UN ROMAN CONTRE L’OUBLI

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UN ROMAN CONTRE L’OUBLI COMMENTAIRE DE TEXTE DE L’ART DE PERDRE (2017) D’ALICE ZENITER Aantal woorden: 27 658 Margot Bauters Studentennummer: 01505523 Promotor : Prof. Dr. Pierre Schoentjes Co-promotor : Dr. Griet Theeten Masterproef voorgelegd voor het behalen van de graad master in de Taal-en Letterkunde, Frans-Spaans Academiejaar : 2018 – 2019

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UN ROMAN CONTRE L’OUBLI COMMENTAIRE DE TEXTE DE L’ART DE PERDRE (2017) D’ALICE ZENITER Aantal woorden: 27 658 Margot Bauters Studentennummer: 01505523 Promotor : Prof. Dr. Pierre Schoentjes Co-promotor : Dr. Griet Theeten Masterproef voorgelegd voor het behalen van de graad master in de Taal-en Letterkunde, Frans-Spaans Academiejaar : 2018 – 2019

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Remerciements Je voudrais exprimer mes remerciements sincères à ma co-promotrice, Dr. Griet Theeten, pour la collaboration agréable pendant ces deux années -lors du mini-mémoire et du mémoire de master. Grâce à elle, j’ai parcouru une évolution remarquable au niveau de la langue, au niveau de mes capacités de recherche et de rédaction. Dr. Theeten m’a soutenue pendant le processus entier de la rédaction de ce mémoire. Premièrement, elle m’a guidée vers un roman énormément intéressant, qui m’a fasciné dès la première lecture. Dr. Theeten m’a aussi proposé des ouvrages théoriques utiles pendant mes recherches, ainsi que des suggestions pour structurer mon mémoire. Lors de la rédaction, elle m’a toujours fourni des critiques constructives de manière très rapide, ce qui m’a permis de perfectionner mon texte.

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Introduction Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron, président de la République française, admet officiellement le recours à la torture par l’armée française pendant la guerre d’Algérie. Le Monde décrit cet effort comme « un pas décisif dans un travail de mémoire lent et délicat entre les deux pays »1. Ensuite, le 25 septembre 2018, à la Journée nationale d’hommage aux harkis, la secrétaire d’État auprès de la ministre des Armées promet de nouvelles mesures en faveur de la communauté des harkis2. Elle reconnaît la culpabilité de la France dans la manière dont les harkis ont été accueillis en France, c’est-à-dire qu’ils ont été logés dans des camps, au lieu d’avoir été intégrés dans la société. De ces deux articles, il se dégage que la période coloniale de l’Algérie et la guerre qui y a mis fin demeurent des thèmes actuels, dont de multiples sujets, comme celui des harkis ou de la torture, ne cessent de susciter des débats politiques. Dans les années 90, Benjamin Stora nomme la guerre d’Algérie « une mauvaise cicatrice qu’on ignore parce qu’elle ne fait plus souffrir »3. Cette attitude silencieuse évolue à partir du début du XXIe siècle, étant donné qu’aujourd’hui, les hommes politiques se rendent compte des obstacles qui restent encore à surmonter sur le plan historique. Dans la littérature, il est également possible d’observer une évolution en ce qui concerne le sujet des harkis. Si, avant 2003, l’Histoire des harkis a souvent été décrite en figurant comme sujet d’œuvres littéraires rédigées par les autres partis issus de la guerre d’Algérie -comme les pieds-noirs-4, la situation a changé aujourd’hui. À partir de 2003, les descendants de harkis prennent la plume eux-mêmes et relatent leur histoire familiale à travers des témoignages et des romans5. Les témoignages ne sont toutefois pas nombreux, et Vincent Jouane, spécialiste de la littérature des enfants de harkis compte seulement cinq auteurs harkis entre 2002 et 2012, la date de parution de son doctorat6. En conséquence, une analyse de L’art de perdre7 est intéressante dans le cadre des évolutions actuelles dans la société ; le roman forme une contribution importante à la catégorie restreinte des récits des descendants de harkis.

1 Charlotte Bozonnel et Ghalia Kadiri, « Entre la France et l’Algérie, les plaies toujours ouvertes de la mémoire », Le Monde, le 13 septembre 2018, < https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/09/13/les-plaies-toujours-ouvertes-de-la-memoire-france-algerie_5354615_3212.html> (consulté le 20 avril 2019). 2 « Des aides financières en faveur des harkis annoncées par le gouvernement », Le Monde, le 25 septembre 2018, <https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/25/des-aides-financieres-en-faveur-des-harkis-annoncees-par-le-gouvernement_5359772_823448.html?xtmc=harkis&xtcr=16> (consulté le 20 avril 2019). 3 Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991, p. 279. 4 Giulia Fabbiano, « Ecritures mémorielles et crise de la représentation : les écrivants descendants de harkis », Amnis. Revue de civilisation contemporaine Europes/Amériques, 7, juin 2007, < http://journals.openedition.org/amnis/831 > (consulté le 23 avril 2019), p. 3. 5 Vincent Jouane, La littérature des Enfants de Harkis : Mémoire et Réconciliation, Thèse de doctorat, Saint-Louis, Washington University, 2012, <http://openscholarship.wustl.edu/etd/701> (consulté le 9 mai 2019), p. 9. 6 Il s’agit de Bouassad Azni, Fatima Besnaci-Lancou, Hajilia Kemoum, Dalila Kerchouche, et Zahia Rahmani (Ibidem). 7 Alice Zeniter, L’art de perdre, Flammarion, Paris, 2017 (Dorénavant, nous référerons à cet ouvrage par l’abréviation AP).

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L’importance de ce roman est encore soulignée par le grand nombre de prix littéraires qu’il a remporté – parmi lequel le Prix littéraire du Monde en 2017, le prix des libraires de Nancy et le Goncourt des lycéens8. En effet, l’appréciation immédiate du roman par le grand public, ainsi que par les critiques littéraires, met en exergue la volonté des Français d’apprendre plus sur certaines parties de l’Histoire qui se qualifient toujours comme conflictuelles. Tout comme les autres récits de harkis, le roman d’Alice Zeniter revisite les conflits de l’Histoire récente souvent omis de la littérature. Plus en détail, dans son roman, Zeniter promène ses protagonistes dans trois époques différentes et décrit ainsi certaines périodes qui restent dans l’ombre. La première partie fournit un survol de l’époque coloniale algérienne, à travers l’histoire d’Ali. Le rôle d’Ali pendant cette période est déterminant pour le sort des générations suivantes, car pendant la guerre d’indépendance, il cherche la protection de l’armée française au lieu de rejoindre les indépendantistes algériens. Les deux parties suivantes du roman portent sur les conséquences du rôle d’Ali en tant que harki. La décision d’Ali aboutit à des problèmes insurmontables car le massacre des harkis oblige la famille à se réfugier en France. Zeniter décrit ensuite la façon dont les harkis et leurs familles ont été accueillis en France.

Les harkis, les oubliés de la guerre d’Algérie

En vue de comprendre entièrement la problématique traitée dans L’art de perdre, il importe de d’abord s’arrêter sur le terme complexe de « harki », qui a glissé d’une notion restreinte vers un terme plus large. Ainsi, pendant la guerre d’Algérie, le terme harki s’employait uniquement pour un tiers de tous les supplétifs musulmans engagés par l’armée française, notamment le groupe qui utilisait une stratégie offensive active9. Après la guerre, le terme s’est étendu au groupe entier des supplétifs musulmans, et encore plus tard, toutes les personnes qui n’avaient pas rejoint le FLN -même sans s’être prononcées réellement en faveur des Français- ont été englobées dans la catégorie des harkis. Finalement, le terme a pris sa définition actuelle, c’est-à-dire que toutes les personnes n’ayant pas adhéré au FLN, ainsi que leurs descendants, sont considérées comme des harkis. En conséquence, en Algérie, les harkis sont vus comme des traîtres, même s’ils avaient des raisons hétérogènes pour se rapprocher de l’armée française10.

L’étude de la critique journalistique

Dans les quatre chapitres de ce mémoire, nous développerons notre propre analyse de L’art de perdre, mais avant de l’entamer, nous proposons une étude de la réception journalistique.

8 « Le Prix Goncourt des Lycéens 2017 décerné à Alice Zeniter pour son roman L'Art de perdre », 2017, <https://editions.flammarion.com/Actualites/Alice-Zeniter-Prix-Goncourt-des-Lyceens-2017> (consulté le 24 avril 2019). 9 Vincent Jouane, op. cit., p. 17. 10 Maurice Faivre, « L’Histoire des harkis », Guerres mondiales et conflits contemporains, 202/203, avril-septembre 2001, <https://www.jstor.org/stable/25732749> (consulté le 22 avril 2019), p. 58.

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L’analyse de la réception11 servira de point de départ pour la structure du travail présent, étant donné que - dû à la publication récente de L’art de perdre (2017) - un cadre académique n’a pas encore été élaboré. Un premier point qui ressort de l’analyse de la critique journalistique est que les journalistes évoquent surtout des éléments thématiques et que la majorité ne procède pas à une analyse narrative du roman. Les deux aspects narratifs qui ont toutefois été touchés brièvement par la presse sont la structure du roman et la voix narrative. Astrid de Larmenat par exemple, identifie dans Le figaro la complexité de la voix narrative de L’art de perdre :

Cette histoire va nous être contée du point de vue de Naïma mais à travers le filtre d'une narratrice qui intervient régulièrement dans le récit. On dirait qu'Alice Zeniter, pour mieux tenir à distance son sujet, s'est créé deux alter ego. L'une qui vit les choses, l'autre qui observe, analyse, écrit.12

Au niveau thématique, la presse relève les sujets les plus importants. La dimension historique, un des thèmes les plus mentionnés par la presse, porte sur l’attention de Zeniter pour la représentation des événements historiques, à savoir l’époque de la colonisation, la guerre d’Algérie et le destin des harkis en France13. Ensuite, la problématique identitaire constitue un deuxième élément thématique omniprésent dans la critique journalistique, et Romain Le Vern de LCI la décrit de la manière suivante :

L’Algérie dont est originaire sa famille n’a longtemps été pour Naïma qu’une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par les questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines.14

Tous les journalistes se penchent sur les difficultés identitaires rencontrées par la petite-fille d’Ali, Naïma, le personnage principal de la troisième partie du roman. Plus en détail, ils observent comment Naïma subit toujours les conséquences des choix de son grand-père, ainsi que de sa descendance d’immigrés. En dernier lieu, les journalistes estiment que le roman de Zeniter « arrive en réponse à une nécessité »15, étant donné qu’elle ravive avec son roman l’Histoire de la (dé)colonisation, une partie de l’Histoire qui était « relégué[e] à des notes de bas de page dans les manuels »16. Plus spécifiquement, Zeniter consacre beaucoup d’attention

11 Voir bibliographie (p. 71-72) pour la liste de tous les articles consultés. 12 Astrid de Larmenat, « La critique de L’Art de perdre d’Alice Zeniter, gagnante du Goncourt des lycéens », Le Figaro, le 16 novembre 2017, <http://www.lefigaro.fr/livres/2017/09/14/03005-20170914ARTFIG00019--l-art-de-perdre-d-alice-zeniter-unehistoire-deharkis-ordinaires.php> (consulté le 17 novembre 2018). 13 Elisabeth Philippe, « Que vaut “l’Art de perdre” d’Alice Zeniter, prix Goncourt des lycéens 2017 ? », L'Obs, le 16 novembre 2017, <https://bibliobs.nouvelobs.com/sur-le-sentier-des-prix/20171116.OBS7427/que-vaut-l-art-de-perdre-d-alice-zeniter-prix-goncourt-des-lyceens-2017.html> (consulté le 17 novembre 2018). 14 Romain Le Vern, « Pourquoi il faut lire “L’Art de perdre” de Alice Zeniter, Goncourt des lycéens 2018 », LCI, [s.d.], <https://www.lci.fr/livre/pourquoi-il-faut-lire-l-art-de-perdre-de-alice-zeniter-goncourt-des-lyceens-2018-2069275.html> (consulté le 20 décembre 2017). 15Djalila Dechache, « L’Art de perdre, Alice Zeniter », 2017, < http://www.babelmed.net/article/3910-lart-de-perdre-dalice-zeniter/> (consulté le 19 décembre 2018). 16 Elisabeth Philippe, op. cit.

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à l’Histoire de la communauté des harkis : elle présente le cadre historique, leurs problèmes identitaires à leur arrivée en France et la situation de ses descendants aujourd’hui. Nous pouvons conclure de cet aperçu de la critique journalistique que l’analyse de L’art de perdre requiert d’être située dans un contexte socio-politique plus large, puisque la majorité des journalistes font observer la réalité sociale dans laquelle Zeniter s’inscrit.

Les aspects à analyser

Un travail universitaire s’avère nécessaire pour compléter l’analyse journalistique sommaire de L’art de perdre. Comme l’explique Dominique Viart, le journalisme décrit l’existence d’une œuvre, il en donne un avis, mais il ne propose pas une analyse critique des œuvres littéraires17. La critique journalistique nomme en effet déjà la majorité des thèmes pertinents dans l’analyse du roman, mais elle reste muette sur certains aspects, dont la thématique de l’immigration. Cette partie constituera un chapitre important de ce mémoire, car Zeniter traite cette thématique à partir de différentes perspectives. Ainsi, la deuxième partie du roman décrit l’arrivée de la famille en France en tant que harkis réfugiés. Quoiqu’il s’agisse dans L’art de perdre des immigrants dans les années 60, cette thématique reste actuelle et les mêmes discussions surgissent de nos jours. De plus, Zeniter étend la discussion de cette thématique aux générations suivantes et illustre comment la trajectoire de l’immigrant est éternelle. Outre le chapitre sur l’immigration, la presse ne fait pas remarque de l’attention de Zeniter pour le statut de la femme et l’humour, des aspects que nous intégrerons dans l’analyse des autres thématiques. Finalement, il est intéressant de faire mention d’autres œuvres des descendants de harkis -comme celles de Fatima Besnaci-Lancou18 ou Dalila Kerchouche19-, en vue de situer L’art de perdre dans le cadre des autres tentatives qui ont été entreprises pour combler le silence autour de la communauté des harkis.

L’objectif de la recherche présente est d’analyser L’art de perdre dans toutes ses facettes : les thématiques, la structure narrative, mais aussi la valeur du roman dans la société, étant donné que les articles sur la politique actuelle, ainsi que l’étude de la critique journalistique indiquent déjà que le roman de Zeniter porte une certaine valeur sociologique. Dans ce cadre, nous tenterons de démontrer la manière spécifique dont Zeniter crée cette dimension sociologique : a-t-elle recours à des mécanismes narratifs spécifiques ou la valeur sociologique, provient-elle uniquement de la description de certaines thématiques, comme celle des harkis ou de l’immigration ? Afin de formuler une réponse à cette question, l’étude présente sera divisée en quatre chapitres thématiques, une structure qui se base en grandes lignes sur les 17 Dominique Viart, « De la littérature contemporaine à l’université : une question critique », Fabula, 2008, <http://www.fabula.org/atelier.php?De_la_litt%26eacute%3Brature_contemporaine_%26agrave%3B_l%27universit%26eacute%3B%3A_une_question_critique> (consulté le 21 avril 2019), [s.p.]. 18 Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2005. 19 Dalila Kerchouche, Mon père, ce harki, Paris, Éditions du Seuil, 2006.

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thèmes traités par la critique journalistique. Dans un premier temps, la présente recherche analysera le cadre historique créé par Zeniter et tentera de répondre à la question de savoir si ce cadre contribue à la valeur sociologique du roman. Dans cette partie, une attention spécifique sera attribuée aux caractéristiques du roman contemporain à sujet historique et, en même temps, l’étude se prêtera à démontrer la véracité de certains événements historiques dans le roman. La thématique identitaire se situera au centre du deuxième chapitre, mais, contrairement à la presse, cette étude prendra aussi en considération la deuxième et la troisième partie du roman afin de proposer un aperçu complet de la présence de cette problématique dans le roman. Le troisième chapitre abordera un thème qui était absent de la critique journalistique, à savoir celui de l’immigration. Ce chapitre est intimement lié au chapitre précédent, étant donné qu’une histoire migratoire engendre souvent des problèmes identitaires, mais cette partie se concentrera sur la thématique de l’immigration dans toutes ses facettes. Le dernier chapitre portera enfin sur le travail de mémoire effectué par Zeniter. Dans ce cadre, la représentation du silence dans le roman sera étudiée plus en détail, ainsi que la manière dont Zeniter tente de le briser.

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1 La dimension historique De l’analyse de la critique journalistique, il se dégage que l’aspect historique forme un élément important dans l’analyse de L’art de perdre. Ce trait semble être typique de la littérature contemporaine ; Viart affirme en effet l’existence d’un « fructueux dialogue noué entre la littérature et l’histoire, entre les écrivains et les historiens, dans cette période littéraire que nous appelons “contemporaine” […] »20. L’apparition de nombreux événements historiques dans la littérature contemporaine entraîne l’impossibilité de nier le retour de l’Histoire et du réel dans ce domaine. Notons le contraste avec le nouveau roman des années 1940-1970, dans lequel le réel et le référent étaient absents21. Par conséquent, certains théoriciens proposent de parler de la « réhistoricisation »22 de la littérature contemporaine.

1.1 Les zones obscures de l’Histoire dans le roman contemporain

Observons tout d’abord les caractéristiques du roman réhistoricisé23. Birgit Mertz-Baumgartner identifie comme thèmes spécifiques de la littérature contemporaine à sujet historique les traumatismes et les tabous du passé récent24. Il s’agit d’événements tragiques comme la Seconde Guerre mondiale ou la guerre d’Algérie. Viart confirme que la littérature contemporaine répond au besoin de comprendre les drames du XXe siècle, la raison pour laquelle les auteurs optent pour l’Histoire contemporaine25. D’après lui, les nombreuses génocides et guerres au XXe siècle jettent les bases des « zones d’ombres à interroger »26. Il y ajoute que les écrivains sont souvent les premiers à entrer dans cette partie obscure de l’Histoire, le roman contemporain historique porte par conséquent sur des périodes dont la société contemporaine n’a pas encore assumé les informations générales. Faute d’une vérité généralement acceptée, chaque individu doit se construire de sa propre manière et ne forme pas un exemple pour d’autres sujets. Viart nomme dès lors « l’individualisme contemporain » comme l’une des caractéristiques du roman contemporain ; les récits abondent en incertitude27.

20 Dominique Viart, « La littérature, l'histoire, de texte à texte », dans Le roman français contemporain face à l’Histoire, Gianfranco Rubino et Dominique Viart (dirs), Macerata, Quodlibet, 2017, <https://books.openedition.org/quodlibet/125> (consulté le 15 mai 2019), [s.p.]. 21 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Éditions Bordas, 2008, p. 129. 22 Birgit Mertz-Baumgartner, « Le roman métahistorique en France », dans Un retour des normes romanesques dans la littérature française contemporaine, Wolfgang Asholt et Marc Dambre (éds), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2017, <http://books.openedition.org/psn/2080> (consulté le 17 mai 2019), [s.p.]. 23 Le roman à sujet historique dont nous parlons ici n’est pas à confondre avec le roman historique du XIXe siècle comme le définit Lukács, en raison de la manière dont il raconte le passé : le récit chronologique est remplacé dans la littérature contemporaine par une histoire qui relate la reconstruction partielle du passé (Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 130). 24 Birgit Mertz-Baumgartner, op.cit. 25 Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 130. 26 Dominique Viart, « Avant-propos », dans Écritures contemporaines 10. Nouvelles écritures littéraires de l’Histoire, Caen, Lettres modernes Minard, 2009, p. 3. 27 Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 346.

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L’art de perdre se situe aussi dans cette tendance, puisque le roman retrace à travers les yeux de trois générations une grande partie de l’époque coloniale algérienne et du sort tragique des harkis en France, des sujets de l’Histoire contemporaine qui suscitent encore des débats en France. En conséquence, le cadre historique du roman va de pair avec des problèmes identitaires chez les personnages. Zeniter corrobore lors d’une interview qu’elle interroge certaines zones obscures de l’Histoire dans son roman, et qu’une de ses motivations principales d’écrire ce livre découle du silence qui entoure toujours la guerre d’Algérie28. Notons aussi que l’importance de l’Histoire d’Algérie dans la vie de Zeniter provient de sa connexion personnelle avec le sujet : à cause de son grand-père algérien qui a choisi le côté des Français pendant la guerre d’indépendance, elle est elle-même descendante de harki29.

