacune de ces six banques aparticipé à l'émission d'actions et d'obligationspour des centaines de sociétés industrielles, dontle nombre est passé de 281 à 41939.

L'« union personnelle » des banques et del'industrie est complétée par l'« unionpersonnelle » des unes et des autres avec legouvernement. « Des postes aux conseils desurveillance, écrit Jeidels, sont librement offertsà des personnages de grand renom, de même

39 Jeidels et Riesser : ouvr. cités.

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qu'à d'anciens fonctionnaires de l’État quipeuvent faciliter (!!) considérablement lesrelations avec les autorités... » « On trouvegénéralement au conseil de surveillance d'unegrande banque un membre du Parlement ou unmembre de la municipalité de Berlin. »

L'élaboration et, pour ainsi dire, la mise aupoint des grands monopoles capitalistes sepoursuivent donc à toute vapeur, par tous lesmoyens « naturels » et « surnaturels ». Il enrésulte une division systématique du travailentre quelques centaines de rois de la finance dela société capitaliste moderne :

« Parallèlement à cette extension du champd'activité de certains gros industriels » (quientrent aux conseils d'administration desbanques, etc.) « et à l'attribution d'une régionindustrielle déterminée à des directeursprovinciaux, il se produit une sorte despécialisation des dirigeants des grandesbanques. Pareille spécialisation n'est possibleque dans les grandes banques en général, et sielles ont des relations étendues dans le mondeindustriel, en particulier. Cette division dutravail se fait dans deux directions : d'une part,toutes les relations avec l'industrie sont confiéesà un directeur, dont c'est le domaine spécial ;d'autre part, chaque directeur assume lasurveillance d'entreprises particulières ou degroupes d'entreprises dont la production ou lesintérêts sont connexes... » (Le capitalisme en estdéjà arrivé à la surveil lance organisée sur lesdifférentes entreprises) « ... La spécialité de l'unest l'industrie allemande, parfois mêmeuniquement celle de l'Allemagne occidentale »(l'Allemagne occidentale est la partie la plusindustrialisée du pays) ; « pour d'autres, lesrelations avec les autres États et avec l'industriede l'étranger, les renseignements sur lapersonnalité des industriels, etc., les questionsboursières, etc. En outre, chacun des directeursde la banque se voit souvent confier la gestiond'une région ou d'une branche d'industrie ; teltravaille principalement dans les conseils desurveillance des sociétés d'électricité, tel autredans les usines chimiques, les brasseries ou les

raffineries de sucre, un autre encore, dans lesquelques entreprises restées isolées, et en mêmetemps dans le conseil de surveillance de sociétésd'assurances... En un mot, il est certain quedans les grandes banques, au fur et à mesurequ'augmentent l'étendue et la diversité de leursopérations, la division du travail s'accentueentre leurs dirigeants, avec pour but (et pourrésultat) de les élever, pour ainsi dire, un peuau-dessus des opérations purement bancaires, deles rendre plus aptes à juger, plus compétentsdans les questions d'ordre général de l'industrieet dans les questions spéciales touchant lesdiverses branches, de les préparer à agir dans lasphère d'influence industrielle de la banque. Cesystème des banques est complété par unetendance à élire dans leurs conseils desurveillance des hommes bien au fait del'industrie, des industriels, d'anciensfonctionnaires, surtout de ceux qui ont servidans l'administration des chemins de fer, desmines »40, etc.

On retrouve une structure administrativesimilaire, avec de très légères variantes, dans lesbanques françaises. Le « Crédit Lyonnais », parexemple, une des trois plus grandes banquesfrançaises, a organisé un service spécial desétudes financières, qui emploie en permanenceplus de cinquante ingénieurs, statisticiens,économistes, juristes, etc., et dont l'entretiencoûte de six à sept cent mille francs par an. Ceservice est à son tour divisé en huit sections,dont l'une est chargée de recueillir desinformations portant spécialement sur lesentreprises industrielles, la seconde étudiant lesstatistiques générales ; la troisième, lescompagnies de chemins de fer et de navigation ;la quatrième, les fonds ; la cinquième, lesrapports financiers, etc.41

Il en résulte, d'une part, une fusion de plusen plus complète ou, suivant l'heureuse formulede N. Boukharine, une interpénétration ducapital bancaire et du capital industriel, et,

40 Jeidels : ouvr. cité, p. 157.41 Article de Eugen Kaufmann sur les banques françaises

dans Die Bank, 1909, n°2, pp. 851 et suivantes.

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d'autre part, la transformation des banques enétablissements présentant au sens le plus exactdu terme un « caractère universel ». Sur cepoint, nous croyons devoir citer les proprestermes de Jeidels, auteur qui a le mieux étudiéla question :

« L'examen des relations industrielles dansleur ensemble permet de constater le caractèreuniversel des établissements financierstravaillant pour l'industrie. Contrairement auxautres formes de banques, contrairement auxexigences quelquefois formulées par diversauteurs, à savoir que les banques devraient sespécialiser dans un domaine ou dans uneindustrie déterminés pour ne pas voir le sol sedérober sous leurs pieds, les grandes banquess'efforcent de multiplier le plus possible leursrelations avec les entreprises industrielles lesplus diverses quant au lieu et au genre deproduction, et de faire disparaître de plus enplus les inégalités dans la répartition descapitaux entre les diverses régions ou lesbranches d'industrie, inégalités dont on trouvel'explication dans l'histoire des différentesentreprises. » « Une tendance consiste àgénéraliser la liaison avec l'industrie ; une autre,à la rendre continue et intensive ; toutes lesdeux sont appliquées par les six grandesbanques, sinon intégralement, du moins déjàdans de notables proportions et à un degréégal. »

On entend assez souvent les milieuxindustriels et commerciaux se plaindre du« terrorisme » des banques. Faut-il s'en étonner,quand les grandes banques « commandent » dela façon dont voici un exemple ? Le 19novembre 1901, l'une des banques D berlinoises(on appelle ainsi les quatre grandes banquesdont le nom commence par la lettre D) adressaitau conseil d'administration du Syndicat desciments du Centre-Nord-Ouest allemand lalettre suivante : « Selon la note que vous avezpubliée le 18 de ce mois dans tel journal, ilapparaît que nous devons envisager l'éventualitéde voir la prochaine assemblée générale de votresyndicat, fixée au 30 courant, prendre des

décisions susceptibles d'amener dans votreentreprise des changements que nous ne pouvonsaccepter. Aussi sommes-nous, à notre grandregret, dans la nécessité de vous refuserdorénavant le crédit qui vous était accordé...Toutefois, si cette assemblée générale ne prendpas de décisions inacceptables pour nous et sinous recevons les garanties désirables pourl'avenir, nous nous déclarons tout disposés ànégocier avec vous l'ouverture d'un nouveaucrédit. »42

À la vérité, nous retrouvons là les doléancesdu petit capital opprimé par le gros, seulementcette fois c'est tout un syndicat qui est tombédans la catégorie des « petits » ! La vieille luttedu petit et du gros capital recommence, mais àun degré de développement nouveau, infinimentsupérieur. Il est évident que disposant demilliards, les grandes banques sont capables dehâter aussi le progrès technique par des moyensqui ne sauraient en aucune façon être comparésà ceux d'autrefois. Les banques fondent, parexemple, des sociétés spéciales d'étudestechniques dont les travaux ne profitent, bienentendu, qu'aux entreprises industrielles« amies ». Citons entre autres la « Société pourl'étude des chemins de fer électriques », le« Bureau central de recherches scientifiques ettechniques », etc.

Les dirigeants des grandes banques eux-mêmes ne peuvent pas ne pas voir que desconditions nouvelles sont en train de se formerdans l'économie nationale, mais ils sontimpuissants devant elles :

« Quiconque, écrit Jeidels, a observé, aucours des dernières années, les changements depersonnes à la direction et aux conseils desurveillance des grandes banques, n'a pas pu nepas remarquer que le pouvoir passait peu à peuaux mains d'hommes qui considèrent comme unetâche indispensable et de plus en plus pressante,pour les grandes banques, d'interveniractivement dans le développement général de

42 Dr. Oscar Stillich : Geld und Bankwesen, Berlin, 1907,p. 148.

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l'industrie, et qu'entre ces hommes et lesanciens directeurs des banques il se produit à cepropos des désaccords d'ordre professionnel etsouvent aussi d'ordre personnel. Il s'agit, aufond, de savoir si, en tant qu'établissements decrédit, les banques ne subissent pas un préjudicedu fait de leur intervention dans le processus dela production industrielle, si elles ne sacrifientpas leurs solides principes et un bénéfice assuréà une activité qui n'a rien à voir avec leur rôled'intermédiaires du crédit et qui les amène surun terrain où elles sont encore plus exposées quepar le passé à l'action aveugle de la conjonctureindustrielle. C'est ce qu'affirment nombred'anciens directeurs de banques, mais la plupartdes jeunes considèrent l'intervention active dansles questions industrielles comme une nécessitépareille à celle qui a suscité, en même temps quele développement actuel de la grande industriemoderne, l'apparition des grandes banques etl'entreprise bancaire industrielle d'aujourd'hui.Les deux parties ne sont d'accord que sur unpoint, à savoir qu'il n'existe pas de principesfermes ni de but concret pour la nouvelleactivité des grandes banques. »43

L'ancien capitalisme a fait son temps. Lenouveau constitue une transition. La recherchede « principes fermes et d'un but concret » envue de « concilier » le monopole et la libreconcurrence est, de toute évidence, une tentativevouée à l'échec. Les aveux des praticiens neressemblent guère aux éloges enthousiastes desapologistes officiels du capitalisme « organisé »,tels que Schulze-Gaevernitz, Liefmann et autres« théoriciens ».

À quelle époque au juste s'imposedéfinitivement la « nouvelle activité » desgrandes banques ? Cette importante questiontrouve une réponse assez précise chez Jeidels.

« Les relations des entreprises industriellesavec leur nouvel objet, leurs nouvelles formes,leurs nouveaux organismes, c'est-à-dire avec lesgrandes banques présentant une organisation àla fois centralisée et décentralisée, ne sont guère

43 Jeidels : ouvr. cité, pp. 183-184.

antérieures, en tant que phénomènecaractéristique de l'économie nationale, auxannées 1890 ; on peut même, en un sens, faireremonter ce point de départ à l'année 1897, avecses grandes « fusions » d'entreprises quiintroduisent pour la première fois la nouvelleforme d'organisation décentralisée, pour desraisons de politique industrielle des banques. Etl'on peut même le faire remonter à une dateencore plus récente, car c'est seulement la crisede 1900 qui a énormément accéléré le processusde concentration tant dans l'industrie que dansla banque et en a assuré le triomphe définitif,qui a fait pour la première fois de cette liaisonavec l'industrie le véritable monopole desgrosses banques. qui a rendu ces rapportsnotablement plus étroits et plus intensifs. »44

Ainsi, le XXe siècle marque le tournant oùl'ancien capitalisme fait place au nouveau, où ladomination du capital financier se substitue à ladomination du capital en général.

III. Le capital financier et l’oligarchiefinancière

« Une part toujours croissante du capitalindustriel, écrit Hilferding, n'appartient pas auxindustriels qui l'utilisent. Ces derniers n'enobtiennent la disposition que par le canal de labanque, qui est pour eux le représentant despropriétaires de ce capital. D'autre part, forceest à la banque d'investir une part de plus enplus grande de ses capitaux dans l'industrie.Elle devient ainsi, de plus en plus, un capitalisteindustriel. Ce capital bancaire – c'est-à-dire cecapital-argent – qui se transforme ainsi encapital industriel, je l'appelle « capitalfinancier ». « Le capital financier est donc uncapital dont disposent les banques etqu'utilisent les industriels. »45

Cette définition est incomplète dans lamesure où elle passe sous silence un fait de laplus haute importance, à savoir la concentrationaccrue de la production et du capital, au point

44 Jeidels : ouvr. cité, p. 181.45 R. Hilferding : Le capital financier, Moscou, 1912, pp.

338-339.

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qu'elle donne et a déjà donné naissance aumonopole. Mais tout l'exposé de Hilferding, engénéral, et plus particulièrement les deuxchapitres qui précèdent celui auquel nousempruntons cette définition, soulignent le rôledes monopoles capitalistes.

Concentration de la production avec, commeconséquence, les monopoles ; fusion ouinterpénétration des banques et de l'industrie,voilà l'histoire de la formation du capitalfinancier et le contenu de cette notion.

Il nous faut montrer maintenant comment la« gestion » exercée par les monopolescapitalistes devient inévitablement, sous lerégime général de la production marchande etde la propriété privée, la domination : d'uneoligarchie financière. Notons que lesreprésentants de la science bourgeoise allemande– et pas seulement allemande – comme Riesser,Schulze-Gaevernitz, Liefmann, etc., sont tousdes apologistes de l'impérialisme et du capitalfinancier. Loin de dévoiler le « mécanisme » dela formation de cette oligarchie, ses procédés,l'ampleur de ses revenus « licites et illicites »,ses attaches avec les parlements, etc., etc., ilss'efforcent de les estomper, de les enjoliver. Ces« questions maudites », ils les éludent par desphrases grandiloquentes autant que vagues, pardes appels au « sentiment de responsabilité »des directeurs de banques, par l'éloge du« sentiment du devoir » des fonctionnairesprussiens, par l'analyse doctorale des futilitésqu'on trouve dans les ridicules projets de loi de« surveillance » et de « réglementation », pardes fadaises théoriques comme cette définition« scientifique » saugrenue du professeurLiefmann : « Le commerce est une pratiqueindustriel le visant à réunir les biens, à lesconserver et à les mettre à la disposition »46 (lesitaliques sont dans l'ouvrage du professeur)... Ilen résulte que le commerce a existé chezl'homme primitif qui ne pratiquait pas encorel'échange et qu'il doit subsister dans la sociétésocialiste !

46 R. Liefmann : ouvr. cité, p. 476.

Mais les faits monstrueux touchant lamonstrueuse domination de l'oligarchiefinancière sont tellement patents que, dans tousles pays capitalistes, aussi bien en Amériquequ'en France et en Allemagne, est apparue unelittérature qui, tout en professant le point devue bourgeois, brosse néanmoins un tableau àpeu près véridique, et apporte une critique– évidemment petite-bourgeoise – de l'oligarchiefinancière.

À la base, il y a tout d'abord le « système departicipations », dont nous avons déjà ditquelques mots. Voici l'exposé qu'en faitl'économiste allemand Heymann, qui a été l'undes premiers, sinon le premier, à s'en occuper :

« Un dirigeant contrôle la société de base(littéralement : la « société-mère ») ; celle-ci, ason tour, règne sur les sociétés qui dépendentd'elle (les « sociétés filles ») ; ces dernièresrègnent sur les « sociétés petites-filles », etc. Onpeut donc sans posséder un très grand capital,avoir la haute main sur d'immenses domaines dela production. En effet, si la possession de 50 %du capital est toujours suffisante pour contrôlerune société par actions, le dirigeant n'a besoinque d'un million pour pouvoir contrôler 8millions de capital dans les « sociétés petites-filles ». Et si cette « imbrication » est pousséeplus loin, on peut avec un million, contrôlerseize millions, trente-deux millions, etc. »47

En fait, l'expérience montre qu'il suffit deposséder 40 % des actions pour gérer les affairesd'une société anonyme48, car un certain nombrede petits actionnaires disséminés n'ontpratiquement aucune possibilité de participeraux assemblées générales, etc. La« démocratisation » de la possession desactions, dont les sophistes bourgeois et lesopportunistes pseudo-social démocratesattendent (ou assurent qu'ils attendent) la« démocratisation du capital », l'accentuation

47 Hans Gideon Heymann : Die gemischten Werke imdeutschen Grosseisengewerbe, Stuttgart., 1904, pp. 268-269.

48 Liefmann : Beteiligungsgesel lschaften, etc., 1e édition, p.258.

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du rôle et de l'importance de la petiteproduction, etc., n'est en réalité qu'un desmoyens d'accroître la puissance de l'oligarchiefinancière. C'est pourquoi ; soit dit en passant,dans les pays capitalistes plus avancés ou plusanciens et « expérimentés », le législateurpermet l'émission de titres d'un montant réduit.En Allemagne, une action ne peut, aux termesde la loi, être d'un montant inférieur à millemarks, et les magnats allemands de la financeconsidèrent d'un œil envieux l'Angleterre oùsont autorisées des actions d'une livre sterling(= 20 marks, environ 10 roubles). Siemens, undes plus grands industriels et « rois de lafinance » allemands, déclarait au Reichstag, le 7juin 1900, que « l'action d'une livre sterling estla base de l'impérialisme britannique »49. Cemarchand a une conception nettement plusprofonde, plus « marxiste », de l'impérialismeque certain auteur incongru, qui passe pour lefondateur du marxisme russe et qui estime quel'impérialisme est une tare propre à un peupledéterminé...

Mais le « système de participations » ne sertpas seulement à accroître immensément lapuissance des monopolistes, il permet en outrede consommer impunément les pires tripotageset de dévaliser le public, car d'un point de vueformel, au regard de la loi, les dirigeants de la« société-mère » ne sont pas responsables de lafiliale, considérée comme « autonome » et parl'intermédiaire de laquelle on peut tout « fairepasser ». Voici un exemple que nous empruntonsau fascicule de mai 1914 de la revue allemandeDie Bank :

« La « Société anonyme de l'acier àressorts » de Cassel était considérée, il y aquelques années encore, comme l'une desentreprises allemandes les plus rentables. Unemauvaise gestion fit que ses dividendestombèrent de 15 % à zéro. La direction, devait-on apprendre, avait, à l'insu des actionnaires,fait à l'une de ses sociétés filiales, la « Hassia »,au capital nominal de quelques centaines de

49 Schulze-Gaevernitz dans Grundiss der Sozialökonomik,V, 2, p. 110.

milliers de marks seulement, une avance defonds de 6 mil lions de marks. De ce prêt quireprésentait presque le triple du capital-actionsde la société-mère, celle-ci ne soufflait mot dansses bilans. Juridiquement, un pareil silence étaitparfaitement légal, et il put durer deux annéesentières sans qu'aucun article de la législationcommerciale fût violé. Le président du conseil desurveillance qui, en qualité de responsable,signait ces bilans truqués, était et est encoreprésident de la Chambre de commerce de Cassel.Les actionnaires n'eurent connaissance del'avance faite à « Hassia » que longtemps après,quand elle se révéla une erreur « ... (l'auteuraurait bien fait de mettre ce mot entreguillemets)... « et que les actions de l'« acier àressorts », à la suite des opérations de ventepratiquées par des initiés, eurent perdu près de100 % de leur valeur...

« Cet exemple typique des jongleries dontsont couramment l'objet les bilans des sociétéspar actions nous explique pourquoi leursconseils d'administration se risquent dans lesaffaires hasardeuses d'un coeur bien plus légerque les particuliers. La technique moderne desbilans ne leur offre pas seulement la possibilitéde cacher à l'actionnaire moyen les risquesengagés ; elle permet aussi aux principauxintéressés de se dérober aux conséquences d'uneexpérience avortée en vendant à temps leursactions, alors que l'entrepreneur privé assumel'entière responsabilité de ses actes...

[alors que l'entrepreneur privé risque sa peaudans tout ce qu’il fait... Éditions en languesétrangères, Pékin, 1966]

Les bilans de nombreuses sociétés anonymesrappellent ces palimpsestes du Moyen-Âge, dontil fallait d'abord gratter le texte visible pourpouvoir découvrir, dessous, les signes quirévélaient le texte réel du document. » (unpalimpseste est un parchemin dont on a grattél'écriture première pour y écrire un nouveautexte.)

« Le procédé le plus simple et de ce fait, leplus souvent employé pour rendre un bilan

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indéchiffrable consiste à diviser une entreprisedonnée en plusieurs parties, par la constitutionou l'adjonction de filiales. L'avantage de cesystème selon les buts visés – légaux ouillégaux – est tellement évident que les sociétésimportantes qui ne l'ont pas adopté fontaujourd'hui figure d'exception. »50

L'auteur cite comme exemple la sociétépuissante et monopoliste appliquant trèslargement ce système, la fameuse SociétéGénérale d’Électricité (l'AEG, sur laquelle nousreviendrons plus loin). En 1912, on estimaitqu'elle participait à 175 ou 200 autres sociétés,les dominant, bien entendu, et englobant autotal un capital d'environ 1,5 mil liard demarks51.

Toutes les règles de contrôle et desurveillance, de publication des bilans,d'établissement de schémas précis pour cesderniers, etc., ce par quoi les professeurs et lesfonctionnaires bien intentionnés – c'est-à-direayant la bonne intention de défendre et defarder le capitalisme – occupent l'attention dupublic, sont ici dépourvues de toute valeur. Carla propriété privée est sacrée, et l'on ne peutempêcher personne d'acheter, de vendre,d'échanger des actions, de les hypothéquer, etc.

Pour juger du développement que le« système de participations » a pris dans lesgrandes banques russes, il suffit de se reporteraux données fournies par E. Agahd qui, employépendant quinze ans à la Banque russo-chinoise,publia en mai 1914 un ouvrage dont le titren'est pas tout à fait exact : Grandes Banques etmarché mondial52. L'auteur divise les grandesbanques russes en deux groupes principaux :a) celles qui appliquent le « système departicipations » et b) celles qui sont

50 L. Eschwege : « Tochtergesellschaften ». Die Bank, 1914,n°1, p. 545.

51 Kurt Heinig : « Der Weg des Elektrotrusts », dans DieNeue Zeit, 1912, 30e année, n°2, p. 484.

52 E. Agahd : Grossbanken und Weltmarkt. Diewirtschaftliche und politische Bedeutung der Grossbankenim Weltmarkt unter Berücksichtigung ihres Einflusses aufRusslands Volkswirtschaft und die deutsch-russischenBeziehungen, Berlin, 1914.

« indépendantes » (entendant toutefoisarbitrairement par ce dernier termel'« indépendance » à l'égard des banquesétrangères). Il subdivise le premier groupe entrois sous-groupes : 1) participation allemande,2) participation anglaise et 3) participationfrançaise. C'est-à-dire « participation » etdomination des plus grandes banques étrangèresde la nation envisagée. Quant aux capitaux desbanques, l'auteur les divise en capitaux àplacement « productif » (dans l'industrie et lecommerce) et capitaux de « spéculation »(consacrés aux opérations boursières etfinancières), estimant, du point de vueréformiste petit-bourgeois qui lui est proprequ'on peut en régime capitaliste distinguer entreces deux genres de placements et éliminer ledernier.

Voici ces données :

Actif des banques(d'après les bilans d'octobre-novembre 1913)

(en mil lions de roubles)

Capitaux placés

Groupes de banques russes produc-tivement

spécula-tivement

Total

a 1) 4 banques : Banque commerciale de Sibérie, Russe, Internationale, Comptoir d'Escompte.

413,7 859,1 1272,8

a 2) 2 banques : Industrielleet Commerciale, Russo-Anglaise.

239,3 169,1 408,4

a 3) 5 banques : Russo-Asiatique ; Privée de Saint-Pétersbourg, Azov-Don, Union de Moscou, Russo-Française de Commerce.

711,8 661,2 1373,0

(11 banques) Total a) 1364,8 1689,4 3054,2

b) 8 banques du corps des marchands de Moscou, Volga-Kama, Junker et Cie, Banque d'affaires de Saint-Pétersbourg (anc. Wawelberg), Comptoir d'Escompte de Moscou, Banque d'Affaires de

504,2 391,1 895,3

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Moscou et Privée de Moscou.

