DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

24
1 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET THEORIES DU COMPLOT DOSSIER PARTIE I : ON AIME LES BELLES HISTOIRES. Document n°1 : qu’est-ce qu’une rumeur ? Les premiers travaux systématiques menés sur les rumeurs ont été américains. Le nombre des rumeurs pendant la Seconde Guerre mondiale et leurs effets négatifs sur le moral des troupes et de la population ont conduit plusieurs équipes de chercheurs à s'intéresser au sujet. Comment ont-ils défini la rumeur? Pour Allport et Postman [5] I, les pères fondateurs du domaine, la rumeur est une « proposition liée aux événements du jour, destinée à être crue, colportée de personne en personne, d'habitude par le bouche-à-oreille, sans qu'il existe de données concrètes permettant de témoigner de son exactitude ». Pour Knapp [85], elle est une « déclaration destinée à être crue, se rapportant à l'actualité et répandue sans vérification officielle » (…) Bien que la question du vrai et du faux soit toujours la première posée lorsque l'on parle de rumeurs, en réalité elle n'est pas utile pour comprendre les rumeurs. Le processus de la rumeur se met en route parce que des personnes croient vraie une information et l'estiment suffisamment importante pour en reparler autour d'elles. Cela ne présage en rien du statut réel de cette information (Jean-Noël Kapferer : « Rumeur, le plus vieux media du monde » - Seuil – 1987) Document n°2 : qu’est-ce qu’une légende urbaine ? En 1995, un de mes enfants qui était alors en classe de Terminale m'a rapporté l'anecdote suivante, qu'il tenait d'un camarade de lycée : Un jour, un professeur de philosophie a donné comme sujet de dissertation : « Qu'est-ce que le culot ? » Un élève a rendu une copie sur laquelle il avait écrit un seul mot : « Ça ». Il a eu une très bonne note. Or cette histoire, racontée comme vraie et récente, je l'avais entendue trente ans auparavant, lorsque j'étais moi-même en classe de Philosophie ! Cette permanence d'un motif narratif fait immédiatement subodorer que l'on a affaire à une « légende contemporaine ». Impression confirmée par la collecte de variantes, c'est-à-dire de récits presque identiques où seuls changent des détails : le sujet de dissertation est le courage » ; la copie rendue peut être entièrement blanche ; on précise quelquefois la note obtenue (par ex. 18/20 ou A+), etc. La diffusion dans le temps se double d'une diffusion dans l'espace puisque cette anecdote est aussi attestée aux États-Unis et en Allemagne, comme en témoigne sa présence dans des recueils de légendes contemporaines. Cette anecdote présente huit caractéristiques, qui sont celles des légendes urbaines. 1 / Le récit est anonyme, en ce sens qu'il est constamment réactivé par la pensée collective. C'est pourquoi les reprises littéraires ou cinématographiques d'anecdotes sont si fréquentes : ce sont de « bonnes histoires » et elles n'ont pas de copyright ! 2 / Comme on l'a vu, le récit qui paraît unique appartient en réalité à un ensemble de variantes attestées dans le temps et dans l'espace. 3 / Il s'agit d'un récit bref, genre narratif qui a ses lois propres et auquel se rattachent des sous-genres aussi variés que l'anecdote historique, la nouvelle littéraire, le conte, la fable, l'article de fait divers, l'histoire drôle, etc. 4 / Le contenu du récit est toujours surprenant, inhabituel. Comme dans les histoires drôles ou les nouvelles fantastiques, il y a une « chute » qui produit son effet sur l'auditoire. 5 / Le récit est raconté comme vrai, alors que son historicité est douteuse ou fausse. Indépendamment du fait qu'il n'y a aucune preuve de la véracité de l'anecdote de « la copie de philo » (ni témoins, ni attestation, etc.), le récit est invraisemblable, 6 / L'établissement de la véracité d'une légende présente de l'intérêt, mais ce n'est pas l'essentiel. Il importe de comprendre pourquoi une histoire circule (…) L'anecdote de la dissertation de philosophie circule tout naturellement chez les lycéens de Terminale, qui se frottent à la philosophie pour la première fois et sont un peu déconcertés. Cette légende fait partie du vaste folklore narratif des lycéens, où se mêlent histoires d'examens et de bizutage, rumeurs sur les professeurs ou sur les établissements d'enseignement. 7 / Une histoire paraît d'autant plus vraie et vivante qu'elle est récente, c'est-à-dire que les événements racontés

Transcript of DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

Page 1: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

1

RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET THEORIES DU

COMPLOT

DOSSIER

PARTIE I : ON AIME LES BELLES HISTOIRES.

Document n°1 : qu’est-ce qu’une rumeur ?

Les premiers travaux systématiques menés sur les rumeurs ont été américains. Le nombre des rumeurs pendant laSeconde Guerre mondiale et leurs effets négatifs sur le moral des troupes et de la population ont conduit plusieurséquipes de chercheurs à s'intéresser au sujet.Comment ont-ils défini la rumeur? Pour Allport et Postman [5] I, les pères fondateurs du domaine, la rumeur est

une « proposition liée aux événements du jour, destinée à être crue, colportée de personne en personne,

d'habitude par le bouche-à-oreille, sans qu'il existe de données concrètes permettant de témoigner de son

exactitude ». Pour Knapp [85], elle est une « déclaration destinée à être crue, se rapportant à l'actualité et

répandue sans vérification officielle » (…) Bien que la question du vrai et du faux soit toujours la première

posée lorsque l'on parle de rumeurs, en réalité elle n'est pas utile pour comprendre les rumeurs. Le

processus de la rumeur se met en route parce que des personnes croient vraie une information et l'estiment

suffisamment importante pour en reparler autour d'elles. Cela ne présage en rien du statut réel de cette

information

(Jean-Noël Kapferer : « Rumeur, le plus vieux media du monde » - Seuil – 1987)

Document n°2 : qu’est-ce qu’une légende urbaine ?En 1995, un de mes enfants qui était alors en classe de Terminale m'a rapporté l'anecdote suivante, qu'iltenait d'un camarade de lycée :

Un jour, un professeur de philosophie a donné comme sujet de dissertation : « Qu'est-ce que le culot ? »Un élève a rendu une copie sur laquelle il avait écrit un seul mot : « Ça ». Il a eu une très bonne note.

Or cette histoire, racontée comme vraie et récente, je l'avais entendue trente ans auparavant, lorsque j'étaismoi-même en classe de Philosophie !

Cette permanence d'un motif narratif fait immédiatement subodorer que l'on a affaire à une « légendecontemporaine ». Impression confirmée par la collecte de variantes, c'est-à-dire de récits presque identiques oùseuls changent des détails : le sujet de dissertation est le courage » ; la copie rendue peut être entièrementblanche ; on précise quelquefois la note obtenue (par ex. 18/20 ou A+), etc. La diffusion dans le temps sedouble d'une diffusion dans l'espace puisque cette anecdote est aussi attestée aux États-Unis et en Allemagne,comme en témoigne sa présence dans des recueils de légendes contemporaines.Cette anecdote présente huit caractéristiques, qui sont celles des légendes urbaines.1 / Le récit est anonyme, en ce sens qu'il est constamment réactivé par la pensée collective. C'est pourquoi les reprises

littéraires ou cinématographiques d'anecdotes sont si fréquentes : ce sont de « bonnes histoires » et elles n'ont

pas de copyright !