1.2 Le cadre historique réel

Selon Mertz-Baumgartner, les auteurs du roman contemporain historique se basent souvent sur des faits réels dans la création du cadre de leur histoire, pour ensuite creuser à travers la littérature le silence des zones obscures30. De même, ces auteurs tentent souvent de démythifier l’opposition simple entre bourreau et victime, et dans cette optique, ils invoquent des archives ou des monuments comme lieux de remémoration de l’Histoire31. Dans le cas de L’art de perdre, l’auteure vise à procurer de la crédibilité aux harkis et à leur histoire, par la création d’un cadre historique basé sur des faits réels. Zeniter reproduit par exemple un document Word dans lequel Naïma a synthétisé et commenté les accords d’Évian. La citation suivante affiche l’effet ironique32 des parties concernant les harkis, que Naïma a indiquées en italique :

ARTICLE 2 - Les deux parties s’engagent à interdire tout recours aux actes de violence collective

et individuelle. - Toute action clandestine et contraire à l’ordre public devra prendre fin. (AP, p. 138)

Paul Ricœur conteste l’idée que les auteurs du roman historique contemporain invoquent des archives, en expliquant que ces romans se caractérisent par un temps humain et non par un temps historique33. Sabina Panocchia concrétise cette théorie en notant que les auteurs

28« L’art de perdre, d’Alice Zeniter », vidéo en ligne, 2017, < https://www.youtube.com/watch?v=0E07LY1JeDE> (consulté le 11 mars 2019). 29 Claire Devarrieux, « Entretien avec Alice Zeniter : “Enfant, j’ignorais pourquoi on n’allait pas en Algérie” », Libération, le 1 septembre 2017, < https://next.liberation.fr/livres/2017/09/01/entretien-avec-alice-zeniter-enfant-j-ignorais-pourquoi-on-n-allait-pas-en-algerie_1593592> (consulté le 6 mai 2019). 30 Birgit Mertz-Baumgartner, op. cit. 31 Ibidem. 32 Dans ce cas il s’agit de l’ironie dramatique étant donné que le lecteur sait déjà que ces règles ne seront pas respectées (Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 57‑60). 33 Paul Ricœur, Temps et récit, 2, La configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Éditions du Seuil, 1984, p. 92.

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contemporains invoquent des « cryptes intimes et des morts familiers »34 au lieu d’archives ou de vrais événements historiques. L’analyse de L’art de perdre contredit partiellement cette idée, étant donné que Zeniter se base bel et bien sur des faits historiques. La théorie de Ricœur s’applique à L’art de perdre dans la mesure où le roman ne se limite pas à des faits historiques mais se fige surtout sur des histoires intimes et personnelles. Grâce à la présence de nombreux faits historiques, L’art de perdre s’inscrit en partie dans la dimension polyphonique des récits des enfants de harkis. D’après Jouane, cette dimension implique que ces récits se situent à la croisée du genre romanesque et du style historiographique par l’incorporation dans leurs romans des documents historiques réels, des notes de bas de page dans lesquelles ils pointent le contexte historique, etc35. L’art de perdre appartient entièrement au genre romanesque, mais le chapitre présent montre la manière dont Zeniter incorpore des éléments réels dans son texte. À ces éléments historiques s’ajoute encore un nombre réduit mais notable d’éléments qui contrastent par rapport au reste du récit romanesque, d’où ressort l’importance de mentionner la dimension polyphonique. Zeniter affiche par exemple quelques images frappantes que Naïma croise sur les sites concernant la guerre d’Algérie. Dans le but de montrer au lecteur l’effet que ses slogans avaient sur Naïma, Zeniter les reproduit dans une forme qui se rapproche de l’original : « TU VAS NOUS COMPRENDRE – OAS VEILLE TOUJOURS – L’OAS FRAPPE OU ELLE VEUT QUAND ELLE VEUT » (AP, p. 419). Zeniter visualise aussi des graffitis qui apparaissent pendant les différentes périodes historiques : « Vu, peint sur les rochers de la petite route qui serpente jusqu’à Zbarbar : L’ARMÉE FRANÇAISE RESTERA TOUJOURS ET VOUS PROTÉGERA TOUJOURS » (AP, p. 122). L’avantage de cette dimension se situe dans la possibilité de s’éloigner d’une vision unique de l’Histoire en jetant les bases des versions qui incluent aussi les groupes minoritaires36, une idée que Zeniter corrobore lors d’une interview avec France 2437. La volonté de réécrire l’Histoire en incorporant tous les groupes qui y tiennent un rôle, y compris les harkis se reflète en effet dans L’art de perdre, à travers le personnage de Naïma : « L’histoire est écrite par les vainqueurs, pense Naïma en s’endormant. […] c’est ce qui lui permet de n’exister qu’en une seule version » (AP, p. 428). En vue de créer une image fiable de l’Algérie coloniale et d’exposer une vision plus nuancée de la situation des harkis pendant la guerre d’Algérie, Zeniter s’est basée sur une documentation approfondie sur l’Histoire de l’Algérie ainsi que sur la situation socio-économique et

34 Sabina Panocchia, « Dire la décolonisation à la française : histoire d’un récit à traquer », dans Le roman français contemporain face à l’histoire, Gianfranco Rubino et Dominique Viart (dirs), Macerata, Quodlibet, 2017, <https://books.openedition.org/quodlibet/125> (consulté le 15 mai 2019), [s.p.]. 35 Vincent Jouane, op. cit., p. 73. 36 Ibidem. 37 « L’art de perdre, d’Alice Zeniter », op. cit.

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géographique de la Kabylie, comme elle l’explique lors de sa conférence à la Maison de la Poésie38. L’auteure insère en fait ses personnages fictifs dans un cadre historique réel tout au long du roman, ce qui éclaircit pour le lecteur non seulement la fin de la période coloniale, mais également la situation des harkis en France, à partir des années 60 jusqu’à aujourd’hui. La comparaison de quelques éléments du roman à des textes historiques confirme la véracité du cadre historique de L’art de perdre.

1.2.1 La période coloniale La description véridique du début de la colonisation qui figure comme scène d’ouverture du roman forme une première illustration de la manière dont Zeniter s’est documentée :

Sous prétexte d’un coup d’éventail que le dey d’Alger donna au consul de la France dans un moment de colère – à moins qu’il ne se fût agi d’un chasse-mouche, les versions divergent- la conquête de l’Algérie par l’armée française commence en 1830, au début de l’été, dans une chaleur écrasante qui ne fera que croître. […] La conquête connaît plusieurs étapes parce qu’elle nécessite des batailles contre plusieurs algéries, celle du régent d’Alger tout d’abord, celle de l’émir Abd el-Kader, celle de la Kabylie et enfin, un demi-siècle plus tard, celle du Sahara, des Territoires du Sud comme on les appelle en métropole et ce nom est à la fois mystérieux et banal. (AP, p. 17)

Le livre historique d’Eugene Rogan confirme ce déroulement du début de la colonisation :

In a private conversation with Deval, Husayn Pasha lost his temper and struck the French consul with his fly whisk. […] Although the French had defeated the Turkish garrison at Algiers, this victory did not give them control over the country at last.39

Il est tout de même bien évident que Zeniter a complété ce cadre historique avec des éléments romanesques, par exemple en y ajoutant des informations météorologiques et en exprimant son opinion sur le nom des Territoires du Sud. Cette stratégie lui permet de décrire à la fois l’Histoire individuelle et l’Histoire collective. Le reste de la première partie décrit la situation dans le village kabyle d’Ali et se situe déjà plus loin dans le temps, à savoir entre les années 1930 et 1962, l’année de la décolonisation. L’écrivaine plonge ainsi le lecteur dans l’époque de l’Algérie française et lui fournit un aperçu de la société. Dans ce portrait de la période coloniale, elle inclut quelques exemples de l’incompréhension entre les Français et les Algériens :

Le jour où les Français sont venus recenser les habitants du village, ils se sont heurtés au silence des vieilles bouches : Combien d’enfants as-tu eu ? […] Les roumis ne

38 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », vidéo en ligne, 2017, < https://www.youtube.com/watch?v=-DXdPl-Q8T0> (consulté le 23 décembre 2018). 39 Eugene Rogan, The Arabs, Londres, Penguin Books, 2018, p. 113‑114.

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comprennent pas que compter, c’est limiter le futur, c’est cracher au visage de Dieu. (AP, p. 26) En outre, Zeniter présente dans son roman des personnages qui s’inscrivent dans le cadre démographique réel de l’Algérie coloniale. D’une part, Claude est un pied-noir qui « tient une épicerie à Palestro » (AP, p. 45), il représente les commerçants dans la population française en Algérie. D’autre part, le personnage principal de la première partie, Ali, figure comme exemple de la partie riche de la population musulmane, en raison de son capital énorme, acquis par la culture d’olives : « dans le village, on salue [Ali et sa famille] comme des notables » (AP, p. 25). Comme Bernard Droz et Evelyne Lever expliquent que le groupe des Européens en Algérie ne consistait pas uniquement en des personnes riches et que la population musulmane ne connaissait pas uniquement des personnes pauvres, Zeniter exclut l’image simpliste de la réalité sociale algérienne, contre laquelle Droz et Lever avertissent40. Au fil des années 1930, des idées nationalistes et indépendantistes émergent dans la société algérienne. Dans le but de montrer comment les différentes visions politiques convergent au sein d’un même village, Zeniter invoque l’Association, un groupe d’anciens combattants des guerres mondiales dans le village, à laquelle appartient aussi Ali. Zeniter présente cette partie de l’Histoire algérienne par le truchement des dialogues à l’Association, qui éclaircissent les motivations de choisir le côté des Français ou des Algériens dans la guerre d’indépendance. Même si tous les membres sont en faveur de l’indépendance, certains décident de chercher la protection de l’armée française pour échapper à la violence du FLN. Par conséquent, ce groupe de personnes sera considéré comme harki ; les harkis sont encore souvent vus comme des traîtres, dans l’idée qu’ils ont abandonné l’Algérie41. Or, le choix de rejoindre la France découle souvent d’une multitude de facteurs. Jouane souligne la nécessité de relativiser l’image du harki traître d’un côté, ou du bon musulman resté loyal envers la France de l’autre côté42. Parmi les nombreux facteurs de choisir le côté français, comme les histoires familiales, la pression de l’armée française ou la situation économique, la raison principale était la sécurité43. La mise en scène des dialogues décisifs entre Ali et ses frères donne de ce fait au lecteur l’opportunité de se distancier de la vision simple du harki comme traître :

-Tu délires, répond Ali. Je n’ai jamais dit que j’étais pour les Français et je n’ai pas touché un fusil. Ils n’ont aucune raison de nous en vouloir. Moi, on m’a demandé qui étaient les familles de la crête, j’ai répondu. […] Mais c’est tout. Je ne suis pas un traître. (AP, p. 145)

40 Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 40. 41 Vincent Jouane, op. cit., p. 28-33. 42 Ibidem. 43 Maurice Faivre, op. cit., p. 58.

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Les discussions entre les membres de l’Association mettent en avant le manque de connaissance par rapport aux événements en Algérie en général comme un facteur important dans la détermination d’un côté pendant la guerre : On ne sait pas d’où sortent ces hommes, au juste, ni les moyens dont ils disposent. On ne sait pas bien où ils se cachent. Leurs liens avec des figures déjà connues du nationalisme, comme Messali Hadj ou Ferhat Abbas, sont flous pour tous les anciens combattants. (AP, p. 42) La seule certitude est que ceux qui ont opté pour la protection des Français ne pourront pas rester en Algérie, leur identité de harki les forcera de s’exiler en France.

1.2.2 Les conséquences de la guerre d’indépendance La deuxième partie du roman se déroule en France et raconte le destin d’Ali et de sa famille en tant que réfugiés après la guerre d’Algérie, ce qui signifie que Zeniter s’éloigne de l’Histoire de l’Algérie même. Or, elle ne cesse de mêler l’Histoire et la fiction, puisqu’elle décrit de manière extensive la vie dans les camps de harkis. Elle étale ainsi la connexion de l’Histoire de l’Algérie et celle de la France, qui continue d’exister après l’indépendance. De plus, l’écrivaine rompt avec la vision que les Français portent sur les harkis en France, elle laisse entrer le lecteur dans la vie de ces familles pour créer une vision plus nuancée. La description de la vie dans les camps s’appuie de nouveau sur des faits historiques :

Le camp Joffre -appelé aussi camp de Rivesaltes- où, après les longs jours d’un voyage sans sommeil, arrivent Ali, Yema et leurs trois enfants est un enclos plein de fantômes : ceux des républicains espagnols qui ont fui Franco pour se retrouver parqués ici, ceux des Juifs et des Tziganes que Vichy a raflés dans la zone libre, ceux de quelques prisonniers de guerre d’origine diverse que la dysenterie ou le typhus ont fauchés loin de la ligne de front. (AP, p. 165-166)

La romancière prête aussi une grande attention à la description de la manière affreuse dont les camps sont gérés par les Français, ce qui s’avère un reflet de l’époque coloniale :

Au fil des semaines puis des mois, les hommes et les familles sont triés, répartis, redistribués. On sépare des voisins, des amis, des proches qui venaient de se retrouver ici et à qui ce regroupement fortuit offrait une consolation appréciable. […] On les divise pour mieux régner sur eux. (AP, p. 176)

La dernière partie du roman a lieu à l’époque contemporaine et ne présente pas une partie de l’Histoire française ou algérienne. Néanmoins, le personnage principal de cette partie, Naïma, la petite-fille d’Ali, se voit encore régulièrement confrontée à l’Histoire algérienne. En dépit de son ignorance de cette partie de l’Histoire, son passé familial détermine toujours une grande partie de sa vie : les conversations avec le peintre algérien Lalla, ainsi que ses propres

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recherches apportent à Naïma des connaissances de base sur l’Histoire récente de l’Algérie. Ainsi, Lalla lui parle des événements les plus importants de l’Algérie postcoloniale, comme l’élection de Ben Bella et le coup d’état de Boumédiène (AP, p. 399). Dans cette partie, l’Histoire s’affiche à travers les yeux de Naïma, et de cette manière le lecteur obtient aussi ces informations historiques.

1.3 Le roman métahistorique ou archéologique

La manière rétrospective dont Naïma est confrontée à son passé est un phénomène récurrent dans la littérature contemporaine et de différents critiques littéraires ont déjà incorporé cette facette dans leurs théories. Ainsi, la théorie de Mertz-Baumgartner sur le roman métahistorique, un terme qui est originalement créé par Ansgar Nünning, désigne un roman qui « ne met pas en scène des événements historiques, mais des personnages qui se confrontent rétrospectivement au passé et réfléchissent sur la transmission ou le manque de transmission de celui-ci »44. Dans L’art de perdre, chaque partie du roman a ses propres personnages principaux, à savoir Ali et Yema dans la première partie, Hamid dans la deuxième partie et Naïma dans la troisième partie. Néanmoins, il est possible de considérer Naïma comme personnage principal du roman entier ; ses recherches lui permettent de reconstruire l’histoire des générations antérieures. L’histoire des personnages de la première et la deuxième partie découle donc en réalité des résultats de l’enquête de Naïma sur son passé familial, ainsi que sur l’Histoire de cette période. Viart développe une réflexion semblable à celle de Mertz-Baumgartner, et la facette rétrospective forme aussi un élément central dans sa notion de l’écriture archéologique. Ce terme décrit une littérature dans laquelle l’Histoire nationale hante le personnage principal du roman45. Comme paramètre le plus important de ce type de roman, Viart invoque la manière archéologique dont l’histoire est relatée, signifiant que c’est un personnage du présent qui interroge le passé : l’orientation du récit diffère donc de celle d’un roman historique classique. La modification du rapport au savoir distancie de nouveau ce roman du roman historique traditionnel car « le savoir historique n’est plus reçu, il se conquiert »46. L’art de perdre partage certaines caractéristiques avec ce modèle puisque l’Histoire, ainsi que le silence forment le moteur qui incite Naïma à commencer ses recherches et à partager son histoire familiale47. Le

44 Birgit Mertz-Baumgartner, op.cit., [s.p.]. 45 Dominique Viart, « Nouveaux modèles de représentation de l’Histoire en littérature contemporaine », dans Écritures contemporaines 10. Nouvelles écritures littéraires de l’Histoire, Caen, Lettres modernes Minard, 2009, p. 22-27. 46 Ibidem, p. 24. 47 La théorie de l’écriture archéologique a d’abord été appliquée à l’Art de perdre par Jędrzej Pawlicki, l’un des premiers à rédiger un article académique sur ce roman (Jędrzej Pawlicki, « Alice Zeniter ou l’art du renouveau », Studia Romanica Posnaniensia, 3, novembre 2018, p. 109-118, <https://pressto.amu.edu.pl/index.php/srp/article/view/16578> (consulté le 1 mai 2019)).

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roman s’ouvre sur le prologue dans lequel Naïma exprime son manque de connaissance de l’Algérie et de l’histoire de sa famille. Cette absence sera restituée par les informations collectionnées par Naïma à travers ses recherches, le narrateur devient l’enquêteur de son histoire. La quête du passé a été menée deux fois dans L’art de perdre : premièrement par Zeniter pendant le processus d’écriture du roman, dont se présente ensuite un reflet dans le roman à travers le personnage de Naïma. Nombreux sont les échos des recherches dans le roman. D’abord, le lecteur en obtient déjà une idée pendant les deux premières parties à travers les interventions des pensées de Naïma dans les chapitres qui décrivent l’époque antérieure à elle. Dans le chapitre sur la fragmentation identitaire, nous entrerons plus en détail sur ces interventions, car elles ne renvoient pas uniquement aux recherches de Naïma, mais elles symbolisent aussi l’influence du passé sur l’identité de Naïma48. Observons dans la citation ci-dessous comment la description de la guerre d’Algérie et les recherches de Naïma s’entremêlent :

Sur les zones fantômes, vidées de leurs habitants, on lâche des bombes et parfois du napalm. Naïma n’en croira pas ses yeux quand elle lira cette information, tant elle a toujours été persuadée que le liquide meurtrier appartenait à une autre guerre, plus tardive, qui en aurait eu l’exclusivité. (AP, p. 124)

Les recherches de Naïma sont aussi représentées d’autres manières, par exemple par le biais du document Word résumant les Accords d’Évian. Finalement, Viart prend en considération la nature du récit dans sa définition du roman archéologique. D’après lui, le récit historique contemporain est fragmenté formellement parce qu’il regroupe des informations d’origines différentes, souvent partielles49. Ce manque de connaissance empêche la formation d’une histoire romanesque. Nous ne nous attarderons pas sur ce point, car nous estimons que l’analyse de la dimension polyphonique de L’art de perdre ci-dessus démontre déjà la fragmentation formelle du roman.

48 Voir p. 21-22 de ce mémoire. 49 Dominique Viart, « Nouveaux modèles de représentation de l’Histoire en littérature contemporaine », op. cit., p. 24-25.

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2 La fragmentation identitaire Comme le roman contemporain porte souvent sur des zones conflictuelles du passé, il va de soi que les personnages principaux rencontrent des problèmes identitaires en raison de leur statut incertain au sein de la société. Zeniter procure au lecteur une description détaillée des problèmes identitaires de ses personnages, un aspect dont la presse a pris note de manière extensive. Les journalistes se concentrent pourtant sur les problèmes identitaires dans la troisième partie du roman, à savoir les questions qui incitent Naïma à entamer des recherches sur son passé familial ainsi que sur la guerre d’Algérie. Il est vrai que la thématique identitaire est surtout présente dans cette partie, mais nous estimons que le roman entier manifeste certains conflits identitaires. La réflexion sur l’identité est en effet menée explicitement par les personnages des trois parties du roman. Dans la première partie du roman, l’appartenance des personnages au groupe minoritaire des Kabyles déchaîne une réflexion sur l’identité, alors que les problèmes identitaires dans la deuxième et dans la troisième partie proviennent d’une histoire personnelle en tant qu’immigré et en tant que harki. La force du roman réside donc dans l’illustration de la manière dont les problèmes identitaires passent d’une génération à l’autre. Outre les réflexions explicites des personnages sur leur identité, la problématique identitaire est aussi présente dans les aspects formels du roman.

2.1 La fragmentation identitaire à travers la forme

Plusieurs critiques littéraires établissent un lien entre la fragmentation de la société et la fragmentation en littérature. Bruno Blanckeman explique que cette problématique se reflète dans les productions littéraires, dans la mesure où les auteurs se voient souvent confrontés à des doutes formels sur le degré de fiction, sur la narration et sur la langue50. L’art de perdre manifeste également des doutes formels liés aux problèmes identitaires des personnages. Dans notre analyse, nous avons repéré quatre mécanismes formels auxquels Zeniter a recours pour illustrer la fragmentation identitaire des personnages : le multilinguisme, l’instabilité narrative, la structure chronologique et le paratexte.

2.1.1 Le multilinguisme Zeniter intègre une multitude de mots arabes dans L’art de perdre, surtout dans la première partie, ce qui expose sa préoccupation en ce qui concerne l’incorporation de la langue de ses grands-parents. Les mots arabes ou kabyles renvoient souvent à des entités sans équivalent en français, dont la traduction ou explication en français se situe juste à côté : « Ils partagent ensemble l’asseksou, le repas traditionnel » (AP, p. 78). Dans les deux premières parties, les

50 Bruno Blanckeman, « Chapitre 1. Une approche située du roman français (des plis et des paillettes) », dans Écriture et identités dans la nouvelle fiction romanesque, Rita Olivieri-Godet (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 19-29.

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mots arabes sont prononcés par Ali et Yema, tandis que dans la troisième partie ils viennent de Lalla ou des personnes que rencontre Naïma en Algérie : « elle finit par accepter la menthe, la plus légère des denrées, dont le nom en arabe l’a toujours enchantée, nahnah » (AP, p. 489). De cette manière, l’écrivaine représente l’appartenance des personnages aux différentes cultures, ce qui contribue à la fragmentation de leurs identités. Sarah de Vogüe, organisatrice du colloque « Diversité et Croisements » estime que les langues reflètent « les instabilités, les rencontres et les métissages de leurs locuteurs hétéroclites »51. Nous reviendrons sur l’importance de la langue dans le chapitre sur la thématique de l’immigration, notamment dans le cadre de l’aliénation des enfants de leur culture d’origine lors de leur trajectoire d’intégration dans la société française52.