(19 banques) Total 1869,0 2080,5 3949,5

Ainsi, d'après ces chiffres, des 4 milliards deroubles environ constituant le capital « actif »des grandes banques, plus de trois quarts, plusde 3 milliards, reviennent à des banques qui nesont au fond que des « filiales » de banquesétrangères et, en premier lieu, de banquesparisiennes (du fameux trio : « Unionparisienne », Banque de Paris et des Pays-Bas« Société Générales ») et berlinoises(notamment la « Deutsche Bank » et la« Disconto-Gesellschaft »). Deux des banquesrusses les plus importantes, la « Banque russe »(« Banque russe pour le commerce extérieur »)et la « Banque internationale » (« Banque deSaint-Pétersbourg pour le commerceinternational ») ont, de 1906 à 1912, fait passerleurs capitaux de 44 à 98 millions de roubles etleurs fonds de réserve de 15 à 39 millions, « entravaillant aux trois quarts avec des capitauxallemands ». La première appartient au« consortium » berlinois de la « DeutscheBank » et la seconde à celui, égalementberlinois, de la « Disconto-Gesellschaft ».L'excellent Agahd s'indigne profondément devoir la majorité des actions détenues par lesbanques berlinoises, ce qui réduit àl'impuissance les actionnaires russes. Et,naturellement, le pays qui exporte ses capitauxfait son beurre. La « Deutsche Bank »introduisant à Berlin les actions de la Banquecommerciale de Sibérie, les garda une année enportefeuille et les vendit ensuite au cours de 193pour 100, c'est-à-dire presque au double,« s'adjugeant » ainsi un bénéfice d'environ 6millions de roubles que Hilferding devait appeler« bénéfice de constitution ».

Notre auteur estime à 8235 millions deroubles, presque 8,25 milliards, la « puissance »totale des plus grandes banques dePétersbourg ; quant à la « participation » ou,plus exactement, la domination des banquesétrangères, il la fixe aux proportions suivantes :

banques françaises, 55 %, anglaises, 10 %,allemandes, 35 %. Sur cette somme de 8 235millions, 3 687 millions de capitaux actifs, soitplus de 40 % reviennent, suivant les calculs del'auteur, aux syndicats patronaux ci-après :« Prodougol », « Prodamet », syndicats dupétrole, de la métallurgie et des ciments. Lafusion du capital bancaire et du capitalindustriel, grâce à la formation des monopolescapitalistes, a donc fait de grands progrèségalement en Russie.

Le capital financier, concentré en quelquesmains et exerçant un monopole de fait, prélèvedes bénéfices énormes et toujours croissants surla constitution de firmes, les émissions devaleurs, les emprunts d'État, etc., affermissantla domination des oligarchies financières etfrappant la société tout entière d'un tribut auprofit des monopolistes. Voici, pris entre mille,un exemple, cité par Hilferding, des « procédésde gestion » des trusts américains : en 1887, M.Havemeyer fondait le trust du sucre par lafusion de quinze petites sociétés, dont le capitals'élevait à un total de 6,5 millions de dollars.Convenablement « coupé d'eau », selonl'expression américaine, le capital du trust futévalué à 50 millions de dollars. Cette« recapitalisation » tenait compte des futursprofits du monopole, de même que le trust del'acier – toujours en Amérique – tient comptedes futurs profits du monopole on achetant leplus possible de gisements de minerai. Et,effectivement, le trust du sucre a imposé sesprix de monopole ; ce qui lui procura unbénéfice tel qu'il put payer 10 % de dividendesau capital sept fois « coupé d'eau », soit presque70 % au capital effectivement versé lors de lafondation du trust ! En 1909, le capital de cetrust s'élevait à 90 millions de dollars. En vingt-deux ans, il avait plus que décuplé.

En France, le règne de l'« oligarchiefinancière » (Contre l'oligarchie financière enFrance, titre du fameux livre de Lysis, dont lacinquième édition a paru en 1908) a revêtu uneforme à peine différente. Les quatre plus grossesbanques jouissent d'un « monopole », non pas

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relatif, mais « absolu », de l'émission desvaleurs. Pratiquement, c'est un « trust desgrandes banques ». Et le monopole qu'il exerceassure des bénéfices exorbitants, lors desémissions. Le pays contractant un emprunt nereçoit généralement pas plus de 90 % dumontant de ce dernier ; 10 % reviennent auxbanques et aux autres intermédiaires. Lebénéfice des banques sur l'emprunt russo-chinoisde 400 millions de francs s'est élevé à 8 % ; surl'emprunt russe de 800 millions (1904), à 10 % ;sur l'emprunt marocain de 62 500 000 francs(1904), à 18,75 %. Le capitalisme, qui ainauguré son développement par l'usure enpetit, l'achève par l'usure en grand. « LesFrançais, dit Lysis, sont les usuriers del'Europe. » Toutes les conditions de la vieéconomique sont profondément modifiées parcette transformation du capitalisme. Mêmelorsque la population est stagnante, quel'industrie, le commerce et les transportsmaritimes sont frappés de marasme, le « pays »peut s'enrichir par l'usure. « Cinquantepersonnes représentant un capital de 8 millionsde francs peuvent disposer de deux mil liardsplacés dans quatre banques. » Le système des« participations », que nous connaissons déjà,amène au même résultat ; la « SociétéGénérale », une des banques les plus puissantes,émet 64 000 obligations d'une filiale, les« Raffineries d’Égypte ». Le cours de l'émissionétant à 150 %, la banque gagne 50 centimes dufranc. Les dividendes de cette société se sontrévélés fictifs, le « public » a perdu de 90 à 100millions de francs. « Un des directeurs de la« Société Générale » faisait partie du Conseild'administration des « Raffineries d'Égypte » ».Rien d'étonnant si l'auteur est obligé deconclure : « La République française est unemonarchie financière » ; « l'omnipotence de nosgrandes banques est absolue ; elles entraînentdans leur sillage le gouvernement, la presse »53.

La rentabilité exceptionnelle de l'émission desvaleurs, une des principales opérations du

53 Lysis : Contre l'oligarchie financière en France, Paris,1908, 5e édition, pp. 11, 12, 26, 39, 40, 48.

capital financier, joue un rôle très importantdans le développement et l'affermissement del'oligarchie financière : « Il n'y a pas, dans toutle pays, une seule affaire qui donne, fût-ceapproximativement, des bénéfices aussi élevésque la médiation pour le placement d'unemprunt étranger », dit la revue allemande DieBank54. « Il n'est pas une seule opérationbancaire qui procure des bénéfices aussi élevésque les émissions. » D'après l’Économisteal lemand, les bénéfices réalisés sur l'émission devaleurs industrielles ont été, en moyenne :

en 1895, 38,6 %en 1896, 36,1 %en 1897, 66,7 %en 1898, 67,7 %en 1899, 66,9 %en 1900, 55,2 %

« En dix ans, de 1891 à 1900, l'émission desvaleurs industrielles allemandes a fait« gagner » plus d'un milliard. »55

Si, dans les périodes d'essor industriel, lesbénéfices du capital financier sont démesurés, enpériode de dépression les petites entreprises etles entreprises précaires périssent, et les grandesbanques « participent » soit à leur achat a vilprix soit à de profitables « assainissements » et« réorganisations ». Dans l'« assainissement »des entreprises déficitaires, « le capital-actionsest abaissé, c'est-à-dire que les bénéfices sontrépartis sur un montant moindre du capital, etcalculés par la suite en conséquence. Ou encore,si les revenus sont tombés à zéro, on fait appel àun nouveau capital ; celui-ci, associé à l'ancienqui est de moindre rapport, devient dès lorssuffisamment rentable. Remarquons en passant,ajoute Hilferding, que tous ces assainissementset réorganisations ont pour les banques unedouble importance : c'est d'abord une opérationfructueuse et, ensuite, une occasion de prendreen tutelle ces sociétés embarrassées. »56

54 Die Bank, 1913, n°7, p. 630.55 Stillich : ouvr. cité, p. 143 et W. Sombart : Die

deutsche Volkswirtschaft im 19. Jahrhundert, 2e édit., 1909,p 526, annexe 8.

56 A. Hilferding : Le capital financier, p. 172

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Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

Un exemple. La société anonyme minière« Union » de Dortmund, fondée en 1872, aucapital-actions de 40 millions de marks environ,vit le cours de ses actions s'élever à 170 % aprèsqu'elle eut payé dans sa première année 12 % dedividendes. Le capital financier en fit sonbeurre, gagnant la bagatelle de quelque 28millions de marks. Lors de la fondation de cettesociété, le rôle principal était revenu a la« Disconto-Gesellschaft », cette même grossebanque allemande qui a réussi à porter soncapital à 300 millions de marks. Ensuite, lesdividendes de l'« Union » tombèrent à zéro. Lesactionnaires durent consentir à passer une partiedes capitaux par « profits et pertes », c'est-à-dire à en sacrifier une partie pour ne pas perdrele tout. Et c'est ainsi que, par une séried'« assainissements », plus de 73 millions demarks ont disparu, en trente ans, des registresde l'« Union ». « À l'heure actuelle, lesactionnaires fondateurs de cette société n'en onten mains que 5 % de la valeur nominale de leurstitres »57, mais les banques n'ont cessé de« gagner » à chaque « assainissement ».

La spéculation sur les terrains situés auxenvirons des grandes villes en pleindéveloppement est aussi une opérationextrêmement lucrative pour le capital financier.Le monopole des banques fusionne ici avec celuide la rente foncière et celui des voies decommunication, car la montée du prix desterrains, la possibilité de les vendreavantageusement par lots, etc., dépendentsurtout de la commodité des communicationsavec le centre de la ville, et ses communicationssont précisément aux mains des grandescompagnies liées à ces mêmes banques par lesystème de participations et la répartition despostes directoriaux. Il se produit ce que l'auteurallemand L. Eschwege, collaborateur de la revueDie Bank, qui a spécialement étudié lesopérations de vente de terrains, les hypothèquesfoncières, etc., a appelé le « marais » : laspéculation effrénée sur les terrains suburbains,

57 Stillich : ouvr. cité, p. 138 et Liefmann : ouvr. cité, p.51.

les faillites des entreprises de construction tellesque la « Boswau et Knauer » de Berlin, quiavait récolté jusqu'à 100 millions de marks parl'intermédiaire de l'« importante etrespectable » « Deutsche Bank », laquelle, s'entenant bien entendu au système des« participations », c'est-à-dire agissant ensecret, dans l'ombre, s'est tirée d'affaire enperdant « seulement » 12 millions de marks ;ensuite, la ruine des petits propriétaires et desouvriers que les firmes de construction facticeslaissent impayés ; les tripotages avec la« loyale » police et l'administration berlinoisespour avoir la haute main sur la délivrance par lamunicipalité des renseignements concernant lesterrains et des autorisations de construire, etc.,etc.58

Les « mœurs américaines », au sujetdesquelles les professeurs européens et lesbourgeois bien pensant lèvent si hypocritementles yeux au ciel, sont devenues, à l'époque ducapital financier, celles de toute grande villedans n'importe quel pays.

On parlait à Berlin, au début de 1914, de laconstitution prochaine d'un « trust destransports », c'est-à-dire d'une « communautéd'intérêts « de trois entreprises berlinoises detransports : Chemin de fer électrique urbain,Société des tramways et Société des omnibus.« Que pareille intention existât, écrivait DieBank, nous le savions depuis qu'il est connu quela majorité des actions de la Société desomnibus a été acquise par deux autres sociétésde transports... On ne saurait suspecter labonne foi des instigateurs de ces projets quiespèrent, par une régularisation unifiée destransports, réaliser des économies, dont unepartie pourrait finalement profiter au public.Mais la question se complique du fait que,derrière le trust en formation, il y a des banquesqui, si elles le veulent, peuvent subordonner lesmoyens de communication dont elles auront lemonopole aux intérêts de leur commerce deterrains. Pour se convaincre combien une telle

58 Die Bank, 1913, p. 952, L. Eschwege : Der Sumpf,ibidem, 1912, n°1, pp. 223 et suivantes.

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Les classiques du matérialisme dialectique

supposition est naturelle, il suffit de se rappelerque, dès la fondation de la Société du chemin defer électrique urbain, les intérêts de la grandebanque qui la patronnait s'y sont trouvés mêlés.Savoir : les intérêts de cette entreprise detransports s'enchevêtraient avec les intérêts dutrafic des terrains. En effet, la ligne Est de cechemin de fer devait desservir des terrains quela banque, une fois la construction de la ligneassurée, revendit avec un énorme bénéfice pourelle-même et pour quelques participants... »59

Le monopole, quand il s'est formé et brassedes milliards, pénètre impérieusement dans tousles domaines de la vie sociale, indépendammentdu régime politique et de toutes autres« contingences ». La littérature économiqueallemande a l'habitude de louer servilementl'intégrité des fonctionnaires prussiens, non sansfaire allusion au Panama français et à lacorruption politique américaine. Mais la véritéest que même les publications bourgeoisesconsacrées aux affaires bancaires de l'Allemagnesont constamment obligées de déborder ledomaine des opérations purement bancaires etde parler, par exemple, de « l'attraction exercéepar les banques » sur les fonctionnaires qui, deplus en plus fréquemment, passent au service deces dernières : « Où en est l'intégrité dufonctionnaire d'État qui aspire, dans son forintérieur à une petite place de tout repos à laBehrenstrasse ? »60 (rue de Berlin où se trouvele siège de la « Deutsche Bank ».) L'éditeur deDie Bank, Alfred Lansburgh, écrivait en 1909 unarticle : « La signification économique dubyzantinisme », traitant notamment du voyagede Guillaume II en Palestine et « de saconséquence immédiate, le chemin de fer deBagdad, cette fatale « grande œuvre de l'espritd'entreprise allemand », qui a plus fait pourl'« encerclement » que tous nos péchéspolitiques pris ensemble »61 (il faut entendre parencerclement la politique d’Édouard VII,tendant à isoler l'Allemagne dans le cercle d'une

59 « Verkehrstrust », Die Bank, 1914, n°1, p. 89.60 « Der Zug zur Bank », dans Die Bank, 1909, n°1, p. 79.61 « Der Zug zur Bank », dans Die Bank, 1909, n°1, p. 301.

alliance impérialiste anti-allemande). En 1911,le collaborateur déjà mentionné de cette revue,Eschwege, publiait un article intitulé : « Laploutocratie et les fonctionnaires », dans lequelil dévoilait, entre autres, le cas du fonctionnaireallemand Völker, qui se signala par son énergieau sein de la commission des cartels, mais qui,au bout de quelque temps, se trouva êtredétenteur d'une petite place lucrative dans leplus grand des cartels, le Syndicat de l'acier.Des cas analogues, qui ne sont point un effet duhasard, obligeaient l'écrivain bourgeois àreconnaître que « la liberté économique garantiepar la Constitution allemande n'est plus, dansbien des domaines, qu'une phrase vide de sens »et que, la domination de la ploutocratie une foisétablie, « même la liberté politique la plus largene peut empêcher que nous ne devenions unpeuple d'hommes privés de liberté »62.

Pour ce qui est de la Russie, nous nousbornerons a un seul exemple. Il y a quelquesannées, une nouvelle a fait le tour de la presse,annonçant que Davydov, directeur de lachancellerie du crédit, abandonnait son posted'État pour entrer au service d'une grandebanque ; celle-ci lui accordait des émolumentsqui, d'après le contrat, devaient en quelquesannées se monter à plus d'un million de roubles.La chancellerie du crédit est une institutiondont la tâche est de « coordonner l'activité detous les établissements de crédit de l'État » etqui accorde aux banques de la capitale dessubventions allant de 800 à 1 000 millions deroubles63.

Le propre du capitalisme est, en règlegénérale, de séparer la propriété du capital deson application à la production ; de séparer lecapital-argent du capital industriel ouproductif ; de séparer le rentier, qui ne vit quedu revenu qu'il tire du capital-argent, del'industriel, ainsi que de tous ceux quiparticipent directement à la gestion descapitaux. L'impérialisme, ou la domination ducapital financier, est ce stade suprême du

62 Die Bank, 1911, n°2, p. 825 1913, n°2, p. 926.63 E. Agahd : ouvr. cité, p. 202.

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Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

capitalisme où cette séparation atteint de vastesproportions. La suprématie du capital financiersur toutes les autres formes du capital signifiel'hégémonie du rentier et de l'oligarchiefinancière ; elle signifie une situation privilégiéepour un petit nombre d'États financièrement« puissants », par rapport a tous les autres. Onpeut juger de l'échelle de ce processus par lastatistique des émissions, c'est-à-dire de la miseen circulation de valeurs de toute sorte.

Dans le Bulletin de l'institut international destatistique, A. Neymarck64 a publié sur lesémissions de valeurs dans le monde entier desdonnées très étendues, complètes, susceptiblesd'être comparées, et maintes fois reproduites parla suite fragmentairement dans les publicationséconomiques. Voici les chiffres pour les quarantedernières années :

Total des émissions en mil liards de francs(par dizaine d'années)

1871-1880 76,41881-1890 64,51894-1900 100,41901-1910 197,8

Entre 1870 et 1880, la somme des émissions aaugmenté dans le monde entier à la suite,notamment, des emprunts, conséquence de laguerre franco-prussienne et de la« Gründerzeit » qui la suivit en Allemagne.D'une façon générale, pendant les trentedernières années du XIXe siècle, les émissionsn'augmentent relativement pas très vite. Mais,au cours des dix premières années du XXe siècle,la progression est énorme, près de 100 % en dixans. Le début du XXe siècle marque donc untournant en ce qui concerne non seulementl'extension des monopoles (cartels, syndicats,trusts), ce dont nous avons déjà parlé, maisaussi en ce qui concerne le développement ducapital financier.

Neymarck évalue à environ 815 milliards defrancs le total des valeurs émises dans le monde

64 Bul letin de l'Institut international de statistique , tomeXIX, livre II, La Haye, 1912. Les données sur les petitsÉtats (2e colonne) sont celles de 1902, augmentées de 20 %.

entier en 1910. Défalcation faite,approximativement, des sommes répétées, ilabaisse ce total à 575 ou 600 milliards, qui serépartissent comme suit entre les différents pays(le montant étant supposé égal à 600 milliards) :

Montant des valeurs en 1910(en mil liards de francs)

Angleterre 142

479États-Unis 132

France 110

Allemagne 95

Russie 31

Autriche-Hongrie 24

Italie 14

Japon 12

Hollande 12,5

Belgique 7,5

Espagne 7,5

Suisse 6,25

Danemark 3,75

Suède, Norvège, Roumanie, etc. 2,5

Total 600

Ces chiffres, on le voit immédiatement,mettent très nettement en évidence les quatrepays capitalistes les plus riches, qui disposentchacun d'environ 100 à 150 milliards de francsde valeurs. Deux de ces quatre pays– l'Angleterre et la France – sont les payscapitalistes les plus anciens et, ainsi que nous leverrons, les plus riches en colonies ; les deuxautres – les États-Unis et l'Allemagne – sont lesplus avancés par le développement rapide et ledegré d'extension des monopoles capitalistesdans la production. Ensemble, ces quatre payspossèdent 479 milliards de francs, soit près de80 % du capital financier mondial. Presque toutle reste du globe est, d'une manière ou d'uneautre, débiteur et tributaire de ces pays,véritables banquiers internationaux qui sont lesquatre « piliers » du capital financier mondial.

Il importe d'examiner particulièrement le rôle

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que joue l'exportation des capitaux dans lacréation du réseau international de dépendanceset de relations du capital financier.

IV. L'exportation des capitaux

Ce qui caractérisait l'ancien capitalisme, oùrégnait la libre concurrence, c'était l'exportationdes marchandises. Ce qui caractérise lecapitalisme actuel, où règnent les monopoles,c'est l'exportation des capitaux.

Le capitalisme, c'est la productionmarchande, à son plus haut degré dedéveloppement, où la force de travail elle-mêmedevient marchandise. L'extension des échangestant nationaux qu'internationaux, surtout, estun trait distinctif caractéristique du capitalisme.Le développement inégal et par bonds desdifférentes entreprises, des différentes industrieset des différents pays, est inévitable en régimecapitaliste. Devenue capitaliste la première, etadoptant le libre-échange vers le milieu du XIXe

siècle, l'Angleterre prétendit au rôle d'« atelierdu monde entier », de fournisseur en articlesmanufacturés de tous les pays, qui devaient, enéchange, la ravitailler en matières premières.Mais ce monopole, l'Angleterre commença à leperdre dès le dernier quart de ce siècle. D'autrespays, qui s'étaient défendus par des tarifsdouaniers « protecteurs », devinrent à leur tourdes États capitalistes indépendants. Au seuil duXXe siècle, on vit se constituer un autre genrede monopoles : tout d'abord, des associationsmonopolistes capitalistes dans tous les pays àcapitalisme évolué ; ensuite, la situation demonopole de quelques pays très riches, danslesquels l'accumulation des capitaux atteignaitd'immenses proportions. Il se constitua unénorme « excédent de capitaux » dans les paysavancés.

Certes, si le capitalisme pouvait développerl'agriculture qui, aujourd'hui, retarde partoutterriblement sur l'industrie, s'il pouvait élever leniveau de vie des masses populaires qui, endépit d'un progrès technique vertigineux,demeurent partout grevées par la sous-

alimentation et l'indigence, il ne saurait êtrequestion d'un excédent de capitaux. Lescritiques petits-bourgeois du capitalisme serventà tout propos cet « argument ». Mais alors lecapitalisme ne serait pas le capitalisme, carl'inégalité de son développement et la sous-alimentation des masses sont les conditions etles prémisses fondamentales, inévitables, de cemode de production. Tant que le capitalismereste le capitalisme, l'excédent de capitaux estconsacré, non pas à élever le niveau de vie desmasses dans un pays donné, car il en résulteraitune diminution des profits pour les capitalistes,mais à augmenter ces profits par l'exportationde capitaux à l'étranger, dans les pays sous-développés. Les profits y sont habituellementélevés, car les capitaux y sont peu nombreux, leprix de la terre relativement bas, les salaires demême, les matières premières à bon marché. Lespossibilités d'exportation de capitauxproviennent de ce qu'un certain nombre de paysattardés sont d'ores et déjà entraînés dansl'engrenage du capitalisme mondial, que degrandes lignes de chemins de fer y ont étéconstruites ou sont en voie de construction, queles conditions élémentaires du développementindustriel s'y trouvent réunies, etc. La nécessitéde l'exportation des capitaux est due à la« maturité excessive » du capitalisme danscertains pays, où (l'agriculture étant arriérée etles masses misérables) les placements« avantageux » font défaut au capital. Voici desdonnées approximatives sur l'importance descapitaux placés à l'étranger par trois principauxpays65.

65 Hobson : Imperialism, Londres, 1962. p. 58; Riesser :ouvr. cité, pp. 395 et 464 ; P. Arndt dans Welwirtschaft-liches Archiv, tome 7, 1916, p. 35 ; Neymarck dans leBul letin ; Hilferding : Le capital financier, p. 492 ;Lloyd George : « Discours prononcé le 4 mai 1915 à lachambre des Communes. » Daily Telegraph du 5 mai 1915 ;B. Harms : Probleme der Weltwirtschaft, Iéna, 1912, p.235 et autres ; Dr. Siegmund Schilder :Entwicklungstendenzen der Weltwirtschaft. Berlin, 1912,tome 1, p. 150 ; George Paish : « Great Britain'sCapital Investments etc. » dans le Journal of the RoyalStatistical Society, vol. LXXIV. 1910-11, pp. 167 etsuivantes ; Georges Diouritch : L'expansion desbanques al lemandes à l'étranger, ses rapports avec ledéveloppement économique de l'Al lemagne, Paris, 1909, p.

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Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

Capitaux placés à l'étranger(en mil liards de francs)

Années Par l'Angleterre Par la France Par l'Allemagne

1862 3,6 - -

1872 15 10 (1869) -

1882 22 15 (1886) ?

1893 42 20 (1896) ?

1902 62 27-37 12,5

1914 75-100 60 44

On voit par là que l'exportation des capitauxn'atteignit un développement prodigieux qu'audébut du XXe siècle. Avant la guerre, lescapitaux investis à l'étranger par les troisprincipaux pays étaient de 175 à 200 milliardsde francs. Au taux modeste de 5 %, ils devaientrapporter 8 à 10 milliards de francs par an. Basesolide pour l'oppression et l'exploitationimpérialiste de la plupart des pays et despeuples du monde, pour le parasitismecapitaliste d'une poignée d'États opulents !

