nu...moderne de ce que Spinoza (Éth., iii, prop. 52 et déf. 25) nomme acquiescentia,...

43

Transcript of nu...moderne de ce que Spinoza (Éth., iii, prop. 52 et déf. 25) nomme acquiescentia,...

  • nu & beurré

    Séminaire Philosophie & anthropologie de l’art

    Fabien Vallosannée 2010-2011

    4° & 5° années

    École supérieure d’art de Bordeaux

  • Gabrielle ArnaudLény BernayJean-Baptiste CarobolanteDavid ChastelRobin CauchoisClémentine CoupeauMarine CourillonHugo DayotTatiana Defraine Victor DelestreFrançois DuhayonLucas FurtadoPaul GarciaJérémie GaulinThomas GautierColine GaulotJulien JournouxNoémie KoxarakisCamille Labouche-DéusLou Andréa LassalleMathieu LebretonNicolas LinelIrwin MarchalÉlisa MistrotAlexandre RoyFabien VallosLouis Zébo

    Avec la participation de Partie 1 : séminaires Éloge de la négligence

  • 7

    IntroductIon au concept de néglIgence

    « Profaner signifie : libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence

    qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier. »

    Giorgio Agamben, Profanations.

    Nous avons proprosé depuis trois années de recherche une réflexion sur les modèles, conjoints, de l’inopérativité, du désœuvrement, de la viudité comme kénose et de la parrhésie comme figure anti-rhétorique de l’œuvre  : nous proposons cette année une recherche sur le concept de négligence. Nous voudrions tenter un renversement qui consisterait à ne plus saisir la négligence comme la figure péjorative de la non-attention, mais au contraire comme la figure nécessaire de notre être éthique qui nous livre à la possibilité du saisissement de l’œuvre et à la possibilité d’un avoir commun politique. Il s’agit bien sûr d’une aporie structurelle et conceptuelle, mais la modernité nous a livré la possibilité d’un penser dialectiquement fondé sur la contradiction. Si nous sommes en mesure d’assumer que l’œuvre ne peut exister – parce qu’il n’y a qu’un processus d’artistisation et parce que nous ne sommes pas a priori tenu au maintien rituel et historique de l’œuvre – alors nous devons reconvoquer ce qui constitue la saisie esthétique, gnoséologique et conceptuelle de cette œuvre, c’est-à-dire sa lecture. En somme qu’est-ce qu’une lecture  ? Autrement dit que signifie, dans les sphères de notre culture la lecture d’une image et d’un texte, la lecture d’un signe et d’une signature. Nous voudrions être en mesure de produire un éloge de la négligence. Le concept de négligence semble ne pouvoir constituer

  • 8 9

    l’exercice d’un dire philosophique et cependant nous tenterons de démontrer qu’il est évident. Nous devons en rappeler l’étymologie  : négligence vient du verbe latin neglegere (nec-legere) qui signifie littéralement non-lire et du substantif neglectio (nec-lectio). Le verbe latin neglegere s’oppose terme à terme au verbe re-legere qui signifie re-lire et dont le substantif re-lectio a formé en français le terme religion le religieux est ce qui permet la relecture scrupuleuse comme observance et comme prière et ce n’est pas ce

    qui permet de re-lier (re-ligere). Négligence et religion sont deux termes qui s’opposent formellement, structurellement et conceptuellement. La relectio est ce qui met en jeux l’observance, le scrupule, la règle, la liturgie, l’inquiétude et la ritualisation alors que la neglectio c’est ce qui met en jeux les figures de la lecture qui doit pouvoir s’entendre comme ce qui met le «  texte  » en danger ; en ce sens il ne peut y avoir de possible re-lecture, sinon comme une lecture toujours déjà différente (Benjamin, Paris, capitale du xix° siècle, [N3,1]), de l’oubli qu’il faut l’entendre comme ininquiétude qui est ce que Paul (1 Cor., 7, 32) nomme en grec « amérimnous  », c’est-à-dire être sans merimna, sans souci, sans pensée de la mémoire. L’être amérimnos est un être ininquièt, négligent, oublieux. Il est la condition d’un bonheur. La négligence met encore en jeux les figures de l’abandon qu’il ne faut pas entendre comme déréliction, mais au contraire, comme un état d’abandon qui permet d’être tout entièrement occupé intransitivement de la profanation comme restitution à l’usage (Agamben, Profanations) et de l’acquiescement comme ininquiétude et jubilation qui est la figure moderne de ce que Spinoza (Éth., iii, prop. 52 et déf. 25) nomme acquiescentia, c’est-à-dire, satisfaction. Ces cinq figures constituent ce que nous nommons un ens neglectus, autrement dit celui qui se dispose à une occupation ou une activité tendanciellement intransitive, c’est-à-dire celui qui se dispose à la possibilité d’une artistisation (Molinié, Hermès mutilé, p. 142 sq.). Ce qui constitue un régime d’art c’est le fait que nous acceptions que le langage soit tendanciellement intransitif (p. 142). En ce sens il n’y a pas