2.1.2 La voix narrative fragmentée L’art de perdre se caractérise par une instabilité narrative ; la voix narrative fragmentée du roman témoigne de la fragmentation identitaire des personnages. Le lecteur a d’abord l’impression de lire un récit à focalisation zéro, c’est-à-dire un récit avec un narrateur omniscient53, en raison de la présence des informations détaillées sur l’Histoire de l’Algérie, ainsi que des émotions et des idées des différents personnages : « Ali, lui croit que l’Histoire est déjà écrite et qu’au fur et à mesure qu’il avance, elle ne fait que se dérouler » (AP, p.19). Néanmoins, le roman comporte quelques apparitions d’une voix narrative à la première personne : « Bien sûr, si j’écrivais l’histoire de Naïma, ça ne commencerait pas par l’Algérie » (AP, p. 12). L’identité de cette première personne est d’abord inconnue. Il est clair qu’il ne s’agit pas de Naïma, étant donné qu’elle est mentionnée à la troisième personne. Nous l’interprétons donc pour l’instant comme la voix de l’écrivaine qui intervient dans le récit. La citation suivante semble corroborer cette hypothèse en parlant du passé d’Ali : « C’est pour cela que cette partie de l’histoire, pour Naïma comme pour moi, ressemble à une série d’images un peu vieillottes […] » (AP, p. 22). Zeniter explique cependant dans une interview que le « je » dans L’art de perdre ne représente pas sa propre voix mais un personnage de romancière, lui permettant de se distancier des personnages54. D’après Gérard Genette, la présence d’une première personne peut désigner deux réalités différentes : le narrateur renvoie à lui-même, ou à la combinaison de la voix d’un des personnages avec le narrateur55. Cependant, dans ce cas-ci il s’agit encore d’une autre forme : la romancière a créé un personnage à la première personne qui représente un personnage extérieur à la narration et à elle-même. Il est donc possible de

51Citée par Corinne Alexandre-Garner et Isabelle Keller-Privat, « Introduction. Migrations, exils, errances, écritures », dans Migrations, exils, errances et écritures, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2014, < https://books.openedition.org/pupo/2047 > (consulté le 21 mai 2019), [s.p.]. 52 Voir p. 47-50 de ce mémoire. 53 Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 222. 54 « Épisode 33 - Alice Zeniter – La Poudre », podcast en ligne, 2018, < https://podtail.com/podcast/la-poudre/episode-33-alice-zeniter/> (consulté le 8 mars 2019). 55 Gérard Genette, op. cit., p. 252.

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dire qu’il s’agit d’une narration hétérodiégétique étant donné qu’aussi bien le narrateur omniscient que le narrateur à la première personne se situent hors de l’histoire qu’ils racontent56. Il est aussi intéressant de noter que Zeniter explique d’avoir rédigé le roman à la troisième personne en vue de pouvoir montrer que les personnages vivent tous dans un monde incomplet57. En effet, dans la première partie, le monde entier consiste en le petit village dans la crête en Algérie. La deuxième partie peint en revanche le monde des camps en France et la marginalisation qui y a lieu, Ali et sa famille n’ont accès qu’à une frange du pays. Finalement, dans la troisième partie, le regard s’invertit et le monde entier devient accessible pour Naïma, sauf une partie, à savoir le passé de son grand-père en Algérie. De cette manière, Zeniter procure au lecteur une place privilégiée qui lui montre comment le monde incomplet des personnages renforce leurs problèmes identitaires.

2.1.3 La structure chronologique fragmentée En dépit de la structure globale chronologique de L’art de perdre -après le prologue, le roman parcourt de manière chronologique l’Histoire à partir de la colonisation jusqu’à aujourd’hui- la structure du roman manifeste un certain degré de fragmentation au niveau de la chronologie. Cette fragmentation provient de la manière dont Zeniter relie les personnages des trois parties en mentionnant Naïma déjà dans les deux premières parties, alors qu’elle n’était pas encore née à l’époque où se déroulent les événements de ces parties. Pendant les histoires d’Ali ou de Hamid -qui sont reconstruites à partir des recherches de Naïma- interviennent des phrases qui renvoient à Naïma. Ces prolepses temporelles, c’est-à-dire des anticipations au récit principal58, lient le présent au passé et montrent l’influence du passé sur l’identité de Naïma : « Il fait froid comme jamais Naïma ne pourra imaginer qu’il fasse froid en Algérie, elle qui pensera jusqu’à son voyage que le pays est un gigantesque désert, pilonné de soleil » (AP, p. 103). Dans ce type de phrases, Zeniter réfère souvent aux recherches de Naïma : « Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste » (AP, p. 133). La deuxième partie du roman contient deux pages construites entièrement à partir du point de vue de Naïma qui se terminent en reliant les trois générations : « Cette vue-là, ces sons, sûrement, elle les partage avec Hamid, avec Ali, malgré les années » (AP, p. 193). Dans ce chapitre, Naïma visite le camp de la cité du Logis d’Anne où sa famille a vécu pendant deux années. Cette partie à partir du point de vue de Naïma est suivie par la suite de l’histoire de la deuxième génération de la famille, celle de Hamid. Dans ce même chapitre, l’auteure incorpore un dialogue entre Hamid et Naïma, qui aura lieu plus tard :

56 Ibidem, p. 252‑259. 57 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », op. cit. 58 Gérard Genette, op. cit., p. 105.

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-Quand j’étais au collège, raconte Hamid bien plus tard, peut-être cinquante ans après ce moment et quelques années aussi après le voyage de Naïma, j’ai accroché une mappemonde au mur de la chambre pour réviser. Un soir je suis rentré et l’Algérie avait été brûlée d’une braise de cigarette. Il restait un trou fond. -Qui avait fait ça ? demande Naïma. -Ton grand-père, je suppose … (AP, p. 195)

La troisième partie du roman décrit les événements à partir du point de vue de Naïma, la raison pour laquelle l’inverse arrive ; les idées d’Ali ou de Hamid interviennent maintenant dans l’histoire de Naïma : « Même si [Naïma] l’avait regardé longuement, elle aurait été incapable de reconnaître Youcef Tadjer qui fut le compagnon de jeu et le héros de Hamid, là-haut, sur la crête » (AP, p. 473). Par l’interconnexion des trois générations, Zeniter affiche l’importance du passé familial dans la formation d’une identité. Le passé revêt souvent une fonction importante dans la formation de l’identité des descendants des harkis, ce que constate aussi Régis Pierret dans son étude sur les problèmes identitaires des harkis en général. Pierret nomme l’envahissement du passé des (grands-)parents des descendants des harkis dans le présent une forme de « torture morale »59. Dans sa conférence à la Maison de la Poésie, Zeniter confirme le fait d’avoir intégré l’idée que l’identité d’une personne est déterminée à L’art de perdre60. Plus en détail, elle explique que la liberté de l’individu n’est qu’une illusion, parce que le passé familial, ainsi que l’interaction avec le reste de la société, exercent une telle influence sur une personne qu’il est impossible de construire sa propre identité.

2.1.4 Le paratexte Même dans le paratexte, à savoir dans les citations au début de chaque partie du roman, Zeniter invite le lecteur à une réflexion sur la thématique identitaire. Les deux citations au début de la première partie renvoient déjà au bouleversement de la société algérienne qui aura lieu au cours de cette partie. « “L’Algérie de Papa est morte” » (AP, p. 15), une citation de Charles de Gaulle, indique que l’Algérie coloniale comme décrite au début cessera d’exister. La deuxième citation est issue d’un livre du sociologue kabyle Abdelmalek Sayad sur les phénomènes de l’émigration et de l’immigration et annonce la fin de l’ordre existant à partir d’une autre perspective : « “Il en résulte un bouleversement total auquel l’ordre ancien ne put survivre qu’émietté, exténué et de manière anachronique” » (AP, p. 15). Avant la deuxième partie, Zeniter fait appel à une citation du politicien de l’extrême-droite Jean-Marie Le Pen pour prédire les problèmes que rencontreront beaucoup d’immigrés : « “Coincés entre le désert saharien et le socialisme, ils ont pu avoir la tentation de venir en France” » (AP, p. 163). Ensuite, elle fait référence aux révoltes des enfants des harkis dans les camps par la citation suivante : « “Les jeunes n’accepteront plus ce que les parents ont accepté. ” Reportage sur le

59 Régis Pierret, « Les enfants de harkis, entre triple appartenance et double rejet », Hommes et Migrations, 1276, novembre 2008, < https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2008_num_1276_1_4808> (consulté le 8 mars 2019), p. 91. 60 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », op. cit.

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Logis d’Anne, 1976 (archive de l’INA) » (AP, p. 163). La citation de Pierre Bourdieu prélude enfin au conflit qui aura lieu entre les différentes générations issues de l’immigration, à savoir celle d’Ali et Yema et celle de Hamid, comme nous le verrons dans le chapitre sur l’immigration : « “Il n’est pas de famille qui ne soit le lieu d’un conflit de civilisations.” (Pierre Bourdieu, Algérie 60) » (AP, p. 163). Lors d’un entretien, Zeniter explique que cet ouvrage de Bourdieu lui a été énormément utile pour comprendre le contexte social de la fin de l’Algérie rurale61. Nous savons donc que Bourdieu désigne dans cette citation le conflit entre la civilisation rurale et sa suite, mais nous présumons que dans ce contexte, Zeniter applique la citation au conflit au sein des familles immigrées. Pour ce qui est de la troisième partie du roman, la problématique identitaire se reflète dans la deuxième citation, un fragment du poème La Chanson du mal-aimé d’Apollinaire : « “Quand il fut de retour enfin,/ Dans sa patrie, le sage Ulysse/ Son vieux chien de lui se souvint/ Près d’un tapis de haute lisse,/ Sa femme attendait qu’il revînt//” » (AP, p. 357). Ainsi, l’écrivaine réfère de manière ironique à la fin du roman, car à la différence d’Ulysse, Naïma ne ressentira pas de connexion avec son pays d’origine. Dans ce cadre, il est intéressant de noter que Zeniter explique qu’elle a décidé de rédiger L’art de perdre après la lecture du livre de Nicole Lapierre Sauve qui peut la vie62. Lapierre exprime dans ce livre la nécessité d’une Odyssée sur les migrants qui réfute la fausse image dressée par les médias. Même si elle ne le mentionne pas dans une interview, il est possible de suggérer que Zeniter renvoie ainsi au livre de Lapierre.

2.2 Les difficultés identitaires dues au statut d’immigrant

Les problèmes identitaires des personnages de L’art de perdre découlent de différentes causes dont l’une est l’immigration. L’intégration dans une nouvelle société entraîne en effet souvent la perte du statut original. Nous examinerons dans cette optique les difficultés identitaires provoquées par l’immigration, qui sont développées dans le roman à partir de la deuxième partie. Il est aussi intéressant de prendre note des difficultés identitaires de Naïma dans la troisième partie, comme ces problèmes sont également liés à sa descendance d’immigrés.

2.2.1 La double absence La deuxième partie de L’art de perdre relate l’exil de la famille d’Ali en France. Malgré le fait qu’Ali a combattu avec les Français pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille, ainsi que tous les harkis, n’ont pas été intégrés facilement dans la société française. De cette façon, la première génération d’immigrés vit ce que nomme Sayad « la double absence », une notion qui désigne l’absence corporelle de son pays natal face à sa présence mentale, ce qui est en

61 Claire Devarrieux, op. cit. 62 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », op. cit.

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contraste avec son absence mentale en France et sa présence corporelle63. Ce terme décrit les problèmes identitaires des immigrés en général, mais il s’applique aussi aux personnages de la deuxième partie de L’art de perdre. La deuxième partie aborde les problèmes identitaires à partir du point de vue de Hamid, le fils aîné d’Ali ; la focalisation du personnage principal change donc d’Ali à Hamid. La perte du statut qu’Ali et sa famille avaient en Algérie forme l’une des difficultés identitaires les plus importantes dans la deuxième partie ; la double absence consiste ici en l’absence de leur statut algérien, ce qui mène à leur absence mentale en France. Dans ses recherches sur la représentation de la souffrance d’immigrés en littérature, Madelaine Hron constate que les immigrés ne perdent pas uniquement des objets matériaux, mais aussi eux-mêmes64. En effet, en Algérie, les personnages principaux de L’art de perdre ne vivaient pas en pauvreté ou en soumission des Français, mais comme une famille avec à la tête Ali, un homme notable. En France, cette réputation se voit entièrement ruinée et Ali devient un simple ouvrier dans l’usine : « Ils agitent les lèvres pour donner des instructions lapidaires et son père obéit chaque fois, pressant son doigt taché sur le document qu’on lui tend, hochant la tête, s’éloignant d’un pas lourd quand on le lui demande » (AP, p. 175). La détérioration de son identité atteint son point le plus haut au moment où Ali jette toutes ses médailles de l’armée à la poubelle (AP, p. 255). Ce moment symbolise la fin du support d’Ali pour la France, le moment où il se rend compte du fait que le pays pour lequel il s’est battu l’a trahi. Zeniter met en exergue combien la nouvelle réalité pèse sur la famille :

Pendant les premières années de France, ses parents se comportent comme s’ils allaient un jour retrouver leur ancien statut. Ils ne parlent plus de rentrer en Algérie, des feintes du général de Gaulle ni de la puissance militaire française mais ils rêvent encore de la richesse, de ce qu’ils appellent -dans leurs expressions de village, leurs expressions de déjà vieux- la maison pleine. (AP, p. 199-200)

L’auteure tente de relativiser cette détérioration de l’identité d’Ali en illustrant comment il regagne de manière limitée son ancien statut en guidant le frère de Yema, qui vient d’arriver dans le camp de harkis : « -Demain, je t’apprendrai ce qu’il faut savoir pour s’en sortir dans le camp, promet Ali. Et dans cette simple annonce, il retrouve un peu de son aura de patriarche, de notable, un peu de la confiance qu’il avait avant, sur la crête » (AP, p. 182). Or, la visite de Mohand, un ancien ami du village d’Ali, met en évidence la perte définitive de son statut de notable. Ali tente d’abord de lui montrer qu’il se débrouille bien en France, mais plus tard il doit admettre qu’il se sent un jayah, « un statut honteux, une déchéance, une

63 Abdelmalek Sayad, La Double Absence : Des Illusions De L'émigré Aux Souffrances De L'immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999. 64 Madelaine Hron, Translating Pain. Immigrant Suffering in Literature and Culture, Toronto, University of Toronto Press, 2009, p. 29.

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catastrophe » (AP, p. 324). Il met l’accent sur la difficulté du changement culturel, la situation actuelle ne lui permet pas de maintenir son statut d’avant : « Mais comment rester chef de famille lorsque l’on regarde la télévision au côté de ses enfants et de sa femme ? Quelle différence y a-t-il entre soi et les enfants ? Soi et l’épouse ? La télévision et le canapé effacent les hiérarchies, […] » (AP, p. 325).

2.2.2 La question des racines Dans la troisième partie de L’art de perdre, Zeniter élabore une réflexion sur l’identité des personnes de la troisième génération issue de l’immigration. Plus en détail, elle se penche sur la question des racines, elle pose la question de savoir si les personnes issues de l’immigration héritent réellement la culture et la langue de leurs (grands-)parents ou non. De cette manière, elle ouvre la voie à une vision différente sur les immigrés dans la société ; elle invite le lecteur à rejeter ses idées stéréotypées. La réflexion sur les racines est déjà évoquée par Hamid dans la deuxième partie du roman, au moment où il rencontre Annie - la fille du pied-noir qui avait une épicerie dans leur village en Algérie - dans un bar à Paris. Annie lui raconte son désir de rentrer en Algérie, ce qui provoque la réaction suivante chez Hamid :

-Je veux retrouver mes racines. -Les miennes, elles sont ici, dit Hamid. Je les ai déplacées avec moi. C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai grandi ici alors c’est ici qu’elles sont. (AP, p. 354)

L’idée des racines qui ne s’héritent pas est ensuite développée dans la troisième partie du roman. L’écrivaine illustre ainsi que les problèmes identitaires passent d’une génération à l’autre. La troisième partie se focalise sur la personne de Naïma qui est née en France et qui est entièrement intégrée dans la société française. Afin de mieux comprendre la problématique identitaire qui est traitée ici, il faut d’abord aborder l’idée de l’identité mouvante ; Zeniter explique que l’identité est une entité mouvante au lieu d’une donnée fixe65. Christiane Albert utilise à cet égard le terme de « zapping identitaire » qui décrit le caractère fluctuant de l’identité des immigrés de la deuxième et de la troisième génération66. Amin Maalouf développe une réflexion semblable et selon lui : « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence »67. Les idées de « l’identité mouvante » et du « zapping identitaire » impliquent que Naïma tient une identité fluctuante,

65 « (70) Rencontre Alice Zeniter @CRL @Normandie Livre&Lecture-YouTube », vidéo en ligne, 2017, <https://www.youtube.com/results?search_query=crl+normandie+alice+zeniter> (consulté le 26 avril 2019). 66 Christiane Albert, L’immigration dans le roman francophone contemporain, Paris, Éditions Karthala, 2005, p. 126‑127. 67 Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Editions Grasset&Fasquelle, 1998 (version électronique), [s.p.].

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elle combine librement des éléments de la culture algérienne et française dans la construction de son identité. Cependant, dans son cas, la culture algérienne joue un rôle moins important que beaucoup de personnes estiment : en réalité, Naïma ne connaît pas le pays de ses grands-parents. Pour elle, l’Algérie est l’appartement de sa grand-mère. Naïma s’oppose de cette façon à l’image stéréotypée des personnes issues de l’immigration, à savoir qu’elles ont toutes une double culture. Elle néglige cette idée et mentionne à plusieurs reprises sa volonté de se distancier de son identité arabe et du groupe des immigrés en général. Zeniter décrit aussi la distance symbolique entre Naïma et sa culture d’origine, car Naïma a développé une sorte de racisme interne par rapport aux autres descendants d’immigrés :

[…], Naïma a réalisé qu’elle n’avait jamais eu de relation (sexuelle ou autre) avec un Maghrébin. Pire : elle n’avait jamais été attirée par l’un d’eux. Elle s’est demandé si elle avait développé une forme de racisme propre à certains descendants d’immigrés : elle ne peut pas envisager d’avoir une relation avec quelqu’un qui soit originaire de la même région que sa famille. Cela irait à l’encontre de la logique d’intégration, […]. (AP, p. 363)

Ainsi, Naïma offre au lecteur une vision plus nuancée de sa situation : « Et si jamais quelqu’un suggérait qu’elle puisse être raciste, elle répondrait avec colère – en mêlant à ses propos quelques mots d’arabe- que c’est impossible, pas elle, non, pas avec sa double culture. Double culture, mon cul » (AP, p. 364). Zeniter conteste par le biais des réflexions de Naïma sur les différents traits de son identité l’idée qu’un pays passe par le sang ; Naïma ne possède pas de double culture par le manque de transmission de la culture algérienne68. Pour réfuter l’idée des racines héritables, Zeniter a aussi souvent recours à l’humour. Dans la citation suivante, une amie demande à Naïma d’où vient sa colère :

-Ji berdu mi racines, dit Naïma en imitant l’accent de sa grand-mère. -Tu as regardé derrière le frigo ? demande Sol ([…]). Elle n’a regardé nulle part, sinon dans quelques romans, parce qu’elle a longtemps pensé qu’elle n’avait, en réalité, rien perdu du tout. (AP, p. 366)

Naïma ressent le besoin d’entreprendre un voyage en Algérie en vue de résoudre ses problèmes identitaires qui proviennent de la confusion entre la distance de ses racines algériennes d’un côté et les stéréotypes autour de la double culture qui l’ont influencée de l’autre côté. Ce voyage n’aboutit toutefois pas aux résultats attendus, en raison des attentes de Naïma -malgré le fait qu’elle nie sa double culture, elle espérait reconnaître la langue ou le pays- qui ne coïncident pas avec la réalité. Au début du voyage en Algérie, il était difficile pour Naïma de savoir comment elle devait s’y comporter faute de connaissances de cette culture. Étant donné que Yema figure comme sa seule connexion à l’Algérie, elle adopte son

68 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », op. cit.

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comportement : « […] Yema est l’Algérie de Naïma – c’est tout naturellement qu’elle reproduit ses gestes maintenant qu’elle est ici » (AP, p. 455). En outre, le voyage souligne l’absence de connaissances de Naïma sur la culture arabe ou kabyle, par exemple quand Mehdi lui montre le CD d’un musicien kabyle : « -Qui c’est ? demande-t-elle. Mehdi et le commerçant éclatent de rire parce que pour eux, ne pas reconnaître Matoub Lounès, c’est aussi absurde que de ne pas reconnaître le Che, ou Jésus » (AP, p. 457). La langue constitue également un facteur important dans le cadre de la distance entre Naïma et sa culture d’origine, puisqu’elle n’a jamais appris l’arabe, ni le kabyle. Cette barrière linguistique ne se présente non seulement dans le contact avec sa grand-mère Yema, mais surtout au moment où elle arrive dans le village de sa famille en Algérie : « L’impossibilité de parler avec ceux qui l’entourent la frappe de plein fouet sitôt qu’elle est assise. […] Elle ne peut pas faire semblant que son silence est une rêverie volontaire » (AP, p. 478). De la distance entre Naïma et sa culture d’origine découle la désillusion par rapport au sentiment de reconnaissance qu’elle avait attendu éprouver en arrivant en Algérie :

Ifren demande à Naïma : -Tu as trouvé ce que tu voulais ici ? […] – Je n’en suis pas sûre, répond-elle sincèrement. […] - Je suppose. Je m’étais dit … que si je ressentais quelque chose de spécial en étant dans ce pays alors c’est que j’étais Algérienne. Et si je ne ressentais rien … ça n’avait pas beaucoup d’importance. Je pouvais oublier l’Algérie. Passer à autre chose. -Et qu’est-ce que tu as ressenti ? – Je ne pourrais pas l’expliquer. C’était très fort. Mais en même temps, à chaque seconde du voyage, j’étais prête à tourner les talons et rentrer en France. […] -Tu peux venir d’un pays sans lui appartenir, suppose Ifren. Il y a des choses qui se perdent … On peut perdre un pays. (AP, p. 495- 496)

À cet égard, Ifren cite une partie du poème One Art d’Elizabeth Bishop, qui a aussi procuré au roman son titre69. Le poème porte sur la manière dont une personne peut s’habituer à la perte des choses, ce qui est ici appliqué à la perte d’une langue ou d’un pays, à savoir l’Algérie :

-Personne ne t’a transmis l’Algérie. Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’un pays, ça passe dans le sang ? Que tu avais la langue kabyle enfouie quelque part dans tes chromosomes et qu’elle se réveillerait quand tu toucherais le sol ? Naïma éclate de rire : c’est exactement ce qu’elle avait espéré, sans oser jamais le formuler. -Ce qu’on ne transmet pas, ça se perd, c’est tout. (AP, p. 497)

Cette partie du roman a des origines autobiographiques, parce que Zeniter a entrepris un même voyage en Algérie avec l’idée de ressentir une connexion particulière avec ce pays. Elle

69 Dans une interview sur France 24, Zeniter explique qu’elle ne reproduit pas le poème entier de Bishop parce qu’elle ne veut pas qu’on le découvre en lisant une autre œuvre. Elle invite donc le lecteur à le découvrir lui-même (« L’art de perdre, d’Alice Zeniter », op. cit.).