Comment se répartissent entre les différentspays ces capitaux placés à l'étranger ? Où vont-ils ? À cette question on ne peut donner qu'uneréponse approximative, qui est pourtant denature à mettre en lumière certains rapports etliens généraux de l'impérialisme moderne.

Continents entre lesquels sont répartisapproximativement les capitaux exportés

(aux environs de 1910)(en mil liards de marks)

Parl'Angleterre

Par laFrance

Parl'Allemagne

Total

Europe 4 23 18 45

Amérique 37 4 10 51

Asie,Afrique etAustralie

29 9 7 44

Total 70 35 35 140

Pour l'Angleterre, ce sont en premier lieu ses

84.

possessions coloniales, très grandes en Amériqueégalement (le Canada, par exemple), sans parlerde l'Asie, etc. Les immenses exportations decapitaux sont étroitement liées ici, avant tout,aux immenses colonies, dont nous dirons plusloin l'importance pour l'impérialisme. Il en vaautrement pour la France. Ici les capitauxplacés à l'étranger le sont surtout en Europe etnotamment en Russie (10 milliards de francs aumoins). Il s'agit principalement de capitaux deprêt, d'emprunts d'État, et non de capitauxinvestis dans les entreprises industrielles. À ladifférence de l'impérialisme anglais, colonialiste,l'impérialisme français peut être qualifiéd'usuraire. L'Allemagne offre une troisièmevariante : ses colonies sont peu considérables, etses capitaux placés à l'étranger sont ceux qui serépartissent le plus également entre l'Europe etl'Amérique.

Les exportations de capitaux influent, enl'accélérant puissamment, sur le développementdu capitalisme dans les pays vers lesquels ellessont dirigées. Si donc ces exportations sontsusceptibles, jusqu'à un certain point, d'amenerun ralentissement dans l'évolution des paysexportateurs, ce ne peut être qu'en développanten profondeur et en étendue le capitalisme dansle monde entier.

Les pays exportateurs de capitaux ontpresque toujours la possibilité d'obtenir certains« avantages », dont la nature fait la lumière surl'originalité de l'époque du capital financier etdes monopoles. Voici par exemple, ce qu'onlisait, en octobre 1913, dans la revue berlinoiseDie Bank :

« Une comédie digne d'un Aristophane sejoue depuis peu sur le marché financierinternational. De nombreux États étrangers, del'Espagne aux Balkans, de la Russie àl'Argentine, au Brésil et à la Chine présententsur les grands marchés financiers, ouvertementou sous le manteau, des demandes d'empruntsdont certaines sont extraordinairementpressantes. La situation aujourd'hui n'est guèrefavorable sur les marchés financiers et les

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perspectives politiques ne sont pas radieuses. Etcependant, aucun des marchés financiers n'oserefuser les emprunts étrangers, de crainte que levoisin ne le prévienne et ne consente l'emprunt,en s'assurant ainsi services pour services. Dansles transactions internationales de cette sorte, leprêteur, en effet, obtient presque toujoursquelques chose : un avantage lors de laconclusion d'un traité de commerce, une basehouillère, la construction d'un port, une grasseconcession, une commande de canons. »66

Le capital financier a engendré lesmonopoles. Or, les monopoles introduisentpartout leurs méthodes : l'utilisation des« relations » pour des transactions avantageusesse substitue, sur le marché public, à laconcurrence. Rien de plus ordinaire qued'exiger, avant d'accorder un emprunt, qu'il soitaffecté en partie à des achats de produits dansle pays prêteur, surtout à des commandesd'armements, de bateaux, etc. La France, aucours de ces vingt dernières années (1890-1910),a très souvent recouru à ce procédé.L'exportation des capitaux devient ainsi unmoyen d'encourager l'exportation desmarchandises. Les transactions entre desentreprises particulièrement importantesrevêtent, dans ces circonstances, un caractère telque pour employer cet « euphémisme » deSchilder67, « elles confinent à la corruption ».Krupp en Allemagne, Schneider en France,Armstrong en Angleterre nous offrent le modèlede ces firmes étroitement liées à des banquesgéantes et au gouvernement, et qu'il n'est pasfacile d'y « passer outre » lors de la conclusiond'un emprunt.

La France, créditrice de la Russie, a « faitpression » sur elle lors du traité de commercedu 16 septembre 1905, en se faisant accordercertains avantages jusqu'en 1917. Elle fit demême à l'occasion du traité de commerce qu'ellesigna avec le Japon le 19 août 1911. La guerredouanière entre l'Autriche et la Serbie, qui dura,sauf une interruption de sept mois, de 1906 à

66 Die Bank, 1913, n°2, pp. 1024.67 Schilder : ouvr. cité, pp. 346, 350, 371.

1911, avait été provoquée en partie par laconcurrence entre l'Autriche et la France quantau ravitaillement de la Serbie en matériel deguerre. En janvier 1912, Paul Deschaneldéclarait à la Chambre que les firmes françaisesavaient, de 1908 à 1911, fourni à la Serbie pour45 millions de francs de matériel de guerre.

Un rapport du consul austro-hongrois à Sao-Paulo (Brésil) déclare : « La construction deschemins de fer brésiliens est réaliséeprincipalement avec des capitaux français,belges, britanniques et allemands. Les paysintéressés s'assurent, au cours des opérationsfinancières liées à la construction des voiesferrées, des commandes de matériaux deconstruction ».

Le capital financier jette ainsi ses filets ausens littéral du mot, pourrait-on dire, sur tousles pays du monde. Les banques qui se fondentdans les colonies et leurs succursales, jouent enl'occurrence un rôle important. Les impérialistesallemands considèrent avec envie les « vieux »pays colonisateurs qui, à cet égard, ont assuréleur avenir de façon particulièrement« avantageuse » : en 1904 l'Angleterre avait 50banques coloniales avec 2279 succursales (en1910, elle en avait 72 avec 5449 succursales) ; laFrance en avait 20 avec 136 succursales ; laHollande, 16 avec 68 succursales, alors quel'Allemagne n'en avait « en tout et pour tout »,que 13 avec 70 succursales68. Les capitalistesaméricains jalousent, de leur côté, leursconfrères anglais et allemands : « En Amériquedu Sud, écrivaient-ils, navrés, en 1915, cinqbanques allemandes ont 40 succursales, et cinqbanques anglaises en ont 70... L'Angleterre etl'Allemagne ont, au cours des vingt-cinqdernières années, investi en Argentine, au Brésilet en Uruguay environ 4 billions (milliards) dedollars, ce qui fait qu'ils bénéficient de 46 % del'ensemble du commerce de ces trois pays. »69

68 Riesser : ouvr. cité, p. 375, 4e édition, et Diouritch :ouvr. cité, p. 283.

69 The Annals of the American Academy of Political andSocial Science, vol. LIX, mai 1915, p. 301. Dans cettemême publication, à la page 331, nous lisons que, dans ladernière livraison de la revue financière The Statist, le

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Les pays exportateurs de capitaux se sont, ausens figuré du mot, partagé le monde. Mais lecapital financier a conduit aussi au partagedirect du globe.

V. Le partage du monde entre lesgroupements capitalistes

Les groupements de monopoles capitalistes– cartels, syndicats, trusts – se partagent toutd'abord le marché intérieur en s'assurant lapossession, plus ou moins absolue, de toute laproduction de leur pays. Mais, en régimecapitaliste, le marché intérieur estnécessairement lié au marché extérieur. Il y alongtemps que le capitalisme a créé le marchémondial. Et, au fur et à mesure que croissaitl'exportation des capitaux et que s'étendaient,sous toutes les formes, les relations avecl'étranger et les colonies, ainsi que les « zonesd'influence » des plus grands groupementsmonopolistes, les choses allaient« naturellement » vers une entente universellede ces derniers, vers la formation de cartelsinternationaux.

Ce nouveau degré de concentration du capitalet de la production à l'échelle du monde entierest infiniment plus élevé que les précédents.Voyons comment se forme ce supermonopole.

L'industrie électrique caractérise mieux quetout autre les progrès modernes de la technique,le capitalisme de la fin du XIXe siècle et ducommencement du XXe. Et elle s'est surtoutdéveloppée dans les deux nouveaux payscapitalistes les plus avancés : les États-Unis etl'Allemagne. En Allemagne, la concentrationdans ce domaine a été particulièrement accéléréepar la crise de 1900. Les banques, déjàsuffisamment liées à l'industrie à cette époque,précipitèrent et accentuèrent au plus haut pointpendant cette crise la ruine des entreprisesrelativement peu importantes, et leur absorptionpar les grandes entreprises. « En refusant tout

fameux statisticien Paish estime la somme du capitalexporté par l'Angleterre, l'Allemagne, la France, laBelgique et la Hollande à 40 milliards de dollars, soit 200milliards de francs.

secours aux entreprises qui avaient précisémentle plus grand besoin de capitaux, écrit Jeidels,les banques provoquèrent d'abord un essorprodigieux, puis la faillite lamentable dessociétés qui ne leur étaient pas assez étroitementrattachées. »70

Résultat : après 1900, la concentrationprogressa à pas de géant. Jusqu'en 1900, il yavait eu dans l'industrie électrique 8 ou 7« groupes » formés chacun de plusieurs sociétés(au total 28) et dont chacun était soutenu pardes banques au nombre de 2 à 11. Vers 1908-1912, tous ces groupes avaient fusionné pourn'en former que deux, voire un. Voici comment :

Groupements dans l'industrie électrique

Jusqu'en 1900 Vers 1912

Felten etGuillaume Felten et

Lahmeyer

AEG(SociétéGénérale

d'Electricité)

(« Coopération »étroitedepuis1908)

Lahmeyer

Union AEGAEG (Société

Généraled'Electricité)

Siemens etHalske Siemens et

Halske-Schuckert

Siemens etHalske-

SchuckertSchuckert et

Cie

Bergmann Bergmann

Kummer Krach en 1910

La fameuse AEG (Société Généraled’Électricité) contrôle au terme de cedéveloppement 175 à 200 sociétés (selon lesystème des « participations ») et dispose autotal d'un capital d'environ 1,5 milliard demarks. À elles seules, ses représentationsdirectes à l'étranger sont au nombre de 34, dont12 sociétés par actions, dans plus de 10 États.Dès 1904, les capitaux investis par l'industrieélectrique allemande à l'étranger étaient évaluésà 233 millions de marks, dont 62 millions enRussie. Inutile de dire que la « Société Généraled’Électricité » est une immense entreprise« combinée » (ses sociétés industrielles de

70 Jeidels : ouvr. cité, p. 232

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Les classiques du matérialisme dialectique

fabrication sont à elles seules au nombre de 16),produisant les articles les plus variés, depuis lescâbles et isolateurs jusqu'aux automobiles etaux appareils volants.

Mais la concentration en Europe a été aussipartie intégrante du processus de concentrationen Amérique. Voici comment cela s'est fait :

États-Unis

General Electric Cie

La compagnieThompson-

Houston fonde unefirme pourl'Europe

La Compagnie Edisonfonde pour l'Europe la

Société françaiseEdison, qui transmetses brevets à la firme

allemande

Allemagne

Sociétéd'Électricité« Union »

Société Généraled'Électricité (AEG)

Société Générale d'Électricité (AEG)

Ainsi se sont constituées deux « puissances »de l'industrie électrique. « Il n'existe pas aumonde d'autres sociétés d'électricité qui ensoient entièrement indépendantes », écrit Heinigdans son article « La voie du trust del'électricité ». Quant au chiffre d'affaires et àl'importance des entreprises des deux « trusts »,les chiffres suivants en donnent une idée, encoreque très incomplète :

Chiffred'affaire

(en millionsde marks)

Nombrede

personnesemployées

Bénéficesnets (enmillions

de marks)

Amérique :« General

Electric Co »(GEC)

1907 252 28 000 35,4

1910 298 32 000 45,6

Allemagne :« SociétéGénérale

d'Électricité »(AEG)

1907 216 30 700 14,5

1911 362 60 800 21,7

Et voilà qu'en 1907, entre les trustsaméricain et allemand, intervient un accordpour le partage du monde. La concurrence cesseentre eux. Le G.E.C. « reçoit » les États-Unis et

le Canada ; l'A.E.G. « obtient » l'Allemagne,l'Autriche, la Russie, la Hollande, le Danemark,la Suisse, la Turquie, les Balkans. Des accordsspéciaux, naturellement secrets, règlentl'activité des filiales, qui pénètrent dans denouvelles branches de l'industrie et dans lespays « nouveaux » qui ne sont pas encoreformellement inclus dans le partage. Il s'institueun échange d'expérience et d'inventions71.

On conçoit toute la difficulté de laconcurrence contre ce trust, pratiquementunique et mondial, qui dispose d'un capital deplusieurs milliards et a des « succursales », desreprésentations, des agences, des relations, etc.,en tous les points du globe. Mais ce partage duglobe entre deux trusts puissants n'exclut certespas un nouveau partage, au cas où le rapportdes forces viendrait à se modifier (par suited'une inégalité dans le développement, deguerres, de faillites, etc.)

L'industrie du pétrole fournit un exempleédifiant d'une tentative de repartage de cegenre, de lutte pour ce nouveau partage.

« Le marché mondial du pétrole, écrivait en1905 Jeidels, est aujourd'hui encore, partagéentre deux grands groupes financiers : la« Standard Oil C-y » de Rockefeller et lesmaîtres du pétrole russe de Bakou, Rothschildet Nobel. Les deux groupes sont étroitementliés, mais, depuis, plusieurs années, leurmonopole est menacé par cinq ennemis »72 :1) l'épuisement des ressources pétrolièresaméricaines ; 2) la concurrence de la firmeMantachev de Bakou ; 3) les sources de pétroled'Autriche et 4) celles de Roumanie ; 5) lessources de pétrole d'outre-Océan, notammentdans les colonies hollandaises (les firmesrichissimes Samuel et Shell, liées également aucapital anglais). Les trois derniers groupesd'entreprises sont liées aux grandes banquesallemandes, la puissante « Deutsche Bank » entête. Ces banques ont développésystématiquement et de façon autonome

71 Riesser : ouvr. cité, Dioutrich : ouvr. cité; p. 239;Rurt Heinig : article cité.

72 Jeidels : ouvr. cité, pp. 192.

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l'industrie du pétrole, par exemple enRoumanie, pour avoir « leur propre » pointd'appui. En 1907, la somme des capitauxétrangers investis dans l'industrie roumaine dupétrole se montait à 185 millions de francs, dont74 millions de provenance allemande73.

On vit alors débuter ce qu'on appelle, dans lalittérature économique, une lutte pour le« partage du monde ». D'une part, la« Standard Oil » de Rockefeller, voulant toutavoir, fonda en Hollande même une sociétéfiliale, accaparant les sources pétrolifères desIndes néerlandaises et cherchant ainsi àatteindre son ennemi principal, le trusthollando-britannique de la « Shell ». De leurcôté, la « Deutsche Bank » et les autres banquesberlinoises cherchèrent à « garder » laRoumanie et à l'associer à la Russie contreRockefeller. Ce dernier disposait de capitauxinfiniment supérieurs et d'une excellenteorganisation pour le transport du pétrole et salivraison aux consommateurs. La lutte devait seterminer, et elle se termina effectivement en1907, par la défaite totale de la « DeutscheBank », qui se trouva placée devant l'alternativede liquider ses « intérêts pétroliers » en perdantdes millions, ou de se soumettre. C'est cettedernière solution qui l'emporta ; il fut concluavec la « Standard Oil » un contrat fortdésavantageux pour la « Deutsche Bank » parlequel cette dernière s'engageait à « ne rienentreprendre qui pût nuire aux intérêtsaméricains » ; toutefois, une clause prévoyaitl'annulation du contrat au cas où l'Allemagneintroduirait, par voie législative, le monopoled'État sur le pétrole.

Alors commence la « comédie du pétrole ».Un des rois de la finance allemande, vonGwinner, directeur de la « Deutsche Bank »,déclenche par l'intermédiaire de son secrétaireprivé Stauss, une campagne pour le monopoledes pétroles. L'appareil formidable de la grandebanque berlinoise, avec ses vastes « relations »,est mis en branle ; la presse, délirante, débordede clameurs « patriotiques » contre le « joug »

73 Dioutrich : ouvr. cité, pp. 245.

du trust américain et, le 15 mars 1911, leReichstag adopte, presque à l'unanimité, unemotion invitant le gouvernement à présenter unprojet de monopole pour le pétrole. Legouvernement se saisit de cette idée« populaire », et la « Deutsche Bank », quivoulait duper son associé américain et améliorersa situation à l'aide du monopole d'État,paraissait gagner la partie. Déjà les magnatsallemands du pétrole escomptaient des bénéficesfabuleux, qui devaient ne le céder en rien à ceuxdes sucriers russes... Mais, premièrement, lesgrandes banques allemandes se brouillèrent ausujet du partage du butin, et la « Disconto-Gesellschaft » dévoila les visées intéressées de la« Deutsche Bank » ; ensuite, le gouvernementeut peur à l'idée d'engager la lutte avecRockefeller, car il était fort douteux quel'Allemagne pût réussir à se procurer du pétroleen dehors de ce dernier (la production roumaineétant peu importante). Enfin (1913) le créditd'un milliard destiné aux préparatifs de guerrede l'Allemagne fut accordé et le projet demonopole se trouva reporté. La « StandardOil » de Rockefeller sortait momentanémentvictorieuse de la lutte.

La revue berlinoise Die Bank disait à cepropos que l'Allemagne ne pourrait combattre la« Standard Oil » qu'en instituant le monopoledu courant électrique et en transformant la forcehydraulique en électricité à bon marché. Mais,ajoutait l'auteur de l'article, « le monopole del'électricité viendra au moment où lesproducteurs en auront besoin, c'est-à-dire quandl'industrie électrique sera au seuil d'une nouvellegrande faillite ; quand les gigantesques centralesélectriques si coûteuses, construites partoutaujourd'hui par les « consortiums » privés del'industrie électrique et pour lesquelles ces« consortiums » se voient dès maintenantattribuer certains monopoles par les villes, lesÉtats, etc., ne pourront plus travailler dans desconditions profitables. Dès lors il faudra avoirrecours aux forces hydrauliques. Mais on nepourra pas les transformer aux frais de l'État enélectricité à bon marché ; il faudra une fois de

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plus les remettre à un « monopole privé contrôlépar l'État », l'industrie privée ayant déjà concluune série de marchés et s'étant réservéd'importants privilèges... Il en fut ainsi dumonopole des potasses ; il en est ainsi de celuidu pétrole ; il en sera de même du monopole del'électricité. Nos socialistes d'État, qui selaissent aveugler par de beaux principes,devraient enfin comprendre qu'en Allemagne lesmonopoles n'ont jamais eu pour but ni pourrésultat d'avantager les consommateurs, oumême de laisser à l'État une partie des bénéficesde l'entreprise, mais qu'ils ont toujours servi àassainir, aux frais de l'État, l'industrie privéedont la faillite est imminente. »74

Voilà les aveux précieux que sont obligés defaire les économistes bourgeois d'Allemagne. Ilsmontrent nettement que les monopoles privés etles monopoles d'État s'interpénètrent à l'époquedu Capital financier, les uns et les autresn'étant que des chaînons de la lutte impérialisteentre les plus grands monopoles pour le partagedu monde.

Dans la marine marchande, le développementprodigieux de la concentration a égalementabouti au partage du monde. En Allemagne, onvoit au premier plan deux puissantes sociétés, la« Hamburg-America » et la « Nord-DeutscheLloyd », ayant chacune un capital de 200millions de marks (actions et obligations) etpossédant des bateaux à vapeur d'une valeur de185 à 189 millions de marks. D'autre part, enAmérique, le 1er janvier 1903, s'est formé letrust dit de Morgan, la « CompagnieInternationale du commerce maritime », quiréunit neuf compagnies de navigationaméricaines et anglaises et dispose d'un capitalde 120 millions de dollars (480 millions demarks). Dès 1903, les colosses allemands et cetrust anglo-américain concluaient un accordpour le partage du monde, en relation avec lepartage des bénéfices. Les sociétés allemandesrenonçaient à concurrencer leur rival dans lestransports entre l'Angleterre et l'Amérique. On

74 Die Bank, 1912, n°1, p. 1036 ; 1912 n°2, pp. 629 ; 1913,n°1, p. 388

avait précisé à qui serait « attribué » tel ou telport, on avait créé un comité mixte de contrôle,etc. Le contrat était conclu pour vingt ans, aveccette prudente réserve qu'il serait frappé denullité en cas de guerre75.

Extrêmement édifiante aussi est l'histoire dela création du cartel international du rail. C'esten 1884, au moment d'une grave dépressionindustrielle, que les usines de rails anglaises,belges et allemandes firent une premièretentative pour constituer ce cartel. Elless'entendirent pour ne pas concurrencer sur lemarché intérieur les pays touchés par l'accord,et se partagèrent le marché extérieur commesuit : Angleterre, 66 %, Allemagne, 27 %,Belgique, 7 %. L'Inde fut attribuée entièrementà l'Angleterre. Une firme anglaise étant restéeen dehors du cartel, il y eut contre elle une luttecommune, dont les frais furent couverts par unpourcentage prélevé sur le total des venteseffectuées. Mais, en 1886, lorsque deux firmesanglaises sortirent du cartel, celui-ci s'effondra.Fait caractéristique : l'entente ne put se réaliserdans les périodes ultérieures d'essor industriel.

Au début de 1904, un syndicat de l'acier estfondé en Allemagne. En novembre 1904, lecartel international du rail est reconstituécomme suit : Angleterre, 53,5 %, Allemagne,28,83 %, Belgique, 17,67 %. La France y adhérapar la suite avec respectivement 4,8 %, 5,8 %, et6,4 % pour la première, la deuxième et latroisième année, au-delà de 100 %, soit pour untotal de 104,8 %, etc. En 1905, la « SteelCorporation » américaine y adhérait à son tour,puis l'Autriche et l'Espagne.

« À l'heure actuelle, écrivait Vogelstein en1910, le partage du monde est achevé, et lesgrands consommateurs, les chemins de ferd'État en premier lieu, peuvent, puisque lemonde est déjà partagé et qu'on n'a pas tenucompte de leurs intérêts, habiter comme le poètedans les cieux de Jupiter. »76

Mentionnons encore le syndicat international

75 Riesser : ouvr. cité, p. 125.76 Vogelstein : Organisationsformen, p. 100.

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du zinc, fondé en 1909, qui partagea exactementle volume de la production entre cinq groupesd'usines : allemandes, belges, françaises,espagnoles, anglaises, puis le trust internationaldes poudres, dont Liefmann dit que c'est « uneétroite alliance, parfaitement moderne, entretoutes les fabriques allemandes d'explosifs, quise sont en quelque sorte partagé le monde entieravec les fabriques françaises et américaines dedynamite, organisées de la même manière »77.

Au total, Liefmann dénombrait en 1897 prèsde quarante cartels internationaux auxquelsparticipait l'Allemagne, et vers 1910, environune centaine.