2 / Comme on l'a vu, le récit qui paraît unique appartient en réalité à un ensemble de variantes attestées dans letemps et dans l'espace.3 / Il s'agit d'un récit bref, genre narratif qui a ses lois propres et auquel se rattachent des sous-genres aussi variésque l'anecdote historique, la nouvelle littéraire, le conte, la fable, l'article de fait divers, l'histoire drôle, etc.4 / Le contenu du récit est toujours surprenant, inhabituel. Comme dans les histoires drôles ou les nouvellesfantastiques, il y a une « chute » qui produit son effet sur l'auditoire.5 / Le récit est raconté comme vrai, alors que son historicité est douteuse ou fausse. Indépendamment du fait qu'il

n'y a aucune preuve de la véracité de l'anecdote de « la copie de philo » (ni témoins, ni attestation, etc.), le

récit est invraisemblable,

6 / L'établissement de la véracité d'une légende présente de l'intérêt, mais ce n'est pas l'essentiel. Il importe de

comprendre pourquoi une histoire circule (…) L'anecdote de la dissertation de philosophie circule tout

naturellement chez les lycéens de Terminale, qui se frottent à la philosophie pour la première fois et sont un peu

déconcertés. Cette légende fait partie du vaste folklore narratif des lycéens, où se mêlent histoires d'examens et de

bizutage, rumeurs sur les professeurs ou sur les établissements d'enseignement.7 / Une histoire paraît d'autant plus vraie et vivante qu'elle est récente, c'est-à-dire que les événements racontés

Page 2: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

2

sont censés s'être déroulés il y a peu de temps. D'où le phénomène de constante réactualisation des anecdotes,alors même que beaucoup d'entre elles sont fort anciennes.8 / Enfin, pour qu'une histoire nous intéresse, il faut aussi qu'elle soit, selon l'expression de Véronique Campion-

Vincent, une « histoire exemplaire », c'est-à-dire un récit qui possède un message implicite, une morale

cachée à laquelle nous adhérons.On définira donc une légende urbaine comme un récit anonyme, présentant de multiples variantes, de formebrève, au contenu surprenant, raconté comme vrai et récent dans un milieu social dont il exprime lespeurs et les aspirations.(Jean Bruno Renard : « Rumeurs et légendes urbaines » - Que sais je ? – P.U.F. – Paris – 1999)

Document n°3 : Qu’appelle-t-on « storytelling » ?« Le storytelling se déploie dans des secteurs inattendus, écrivait en 2006 la sociologue américaine Francesca

Polletta, dans un livre majeur consacré au storytelling politique, It Was Like a Fever : les managers sont tenusde raconter des histoires pour motiver les travailleurs et les médecins sont formés à écouter les histoires deleurs patients. Les reporters se sont ralliés au journalisme narratif, et les psychologues à la thérapie narrative.Chaque année, des dizaines de milliers de personnes rejoignent le National Storytelling Network ou participentà l'un des quelque deux cents festivals de storytelling organisés aux États-Unis. (…)Longtemps considérécomme une forme de communication réservée aux enfants dont la pratique était cantonnée aux heures de loisirs etl'analyse aux études littéraires (linguistique, rhétorique, grammaire textuelle, narratologie...), le storytellingconnaît en effet aux États-Unis, depuis le milieu des années 1990, un surprenant succès, qu'on a qualifié detriomphe, de renaissance ou encore de « revival ». C'est une forme de discours qui s'impose à tous les secteurs dela société et transcende les lignes de partage politiques, culturelles ou professionnelles, accréditant ce que leschercheurs en sciences sociales ont appelé le narrative turn et qu'on a comparé depuis à l'entrée dansun nouvel âge, 1'« âge narratif ».(…) « Depuis les origines de la république américaine jusqu'à nos jours, écrit-il, ceux qui ont cherché àconquérir la plus haute charge ont dû raconter à ceux qui avaient le pouvoir de les élire des histoiresconvaincantes, sur la nation, ses problèmes et, avant tout, sur eux-mêmes. Une fois élu, la capacité du nouveauprésident à raconter la bonne histoire et à en changer chaque fois que c'est nécessaire est une qualitédéterminante pour le succès de son administration. Et quand il a quitté le pouvoir, après une défaite ou à la finde son mandat, il occupe souvent les années suivantes à s'assurer que sa version de sa présidence est bien cellequi sera retenue par l'Histoire. Sans une bonne histoire, il n'y a ni pouvoir ni gloire 5. » (Matti Hyvarinen, citéepar Ch Salmon)

(…) Bien d'autres traits culturels attestent de la vitalité indiscutable du récit américain : la puissance du

roman, de Mark Twain à Don DeLillo, la force du cinéma hollywoodien depuis la création des studios, la

richesse du folklore transmis par la tradition du récit oral et des folksongs dans les années 1950,

l'institutionnalisation dans les universités, depuis les années 1960, des ateliers d'écriture (si étrangers à la

notion romantique d'inspiration ou à la vision bien française du génie solitaire et incompris), (…) Pour

autant, on commettrait une erreur en confondant cette tradition et le triomphe actuel du

storytelling. Dans un article intitulé « Not the same old story », Lynn Smith, éditorialiste au Los Angeles Times,

soulignait ainsi en 2001 le caractère inédit du phénomène, qui transcende les frontières disciplinaires et les

secteurs d'activités : « On peut toujours faire remonter l'art du storytelling aux peintures rupestres des hommes

des cavernes. [...] Mais depuis le mouvement littéraire postmoderne des années 1960, venu des universités et

qui s'est répandu dans une culture plus large, la pensée narrative s'est propagée à d'autres champs : histo riens,

juristes, physiciens, économistes et psychologues ont redécouvert le pouvoir qu'ont les histoires de constituer

une réalité. Et le storytelling en est venu à rivaliser avec la pensée logique pour comprendre la jurisprudence, la

géographie, la maladie ou la guerre. [...] Les histoires sont devenues si convaincantes que des critiques

craignent qu'elles ne deviennent un substitut dangereux aux faits et aux arguments rationnels. [...] Des

histoires séduisantes peuvent être tournées en mensonges ou en propagande. Les gens se mentent à eux-

mêmes avec leurs propres histoires. Une histoire qui procure une explication rassurante des événements

peut aussi tromper en éliminant les contradictions et les complications. [...] Auparavant, on disait toujours :

"Ce n'est qu'une histoire, donne-moi les faits", ajoute Paul Costello [cofondateur du Centre d'études

narratives à Washington, créé en 1995 pour analyser ces nouveaux usages du récit]. Maintenant beaucoup

de gens commencent à réaliser que les histoires peuvent avoir des effets réels qui doivent être pris au

Page 3: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

3

sérieux'. » (…) C'est par ce détour que le storytelling a pu apparaître comme une technique de

communication, de contrôle et de pouvoir. Au milieu des années 1990, en effet, le tournant narratif des sciences

sociales coïncide avec l'explosion d'Internet et les avancées des nouvelles techniques d'information et de

communication (NTIC) qui créent les conditions du « storytelling revival » et lui permettent de se diffuser

aussi rapidement. De plus en plus d'ONG, d'agences gouvernementales ou de grandes entreprises découvrent

l'efficacité du storytelling : « La NASA, Verizon, Nike et Lands End considèrent le storytelling comme

l'approche la plus efficace aujourd'hui dans les affaires », constatait en 2006 Lori L. Silverman, consultante

américaine en management '. Popularisé par le lobbying très efficace de nouveaux gourous, le storytelling

management est désormais considéré comme indispensable aux décideurs, qu'ils exercent dans la politique,

l'économie, les nouvelles technologies, l'université ou la diplomatie.(Christian Salmon – spécialiste de littérature : « Storytelling, la machine à fabriquer des histoires » - La Découverte-

2007)

Document n° 4 : Fake new

Ces dernières années, le phénomène des fake news s'étend sur le Web aux dépens des internautes. Ces faussesinformations peuvent être propagées dans des buts différents. Certaines ont pour objectif de tromper le lecteurou d'influencer son opinion sur un sujet particulier. D'autres sont fabriquées de toute pièce avec un titreaccrocheur pour densifier le trafic et augmenter le nombre de visiteurs sur un site.Le phénomène des fake news a pris une ampleur médiatique au cours de l'élection présidentielle de 2016 auxÉtats-Unis. Cette tendance a fait son apparition en France quelques mois plus tard lorsque le peuple aégalement été appelé aux urnes pour élire son nouveau président.Si Internet fourmille de ressources, il est également un parfait vecteur pour les fake news.(Guillaume Belfiore - Site Futuratech - https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/informatique-fake-

news-17092/ )