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avoue que ce sentiment était absent pendant son premier voyage, mais lors de son deuxième voyage, cette idée était à la base d’une vraie rencontre avec la culture algérienne70.

2.2.3 Le rapprochement involontaire de Naïma à l’Algérie La confrontation de Naïma à ses racines algériennes mène à la conclusion que si les générations antérieures ne propagent pas la culture d’origine, elle disparaît. Notons ici que cette confrontation a longtemps été évitée par Naïma, et qu’aussi bien la perception de ses difficultés identitaires que son voyage en Algérie est le résultat d’événements externes à elle. Pour ce qui est de l’acceptation de ses difficultés identitaires, il faut prendre en considération le prologue, étant donné qu’il comporte une première réflexion de Naïma sur son identité. Le prologue présente Naïma dans un état d’ébriété, la raison pour laquelle les pensées qui traversent sa tête ne la croiseraient normalement pas. L’état d’ébriété sert donc de point de départ des réflexions sur son identité :

D’abord, la pensée passe si vite que Naïma ne parvient pas à l’identifier. Mais par la suite, elle commence à distinguer les mots plus clairement : « … sait ce que font vos filles dans les grandes villes… » D’où vient cette bribe de phrase qui lui traverse la tête en une série d’allers-retours ? […] Au fil de la journée, d’autres mots s’agglomèrent autour du fragment initial. « portent des pantalons » « boivent de l’alcool » « se conduisent comme des putes ». (AP, p. 9)

Pendant une rencontre à Passa Porta, Zeniter corrobore l’importance de l’état d’ébriété pour Naïma dans cette scène : les souvenirs lui sont arrivés par une coïncidence dans un état presque inconscient71. La sœur de Naïma éclaircit l’origine des mots qui hantent Naïma en expliquant qu’ils ont été prononcés par leur oncle Mohammed qui renonçait à ses nièces d’avoir oublié d’où elles viennent :

Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ? Quand Mohamed dit ces mots, il parle de l’Algérie. Il en veut aux sœurs de Naïma et à leurs cousines d’avoir oublié un pays qu’elles n’ont jamais connu. Et lui non plus, d’ailleurs, puisqu’il est né dans la cité du Pont-Féron. (AP, p. 12)

Ces phrases provoquent une incertitude identitaire chez Naïma, elle se demande si son oncle a raison, néglige-t-elle ses racines ? Le prologue fonctionne comme moteur du roman entier car toutes les recherches qu’effectue Naïma commencent après cette première prise de conscience de ses problèmes identitaires. Elle établit ainsi la différence entre les deux Algéries : l’une est celle qui est représentée par « son prénom, sa peau brune, ses cheveux noirs, les dimanches chez Yema » (AP, p. 13). L’autre Algérie est celle qui est à ce moment inconnue pour elle. Elle

70 Ibidem. 71 Rencontre avec Alice Zeniter, choix Goncourt de la Belgique, Passa porta, Bruxelles, le 5 octobre 2018.

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décide donc que le voyage est nécessaire afin de résoudre ses problèmes identitaires : « Naïma s’arrêterait peut-être un moment et puis elle reconnaîtrait que oui, c’est vrai, l’autre Algérie, le pays, n’a commencé à exister pour elle que bien plus tard, l’année de ses vingt-neuf ans. Il faudra le voyage pour ça » (AP, p. 13). Dans le prologue, Naïma décide qu’il est nécessaire d’entreprendre un voyage en Algérie et de faire des recherches en vue d’éclaircir son passé familial. Or, elle a longtemps remis le voyage à plus tard, en raison des sentiments de peur que l’idée du voyage provoquaient chez elle, car elle « perdrait l’absence de l’Algérie peut-être, une absence autour de laquelle s’est construite sa famille depuis 1962. Il faudrait remplacer un pays perdu par un pays réel » (AP, p. 387). Voilà pourquoi Naïma ne s’engage pas concrètement à faire le voyage avant qu’elle doive y aller pour des raisons professionnelles. Son collègue Christophe lui demande d’aller en Algérie dans le cadre d’une exposition à la galerie sur un peintre algérien, Lalla. Par conséquent, Naïma a le sentiment de perdre le contrôle sur sa propre quête identitaire : « En l’envoyant à Tizi Ouzou, elle a l’impression que Christophe s’est arrogé le droit d’écrire son histoire à sa place » (AP, p. 386). Notons que Zeniter a parcouru un processus semblable. Lors d’un entretien, l’écrivaine explique qu’elle a -tout comme Naïma- longtemps remis le voyage à plus tard, de peur que son passé familial ne devienne trop actuel en Algérie et qu’elle doive payer pour des affaires qui ne la concernent pas72. Zeniter a fait son premier voyage en Algérie ensemble avec son meilleur ami et le frère de cet ami. Ce dernier avait des fonds pour filmer le voyage qui devaient s’employer avant une certaine date73. Par conséquent, le premier voyage de Zeniter a été réalisé très soudainement et, comme Naïma dans le roman, elle n’avait pas envisagé d’y aller si rapidement. Ainsi, des circonstances externes ont également contribué à rapprocher Zeniter de l’Algérie. En outre, une fois en Algérie, Naïma se rapproche encore plus des origines de sa famille en visitant le village d’origine d’Ali et de Yema. Ce contact provient pourtant de la décision des amis de Lalla et donc pas de sa propre volonté : « Il y a désormais deux clans : ceux qui pensent que l’endroit est sûr et ceux qui le considèrent comme un coupe-gorge. De manière surprenante, il semble acquis pour tous que Naïma veut aller au village et qu’ils discutent la faisabilité de son voyage » (AP, p. 468). Même si Naïma a décidé de faire face à son passé familial en voyageant en Algérie, elle aurait préféré se distancier de certains endroits : « Ce qui l’effraie, c’est de poser les pieds dans un endroit que sa famille a figé dans ses souvenirs depuis 1962 et, par cet acte, de le ramener brutalement, bruyamment dans l’existence » (AP, p. 470).

72 « Épisode 33 - Alice Zeniter – La Poudre », op. cit. 73 Claire Devarrieux, op. cit.

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2.3 Les problèmes identitaires dus à l’appartenance ethnique

Les difficultés identitaires des personnages dans la première partie de L’art de perdre ne proviennent pas d’une histoire de migration et de déplacement, mais de l’appartenance à un groupe ethnique minoritaire, les Kabyles. Maalouf explique dans son essai Les identités meurtrières que « l’identité de chaque personne est constituée d’une foule d’éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux des registres officiels »74. D’après lui, l’identité d’une personne est formée par une multitude de traits, une combinaison qui est différente chez chaque individu. Considérons le trait kabyle comme un élément important dans la construction de l’identité des personnages de la première partie de L’art de perdre : « Dans les années 1930, [Ali] n’est qu’un adolescent pauvre de Kabylie » (AP, p. 19). Dans son livre sur la pacification de l’Algérie, David Galula énumère les caractéristiques qui distinguent les Kabyles du reste des Algériens75. Les Kabyles vivent souvent dans de petits villages isolés des grands centres urbains, ils ont maintenu leurs propres traditions et ne s’identifient pas en tant qu’Arabes mais en tant que Kabyles ou Algériens. Le groupe a sa propre langue, mais souvent, ils maîtrisent aussi l’arabe. Au fil de la première partie, l’écrivaine prête une certaine attention à la description sociologique de cette minorité : « Une ancienne tradition kabyle veut que l’on ne compte jamais la générosité de Dieu. On ne compte pas les hommes présents à une assemblée. […] » (AP, p. 26). L’importance de l’honneur est une valeur principale des Kabyles, ce dont Zeniter fait aussi mention plusieurs fois : « L’honneur d’un homme se mesure à sa capacité à tenir les autres à l’écart de sa maison et de sa femme » (AP, p. 43). Dans la première partie du roman, l’identité kabyle des personnages est intégrée dans le cadre historique (AP, p. 17), ce qui contribue à la crédibilité des personnages fictifs et de leur identité kabyle. La romancière souligne aussi la pluralité de l’Algérie, qui se situe à la base de la complexité identitaire des personnages de la première partie :

L’Algérie, à l’été 1830, est clanique. Elle a des histoires. Or, quand l’Histoire se met au pluriel, elle commence à flirter avec le conte et la légende. La résistance d’Abd el-Kader et de sa smala, bourgade ambulante qui paraît flotter sur le désert, droit tirée des Mille et Une Nuits quand on la regarde depuis la métropole. […] L’Histoire plurielle de l’Algérie n’a pas le poids de l’Histoire officielle, celle qui unifie. (AP, p. 18)

De l’incongruence entre la réalité plurielle du pays et l’image unifiée qui lui est attribuée par le monde extérieur se dégagent naturellement des difficultés identitaires parmi les personnes appartenant aux minorités. Zeniter tente de réfuter la vision unifiée de l’Algérie en invoquant ces problèmes dans un style presque historiographique.

74 Amin Maalouf, op. cit., [s.p.] 75 David Galula, Pacification in Algeria, 1956-1958, [s.l.], RAND Corporation, 2006, <https://www.jstor.org/stable/10.7249/mg478arpa-rc.11> (consulté le 22 février 2019).

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Zeniter expose explicitement les tensions entre les Arabes et les Kabyles, comme le montre la citation suivante. Dans ce fragment, Omar, le neveu d’Ali, demande à Ali d’où vient leur mépris pour Messali Hadj :

-Pourquoi ? Demande-t-il timidement. – Parce que Messali Hadj n’aime pas les Kabyles ([…]). […] -Et … qu’est-ce qu’on a contre les Arabes ? Autant en être sûr. – Ils ne nous comprennent pas, dit Ali avant de se tourner vers son frère pour parler avec lui de la prochaine récolte. (AP, p. 37-38)

Ali lui explique que les Kabyles ne supportent pas cet homme en raison de son identité arabe. De cette manière, l’auteure montre comment leur choix de ne pas rejoindre le combat de Messali Hadj pour l’indépendance provient aussi d’obstacles identitaires : en optant pour son côté ils négligeraient leurs racines kabyles. L’enfant revêt dans ce contexte une voix critique par rapport à l’opinion des adultes ; Zeniter ne présente jamais l’Histoire d’une seule perspective mais elle invoque toujours des voix qui mettent en question la version officielle. Au moment où la famille doit se réfugier en France, sa négation de l’identité arabe est encore soulignée. Le voyage passe d’abord par Alger, la capitale de l’Algérie. Cette ville marque le contraste avec le village kabyle, comme le dessinent les pensées d’Ali : « Mais qu’est-ce que c’est, ce paysage ? Ce n’est pas le sien. Ce n’est pas la Kabylie. C’est la ville d’Alger, une succession de rues et de maisons sans souvenir qui y soit attaché » (AP, p. 159). Ali et sa famille seront considérés comme des immigrés arabes, et cette citation prouve que leur identité arabe n’existe qu’à travers les yeux des Français. Même si les Kabyles maîtrisent souvent l’arabe, ils ne se sentent pas un membre de ce groupe : « -Inch’Allah, ajoute-t-elle. […] -Aska d azqa, dit Yema – cette fois en kabyle. […] Aska d azqa, c’est-à-dire : demain, c’est le tombeau » (AP, p. 158-159). L’identité kabyle revient dans la deuxième et la troisième partie du roman, mais de manière moins fréquente. Ainsi, Hamid doit encore régulièrement insister sur sa descendance kabyle. Prenons comme exemple le moment où Clarisse présente Hamid à ses parents et le définit comme un Arabe : « -Les Kabyles ne sont pas des Arabes. -D’un Algérien, je voulais dire. -Je ne suis pas algérien non plus. -Tu sais ce que tu es : tu es innommable » (AP, p. 339). Cette citation souligne de nouveau la définition complexe de l’identité des personnages. Finalement, dans la troisième partie du roman, Naïma considère toujours l’identité kabyle comme un trait qui la définit, par exemple quand elle rencontre pour la première fois l’artiste algérien Lalla : « -Formidable, ils ont envoyé l’Arabe. -Kabyle, répond machinalement Naïma. Lalla s’esclaffe : -Encore mieux ! » (AP, p. 390)

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Outre les traits kabyles qui définissent l’identité d’Ali et de sa famille, l’influence des Français sur l’identité des personnes du village constitue un autre facteur caractérisant dans la première partie. Les hommes dans le village ont par exemple retenu différentes coutumes françaises après les avoir combattus pendant les guerres mondiales : « Dans le calme de cet espace qui n’est qu’à eux, ils boivent de l’anisette. C’est une habitude que beaucoup ont ramené de l’armée. Avant 1943, Ali n’avait jamais bu d’alcool » (AP, p. 40). L’historienne Raphaëlle Branche explique que l’objectif des colonisateurs français était de « franciser les indigènes »76. Or, ce but n’a pas été atteint à cause de la présence d’une forte conscience des identités antérieurement présentes77. Branche souligne qu’il est indispensable de prendre note de cette pluralité dans les recherches sur l’Algérie coloniale. Nous estimons que Zeniter contribue indirectement à l’idée de Branche par le biais de sa représentation de l’identité kabyle et de l’influence des Français sur leur identité.

2.4 L’identité spécifique des harkis

La deuxième et la troisième partie de L’art de perdre thématisent la manière dont la situation spécifique des harkis forme un trait important dans la formation de l’identité des personnages. Premièrement, à leur arrivée en France, les harkis -aussi bien dans le roman qu’en réalité78- ont été internés dans des camps, ce qui empêche leur intégration. Zeniter montre dans son roman comment les Français ne tentent pas de dépasser la vision simpliste qui règne sur ce groupe d’immigrés en France. En revanche, ils considèrent la population entière des camps comme un groupe homogène :

Les Français qui encadrent le camp ne comprennent pas pourquoi les hommes s’y battent autant. Certains sont prompts à y voir des habitudes d’Arabes, d’autres parlent des perturbations que cause le déracinement. […] Ils ne semblent pas voir qu’ils n’ont pas enfermé ensemble des gens ayant une cause commune. Pour Yema, un membre du commando Georges est un monstre. Pour Ali, un partisan de Messali Hadj est un fasciste de l’arabisation. (AP, p. 188)

Il importe de mentionner la distance entre la communauté des harkis et les autres immigrés d’origines arabes, qui découle de la stigmatisation de ce premier groupe par ceux qui les voient comme des traîtres. Pierret situe les enfants de harkis « entre triple appartenance et double rejet »79 parce qu’ils sont souvent associés aux immigrés arabes, sans être acceptés dans ce groupe. Ils se situent en réalité à la croisée de la communauté algérienne, française et harkie. De plus, tout comme les autres immigrés arabes, ils sont victimes de racisme. Ils vivent 76 Raphaëlle Branche, « “Au temps de la France”: Identités collectives et situation coloniale en Algérie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 117, 2013, < http://www.jstor.org/stable/42773472> (consulté le 25 février 2019), p. 199. 77 Ibidem. 78 Maurice Faivre, op. cit., p. 58‑60. 79 Régis Pierret, op. cit., p. 88.

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d’ailleurs le racisme comme une injustice, étant donné que leurs pères ont combattu avec les Français pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui les différencie des autres immigrés arabes qui sont souvent venus en France pour des raisons économiques. Emmanuel Brillet y ajoute que les stéréotypes dans la représentation des immigrés contribuent à l’association des harkis aux autres immigrés80. La guerre d’Algérie a donc engendré un schisme au sein de la population algérienne en France et en Algérie, dont il se trouve un portrait élaboré dans L’art de perdre. Dans la scène suivante par exemple, Ali se heurte au racisme spécifique envers les harkis :

À l’usine, Ali a entendu plusieurs fois les contremaîtres utiliser l’expression : « C’est du boulot d’Arabe », comme ça, machinalement, sans penser à mal. […] Les patrons ne lui donnent pas d’heures supplémentaires. Ils préfèrent les donner aux Algériens qui sont pourtant arrivés après lui, qui ne sont pas des harkis, qui ne sont pas des Français. -Toi, tu n’as pas de mandats à envoyer chez toi, lui dit-on parfois en guise d’excuse. (AP, p. 245-246)

Outre le racisme qui se dirige au groupe d’immigrés en général, il s’est produit un écart entre les harkis et les autres immigrés algériens. Cette distance se présente aussi au sein de la société française, et passe à la génération suivante. Ainsi, Hamid n’envisage même plus d’expliquer sa situation unique en tant que fils de harki : « -Et ton père vous a emmenés avec lui quand il est venu travailler en France ? […] -Oui, dit Hamid qui n’a pas le courage d’expliquer une fois de plus que son père n’est pas un travailleur immigré mais un Français » (AP, p. 280-281). La stigmatisation autour de la communauté des harkis influence même Naïma, qui appartient déjà à la troisième génération : « En rentrant chez elle, elle s’empare du Larousse qui traîne dans un coin […]. Elle l’ouvre à la lettre h et lit : harki, n. et adj. : Membre de la famille d’un harki ou descendant d’un harki. - Non, dit-elle au dictionnaire. C’est hors de question » (AP, p. 400). Dans une interview avec Libération, Zeniter raconte d’avoir éprouvé ce même sentiment de refus en découvrant la signification du terme harki pendant son enfance ; un mot qui lui avait été inconnu jusqu’à ce moment-là, comment pourrait-il définir son existence ?81 Cette interview nous mène à suggérer que Zeniter écrit à partir de la préoccupation de rendre justice à la communauté des harkis en illustrant les problèmes identitaires qu’ils vivent à cause de la stigmatisation. Dans la citation suivante, l’écrivaine exprime sa rage en mettant en question le nom que portent les harkis, à savoir celui de « rapatriés » :

Rapatriés ? Le pays où ils débarquent, beaucoup ne l’ont jamais vu, comment alors prétendre qu’ils y retournent, qu’ils rentrent à la maison ? Et puis, ce nom ne les différencierait pas des pieds noirs qui exigent qu’on les sépare de cette masse bronzée et crépue. Français musulmans ? C’est nier qu’il existe des athées et même quelques chrétiens parmi eux et ça ne dit rien de leur histoire. Harkis ? Curieusement, c’est le

80 Emmanuel Brillet, Mémoire, identité et dynamique des générations au sein et autour de la communauté harkie. Une analyse des logiques sociales et politiques de la stigmatisation, Thèse de doctorat, Paris, Université Paris Dauphine-Paris IX, 2007, < https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00581640> (consulté le 12 mars 2019), p. 413. 81 Claire Devarrieux, op. cit.

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nom qui leur reste. […] Tous désignés désormais par le terme harki. Est-ce que le fils du boulanger est boulanger ? (AP, p. 166 -167)

L’enquête de terrain de Moustapha Diop concernant la dénomination des harkis a comme résultat que certains descendants de harkis acceptent le terme de Français musulman parce qu’ils estiment qu’il représente leur identité complexe, mais d’autres sont d’avis qu’il souligne leur double souffrance82. En vue d’expliquer la manière spécifique de représenter l’identité des harkis en littérature, Jouane invoque la notion du « quatrième espace identitaire »83. Par cette notion, il désigne la réunion de différents traits identitaires dans les récits des écrivains harkis, ce qui ouvre la voie à la réconciliation des différentes parties de leurs identités. Il se base sur l’idée du tiers-espace identitaire de Homi K. Bhabha. Cet espace se construit à travers le contact de différentes cultures à l’intérieur d’une personne84. Bhabha considère l’identité d’une personne issue de l’immigration comme hybride, car elle comporte une partie de l’identité de son pays d’origine en combinaison avec l’identité de son pays d’accueil. L’espace où se rencontrent les deux identités forme le tiers-espace, ce qui permet à Bhabha de dépasser la dualité entre « Moi » et « L’Autre »85. Le quatrième espace de Jouane désigne en outre la connexion de trois identités différentes. En effet, l’identité des harkis et de leurs descendants est si complexe parce qu’elle consiste en une combinaison d’une partie algérienne, française et harkie. Ils doivent donc « jongler, non pas avec deux, comme pour les beurs, mais avec trois appartenances »86. Jouane considère la littérature comme un espace où les cultures peuvent se rencontrer ; voilà pourquoi il analyse les récits de Dalila Kerchouche (Mon père, ce harki) et de Fatima Besnaci-Lancou (Fille de harki)87. Dans ces récits des filles de harkis, il étudie la représentation du quatrième espace identitaire. Nombreux sont les parallèles entre ces livres et L’art de perdre. Sans établir une comparaison détaillée entre les œuvres, nous retracerons quelques points communs entre les romans analysés par Jouane et celui de Zeniter, dans le but de mieux comprendre la manière dont Zeniter représente les difficultés identitaires88. Au préalable, il importe de mentionner que les livres de Kerchouche et de Besnaci-Lancou sont entièrement autobiographiques, ce qui contraste avec L’art de perdre. Zeniter confirme dans une interview sur France 24 que le roman comporte des éléments de sa propre vie, mais qu’il est en majorité

82 Moustapha Diop, « Regards croisés », Hommes & Migrations, 1135, septembre 1990, p. 34‑38, < https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1990_num_1135_1_1515> (consulté le 2 mars 2019). 83 Vincent Jouane, op. cit., p. 102. 84 Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres, Routledge, 2004, p. 53. 85 Ibidem. 86 Vincent Jouane, op. cit., p. 106. 87 Ibidem. 88 Pour une analyse détaillée des récits de Dalila Kerchouche et Fatima Besnaci-Lancou, nous renvoyons à la thèse de doctorat de Vincent Jouane (Ibidem).