Certains auteurs bourgeois (auxquels vient dese joindre K. Kautsky, qui a complètement reniésa position marxiste, celle de 1909 par exemple)ont exprimé l'opinion que les cartelsinternationaux, une des expressions les plusaccusées de l'internationalisation du capital,permettaient d'espérer que la paix régneraitentre les peuples en régime capitaliste. Du pointde vue de la théorie, cette opinion est tout à faitabsurde ; et du point de vue pratique, c'est unsophisme et un mode de défense malhonnête dupire opportunisme. Les cartels internationauxmontrent à quel point se sont développésaujourd'hui les monopoles capitalistes, et quelest l'objet de la lutte entre les groupementscapitalistes. Ce dernier point est essentiel ; luiseul nous révèle le sens historique et économiquedes événements, car les formes de la luttepeuvent changer et changent constamment pourdes raisons diverses, relativement temporaires etparticulières, alors que l'essence de la lutte, soncontenu de classe, ne saurait vraiment changertant que les classes existent. On comprend qu'ilsoit de l'intérêt de la bourgeoisie allemande, parexemple, à laquelle s'est en somme ralliéKautsky dans ses développements théoriques(nous y reviendrons plus loin), de camoufler lecontenu de la lutte économique actuelle (lepartage du monde) et de souligner tantôt une,tantôt une autre forme de cette lutte. Kautskycommet la même erreur. Et il ne s'agit

77 Liefmann : Kartel le und Trusts, 2e édition, p. 161.

évidemment pas de la bourgeoisie allemande,mais de la bourgeoisie universelle. Si lescapitalistes se partagent le monde, ce n est pasen raison de leur scélératesse particulière, maisparce que le degré de concentration déjà atteintles oblige à s'engager dans cette voie afin deréaliser des bénéfices ; et ils le partagent« proportionnellement aux capitaux », « selonles forces de chacun », car il ne saurait y avoird'autre mode de partage en régime deproduction marchande et de capitalisme. Or, lesforces changent avec le développementéconomique et politique ; pour l'intelligence desévénements, ils faut savoir quels problèmes sontrésolus par le changement du rapport desforces ; quant à savoir si ces changements sont« purement » économiques ou extra-économiques (par exemple, militaires), c'est làune question secondaire qui ne peut modifier enrien le point de vue fondamental sur l'époquemoderne du capitalisme. Substituer à laquestion du contenu des luttes et destransactions entre les groupements capitalistesla question de la forme de ces luttes et de cestransactions (aujourd'hui pacifique, demain nonpacifique, après-demain de nouveau nonpacifique), c'est s'abaisser au rôle de sophiste.

L'époque du capitalisme moderne nousmontre qu'il s'établit entre les groupementscapitalistes certains rapports basés sur lepartage économique du monde et que,parallèlement et conséquemment, il s'établitentre les groupements politiques, entre les États,des rapports basés sur le partage territorial dumonde, sur la lutte pour les colonies, la « luttepour les territoires économiques « .

VI. Le partage du monde entre lesgrandes puissances

Dans son livre : L'extension territoriale descolonies européennes, le géographe A. Supan78

donne un rapide résumé de cette extension pourla fin du XIXe siècle :

78 A. Supan : Die territorial Entwicklung der euro-päischenKolonien, 1906, p. 254.

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Pourcentage des territoires appartenantaux puissances colonisatrices européennes

(plus les États-Unis)

1876 1900 Différence

Afrique 10,8 % 90,4 % + 79,6 %

Polynésie 56,8 % 98,9 % + 42,1 %

Asie 51,5 % 56,6 % + 5,1 %

Australie 100,0 % 100,0 % -

Amérique 27,5 % 27,2 % - 0,3 %

« Le trait caractéristique de cette période,conclut-il, c'est donc le partage de l'Afrique etde la Polynésie. » Comme il n'y a plus, en Asieet en Amérique, de territoires inoccupés, c'est-à-dire n'appartenant à aucun État, il fautamplifier la conclusion de Supan et dire que letrait caractéristique de la période envisagée,c'est le partage définitif du globe, définitif nonen ce sens qu'un nouveau partage est impossible– de nouveaux partages étant au contrairepossibles et inévitables – mais en ce sens que lapolitique coloniale des pays capitalistes en aterminé avec la conquête des territoiresinoccupés de notre planète. Pour la premièrefois, le monde se trouve entièrement partagé, sibien qu'à l'avenir il pourra uniquement êtrequestion de nouveaux partages, c'est-à-dire dupassage d'un « possesseur » à un autre, et nonde la « prise de possession » de territoires sansmaître.

Nous traversons donc une époque originale dela politique coloniale mondiale, étroitement liéeà l'« étape la plus récente du développementcapitaliste », celle du capital financier. Aussiimporte-t-il avant tout de se livrer à une étudeapprofondie des données de fait, pour biencomprendre la situation actuelle et ce quidistingue cette époque des précédentes. Toutd'abord, deux questions pratiques : y a-t-ilaccentuation de la politique coloniale,aggravation de la lutte pour les colonies,précisément à l'époque du capital financier ? etde quelle façon exacte le monde est-ilactuellement partagé sous ce rapport ?

Dans son Histoire de la colonisation79,l'auteur américain Morris tente de comparer leschiffres relatifs à l'étendue de possessionscoloniales de l'Angleterre, de la France et del'Allemagne aux diverses périodes du XIXe

siècle. Voici, en abrégé, les résultats qu'ilobtient :

Possessions coloniales

Angleterre France

Années Superficie(en

millions demiles

carrés)

Population(en

millions)

Superficie(en

millions demiles

carrés)

Population(en

millions)

18151830

? 126,4 0,02 0,5

1860 2,5 145,1 0,2 3,4

1880 7,7 267,9 0,7 7,5

1899 9,3 309,0 3,7 56,4

Allemagne

18151830

- -

1860 - -

1880 - -

1899 1,0 14,7

Pour l'Angleterre, la période d'accentuationprodigieuse des conquêtes coloniales se situeentre 1860 et 1890, et elle est très intense encoredans les vingt dernières années du XIXe siècle.Pour la France et l'Allemagne, c'est surtout cesvingt années qui comptent. On a vu plus hautque le capitalisme prémonopoliste, le capitalismeoù prédomine la libre concurrence, atteint lalimite de son développement entre 1860 et1880 ; or, l'on voit maintenant que c'estprécisément au lendemain de cette période quecommence l'« essor » prodigieux des conquêtescoloniales, que la lutte pour le partageterritorial du monde devient infiniment âpre. Ilest donc hors de doute que le passage ducapitalisme à son stade monopoliste, au capital

79 Henry C. Morris : The History of colonization, New-York, 1900, vol. II, p. 88; vol. I, p. 419; vol. II, p. 304.

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financier, est lié à l'aggravation de la lutte pourle partage du monde.

Dans son ouvrage sur l'impérialisme, Hobsondistingue la période 1884-1900 comme celled'une intense « expansion » des principauxÉtats européens. D'après ses calculs,l'Angleterre a acquis, pendant cette période, unterritoire de 3,7 millions de miles carrés, avecune population de 57 millions d'habitants ; laFrance, 3,6 millions de miles carrés avec 36,5millions d'habitants ; l'Allemagne, un million demiles carrés avec 14,7 millions d'habitants ; laBelgique, 900 000 miles carrés avec 30 millionsd'habitants ; le Portugal, 800 000 miles carrésavec 9 millions d'habitants. La chasse auxcolonies menée par tous les États capitalistes àla fin du XIXe siècle, et surtout après 1880, estun fait universellement connu dans l'histoire dela diplomatie et de la politique extérieure.

À l'apogée de la libre concurrence enAngleterre, entre 1840 et 1870, les dirigeantspolitiques bourgeois du pays étaient contre lapolitique coloniale, considérant l'émancipationdes colonies, leur détachement complet del'Angleterre, comme une chose utile etinévitable. Dans un article sur « l'impérialismebritannique contemporain »80, publié en 1898,M. Berr indique qu'un homme d'État anglaisaussi enclin, pour ne pas dire plus, à pratiquerune politique impérialiste, que Disraëli,déclarait en 1852 : « Les colonies sont desmeules pendues à notre cou. » Mais à la fin duXIXe siècle, les hommes du jour en Grande-Bretagne étaient Cecil Rhodes et JosephChamberlain, qui prêchaient ouvertementl'impérialisme et en appliquaient la politiqueavec le plus grand cynisme !

Il n'est pas sans intérêt de constater que dèscette époque, ces dirigeants politiques de labourgeoisie anglaise voyaient nettement lerapport entre les racines pour ainsi direpurement économiques et les racines sociales etpolitiques de l'impérialisme contemporain.Chamberlain prêchait l'impérialisme comme une

80 Die Neue Zeit, 1898, 16e année, n°1, p. 302.

« politique authentique, sage et économe »,insistant surtout sur la concurrence que font àl'Angleterre sur le marché mondial l'Allemagne,l'Amérique et la Belgique. Le salut est dans lesmonopoles, disaient les capitalistes en fondantdes cartels, des syndicats et des trusts. Le salutest dans les monopoles, reprenaient les chefspolitiques de la bourgeoisie en se hâtantd'accaparer les parties du monde non encorepartagées. Le journaliste Stead, ami intime deCecil Rhodes, raconte que celui-ci lui disait en1895, à propos de ses conceptions impérialistes :« J'étais hier dans l'East-End (quartier ouvrierde Londres), et j'ai assisté à une réunion desans-travail. J'y ai entendu des discoursforcenés. Ce n'était qu'un cri : Du pain ! Dupain ! Revivant toute la scène en rentrant chezmoi, je me sentis encore plus convaincu qu'avantde l'importance de l'impérialisme... L'idée quime tient le plus à coeur, c'est la solution duproblème social, à savoir : pour sauver lesquarante millions d'habitants du Royaume-Unid'une guerre civile meurtrière, nous, lescolonisateurs, devons conquérir des terresnouvelles afin d'y installer l'excédent de notrepopulation, d'y trouver de nouveaux débouchéspour les produits de nos fabriques et de nosmines. L'Empire, ai-je toujours dit, est unequestion de ventre. Si vous voulez éviter laguerre civile, il vous faut devenirimpérialistes. »81

Ainsi parlait en 1895 Cecil Rhodes,millionnaire, roi de la finance, le principalfauteur de la guerre anglo-boer. Mais si sadéfense de l'impérialisme est un peu grossière,cynique, elle ne se distingue pas, quant au fond,de la « théorie » de MM. Maslov, Südekum,Potressov, David, du fondateur du marxismerusse, etc., etc. Cecil Rhodes était toutsimplement un social-chauvin un peu plushonnête...

Pour donner un tableau aussi précis quepossible du partage territorial du monde et deschangements survenus à cet égard pendant cesdernières dizaines d'années, nous profiterons des

81 Die Neue Zeit, 1898, 16e année, n°1, p. 304.

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données fournies par Supan, dans l'ouvrage déjàcité, sur les possessions coloniales de toutes lespuissances du monde. Supan considère lesannées 1876 et 1900. Nous prendrons commetermes de comparaison l'année 1876, fortheureusement choisie, car c'est vers cette époqueque l'on peut, somme toute, considérer commeachevé le développement du capitalismeprémonopoliste en Europe occidentale, etl'année 1914, en remplaçant les chiffres deSupan par ceux, plus récents, des Tableaux degéographie et de statistique de Hübner. Supann'étudie que les colonies ; nous croyons utile,pour que le tableau du partage du monde soitcomplet, d'y ajouter aussi des renseignementssommaires sur les pays non coloniaux et sur lespays semi-coloniaux, parmi lesquels nousrangeons la Perse, la Chine et la Turquie. Àl'heure présente, la Perse est presqueentièrement une colonie ; la Chine et la Turquiesont en voie de le devenir.

Voici les résultats que nous obtenons :

Possessions coloniales des grandes puissances(en mil lions de kilomètres carrés et en mil lions

d'habitants)

Colonies

1876 1914

km2 hab. km2 hab.

Angleterre 22,5 251,9 33,5 393,5

Russie 17,0 15,9 17,4 33,2

France 0,9 6,0 10,6 55,5

Allemagne - - 2,9 12,3

États-Unis - - 0,3 9,7

Japon - - 0,3 19,2

Total pour les 6 grandes puissances

40,4 273,8 65,0 523,4

Métropoles Total

1914 1914

km2 hab. km2 hab.

Angleterre 0,3 46,5 33,8 440,0

Russie 5,4 136,2 22,8 169,4

France 0,5 39,6 11,1 95,1

Allemagne 0,5 64,9 3,4 77,2

États-Unis 9,4 97,0 9,7 106,7

Japon 0,4 53,0 0,7 72,2

Total pour les 6 grandes puissances

16,5 437,2 81,5 960,6

Colonies des autres puissances (Belgique, Hollande, etc.)

9,9 45,3

Semi-colonies (Perse, Chine, Turquie) 14,5 361,2

Autres pays 28,0 289,9

Ensemble du globe 133,9 1657,0

Ce tableau nous montre clairement qu'auseuil du XXe siècle, le partage du monde était« terminé ». Depuis 1876 les possessionscoloniales se sont étendues dans des proportionsgigantesques : elles sont passées de 40 à 65millions de kilomètres carrés, c'est-à-direqu'elles sont devenues une fois et demie plusimportantes pour les six plus grandespuissances. L'augmentation est de 25 millions dekilomètres carrés, c'est-à-dire qu'elle dépasse demoitié la superficie des métropoles (16,5millions). Trois puissances n'avaient en 1876aucune colonie, et une quatrième, la France,n'en possédait presque pas. Vers 1914, cesquatre puissances ont acquis 14,1 millions dekilomètres carrés de colonies, soit une superficieprès d'une fois et demie plus grande que celle del'Europe, avec une population d'environ 100millions d'habitants. L'inégalité de l'expansioncoloniale est très grande. Si l'on compare, parexemple, la France, l'Allemagne et le Japon,pays dont la superficie et la population nediffèrent pas très sensiblement, on constate quele premier de ces pays a acquis presque trois foisplus de colonies (quant à la superficie) que lesdeux autres pris ensemble. Mais par son capitalfinancier, la France était peut-être aussi, audébut de la période envisagée, plusieurs fois plusriche que l'Allemagne et le Japon réunis. Lesconditions strictement économiques ne sont passeules à influencer le développement despossessions coloniales ; les conditionsgéographiques et autres jouent aussi leur rôle. Si

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importants qu'aient été, au cours des dernièresdizaines d'années, le nivellement du monde,l'égalisation des conditions économiques et duniveau de vie qui se sont produits dans lesdifférents pays sous la pression de la grandeindustrie, des échanges et du capital financier, iln'en subsiste pas moins des différences notables,et parmi les six pays nommés plus haut, l'onvoit, d'une part, de jeunes États capitalistes(Amérique, Allemagne, Japon), qui progressentavec une extrême rapidité, et, d'autre part, devieux pays capitalistes (France, Angleterre), quise développent, ces derniers temps, avecbeaucoup plus de lenteur que les précédents ;enfin, un pays qui est au point de vueéconomique le plus arriéré (Russie), et oùl'impérialisme capitaliste moderne estenveloppé, pour ainsi dire, d'un réseauparticulièrement serré de rapportsprécapitalistes.

À côté des possessions coloniales des grandespuissances, nous avons placé les colonies defaible étendue des petits États, lesquelles sont,pourrait-on dire, le prochain objectif d'un« nouveau partage » possible et probable descolonies. La plupart de ces petits États neconservent leurs colonies que grâce auxoppositions d'intérêts, aux frictions, etc., entreles grandes puissances, qui empêchent celles-cide se mettre d'accord sur le partage du butin.Pour ce qui est des États « semi-coloniaux », ilsnous offrent un exemple des formes transitoiresque l'on trouve dans tous les domaines de lanature et de la société. Le capital financier estun facteur si puissant, si décisif, pourrait-ondire, dans toutes les relations économiques etinternationales, qu'il est capable de sesubordonner et se subordonne effectivementmême des États jouissant d'une complèteindépendance politique. Nous en verrons desexemples tout à l'heure. Mais il va de soi que cequi donne au capital financier les plus grandes« commodités » et les plus grands avantages,c'est une soumission tel le qu'elle entraîne pourles pays et les peuples en cause, la perte de leurindépendance politique. Les pays semi-coloniaux

sont typiques, à cet égard, en tant que solution« moyenne ». On conçoit que la lutte autour deces pays à demi assujettis devait s'envenimerparticulièrement à l'époque du capital financier,alors que le reste du monde était déjà partagé.

La politique coloniale et l'impérialismeexistaient déjà avant la phase contemporaine ducapitalisme, et même avant le capitalisme.Rome, fondée sur l'esclavage, faisait unepolitique coloniale et pratiquait l'impérialisme.Mais les raisonnements « d'ordre général » surl'impérialisme, qui négligent ou relèguent àl'arrière-plan la différence essentielle desformations économiques et sociales, dégénèrentinfailliblement en banalités creuses ou enrodomontades, comme la comparaison entre « laGrande Rome et la Grande-Bretagne »82. Mêmela politique coloniale du capitalisme dans lesphases antérieures de celui-ci se distinguefoncièrement de la politique coloniale du capitalfinancier.

Ce qui caractérise notamment le capitalismeactuel, c'est la domination des groupementsmonopolistes constitués par les plus grosentrepreneurs. Ces monopoles sont surtoutsolides lorsqu'ils accaparent dans leurs seulesmains toutes les sources de matières brutes, etnous avons vu avec quelle ardeur lesgroupements capitalistes internationaux tendentleurs efforts pour arracher à l'adversaire toutepossibilité de concurrence, pour accaparer, parexemple, les gisements de fer ou de pétrole, etc.Seule la possession des colonies donne aumonopole de complètes garanties de succèscontre tous les aléas de la lutte avec ses rivaux,même au cas où ces derniers s'aviseraient de sedéfendre par une loi établissant le monopoled'État. Plus le capitalisme est développé, plus lemanque de matières premières se fait sentir,plus la concurrence et la recherche des sourcesde matières premières dans le monde entier sontacharnées, et plus est brutale la lutte pour lapossession des colonies.

82 C.P. Luacs : Greater Rome and Greater Britain, Oxford,1912, ou Earl of Cromer : Ancient and modernImperialism, Londres, 1910.

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Les classiques du matérialisme dialectique

« On peut même avancer, écrit Schilder,cette affirmation qui, à d'aucuns, paraîtra peut-être paradoxale, à savoir que l'accroissement dela population urbaine et industrielle pourraitêtre entravé, dans un avenir plus ou moinsrapproché, beaucoup plus par le manque dematières premières industrielles que par lemanque de produits alimentaires. » C'est ainsique le manque de bois, dont le prix monte sanscesse, se fait de plus en plus sentir, comme celuidu cuir, comme celui des matières premièresnécessaires à l'industrie textile. « Lesgroupements d'industriels s'efforcent d'équilibrerl'agriculture et l'industrie dans le cadre del'économie mondiale ; on peut signaler, à titred'exemple, l'Union internationale desassociations de filateurs de coton, qui existedepuis 1904 dans plusieurs grands paysindustriels, et l'Union européenne desassociations de filateurs de lin, fondée sur lemême modèle en 1910. »83

Naturellement, les réformistes bourgeois, etsurtout, parmi eux, les kautskistesd'aujourd'hui, essaient d'atténuer l'importancede ces faits en disant qu'« on pourrait » seprocurer des matières premières sur le marchélibre sans politique coloniale « coûteuse etdangereuse », et qu'« on pourrait » augmenterformidablement l'offre de matières premières parune « simple » amélioration des conditions del'agriculture en général. Mais ces déclarationstournent à l'apologie de l'impérialisme, à sonidéalisation, car elles passent sous silence laparticularité essentielle du capitalismecontemporain : les monopoles. Le marché librerecule de plus en plus dans le passé ; lessyndicats et les trusts monopolistes lerestreignent de jour en jour. Et la « simple »amélioration des conditions de l'agriculture seréduit à l'amélioration de la situation desmasses, à la hausse des salaires et à ladiminution des profits. Mais existe-t-il, ailleursque dans l'imagination des suaves réformistes,des trusts capables de se préoccuper de lasituation des masses, au lieu de penser à

83 Schilder : ouvr. cité, pp. 35-42.

conquérir des colonies ?

Le capital financier ne s'intéresse pasuniquement aux sources de matières premièresdéjà connues. Il se préoccupe aussi des sourcespossibles ; car, de nos jours, la technique sedéveloppe avec une rapidité incroyable, et desterritoires aujourd'hui inutilisables peuvent êtrerendus utilisables demain par de nouveauxprocédés (à cet effet, une grande banque peutorganiser une expédition spéciale d'ingénieurs,d'agronomes, etc.), par l'investissement decapitaux importants. Il en est de même pour laprospection de richesses minérales, les nouveauxprocédés de traitement et d'utilisation de tellesou telles matières premières, etc., etc. D'où latendance inévitable du capital financier à élargirson territoire économique, et même sonterritoire d'une façon générale. De même que lestrusts capitalisent leur avoir en l'estimant deuxou trois fois sa valeur, en escomptant leursbénéfices « possibles » dans l'avenir (et nonleurs bénéfices actuels), en tenant compte desrésultats ultérieurs du monopole, de même lecapital financier a généralement tendance àmettre la main sur le plus de terres possible,quelles qu'elles soient, où qu'elles soient, et parquelques moyens que ce soit, dans l'espoir d'ydécouvrir des sources de matières premières etpar crainte de rester en arrière dans la lutteforcenée pour le partage des derniers morceauxdu monde non encore partagés, ou le repartagedes morceaux déjà partagés.

Les capitalistes anglais mettent tout enœuvre pour développer dans leur colonied'Égypte la culture du coton qui, en 1904, sur2,3 millions d'hectares de terre cultivée, enoccupait déjà 0,6 million, soit plus d'un quart.Les Russes font de même dans leur colonie duTurkestan. En effet les uns et les autres peuventainsi battre plus facilement leurs concurrentsétrangers, arriver plus aisément à lamonopolisation des sources de matièrespremières, à la formation d'un trust textile pluséconomique et plus avantageux, à production« combinée », qui contrôlerait à lui seul toutesles phases de la production et du traitement du

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coton.

L'exportation des capitaux trouve égalementson intérêt dans la conquête des colonies, car ilest plus facile sur le marché colonial (c'estparfois même le seul terrain où la chose soitpossible) d'éliminer un concurrent par lesmoyens du monopole, de s'assurer unecommande, d'affermir les « relations »nécessaires, etc.

La superstructure extra-économique quis'érige sur les bases du capital financier, ainsique la politique et l'idéologie de ce dernier,renforcent la tendance aux conquêtes coloniales.« Le capital financier veut non pas la liberté,mais la domination » dit fort justementHilferding. Et un auteur bourgeois français,développant et complétant en quelque sorte lesidées de Cecil Rhodes, desquelles il a étéquestion plus haut, écrit qu'il convient d'ajouteraux causes économiques de la politique colonialed'aujourd'hui des causes sociales : « Lesdifficultés croissantes de la vie qui pèsent nonseulement sur les multitudes ouvrières, maisaussi sur les classes moyennes, font s'accumulerdans tous les pays de vieille civilisation des« impatiences, des rancunes, des hainesmenaçantes pour la paix publique ; des énergiesdétournées de leur milieu social et qu'il importede capter pour les employer dehors à quelquegrande œuvre, si l'on ne veut pas qu'ellesfassent explosion au-dedans. »84

Dès l'instant qu'il est question de politiquecoloniale à l'époque de l'impérialismecapitaliste, il faut noter que le capital financieret la politique internationale qui lui estconforme, et qui se réduit à la lutte des grandespuissances pour le partage économique etpolitique du monde, créent pour les Étatsdiverses formes transitoires de dépendance.Cette époque n'est pas seulement caractériséepar les deux groupes principaux de pays :possesseurs de colonies et pays coloniaux, maisencore par des formes variées de pays

84 Wahl : La France aux colonies ; cité par Henri Russier :Le Partage de l'Océanie, Paris, 1905, p. 165.

dépendants qui, nominalement, jouissent del'indépendance politique, mais qui, en réalité,sont pris dans les filets d'une dépendancefinancière et diplomatique. Nous avons déjàindiqué une de ces formes : les semi-colonies. Envoici une autre, dont l'Argentine, par exemple,nous offre le modèle.