PARTIE II : QUELQUES RUMEURS ET LEGENDES URBAINES CELEBRESDocument n° 5 : La rumeur d’OrléansFin 1966, à Rouen, la rumeur accuse une boutique de confection bien connue d'être un appât pour la traitedes blanches. Les menaces téléphoniques se multiplient. Poursuivie par cette rumeur qu'aucun démenti neparvient à calmer, la gérante du magasin préfère abandonner la lutte et quitter la ville. Trois années plustard, une même rumeur s'abattait sur Orléans. Les clients désertent six magasins de prêt-à-porter bienconnus et tenus par des israélites : des jeunes femmes auraient disparu, enlevées-dans les cabinesd'essayage. En visitant les sous-sols des magasins, la police aurait trouvé deux ou trois jeunes filles,droguées et prêtes à être remises à un réseau de traite des blanches. La rumeur prit une ampleurconsidérable : il fallut toute la mobilisation de la presse parisienne et locale, des associations et despouvoirs publics pour éteindre la « rumeur d'Orléans », ou du moins la réduire au silence.(…) ce type derumeurs naît souvent dans les pensions de jeunes filles, c'est-à-dire des milieux clos coupant de la réalitésociale une population adolescente ayant elle-même une très faible expérience de la cité. De La même façon,ce type de rumeur trouve un terrain perméable chez les personnes âgées : elles ignorent ou méconnaissentles conditions de la vie moderne et vivent avec des schémas types. Il est significatif que les jeunes fillesles plus affectées par cette rumeur déclaraient souvent avoir été sensibilisées par le souvenir des mises engarde reçues dès l'enfance par les grand-tantes et les grand-mères. (…) En France, visées par les rumeurs detraite des blanches, il est normal que les boutiques de mode soient choisies comme bouc émissaire. Toutd'abord, ces lieux sont très érotisés : on s'y déshabille pour plaire et séduire. On ne saurait cependant neretenir que cette cause générique et psychologique. Ces magasins ont aussi une fonction sociale : ilscréent le changement. Ils sont un des supports institutionnels de la modification des moeurs : ce sont eux quiamènent la mode, essentiellement destinée aux jeunes, leur permettant de se forger une nouvelle identité, enrupture avec celle que leurs parents leur conféraient jusqu'alors. Les boutiques de mode activentl'identification des jeunes filles à des figures de référence étrangères à la ville, nées à Paris, à Londres, ou àNe. York. Le vêtement signe donc de façon visible la perte de contrôle des parents et de la ville sur lajeunesse, séduite par l'appartenance à des courants venus d'ailleurs.Cette situation est source de frustrations : elle débouche tout naturellement sur un ressentiment vis-à-vis

des porteurs du germe qui séduit la jeunesse, surtout quand il s'agit de commerçants juifs, encore considérés

Page 4: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

4

en province comme le prototype de l'étranger. Jusqu'alors refoulée, cette irritation trouve en la rumeur le

véhicule Idéal de sa justification et de sa libération. Boucs émissaires, ces boutiques vont payer pour la perte

de la jeunesse ressentie par la cité. Il en va souvent de même des autres vecteurs de l'émancipation : les

discothèques et les maisons de la culture.

(Jean-Noël Kapferer : « Rumeur, le plus vieux media du monde » - Seuil – 1987)

Document n° 6 : la baby-sitter hippie

« Un couple qui avait un fils adolescent et un petit bébé est sorti, laissant le bébé à la garde de cette fille genre hippie

qui était une amie de leur fils. Ils étaient à un dîner ou une soirée et la mère à téléphoné au milieu de la soirée pour voir

si tout allait bien. « Bien sûr, répond la fille. Tout va bien. Je viens de farcir la dinde et de la mettre au four. » Eh

bien, la dame savait qu'elle n'avait pas de dinde, alors elle s'est dit que quelque chose n'allait pas. Elle et son mari sont

partis à la maison, et ils ont découvert que la fille avait farci le bébé et l'avait mis au four. Le fils prenait de la drogue et

cette fille était son amie, alors ils ont compris qu'elle en prenait aussi. C'est une histoire vraie. On a eu une réunion à l'école et

le psychologue en a parlé. Je crois qu'il a dit que c'était arrivé à la voisine d'un de ses amis. (Raconté en 1971 dans

l'État de New York par William K. Kreidler à Lydia Fish et publié par Brunvand, 1981, p. 65.)

Au début des années soixante-dix, cette histoire circulait dans le nord-est des États-Unis et au Canada comme exemple parti-

culièrement dramatique des horreurs de la drogue. C'était l'une des nombreuses horror stories relatées sur les méfaits de

l'abus du LSD.

(Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard : « Légendes urbaines, rumeurs d’aujourd’hui» - Payot - 1992)

Document n° 7 : Les décalcomanies au LSD -D'avril à décembre 1988, des tracts ont circulé dans toute la France, alertant les parents de l'existence detatouages pour enfants imprégnés de LSD. Le phénomène prit dans l'opinion et dans les médias une ampleurtelle que les pouvoirs publics s'en émurent et dénoncèrent le caractère infondé de l'information, menaçantmême de poursuites pénales les personnes qui diffuseraient le tract. Les spécialistes des légendes urbaineseurent vite fait de rapprocher cette rumeur de celle qui circula en 1980 aux États-Unis et que le folkloristeJan Harold Brunvand a étudiée sous le nom de Mickey Mouse Acid (Brunvand 1984).

On examinera successivement l'origine et le développement de la rumeur en Amérique du Nord, puis sadiffusion en France; enfin, on tentera de dégager la sociologie et la mythologie de cette légendecontemporaine.L'origine américaineNaissance de la rumeur en 1980.L'un des apports les plus importants de Brunvand est d'avoir découvert la source probable de la rumeur. Ils'agit d'une circulaire émise en 1980 par le Bureau des narcotiques de la police d'État du New Jersey aprèsla saisie dans la région de « buvards » au LSD. Fabriqué à l'état liquide, le diéthylamide de l'acidelysergique — ou LSD 25, ou LSD, ou « acide» — est en effet habituellement conditionné sous deux formes :des « buvards », papier poreux imbibé de doses actives de LSD et destiné à être mis dans la bouche; ou biendes petits comprimés de la taille d'une tête d'allumette. La circulaire de police contient quatre photosreprésentant : des feuilles de « buvard » avec l'image de Mickey « apprenti sorcier » — d'après le filin deWalt Disney Fantasia — reproduite cent fois; un agrandissement de neuf de ces images; une enveloppecartonnée rouge avec l'image de Mickey apprenti sorcier; enfin, un emballage composé d'une feuillemétallisée (foil) et d'un sac en plastique transparent avec une fermeture à glissière (ces emballages étanchespermettent d'éviter l'évaporation de la drogue). Au-dessus de ces illustrations figure un petit texte dontvoici la traduction :

Information de policeATTENTION : Les enfants sont susceptibles de prendre ce type de dessin imprimé pour un tatouage-transfert.Quatre mille (4 000) images « Mickey Mouse » imbibées au verso d'une drogue hallucinogène, le « LSD »,sont apparues dans le comté d'Essex (New Jersey). Cinquante (50) de ces images ont été achetées dans lecomté de Bergen (N.J.) pour 2 dollars pièce. L'acide, sous la forme classique du « buvard », se vend entre3 et 7 dollars la dose. Les comtés d'Union et de Middlesex ont seulement trouvé des « buvards »d'acide sur papier ordinaire. La classe d'âge des vendeurs d'acide se situe entre 15 et 20 ans. On dit que desimages Superman » sont aussi en circulation.Le fait que les feuilles de « buvards » soient imprimées de motif ne doit pas étonner. Il s'agit pour lesfabricants de LSD d'une sorti de « marque de commerce », de mention d'origine, en même terni): que d'unmoyen pour indiquer le nombre et l'emplacement de; doses d'acide. Les motifs sont très variés, depuis des

Page 5: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

5

figures géométriques jusqu'à des portraits d'hommes politiques — on a ainsi trouvé des buvards LSD àl'effigie de Mikhaïl Gorbatchev aux Pays. Bas (communiqué de l'Associated Press en date du 28 septembre1989) — en passant par des images de Bouddha et de E.T.! Les personnages de bandes dessinées et de dessinsanimés sont fréquemment utilisés : Mickey, Donald, Batman, Dingo, la Panthère rose. Astérix, etc.

Le mécanisme mental qui a présidé à la naissance de la rumeur peut être aisément reconstitué : lors de latransmission de l'information issue de la circulaire de police, une ou plusieurs personnes sont passées del'idée exacte qu'un conditionnement du LSD ressemblait à des tatouages pour les enfants à l'idée fausse quedes tatouages pour enfants contenaient du LSD. On observera d'ailleurs que la de police avance elle-même une information non vérifiée, sur images « Superman ». Il n'en fallait pas plus pour qu'unerumeur voie le jour. Des tracts apparurent dès 1980 sur le modèle de la circulaire de police. Brunvandreproduit dans son ouvrage un t: (document 2) qui circulait à Atlanta (Georgie) en 1981. Nous en d nons ci-dessous la traduction, en respectant l'usage des majuset dans le texte original :

ATTENTION !Nous AVONS été informés qu'une drogue très dangereuse est train de circuler illégalement dans certainesparties de la Nouvelle-Angleterre. Vous ne devez pas ignorer sa présence dans région et le grave dangerqu'elle représente pour toute personne qui pourrait toucher à cette substance. S'il vous plaît, avertis vosenfants pour qu'ils soient sur le qui-vive devant tout objet (appartient à la catégorie décrite ci-dessous et pourqu'ils repère l'individu qui voudrait le leur transmettre.L'ACIDE (LSD) MICKEY MOUSE a été largement diffusé à travers certaines régions de la Nouvelle-Angleterresous la forme, partie ou totale, d'un autocollant ou d'une étiquette. Il peut être utilisé par les enfantsd'âge scolaire. (Voir illustration.)