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fictif89. Mais ce roman aborde, tout comme les autobiographies de Kerchouche et de Besnaci-Lancou, deux facettes de la problématique identitaire dont la première est leur appartenance à la minorité kabyle, ce qui forme déjà la base d’une réflexion sur l’identité. De plus, le problème identitaire des harkis forme la thématique principale des trois livres. Comme la stigmatisation des harkis entraîne un sentiment de honte chez les descendants, une distance entre les générations se forme. Le silence des pères constitue un facteur important dans ce processus, dû à l’incompréhension du passé qu’il engendre. La citation suivante montre l’incompréhension entre les générations dans le cas de Kerchouche :

Je suis une fille de harkis. J’écris ce mot avec un petit ‘h’ comme honte. Pendant la guerre d’Algérie, mon père, un Algérien, s’est battu dans les rangs de l’armée française contre le FLN, le Front de libération national du pays. Comment a-t-il pu soutenir la colonisation contre l’indépendance, préférer la soumission à la liberté. Je ne comprends pas.90

Dans le livre de Kerchouche, la quête identitaire trouve, tout comme dans L’art de perdre, son point culminant dans un voyage en Algérie. Jouane explique le double projet de Kerchouche : elle vise à reconstruire son identité personnelle par son voyage en Algérie et par les recherches sur son passé familial en se basant sur des photos, des articles, des témoignages, etc.91 Ainsi, nous observons la même quête « harkéologique »92 - pour utiliser le terme de Kerchouche elle-même, - que celle entamée par Zeniter et par son personnage Naïma. Il existe cependant une différence importante entre L’art de perdre et Mon père, ce harki : Kerchouche vit le retour en Algérie comme une vraie réconciliation entre les différentes parties de son identité. En effet, elle parvient à reconstruire son identité en privilégiant l’hybridité et en dépassant la binarité identitaire. En revanche, Naïma ne réussit pas à résoudre tous ses problèmes identitaires pendant son voyage, même si nous verrons qu’elle a réussi à comprendre certains éléments. Le cas de Besnaci-Lancou est différent, étant donné qu’elle est née en Algérie en 1954, elle a donc vécu la guerre et les camps en France de manière consciente93. Elle relate son histoire de manière linéaire, et reconstruit ainsi son passé dans le but de trouver des réponses à ses problèmes identitaires. Une autre caractéristique du récit de Besnaci-Lancou est la manière dont elle exprime son déchirement identitaire, à savoir au moyen d’images symboliques94. Dans le premier chapitre par exemple, la représentation explicite des corps mutilés symbolise le drame de nombreuses familles qui doivent choisir un côté : « je conservais l’image d’un

89 « L’Art de perdre, d’Alice Zeniter », op. cit. 90 Dalila Kerchouche, op. cit., p. 13. 91 Vincent Jouane, op. cit., p. 121. 92 Ibidem, p. 203. 93 Ibidem, p. 140. 94 Ibidem, p. 143.

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enfant de mon âge que nous avions découvert un matin devant notre porte, la gorge taillée entrouverte. […] Il n’était pas mort, mais ses chairs à vif avaient été profondément coupées »95. Zeniter aussi rédige des scènes explicitement violentes : « Et il lui tire une balle dans la tête. Hamid est là, tout près, la main dans celle de son cousin Omar. Il voit le corps de Fatima qui s’affaisse » (AP, p. 125). Dans le cas de Zeniter par contre, cette image renvoie probablement à l’influence de la violence de la guerre sur les enfants. En somme, les stratégies pour représenter le déchirement identitaire de Besnaci-Lancou, tout comme celles de Kerchouche, reviennent dans L’art de perdre.

2.5 La réconciliation des différents traits identitaires

Les personnages des trois parties de L’art de perdre manifestent des identités complexes formées sous l’influence de différents éléments comme la trajectoire migratoire, les origines ethniques ou la situation de harki. Cette réalité complexe les distancie du reste de la société algérienne et française. Il est possible de considérer la représentation complexe de l’identité dans L’art de perdre comme une manière de Zeniter de dépasser la dichotomie entre les personnes issues de l’immigration et les autres Français. En effet, Maalouf ouvre la voie à l’élimination de la binarité entre « nous » et « eux » en concevant l’identité comme une entité construite de différentes parties, ce qui empêche une représentation simpliste de l’identité : « Il y a désormais, de “notre” côté, des personnes avec lesquelles je n’ai finalement que très peu de choses en commun, et il y a, de “leur” côté, des personnes dont je peux me sentir extrêmement proche »96. De plus, grâce à la représentation d’une identité complexe, Zeniter franchit la binarité entre la France et l’Algérie. Stora aspire déjà longtemps à des produits culturels qui comportent une vision d’ensemble, à savoir des films ou des livres qui sont abordés par des Français et des Algériens, car d’après lui « les mémoires ne se mélangent pas, quand on réalise un film, c'est un film pour soi-même ou pour sa propre “communauté” »97. Grâce à sa réponse à la nécessité d’une culture qui brise la non-rencontre des mémoires françaises et algériennes, Zeniter appartient à ce groupe d’auteurs issus de l’immigration algérienne qui « déplacent le débat en dehors de l’axe purement franco-algérien en soulignant des références et des affiliations qui dépassent très largement ce schéma bi-national »98.

95 Fatima Besnaci-Lancou, op. cit., p. 26. 96 Amin Maalouf, op. cit., [s.p.]. 97 Philippe Bernard, « Il ne suffit pas d'établir des vérités pour que les mémoires cessent de saigner », Le Monde, 30 juin 2002, < https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/06/30/il-ne-suffit-pas-d-etablir-des-verites-pour-que-les-memoires-cessent-de-saigner_4227458_1819218.html?xtmc=benjamin_stora&xtcr=3> (consulté le 9 mars 2019). 98 Alec G. Hargreaves, « Les écrivains issus de l’immigration algérienne en quête d’un statut », dans Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives, Charles Bonn (éd.),

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De l’analyse de L’art de perdre, nous avons en effet relevé de différents éléments qui contribuent à la transition vers une littérature incluant la culture française et la culture algérienne. L’intertextualité en forme un premier élément. Zeniter y a recours dans le but de représenter le contact entre les différentes cultures, une réalité qui caractérise aussi les personnages de L’art de perdre. En effet, en regardant l’ensemble des titres mentionnés, nous notons que ce sont tous des représentants importants de leur culture : « Don quichotte » (AP, p. 18), « l’Odyssée » (AP, p. 78) et « l’Énéide » (AP, p. 165) sont des textes éminents de la culture occidentale. Par contre, « Mille et Une Nuits » (AP, p. 18) figure comme icône de la culture orientale et « Camus » (AP, p. 98) symbolise la communauté des pieds-noirs, qui, tout comme celle des harkis, connaît de multiples difficultés identitaires liées au passé colonial. Pendant la scène où le FLN arrive au village d’Ali en Algérie pour enflammer l’esprit nationaliste, Zeniter souligne l’identité kabyle à travers la voix d’un vieil homme qui cite un poème du poète kabyle « Si M’Hand » (AP, p. 71), un des représentants les plus importants de cette culture. D’après Alec Hargreaves, spécialiste en la littérature de l’immigration, les écrivains issus de l’immigration algérienne invoquent souvent l’intertextualité pour illustrer leur appartenance identitaire à deux cultures différentes99, ce qui se manifeste aussi dans le cas de Zeniter car elle inclut des chefs-d’œuvre des différentes cultures qui constituent son identité. Une approche plus détaillée des références intertextuelles nous permet d’observer que quelques œuvres mentionnées ne fonctionnent pas uniquement comme connexion entre les différentes cultures mais elles apportent aussi une certaine valeur métaphorique à la scène concernée. Il est par exemple possible d’interpréter les références à l’Odyssée et à l’Énéide comme une métaphore pour le voyage éternel de l’immigration, ainsi que pour l’errance au sein de la société française d’Ali et de sa famille, tout comme l’errance des personnages de ces deux épopées. La référence à l’Énéide plus spécifiquement apparaît tout au début de la deuxième partie et est utilisée par l’écrivaine pour établir le contraste entre l’épopée qu’est l’Énéide et l’histoire sans héros d’Ali et de sa famille, une histoire qui ne sera jamais chantée comme l’Énéide. Finalement, la référence aux Mille et Une Nuits sert à illustrer comment la réalité des Algéries multiples semble pour les Français sortir d’une histoire fictive exotique. Zeniter réconcilie aussi les différentes cultures en dessinant une société multiculturelle par le biais de ses personnages, par exemple dans la description de la famille de Hamid et Clarisse :

Les prénoms mêlés des quatre filles ne suffisent pas à décrire la façon dont leur héritage se fragmente en de multiples variations et ne cesse de surprendre leurs parents puisque Myriem et Pauline ont des cheveux crépus d’un blond cendré alors que Naïma a les yeux et la chevelure noire, […]. (AP, p. 356)

Lyon, L’Harmattan, 2004, <http://www.limag.refer.org/Textes/ColLyon2003/Tome1Mars2004.pdf> (consulté le 15 mai 2019), p. 31. 99 Ibidem, p. 34.

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Par ailleurs, le voyage de Naïma en Algérie apparaît aussi comme élément central dans la réconciliation des différentes cultures. Le voyage n’a pas eu le résultat attendu et n’a pas résolu les problèmes identitaires de Naïma, mais elle a établi son propre lien avec le pays, « un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitié et de contingences » (AP, p. 461). De plus, le caractère de Naïma s’est ouvert et l’intérêt de Naïma pour Ifren - le neveu de Lalla - a remplacé son aversion par rapport aux autres maghrébins (AP, p. 493). À son retour en outre, Naïma parvient à réunir la famille dans une cérémonie, à savoir « celle du retour, non pas de Naïma, mais de l’Algérie. À travers son récit, ses photographies, les petits cadeaux qu’elles a rapportés, c’est le pays tout entier qui rentre au Pont-Féron. Il faudrait mettre les cartes à jour : la Méditerranée est redevenue un pont et non plus une frontière » (AP, p. 499). Le vernissage de l’exposition sur Lalla qui a lieu à la fin du roman fait aussi converger les deux pays par la présence de Lalla et d’Ifren. Notons finalement que L’art de perdre se termine de la même manière qu’il a commencé, à savoir par une réflexion de Naïma sur son identité, ce qui prend dans ce cas-ci la forme d’une réflexion métanarrative :

La troisième partie finit comme elle a commencé parce que Naïma dit que ce voyage l’a apaisée, sans doute, et que certaines de ses questions ont obtenu des réponses mais il serait faux pourtant d’écrire un texte téléologique à son sujet, à la façon des romans d’apprentissage. Elle n’est arrivée nulle part au moment où je décide d’arrêter ce texte, elle est mouvement, elle va encore. (AP, p. 506)

Nous soulignons le mot « mouvement » dans la citation pour reprendre l’idée de l’identité mouvante. Par cette idée, Zeniter vise à mettre en exergue que l’identité de chaque personne est unique et la catégorisation des personnes à éviter. Cette idée revient à plusieurs reprises dans le roman :

Chez Mehdi et Rachida, son corps cesse d’être aux aguets et elle aime profondément ce couple qu’elle connaît mal pour la liberté qu’ils lui donnent d’être elle-même – identité mouvante dont elle n’a qu’une vague idée mais dont elle est sûre qu’elle commence par être Naïma et non par être femme. (AP, p. 491-492)

Finalement, l’auteure vise clairement à scruter la façon dont on assigne souvent une identité à des personnes en les regroupant. Elle tente de réfuter spécifiquement l’idée de l’identité transmissible en montrant les difficultés que rencontre Naïma avec son identité de harki. Michèle Chossat accentue dans ce cadre l’importance de l’aspect ethnographique des récits d’enfants de harkis parce qu’ils ont besoin de construire une identité individuelle et collective dans le but de se réconcilier avec l’Histoire100. D’après Jouane, le malaise identitaire des

100 Michèle Chossat, « In a nation of indifference and silence: invisible harkis or writing the other », Contemporary French and Francophone Studies, 11, janvier 2007, p. 75‑83.

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descendants de harkis découle aussi du fait qu’ils « se retrouvent incapables de s’identifier en tant que sujets mais comme fils ou filles de harkis »101, un mal que Zeniter tente d’amoindrir. Susan Ireland explique à ce sujet que la transformation du terme harki en une « identité transmissible »102 donne aux enfants de harkis souvent l’impression d’être définis par le passé de leur père103. Maalouf confirme que « [p]ar facilité, nous englobons les gens les plus différents sous le même vocable, par facilité aussi nous leur attribuons des crimes, des actes collectifs, des opinions collectives […] »104. L’art de perdre forme donc une œuvre importante dans la reconsidération du regroupement des personnes, ainsi que dans la compréhension des difficultés identitaires engendrées par ce regroupement.

101 Vincent Jouane, op. cit., p. 67. 102 Le terme de l’identité transmissible a été utilisé pour la première fois par Tom Charbit dans son livre Les harkis, Paris, La Découverte, 2006. 103 Susan Ireland, « Moving beyond the Legacies of War in Second-Generation Harki Narratives », dans Post-migratory Cultures in Postolonial France, Kathryn A. Kleppinger et Laura Reeck (éds), Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 114. 104 Amin Maalouf, op. cit., [s.p.].

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3 La thématique universelle de l’immigration

Écrire les migrations, les errances et les exils, c’est revenir à la problématique du déplacement, du passage, mais c’est également voir surgir la figure du pont brisé et parfois celle des horizons qui s’ouvrent, malgré la blessure et la perte.105

D’après Christiane Albert, la représentation culturelle -à savoir des films, des livres, etc.- de l’immigration manifeste souvent des questions identitaires, étant donné que les tentatives d’intégration des immigrés dans la société d’accueil engendrent fréquemment un sentiment d’altérité ainsi que des problèmes identitaires106. Les deux thématiques universelles, celle de l’identité et de l’immigration sont intimement tissées dans L’art de perdre. Nous observerons que, tout comme la thématique de l’identité, Zeniter aborde la thématique de l’immigration d’une manière qui lui permette de briser les stigmates qui règnent dans la société, ce qu’elle confirme dans un débat à l’Institut Français de Tunisie107. Nous avons opté de créer un chapitre séparé sur la thématique de l’immigration en raison de l’attention que consacre Zeniter à la trajectoire complète des immigrés : la manière dont ils ont été accueillis en France, la dichotomie entre eux et les autres personnes dans la société et la manière dont cette dichotomie passe aux générations suivantes. L’incorporation de la thématique migratoire procure au roman un élan universel, car non seulement les harkis peuvent s’y reconnaître, mais aussi les autres (descendants d’) immigrés. En vue de comprendre cet aspect sociologique de L’art de perdre, nous le situons d’abord dans le courant de la littérature de l’immigration, ce qui nous fournit un cadre théorique plus large.

3.1 La littérature de l’immigration

Au préalable, il est indispensable de spécifier le terme de la « littérature issue de l’immigration ». Pierre Halen opère une distinction entre la « littérature migrante » et la « littérature (issue) de l’immigration »108. La première catégorie englobe les récits proches du témoignage biographique, tandis que la deuxième inclut toutes les œuvres littéraires portant sur le processus migratoire. Søren Frank développe une réflexion semblable et nomme ces mêmes catégories respectivement « migrant literature » et « migration literature »109. Selon lui, la globalisation actuelle incite aussi les auteurs non migrants à refléter sur les thèmes de la

105 Corinne Alexandre-Garner et Isabelle Keller-Privat, op.cit., [s.p.]. 106 Christiane Albert, op. cit., p. 113. 107 « Rencontre-débat avec Alice Zeniter - Le mardi 17 avril 2018 », vidéo en ligne, 2018, < https://www.youtube.com/watch?v=P-EWfBkhLEU> (consulté le 15 mars 2019). 108 Pierre Halen, « À propos des modalités d’insertion des littératures dites de l’immigration ou migrantes dans le système littéraire francophone », dans Écriture migrante/Migrant Writing, Danielle Dumontet et Frank Zipfel (éds), Hildesheim, Georg Olms, 2008, p. 37‑48. 109 Søren Frank, « Four Theses on Migration and Literature », dans Migration and Literature in Contemporary Europe, Mirjam Gebauer et Pia Schwarz Lausten (éds), München, Martin Meidenbauer, 2010, p. 39-57.

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migration. Les œuvres qui appartiennent à la catégorie de « migration literature » se définissent ainsi par des critères textuels comme la thématique ou la langue et non par la biographie de l’auteur. L’art de perdre entre dans la catégorie de la littérature de l’immigration, étant donné que Zeniter décrit la thématique de l’immigration sans l’avoir vécue elle-même. Dans le cadre de la littérature de l’immigration, il est intéressant d’examiner l’appartenance de L’art de perdre à la littérature dite « beure », comme cette catégorie entretient un lien étroit avec celle de la littérature de l’immigration110. Si nous adoptons la définition de Kenneth Olsson, c’est-à-dire que toute la littérature écrite en français par un descendant de l’immigration maghrébine appartient à ce courant littéraire111, il est bel et bien possible de considérer L’art de perdre comme un roman beur. Le terme requiert cependant d’être spécifié, surtout à cause de sa connotation négative112. Michel Laronde n’utilise d’ailleurs ce terme que pour désigner la littérature issue de l’immigration algérienne écrite pendant les années 80, quand une grande partie des immigrés connaissait une situation sociale défavorisée113. Il nomme « littérature arabo-française » la littérature de la période des années 90 et 2000. Cette distinction converge partiellement avec celle de Halen entre la littérature migrante et la littérature de l’immigration, car Laronde pose que les textes beurs des années 80 racontent principalement les propres expériences des auteurs, tandis que la catégorie de la littérature arabo-française comporte plutôt des histoires fictives, malgré la présence continuelle de la thématique migratoire114. Nous référerons dans cette partie parfois à des caractéristiques de la littérature beure, en raison des origines maghrébines de Zeniter, ainsi que par son traitement de la thématique migratoire, ce qui la rapproche de la catégorie de la littérature beure. Nous soulignons cependant qu’elle n’appartient pas strictement à cette catégorie à cause de son appartenance à la troisième génération d’immigrés. Il serait donc en réalité mieux d’adopter le terme de Laura Reeck de la « littérature post-beur », comme mentionné dans son article sur le roman beur et sa suite115.

110 Kenneth Olsson, Le discours beur comme positionnement littéraire : romans et textes autobiographiques français (2005-2006) d’auteurs issus de l’immigration maghrébine, Thèse de doctorat, Stockholm, Université de Stockholm, 2011, < https://www.diva-portal.org/smash/get/diva2:454828/FULLTEXT01.pdf> (consulté le 10 mai 2019), p. 15. 111 Ibidem. 112 Ibidem, p. 16. 113 Michel Laronde, Postcolonialiser la Haute culture à l’École de la République, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 7-9. 114 Ibidem, p. 33. 115 Laura Reeck, « La littérature beur et ses suites. Une littérature qui a pris des ailes », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, 1295, janvier 2012, p. 120‑129, < http://journals.openedition.org/hommesmigrations/1077> (consulté le 15 mars 2019).

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3.2 Le voyage éternel des immigrés dans L’art de perdre

Hron fait remarquer que la littérature issue de l’immigration contribue souvent à la connaissance sur la trajectoire des immigrés ainsi que sur leur processus d’intégration116. L’art de perdre remplit aussi cette fonction, étant donné que Zeniter n’aborde pas seulement les difficultés rencontrées par la famille d’Ali, mais elle expose aussi leur motivation initiale de les vaincre. Par conséquent, Zeniter présente de nouveau une vision qui s’oppose à certains stéréotypes sur les immigrés. Elle traite finalement aussi les difficultés que rencontre Naïma à cause de la stigmatisation des descendants d’immigrés dans la société.