« L'Amérique du Sud et, notammentl'Argentine, écrit Schulze-Gaevernitz dans sonouvrage sur l'impérialisme britannique, est dansune telle dépendance financière vis-à-vis deLondres qu'on pourrait presque l'appeler unecolonie commerciale de l'Angleterre. »85 Lescapitaux placés par la Grande-Bretagne enArgentine étaient évalués par Schilder, d'aprèsles informations du consul austro-hongrois àBuenos-Aires pour 1909, à 8 milliards 750millions de francs. Ou se représente sans peinequelles solides relations cela assure au capitalfinancier – et à sa fidèle « amie » ladiplomatie – de l'Angleterre avec la bourgeoisied'Argentine, avec les milieux dirigeants de toutela vie économique et politique de ces pays.

Le Portugal nous offre l'exemple d'une formequelque peu différente, associée à l'indépendancepolitique, de la dépendance financière etdiplomatique. Le Portugal est un Étatsouverain, indépendant, mais il est en fait,depuis plus de deux cents ans, depuis la guerrede la Succession d'Espagne (1701-1714), sousprotectorat britannique. L'Angleterre a défendule Portugal et ses possessions coloniales pourfortifier ses propres positions dans la luttecontre ses adversaires, l'Espagne et la France.Elle a reçu, en échange, des avantagescommerciaux, des privilèges pour sesexportations de marchandises et surtout decapitaux vers le Portugal et ses colonies, le droitd'user des ports et des îles du Portugal, de sescâbles télégraphiques, etc., etc.86 De telsrapports ont toujours existé entre petits et

85 Schulze-Gaevernitz : Britisher Imperialismus undenglischer Freihandel zu Beginn des 20-ten jahrhunderts ,Leipzig, 1906, p. 318. Sartorius Waltershausen tient lemême langage dans son livre : Das volkswirtschaftlicheSystem der Kapitalanlage im Auslande, Berlin, 1907, p. 46.

86 Schilder : ouvr. cité, tome I, pp. 160-161.

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grands États, mais à l'époque de l'impérialismecapitaliste, ils deviennent un système général, ilsfont partie intégrante de l'ensemble des rapportsrégissant le « partage du monde », ils formentles maillons de la chaîne des opérations ducapital financier mondial.

Pour en finir avec la question du partage dumonde, il nous faut encore noter ceci. Lalittérature américaine, au lendemain de laguerre hispano-américaine, et la littératureanglaise, après la guerre anglo-boer, n'ont pasété seules à poser très nettement et ouvertementla question du partage du monde, juste à la findu XIXe siècle et au début du XXe. Et lalittérature allemande, qui a le plus« jalousement » observé de près l'« impérialismebritannique », n'a pas été seule non plus àporter sur ce fait un jugement systématique.Dans la littérature bourgeoise françaiseégalement, la question est posée d'une façonsuffisamment nette et large, pour autant quecela puisse se faire d'un point de vue bourgeois.Référons-nous à l'historien Driault, qui, dansson livre Problèmes politiques et sociaux de lafin du XIXe siècle, au chapitre sur les grandespuissances et le partage du monde, s'est expriméen ces termes : « Dans ces dernières années, saufen Chine, toutes les places vacantes sur le globeont été prises par les puissances de l'Europe oude l'Amérique du Nord : quelques conflits sesont produits et quelques déplacementsd'influence, précurseurs de plus redoutables etprochains bouleversements. Car il faut se hâter :les nations qui ne sont pas pourvues risquent dene l'être jamais et de ne pas prendre part à lagigantesque exploitation du globe qui sera l'undes faits essentiels du siècle prochain (le XXe).C'est pourquoi toute l'Europe et l'Amériquefurent agitées récemment de la fièvre del'expansion coloniale, de « l'impérialisme », quiest le caractère le plus remarquable de la fin duXIXe siècle. » Et l'auteur ajoutait : « Dans cepartage du monde, dans cette course ardenteaux trésors et aux grands marchés de la terre,l'importance relative des Empires fondés en cesiècle, le XIXe, n'est absolument pas en

proportion avec la place qu'occupent en Europeles nations qui les ont fondés. Les puissancesprépondérantes en Europe, qui président à sesdestinées, ne sont pas également prépondérantesdans le monde. Et comme la grandeur coloniale,promesse de richesses encore non évaluées, serépercutera évidemment sur l'importancerelative des États européens, la questioncoloniale, « l'impérialisme », si l'on veut, amodifié déjà, modifiera de plus en plus lesconditions politiques de l'Europe elle-même. »87

VII. L'impérialisme, stade particulier ducapitalisme

Il nous faut maintenant essayer de dresser unbilan, de faire la synthèse de ce qui a été ditplus haut de l'impérialisme. L'impérialisme asurgi comme le développement et lacontinuation directe des propriétés essentiellesdu capitalisme en général. Mais le capitalismen'est devenu l'impérialisme capitaliste qu'à undegré défini, très élevé, de son développement,quand certaines des caractéristiquesfondamentales du capitalisme ont commencé àse transformer en leurs contraires, quand se sontformés et pleinement révélés les traits d'uneépoque de transition du capitalisme à un régimeéconomique et social supérieur. Ce qu'il y ad'essentiel au point de vue économique dans ceprocessus, c'est la substitution des monopolescapitalistes à la libre concurrence capitaliste. Lalibre concurrence est le trait essentiel ducapitalisme et de la production marchande engénéral ; le monopole est exactement lecontraire de la libre concurrence ; mais nousavons vu cette dernière se convertir sous nosyeux en monopole, en créant la grandeproduction, en éliminant la petite, enremplaçant la grande par une plus grandeencore, en poussant la concentration de laproduction et du capital à un point tel qu'elle afait et qu'elle fait surgir le monopole : lescartels, les syndicats patronaux, les trusts et,fusionnant avec eux, les capitaux d'une dizaine

87 J.-E. Driault : Problèmes politiques et sociaux, Paris,1907, p. 299.

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de banques brassant des milliards. En mêmetemps, les monopoles n'éliminent pas la libreconcurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d'elle, engendrant ainsi descontradictions, des frictions, des conflitsparticulièrement aigus et violents. Le monopoleest le passage du capitalisme à un régimesupérieur.

Si l'on devait définir l'impérialisme aussibrièvement que possible, il faudrait dire qu'il estle stade monopoliste du capitalisme. Cettedéfinition embrasserait l'essentiel, car, d'unepart, le capital financier est le résultat de lafusion du capital de quelques grandes banquesmonopolistes avec le capital de groupementsmonopolistes d'industriels ; et, d'autre part, lepartage du monde est la transition de lapolitique coloniale, s'étendant sans obstacle auxrégions que ne s'est encore appropriée aucunepuissance capitaliste, à la politique coloniale dela possession monopolisée de territoires d'unglobe entièrement partagé.

Mais les définitions trop courtes, bien quecommodes parce que résumant l'essentiel, sontcependant insuffisantes, si l'on veut en dégagerdes traits fort importants de ce phénomène quenous voulons définir. Aussi, sans oublier ce qu'ily a de conventionnel et de relatif dans toutes lesdéfinitions en général, qui ne peuvent jamaisembrasser les liens multiples d'un phénomènedans l'intégralité de son développement, devons-nous donner de l'impérialisme une définitionenglobant les cinq caractères fondamentauxsuivants : 1) concentration de la production etdu capital parvenue à un degré dedéveloppement si élevé qu'elle a créé lesmonopoles, dont le rôle est décisif dans la vieéconomique ; 2) fusion du capital bancaire et ducapital industriel, et création, sur la base de ce« capital financier », d'une oligarchie financière ;3) l'exportation des capitaux, à la différence del'exportation des marchandises, prend uneimportance toute particulière ; 4) formationd'unions internationales monopolistes decapitalistes se partageant le monde, et 5) fin dupartage territorial du globe entre les plus

grandes puissances capitalistes. L'impérialismeest le capitalisme arrivé à un stade dedéveloppement où s'est affirmée la dominationdes monopoles et du capital financiers, oùl'exportation des capitaux a acquis uneimportance de premier plan, où le partage dumonde a commencé entre les trustsinternationaux et où s'est achevé le partage detout le territoire du globe entre les plus grandspays capitalistes.

Nous verrons plus loin l'autre définition quel'on peut et doit donner de l'impérialisme si l'onenvisage, non seulement les notionsfondamentales d'ordre purement économique(auxquelles se borne la définition citée), maisaussi la place historique que tient la phaseactuelle du capitalisme par rapport aucapitalisme en général, ou bien encore le rapportqui existe entre l'impérialisme et les deuxtendances essentielles du mouvement ouvrier. Cequ'il faut noter tout de suites, c'est quel'impérialisme compris dans le sens indiquéreprésente indéniablement une phase particulièredu développement du capitalisme. Pourpermettre au lecteur de se faire del'impérialisme une idée suffisamment fondées,nous nous sommes appliqués à citer le plussouvent possible l'opinion d'économistesbourgeois, obligés de reconnaître les faits établis,absolument indiscutables, de l'économiecapitaliste moderne. C'est dans le même but quenous avons produit des statistiques détailléespermettant de voir jusqu'à quel point préciss'est développé le capital bancaire, etc., en quois'est exprimé exactement la transformation de laquantité en qualité, le passage du capitalismeévolué à l'impérialisme. Inutile de dire,évidemment, que toutes les limites sont, dans lanature et dans la société, conventionnelles etmobiles ; qu'il serait absurde de discuter, parexemple, sur la question de savoir en quelleannée ou en quelle décennie se situel'instauration « définitive » de l'impérialisme.

Mais là où il faut discuter sur la définition del'impérialisme, c'est surtout avec K. Kautsky, leprincipal théoricien marxiste de l'époque dite de

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la IIe Internationale, c'est-à-dire des vingt-cinqannées comprises entre 1889 et 1914. Kautskys'est résolument élevé, en 1915 et même dèsnovembre 1914, contre les idées fondamentalesexprimées dans notre définition del'impérialisme, en déclarant qu'il faut entendrepar impérialisme non pas une « phase » ou undegré de l'économie, mais une politique, plusprécisément une politique déterminée, celle que« préfère » le capital financier, et en spécifiantqu'on ne saurait « identifier » l'impérialismeavec le « capitalisme contemporain », que s'ilfaut entendre par impérialisme « tous lesphénomènes du capitalisme contemporain »,cartels, protectionnisme, domination desfinanciers, politique coloniale, alors la questionde la nécessité de l'impérialisme pour lecapitalisme se réduira à « la plus platetautologie », car alors, « il va de soi quel'impérialisme est une nécessité vitale pour lecapitalisme », etc. Nous ne saurions mieuxexprimer la pensée de Kautsky qu'en citant sadéfinition de l'impérialisme, dirigée en droiteligne contre l'essence des idées que nousexposons (attendu que les objections venant ducamp des marxistes allemands, qui ont professéce genre d'idées pendant toute une suited'années, sont depuis longtemps connues deKautsky comme les objections d'un courantdéterminé du marxisme).

La définition de Kautsky est celle-ci :

« L'impérialisme est un produit ducapitalisme industriel hautement évolué. Ilconsiste dans la tendance qu'a chaque nationcapitaliste industrielle à s'annexer ou às'assujettir des régions agraires toujours plusgrandes (l'italique est de Kautsky), quelles quesoient les nations qui les peuplent. »88

Cette définition ne vaut absolument rien, carelle fait ressortir unilatéralement, c'est-à-direarbitrairement, la seule question nationale(d'ailleurs importante au plus haut point enelle-même et dans ses rapports avec

88 Die Neue Zeit, 1914 (32e année), n°2 (11 septembre 1914),p. 909. Voir également 1915, n°2, pp. 107 et suivantes.

l'impérialisme), en la rattachant, de façonarbitraire et inexacte, au seul capital industrieldes pays annexionnistes, et en mettant enavants, d'une façon non moins arbitraire etinexacte, l'annexion des régions agraires.

L'impérialisme est une tendance auxannexions : voilà à quoi se réduit la partiepolitique de la définition de Kautsky. Elle estjuste, mais très incomplète, car, politiquementl'impérialisme tend, d'une façon générale, à laviolence et à la réaction. Mais ce qui nousintéresse ici, c'est l'aspect économique de laquestion, cet aspect que Kautsky introduit lui-même dans sa définition. Les inexactitudes de ladéfinition de Kautsky sautent aux yeux. Ce quiest caractéristique de l'impérialisme, ce n'estpoint le capital industriel, justement, mais lecapital financier. Ce n'est pas par hasard qu'enFrance, le développement particulièrementrapide du capital financier, coïncidant avecl'affaiblissement du capital industriel, aconsidérablement accentué, dès les années 1880-1890, la politique annexionniste (coloniale).L'impérialisme se caractérise justement par unetendance à annexer non seulement les régionsagraires, mais même les régions les plusindustrielles (la Belgique est convoitée parl'Allemagne, la Lorraine par la France), carpremièrement, le partage du monde étantachevés, un nouveau partage oblige à tendre lamain vers n'importe quels territoires ;deuxièmement, ce qui est l'essence même del'impérialisme, c'est la rivalité de plusieursgrandes puissances tendant à l'hégémonie, c'est-à-dire à la conquête de territoires – non pas tantpour elles-mêmes que pour affaiblir l'adversaireet saper son hégémonie (la Belgique est surtoutnécessaire à l'Allemagne comme point d'appuicontre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtoutbesoin de Bagdad comme point d'appui contrel'Allemagne, etc.).

Kautsky se réfère plus spécialement, et àmaintes reprises, aux Anglais qui ont, paraît-il,établi l'acception purement politique du mot« impérialisme » au sens où l'emploie Kautsky.Prenons l'ouvrage de l'Anglais Hobson,

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L'impérialisme, paru en 1902 :

« Le nouvel impérialisme se distingue del'ancien, premièrement, en ce qu'il substitue auxtendances d'un seul Empire en expansion lathéorie et la pratique d'Empires rivaux, guidéschacun par les mêmes aspirations à l'expansionpolitique et au profit commercial ;deuxièmement, en ce qu'il marque laprépondérance sur les intérêts commerciaux desintérêts financiers ou relatifs aux investissementsde capitaux... »89

Nous voyons que, sur le plan des faits,Kautsky a absolument tort d'alléguer l'opiniondes Anglais en général (à moins de se référeraux impérialistes vulgaires ou aux apologistesdirects de l'impérialisme). Nous voyons queKautsky, qui prétend continuer à défendre lemarxisme, fait en réalité un pas en arrièrecomparativement au social-libéral Hobson, qui,lui, tient plus exactement compte de deuxparticularités « historiques concrètes »(Kautsky, dans sa définitions, se moqueprécisément du caractère historique concret !) del'impérialisme moderne : 1) la concurrence deplusieurs impérialismes et 2) la suprématie dufinancier sur le commerçant. Or, en attribuantun rôle essentiel à l'annexion des pays agrairespar les pays industriels, on accorde le rôleprédominant au commerçant.

La définition de Kautsky n'est pas seulementfausse et non marxiste. Comme on le verra plusloin, elle sert de base à un système général devues rompant sur toute la ligne avec la théoriemarxiste et avec la pratique marxiste. Kautskysoulève une question de mots tout à fait futile :doit-on qualifier la nouvelle phase ducapitalisme d'impérialisme ou de phase ducapital financier ? Qu'on l'appelle comme onvoudra : cela n'a pas d'importance. L'essentiel,c'est que Kautsky détache la politique del'impérialisme de son économie en prétendantque les annexions sont la politique « préférée »du capital financier, et en opposant à cettepolitique une autre politique bourgeoise

89 Hobson : Imperialism, Londres, 1902, p. 324.

prétendument possible, toujours sur la base ducapital financier. Il en résulte que les monopolesdans l'économie sont compatibles avec uncomportement politique qui exclurait lemonopoles, la violence et la conquête. Il enrésulte que le partage territorial du monde,achevé précisément à l'époque du capitalfinancier et qui est à la base des formesoriginales actuelles de la rivalité entre les plusgrands États capitalistes, est compatible avecune politique non impérialiste. Cela revient àestomper, à émousser les contradictions les plusfondamentales de la phase actuelle ducapitalisme, au lieu d'en dévoiler la profondeur.Au lieu du marxisme, on aboutit ainsi auréformisme bourgeois.

Kautsky discute avec Cunow, apologisteallemand de l'impérialisme et des annexions,dont le raisonnement, cynique autant quevulgaire, est celui-ci : l'impérialisme, c'est lecapitalisme contemporain ; le développement ducapitalisme est inévitable et progressif ; donc,l'impérialisme est progressif ; donc, il faut seprosterner devant lui et chanter ses louanges !C'est quelque chose dans le genre de lacaricature que les populistes faisaient desmarxistes russes dans les années 1894-1895 : siles marxistes, disaient-ils, considèrent lecapitalisme en Russie comme un phénomèneinévitable et un facteur de progrès, il leur fautouvrir un débit de boisson et s'occuperd'implanter le capitalisme. Kautsky objecte àCunow : non, l'impérialisme n'est pas lecapitalisme contemporain, il n'est qu'une desformes de sa politique ; et nous pouvons etdevons combattre cette politique, combattrel'impérialisme, les annexions, etc.

La réplique semble parfaitement plausible.Or, en fait, elle équivaut à une propagande plussubtile, mieux masquée (et, partant, plusdangereuse), en faveur de la conciliation avecl'impérialisme ; car la « lutte » contre lapolitique des trusts et des banques, si elle netouche pas aux bases de leur économie, se réduità un réformisme et à un pacifisme bourgeois, àdes souhaits pieux et inoffensifs. Éluder les

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contradictions existantes, oublier les plusessentielles, au lieu d'en dévoiler toute laprofondeur, voilà à quoi revient la théorie deKautsky, qui n'a rien de commun avec lemarxisme. On conçoit qu'une telle « théorie »,ne serve qu'à défendre l'idée de l'unité avec lesCunow !

« Du point de vue purement économique,écrit Kautsky, il n'est pas impossible que lecapitalisme traverse encore une nouvelle phaseoù la politique des cartels serait étendue à lapolitique extérieure, une phase d'ultra-impérialisme90, c'est-à-dire desuperimpérialisme, d'union et non de lutte desimpérialismes du monde entier, une phase de lacessation des guerres en régime capitaliste, unephase « d'exploitation en commun de l'universpar le capital financier uni à l'échelleinternationale. »91

Nous aurons à nous arrêter plus loin sur cette« théorie de l'ultra-impérialisme », pourmontrer en détail à quel point elle briserésolument et sans retour avec le marxisme.Pour l'instant, conformément au plan général decet exposé, il nous faut jeter un coup d'œil surles données économiques précises relatives àcette question. « Du point de vue purementéconomique », l'« ultra-impérialisme » est-ilpossible ou bien est-ce là une ultra-niaiserie ?

Si, par point de vue purement économique,on entend une « pure » abstraction, tout cequ'on peut dire se ramène à la thèse que voici :le développement se fait dans le sens desmonopoles et, par conséquent, dans celui d'unmonopole universel, d'un trust mondial unique.C'est là un fait incontestable, mais aussi uneaffirmation absolument vide de contenu, commecelle qui consisterait à dire que « ledéveloppement se fait dans le sens » de laproduction des denrées alimentaires enlaboratoire. En ce sens, la « théorie » de l'ultra-impérialisme est une absurdité pareille à ce quepourrait être une « théorie de l'ultra-

90 Die Neue Zeit, 1914 (32e année), n°2 (11 septembre 1914),p. 921. Voir également 1915, n°2, pp. 107 et suivantes.

91 Die Neue Zeit, 1915, n°1 (30 avril 1915), p. 144.

agriculture ».

Mais si l'on parle des conditions « purementéconomiques » de l'époque du capital financier,comme d'une époque historique concrète sesituant au début du XXe siècle, la meilleureréponse aux abstractions mortes de l'« ultra-impérialisme » (qui servent uniquement à unefin réactionnaire, consistant à détournerl'attention des profondes contradictionsexistantes), c'est de leur opposer la réalitééconomique concrète de l'économie mondialecontemporaine. Les propos absolument vides deKautsky sur l'ultra-impérialisme encouragent,notamment, cette idée profondément erronée etqui porte de l'eau au moulin des apologistes del'impérialisme, suivant laquelle la domination ducapital financier atténuerait les inégalités et lescontradictions de l'économie mondiale, alorsqu'en réalité elle les renforce.

R. Calwer a tenté, dans son opuscule intituléIntroduction à l'économie mondiale92 de résumerl'essentiel des données purement économiquesqui permettent de se faire une idée précise desapports internes de l'économie mondiale à lalimite des XIXe et XXe siècles. Il divise le mondeen cinq « principales régions économiques » :1) l'Europe centrale (l'Europe, moins la Russieet l'Angleterre) ; 2) la Grande-Bretagne; 3) laRussie ; 4) l'Asie orientale ; 5) l'Amérique. Cefaisant, il inclut les colonies dans les « régions »des États auxquels elles appartiennent, et« laisse de côté » un petit nombre de pays nonrépartis par régions, par exemple la Perse,l'Afghanistan et l'Arabie en Asie, le Maroc etl'Abyssinie en Afrique, etc.

Voici, en abrégé, les données économiquesqu'il fournit sur ces régions.

Transport

Principalesrégions

économiquesdu monde

Superficie(en millions

de kmcarrés)

Population(en millionsd'habitants)

Voiesferrées (enmilliers de

km)

Marinemarchande(en millionsde tonnes)

92 R. Calwer : Einführung in die Weltwirtschaft, Berlin,1906.

505050505050505050 5050

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Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

1. Europe centrale

27,6(23,6*)

388(146)

204 8

2. Grande-Bretagne

28,9(28,6*)

398(355)

140 11

3. Russie 22 131 63 1

4. Asie orientale

12 389 8 1

5. Amérique 30 148 379 6

Commerce Industrie

Principalesrégions

économiquesdu monde

Importationset

exportations(en millionsde marks)

Houille (enmillions detonnes)

Fonte (enmillions

de tonnes)

Brochesdans

l'industriecotonnière

(enmillions)

1. Europe centrale

41 251 15 26

2. Grande-Bretagne

25 249 9 51

3. Russie 3 16 3 7

4. Asie orientale

2 8 0,02 2

5. Amérique 14 245 14 19

[* Les chiffres entre parenthèses se rapportentrespectivement à la superficie et à la populationdes colonies.]

On voit qu'il existe trois régions àcapitalisme hautement évolué (puissantdéveloppement des voies de communication, ducommerce et de l'industrie) : l'Europe centrale,la Grande-Bretagne et l'Amérique. Parmi elles,trois États dominant le monde : l'Allemagne,l'Angleterre, les États-Unis. Leur rivalitéimpérialiste et la lutte qu'ils se livrent revêtentune acuité extrême, du fait que l'Allemagnedispose d'une région insignifiante et de peu decolonies ; la création d'une « Europe centrale »est encore une question d'avenir, et s'élabore autravers d'une lutte à outrance. Pour le moment,le signe distinctif de l'Europe entière, c'est lemorcellement politique. Dans les régionsbritannique et américaine, au contraire, laconcentration politique est très forte, mais ladisproportion est énorme entre les immenses

colonies de la première et les coloniesinsignifiantes de la seconde. Or, dans lescolonies, le capitalisme commence seulement àse développer. La lutte pour l'Amérique du Suddevient de plus en plus âpre.

Dans les deux autres régions : la Russie etl'Asie orientale, le capitalisme est peudéveloppé. La densité de la population estextrêmement faible dans la première,extrêmement forte dans la seconde ; dans lapremière, la concentration politique est grande ;dans la seconde, elle n'existe pas. Le partage dela Chine commence à peine, et la lutte pour cepays entre le Japon, les États-Unis, etc., vas'intensifiant.