NE PAS MANIPULER !!! LE CONTACT AVEC LA TRANSPIRATION ET LA PEAUCAUSERAIT LE MÊME EFFET QU’UNE DOSE D’ACIDE PRISE PAR VOIE ORALE !!!L'image représente Mickey Mouse dans le film de Walt Disney L'Apprenti sorcier, tiré de Fantasia. La tailleréelle est de 1/2 pouce carré. Mickey Mouse porte une robe rouge, un chapeau bleu, des chaussures jaunes etse présente sous la forme d'un « tatouage à lécher et à coller ». Tous les personnages des dessins animés deWalt Disney ont été utilisés dans la distribution de ce LSD.Si vous avez vu le produit, repérez l'endroit où il se trouve, ou obtenez des informations le concernant,appelez s'il vous plait immédiatement le Commissariat de Police de votre quartier.

L'illustration qui accompagne le texte est un dessin assez grossier de Mickey apprenti sorcier,visiblement inspiré de l'image qui figure sur la circulaire de police du New Jersey. On a peut-être uneidée sur les rédacteurs de ce tract ou d'un tract semblable. En 1987, des policiers canadiens enquêtant surl'origine de la rumeur remontèrent une piste jusqu'à un Office of Education situé à Berrie Springs,près de Chicago, dans le Michigan. Ils y découvrirent une communauté locale de l'Église desadventistes du Septième Jour dont les membres déclarèrent avoir rédigé et diffusé un tract en 1980(Libération, 28 mars 1989). Mais en étaient-ils les auteurs ou s'étaient-ils seulement inspirés d'untexte déjà existant?Le tract se diffusa dans tout le nord-est des États-Unis et jusque dans des États du Sud. Des journauxreprirent telle quelle l'information, sans en vérifier la source ou l'authenticité. Plusieurs événements, faitsvrais ou ambigus, renforcèrent la rumeur. Ainsi, un revendeur de drogue de Columbus (Ohio) fut arrêté enpossession de « buvards » au LSD marqués de « petites étoiles bleues ». Le 13 mai 1982, les journaux de SaltLake City (Utah) rapportèrent que des policiers avaient saisi « une grande quantité de prétendu AcidSnoopy » et que le LSD était supposé « imbiber les décalcomanies » mais les articles ne démontraient pasque le personnage de band dessinée était réellement représenté sur le matériel saisi, ni qu' s'agissaitvraiment de décalcomanies.(Jean-Bruno Renard : Les décalcomanies au LSD - Un cas limite de rumeur de contamination –dans : « Rumeurs et légendes Contemporaines » - Dirigé par Véronique Campion – Vincent et J.B. Renard)

Document n° 8 : le tract de Villejuif

(…) En février 1976 se mit à circuler un tract, une simple feuille tapée à la machine, présentant uneliste des additifs alimentaires (les fameux E...). Cette liste divisait les additifs en trois groupes : lestoxiques cancérigènes, les suspects et les inoffensifs. Selon le tract, un grand nombre de produits etmarques courantes étaient de purs tueurs. D'où venait ce tract, qui en avait tapé le modèle original : onne le sut jamais. En revanche, il a été depuis maintes fois reproduit par des milliers de bénévoles, saisis parla gravité de l'accusation et le spectre du mot « cancer ». A ce jour, on estime que sept millions depersonnes ont eu le tract en main et furent « empoisonnées » par la rumeur.En effet, une lecture approfondie du tract révéla vite aux spécialistes son caractère suspect. La plupart desadditifs alimentaires interdits en France, donc absents des produits, y étaient décrits comme inoffensifs.

Page 6: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

6

En revanche, des substances tout à fait anodines y sont qualifiées de toxiques cancérigènes. Parexemple, la liste présente le E330 comme le plus dangereux de tous. Or, derrière ce code, il ne s'agitque de l'innocent acide citrique, que l'on trouve naturellement dans les oranges et les citrons et dontchacun fait quotidiennement une ample consommation. Comme le dit le Pr Maurice Tubiana, directeur del'institut Gustave-Roussy à Villejuif et spécialiste mondial du cancer : « Le tract indique commedangereuses, comme cancérigènes, toute une série de substances extrêmement banales et qui setrouvent couramment dans la nourriture quotidienne [...]. Tous les scientifiques qui l'ont lu ont pouffé derire tellement c'était un tissu d'âneries. »Au fur et à mesure de ses reproductions, on vit apparaître sur le tract une référence explicite à l'hôpital deVillejuif. En réalité, cette paternité est mensongère : l'institut Gustave-Roussy de Villejuif a toujoursdémenti toute paternité avec le contenu de la liste alarmiste. Mais rien n'y fit : malgré les démentis répétés,le tract circulait encore en 1986. Persuadé de son authenticité, chacun le distribue dans les écolesprimaires, les organismes sociaux, les hôpitaux, les facultés de médecine et de pharmacie particulière-ment sensibles à la référence à l'illustre hôpital. Des journaux l'ont diffusé tel quel, sans vérifier. Bien plusgrave, en 1984, un médecin écrivit un ouvrage de vulgarisation sur le cancer, reproduisant la liste desproduits cancérigènes sans se renseigner, contribuant ainsi à cautionner une fausse information et à fairedouter d'innocents produits comme par exemple la Vache-qui-Rit, ou la moutarde Amora. Mais quelleétait donc l'intention de ceux qui écrivirent le premier tract?(Kapferer « Rumeur : le plus vieux media du monde – seuil 1987)

Document n° 9

Page 7: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

7

PARTIE III : ASPECTS THEORIQUESDocument n°10 : La transmission des informations et des rumeurs, l'expérience de Postman et Allport

Le travail de Postman et Allport, présenté en 1945, provient d'un problème très concret : en 1942, après ladéfaite de Pearl Harbor, de nombreuses rumeurs circulèrent aux Etats-Unis, visant notamment l'armée, lamarine américaine, l'administration ou certains groupes américains minoritaires et les accusant d'incompétenceou, pire, de trahison. L'objectif de ces deux chercheurs a donc été d'essayer de reproduire en laboratoire(c'est à dire dans des conditions contrôlables) le mécanisme des rumeurs. L’expérience est simple et rappellenotre vieux jeu du «téléphone arabe». On présente une image à une personne et on lui demande ensuite de ladécrire à une seconde personne qui ne l'a pas vue. Cette seconde personne devra faire de même pour unetroisième, et ainsi de suite; l'expérience a été refaite avec quarante groupes de six ou sept personnes à chaquefois.Comme on s'en doute, la description de l'image a été peu à peu déformée selon trois cheminements: lesdétails considérés comme peu importants ont disparu, d'autres ont été au contraire accentués, enfincertains détails vont être réinterprétés de façon à apparaitre comme cohérents avec l'ensemble de lascène. Les auteurs remarquent que bien souvent ces transformations vont se faire dans le sens destéréotypes sociaux. Ainsi, une image représente une scène dans une rame de métro : un homme blanc,habillé sans élégance (certains diraient mal habillé), discute avec un noir bien habillé (chapeau, costumeet cravate). Le blanc tient un objet dans la main qui pourrait être une pipe ou un rasoir et parle au noir(certains pensent qu’il le réprimande).

FIG. /. – Un exemple du matériel visuel utilisé dans les expériences. Voici une version finale, typique, de cette image (la dernière d'une série) : « Ceci est un wagon demétro à New York qui se dirige vers Portland Street. Il y a une femme juive et un Noir qui tient un rasoir dans sa main. La femme a un bébé ou un chien sur les genoux.Le train va jusque Deyer Street, et rien de particulier ne se produit. •

Dans plus de la moitié des cas, le récit final parle d'un noir qui tient un rasoir dans la main et menaceun homme blanc. Cette déformation va dans le sens d'un stéréotype, une discussion entre blanc et noir auxEtats-Unis ne peut être amicale, le noir ne peut être que délinquant, traduisant soit des sentimentsracistes soit une peur du stéréotype du noir violent.