3.2.1 L’intégration des immigrés en France Dans L’art de perdre, l’auteure montre le processus migratoire de deux côtés : à part la trajectoire des immigrés, elle illustre aussi les méthodes employées par le gouvernement français dans le but d’assimiler les immigrés aux coutumes françaises, à savoir par « des classes d’Initiation à la Vie Métropolitaine dans lesquelles les hommes pourront apprendre à écourter un message en vue d’envoyer un télégramme et les femmes comment utiliser une machine à coudre électrique […] » (AP, p. 171). L’assistante sociale dans le camp des harkis symbolise la manière dont les immigrés ont été privés de leur propre culture : « C’est important, par exemple, reprend l’assistante sociale, de lui donner un prénom qui reflète votre volonté de vous intégrer ici » (AP, p. 202). Le roman reproduit de cette manière les problèmes que subissent les immigrés dans la réalité, et lors d’une interview, Zeniter avoue de s’opposer aux méthodes utilisées pendant l’assimilation des immigrés117. Elle est d’opinion que l’intégration est un long processus qui évolue pendant des générations, un parcours naturel au lieu d’un événement qui se décide de l’extérieur à travers des classes d’Initiation ou des changements culturels forcés. Elle avance aussi cette idée dans le roman au moment où Naïma décrit comment sa grand-mère fait toujours des efforts à s’intégrer des années après son arrivée en France :

À un moment de son enfance qu’elle est incapable de dater, sa grand-mère a décidé d’intégrer la nourriture occidentale à ses recettes et à ses réserves, comme si elle voulait montrer à ses petits-enfants qu’elle pouvait se mettre à la page ou comme si elle avait peur que leur palais de petits Français les poussent vers des aliments qu’ils ne pouvaient trouver chez elle. Yema a essayé le couscous avec des frites, la pizza au mouton, […]. (AP, p. 395)

En ce qui concerne l’intégration vécue par les personnages, Zeniter décrit dans son roman d’un côté la volonté de la famille de s’intégrer dans la société française : « Ali s’arrache un sourire et il dit, […] -on va être bien ici. On va vivre comme les Français. Il n’y aura plus de différences entre eux et nous » (AP, p. 217). Dans ce processus, l’éducation occupe une place

116 Madelaine Hron, op. cit., p. 15. 117 « Rencontre-débat avec Alice Zeniter - Le mardi 17 avril 2018 », op. cit.

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primordiale, car selon Ali, l’éducation de ses fils forme la clé à l’intégration : « L’école est supposée leur apporter à tous, au terme d’années qui paraissent interminables aux petits, une vie meilleure, un statut social appréciable et un appartement hors de la cité » (AP, p. 225). Cette opinion est inconsciemment partagée par Hamid, qui s’efforce dès son premier jour à l’école d’apprendre la langue française. Nous renvoyons dans ce cadre à la comparaison établie par Laura Reeck, à savoir celle entre le roman beur et le bildungsroman118. Dans le bildungsroman beur, le personnage principal n’atteint pas l’âge adulte, mais l’intégration dans la société, un processus dans lequel l’école remplit une fonction importante en tant que « l’espace par excellence de l’apprentissage (de connaissances et de valeurs) et aussi le lieu où commence le processus de l’intégration »119. L’art de perdre présente aussi les multiples difficultés auxquelles se heurte la famille d’Ali pendant son processus d’intégration. L’auteure formule lors d’une interview que ses personnages Ali et Yema viennent d’une société rurale, leur monde consiste en la culture d’olives dans le village120. Tout ce qu’ils vivent en France se met dans une lumière négative par rapport à leur vie en Algérie et il est impossible pour eux de jeter un pont sur les deux cultures, ils ne cessent pas de comparer tout à l’Algérie : « Chez eux, au bled, quand la famille devenait trop nombreuse, on construisait un étage, une dépendance, on dupliquait la maison » (AP, p. 248). Il existe ainsi une opposition culturelle entre les immigrés et la société française. Cette distance ne se manifeste pas uniquement au niveau culturel, mais également sur le plan spatial. Susan Ireland identifie la séparation spatiale comme une manière des écrivains issus de l’immigration maghrébine de démontrer la séparation des immigrés du reste de la société ; les familles issues de l’immigration se situent souvent aux marges de la société, notamment dans les banlieues121, qui sont remplacées par les camps dans les romans des enfants de harkis122. Dans la description du processus d’intégration, Zeniter invoque souvent de l’humour, surtout quand il s’agit des enfants. Elle explique que le roman manifeste plusieurs scènes qui mêlent violence et douceur, dont les situations humoristiques peuvent former un exemple123. Dans la scène suivante, Dalila, la petite sœur de Hamid, lui demande d’expliquer ce qui se passe dans son livre du Club des 5 : « -Qu’est-ce que ça raconte ? demande Dalila. -Mick s’est fait enlever. La petite réfléchit un instant puis déclare sentencieusement : -C’est sûrement le

118 Laura Reeck, « De l’échec à la réussite dans le Bildungsroman beur », dans Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives, Charles Bonn (éd.), Lyon, L’Harmattan, 2004, <http://www.limag.refer.org/Textes/ColLyon2003/Tome1Mars2004.pdf> (consulté le 15 mai 2019), p.77. 119 Ibidem., p. 79. 120 « (70) Rencontre Alice Zéniter @CRL @Normandie Livre & Lecture - YouTube », op. cit. 121 Susan Ireland, « Writing at the Crossroads: Cultural Conflict in the Work of Beur Women Writers », The French Review, 6, mai 1995, <https://www.jstor.org/stable/397071> (consulté le 1 mars 2019), p. 1025. 122 Vincent Jouane, op. cit., p. 66. 123 « Rencontre-débat avec Alice Zeniter - Le mardi 17 avril 2018 », op. cit.

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FLN » (AP, p. 236). L’humour provient dans ce cas-ci de la réponse surprenante de la fille, ce qui engendre une sorte d’humour noir en raison du contraste entre l’innocence de l’enfant et la violence du FLN. D’après Hargreaves, l’humour est un mécanisme récurrent dans la littérature au carrefour de deux cultures, car il incarne souvent l’esprit réconciliateur de l’auteur dans une société raciste où il ne trouve pas sa place124. L’humour contribue ainsi à la solution des conflits culturels. Martine Delvaux fait remarquer qu’à part l’humour, l’ironie situationnelle est un autre mécanisme utilisé par les écrivains des romans beurs en vue de proposer une relecture du discours dominant125. Par le biais de l’ironie, ces auteurs affichent la binarité entre les immigrés et le reste de la société en se moquant de la situation. Schoentjes affirme que « l’ironie interroge la vérité des choses : les événements ne sont pas ce qu’ils semblent être »126. Dans le cas de L’art de perdre, l’écrivaine utilise cette ironie pour ridiculiser la manière dont les personnes issues de l’immigration sont traitées par les Français, comme dans la scène où l’assistante sociale à l’école se préoccupe de la situation domestique de Hamid : « -Tu as un endroit où dormir ? -Un lit ? C’est ce que vous voulez dire ? -Oui. – Tout le monde a un lit » (AP, p. 249). La réponse de Hamid de ne pas avoir compris la question entre en contraste avec sa simplicité, d’où émerge le sentiment d’ironie situationnelle.

3.2.2 La stigmatisation des (descendants d’) immigrés L’idée de Zeniter que l’intégration est un processus qui existe pendant plusieurs générations revient aussi dans la troisième partie de L’art de perdre, étant donné que Naïma souffre encore chaque jour de la stigmatisation des immigrés et de leurs descendants dans la société française. Naïma mène pourtant une vie semblablement « normale » en tant que jeune femme à Paris, ce qui rend l’histoire reconnaissable pour de nombreux jeunes Français. La sociologue Jean Beaman conclut de ses recherches sur les descendants d’immigrés maghrébins en France qu’un grand groupe de citoyens français ne réussit pas à vraiment acquérir la citoyenneté française, malgré son intégration totale127. Elle indique que l’appartenance à la société française ne provient pas toujours des règles démocratiques, mais se base parfois sur les origines ethniques, une idée qui se reflète aussi dans le roman de Zeniter, car Naïma raconte à plusieurs reprises comment la dichotomie entre elle en tant que descendante d’immigrés et les autres Français exerce encore une influence sur elle. Elle ressent en effet beaucoup de peurs liées à sa descendance, comme « la peur d’être assimilée aux terroristes » (AP, p. 375). Cette inquiétude se voit encore augmentée après les attentats par des extrémistes musulmans en novembre 2015

124 Alec G. Hargreaves, op. cit., p. 31. 125 Martine Delvaux, « L’Ironie du sort : le tiers espace de la littérature beure », The French Review, 4, 1995, < https://www.jstor.org/stable/396861> (consulté le 2 mars 2019), p. 683-687. 126 Pierre Schoentjes, op. cit., p. 74. 127 Jean Beaman, Citizen Outsider: Children of North African Immigrants in France, Oakland, University of California Press, 2017, p. 14.

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à Paris et ceux à Bruxelles en 2016. L’auteure utilise de nouveau des faits réels en vue de représenter les problèmes d’un groupe minoritaire :

[Naïma] pleure sur elle-même, ou plutôt sur la place qu’elle croyait s’être construite durablement dans la société française et que les terroristes viennent de mettre à bas, dans un fracas que relaient tous les médias du pays et même au-delà. (AP, p. 376)

De plus, Zeniter visualise cette problématique en reproduisant quelques graffitis racistes : « MORTS AUX MUSULMANS LA VALISE OU LE CERCEUIL » (AP, p. 431). La stigmatisation des Arabes incite Naïma à faire des efforts afin de se distancier de l’image du mauvais Arabe : « elle trouve profondément injuste de ne pas pouvoir être simplement Naïma et de devoir se penser comme un point sur une représentation graphique de l’intégration, au bas de laquelle figurerait le repoussoir du mauvais Arabe et en haut le modèle du bon » (AP, p. 433- 434). Tout comme Naïma, Zeniter exprime sa colère par rapport à la stigmatisation des immigrés128. Elle estime que l’intégration totale d’une personne -dont Naïma figure comme exemple - dans la société est empêchée par la stigmatisation des « musulmans de France »129 par les médias. Une personne de la troisième génération d’immigrés n’appartient ainsi pas au groupe des Français mais au groupe de la troisième génération. Zeniter ne développe jamais son histoire à partir d’une seule perspective, et dans ce cas-ci elle oppose à la stigmatisation des immigrés en France la distance entre Naïma et les Algériens pendant son voyage en Algérie. Naïma se rend compte pour la première fois de cette distance quand elle rencontre Reda, avec qui elle partage son nom de famille : « La seule chose qu’elle comprend (qu’elle croit comprendre) c’est qu’il l’appelle “la Française”. Elle en est vexée, sans raison valable, comme si l’altérité qu’il nomme était forcément une insulte » (AP, p. 476). Plus tard, au village de son grand-père, les femmes lui proposent de rester la nuit, mais Hamza, le frère d’Ali et donc le patriarche, en a peur pour la raison suivante : « Elle est Française et petite-fille de harki, elle imagine que cela fait d’elle une excellente candidate à l’égorgement » (AP, p. 483). Naïma décide cependant de rester la nuit, ce qui présente dans ce cas une rupture avec la binarité établié.

3.3 Le combat double de la femme

Dans son roman, Zeniter met en scène la manière dont les personnes issues de l’immigration doivent mener une lutte constante afin de s’intégrer dans la société. Cette lutte revient aussi dans sa réflexion autour du statut de la femme. Dans la première partie, l’écrivaine traite la

128 « Rencontre-débat avec Alice Zeniter - Le mardi 17 avril 2018 », op. cit. 129 Pendant cette même conférence, Zeniter s’oppose à la création du groupe « les musulmans de France » par les médias. Elle estime que ce groupe est inexistant parce que toutes les personnes issues de l’immigration maghrébine ne sont pas musulmanes et elles ne forment certainement pas une communauté unie (Ibidem).

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situation d’inégalité des sexes en Algérie à l’époque juste avant la décolonisation, tandis que pendant la deuxième et la troisième partie du roman, elle montre comment le statut de la femme est influencé par l’histoire migratoire des personnages. Ainsi, Hamid se reconnaît dans le combat des féministes, étant donné qu’elles doivent également revendiquer leurs droits dans la société :

Elles sont comme lui affublées d’une tare supplémentaire aux yeux de la société parce qu’elles sont femmes. Quand [Hamid] parle avec les hommes de discrimination ou d’injustice, il trouve souvent que ceux-ci oublient qu’en tant que mâles blancs, même s’ils sont jeunes et même s’ils sont prolétaires, ils appartiennent déjà à une fraction de la population qui domine cette société. (AP, p. 293)

Or, le roman met en avance la différence notable entre le statut de la femme française et le statut de la femme issue de l’immigration, car ces dernières doivent mener plusieurs combats à la fois, à savoir celui de l’intégration dans la société en tant qu’immigrée, ainsi que celui de la femme au sein d’une famille aux valeurs traditionnelles. Cette dernière lutte provient de la transposition de la situation de la femme en Algérie à la famille après l’immigration en France. En effet, la situation en Algérie -aussi bien dans le roman qu’en réalité- manifeste un grand déséquilibre entre les hommes et les femmes, la femme est clairement inférieure aux hommes : « Elle pense – peut-être – qu’elle aurait voulu être comme eux, qu’elle aurait aimé être homme, ou même bête » (AP, p. 31). Cette citation prononcée par Yema lors de son mariage avec Ali à l’âge de 14 ans illustre dans quelle mesure la femme algérienne se voit opprimée. Malgré la volonté de la famille de s’intégrer en France des années plus tard, la tradition algérienne se maintient et Dalila, la fille aînée d’Ali, n’obtient pas les mêmes droits que ses frères car son père lui interdit d’aider les autres harkis dans le HLM avec leur administration :

Dalila trépigne d’être reléguée, elle aussi, à la cuisine ou à sa chambre alors qu’elle est plus âgée et plus douée que Kader. Mais malgré la perfection rectiligne et répétée de ses bulletins, elle se heurte aux barrières invisibles du monde des femmes et le bureau des réclamations n’est tenu que par ses frères. (AP, p. 257)

Hron confirme que les femmes issues de l’immigration maghrébine subissent une double oppression parce qu’elles souffrent de la discrimination en tant que femme – à l’intérieur de leurs familles -, et en tant qu’immigrées – au sein de la société française130. Cet ancrage dans la tradition de leur pays d’origine crée une distance supplémentaire pour les filles issues de l’immigration, elles éprouvent souvent un sentiment d’aliénation par rapport aux deux cultures. Dans la troisième partie de L’art de perdre, la réflexion sur le statut de la femme prend la forme d’une opposition entre l’attitude féministe de Naïma en France (AP, p. 361-362) et le

130 Madelaine Hron, op. cit., p. 99‑118.

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statut de la femme en Algérie au moment du voyage de Naïma, pendant lequel il devient clair que l’inégalité entre les sexes n’a toujours pas disparu. Naïma s’y heurte plusieurs fois, ce qui fait augmenter encore la distance entre elle et les Algériens :

Naïma voudrait elle aussi allumer une cigarette mais quand elle plonge la main dans son sac pour en sortir son paquet, Ifren l’arrête d’une moue désapprobatrice : -Pas ici, pas dans la rue. -Je n’ai pas le droit de fumer ? -Ce n’est pas une question de droit. Rien ne te l’interdit. Mais il y a les regards, les réflexions … […] -Attends qu’on soit à Tizi, là-bas, c’est un peu différent pour les femmes. (AP, p. 449)

Cette différence revient plusieurs fois, surtout lors de la visite de Naïma au village d’Ali, où les traditions se sont maintenues très strictement : « Au moment du dîner, les femmes servent les hommes dans la pièce commune et restent manger dans la cuisine, comme si la réunion mixte qu’avait déclenchée l’arrivée de Naïma n’était déjà plus qu’un lointain souvenir […] » (AP, p. 486). Naïma s’adapte à cette culture, par exemple dans la scène où elle montre des photos prises en France : « L’image suivante remonte au dernier vernissage de la galerie, elle pose avec Kamel […]. -Ton mari ? demande Malika. Elle répond oui, sans même y réfléchir, dans l’espoir qu’un peu d’éthique maritale pourrait faire oublier l’omniprésence de l’alcool » (AP, p. 481). Ce comportement contraste avec le féminisme manifesté par le personnage algérien Rachida, une des amies de Lalla :

- Moi je dis que tant que la loi ne me défend pas les choses, je continuerai à les faire, dussé-je être la dernière Algérienne à boire une bière tête nue. […] Moi je sais qu’ils ont en partie gagné parce qu’ils ont réussi à me mettre en tête que j’aurais préféré être un homme. (AP, p. 466)

Zeniter explique dans un podcast d’avoir rencontré la même difficulté que Naïma : une fois en Algérie, son attitude féministe a disparu complètement, en raison de la peur131.

3.4 La distance entre les différentes générations

L’art de perdre affiche une distance dans la société entre les immigrés et leurs descendants d’un côté et les Français sans histoire d’immigration de l’autre côté. Cette distance s’étend à l’axe temporel, dans la forme d’une opposition entre la première et la deuxième génération issue de l’immigration, ce que Pierre Halen considère comme une caractéristique de la littérature de l’immigration132. En effet, la deuxième partie du roman dépeint la distance

131 « Épisode 33 - Alice Zeniter – La Poudre », op. cit. 132 Pierre Halen, « Positions d’une écriture algérienne migrante en Belgique : À propos de Nuit d’encre pour Farah de Malika Madi », dans Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans les littératures des deux rives, Charles Bonn (éd.), Lyon, L'Harmattan, 2004, <http://www.limag.refer.org/Textes/ColLyon2003/Tome1Mars2004.pdf> (consulté le 15 mai 2019), p. 41.

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croissante entre les deux générations de la famille par l’opposition entre l’intégration difficile ou impossible d’Ali et de Yema, et l’intégration graduelle et naturelle de leurs enfants. Cette différence aboutira à une binarité intergénérationnelle, c’est-à-dire que les enfants s’aliènent de leurs parents. L’arrêt de Hamid du ramadan forme la première étape dans cette évolution : « Au moment du lycée, peut-être en seconde ou en première, il ne se souvient plus exactement, Hamid arrête de faire le ramadan » (AP, p. 260). De peur de la réaction de ses parents, il mange en secret, mais malgré tous ses efforts, son père le découvre. Ali ne le lui interdit pas, parce que « depuis qu’ils sont en France, son père lui délègue une partie croissante de ses pouvoirs. Il ne sait pas s’il doit s’en réjouir. Alors qu’il arrive à l’adolescence, il n’a presque plus de père contre lequel se rebeller : Ali a rétréci, diminué » (AP, p. 261). L’absence d’un père exemplaire fonctionne dans cette scène comme un élément important, la perte de son statut empêche Ali de maintenir sa position de chef de famille. Hamid franchit facilement le problème de la langue et s’intègre à l’école. Ses amis français, Gilles et François, forment la base de son intégration dans la société française, en même temps que le moteur de l’augmentation de la distance avec sa famille. Ses amis sont très importants « pour lui parce que ce ne sont pas des gamins du Pont-Féron » (AP, p. 251). De cette manière, Hamid peut se libérer de la communauté stigmatisée des harkis. Le problème se situe maintenant dans l’éloignement de sa propre famille : « Depuis qu’il connaît François et Gilles, le garçon s’absente sans cesse de l’appartement » (AP, p. 252). Ali et Yema sont certainement contents de l’intégration de leur fils dans la société, mais ils se rendent compte de son rôle important au sein de la famille en tant que connexion avec le monde extérieur, hors de leur appartement :

Bien sûr, [Yema] veut qu’il joue, comme les autres gamins. Mais malgré sa volonté de lui rendre tous les morceaux d’enfance que la guerre lui a volés, elle ne peut pas ignorer qu’elle a besoin de lui auprès d’elle : il est son passeur vers le monde extérieur qui continue à la terrifier. (AP, p. 253)

Christiane Albert établit une distinction entre le lien des pères avec leurs origines et celui des fils avec leurs origines : chez les premiers ce lien n’a jamais été rompu, ce qui se traduit par l’adhésion aux coutumes traditionnelles133. Les fils n’ont pas – ou seulement pendant une période limitée- connu cette culture, ce qui mène à un questionnement de l’importance de ces traditions. Outre le lien ininterrompu entre les pères et les coutumes traditionnelles, Maalouf interprète l’incapacité de la première génération de s’adapter à la société française comme une réaction à la modernisation, car elle vient de « l’Autre », à savoir des Français. Par conséquent, le refus de la modernisation constitue une manière de se distancier des Français et de maintenir

133 Christiane Albert, op. cit., p. 120‑121.

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ses propres traditions134. La distance entre les différentes générations dans L’art de perdre est encore renforcée par la question de la langue :

La langue crée un éloignement progressif. L’arabe est resté pour eux un langage d’enfant qui ne couvre que les réalités de l’enfance. Ce qu’ils vivent aujourd’hui, c’est le français qui le nomme, c’est le français qui lui donne forme, il n’y a pas de traduction possible. Alors, quand ils s’adressent à leurs parents, ils savent qu’ils s’amputent de toute une maturité nouvelle et qu’ils redeviennent des gamins de Kabylie. (AP, p. 256)

Plus tard, le rapport de Hamid à la langue française évolue aussi ; le français est désormais pour lui une langue dans laquelle il s’exprime avec aisance, il l’utilise pour montrer son intégration : « Il ne s’agit plus d’utilité, de respect ni même de camouflage mais désormais de plaisir et de puissance. Il parle comme s’il commençait chaque fois un poème, comme s’il voyait s’écrire ou s’imprimer des vers sur la page d’un recueil de ses plus grandes pensées » (AP, p. 282). L’influence de Gilles et François incite Hamid à s’intéresser à la politique et de cette manière, il prend conscience de son propre statut d’immigré, ainsi que du racisme qu’il subit :

Un jour, en cours d’anglais, alors que les élèves doivent égrener les uns après les autres les verbes irréguliers […] - Écoute, Pierre, si Hamid peut le faire, tu dois en être capable aussi ! -Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Hamid. -Que ce qu’un Arabe peut faire, il est évident que c’est à la portée des Français ? Que si je peux le faire avec mon cerveau sous-développé d’Africain, l’Homme Blanc peut sûrement le faire mieux que moi ? (AP, p. 265-266)

À cause de cette conscience, la distance entre Hamid et sa famille augmente encore. En effet, Hamid envisage de combattre le racisme, car il estime qu’il est impossible de s’intégrer dans la société en acceptant d’en être exclu. Ali est par contre d’opinion qu’ils doivent simplement nier le racisme, ce qui ne contribue pas à son intégration et engendre des discussions entre lui et son fils : « Ali lui jette un morceau de pain à la figure et crie qu’il est idiot. Bien sûr qu’il y a du racisme, qu’est-ce qu’il croit ? Qu’on l’a attendu pour faire cette découverte ? Il n’a qu’à rester avec les siens s’il veut l’éviter, […] » (AP, p. 288-289). L’intérêt de Hamid pour la politique de gauche entraîne en outre l’incompréhension du choix de son père pour le côté des Français pendant la guerre d’Algérie, il le voit comme une prise de position en faveur de la colonisation : « Il rédige des communiqués de presse dans lesquels il déclare une rupture idéologique claire et définitive avec son père, se désolidarisant totalement des choix passés de celui-ci » (AP, p. 272).