Comparez à cette réalité, à la variétéprodigieuse des conditions économiques etpolitiques, à la disproportion extrême dans larapidité du développement des différents pays,etc., à la lutte acharnée que se livrent les Étatsimpérialistes, la petite fable bébête de Kautskysur l'ultra-impérialisme « pacifique ». N'est-cepoint là une tentative réactionnaire d'un petitbourgeois effrayé cherchant à se dérober à laréalité menaçante ? Les cartels internationaux,dans lesquels Kautsky voit l'embryon del'« ultra-impérialisme » (de même que lafabrication de tablettes en laboratoire « peut »être proclamée l'embryon de l'ultra-agriculture),ne nous fournissent-ils pas l'exemple d'unpartage et d'un repartage du monde, du passagedu partage pacifique au partage non pacifique,et inversement ? Le capital financier d'Amériqueet des autres pays, qui partageait paisiblementle monde entier avec la participation del'Allemagne, par exemple dans le syndicatinternational du rail ou le trust international dela marine marchande, ne procède-t-il pasmaintenant à un repartage sur la base desnouveaux rapports de forces, qui changent d'unefaçon absolument non pacifique ?

Le capital financier et les trustsn'affaiblissent pas, mais renforcent lesdifférences entre le rythme de développementdes divers éléments de l'économie mondiale. Or,

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le rapport des forces s étant modifié, où peutrésider, en régime capitaliste, la solution descontradictions, si ce n'est dans la force ? Lesstatistiques des chemins de fer93 offrent desdonnées d'une précision remarquable sur lesdifférents rythmes de développement ducapitalisme et du capital financier dansl'ensemble de l'économie mondiale. Voici leschangements intervenus, au cours des dernièresdizaines d'années du développementimpérialiste, dans le réseau ferroviaire :

Chemins de fer(en mil liers de kilomètres)

1890 1913 +

Europe 224 346 +122

États-Unis d'Amérique 268 411 +143

Ensemble des colonies 82125

210347

+128+222États indépendants

ou semi-indépendants43 137 +94

Total 617 1104

Le développement des voies ferrées a donc étéle plus rapide dans les colonies et les Étatsindépendants (ou semi-indépendants) d'Asie etd'Amérique. On sait qu'ici le capital financier dequatre ou cinq grands États capitalistes règne etcommande en maître. 200 000 kilomètres denouvelles voies ferrées dans les colonies et lesautres pays d'Asie et d'Amérique représententplus de 40 milliards de marks de capitauxnouvellement investis à des conditionsparticulièrement avantageuses avec des garantiesspéciales de revenus, des commandes lucrativesaux aciéries, etc., etc.

C'est dans les colonies et les paystransocéaniques que le capitalisme croît avec leplus de rapidité. De nouvelles puissancesimpérialistes (Japon) y apparaissent. La luttedes impérialismes mondiaux s'aggrave. Le tributprélevé par le Capital financier sur les

93 Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich, 1915,Archiv für Eisenbahnwesen, 1892. Pour l'année 1890, nousavons dû nous contenter d'approximations en ce quiconcerne la répartition des chemins de fer entre les coloniesdes différents pays.

entreprises coloniales et transocéaniques,particulièrement avantageuses, augmente. Lorsdu partage de ce « butin », une partexceptionnellement élevée tombe aux mains depays qui ne tiennent pas toujours la premièreplace pour le rythme du développement desforces productives. La longueur totale des voiesferrées dans les pays les plus importants(considérés avec leurs colonies) était :

(en mil liers de kilomètres)

1890 1913

États-Unis 268 413 +145

Empire Britannique 107 208 +101

Russie 32 78 +46

Allemagne 43 68 +25

France 41 63 +22

Total pour les 5 491 830 +399

Environ 80 % des chemins de fer existantssont donc concentrés sur le territoire des cinqplus grandes puissances. Mais la concentrationde la propriété de ces chemins de fer, celle ducapital financier, est infiniment plus grandeencore, les millionnaires anglais et français, parexemple, étant possesseurs d'une quantitéénorme d'actions et d'obligations de chemins defer américains, russes et autres.

Grâce à ses colonies, l'Angleterre a augmenté« son » réseau ferré de 100 000 kilomètres, soitquatre fois plus que l'Allemagne. Or, il est denotoriété publique que le développement desforces productives, et notamment de laproduction de la houille et du fer, a été pendantcette période incomparablement plus rapide enAllemagne qu'en Angleterre et, à plus forteraison, qu'en France et en Russie. En 1892,l'Allemagne produisait 4,9 millions de tonnes defonte contre 6,8 en Angleterre ; en 1912, elle enproduisait déjà 17,6 contre 9 millions, c'est-à-dire qu'elle avait une formidable supériorité surl'Angleterre94 ! Faut-il se demander s'il y avait,

94 Voir également Edgar Crammond : « The EconomicRelations of the British and German Empires », dans leJournal of the Royal Statistical Society, juillet 1914, pp.

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sur le terrain du capitalisme, un moyen autreque la guerre de remédier à la disproportionentre, d'une part, le développement des forcesproductives et l'accumulation des capitaux, et,d'autre part, le partage des colonies et des« zones d'influence » pour le capital financier ?

VIII. Le parasitisme et la putréfactiondu capitalisme

Il nous reste encore à examiner un autreaspect essentiel de l'impérialisme, auquel onaccorde généralement trop peu d'importancedans la plupart des jugements portés sur cesujet. Un des défauts du marxiste Hilferding estqu'il a fait ici un pas en arrière par rapport aunon-marxiste Hobson. Nous voulons parler duparasitisme propre à l'impérialisme.

Nous l'avons vu, la principale baseéconomique de l'impérialisme est le monopole.Ce monopole est capitaliste, c'est-à-dire né ducapitalisme ; et, dans les conditions générales ducapitalisme, de la production marchande, de laconcurrence, il est en contradiction permanenteet sans issue avec ces conditions générales.Néanmoins, comme tout monopole, il engendreinéluctablement une tendance à la stagnation età la putréfaction. Dans la mesure où l'onétablit, fût-ce momentanément, des prix demonopole, cela fait disparaître jusqu'à uncertain point les stimulants du progrèstechnique et, par suite, de tout autre progrès ;et il devient alors possible, sur le planéconomique, de freiner artificiellement le progrèstechnique. Un exemple : en Amérique, uncertain Owens invente une machine qui doitrévolutionner la fabrication des bouteilles. Lecartel allemand des fabricants de bouteilles rafleles brevets d'Owens et les garde dans ses tiroirs,retardant leur utilisation. Certes, un monopole,en régime capitaliste, ne peut jamais supprimercomplètement et pour très longtemps laconcurrence sur le marché mondial (c'est là,entre autres choses, une des raisons qui faitapparaître l'absurdité de la théorie de l'ultra-impérialisme). Il est évident que la possibilité de

777 et suivantes.

réduire les frais de production et d'augmenterles bénéfices en introduisant des améliorationstechniques pousse aux transformations. Mais latendance à la stagnation et à la putréfaction,propre au monopole, continue à agir de son côtéet, dans certaines branches d'industrie, danscertains pays, il lui arrive de prendre pour untemps le dessus.

Le monopole de la possession de coloniesparticulièrement vastes, riches ouavantageusement situées, agit dans le mêmesens.

Poursuivons. L'impérialisme est une immenseaccumulation de capital-argent dans un petitnombre de pays, accumulation qui atteint,comme on l'a vu, 100 à 150 milliards de francsen titres. D'où le développement extraordinairede la classe ou, plus exactement, de la couchedes rentiers, c'est-à-dire des gens qui vivent dela « tonte des coupons », qui sont tout à fait àl'écart de la participation à une entreprisequelconque et dont la profession est l'oisiveté.L'exportation des capitaux, une des baseséconomiques essentielles de l'impérialisme,accroît encore l'isolement complet de la couchedes rentiers par rapport à la production, etdonne un cachet de parasitisme à l'ensemble dupays vivant de l'exploitation du travail dequelques pays et colonies d'outre-mer.

« En 1893, écrit Hobson, le capitalbritannique placé à l'étranger s'élevait à 15 %environ de la richesse totale du Royaume-Uni. »95 Rappelons que, vers 1915, ce capitalétait déjà environ deux fois et demie plus élevé.« L'impérialisme agressif, poursuit Hobson, quicoûte si cher aux contribuables et qui représentesi peu de chose pour l'industriel et lenégociant... est une source de grands profitspour le capitaliste qui cherche à placer soncapital... » (en anglais, cette notion estexprimée par un seul mot : investor =« placeur », rentier.) « Le revenu annuel totalque la Grande-Bretagne retire de son commerceextérieur et colonial, importations et

95 Hobson : ouvr. cité, pp. 59 et 62.

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exportations, est estimé par le statisticien Giffenà 18 millions de livres sterling (environ 170millions de roubles) pour 1899, calculés à raisonde 2,5 % sur un chiffre d'affaires total de 800millions de livres sterling. » Si grande que soitcette somme, elle ne suffit pas à expliquerl'agressivité de l'impérialisme britannique. Cequi l'explique, c'est la somme de 90 à 100millions de livres sterling représentant le revenudu capital « placé », le revenu de la couche desrentiers.

Le revenu des rentiers est cinq fois plus élevéque celui qui provient du commerce extérieur, etcela dans le pays le plus « commerçant » dumonde ! Telle est l'essence de l'impérialisme etdu parasitisme impérialiste.

Aussi la notion d'« État-rentier »(Rentnerstaat) ou État-usurier devient-elle d'unemploi courant dans la littérature économiquetraitant de l'impérialisme. L'univers est diviséen une poignée d'États-usuriers et une immensemajorité d'États-débiteurs. « Parmi lesplacements de capitaux à l'étranger, écritSchulze-Gaevernitz, viennent au premier rangles investissements dans les pays politiquementdépendants ou alliés : l'Angleterre prête àl'Égypte, au Japon, à la Chine, à l'Amérique duSud. En cas de besoin, sa marine de guerre jouele rôle d'huissier. La puissance politique del'Angleterre la préserve de la révolte de sesdébiteurs. »96 Dans son ouvrage Le systèmeéconomique de placement des capitaux àl'étranger, Sartorius von Waltershausen prendcomme modèle d'« État-rentier » la Hollande etmontre que l'Angleterre et la France, elles aussi,sont en train de le devenir97. Schilder considèreque cinq États industriels sont des « pays-créditeurs nettement prononcés » : l'Angleterre,la France, l'Allemagne, la Belgique et la Suisse.Il ne fait pas figurer la Hollande dans cette liste,uniquement parce qu'elle est « peuindustrielle »98. Les États-Unis ne sont

96 Schulze-Gaevernitz : Britischer Imperialismus, pp. 320et autres.

97 Sart. von Waltershausen : Das VolkswirtschaftlicheSystem, etc., Berlin, 1907, vol. IV.

98 Schilder : ouvr. cité, p. 393.

créditeurs qu'envers l'Amérique.

« L'Angleterre, écrit Schulze-Gaevernitz, setransforme peu à peu d'État industriel en État-créditeur. Malgré l'accroissement absolu de laproduction et de l'exportation industrielles, onvoit augmenter l'importance relative qu'ontpour l'ensemble de l'économie nationale lesrevenus provenant des intérêts et des dividendes,des émissions, commissions et spéculation. Àmon avis, c'est précisément ce fait qui constituela base économique de l'essor impérialiste. Lecréditeur est plus solidement lié au débiteur quele vendeur à l'acheteur. »99 En ce qui concernel'Allemagne, l'éditeur de la revue berlinoise DieBank, A. Lansburgh, écrivait en 1911 dans unarticle intitulé : « L'Allemagne, État-rentier » :« On se moque volontiers, en Allemagne, de latendance qu'ont les Français à se faire rentiers.Mais on oublie qu'en ce qui concerne labourgeoisie, la situation en Allemagne devientde plus en plus analogue à celle de laFrance. »100

L'État-rentier est un État du capitalismeparasitaire, pourrissant ; et ce fait ne peutmanquer d'influer sur les conditions sociales etpolitiques du pays en général, et sur les deuxtendances essentielles du mouvement ouvrier enparticulier. Pour mieux le montrer, laissons laparole à Hobson, le témoin le plus « sûr », caron ne saurait le soupçonner de parti pris enversl'« orthodoxie marxiste » ; d'autre part, étantAnglais, il connaît bien la situation des affairesdans le pays le plus riche en colonies, en capitalfinancier et en expérience impérialiste.

Décrivant, sous l'impression encore toutefraîche de la guerre anglo-boer, la collusion del'impérialisme et des intérêts des « financiers »,les bénéfices croissants que ceux-ci retirent desadjudications, des fournitures de guerre,, etc.,Hobson écrivait : « Ceux qui orientent cettepolitique nettement parasitaire, ce sont lescapitalistes ; mais les mêmes causes agissentégalement sur des catégories spéciales

99 Schulze-Gaevernitz : Britischer Imperialismus, p. 122.100 Die Bank, 1911, n°1, pp. 10-11.

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d'ouvriers. Dans nombre de villes, les industriesles plus importantes dépendent des commandesdu gouvernement ; l'impérialisme des centres dela métallurgie et des constructions navales est,dans une mesure appréciable, la conséquence dece fait. » Des circonstances de deux ordresaffaiblissaient, selon l'auteur, la puissance desanciens empires : 1) le « parasitismeéconomique » et 2) le recrutement d'une arméeparmi les peuples dépendants. « La première estla coutume du parasitisme économique en vertude laquelle l'État dominant exploite sesprovinces, ses colonies et les pays dépendantspour enrichir sa classe gouvernante et corrompreses classes inférieures, afin qu'elles se tiennenttranquilles. » Pour qu'une semblable corruption,quelle qu'en soit la forme, soit économiquementpossible, il faut, ajouterons-nous pour notrepart, des profits de monopole élevés.

Quant à la seconde circonstance, Hobsonécrit : « Un des symptômes les plus singuliers dela cécité de l'impérialisme, c'est l'insoucianceavec laquelle la Grande-Bretagne, la France etles autres nations impérialistes s'engagent danscette voie. La Grande-Bretagne est allée plusloin que toutes les autres. La plupart desbatailles par lesquelles nous avons conquis notreEmpire des Indes ont été livrées par nos troupesformées d'indigènes. Dans l'Inde, comme plusrécemment aussi en Égypte, de nombreusesarmées permanentes sont placées sous lecommandement des Britanniques ; presquetoutes nos guerres de conquête en Afrique,l'Afrique du Sud exceptée, ont été faites pournotre compte par les indigènes. »

La perspective du partage de la Chineprovoque chez Hobson l'appréciationéconomique que voici : « Une grande partie del'Europe occidentale pourrait alors prendrel'apparence et le caractère qu'ont maintenantcertaines parties des pays qui la composent : leSud de l'Angleterre, la Riviera, les régionsd'Italie et de Suisse les plus fréquentées destouristes et peuplées de gens riches – à savoir :de petits groupes de riches aristocrates recevantdes dividendes et des pensions du lointain

Orient, avec un groupe un peu plus nombreuxd'employés professionnels et de commerçants etun nombre plus important de domestiques etd'ouvriers occupés dans les transports et dansl'industrie travaillant à la finition des produitsmanufacturés. Quant aux principales branchesd'industrie, elles disparaîtraient, et la grandemasse des produits alimentaires et semi-ouvrésaffluerait d'Asie et d'Afrique comme untribut. »

« Telles sont les possibilités que nous offreune plus large alliance des États d'Occident, unefédération européenne des grandes puissances :loin de faire avancer la civilisation universelle,elle pourrait signifier un immense danger deparasitisme occidental aboutissant à constituerun groupe à part de nations industriellesavancées, dont les classes supérieures recevraientun énorme tribut de l'Asie et de l'Afrique etentretiendraient, à l'aide de ce tribut, degrandes masses domestiquées d'employés et deserviteurs, non plus occupées à produire engrandes quantités des produits agricoles etindustriels, mais rendant des services privés ouaccomplissant, sous le contrôle de la nouvellearistocratie financière, des travaux industriels desecond ordre. Que ceux qui sont prêts à tournerle dos à cette théorie » (il aurait fallu dire : acette perspective) « comme ne méritant pasd'être examinée, méditent sur les conditionséconomiques et sociales des régions del'Angleterre méridionale actuelle, qui en sontdéjà arrivées à cette situation. Qu'ilsréfléchissent à l'extension considérable quepourrait prendre ce système si la Chine étaitsoumise au contrôle économique de semblablesgroupes de financiers, de « placeurs decapitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnairespolitiques et de leurs employés de commerce etd'industrie, qui drainent les profits du plusgrand réservoir potentiel que le monde aitjamais connu, afin de les consommer en Europe.Certes, la situation est trop complexe et le jeudes forces mondiales trop difficile à escompterpour que ladite ou quelque autre prévision del'avenir dans une seule direction puisse être

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considérée comme la plus probable. Mais lesinfluences qui régissent à l'heure actuellel'impérialisme de l'Europe occidentales'orientent dans cette direction, et si elles nerencontrent pas de résistance, si elles ne sontpas détournées d'un autre côté, c'est dans cesens qu'elles joueront. »101

L'auteur a parfaitement raison : si les forcesde l'impérialisme ne rencontraient pas derésistance, elles aboutiraient précisément à cerésultat. La signification des « États-Unisd'Europe » dans la situation actuelle,impérialiste, a été ici très justementcaractérisée. Il eût fallu seulement ajouter que,à l'intérieur du mouvement ouvrier également,les opportunistes momentanément vainqueursdans la plupart des pays, « jouent » avecsystème et continuité, précisément dans ce sens.L'impérialisme, qui signifie le partage du mondeet une exploitation ne s'étendant pasuniquement à la Chine, et qui procure desprofits de monopole élevés à une poignée depays très riches, crée la possibilité économiquede corrompre les couches supérieures duprolétariat ; par là même il alimentel'opportunisme, lui donne corps et le consolide.Mais ce qu'il ne faut pas oublier, ce sont lesforces dressées contre l'impérialisme en généralet l'opportunisme en particulier, forces que lesocial-libéral Hobson n'est évidemment pas enmesure de discerner.

L'opportuniste allemand GerhardHildebrand, qui fut en son temps exclu du partipour avoir défendu l'impérialisme et quipourrait être aujourd'hui le chef du parti dit« social-démocrate » d'Allemagne, complète fortbien Hobson en préconisant la formation des« États-Unis d'Europe occidentale » (sans laRussie) en vue d'actions « communes »... contreles Noirs d'Afrique, contre le « grandmouvement islamique », pour l'entretien « d'unearmée et d'une flotte puissantes » contre la« coalition sino-japonaise »102, etc.

101 Hobson : ouvr. cité, pp. 103, 205, 144, 335, 386.102 Gerhard Hildebrand : Die Erschütterung der

Industrieherrschaft und des Industriesozialismus, 1910, pp.

La description par Schulze-Gaevernitz del'« impérialisme britannique » nous révèle lesmêmes traits de parasitisme. Le revenu nationalde l'Angleterre a presque doublé de 1865 à 1898,tandis que le revenu « provenant de l'étranger »a, dans le même temps, augmenté de neuf fois.Si le « mérite » de l'impérialisme estd'« habituer le Noir au travail » (on ne sauraitse passer de la contrainte...), le « danger » del'impérialisme consiste en ceci que « l'Europe sedéchargera du travail manuel – d'abord dutravail de la terre et des mines, et puis dutravail industriel le plus grossier – sur leshommes de couleur, et s'en tiendra, en ce qui laconcerne, au rôle de rentier, préparant peut-êtreainsi l'émancipation économique, puis politique,des races de couleur ».

En Angleterre, une quantité de terre sanscesse croissante est enlevée à l'agriculture pourêtre affectée au sport, à l'amusement des riches.Pour ce qui est de l’Écosse, pays le plusaristocratique pour la chasse et autres sports,on dit qu'« elle vit de son passé et de M.Carnegie » (un milliardaire américain). Rien quepour les courses et la chasse au renard,l'Angleterre dépense annuellement 14 millionsde livres sterling (environ 130 millions deroubles). Le nombre des rentiers de ce payss'élève à un million environ. La proportion desproducteurs y est en baisse :

Population del'Angleterre (en

millionsd'habitants)

Ouvriers desprincipales

industries (enmillions)

Pourcentagepar rapport àla population

1851 17,9 4,1 23 %

1901 32,5 4,9 15 %

Et, parlant de la classe ouvrière anglaise,l'investigateur bourgeois de « l'impérialismebritannique du début du XXe siècle » est obligéd'établir systématiquement une différence entrela « couche supérieure » des ouvriers et la« couche inférieure prolétarienne proprementdite ». La première fournit la masse des

229 et suivantes.

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Lénine – L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme

coopérateurs et des syndiqués, des membres dessociétés sportives et de nombreuses sectesreligieuses. C'est à son niveau qu'est adapté ledroit de vote qui, en Angleterre, « est encoresuffisamment limité pour qu'en soit exclue lacouche inférieure prolétarienne proprementdite » ! ! Pour présenter sous un jour plusfavorable la condition de la classe ouvrièreanglaise, on ne parle généralement que de cettecouche supérieure, qui ne forme qu'une minoritédu prolétariat : par exemple, « la question duchômage intéresse surtout Londres et la coucheinférieure prolétarienne, dont les hommespolitiques font peu de cas... »103 Il aurait falludire : dont les politiciens bourgeois et lesopportunistes « socialistes » font peu de cas.

Parmi les caractéristiques de l'impérialismequi se rattachent au groupe de phénomènes dontnous parlons, il faut mentionner la diminutionde l'émigration en provenance des paysimpérialistes et l'accroissement del'immigration, vers ces pays, d'ouvriers venusdes pays plus arriérés, où les salaires sont plusbas. L'émigration anglaise, remarque Hobson,tombe à partir de 1884 : elle atteignait cetteannée-là 242 000 personnes, et 169 000 en 1900.L'émigration allemande atteignit son maximumentre 1881 et 1890 : 1 453 000 émigrants ; aucours des deux dizaines d'années suivantes, elletomba respectivement à 544 000 et 341 000pendant qu'augmentait le nombre des ouvriersvenus en Allemagne, d'Autriche, d'Italie, deRussie, etc. D'après le recensement de 1907, il yavait en Allemagne 1 342 294 étrangers, dont440 800 ouvriers industriels et 257 329travailleurs agricoles104. En France, lestravailleurs de l'industrie minière sont « engrande partie » des étrangers : Polonais,Italiens, Espagnols105. Aux États-Unis, lesimmigrants de l'Europe orientale et méridionaleoccupent les emplois les plus mal payés, tandisque les ouvriers américains fournissent laproportion la plus forte de contremaîtres et

103 Schulze-Gaevernitz : Britischer Imperialismus, p. 301.104 Statistik des Deutschen Reichs, tome 211.105 Henger : Die Kapitalsanlage der Franzosen, Stuttgart,

1913.

d'ouvriers exécutant les travaux les mieuxrétribués106. L impérialisme tend à créer,également parmi les ouvriers, des catégoriesprivilégiées et à les détacher de la grande massedu prolétariat.

À noter qu'en Angleterre, la tendance del'impérialisme à diviser les ouvriers, à renforcerparmi eux l'opportunisme, à provoquer ladécomposition momentanée du mouvementouvrier, est apparue bien avant la fin du XIXe

siècle et le début du XXe. Car deux traitsdistinctifs essentiels de l'impérialisme, lapossession de vastes colonies et le monopole dumarché mondial, s'y sont manifestés dès laseconde moitié du XIXe siècle. Marx et Engelsont méthodiquement, pendant des dizainesd'années, observé de près cette liaison del'opportunisme dans le mouvement ouvrier avecles particularités impérialistes du capitalismeanglais. Ainsi, Engels écrivait à Marx le 7octobre 1858 : « En réalité, le prolétariatanglais s'embourgeoise de plus en plus, et ilsemble bien que cette nation, bourgeoise entretoutes, veuille en arriver à avoir, à côté de sabourgeoisie, une aristocratie bourgeoise et unprolétariat bourgeois. Évidemment, de la partd'une nation qui exploite l'univers entier c'estjusqu'à un certain point, logique. » Près d'unquart de siècle plus tard, dans une lettre du 11août 1881, il parle des « pires trade-unionsanglaises qui se laissent diriger par des hommesque la bourgeoisie a achetés ou que, tout aumoins, elle entretient ». Dans une lettre àKautsky (12 septembre 1882), Engels écrivait :« Vous me demandez ce que pensent les ouvriersanglais de la politique coloniale. La même choseque ce qu'ils pensent de la politique en général.Ici, point de parti ouvrier, il n'y a que desradicaux conservateurs et libéraux ; quant auxouvriers, ils jouissent en toute tranquillité aveceux du monopole colonial de l'Angleterre et deson monopole sur le marché mondial. »107

106 Hourwich : Immigration and Labour, New York, 1913.107 Briefwechsel von Marx und Engels, tome II, p. 290 ; tome

IV, p. 433 – K. Kautsky : Sozialismus undKolonialpolitik, Berlin, 1907, p. 79 ; brochure écrite auxtemps infiniment lointains où Kautsky était encore

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Les classiques du matérialisme dialectique

(Engels a exposé la même thèse dans sa préfaceà la deuxième édition de La situation desclasses laborieuses en Angleterre, 1892).