    d’art, objectivement, il n’y a que des procédures d’artistisation (de non-artistisation et de dé-artistisation). Nous assumons, de considérer que cette possibilité relève et ne puisse relever que de la négligence, c’est-à-dire de la skholè grecque, de l’otium latin ou la Muße benjaminienne (le loisir opposé à l’oisiveté Müßiggang), Paris, capitale du xix° siècle, [m1, 1] & [m1, 2]. Il faut appréhender l’opposition des termes épiméléia (souci) et améléia (négligence). Une des formes de la négligence, en grec, est le verbe améléô. Si nous pouvons saisir le concept platonicien d’épiméléia comme une métaphysique (le cop à Asklépsios), un ordre politique (obéissance, thérapèian et doxa) et comme exercice sur soi (basanos), nous sommes alors en mesure de nous demander s’il existe une version matérielle, sensible de ce soin. Peut-il y avoir un soin dans l’expérience de la vie même et non dans la vie vraie ou dans vie autre ? De manière générale, il est possible de dire que la pensée aristotélicienne se constitue comme une philosophie des réalités humaines à la différence de la pensée platonicienne qui se constitue comme une philosophie des vérités. L’existence du terme épiméléia chez Aristote apparaît uniquement dans la Politique (iv, 15) dans le sens précis de l’administration (nous ne devrions pouvoir penser l’administration qu’en ces termes). Cependant il est possible de relever chez Aristote, dans les Éthiques, le concept de négligence sous les sens précis de ce qui n’occupe pas, c’est-à-dire le dédain et le mépris :

    La raison (logos) ou l’imagination (phantasia), en effet, présente à nos regards une insulte (ubris) ou une marque de négligence (oligôria) ressenties, et la colère, après avoir conclu par une sorte de raisonnement que notre devoir est d’engager les hostilités contre un pareil insulteur, éclate alors brusquement ; l’appétit, au contraire, dès que la raison ou sensation a seulement dit qu’une chose est agréable, s’élance pour en jouir (Éth. à Nic., 1149a32).

    Cette sorte de négligence provient aussi de ce qu’Aristote nomme mégalopsychia (magnanimité) :

    De plus un autre trait du magnanime veut qu’il soit dédaigneux (kataphronétikous). […] Être négligent (oligôron) est le

  • 10 11

    sentiment (pathos) tout particulièrement propre au magnanime (mégalopsychou), (Éth. à Eud,. 1232a37-a10).

    Nous avons deux concepts, la kataphronésis comme dédain (la présomption) et l’oligôros comme négligence (ce dont on ne s’inquiète pas). Aristote en donne une définition dans la Rhétorique, 1378b10 :

    La négligence (oligôria) est une opinion (doxès) en acte (énergéia). […] Ce qu’on suppose ne rien valoir, on le dédaigne (kataphronousin), ce qu’on évalue ne rien valoir, on le néglige (oligôrousin).

    Le concept de négligence, chez Aristote, est fondamental pour comprendre le concept de puissance et de désir qui relève d’une gradualité du jugement, de la supposition (oiomai) à celui de l’évaluation (axios). Il y a donc bien une opposition entre une pensée en acte qui produit un jugement et suspension comme négligence. Dans l’Herméneutique du sujet, Michel Foucault (leçons du 6 janvier & du 27 février 1982), pour appréhender le concept d’épiméléia et de négligence, releve trois structures qui constituent notre rapport à la philosophie comme connaissance et occupation. Il s’agit de notre rapport entre sujet et vérité en ce sens que le sujet est celui qui est assigné à la tâche de la connaissance (gnosis) à celle du soin de soi-même (épiméléia heautou). Il s’agit, aussi, de cette morale ascétique de l’occupation (pensées platonicienne, épicurienne, stoïcienne, etc.) qui trouve son fondement dans les pensées grecques avant même de se déployer dans la pensée chrétienne : elle se fonde sur une structure théologique comme constitution des préceptes delphiques et elle se fonde sur « une inquiétude permanente au cours de l’existence  » (ibid., p. 9) comme mesure de l’existence et de la connaissance. Il s’agit enfin de la fondation d’un dire philosophique dont le modèle est la méthode platonicienne qui se constitue autour de trois notions, la mémorisation et l’anamnèse, l’exétasis, et la vie contemplative. Il est alors possible de dégager trois schèmas  : une attitude générale à l’égard de soi, une attitude générale à l’égard des autres, et enfin une méthode (méditation, mémorisation, examen de conscience, vérification).