134 Amin Maalouf, op. cit., [s.p.].

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Des années plus tard, quand Hamid rencontre Clarisse, le silence qui entoure toujours le passé de ce premier dévoile sa gêne envers sa famille. Ainsi, Hamid téléphone toujours à ses parents dans une cabine téléphonique parce que « Hamid ne veut pas être vu lorsqu’il se retransforme en gamin du Pont-Féron. L’appartement parisien n’est pas un endroit pour ça, il est le lieu de sa réinvention » (AP, p. 308). La distance entre les deux générations est donc devenue infranchissable à cause des problèmes d’intégration que les parents ne réussissent pas à dépasser. Il est finalement aussi clair que la distance entre la première et la troisième génération de la famille s’est encore agrandie : le comportement moderne de Naïma, dont témoignent son état d’ébriété dans le prologue, ainsi que son incompréhension de la différence entre le statut des hommes et des femmes au sein de la religion musulmane souligne le fait que Naïma n’adhère pas aux valeurs traditionnelles de ses grands-parents.

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4 Le devoir de mémoire Andreas Huyssen expose dans son livre sur la mémoire culturelle l’obsession de la société contemporaine avec le devoir de mémoire135. D’après lui, le besoin du devoir de mémoire se traduit par une augmentation notable du nombre de musées et de sites commémoratifs. Comme cause possible de cette obsession, David Lowenthal attribue une importance considérable au flux migratoire de la seconde moitié du XXe siècle136. Il estime que les personnes issues de l’immigration ressentent la nécessité de reconstruire les événements vécus dans le passé eux-mêmes ou par leurs (grands-)parents en vue de comprendre leur identité, ainsi que leur position dans la société d’accueil. Ce besoin existe aussi au sein de la communauté des harkis et de leurs descendants. Ils n’entreprennent toutefois des actions pour commémorer leur passé que quelques années après les autres immigrés en Europe. L’origine de ce retard réside dans le silence autour de la communauté, un aspect qui revient aussi dans L’art de perdre. Comme l’écrivaine aborde dans son roman l’Histoire des harkis, ainsi que la problématique du silence autour de la communauté, nous considérons son écriture comme un acte commémoratif ; par la voie de la création littéraire elle contribue à creuser le silence autour des harkis. Les chapitres précédents de ce mémoire conduisent déjà à la constatation préliminaire que Zeniter développe toute thématique de manière nuancée. Ainsi, la partie sur la dimension historique montre que Zeniter s’inscrit dans une tendance de la littérature contemporaine qui traite les zones obscures du passé récent dans ses romans, ce qui permet aux écrivains de briser le silence autour de ces événements. Dans le chapitre présent, nous approfondirons l’aspect du silence en analysant ses causes et la manière dont la littérature peut servir à le creuser.

4.1 La problématique du silence

En ce qui concerne la problématique du silence, Zeniter l’aborde à partir d’angles différents, tout comme les autres thématiques : d’un côté l’illustration du silence des pères, à savoir les causes et les conséquences de ce silence, sert à expliquer l’origine du problème. De l’autre côté, l’auteure insiste dans son roman sur la manière dont les gouvernements de la France et de l’Algérie ont longtemps empêché la communauté de sortir de l’oubli, ou dans le cas de l’Algérie, continue d’empêcher de creuser le silence.

4.1.1 Le silence des pères Le silence familial dans L’art de perdre est engendré spécifiquement par les pères ; à cause du silence de son grand-père Ali et de son père Hamid, Naïma est ignorante de son passé familial, ce qui l’incite à le dévoiler elle-même par le biais des recherches et d’un voyage en

135 Andreas Huyssen, Twilight memories : marking time in a culture of amnesia, New York, Routledge, 1995. 136 David Lowenthal, Possessed by the Past : The heritage crusade and the spoils of history, New York, Free Press, 1996, p. 9.

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Algérie. Dans ce cadre, Marianne Hirsch utilise le terme de la « postmémoire »137, qui décrit la manière dont les événements traumatisants influencent toujours « la génération d’après », à savoir les enfants ou les petits-enfants des porteurs du traumatisme. Le terme désigne normalement l’impression des descendants des victimes d’avoir vécu les faits eux-mêmes, à cause de l’omniprésence de témoignages et d’autres souvenirs de cet événement dans leur vie. Cette situation les incite souvent à transmettre les souvenirs à un public plus large138. Dans L’art de perdre par contre, la vie de Naïma n’est pas dominée par les souvenirs des événements, mais par le silence qui les entoure, ce qui produit aussi une situation de postmémoire139. De ce fait, Naïma tente de combler le silence : « Puisque sa famille lui oppose la mort, le silence et les vœux pieux, il reste à Naïma la mémoire tentaculaire d’Internet pour appréhender l’histoire des harkis » (AP, p. 416). Notons que la vie de Zeniter est aussi marquée par un silence encombrant lié au passé traumatisant de son grand-père en tant que harki140. L’entreprise de transmettre l’histoire de ses (grands-)parents à un public plus large permet de suggérer que Zeniter, tout comme Naïma, vit dans une situation de postmémoire. De plus, le rôle du silence dans L’art de perdre mène à la constatation que le roman emprunte quelques caractéristiques au récit de filiation. Ce terme a été mis en avant en 1996 par Viart pour décrire les textes littéraires qui remplacent le récit plus ou moins chronologique comme l’autofiction ou l’autobiographie par un récit qui décrit la quête de l’auteur de sa propre ascendance, ce qui perturbe la structure chronologique141. L’aspect rétrospectif du récit de filiation le rapproche de l’écriture archéologique, une notion dont nous avons étudié quelques caractéristiques dans l’analyse de la dimension historique de L’art de perdre. Viart situe la différence entre les deux modèles dans le fait que le récit de filiation se concentre sur le souci de l’héritage, tandis que le roman archéologique envisage surtout de dévoiler la vérité historique142. L’Histoire joue aussi un rôle important dans les récits de filiation, en tant qu’« acteur important qui ruine les vies et les illusions »143, mais l’enjeu principal de l’écrivain d’un tel récit consiste à retracer l’héritage familial ; il envisage de résoudre ses problèmes identitaires en explorant son antériorité familiale au lieu de son intériorité personnelle144. Une autre différence notable provient du niveau narratif auquel se situent les recherches : dans le

137Marianne Hirsch, « Postmémoire », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 118, 2014, <https://journals.openedition.org/temoigner/1274#quotation> (consulté le 7 avril 2019), p. 205-206. 138 Ibidem. 139 La notion de postmémoire a été appliquée pour la première fois à L’art de perdre par Pawlicki (Jędrzej Pawlicki, op. cit., p. 113.) 140 « L’art de perdre, d’Alice Zeniter », op. cit. 141 Dominique Viart, « Le silence des pères au principe du “ récit de filiation” », Études françaises, 3, 2009, < http://www.erudit.org/fr/revues/etudfr/2009-v45-n3-etudfr3577/038860ar/> (consulté le 8 mai 2019), p. 96. 142 Dominique Viart, « Nouveaux modèles de représentation de l’Histoire en littérature contemporaine », op. cit., p. 28. 143 Ibidem. 144 Ibidem.

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cas du roman archéologique, la quête du passé est entreprise par le personnage principal du roman145, contrairement au récit de filiation, qui est décrit par Viart dans le cadre de « l’écriture de soi », dont il se dégage que le récit traduit les problèmes et les événements vécus par l’écrivain lui-même146. Il est à noter que le roman de Zeniter a quelques traits en commun avec les deux modèles, étant donné qu’aussi bien l’écrivaine que le personnage principal entreprend une quête pour reconstruire son passé, Zeniter traduit donc ses propres soucis identitaires par ceux de Naïma147. Quant à la motivation des recherches aussi, les deux notions s’appliquent à L’art de perdre, car la reconstruction du passé historique et la quête identitaire se situent au centre des préoccupations de l’écrivaine et du personnage principal, Naïma. Dans sa description du récit de filiation, Viart attribue une place importante au défaut de transmission : il fait observer que le défaut de transmission que vivent les auteurs d’un récit de filiation est souvent engendré par les pères148. Regardons la représentation du défaut de transmission dans L’art de perdre, qui est un reflet du défaut de transmission vécu par Zeniter149. Dans ce cas, le défaut de transmission provient aussi des pères, à savoir d’Ali et de Hamid. Viart identifie quelques causes possibles de ce défaut de transmission : il pose que dans la majorité des récits de filiation, le silence des pères émane d’un sentiment de culpabilité par rapport à un choix indéfendable, ou d’un traumatisme150. Nous observons ces mêmes causes du silence dans L’art de perdre, car il est bien évident qu’Ali souffre de différents traumatismes, à savoir celui de la Seconde Guerre mondiale : « (l’ellipse de ma narration, c’est aussi celle que fait Ali, c’est celle que connaîtront Hamid puis Naïma lorsqu’ils voudront remonter les souvenirs : de la guerre on ne dira jamais que ces deux mots, “la guerre”, pour remplir deux années), […] » (AP, p. 20) et celui de la guerre d’Algérie suivie de la persécution des harkis :

Ali hurle que le FLN est là. Il hurle qu’on tue, qu’on égorge, qu’il faut faire attention aux barbelés. […] - Il est fou, le pauvre, c’est parce qu’il a mal. Mais peut-être qu’Ali n’est pas fou, se dit Naïma maintenant qu’elle y repense. Peut-être que la douleur lui donne le droit de crier, ce droit qu’il n’a jamais pris auparavant. (AP, p. 414)

Une dernière caractéristique commune du récit de filiation et L’art de perdre est la valeur symbolique du père silencieux. Selon Viart, le père incarne normalement l’autorité, le pouvoir social de la famille151. La disparition de ce rôle exerce une influence sur le reste de la famille, notamment sur le fils qui cherche à se reconnaître dans son père mais qui se heurte à une version

145 Ibidem, p. 22‑27. 146 Dominique Viart et Bruno Vercier, op. cit., p. 79‑101. 147 « Épisode 33 – Alice Zeniter – La poudre – Podcast », op. cit. 148 Dominique Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation”», op. cit. 149 « Alice Zeniter – L’art de perdre – Conférence à la Maison de la Poésie INTEGRALE », op. cit. 150 Dominique Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », op. cit., p. 99. 151 Ibidem, p. 103.

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affaiblie. Dans L’art de perdre, Hamid vit cette détérioration du statut de son père de manière consciente : « Il distribue du “mon frère ” et du “mon oncle” aux Arabes, du “monsieur” aux Français. Hamid se sent mal à l’aise devant cette version affaiblie d’Ali » (AP, p. 227). Remarquons que le silence dans le roman naît dans la génération d’Ali mais le défaut de transmission s’étend sur les différentes générations : Hamid a hérité l’attitude silencieuse de son père. Ainsi, le silence joue aussi un rôle important dans la vie de la deuxième génération de L’art de perdre. Premièrement, le silence se positionne entre Hamid et sa copine, Clarisse, ce qui crée une distance énorme entre eux : « Du passé et surtout des premières années en France, il ne lui dit rien. Aux questions qu’elle pose, il répond d’un haussement d’épaules, d’un sourire, d’une feinte. Parfois il se dit qu’il ressemble à son père, […] » (AP, p. 307). Cependant, Hamid décide de soulever le voile du silence en racontant une partie de son histoire familiale à Clarisse : « -On est arrivés en France quand j’étais encore gamin, dit Hamid d’une voix qu’il espère neutre […]. On était dans un camp, on était derrière des barbelés, comme des bêtes nuisibles » (AP, p. 336). Cette confession permettra au couple de dépasser certains problèmes, ce qui démontre l’importance de creuser le silence. Nous précisons pourtant que Hamid ne rompt le silence que partiellement, car il ne dévoilera jamais le passé familial à ses filles. Naïma vit par conséquent le même défaut de transmission que Hamid a vécu au long de sa vie :

Faire parler Hamid n’est pas une chose facile, elle le sait déjà. […] Quand il veut parler, il parle – trop, il harangue, on ne peut plus l’interrompre, on échoue à l’aiguiller. Quand un sujet ne l’intéresse pas, l’intimide, le chagrine ou le fâche, il se retire dans un coin de sa tête et joue les idiots. (AP, p. 403)

Naïma se heurte à ce silence chaque fois quand elle tente de découvrir son passé familial ou des informations sur l’Algérie : « -Qu’est-ce que tu voulais que je te dise ? répond Hamid sans la regarder. […] J’ai vu Alger pour la première fois en m’enfuyant du pays. Alors tu voulais que je te raconte quoi ? » (AP, p. 404) Cette ignorance oblige Naïma à voyager elle-même en Algérie « en constatant que le silence de son père ne lui laissait pas d’autre choix » (AP, p. 403). Le motif du silence est repris tout au long du roman, parce que la famille entière est caractérisée par des difficultés communicatives dans tous les domaines. Le contact entre Hamid et ses parents se voit par exemple perturbé : « [Hamid] appelle rarement chez lui et uniquement quand il est sûr qu’Ali est absent » (AP, p. 328). Même la relation entre Naïma et ses parents fait preuve d’un certain problème de communication. Ainsi, Clarisse est effrayée quand Naïma lui annonce qu’elle rentre à la maison pour « simplement parler » (AP, p. 401).

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4.1.2 Le silence politique Afin de comprendre les origines du silence dans L’art de perdre, il est indispensable d’aussi prendre note du contexte politique. Les actions politiques des gouvernements de la France et de l’Algérie ont contribué à la création du silence autour de la communauté des harkis, un fait réel qui demande à être précisé avant de passer à l’analyse de la représentation de ces actions dans l’Art de perdre. En effet, la guerre d’Algérie a longtemps été niée par le gouvernement français ; Stora parle d’une « guerre sans nom »152, étant donné que la guerre n’a pas été reconnue avant 1997153. Avant, les autorités françaises parlaient « d’entreprises de pacification » ou « des événements »154. Cette négation de l’Histoire est thématisée dans L’art de perdre, par exemple dans la première partie, dans la scène où Ali aide les villageois au moment où se déclenche la violence entre l’armée française et les indépendantistes :

Est-ce qu’il sert vraiment d’exemple ? Il faudrait être idiot à ce stade des « événements », ou des « troubles », ou de la guerre -vous pouvez appeler cela comme bon vous semble- pour ne pas avoir compris que la mort menace tout un chacun, […]. (AP, p. 127)

Cette frustration revient encore dans la description de l’Embuscade de Palestro :

Est-ce parce qu’ils sont jeunes que l’armée oublie que sa vocation, tout comme celle du FLN, est, précisément, de combattre, de tuer et peut-être de mourir ? Est-ce que parce qu’on refuse encore en métropole d’employer le mot « guerre » ? (AP, p. 85)

La reconnaissance de la guerre d’Algérie par la France en 1997 n’a pas apaisé les polémiques autour de cette période : certains sujets et certains groupes restent dans l’ombre. La communauté des harkis par exemple a longtemps été omise de l’Histoire officielle aussi bien par la France que par l’Algérie. Voilà pourquoi Stora parle d’elle comme « des témoins gênants »155. Il explique que l’Algérie refusait de reconnaître les harkis parce qu’ils relativiseraient l’histoire de l’Algérie unie en lutte contre le colonisateur français156. De l’autre côté, lors de la reconnaissance des harkis, la France devrait avouer sa responsabilité dans le massacre des harkis après l’indépendance, un drame humanitaire pendant lequel environ 100 000 harkis ont été massacrés sans que l’armée française ne soit intervenue157. Ainsi, au moment où les réfugiés harkis arrivent en France, ils ne sont pas acceptés dans la société. Ils souffrent en revanche de l’exclusion sociale et spatiale en vivant dans les camps et plus tard

152 Benjamin Stora, op.cit., p. 13. 153 Jo McCormack, « Social Memories in (post)colonial France: Remembering the Franco-Algerian War », Journal of Social History, 4, 2011, < https://www.jstor.org/stable/41305427> (consulté le 20 avril 2019), p. 1132. 154 Benjamin Stora, op. cit. 155 Ibidem, p. 206. 156 Ibidem, p. 207. 157 Ibidem, p. 201.

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dans les hameaux forestiers158. Cette situation est critiquée dans L’art de perdre au début de la deuxième partie :

C’est un lieu pour les hommes qui n’ont pas d’Histoire car aucune des nations qui pourraient leur en offrir une ne veut les y intégrer. […] L’Algérie les appellera des rats. Des traîtres. […] La France ne les appellera pas, ou si peu. La France se coud la bouche en entourant de barbelés les camps d’accueil. (AP, p. 166)

De plus, à travers ses personnages, l’auteure met en question les décisions politiques de la France : « - […] Il faut oublier l’Algérie. […] Pour oublier ce pays entier, il aurait besoin qu’on lui en ait offert un nouveau. Or, on ne leur a pas ouvert les portes de la France, juste les clôtures d’un camp » (AP, p. 172). De cette manière, les harkis tombent dans l’oubli, ce qui engendre le silence autour et au sein de leur communauté (AP, p. 171). Après la fermeture des camps et des hameaux forestiers, ils ont été logés dans des logements HLM, qui se situent de nouveau à la marge de la société : « La villa a construit pour les harkis plusieurs barres de logements HLM, à la périphérie de l’agglomération, là où s’étendra quelques années plus tard la fierté locale : le plus grande hypermarché Leclerc de France » (AP, p. 215). Dans cette phrase se présentent deux éléments avec un effet opposé, ce qui démontre la gravité de la situation : les harkis engendrent un sentiment de gêne chez les Français, face au sentiment de fierté qu’entraîne l’hypermarché. Un article du Monde intitulé « Le combat sans fin des harkis et de leurs descendants » montre comment les descendants des harkis portent toujours les traces du passé violent de leurs pères, sans l’avoir vécu159. Ils déplorent surtout la manière dont ils ont été instrumentalisés par les hommes politiques dans leurs campagnes, sans que ces hommes aient pris leur responsabilité. La critique dans L’art de perdre envers la manière dont les harkis ont été accueillis en France après l’indépendance de l’Algérie reste donc actuelle : les descendants des harkis rencontrent encore des difficultés au sein de la société française. En France, les harkis ont été reconnus à partir des années 2000 et ils ont reçu des lieux de mémoire, comme la Journée d’hommage aux harkis, mais en Algérie ils sont toujours considérés comme des traîtres et souvent, il est interdit pour eux d’y rentrer160. Cette situation réelle se reflète aussi dans L’art de perdre, et Naïma s’y heurte pendant ses recherches sur l’Algérie : « Elle lit, sans beaucoup de surprise, que plusieurs anciens harkis se sont vu récemment refuser le droit d’entrer sur le territoire » (AP, p. 422). Le refus de l’État algérien d’accepter le sort des harkis revient aussi dans le paratexte de L’art de perdre. Comme deuxième citation introduisant la troisième partie, Zeniter reproduit la parole du président

158 Ibidem, p. 261-262. 159 Louise Couvelaire, « Le combat sans fin des harkis et de leurs descendants », Le Monde, le 23 avril 2019, <https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/23/le-combat-sans-fin-des-harkis-et-de-leurs-descendants_5453945_3224.html> (consulté le 13 mai 2019). 160 Vincent Jouane, op. cit., p. 4.

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algérien Bouteflika : « “Les conditions ne sont pas encore venues pour des visites de harkis, ça il faut que je le dise. C’est exactement comme si on demandait à un Français de la Résistance de toucher la main à un collabo” » (AP, p. 357). Ce discours de Bouteflika tient aussi un rôle important dans le récit autobiographique de Besnaci-Lancou, Fille de harki. Les mots ont en effet réveillé son passé traumatisant en tant que fille de harki, et ont suscité chez elle le besoin d’écrire son autobiographie en vue d’accepter ce passé161. L’art de perdre présente finalement un dernier aspect de la politique silencieuse menée par l’Algérie et la France, à savoir la division de la société française que cette politique a engendrée. Outre l’impossibilité de créer une narrative commune de l’Algérie et de la France, il est aussi illusoire de s’accorder sur une vision unique de l’Histoire au sein de la société française, étant donné que tous les groupes issus de la guerre d’Algérie avancent leur Histoire comme mémoire générale. Schyns parle de la multitude « d’héritiers » de la guerre d’Algérie162, à savoir les Français, ainsi que les différents groupes venus d’Algérie, comme les pieds-noirs et les harkis. D’après Claire Eldridge, tous ces héritiers différents cherchent à représenter leur propre vision du passé, ce qui mène à un kaléidoscope de mémoires fragmentées163. De cette façon, la guerre d’Algérie a déchiré l’opinion publique en France et déclenche une guerre de mémoires. Dans L’art de perdre aussi, cette fragmentation des mémoires est découverte par Naïma en écoutant des débats et en lisant des articles sur ce sujet : « Elle écoute des présentateurs et des invités, sagement installés en rond dans des fauteuils futuristes, répéter que la guerre d’Algérie se poursuit aujourd’hui encore sous la forme d’une guerre de mémoires » (AP, p. 417). Cette fragmentation contribue encore à la difficulté de Naïma de reconstruire son passé familial, à cause du manque d’une mémoire collective164.