Voilà donc, nettement indiquées, les causes etles conséquences. Les causes : 1) l'exploitationdu monde par l'Angleterre, 2) son monopole surle marché mondial, 3) son monopole colonial.Les conséquences : 1) l'embourgeoisement d'unepartie du prolétariat anglais, 2) une partie de ceprolétariat se laisse diriger par des hommes quela bourgeoisie a achetés ou que, tout au moins,elle entretient. L'impérialisme du début du XX e

siècle a achevé le partage du globe entre unepoignée d'États, dont chacun exploiteaujourd'hui (en ce sens qu'il en retire dusurprofit) une partie du « monde entier » àpeine moindre que celle qu'exploitaitl'Angleterre en 1858 ; dont chacun, grâce auxtrusts, aux cartels, au capital financier, à sesrapports de créditeur à débiteur, occupe unesituation de monopole sur le marché mondial ;dont chacun jouit, dans une certaine mesure,d'un monopole colonial (nous avons vu que, sur75 millions de kilomètres carrés, superficie detoutes les colonies du monde, 65 millions, c'est-à-dire 86 %, sont concentrés aux mains de sixgrandes puissances ; 61 millions de kilomètrescarrés, soit 81 %, sont détenus par troispuissances.)

Ce qui distingue la situation actuelle, c'estl'existence de conditions économiques etpolitiques qui ne pouvaient manquer de rendrel'opportunisme encore plus incompatible avec lesintérêts généraux et vitaux du mouvementouvrier : d'embryon, l'impérialisme est devenu lesystème prédominant ; les monopolescapitalistes ont pris la première place dansl'économie et la politique ; le partage du mondea été mené à son terme ; d'autre part, au lieudu monopole sans partage de l'Angleterre, nousassistons maintenant à la lutte d'un petitnombre de puissances impérialistes pour laparticipation au monopole, lutte qui caractérisetout le début du XXe siècle. L'opportunisme nepeut plus triompher aujourd'hui complètement

marxiste.

au sein du mouvement ouvrier d'un seul payspour des dizaines et des dizaines d'années,comme il l'a fait en Angleterre dans la secondemoitié du XIXe siècle. Mais, dans toute une sériede pays, il a atteint sa pleine maturité, il l'adépassée et s'est décomposé en fusionnantcomplètement, sous la forme du social-chauvinisme, avec la politique bourgeoise108.

IX. La critique de l'impérialisme

Nous entendons la critique de l'impérialismeau sens large du mot, comme l'attitude desdifférentes classes de la société envers lapolitique de l'impérialisme, à partir del'idéologie générale de chacune d'elles.

La proportion gigantesque du capitalfinancier concentré dans quelques mains etcréant un réseau extraordinairement vaste etserré de rapports et de relations, par l'entremiseduquel il soumet à son pouvoir la masse nonseulement des moyens et petits, mais même destrès petits capitalistes et patrons, ceci d'unepart, et la lutte aiguë contre les autresgroupements nationaux de financiers pour lepartage du monde et la domination sur lesautres pays, d'autre part, – tout cela fait que lesclasses possédantes passent en bloc dans le campde l'impérialisme. Engouement « général » pourles perspectives de l'impérialisme, défenseacharnée de celui-ci, tendance à le farder detoutes les manières, – n'est-ce pas un signe destemps. L'idéologie impérialiste pénètreégalement dans la classe ouvrière, qui n'est passéparée des autres classes par une muraille deChine. Si les chefs de l'actuel parti dit « social-démocrate » d'Allemagne sont traités à justetitre de « social-impérialistes », c'est-à-dire desocialistes en paroles et d'impérialistes en fait, ilconvient de dire que, déjà en 1902, Hobsonsignalait l'existence en Angleterre des« impérialistes fabiens », appartenant à

108 Le social-chauvinisme russe des Potressov, desTchkhenkéli, des Maslov, etc., sous sa forme ouverteaussi bien que sous sa forme voilée (MM. Tchkhéidzé,Skobélev, Axelrod, Martov, etc.), est également issud'une variété russe de l'opportunisme, notamment ducourant liquidateur.

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l'opportuniste « Société des fabiens ».

Les savants et les publicistes bourgeoisdéfendent généralement l'impérialisme sous uneforme quelque peu voilée ; ils en dissimulentl'entière domination et les racines profondes ; ilss'efforcent de faire passer au premier plan desparticularités, des détails secondaires,s'attachant à détourner l'attention de l'essentielpar de futiles projets de « réformes » tels que lasurveillance policière des trusts et des banques,etc. Plus rares sont les impérialistes avérés,cyniques, qui ont le courage d'avouer combien ilest absurde de vouloir réformer les traitsessentiels de l'impérialisme.

Un exemple. Dans les Archives de l'économiemondiale, les impérialistes allemandss'appliquent à suivre les mouvements delibération nationale dans les colonies, surtoutnon allemandes, comme bien l'on pense. Ilssignalent l'effervescence et les protestations quise manifestent dans l'Inde, les mouvements duNatal (Afrique du Sud), des Indes néerlandaises,etc. L'un d'eux, dans une note à propos d'unepublication anglaise rendant compte de laconférence des nations et races assujetties, quis'est tenue du 28 au 30 juin 1910 et a réuni lesreprésentants des divers peuples d'Asie,d'Afrique et d'Europe subissant une dominationétrangère, porte le jugement suivant sur lesdiscours prononcés à cette conférence : « Onnous dit qu'il faut combattre l'impérialisme ;que les États dominants doivent reconnaître auxpeuples assujettis le droit à l'indépendance ;qu'un tribunal international doit surveillerl'exécution des traités conclus entre les grandespuissances et les peuples faibles. La conférencene va pas plus loin que ces vœux innocents.Nous n'y voyons pas trace de la compréhensionde cette vérité que l'impérialisme estindissolublement lié au capitalisme dans saforme actuelle et que, par conséquent (!!), lalutte directe contre l'impérialisme est sansespoir, à moins que l'on ne se borne à combattrecertains excès particulièrement révoltants. »109

Étant donné que le redressement réformiste des

109 Weltwirtschaftliches Archiv, vol. II, p. 193.

bases de l'impérialisme est une duperie, un« vœu innocent », et que les représentantsbourgeois des nations opprimées ne vont pas« plus loin » en avant, le représentant bourgeoisde la nation oppressive va « plus loin » enarrière vers une adulation servile del'impérialisme, qu'il masque sous des prétentions« scientifiques ». Belle « logique », en vérité !

Est-il possible de modifier par des réformesles bases de l'impérialisme ? Faut-il aller del'avant pour accentuer et approfondir lesantagonismes qu'il engendre, ou on arrière pourles atténuer ? Telles sont les questionsfondamentales de la critique de l'impérialisme.Les particularités politiques de l'impérialismeétant la réaction sur toute la ligne et lerenforcement de l'oppression nationale,conséquence du joug de l'oligarchie financière etde l'élimination de la libre concurrence,l'impérialisme voit se dresser contre lui, dès ledébut du XXe siècle, une oppositiondémocratique petite-bourgeoise à peu près danstous les pays impérialistes. La rupture deKautsky et du vaste courant internationalkautskiste avec le marxisme consisteprécisément dans le fait que Kautsky, loind'avoir voulu et su prendre le contre-pied decette opposition petite-bourgeoise, réformiste,réactionnaire, quant au fond, sur le planéconomique, a au contraire pratiquementfusionné avec elle.

Aux États-Unis, la guerre impérialiste de1898 contre l'Espagne suscita l'opposition des« anti-impérialistes », ces derniers mohicans dela démocratie bourgeoise, qui qualifiaient cetteguerre de « criminelle », considéraientl'annexion de territoires étrangers comme uneviolation de la Constitution, dénonçaient la« déloyauté des chauvins » à l'égard du chef desindigènes des Philippines, Aguinaldo (auquel lesAméricains avaient d'abord promisl'indépendance de son pays pour, ensuite, ydébarquer des troupes américaines et annexerles Philippines), et citaient les paroles deLincoln : « Quand un Blanc se gouverne lui-même, il y a self-government ; quand il se

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gouverne lui-même et, en même temps, gouverneles autres, ce n'est plus du self-government, c'estdu despotisme »110. Mais, en attendant, toutecette critique craignait de reconnaître la liaisonindissoluble qui rattache l'impérialisme auxtrusts et, par conséquent, aux fondements ducapitalisme ; elle craignait de s'unir aux forcesengendrées par le grand capitalisme et sondéveloppement, elle demeurait un « vœuinnocent ».

Telle est aussi la position fondamentale deHobson dans sa critique de l'impérialisme.Hobson a anticipé sur les thèses de Kautsky, ens'insurgeant contre l'« inéluctabilité del'impérialisme » et en invoquant la nécessité« d'élever la capacité de consommation » de lapopulation (en régime capitaliste !). C'est aussile point de vue petit-bourgeois qu'adoptent dansleur critique de l'impérialisme, de l'omnipotencedes banques, de l'oligarchie financière, etc., desauteurs maintes fois cités par nous, tels queAgahd, A. Lansburgh et L. Eschwege et, parmiles Français, Victor Bérard, auteur d'un livresuperficiel : L'Angleterre et l'impérialisme, paruen 1900. Sans prétendre le moins du monde faireœuvre de marxistes, ils opposent tous àl'impérialisme la libre concurrence et ladémocratie, condamnent le projet du chemin defer de Bagdad, qui mène à des conflits et à laguerre, et formulent des « vœux innocents » depaix, etc. Il n'est pas jusqu'au statisticien desémissions internationales, A. Neymarck, qui,totalisant les centaines de milliards de francsreprésentés par les valeurs « internationales »,s'exclamait en 1912 : « Est-il possibled'admettre que la paix puisse être rompue ?...que l'on risque, en présence de ces chiffresénormes, de provoquer une guerre ? »111

Une telle naïveté, et de la part deséconomistes bourgeois, n'est pas étonnante ; ausurplus, il leur est avantageux de feindre lanaïveté et de parler « sérieusement » de paix à

110 J. Patouillet : L'impérialisme américain, Dijon, 1904, p.272.

111 Bul letin de l'Institut international de statistique , tomeXIX, livre II, p. 225.

l'époque de l'impérialisme. Mais que reste-t-ildu marxisme de Kautsky lorsque, en 1914, 1915,1916, il adopte le même point de vue que lesréformistes bourgeois et affirme que « tout lemonde est d'accord » (impérialistes, pseudo-socialistes et social-pacifistes) en ce qui concernela paix ? Au lieu d'analyser et de mettre enlumière les profondes contradictionsimpérialistes, il forme le « vœu pieux »,réformiste, de les esquiver et de les éluder.

Voici un spécimen de la critique économiquede l'impérialisme par Kautsky. Il examine lesstatistiques de 1872 et 1912 sur les exportationset les importations anglaises à destination et enprovenance de l’Égypte ; il s'avère qu'elles sesont développées plus faiblement que l'ensembledes exportations et importations de l'Angleterre.Et Kautsky de conclure : « Nous n'avons aucuneraison de supposer que, sans l'occupationmilitaire de l'Égypte, le commerce del'Angleterre avec l'Égypte se fût moins accrupar le simple poids des facteurs économiques. »« C'est par la démocratie pacifique, et non parles méthodes violentes de l'impérialisme, que lestendances du capital à l'expansion peuvent êtrele mieux favorisées. »112

Ce raisonnement de Kautsky, repris sur tousles tons par son héraut d'armes en Russie (etdéfenseur russe des social-chauvins), M.Spectator, constitue le fond de la critiquekautskiste de l'impérialisme et mérite, de cefait, un examen plus détaillé. Commençons parune citation de Hilferding, dont Kautsky a ditmaintes fois, notamment en avril 1915, que sesconclusions étaient « unanimement adoptées partous les théoriciens socialistes ».

« Ce n'est pas l'affaire du prolétariat, écritHilferding, d'opposer à la politique capitalisteplus progressive la politique dépassée del'époque du libre échange et de l'hostilité enversl'État. La réponse du prolétariat à la politiqueéconomique du capital financier, àl'impérialisme, ne peut être le libre échange,

112 Kautsky : Nationalstaat, imperialistischer Staat undStaatenbund, Nürnberg, 1915, pp. 72 et 70.

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mais seulement le socialisme. Ce n'est pas lerétablissement de la libre concurrence, devenuemaintenant un idéal réactionnaire, qui peut êtreaujourd'hui le but de la politique prolétarienne,mais uniquement l'abolition complète de laconcurrence par la suppression ducapitalisme. »113

Kautsky a rompu avec le marxisme endéfendant, pour l'époque du capital financier,un « idéal réactionnaire », la « démocratiepacifique », le « simple poids des facteurséconomiques », car cet idéal rétrogradeobjectivement du capitalisme monopoliste aucapitalisme non monopoliste, il est une duperieréformiste.

Le commerce avec l’Égypte (ou avec touteautre colonie ou semi-colonie) « se fût accru »davantage sans occupation militaire, sansimpérialisme, sans capital financier. Qu'est-ce àdire ? Que le capitalisme se développerait plusrapidement si la libre concurrence n'était limitéeni par les monopoles en général, ni par les« relations » ou le joug (c'est-à-dire encore lemonopole) du capital financier, ni par lapossession monopoliste des colonies par certainspays ?

Les raisonnements de Kautsky ne sauraientavoir un autre sens : or, ce « sens » est un non-sens. Admettons que, en effet, la libreconcurrence, sans monopoles d'aucune sorte,puisse développer plus rapidement le capitalismeet le commerce. Mais plus le développement ducommerce et du capitalisme est rapide, et plusest forte la concentration de la production et ducapital, laquelle engendre le monopole. Et lesmonopoles sont déjà nés, – issus, précisément dela libre concurrence ! Si même les monopoles sesont mis de nos jours à freiner ledéveloppement, ce n'est cependant pas unargument en faveur de la libre concurrence, quin'est plus possible depuis qu'elle a engendré lesmonopoles.

Tournez et retournez les raisonnements deKautsky, vous n'y trouverez rien d'autre

113 R. Hilferding : Le capital financier, p. 567.

qu'esprit réactionnaire et réformisme bourgeois.

Si l'on corrige ce raisonnement et que l'ondise, avec Spectator : le commerce des coloniesanglaises se développe aujourd'hui moins viteavec la métropole qu'avec les autres pays,Kautsky n'en sera pas quitte pour autant. Carce qui crée des difficultés à l'Angleterre, c'estaussi le monopole, c'est aussi l'impérialisme,mais ceux d'autres pays (Amérique, Allemagne).On sait que les cartels ont entraîné la créationde tarifs protectionnistes d'un type nouveau etoriginal : comme l'avait déjà noté Engels dans lelivre III du Capital on protège précisément lesproduits susceptibles d'être exportés. On saitégalement que les cartels et le capital financieront un système qui leur est propre, celui del'« exportation à vil prix », du « dumping »,comme disent les Anglais : à l'intérieur du pays,le cartel vend ses produits au prix fort, fixé parle monopole ; à l'étranger, il les vend à un prixdérisoire pour ruiner un concurrent, étendre aumaximum sa propre production, etc. Sil'Allemagne développe son commerce avec lescolonies anglaises plus rapidement quel'Angleterre elle-même, cela ne prouve qu'unechose, c'est que l'impérialisme allemand est plusjeune, plus fort, mieux organisé quel'impérialisme anglais, qu'il lui est supérieur ;mais cela ne prouve nullement la « suprématie »du commerce libre. Car cette lutte ne dresse pasle commerce libre contre le protectionnisme,contre la dépendance coloniale, mais oppose l'unà l'autre deux impérialismes rivaux, deuxmonopoles, deux groupements du capitalfinancier. La suprématie de l'impérialismeallemand sur l'impérialisme anglais est plusforte que la muraille des frontières coloniales oudes tarifs douaniers protecteurs ; en tirer« argument » en faveur de la liberté ducommerce et de la « démocratie pacifique »,c'est débiter des platitudes, c'est oublier lestraits et les caractères essentiels del’impérialisme, c'est substituer au marxisme leréformisme petit-bourgeois.

Il est intéressant de noter que mêmel'économiste bourgeois A. Lansburgh, dont la

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critique de l'impérialisme est aussi petite-bourgeoise que celle de Kautsky, a pourtantétudié plus scientifiquement que ce dernier lesdonnées de la statistique commerciale. Il n'a pasfait porter sa comparaison sur un pays pris auhasard et uniquement une colonie, d'une part,avec les autres pays, d'autre part, mais sur lesexportations d'un pays impérialiste 1) dans lespays qui lui empruntent de l'argent et sontfinancièrement dépendants à son égard et2) dans les pays qui en sont financièrementindépendants. Et voici le tableau qu'il aobtenu :

Exportations de l'Allemagne(en mil lions de marks)

1889 1908 Augmentationen %

Dans les pays financièrement dépendants de l'Allemagne

Roumanie 48,2 70,8 + 47 %

Portugal 19 32,8 + 73 %

Argentine 60,7 147 + 143 %

Brésil 48,7 84,5 + 73 %

Chili 28,3 52,4 + 85 %

Turquie 29,9 64 + 114 %

Total 234,8 451,5 + 92 %

Dans les pays financièrement indépendants de l'Allemagne

Grande-Bretagne 651,8 997,4 + 53 %

France 210,2 437,9 + 108 %

Belgique 137,2 322,8 + 135 %

Suisse 177,4 401,1 + 127 %

Australie 21,2 64,5 + 205 %

Indes néerlandaises 8,8 40,7 + 363 %

Total 1206,6 2264,4 + 87 %

Lansburgh n'a pas tiré de conclusions et, dece fait, par une singulière inadvertance, il n'apas remarqué que si ces chiffres prouventquelque chose, ce n'est que contre lui, car lesexportations vers des pays financièrementdépendants se sont tout de même développéesun peu plus vite qu'en direction des paysfinancièrement indépendants (nous soulignons

notre « si », car la statistique de Lansburgh estloin d'être complète).

Établissant le lien qui existe entre lesexportations et les emprunts, Lansburgh écrit :

« En 1890-91, un emprunt roumain futcontracté par l'entremise des banquesallemandes, qui, les années précédentes, avaientdéjà consenti des avances sur cet emprunt. Ilservit principalement à des achats en Allemagnede matériel ferroviaire. En 1891, lesexportations allemandes vers la Roumanies'élevaient à 55 millions de marks. L'annéed'après, elles tombaient à 39,4 millions, pourdescendre par paliers jusqu'à 25,4 millions en1900. Elles n'ont rejoint le niveau de 1891 queces toutes dernières années, grâce à deuxnouveaux emprunts.

Les exportations allemandes au Portugals'élevèrent, par suite des emprunts de 1888-89, à21,1 millions de marks (1890), pour retomberdans les deux années qui suivirent à 16,2 et 7,4millions ; elles ne remontèrent à leur ancienniveau qu'en 1903.

Les chiffres concernant le commerce del'Allemagne avec l'Argentine sont encore plussignificatifs. À la suite des emprunts de 1888 etde 1890, les exportations vers l'Argentineatteignirent, en 1889, 60,7 millions de marks.Deux ans plus tard, elles n'étaient plus que de18,6 millions, soit à peine, le tiers du chiffreprécédent. Ce n'est qu'en 1901 qu'ellesatteignirent et dépassèrent leur niveau de 1889,grâce à de nouveaux emprunts contractés enAllemagne par l'État et les villes, ainsi qu'à desavances de fonds pour la construction d'usinesélectriques et à d'autres opérations de crédit.

À la suite de l'emprunt de 1889, lesexportations vers le Chili s'élevèrent à 45,2millions (1892) ; elles retombèrent un an plustard à 22,5 millions. Après un nouvel empruntcontracté par l'intermédiaire des banquesallemandes en 1906, les exportations montèrentà 84,7 millions en 1907 pour retomber, en 1908,

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à 52,4 millions. »114

De ces faits, Lansburgh tire cette plaisantemoralité petite-bourgeoise que les exportationsliées aux emprunts sont instables et irrégulières,qu'il est fâcheux d'exporter des capitaux àl'étranger au lieu de développer« naturellement » et « harmonieusement »l'industrie nationale, que les pots-de-vin sechiffrant par millions distribués à l'occasion desemprunts étrangers reviennent « cher » à lafirme Krupp, etc. Mais les faits attestentclairement : la montée des exportations estjustement liée aux tripotages du capitalfinancier, qui ne se soucie guère de moralebourgeoise et écorche deux fois le même bœuf :d'abord, les bénéfices de l'emprunt ; ensuite, lesbénéfices que rapporte ce même emprunt quandil est employé à l'achat des produits de Kruppou du matériel ferroviaire du Syndicat de l'acier,etc.

Répétons que nous ne considérons pas dutout la statistique de Lansburgh comme uneperfection. Mais il fallait absolument lareproduire, parce qu'elle est plus scientifiqueque celle de Kautsky et de Spectator, parce queLansburgh donne la bonne manière de poser laquestion. Pour traiter du rôle du capitalfinancier en matière d'exportation, etc., il fautsavoir distinguer le lien qui existe spécialementet exclusivement entre l'exportation et lestripotages des financiers, spécialement etexclusivement entre l'exportation etl'écoulement des produits des cartels, etc.Tandis que comparer simplement les colonies engénéral aux non-colonies, un impérialisme à unautre, une semi-colonie ou une colonie(l'Égypte) à tous les autres pays, c'est tournerla question et masquer ce qui en fait justementle fond.

Si la critique théorique de l'impérialisme parKautsky n'a rien de commun avec le marxisme,si elle ne peut que servir de marchepied à lapropagande de la paix et de l'unité avec lesopportunistes et les social-chauvins, c'est parce

114 Die Bank, 1909, n°2, pp. 819 et suivantes.

qu'elle élude et estompe justement lescontradictions les plus profondes, les plusfondamentales de l'impérialisme : contradictionentre les monopoles et la libre concurrence quis'exerce à côté d'eux, celle entre les formidables« opérations » (et les formidables profits) ducapital financier et le commerce « honnête » surle marché libre, celle entre les cartels et lestrusts, d'une part, et l'industrie non cartellisée,d'autre part, etc.