Ce type d'expérimentation permet de montrer comment se forme un phénomène apparemment aussiinsaisissable que la rumeur. Evidemment on peut critiquer cette approche en rappelant que les conditionsen laboratoire s'éloignent sur certains points des situations «réelles», mais cela ne remet pas en causela valeur de cette expérimentation car elle aurait plutôt tendance à donner des résultats plus modérés que cequi se passe dans la réalité (les personnes sont plus attentives au message que dans la réalité, le temps detransmission du message est plus court, l'implication personnelle est moins forte que dans la réalité).(Rogel Thierry : « Introduction impertinente à la sociologie » - Liris – 2004)

Page 8: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

8

Document n°11La réduction, l'accentuation et l'assimilation ne sont pas des processus indépendants. Ils agissent simultanément et

reflètent un processus de subjectivisation qui a comme résultat l'autisme et les déformations qui caractérisent lesrumeurs. En essayant de résumer ce processus, on pourrait dire que :

Lorsqu'un stimulus est imprécis et susceptible d'être interprété de plusieurs façons divergentes, et qu'enmême temps il présente pour l'individu un intérêt potentiel, un processus de structuration subjective est mis enoeuvre. (…). Le processus se déclenche dès que la situation ambiguë est perçue, mais ses effets sont d'autantplus importants qu'intervient la mémoire. Les transformations opérées par le triple processus de réduction,d'accentuation et d'assimilation sont d'autant plus importantes que l'intervalle de temps qui suit laperception du stimulus est plus long. La rumeur a d'autant plus de chances de changer qu'un plus grandnombre de personnes est impliqué dans sa transmission. Elle cesse pourtant de se transformer lorsqu'ellea atteint la concision d'un aphorisme et qu'elle peut être répétée par mémorisation mécanique.Il a été prouvé que ce triple processus ne caractérise pas uniquement la rumeur, mais s'applique également

aux fonctions individuelles de la mémoire. Son rôle a été découvert et décrit par les expériences sur la réten-

tion individuelle conduites par Wulf, Gibson et Allport (1) et par les expériences sur la mémoire pour lesquelles

Bartlett a expérimenté soit sur des individus isolés, soit sur des groupes (2).(Extrait de Gordon W. Allport et Leo J. Postman : « Les bases psychologiques des rumeurs » - - Transactions ofthe New York Academy of Sciences, Series II, 1945, VIII, pp. 61-81. – Traduit dans Lévy : « Textesfondamentaux

Document n°12 : Intérêt et ambiguité de l’information

La plus connue des définitions de la rumeur par leur dynamique doit être portée au crédit du sociologueaméricain T. Shibutani : les rumeurs sont des nouvelles improvisées résultant d'un processus de discussioncollective. Pour lui, à l'origine de la rumeur il y a un événement, important et ambigu.(Jean-Noël Kapferer : « Rumeur, le plus vieux media du monde » - Seuil – 1987)

Document n° 13 : ADUA

Les communications orales ne circulent pas au hasard dans le public, dans les groupes. Elles circulentsouvent par les réseaux d’affinités personnelles et de proximité. Elles nous arrivent souvent par l’expert dusujet ou une personne plus experte que nous sur le sujet.Si cette parole experte est mise en doute alors le colporteur fera immédiatement appel à la personne quilui a transmis la rumeur et qui est plus experte sur le sujet : « c’est l’ami de ma sœur qui est médecin qui alui-même vu le président à l’hôpital dans le service d’un collègue à lui. ». Il s’agit d’un argumentd’autorité suprême : le « super expert » ne peut être remis en cause.La personne qui relate une information importante cherche souvent à convaincre, à persuader. Le colporteur n’estdonc pas neutre : il ne se contente pas d’annoncer une simple nouvelle. Il s’implique complètement, il faitsienne l’information : la rejeter, c’est le rejeter. C’est pourquoi la circulation de la rumeur est une successiond’actes de persuasion.(…)Une des forces du mythe que nous avons déjà souligné, c’est qu’il s’appuie apparemment sur la vérificationla plus rigoureuse : celle du témoignage direct qu’apporte une personne de confiance (un parent, ami, voisin).Le témoignage reste toujours quasi direct mais toujours assez éloigné pour éviter tout contact trop direct.C’est comme si inconsciemment, on s’arrangeait pour ne pas avoir à vérifier directement l’information.(Adeline Michel, A.C. Sordet et E. Moraillon : « Les rumeurs en tant que phénomèned'influencesociale»-http://pascalfroissart.online.fr/1-extern/mich-04.pdf )

PARTIE IV : RUMEURS ET INTERNET

Document n° 14 : Rumeurs sur Internet

Il faut entendre l'expression « rumeurs sur Internet » dans les deux sens de rumeurs ayant pour objet l'Internet et derumeurs circulant sur Internet 1. (…)Internet comme objet de rumeursLes rumeurs qui accompagnent toute innovation technologique obéissent au principe général qu'un progrès doittoujours se payer quelque part. Par exemple, les poêles en Téflon se lavent aisément, mais elles donnent le cancer ; lefour à micro-ondes évite les longues préparations de plats mijotés, mais il transforme les aliments en poisons ; etc.

Page 9: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

9

Le « prix à payer » peut être littéral et correspondre à des frais nouveaux occasionnés par la nouvelle technologie.

Internet en lui-même est pratiquement gratuit .puisque l'abonnement à un serveur est dérisoire et qu'on ne paye que les

communications téléphoniques, qui plus est au tarif local aux États-Unis. C'est pourquoi une des premières rumeurs à

circuler sur le Net — dans les deux sens du mot « sur » — a été la prétendue taxe sur les modems, ces boîtiers

électroniques permettant de relier un ordinateur au réseau du téléphone

Internet comme véhicule de rumeurs« Tout se passe, écrit Philippe Nassif comme si la rumeur retrouvait aujourd'hui une nouvelle vigueur par la

grâce des technologies les plus en pointe : Internet et le téléphone portable 20. » Sous une apparence de média visuel(écriture et image), Internet se rapproche en réalité beaucoup plus de la communication de type oral, comme lebouche à oreille et le téléphone. Le style écrit des e-mails tend à devenir un style « scripto-oral» semblable au langageparlé : « Salut » et « Bonjour» remplacent les formules de politesse en début et en fin de message, les abréviationsabondent, les fautes d'orthographe ne sont plus corrigées et, sous l'influence de l'anglais, les accentuations tendentà disparaître. Internet est bien loin des Lettres de Madame de Sévigné ! La rapidité des transmissions réduit le tempsentre l'envoi et la réponse, créant des conditions de dialogue proches de la conversation. Comme l'écrit Paul Virilio,« les limites de l'écrit qui marquaient toute l'Histoire, depuis les origines cunéiformes jusqu'à nos écritsd'aujourd'hui, sont en train de sauter avec les systèmes interactifs, à commencer par Internet ».Mais paradoxalement, cette communication est dépersonnalisée : la typographie uniformisée n'est plus le styled'une écriture à la main qui faisait le bonheur des graphologues. Il n'y a même plus de signature manuscrite dans les e-mails. Les communications sur Internet, qu'il s'agisse de textes, d'images ou de sons, sont numérisées, c'est-à-diredétachées de tout support matériel, originel, historique permettant une identification et une authentification. Avec lanumérisation, ajoute Paul Virilio, « il deviendra impossible de savoir ce qui est manipulé et ce qui ne l'est pas. [...]Le truquage est inhérent à la numérisation : [...] une désinformation intrinsèque, liée à la possibilité de manipulation etde l'image et du son ». On pouvait autrefois déceler un faux en écriture, une photo retouchée, un son manipulé, cela estdésormais impossible avec les textes électroniques, les images et les sons numérisés. La distinction même entre uneimage réelle et une image de synthèse devient quasi impossible.Enfin, Internet permet, à la différence du bouche à oreille et du téléphone, et plus commodément qu'avec le servicepostal, la diffusion simultanée d'un message depuis une source unique vers une pluralité de destinataires. (…)Sur Internet, un message est fait pour circuler, soit parce qu'il contient un avertissement qu'il faut diffuser ou uneinformation qu'il faut partager, soit parce que, de manière générale, Internet repose sur une idéologie et une mythologiedu réseau, de la communication et de la transparence. Il est révélateur qu'un célèbre site offrant des services decourrier électronique argumente avec humour sa publicité avec des slogans tels que « Échangez tous vospotins » et « Pour tout savoir et tout répéter, utilisez plutôt l'e-mail ».Toutes ces caractéristiques — style « oral », rapidité, anonymat, potentialités de trucages et de faux, diffusion multiple —font d'Internet et du courrier électronique des moyens idéaux de transmission des rumeurs.Il n'est donc pas étonnant de lire, dans des ouvrages consacrés à Internet, des avertissements mettant en gardecontre les rumeurs qui circulent sur le Web : « Méfiez-vous des rumeurs. Une des choses les plusodieuses qui traînent sur l'Internet (et dans la vie courante), ce sont les rumeurs : ces informations incontrôléesmais souvent alarmantes ou choquantes qu'on se transmet de bouche à oreille avec des airs de conspirateurs. Enjargon Internet, on appelle cela chaining, pour bien dénoter ce passage de bouche à oreille. Ne propagez pasce genre d'informations. N'hésitez pas à rompre la chaîne. Faites comme ce message publicitaire qu'on a vu surles écrans de la télé à propos du SIDA : "Il ne passera pas par moi !" . »On peut repérer sept types de messages « rumoraux » circulant sur Internet : les alertes aux virus informatiques (vrais ou faux virus) ; les chaînes magiques ou superstitieuses (forme électronique des chaînes de lettres d'autrefois) ; les chaînes de solidarité (enfant malade, enfant disparu, etc.) ; les pétitions (ex. : femmes afghanes, forêt brésilienne) ; les rumeurs proprement dites (fausses informations, canulars) ; les légendes urbaines (pseudo faits divers) ; les histoires drôles, photos ou dessins humoristiques (blagues, parodies, etc.).Certains messages cumulent plusieurs types. Ainsi la légende du « Chèque de Bill Gates », vue plus haut,relève à la fois de la chaîne magique - il ne faut pas rompre la chaîne, qui fonctionne par retransmissionmultiple - et de la rumeur, puisqu'il est faux que Microsoft ait mis en place cette opération. Ainsi encore, lemessage appelant à protester contre l'élevage de chats-bonsaïs participe de la pétition et de la rumeur, la fausseinformation provenant d'un canular d'étudiants.(V. Campion-Vincent et J.B. Renard : « De source sûre » - Payot – 2002)