4.2 La littérature pour briser le silence

La guerre d’Algérie et le silence orchestré par la politique et par les victimes traumatisées ont occasionné des conflits de mémoire intenses au sein de la société française et algérienne. Cependant, à partir des années 90, la politique française s’ouvre aux zones obscures de son Histoire récente. Jouane attribue cette ouverture à la nouvelle génération de politiciens ; faute de lien avec les événements, ils réussissent à s’en distancier et à tenter de sortir les victimes de

161 Fatima Besnaci-Lancou, op.cit., p. 13. 162 Désirée Schyns, La mémoire littéraire de la guerre d’Algérie dans la fiction algérienne francophone, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 28. 163 Claire Eldridge, From Empire to Exile: History and Memory Within the Pied-Noir and Harki Communities, 1962-2012, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 8. 164 La notion de la mémoire collective a été développée par le sociologue Maurice Halbwachs ( Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Librairie Félix Alcan, 1925) et décrit la manière dont un certain groupe de personnes représente son passé, par exemple à l'aide des produits culturels. Dans ce mémoire, nous ne nous engageons pas à considérer plus en détail cette notion qui est assez complexe et discutable, mais il nous semble néanmoins pertinent de la mentionner dans le contexte du devoir de mémoire.

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l’obscurité165. Plusieurs enfants de harkis ont profité de ce contexte pour prendre la parole et pour raconter leur histoire personnelle. Jouane nomme comme exemples de cette tendance entre autres Rahia Zahmani avec son roman Moze, Hadjila Kemoum avec Mohand le harki, Besnaci-Lancou et Kerchouche que nous avons déjà mentionnés dans la partie sur l’identité166. Nous tenterons de démontrer ci-dessous que la littérature remplit plusieurs fonctions dans le contexte du devoir de mémoire : elle peut d’un côté créer une culture qui rapproche les différents partis issus de la guerre et de l’autre côté elle peut aider à sortir les communautés de l’oubli.

4.2.1 Le rapprochement Susan Ireland note que les écrivains harkis visent souvent à rapprocher les différents groupes issus de la guerre d’Algérie en représentant dans la littérature le contact entre eux et les autres groupes, comme les pieds-noirs, les soldats français ou les adhérents du FLN167. Ils envisagent de créer une mémoire commune et de dépasser le regroupement lié aux positions prises pendant la guerre. Cette volonté se présente aussi dans L’art de perdre, à travers plusieurs scènes dans lesquelles les différents groupes entrent en contact. La rencontre entre Claude – un pied-noir dans le village en Algérie- et Ali et sa famille est certes le rapprochement le plus important dans le roman. Au début, la barrière linguistique rendait impossible toute communication, mais grâce à l’amitié entre Hamid et la fille de Claude, Annie, les deux hommes entrent en contact. L’interaction entre les enfants symbolise la volonté de Zeniter de rapprocher les groupes différents : « Alors que les garçons du village se déchirent le corps aux épines et aux rochers de la crête, Hamid joue calmement avec une petite Française qui le traite d’égal à égal » (AP, p. 56). Par contre, l’illustration des limites de ce contact démontre le travail qui reste à accomplir :

L’affection du commerçant pour Hamid ne parvient pas à briser l’un des interdits tacites de la société coloniale : la séparation du domaine public et du domaine privé. C’est toujours dans l’épicerie que l’on accueille le petit garçon et son père, jamais dans l’appartement au-dessus, ou bien juste le temps qu’Annie monte y chercher un jouet. (AP, p. 56-57)

La narratrice de L’art de perdre considère cette scène comme une métaphore pour le pays entier :

Et la chose se répète dans tout le pays à diverses échelles : si les différentes populations qui l’habitent se croisent, se parlent, se connaissent, c’est au détour d’une rue, devant l’étalage d’un magasin, aux terrasses de certains cafés mais ce n’est jamais – ou très

165 Vincent Jouane, op. cit., p. 55. 166 Ibidem, p. 8-9. 167 Susan Ireland, « Moving beyond the Legacies of War in Second-Generation Harki Narratives », op. cit., p. 113‑114.

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rarement- dans la sphère domestique, l’antre secret du foyer qui demeure strictement communautaire. (AP, p. 57)

Dans une scène spécifique, Zeniter entremêle la vie des Kabyles et des pieds-noirs : la description d’un cours d’Annie à l’école s’entrelace dans la description de la fête de circoncision de Hamid. Par le biais de cette technique, l’écrivaine parvient à effacer le contraste entre les Kabyles circoncisant leurs enfants et les Français éduqués, car elle opère le contact des deux groupes dans le texte :

A l’école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris. Lorsque les hommes quittent la pièce, les femmes sont de nouveau autorisées à y entrer. Elles font pleuvoir les baisers et les compliments sur Hamid. […] A l’école, Annie apprend que René Coty est le président de la République. […] Une fois qu’il est repu, Hamid tend sa main droite pour qu’on y applique le henné. (AP, p. 76)

La deuxième partie du roman inclut aussi la volonté d’un rapprochement entre les Algériens et les Français : « Or, c’est ce dont Hamid rêve depuis qu’il est arrivé dans ce pays : se mêler aux Français. Il n’a, pour le moment, aucune revendication d’égalité ou de justice. Il voudrait seulement revoir Annie et il sait que ce ne sera pas sur les bancs de cette classe au rabais » (AP, p. 196). Cette citation fait de nouveau preuve d’un contraste entre la volonté des harkis de se rapprocher des autres groupes dans la société et l’impossibilité de la réaliser à cause de leur exclusion sociale et politique.

4.2.2 Sortir la communauté de l’oubli Nous estimons que Zeniter a recours à la littérature pour briser le silence autour de la communauté des harkis et pour permettre à tous les membres et leurs descendants de dépasser le traumatisme. Par le biais de métacommentaires168, Zeniter reflète dans son roman sur la meilleure manière de creuser le silence : « C’est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre » (AP, p. 23). De même, à travers les recherches de Naïma, Zeniter expose la volonté des harkis de sortir de l’oubli :

Pour faire entendre leurs souffrances, les anciens harkis et leurs descendants ont aligné des chiffres. Il y a dans leur témoignage une volonté d’être pris au sérieux qui passe par l’énumération. […] Ils les hurlent, ils les pleurent, ils les postillonnent. (AP, p. 420)

D’après la sociologue Barbara Misztal, un groupe minoritaire -dans ce cas-ci il s’agit des harkis- nécessite une mémoire collective dans laquelle il inclut les représentations culturelles

168 D’après Viart, « l’interrogation du geste d’écrire » est une autre caractéristique du récit de filiation. Les métacommentaires dans L’art de perdre forment donc un dernier trait partagé avec le récit de filiation (Dominique Viart, « Le silence des pères au principe du “récit de filiation” », op. cit., p. 111).

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d’un certain événement en vue de partager le passé et de le commémorer ensemble169. Dans la construction d’une telle mémoire, Schyns attribue une importance considérable aux œuvres littéraires ; elle les considère comme des « entrepôts » de mémoire culturelle170. Selon elle, les œuvres littéraires contribuent à la construction d’une mémoire collective, étant donné qu’elles abordent souvent des parties négligées de l’Histoire ainsi que les mémoires des groupes marginaux. De cette manière, les descendants des harkis qui écrivent leur histoire s’inscrivent dans ce que nomme Tzvetan Todorov « la mémoire exemplaire »171. La mémoire exemplaire est la récupération d’un traumatisme comme modèle pour éviter un drame pareil dans l’avenir, ce qui permet aussi de rendre utile le passé par rapport au présent. Todorov oppose cette notion à celle de la mémoire littérale, qui a lieu quand un traumatisme reste singulier, c’est-à-dire que le traumatisme reste indépassable172. Nous suggérons que le roman de Zeniter constitue un exemple de la mémoire exemplaire, puisqu’elle représente le passé en vue de changer les circonstances présentes des harkis, ainsi que d’éviter qu’un tel drame ait lieu dans l’avenir. La fonction de mémoire exemplaire procure à L’art de perdre une certaine valeur didactique : le lecteur prend connaissance d’une époque historique à travers la lecture de ce roman, la raison pour laquelle il peut jouer un rôle important dans l’enseignement. L’attention pour le sort des harkis, un groupe qui a été occulté longtemps de l’enseignement sur l’Algérie, fait augmenter la valeur didactique du roman. Benoît Falaize, un historien spécialisé en la transmission des cas controversés173, explique que l’Histoire des harkis a été incorporée dans les cours d’histoire au secondaire depuis l’année 2000, longtemps après l’incorporation de l’Histoire de la guerre d’Algérie174. En outre, dans un livre sur la difficulté de la transmission de l’Histoire des harkis à l’enseignement secondaire, Fatima Besnaci-Lancou met en avant l’importance de la littérature :

L’enjeu de la transmission est majeur. Les réflexions sur la manière de faire connaître cette histoire, dans l’école ou hors l’école, sont donc essentielles. Le cinéma, la littérature, les mémoires familiales jouent un rôle non négligeable, d’ailleurs relativement récent.175

169 Barbara A. Misztal, Theories of Social Remembering, Philadelphia, Open University Press, 2003, p. 13. 170 Désirée Schyns, op. cit., p. 44. 171 Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2008, p. 30‑32. 172 Ibidem. 173 « Biographie Benoît Falaize », [s.d.], <Https://www.babelio.com/auteur/Benoit-Falaize/128411> (consulté le 23 décembre 2018). 174 Lydia Aït Saadi Bouras, Aleth Briat et Benoît Falaize, « Table ronde : “L’enseignement de la guerre d’Algérie” », conférence en ligne, 2012, <http://ephmga.com/nos-actions/forum-des-ecrivains-2012/1152-2/> (consulté le 12 décembre 2018). 175 Fatima Besnaci-Lancou, Benoît Falaize et Gilles Manceron, Les Harkis, histoire, mémoire et transmission, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2010, p. 13.

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Finalement, la lecture des romans à sujet historique a comme valeur supplémentaire qu’elle permet aux élèves de dépasser les faits purement historiques et d’entrer dans la psychologie des personnages pour ainsi obtenir une vision plus nuancée de la situation ; le lecteur entre dans l’histoire, au lieu de rester dans une position extérieure. Cette caractéristique est confirmée par Martine Jaubert, Sylvie Lalagüe-Dulac et al. dans leur article sur les fictions historiques dans l’enseignement176. Comme l’une des fonctions didactiques importantes d’un récit à sujet historique, elles nomment son pouvoir de rendre visible ce qui est normalement invisible ou absent, une fonction qui s’applique à L’art de perdre grâce au travail de mémoire de Zeniter, elle sort une partie de l’Histoire de l’obscurité.

176 Martine Jaubert, Sylvie Lalagüe-Dulac et Brigitte Louichon, « Les fictions historiques : un objet littéraire, éditorial et scolaire qui interroge les frontières », Repères. Recherches en didactique du français langue maternelle, 48, décembre 2013, p. 7‑16, < https://journals.openedition.org/reperes/588#quotation> (consulté le 23 décembre 2018).

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Conclusion L’analyse présente de L’art de perdre mène à l’observation principale que le roman dans sa totalité s’avère pertinent dans la société actuelle. Ainsi, nous avons pu découvrir la manière dont Zeniter aborde toute thématique d’une certaine manière qui procure au roman sa valeur sociologique. Zeniter suit en effet le même procédé pour décrire les quatre sujets majeurs du roman -la dimension historique, la problématique identitaire, la question de l’immigration et le devoir de mémoire. Premièrement, l’écrivaine a recours aussi bien à des éléments thématiques qu’à des mécanismes narratifs au long de la création de ce cadre spécifique. Voilà pourquoi il a été nécessaire dans le travail présent d’incorporer l’étude de la structure narrative dans celle des différentes thématiques ; l’aspect formel du roman souligne souvent le contenu. Cette caractéristique se manifeste surtout dans la représentation de la problématique identitaire : elle se voit renforcée par la structure chronologique fragmentée, la fragmentation de la voix narrative et le paratexte. De plus, l’auteure part toujours d’angles multiples pour raconter l’histoire. De règle générale, elle approche les sujets à partir de perspectives innovatrices qui ne sont pas toujours évidentes, dans la mesure où elles restent normalement dans l’ombre. La force du roman provient aussi de la manière dont Zeniter incorpore dans son roman fictif des informations réelles, ce qui mène à la combinaison de l’Histoire individuelle et collective. La représentation des faits historiques véridiques est encore renforcée par la reproduction visuelle de quelques découvertes de Naïma lors de ses recherches historiques. Cette particularité semble constituer un élément typique du roman contemporain à sujet historique en général, auquel L’art de perdre emprunte de nombreuses caractéristiques. En outre, Zeniter attribue un rôle important aux enfants dans le roman, car d’un côté, ils constituent une voix critique par rapport à la version officielle de l’Histoire, et de l’autre côté, les scènes douces et tendres qu’ils produisent accentuent le côté humain de la situation. Cette approche procure au lecteur une vision plus ample de l’Histoire. Simultanément, l’écrivaine développe des alternatives aux problèmes, en représentant dans son roman des solutions symboliques, un processus pour lequel elle a recours à des mécanismes comme le multilinguisme, l’intertextualité, et les commentaires métanarratifs, ainsi qu’à l’illustration thématique du rapprochement des différents groupes et des différentes cultures. De cette façon, elle s’engage à franchir la binarité entre la culture française et la culture algérienne, car elle crée une œuvre qui inclut l’Histoire française et algérienne à la fois. De même, elle parvient à réunir les personnes avec une histoire migratoire et les autres personnes dans la société française en dénonçant la manière dont la société française stigmatise toujours ce premier groupe. À cette approche sociologique des problématiques dans le roman s’ajoute

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encore que les interviews et les conférences de Zeniter ont démontré qu’elle écrit réellement à partir d’une préoccupation sociale. Ainsi, l’existence de plusieurs points de contact entre la vie personnelle de Zeniter et l’histoire de L’art de perdre renforce son implication personnelle dans la description des thèmes différents. En somme, nous espérons avoir mis en exergue que Zeniter s’engage à ouvrir de nouveaux débats dans la société en écrivant L’art de perdre. Grâce à cette attitude, elle s’inscrit dans le cadre des « fictions critiques », un terme de Viart qui décrit les romans de l’extrême contemporain qui se penchent sur des questions politiques et sociales, sans être de la littérature engagée177. Nombreux sont les critiques littéraires qui estiment que l’engagement a entièrement disparu de la littérature contemporaine, mais notre étude de L’art de perdre prouve qu’une certaine forme d’engagement continue d’exister dans la littérature française contemporaine. La dimension sociologique de L’art de perdre a des effets multiples. Tout d’abord, le roman tient une certaine valeur didactique en raison de sa contribution à la connaissance du lecteur des sujets traités, ainsi que par la manière dont le roman laisse le lecteur entrer dans la psychologie des personnages. Grâce aux connaissances obtenues, le lecteur peut mieux se mettre à la place des personnes issues de l’immigration ou des personnes appartenant à une minorité. De cette manière, le roman de Zeniter contribue à changer l’image négative et erronée autour de plusieurs communautés. L’auteure fait notamment observer à travers la thématique de l’identité et celle de l’immigration que la manière dont une société traite les immigrés joue un rôle important dans la formation de leurs identités et celles de leurs descendants. De la préoccupation sociale de Zeniter, il s’ensuit aussi qu’elle s’inscrit dans un contexte plus général du devoir de mémoire, qui se déploie en ce moment au sein des communautés minoritaires, comme celle des harkis. La comparaison restreinte entre L’art de perdre et d’autres œuvres des (petits-)enfants de harkis démontre comment les descendants de harkis tentent déjà depuis des années de se libérer des stigmates et de sortir leur communauté du silence, ce qui souligne de nouveau l’importance du travail de mémoire de Zeniter. Dans la politique aussi, il se développe un certain devoir mémoriel : les hommes politiques se rendent compte de la nécessité d’éclaircir certaines zones obscures de l’Histoire récente. Voilà pourquoi nous présumons que le succès immédiat de L’art de perdre réside dans le fait que le roman répond à une nécessité sociale. Nous aimerions terminer cette étude en soulignant la nécessité de continuer de suivre le sujet des harkis et de leurs descendants dans l’actualité ; le travail de mémoire entamé entre autres par Besnaci-Lancou et Kerchouche, et maintenant poursuivi par Zeniter, se situera-t-il

177 Dominique Viart, « La littérature contemporaine et la question du politique », dans Le roman français de l’extrême contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Barbara Havercroft, Pascal Micheluci et Pascal Riendeau (dirs), Montréal, Éditions Nota bene, 2010, p. 105‑121.

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dans l’avenir au centre des débats politiques et sociaux ? Il sera aussi intéressant de suivre les développements politiques aussi bien en France qu’en Algérie, car d’un côté, reste la question de savoir si Emmanuel Macron accomplira ses promesses d’éclaircir l’Histoire des harkis et de contribuer à améliorer leur condition de vie. De l’autre côté, nous nous demandons si la démission récente du président algérien Abdelaziz Bouteflika178 pourrait changer la situation des harkis en Algérie. Dans ce contexte, il est aussi intéressant d’observer si Zeniter a incité avec son roman d’autres descendants de harkis à sortir de l’oubli, et de regarder quelles stratégies ils utilisent dans ce but : rédigent-ils des récits (auto)biographiques, de la fiction ou entreprennent-ils des actions politiques ?

178 « Algérie : le président Abdelaziz Bouteflika a officiellement remis sa démission », Le Monde, le 2 avril 2019, <https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/02/algerie-l-armee-demande-une-mise-a-l-ecart-immediate-du-president-bouteflika_5444868_3212.html?xtmc=bouteflika_demission&xtcr=39> (consulté le 19 mai 2019).

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Bibliographie

Sources primaires

Fatima BESNACI-LANCOU, Fille de harki, Paris, Les Éditions de l’atelier, 2005. Dalila KERCHOUCHE, Mon père, ce harki, Paris, Éditions du Seuil, 2006. Alice ZENITER, L’art de perdre, Flammarion, Paris, 2016.

Sources secondaires

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Table des matières

Remerciements ....................................................................................................................... iii

Introduction .............................................................................................................................. 5

Les harkis, les oubliés de la guerre d’Algérie ..................................................................................... 6

L’étude de la critique journalistique ................................................................................................... 6

Les aspects à analyser ......................................................................................................................... 8

1 La dimension historique ................................................................................................ 11

1.1 Les zones obscures de l’Histoire dans le roman contemporain ........................................... 11

1.2 Le cadre historique réel ....................................................................................................... 12 1.2.1 La période coloniale ...................................................................................................................... 14 1.2.2 Les conséquences de la guerre d’indépendance ............................................................................ 16

1.3 Le roman métahistorique ou archéologique ........................................................................ 17

2 La fragmentation identitaire ......................................................................................... 19

2.1 La fragmentation identitaire à travers la forme ................................................................... 19 2.1.1 Le multilinguisme .......................................................................................................................... 19 2.1.2 La voix narrative fragmentée ......................................................................................................... 20 2.1.3 La structure chronologique fragmentée ......................................................................................... 21 2.1.4 Le paratexte ................................................................................................................................... 22

2.2 Les difficultés identitaires dues au statut d’immigrant ........................................................ 23 2.2.1 La double absence .......................................................................................................................... 23 2.2.2 La question des racines .................................................................................................................. 25 2.2.3 Le rapprochement involontaire de Naïma à l’Algérie ................................................................... 28

2.3 Les problèmes identitaires dus à l’appartenance ethnique .................................................. 30

2.4 L’identité spécifique des harkis ........................................................................................... 32

2.5 La réconciliation des différents traits identitaires ................................................................ 36

3 La thématique universelle de l’immigration ............................................................... 40

3.1 La littérature de l’immigration ............................................................................................ 40

3.2 Le voyage éternel des immigrés dans L’art de perdre ........................................................ 42 3.2.1 L’intégration des immigrés en France ........................................................................................... 42 3.2.2 La stigmatisation des (descendants d’) immigrés .......................................................................... 44

3.3 Le combat double de la femme ............................................................................................ 45

3.4 La distance entre les différentes générations ....................................................................... 47

4 Le devoir de mémoire .................................................................................................... 51

4.1 La problématique du silence ................................................................................................ 51 4.1.1 Le silence des pères ....................................................................................................................... 51 4.1.2 Le silence politique ........................................................................................................................ 55

4.2 La littérature pour briser le silence ...................................................................................... 57 4.2.1 Le rapprochement .......................................................................................................................... 58

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4.2.2 Sortir la communauté de l’oubli .................................................................................................... 59

Conclusion .............................................................................................................................. 63

Bibliographie .......................................................................................................................... 67

Sources primaires .............................................................................................................................. 67

Sources secondaires .......................................................................................................................... 67 Ouvrages théoriques ..................................................................................................................................... 67 Interviews/ Conférences Alice Zeniter ......................................................................................................... 71 Articles de la critique journalistique ............................................................................................................ 71

Table des matières ............................................................................................................. lxxiii

Nombre de mots : 27 658

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