La fameuse théorie de l'« ultra-impérialisme » inventée par Kautsky revêt uncaractère tout aussi réactionnaire. Comparez leraisonnement qu'il a fait en 1915 à ce sujet àcelui développé par Hobson en 1902 :

Kautsky : « ... La politique impérialisteactuelle ne peut-elle pas être supplantée par unepolitique nouvelle, ultra-impérialiste, quisubstituerait à la lutte entre les capitauxfinanciers nationaux l'exploitation de l'universen commun par le capital financier uni àl'échelle internationale ? Cette nouvelle phasedu capitalisme est en tout cas concevable. Est-elle réalisable ? Il n'existe pas encore deprémisses indispensables pour nous permettre detrancher la question. »115

Hobson : « Le christianisme, qui a prissolidement pied dans un petit nombre de grandsempires fédéraux dont chacun possède une sériede colonies non civilisées et de pays dépendants,apparaît à beaucoup comme le développement leplus logique des tendances modernes,développement qui donnerait le plus d'espoird'une paix durable sur la base solide d'un inter-impérialisme. »

Kautsky appelle ultra-impérialisme ce queHobson a appelé, treize ans avant lui, inter-impérialisme. Outre l'invention d'un nouveauvocable savantissime au moyen du remplacementd'une particule latine par une autre, le progrèsde la pensée « scientifique » de Kautsky serésume à vouloir faire passer pour du marxismece que Hobson présente en substance commel'hypocrisie de la prêtraille anglaise. Après la

115 Neue Zeit, 30 avril 1915, p. 144.

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guerre anglo-boer, il était tout naturel que cettecaste hautement respectable orientât le gros deses efforts vers la consolation des petitsbourgeois et des ouvriers anglais, qui avaientperdu beaucoup des leurs dans les batailles sud-africaines et qui se voyaient infliger unsupplément d'impôts pour assurer des profitsplus élevés aux financiers anglais. Pouvait-onmieux les consoler qu'en leur faisant croire quel'impérialisme n'était pas si mauvais, qu'il étaitproche de l'inter- (ou de l'ultra-) impérialisme,susceptible d'assurer une paix permanente ?Quelles que soient les bonnes intentions de laprétraille anglaise, ou du doucereux Kautsky, lasignification sociale objective, c'est-à-dire réelle,de sa « théorie » est et ne peut être que deconsoler les masses, dans un esprit éminemmentréactionnaire, par l'espoir d'une paixpermanente en régime capitaliste, en détournantleur attention des antagonismes aigus et desproblèmes aigus de l'actualité, et en l'orientantvers les perspectives mensongères d'on ne saitquel futur « ultra-impérialisme » prétendumentnouveau. Mystification des masses, il n'y aabsolument rien d'autre dans la théorie« marxiste » de Kautsky.

En effet, il suffit de confronter clairement desfaits notoires, indiscutables, pour se convaincrede la fausseté des perspectives que Kautskys'efforce de faire entrevoir aux ouvriersd'Allemagne (et aux ouvriers de tous les pays).Considérons l'Inde, l'Indochine et la Chine. Onsait que ces trois pays coloniaux et semi-coloniaux, d'une population totale de 600 à 700millions d'habitants, sont exploités par lecapital financier de plusieurs puissancesimpérialistes : Angleterre, France, Japon, États-Unis, etc. Admettons que ces pays impérialistesforment des alliances les uns contre les autres,afin de sauvegarder ou d'étendre leurspossessions, leurs intérêts et leurs « zonesd'influence » dans les pays asiatiquesmentionnés. Ce seraient là des alliances « inter-impérialistes » ou « ultra-impérialistes ».Admettons que toutes les puissancesimpérialistes concluent une alliance pour un

partage « pacifique » de ces pays d'Asie : onpourra parler du « capital financier uni àl'échelle internationale ». Il existe des exemplesde ce genre d'alliances au cours du XXe siècle,disons dans les rapports des puissances à l'égardde la Chine. Est-il « concevable » de supposer,le régime capitaliste subsistant (condition quesuppose justement Kautsky), que ces alliancesne soient pas de courte durée, qu'elles excluentles frictions, les conflits et la lutte sous toutesles formes possibles et imaginables ?

Il suffit de poser clairement la question pourvoir que la réponse ne peut être que négative.Car il est inconcevable en régime capitaliste quele partage des zones d'influence, des intérêts,des colonies, etc., repose sur autre chose que laforce de ceux qui prennent part au partage, laforce économique, financière, militaire, etc. Or,les forces respectives de ces participants aupartage varient d'une façon inégale, car il nepeut y avoir en régime capitaliste dedéveloppement uniforme des entreprises, destrusts, des industries, des pays. L'Allemagneétait, il y a un demi-siècle, une quantiténégligeable, par sa force capitaliste comparée àcelle de l'Angleterre d'alors ; il en était de mêmedu Japon comparativement à la Russie. Est-il« concevable » de supposer que, d'ici unedizaine ou une vingtaine d'années, le rapportdes forces entre les puissances impérialistesdemeurera inchangé ? C'est absolumentinconcevable.

Aussi, les alliances « inter-impérialistes » ou« ultra-impérialistes » dans la réalité capitaliste,et non dans la mesquine fantaisie petite-bourgeoise des prêtres anglais ou du« marxiste » allemand Kautsky, ne sontinévitablement, quelles que soient les formes deces alliances, qu'il s'agisse d'une coalitionimpérialiste dressée contre une autre, ou d'uneunion générale embrassant toutes les puissancesimpérialistes, que des « trêves » entre desguerres. Les alliances pacifiques préparent lesguerres et, à leur tour, naissent de la guerre ;elles se conditionnent les unes les autres,engendrant des alternatives de lutte pacifique et

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de lutte non pacifique sur une seule et mêmebase, celle des liens et des rapports impérialistesde l'économie mondiale et de la politiquemondiale. Or, l'extra-lucide Kautsky, pourrassurer les ouvriers et les réconcilier avec lessocial-chauvins passés aux côtés de labourgeoisie, sépare les deux anneaux de cetteseule et même chaîne ; il sépare l'unionpacifique (et ultra-impérialiste, voire ultra-ultra-impérialiste) actuelle de toutes les puissancespour « pacifier » la Chine (rappelez-vous larépression de la révolte des Boxers) du conflitnon pacifique de demain, lequel préparera pouraprès-demain une nouvelle alliance universelle« pacifique » en vue du partage, par exemple,de la Turquie, etc., etc. Au lieu de la liaisonvivante entre les périodes de paix impérialiste etles périodes de guerres impérialistes, Kautskyoffre aux ouvriers une abstraction sophistiquée,afin de les réconcilier avec leurs chefs dégénérés.

Dans la préface à son Histoire de ladiplomatie dans le développement internationalde l'Europe, l'Américain Hill divise l'histoirediplomatique contemporaine en trois périodes :1) l'ère de la révolution, 2) le mouvementconstitutionnel, 3) l'ère de l'« impérialismecommercial »116 contemporain. Un autre auteurdivise l'histoire de la « politique mondiale » dela Grande-Bretagne depuis 1870 en quatrepériodes : 1) la première période asiatique (luttecontre la progression de la Russie en Asiecentrale vers l'Inde) ; 2) la période africaine(approximativement de 1885 à 1902) – luttecontre la France pour le partage de l'Afrique(Fachoda 1898, on est à un cheveu de la guerreavec la France) ; 3) la deuxième périodeasiatique (traité avec le Japon contre la Russie)et 4) la période « européenne », caractériséesurtout par la lutte contre l'Allemagne117. « Lesescarmouches politiques d'avant-postes seproduisent sur le terrain financier », écrivait dès1905 Riesser, « personnalité » du monde de labanque, qui montrait comment le capital

116 David Jayne Hill : A History of the Diplomacy in theinternational development of Europe, vol. I, p. X.

117 Schilder : ouvr. cité, 178.

financier français opérant en Italie préparaitl'alliance politique des deux pays ; comment sedéveloppaient la lutte entre l'Allemagne etl'Angleterre pour la Perse, ainsi que la lutte detous les capitaux européens pour les emprunts àconsentir à la Chine, etc. La voilà, la réalitévivante des alliances pacifiques « ultra-impérialistes » dans leur liaison indissolubleavec les conflits simplement impérialistes.

L'atténuation par Kautsky des contradictionsles plus profondes de l'impérialisme, atténuationqui conduit inévitablement à farderl'impérialisme, n'est pas sans influer égalementsur la critique que fait cet auteur des caractèrespolitiques de ce dernier. L'impérialisme estl'époque du capital financier et des monopoles,qui provoquent partout des tendances à ladomination et non à la liberté. Réaction surtoute la ligne, quel que soit le régime politique,aggravation extrême des antagonismes dans cedomaine également : tel est le résultat de cestendances. De même se renforcentparticulièrement l'oppression nationale et latendance aux annexions, c'est-à-dire à laviolation de l'indépendance nationale (carl'annexion n'est rien d'autre qu'une violation dudroit des nations à disposer d'elles-mêmes).Hilferding note très justement la liaison entrel'impérialisme et le renforcement de l'oppressionnationale. « Pour ce qui est des paysnouvellement découverts, écrit-il, le capitalimporté y intensifie les antagonismes et suscitecontre les intrus la résistance croissante despeuples qui s'éveillent à la conscience national ;cette résistance peut facilement aboutir à desmesures dangereuses dirigées contre le capitalétranger. Les anciens rapports sociaux sontfoncièrement révolutionnés ; le particularismeagraire millénaire des « nations placées enmarge de l'histoire » est rompu ; elles sontentraînées dans le tourbillon capitaliste. C'est lecapitalisme lui-même qui procure peu a peu auxasservis les voies et moyens de s'émanciper. Etla création d'un État national unifié, en tantqu'instrument de la liberté économique etculturelle, autrefois but suprême des nations

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européennes, devient aussi le leur. Cemouvement d'indépendance menace le capitaleuropéen dans ses domaines d'exploitation lesplus précieux, ceux qui lui offrent les plus richesperspectives ; et il ne peut maintenir sadomination qu'en multipliant sans cesse sesforces militaires. »118

À quoi il faut ajouter que ce n'est passeulement dans les pays nouvellementdécouverts, mais aussi dans les anciens, quel'impérialisme conduit aux annexions, aurenforcement du joug national et, partant, àl'exaspération de la résistance. Tout en s'élevantcontre le renforcement de la réaction politiquepar l'impérialisme, Kautsky laisse dans l'ombreune question particulièrement brûlante, celle del'impossibilité de réaliser l'unité avec lesopportunistes à l'époque de l'impérialisme. Touten s'élevant contre les annexions, il donne à sesprotestations la forme la plus inoffensive et laplus aisément acceptable pour les opportunistes.Il s'adresse directement à un auditoire allemandet n'en estompe pas moins ce qui est justementle plus important et le plus actuel, par exemplele fait que l'Alsace-Lorraine est une annexion del'Allemagne. Pour bien mesurer le sens de cette« déviation intellectuelle » de Kautsky, prenonsun exemple. Supposons qu'un Japonaiscondamne l'annexion des Philippines par lesAméricains. Se trouvera-t-il beaucoup de genspour croire qu'il est mû par l'hostilité auxannexions en général, et non par le désird'annexer lui-même les Philippines ? Et nedevra-t-on pas reconnaître que l'on ne peutconsidérer comme sincère et politiquementloyale la « lutte » du Japonais contre lesannexions que s'il se dresse contre l'annexion dela Corée par le Japon et réclame pour elle laliberté de séparation d'avec le Japon ?

L'analyse théorique, ainsi que la critiqueéconomique et politique, de l'impérialisme parKautsky sont entièrement pénétrées d'unetendance absolument incompatible avec lemarxisme, qui consiste à estomper et atténuerles contradictions les plus essentielles et à

118 R. Hilferding : Le capital financier, p. 487.

maintenir à tout prix au sein du mouvementouvrier européen une unité chancelante avecl'opportunisme.

X. La place de l'impérialisme dansl'histoire

Nous avons vu que, par son essenceéconomique, l'impérialisme est le capitalismemonopoliste. Cela seul suffit à définir la place del'impérialisme dans l'histoire, car le monopole,qui naît sur le terrain et à partir de la libreconcurrence, marque la transition du régimecapitaliste à un ordre économique et socialsupérieur. Il faut noter plus spécialement quatreespèces principales de monopoles oumanifestations essentielles du capitalismemonopoliste, caractéristiques de l'époque quenous étudions.

Premièrement, le monopole est né de laconcentration de la production, parvenue à untrès haut degré de développement. Ce sont lesgroupements monopolistes de capitalistes, lescartels, les syndicats patronaux, les trusts. Nousavons vu le rôle immense qu'ils jouent dans lavie économique de nos jours. Au début du XXe

siècle, ils ont acquis une suprématie totale dansles pays avancés, et si les premiers pas dans lavoie de la cartellisation ont d'abord été franchispar les pays ayant des tarifs protectionnistestrès élevés (Allemagne, Amérique), ceux-ci n'ontdevancé que de peu l'Angleterre qui, avec sonsystème de liberté du commerce, a démontré lemême fait fondamental, à savoir que lesmonopoles sont engendrés par la concentrationde la production.

Deuxièmement, les monopoles ont entraînéune mainmise accrue sur les principales sourcesde matières premières, surtout dans l'industriefondamentale, et la plus cartellisée, de la sociétécapitaliste : celle de la houille et du fer. Lemonopole des principales sources de matièrespremières a énormément accru le pouvoir dugrand capital et aggravé la contradiction entrel'industrie cartellisée et l'industrie noncartellisée.

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Troisièmement, le monopole est issu desbanques. Autrefois modestes intermédiaires,elles détiennent aujourd'hui le monopole ducapital financier. Trois à cinq grosses banques,dans n'importe lequel des pays capitalistes lesplus avancés, ont réalisé l'« union personnelle »du capital industriel et du capital bancaire, etconcentré entre leurs mains des milliards et desmilliards représentant la plus grande partie descapitaux et des revenus en argent de tout lepays. Une oligarchie financière qui envelopped'un réseau serré de rapports de dépendancetoutes les institutions économiques et politiquessans exception de la société bourgeoised'aujourd'hui : telle est la manifestation la pluséclatante de ce monopole.

Quatrièmement, le monopole est issu de lapolitique coloniale. Aux nombreux « anciens »mobiles de la politique coloniale le capitalfinancier a ajouté la lutte pour les sources dematières premières, pour l'exportation descapitaux, pour les « zones d'influence », – c'est-à-dire pour les zones de transactionsavantageuses, de concessions, de profits demonopole, etc., – et, enfin, pour le territoireéconomique en général. Quand, par exemple, lescolonies des puissances européennes nereprésentaient que la dixième partie del'Afrique, comme c'était encore le cas en 1876,la politique coloniale pouvait se développerd'une façon non monopoliste, les territoiresétant occupés suivant le principe, pourrait-ondire, de la « libre conquête ». Mais quand les9/10 de l'Afrique furent accaparés (vers 1900) etque le monde entier se trouva partagé, alorscommença forcément l'ère de la possessionmonopoliste des colonies et, partant, d'une lutteparticulièrement acharnée pour le partage et lerepartage du globe.

Tout le monde sait combien le capitalismemonopoliste a aggravé toutes les contradictionsdu capitalisme. Il suffit de rappeler la vie chèreet le despotisme des cartels. Cette aggravationdes contradictions est la plus puissante forcemotrice de la période historique de transitionqui fut inaugurée par la victoire définitive du

capital financier mondial.

Monopoles, oligarchie, tendances à ladomination au lieu des tendances à la liberté,exploitation d'un nombre toujours croissant denations petites ou faibles par une poignée denations extrêmement riches ou puissantes : toutcela a donné naissance aux traits distinctifs del'impérialisme qui le font caractériser comme uncapitalisme parasitaire ou pourrissant. C'estavec un relief sans cesse accru que se manifestel'une des tendances de l'impérialisme : lacréation d'un « État-rentier », d'un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plusde l'exportation de ses capitaux et de la « tontedes coupons ». Mais ce serait une erreur decroire que cette tendance à la putréfactionexclut la croissance rapide du capitalisme ; non,telles branches d'industrie, telles couches de labourgeoisie, tels pays manifestent à l'époque del'impérialisme, avec une force plus ou moinsgrande, tantôt l'une tantôt l'autre de cestendances. Dans l'ensemble, le capitalisme sedéveloppe infiniment plus vite qu'auparavant,mais ce développement devient généralementplus inégal, l'inégalité de développement semanifestant en particulier par la putréfactiondes pays les plus riches en capital (Angleterre).

Au sujet du rapide développementéconomique de l'Allemagne, Riesser, auteurd'une étude sur les grandes banques allemandes,écrit : « La progression pas tellement lente del'époque antérieure (1848-1870) est à la rapiditédu développement de toute l'économieallemande, et notamment de ses banques, àcette époque (1870-1905), à peu près ce qu'estune chaise de poste du bon vieux temps àl'automobile moderne, dont la course devientparfois un danger, aussi bien pour le piétoninsouciant que pour les occupants de lavoiture. » À son tour, ce capital financier qui agrandi extraordinairement vite ne demanderaitpas mieux, précisément pour cette raison, quede pouvoir entrer plus « paisiblement » enpossession des colonies dont il doit s'emparer,par des moyens qui ne sont pas exclusivementpacifiques, aux dépens de nations plus riches.

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Quant aux États-Unis, le développementéconomique y a été, en ces dernières dizainesd'années, encore plus rapide qu'en Allemagne.Et c'est justement grâce à cela que les traitsparasitaires du capitalisme américain modernesont apparus de façon particulièrement saillante.D'autre part, la comparaison entre labourgeoisie républicaine des États-Unis, parexemple, et la bourgeoisie monarchiste du Japonou de l'Allemagne montre qu'à l'époque del'impérialisme, les plus grandes différencespolitiques sont extrêmement atténuées, nonpoint qu'elles soient insignifiantes en général,mais parce que, dans tous ces cas, il s'agit d'unebourgeoisie ayant des traits parasitairesnettement affirmés.

Les profits élevés que tirent du monopole lescapitalistes d'une branche d'industrie parmibeaucoup d'autres, d'un pays parmi beaucoupd'autres, etc., leur donnent la possibilitééconomique de corrompre certaines couchesd'ouvriers, et même momentanément uneminorité ouvrière assez importante, en lesgagnant à la cause de la bourgeoisie de labranche d'industrie ou de la nation considéréeset en les dressant contre toutes les autres. Etl'antagonisme accru des nations impérialistesaux prises pour le partage du monde renforcecette tendance. Ainsi se crée la liaison del'impérialisme avec l'opportunisme, liaison quis'est manifestée en Angleterre plus tôt et avecplus de relief que partout ailleurs du fait quecertains traits impérialistes de développement ysont apparus beaucoup plus tôt que dans lesautres pays. Il est des auteurs, L. Martov parexemple, qui se plaisent à escamoter la liaisonde l'impérialisme avec l'opportunisme existantau sein du mouvement ouvrier, – chose qui,aujourd'hui, saute aux yeux – par desraisonnements d'un « optimisme de commande »(dans la manière de Kautsky et de Huysmans) àl'exemple de ceux-ci : la cause des adversairesdu capitalisme serait sans espoir si lecapitalisme avancé, précisément, conduisait aurenforcement de l'opportunisme ou si lesouvriers précisément les mieux payés, se

montraient enclins à l'opportunisme, etc. Il nefaut pas se leurrer sur la valeur de cet« optimisme », c'est un optimisme à l'égard del'opportunisme, un optimisme qui sert àmasquer l'opportunisme. En réalité, la rapiditéparticulière et le caractère particulièrementodieux du développement de l'opportunisme nesont nullement une garantie de sa victoiredurable, de même que le prompt développementd'une tumeur maligne dans un organisme sainne peut qu'accélérer la maturation etl'élimination de l'abcès et la guérison del'organisme. Les gens les plus dangereux à cetégard sont ceux qui ne veulent pas comprendreque, si elle n'est pas indissolublement liée à lalutte contre l'opportunisme, la lutte contrel'impérialisme est une phrase creuse etmensongère.

De tout ce qui a été dit plus haut sur lanature économique de l'impérialisme, il ressortqu'on doit le caractériser comme un capitalismede transition ou, plus exactement, comme uncapitalisme agonisant. Il est extrêmementinstructif, à cet égard, de constater que leséconomistes bourgeois, en décrivant lecapitalisme moderne, emploient fréquemmentdes termes tels que : « entrelacement »,« absence d'isolement », etc. ; les banques sont« des entreprises qui, par leurs tâches et leurdéveloppement, n'ont pas un caractèreéconomique strictement privé et échappent deplus en plus à la sphère de la réglementationéconomique strictement privée ». Et ce mêmeRiesser, de qui sont ces derniers mots, proclameavec le plus grand sérieux que la « prédiction »des marxistes concernant la « socialisation »« ne s'est pas réalisée » !

Que veut donc dire ce motd'« entrelacement » ? Il traduit simplement letrait le plus saillant du processus qui se déroulesous nos yeux. Il montre que l'observateur parledes arbres, mais ne voit pas la forêt. Il copieservilement ce qui est extérieur, fortuit,chaotique. Il dénonce dans l'observateur unhomme écrasé par le fait brut, et totalementincapable d'en dégager le sens et la valeur.

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Possession d'actions et rapports entrepropriétaires privés « s'entrelacentaccidentellement ». Mais ce qu'il y a derrière cetentrelacement, ce qui en constitue la base, cesont les rapports sociaux de production et leurperpétuel changement. Quand une grosseentreprise devient une entreprise géante etqu'elle organise méthodiquement, en tenant uncompte exact d'une foule de renseignements,l'acheminement des deux tiers ou des troisquarts des matières premières de basenécessaires à des dizaines de millionsd'hommes ; quand elle organisesystématiquement le transport de ces matièrespremières jusqu'aux lieux de production lesmieux appropriés, qui se trouvent parfois à descentaines et des milliers de verstes ; quand uncentre unique a la haute main sur toutes lesphases successives du traitement des matièrespremières, jusque et y compris la fabrication detoute une série de variétés de produits finis ;quand la répartition de ces produits se faitd'après un plan unique parmi des dizaines et descentaines de millions de consommateurs (ventedu pétrole en Amérique et en Allemagne par la« Standard Oil » américaine), alors, il devientévident que nous sommes en présence d'unesocialisation de la production et non point d'unsimple « entrelacement », et que les rapportsrelevant de l'économie privée et de la propriétéprivée forment une enveloppe qui est sanscommune mesure avec son contenu, qui doitnécessairement entrer en putréfaction si l'oncherche à en retarder artificiellementl'élimination, qui peut continuer à pourrirpendant un laps de temps relativement long(dans le pire des cas, si l'abcès opportunistetarde à percer), mais qui n'en sera pas moinsinéluctablement éliminée.

Schulze-Gaevernitz, admirateur enthousiastede l'impérialisme allemand, s'exclame :

« Si, en définitive. la direction des banquesallemandes incombe à une douzaine depersonnes, l'activité de ces dernières estdésormais plus importante pour le bien publicque celle de la majorité des ministres » (il vaut

mieux oublier ici l'« entrelacement » deshommes des banques, des ministres, desindustriels, des rentiers)... « Imaginons que lestendances que nous avons relevées soient alléesjusqu'au bout de leur évolution : le capital-argent de la nation est concentré dans lesbanques ; celles-ci sont liées entre elles au seind'un cartel ; le capital d'investissement de lanation a pris la forme de titres. Alors seréalisent les paroles géniales de Saint-Simon :« L'anarchie actuelle de la production, quiprovient du fait que les relations économiques sedéveloppent sans régularisation uniforme, doitcéder la place à l'organisation de la production.La production ne sera plus dirigée par des chefsd'entreprise isolés indépendants les uns desautres et ignorant les besoins économiques deshommes, mais par une institution sociale.L'autorité administrative centrale, capable deconsidérer d'un point de vue plus élevé le vastedomaine de l'économie sociale, la régulariserad'une manière qui soit utile à l'ensemble de lasociété, remettra les moyens de production endes mains qualifiées, et veillera notamment àune constante harmonie entre la production etla consommation. Il y a des établissements qui,au nombre de leurs tâches, se sont assigné unecertaine organisation de l'œuvre économique : cesont les banques. » Nous sommes encore loin dela réalisation de ces paroles de Saint-Simon,mais nous y allons ; c'est du marxisme, autreque ne se le représentait Marx, mais uniquementpar la forme. »119

Excellente « réfutation » de Marx, qui faitun pas en arrière de l'analyse scientifique exactede Marx vers la divination de Saint-Simon,géniale sans doute, mais qui n'est cependantqu'une divination.

Écrit de janvier à juin 1916.Publié pour la première fois en avril 1917,

en brochure, à Pétrograd.

119 Grundriss der Sozialökonomik, p. 146.

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Il lustration de la première page : I. Kiantchenko, Portrait de Lénine à Razliv

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