Page 10: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

10

Document 15 : Les images rumorales.Il existe dans l’espace social un certain nombre d’images qui circulent sur le même mode que les rumeurset que l’on pourrait qualifier par extension d’“images rumorales”. Leur auteur est souvent anonyme (ouplutôt, la signature n’est pas reconnue comme un élément d’appréciation) et elles circulent par copiessuccessives sans que personne ne revendique de plan de diffusion : ne sont-elles pas le parangon des“images anonymes” que l’on peut étudier par ailleurs 1 ?Caractéristiques et corpus des “images rumorales”De même que les rumeurs “langagières”, les images rumorales empruntent tantôt des chemins médiatiques(presse, médias électroniques...) tantôt des voies informelles (de la main à la main , de e-mailà e-mail...). Dans tous les cas, elles maintiennent soigneusement leur origine dans l’ombre : les imagesrumorales sont rarement signées, et quand elles le sont, ou bien la signature est erronée, ou bien lasignature ne leur confère aucune valeur particulière. (…)Les exemples d’images rumorales sont souvent tirés de l’immense réservoir que représente le réseauInternet 10. Il faut l’avouer, le Réseau mondial donne un sérieux coup de pouce à ce type de messagesiconiques : ils y circulent comme jamais, y sont aisément conservés, et facilement copiés... Encore faut-ilnuancer, et rendre compte que l’“usage” en est affecté : les images rumorales circulent davantage qu’ellesne sont stockées. La raison en est que leur outil de prédilection est le serveur de messagerie et non leserveur de pages de sites.Sur Internet en effet, les images rumorales circulent de e-mail à e-mail : on s’envoie les images entreamis et collègues, avec un petit mot d’accompagnement ou même parfois... rien du tout. Sur le plantechnique pourtant, il est possible de renvoyer son interlocuteur à l’un des nombreux sites spécialisés oùsont collectionnées ce type d’images (des sites sur les rumeurs et légendes contemporaines, des sitesspécialisés dans l’humour, voire des sites personnels). Mais l’usage n’est pas consacré.En fait, la plupart des images rumorales sont annexées à un courrier électronique, en pièce jointe 12, etelles sont envoyées à un correspondant unique, ou un groupe de correspondants choisis dans lecarnet d’adresse personnel 13, ou encore un groupe de correspondants constitués en forum de discussion(type “newsgroup”). Un même individu peut donc inonder plusieurs dizaines de ses correspondantshabituels avec le même message, sans que ça ne lui demande aucun investissement (…)(…)Voilà donc l’hypothèse que je voudrais poser en guise de conclusion : les images rumoralescirculent non parce qu’elles sont vraies ou fausses, humoristiques ou tragiques, mais parce qu’elles“racontent” quelque chose. Elles ne sont pas seulement informatives, ni seulement “belles”, ni seulementdrôles, ou seulement tragiques : celles-là, on les trouve et on les laisse sur les sites des organes de presse, surles sites des musées et des galeries... Non, les images ru-morales véhiculent avec elles une narrativitéexacerbée (je parle d’exacerbation car naturellement il n’existe pas d’images qui ne racontent rien).C’est ce qui rend leur circulation possible, et qui explique également qu’on trouve de nombreux effetsde temporalité dans les images rumorales.(Pascal Froissart – Maître de conférences, Université de Paris VIII (Saint-Denis) : « Lesimagesrumorales. Une nouvelleimagerie populaire sur Internet » - http://pascalfroissart.online.fr/0-froissart-rumeur-pdf/2002-froissart-rumeur-image.pdf)

Document 16Photographie en Figure 1. « face _ap.jpg »

(sans date, ni signature).noir & blanc prise parun photographe indépendant, sursupport numérique, le jour de lacatastrophe du World Trade Center

Page 11: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

11

PARTIE V : THEORIES DU COMPLOTI) DEFINITIONS

Document 17On appelle « théorie du complot » un récit qui décrit les agissements secrets d'un groupe ou d'une organisation. Souvent, ce

récit est invoqué pour expliquer un événement marquant ou une crise telle que le décès subit d'une célébrité (Licata & Klein,

2000). La théorie du complot est caractérisée par le fait qu'elle contredit l’explication « officielle » de l'événement. Parfois,

les théories du complot peuvent dépasser un événement précis et constituer une forme de pensée persistante à l'égard d'un

groupe donné (par exemple, les théories sur le prétendu complot juif pour la domination du monde qui ont surgi de façon

répétée à travers l'histoire). La théorie du complot comporte des similarités avec la rumeur et la légende. Certains auteurs (par

exemple, Kapferer, 1987) ne font pas de véritable distinction entre rumeur et théorie du complot. Cependant, la théorie du

complot se différencie typiquement de la rumeur par sa durée de vie, qui est plus longue, et par son taux d’adhésion, qui est

souvent plus faible au sein de la population générale. (…) Par contre, tout comme les rumeurs, les événements qui donnent

lieu à des théories du complot ont souvent une signification collective, comme l'illustrent les exemples que nous allons

présenter. La théorie du complot montre également des similarités avec la légende urbaine. En effet, elle comporte

souvent plusieurs versions qui diffèrent selon les détails, en particulier selon les protagonistes impliqués. Cela la rapproche de

la légende urbaine, qui, elle aussi, s'adapte au contexte dans lequel elle est propagée.(Adrian Bangerter: « La diffusion des croyances populaires – Le cas de l’effet Mozart » - PUG – 2008)

Document 18Plutôt que de « théorie du complot » (au singulier), je préfère parler de mentalité conspirationniste ouencore de pensée conspirationniste (ou complotiste). Et plutôt que de « théories du complot » (au pluriel),je préfère parler de récits conspirationnistes (ou complotistes). Pour simplifier, je dirais qu’il s’agitd’interprétations paranoïaques de tout ce qui arrive dans le monde. Précisons. Dans l’expression malformée « théorie du complot », le « complot » est nécessairement un complot fictif ou imaginaire attribué àdes minorités actives (groupes révolutionnaires, forces subversives) ou aux autorités en place(gouvernements, services secrets, etc.). Il est présenté par celui qui y croit comme l’explication d’unévénement inattendu ou perturbateur, mais il fonctionne en même temps comme une mise en accusation. Ilne s’agit pas d’une « théorie » élaborée sur le modèle des théories scientifiques, mais d’un mode de penséeou d’une mentalité proche de la paranoïa, attribué à un sujet qu’on veut ainsi disqualifier, et d’un type derécit à la fois explicatif et accusatoire fondé sur la croyance à un complot imaginaire. Ce récit se présentecomme une interprétation fausse ou mensongère d’un événement traumatisant ou inacceptable. (…) Sous leregard conspirationniste, les coïncidences ne sont jamais fortuites, elles ont valeur d’indices, révèlent desconnexions cachées et permettent de fabriquer des modèles explicatifs des événements. Les indices à leurtour sont transformés en preuves, ce qui permet aux « théoriciens » du complot de donner une allurerationnelle, voire « scientifique » à leurs récits explicatifs – faussement explicatifs. Ces récits mêlent ainsil’irrationnel au rationnel. (…)

1. Rien n’arrive par accident. Rien n’est accidentel ou insensé, ce qui implique une négation du

hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites. (…) Toute trace de hasard est ainsi éliminée de

l’Histoire. Tout s’explique par les complots et les mégacomplots.

2. Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées. Plus précisément, d’intentions

mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules qui intéressent les esprits conspirationnistes, voués à

privilégier les événements malheureux : crises, bouleversements, catastrophes, attentats terroristes,

assassinats politiques. (…)

3. Rien n’est tel qu’il paraît être. Tout se passe dans les « coulisses » ou les « souterrains » de l’Histoire.

Les apparences sont donc toujours trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. La vérité

historique est dans la « face cachée » des phénomènes historiques. Dans la perspective

conspirationniste, l’historien devient un contre-historien, l’expert un contre-expert ou un alter-expert, un

spécialiste des causes invisibles des événements visibles. (…)

Page 12: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

12

4. Tout est lié ou connecté, mais de façon occulte. « Tout se tient », disent-ils. Derrière tout événement

indésirable, on soupçonne un « secret inavouable », ou l’on infère l’existence d’une « ténébreuse

alliance ». Les forces qui apparaissent comme contraires ou contradictoires peuvent se révéler

fondamentalement unies, sur le mode de la connivence ou de la complicité. La pensée conspirationniste

postule l’existence d’un ennemi unique : elle partage avec le discours polémique la reductio ad unum

des figures de l’ennemi. Celui-ci reste caché, et ne se révèle que par des indices. C’est pourquoi il faut

décrypter, déchiffrer à l’infini. (…)

5On peut ajouter une cinquième règle, celle de la critique, ainsi formulée par Emmanuelle Danblon et Loïc

Nicolas : « Tout doit être minutieusement passé au crible de la critique. » Cette règle peut se formuler par

exemple par l’énoncé : « Au début, je n’y croyais pas mais j’ai dû me rendre à l’évidence. » La règle de la

critique a pris une grande importance dans les plus récentes « théories du complot », par exemple celles

qui consistent à attribuer les attentats du 11-Septembre à un « complot gouvernemental ». On pourrait

appliquer aux « théoriciens » qui traitent du 11-Septembre selon la méthode de l’hypercritique la fameuse

remarque de Shakespeare : « Il y a beaucoup de méthode dans cette folie. » (…)

D’une façon générale, on observe que les vagues conspirationnistes surgissent dans des contextes de criseglobale ou de bouleversements profonds de l’ordre social, ébranlant le fondement des valeurs et desnormes. Révolution française, révolution d’Octobre, crise de 1929, crise financière de 2007-2009 : autantd’événements destructeurs de certitudes et de repères, aussitôt suivis d’interprétations plus ou moinsdélirantes (bien que rationalisantes) fondées sur l’idée de complot, ces dernières permettant de redonner dusens à la marche de l’histoire.(« Théories du complot : 11 questions à Pierre-André Taguieff « – Site « Conspiracy watch »http://www.conspiracywatch.info/Theories-du-complot-11-questions-a-Pierre-Andre-Taguieff-4-4_a1100.html

II) EXEMPLEDocument 19 : La Somme noyée pour sauver Paris« C’est vingt ans de notre vie qu’on perd et vous vous en fichez ! ». Cette dame qui apostrophe en avril

2001 Lionel Jospin, alors Premier ministre, est devenue l’un des symboles de la colère des habitants de laSomme. Elle crie au représentant de l’Etat sa colère, celle de toute une région. Pendant plusieurs semainesau printemps 2001, la Somme a subi des crues extraordinaires qui ont inondé une centaine de villages.Durant des semaines, l’eau a monté. Lentement mais inexorablement.Les causes de ces inondations jamais vues sont désormais identifiées. Des pluies exceptionnelles durantl’automne et l’hiver ont fait remonter le niveau des nappes phréatiques de plus de neuf mètres. Et comme ily a eu un défaut d’entretien des berges, des destructions de haies et surtout une urbanisation en zoneinondable, la terre a subitement refusé d’absorber l’eau. C’est l’image du réservoir qui explose : l’eau nes’évacue plus sous terre et déborde. L’émotion des habitants aussi, déborde. Des populations, la plupart detemps très modestes, voient des années de labeur sous l’eau, détruites à jamais.L’explication rationnelle est impossible à comprendre. Les erreurs d’urbanisme ne suffisent pas. « Mêmeles gens qui ont 80 ans n’ont jamais vu ça ! », hurle la dame, pleurant de rage face à Lionel Jospin. Lessinistrés ne peuvent se contenter des explications des hydrologues. Ils exigent un nom, un coupable. Et trèsvite, la rumeur est partout : si l’eau les inonde eux, c’est pour sauver Paris qui est alors candidate pour lesJO. Très vite, même les élus reprennent cette rumeur et en font une vérité. Accuser l’Etat, c’est faire passerl’émotion avant la raison. La rumeur enfle, devient aussi forte et incontrôlable que la montée des eaux : ona déversé l’eau du Canal du Nord dans la Somme pour éviter de faire gonfler la Seine et donc de noyerParis. Peu importe que cela ne soit pas possible physiquement. Pour les sinistrés qui souffrent, cela devientune explication. Et dans toutes les catastrophes, on se raccroche à une explication, quelle qu’elle soit, car ladétresse fait que l’on se moque des thèses scientifiques. La rumeur existe dans toutes les catastrophes :c’est la recherche d’une explication extraordinaire à un événement extraordinaire.Le fait que les médias nationaux aient mis huit jours à relayer cette rumeur n’a fait que l’accroître. Lamaladresse du Premier ministre qui dit, bottes aux pieds, qu’« il n’y a pas de robinet entre le bassin de laSomme et le bassin de la Seine », renforce encore la suspicion de la province envers la capitale.

Page 13: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

13

« La rumeur s’ancre sur un état d’esprit de la Picardie qui se sent mal aimée vis-à-vis de l’Etat central »,décrypte Ludvina Colbeau-Justin, consultante en gestion sociale des risques. « Elle vient du manqued’information, mais elle est aussi un appel au secours et une façon de se mobiliser ».Dans les villages, la vie s’organise sur les planches et sur les parpaings. Mais la colère ne se tarit pas. « çavient bien de quelque part puisqu’il ne pleut plus », avance cet habitant de Fontaine sur Somme enregardant l’eau monter. « D’où vient l’eau ? On nous dit de ne pas parler du Canal du Nord, ni dusauvetage de Paris, cela veut bien dire quelque chose ! », lui répond cet autre.Dix ans après, la rumeur est passée mais le doute persiste. « Elle indiffère ceux qui ne sont pas touchés,mais elle rassure ceux qui sont concernés », assure Pierre Martin, sénateur de la Somme. Et ce sera encorelongtemps le cas.(Nathalie Mauret : « La Somme noyée pour sauver Paris » – Le Progrès - 15 juil. 2011 -

https://www.leprogres.fr/actualite/2011/07/15/la-somme-noyee-pour-sauver-paris

III) L’INVENTION ANTISEMITE D’UN COMPLOT :

LE PROTOCOLE DES SAGES DE SIONDocument 20 :

L’ouvrage se présente comme la transcription des actes d’une rencontre secrète des dirigeantsd’une société secrète juive d’inspiration sioniste. Elle met au point un plan diabolique de prise decontrôle du monde et d’avènement du « royaume d’Israël » : « Le roi des juifs sera le vrai pape del’univers, le patriarche de l’Eglise internationale » ; « Les chrétiens sont un troupeau de moutons,et nous sommes pour eux des loups ». Les Protocoles insistent sur le noyautage de la police grâceà la Franc-maçonnerie, instrument au service des conspirateurs et sur l’utilisation des ressourcesinfinies de la finance internationale.Ce texte relève à la fois du plagiat, puisqu’il reprend notamment de nombreux passages d’un textesatirique de Maurice Joly, hostile à Napoléon III : Dialogue aux enfers entre Machiavel et deMontesquieu (1864), et du faux, fabriqué par un informateur de l’Okhrana, la police secrètetsariste, Matveï Golovinski, pour servir de justification à une politique de persécution des juifs.Plusieurs éditions sont publiées entre 1903 et 1907. La première paraît dans le journal de Saint-Pétersbourg Znamia (Le Drapeau), dirigé par P. A. Krouchevan, un antisémite notoire qui afomenté quelques semaines plus tôt le pogrom de Kichinev. Après la Première guerre mondiale, ilest traduit et adapté dans de nombreuses langues. Son succès est alors immense.Le 8 mai 1920, le Times, quotidien anglais de référence, interpelle ses lecteurs à l’occasion de laparution quelques semaines plus tôt d’une édition anonyme des Protocoles destinée à pousser legouvernement anglais à poursuivre son intervention militaire en Russie, alors en proie à la guerrecivile. « (…) Le Times ne reconnaîtra le faux qu’un an plus tard, mais il est trop tard pour endiguerla vague. Quant au milliardaire américain Henri Ford, antisémite forcené, il utilise son immensefortune pour les diffuser largement aux Etats-Unis dans son journal, le Dearborn Independant,dont les articles sont repris dans un livre au titre emblématique de la théorie de la conspirationjuive mondiale : Le Juif international : le principal problème mondial, bientôt traduit en 16langues. C’est l’un des principaux relais des Protocoles.(Pierre-Yves Beaurepaire : « Les Protocoles des sages de Sion », Site Histoire par l'image http://www.histoire-

image.org/fr/etudes/protocoles-sages-sion)

Page 14: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

14

DOCUMENTS 21 : Extraits du Roman Graphique de Will Eisner : « Le complot –

L’Histoire secrète des protocoles des Sages de Sion » - Grasset - 2005

1894 – cour du Tsar Nicolas II – Celui-ci est influencé par les conseils du libéral Witte mais ce

dernier a deux ennemis, Gorymine et Ratchovski qui décident de créer d’un complot juif de toutes

pièces

Page 15: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

15

1875 : Mathieu Golovinski propose de glisser des articles antisémites relatant de fausses nouvelles

dans les journaux russes

Page 16: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

16

1898 : Golovinski invente de toute pièce « le protocle des Sags de Sion » en plagiant un texte satirique

de Maurice Joly, Dialogue aux enfers entre Machiavel et de Montesquieu , dont il reprend notamment

de nombreux passages

Page 17: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

17

Deux exemples de plagiat parmi d’autres

Page 18: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

18

Page 19: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

19

1964 : Etats-Unis

Page 20: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

20

Page 21: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

21

IV) QUELQUES BIAIS AU SERVICE DES THEORIES DU COMPLOTDocuments 23 et 24 : « L’effet Fort » ou « Le mille feuilles argumentatif »

Gerald Bronner ajoute l’utilisation de « l’effet Fort » (du nom de Charles Fort, auteur du « Livre des

damnés ») qui consiste à accumuler les faits et les hypothèses à la manière d’un « mille feuilles ». Cette

technique aura deux effets : d’une part, cela rend un ensemble crédible alors que chaque argument pris un à

un est fragile ; deuxièmement, les arguments étant d’ordre très divers, peu de personnes auront les

capacités, et le temps, pour réfuter chaque argument un à un. Des idées fausses ou douteuses pourront ainsi

trouver leur place sur le marché cognitif.(Th Rogel – Note de lecture de « La démocratie des crédules » de Gerald Bronner–P.U.F.-2013http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/notes-de-lecture/notes-de-lecture-en-sociologie/la-

democratie-des-credules-gerald-bronner.html

(Source : Gerald Bronner – Krassinski : « Crédulité et rumeurs – Faire face aux théories du complot et aux fake

news» - La bédéthèque des savoirs – Le Lombard – 2018)

Page 22: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

22

Document 25 et 26 : énoncés « non réfutables » (Un énoncé est « non réfutable » quand il est établi de

telle manière qu’on ne peut pas démontrer qu’il est faux)

Document 25 :

"Je ne peux pas prouver que les licornes n'existent pas"

(Gérald Bronner : Magazine Marianne - 26/05/2018)

Document 26 :

(Bill Waterson : « Calvin et Hobbes » - Tome )

Page 23: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

23

QUESTIONS

Questions Documents 1 à 4

1) Comment peut-on définir une rumeur ?

2) Une rumeur est-elle nécessairement fausse ?

3) Montrez quels points communs on peut trouver entre les rumeurs, les légendes urbaines et les fake news ?

4) Qu’est-ce qu’un(e) « storytelling » ?

Questions Documents 5 à 9

5) Pour chacun des récits rapportés (rumeur d’Orléans, Baby Sitter, décalcomanies, Tract de Villejuif),

indiquez s’il s’agit plutôt de rumeur ou de légende urbaine.

6) Pour chacun des récits rapportés (rumeur d’Orléans, Baby Sitter, décalcomanies, Tract de Villejuif),

déterminez que les le public visé (à qui s’adresse cette rumeur ou cette légende ?)

7) Pour chacun des récits rapportés (rumeur d’Orléans, Baby Sitter, décalcomanies, Tract de Villejuif),

déterminez, s’il y a lieu, la morale sous-jacente à cette histoire.

Questions Documents 10 à 13

8) Qu’est-ce que l’expérience de Postman et Allport permet de comprendre ? (documents 10 et 11)

9) A quelle discipline des sciences sociales appartient-elle ? Justifiez votre réponse

10) Montrez que l’idée principale du document 12 permet de comprendre la transmission de la rumeur faite par

Postman et Allport

11) En quoi l’ADUA (ou frief : friend of a friend) est essentiel pour la diffusion d’une rumeur ?

Questions Documents 14 à 16

12) En quoi Internet a-t-il renforcé et renouvelé les phénomènes de rumeur ?

Questions Documents 17 à 18

13) Quelle(s) ressemblance(s) et quelle(s) différences (s) peut on faire entre les théories du complots et les

rumeurs (et légendes urbaines) ?

14) Quelle(s) ressemblance(s) et quelle(s) différences (s) peut on faire entre les théories du complots et les

« fake news » ?

15) Pourquoi l’auteur du document 18 préfère-t-il parler de « récits ou mentalités conspirationnistes » plutôt

que de théories du complot ?

16) Les caractéristiques des théories du complot » présentées par l’auteur du document 18 vous rappelle-t-elle

des « biais » ou « erreurs de raisonnement » vus dans les TD précédents ?

17) La « rumeur » de la Somme noyée pour sauver Paris repose sur des ambigüités et des rapports sociaux.

Quels sont-ils ? (document 19)

18) Pourquoi a-t- on inventé « le protocole des sages de Sion » ? (documents 21)

19) Pourquoi ce récit faux a-t-il perduré (documents 21) ?

20) Qu’est ce que le « mille feuille argumentatif » ? En quoi explique-t-elle la persistance de thèses fausses ?

21) Qu’est ce qu’un « énoncé irréfutable » (ou infalsifiable ») ? En quoi ce type d’énoncé explique-t-il le

succès de certaines théories du complot ?

Page 24: DOSSIER 2019 2020 RUMEURS, LEGENDES URBAINES ET …

24

Bibliographie(Toutes les références sont consultables au CDI)

Ouvrages faciles à lire

+ Gerald Bronner « Vie et mort des croyances collectives », Paris, Hermann, 2006+ Gerald Bronner : Coïncidences. Nos représentations du hasard », Paris, Vuibert, 2007

+ Gerald Bronner – Guillaume Erner : « Manuel de nos folies ordinaires » -Mango, 2006

+ Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard : «Légendes urbaines, rumeurs d’aujourd’hui » -Payot – 1992

Dans la section « Les Sciences sociales autrement » (BD et sciences sociales »)

+ Gerald Bronner – Krassinski : « Crédulité et rumeurs – Faire face aux théories du complot et aux fake

news» - La bédéthèque des savoirs – Le Lombard – 2018)

+ Will Eisner : « Le complot – L’Histoire secrète des protocoles des Sages de Sion » - Grasset - 2005

+ Makyo : manipulator – Ed Les Arènes - 2016

Autres références

+ Gerald Bronner : « La pensée extrême », Paris, Denoël, 2009

+ Gerald Bronner La démocratie des crédules

+ V. Campion-Vincent et J.B. Renard : « De source sûre » - Payot – 2002)+ Revue Communication : « Rumeurs et légendes Contemporaines » - Compilation d’articlesdirigée par Véronique Campion – Vincent et J.B. Renard – accessible en ligne :https://www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_1990_num_52_1+ Pascal Froissard : « La rumeur » - Belin – 2010

+ Raoul Girardet : « Mythes et mythologies politiques » - Point- seuil - 1990

+ Jean-Noël Kapferer : « Rumeur, le plus vieux media du monde » - Seuil – 1987)

+ Edgar Morin : « La rumeur d’Orléans » - Point-Seuil- 1969

+ Jean Bruno Renard : « Rumeurs et légendes urbaines » - Que sais je ? – P.U.F. – Paris – 1999)

+ Christian Salmon : « Storytelling, la machine à fabriquer des histoires » - La Découverte- 2007)