    Il y aurait, alors, selon Michel Foucault, une forme d’oubli du souci de soi, en somme une sorte de négligence du souci de soi qui se constitue par une requalification de la gnosis et une disqualification de l’épimèléia (ibid., p. 15 sq.). La requalification de la connaissance se fait d’une part par le cartésianisme qui postule la question de l’évidence et d’autre part par la toute puissance de l’épistémologie. La disqualification se fait selon une séparation de la philosophie qui ne s’occupe que de la possibilité d’un vrai et d’un faux et de la spiritualité. Nous devons entendre dans ce terme, d’une part, la mesure d’un discours métaphysique et, d’autre part, l’absorption de la pensée de l’épiméléia dans le concept de foi. Les formes de la spiritualité s’entendent selon trois modèles  : d’une part, la vérité n’est jamais donnée au sujet en tant que telle, d’autre part, il existe alors la nécessité d’une modification du statut de soi au statut de soi opératoire (éros et askèsis), et enfin, il y a la possibilité d’un retour possible à un espace de la tranquillité (amérimnos). Il nous faut encore appréhender ce qui dans la modernité nous a offert une figure actuelle de ce souci et de cette négligence. On trouve dans deux textes de Martin Heidegger, Être et temps et Concepts fondamentaux de la métaphysique, deux concepts essentiels, celui du souci (Sorge) et de l’ennui (Langeweile). Le souci (Sorge) doit s’entendre comme phénomène ontologique (Heidegger, Être et temps, § 41, p. 193), en ce sens qu’il relève de l’être de la pré-occupation de l’être (Besorgen). Cette préoccupation est ouverture au monde (temps et lieu) : le souci ouvre alors l’horizon de la temporalité en fonction de la facticité (le passé), de l’échéance (le présent) et de l’existence (le futur). On doit pouvoir entendre cette pré-occupation sous la forme de l’être-jeté (dans le temps et dans un lieu) qui se transforme en être-projeté comme forme de la destinée et du souci (Sorge). Le souci selon Heidegger temporalise en ce sens qu’il se constitue sur la mort et qu’il constitue la morale. Ce qui s’oppose alors à la forme du souci c’est l’expérience (Stimmung) du vide et de l’ennui. L’expérience du vide c’est ce qui creuse la préoccupation comme forme de l’envoûtement, l’expérience de

  • 12 13

    l’ennui c’est ce qui permet à l’être de « ne pas agir contre » comme forme d’un se-tenir-à-soi de l’être-là (Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 242). C’est ce qui rend possible la possibilité d’un habiter poiètique. La négligence c’est ce temps qui se fait et dans lequel nous existons hors de toutes figures destinales et qui nous livre à l’expérience du désœuvrement. Le désœuvrement serait la figure de ce qui dé-s-œuvre comme la négligence est la figure de ce qui ne-lit-pas. La négligence est alors l’espace du sans-souci. Faire l’éloge de la négligence c’est retenir ce que le langage oublie et c’est surtout exposer dans la langue, les sententias inopinatas, les pensées étonnantes (Marcus Cornelius Fronto, Éloge de la négligence, Laudes eglegentiæ). Le Pseudo-Longin les nommaient les paradoxon ; elles ne relèvent que de la puissance de la configuration (skèmaton plasis). Seul l’être disposé à la négligence accède à l’usage de la langue, accède à la violence de la langue (deinoi legei). Seul l’être disposé à la négligence entre de manière saisissante et paradoxale dans la mesure du temps du maintenant là où se forment les figures de l’actuel, là où se configurent les images. L’être-dans-la-festivité, l’ens neglectus s’ouvre à une vie inqualifiable. La vie inqualifiable n’est, à la lettre, rien d’autre que la vie dont on se saurait déterminer la qualité Aristote dans les Catégories définit le qualifié (poiÒj) comme une des catégories (1b26). Il définit le concept de qualité ainsi

    (8b25) : « J’entends par qualité (poiÒthta) ce en fonction de quoi certains (poio… tinej) sont

    dit qualifiés ; or la qualité (poiÒthj) relève de ce qui se dit en plusieurs acceptions (pleonacîj

    legomšnwn) ». Cette proposition renvoie, assez précisément à ce que F.D.E Schleiermacher écrit

    (Herméneutique, version de 1809-1810, ch. ii, § 18) : « tout élément singulier d’un discours pris

    pour lui-même oriente vers un divers », ce qui signifierait que tout énoncé en instanciation existe

    en intention vers une diversité d’usage, donc d’usages toujours déjà différents. Aristote, enfin,

    détermine quatre sortes de qualité, dont la première relève de l’habitude (›xij) et la disposition

    (d…aqesij), 8b28. Puis, vient ensuite une qualité comme capacité (dÚnamij) et incapacité

    (¢dunamij), 9a14. Il y a encore, une qualité comme qualité affective (poiÒthtoj paqhtikaˆ),

    9a28. Et enfin une qualité comme figure (scÁm£) et comme forme (morf¾), 10a11. La

    qualité détermine ainsi le semblable (Ómoion) et le dissemblable (¢nÒmoion), 11a15. Nous retenons chez Aristote la figure étonnante d’un « repos qualitatif,

    to poion èrémian  » (Aristote, Cat., 15b8-9). Le repos qualitatif serait ce temps qui ne livre pas l’être à la qualification mais le temps suspendu dans un repos, qui n’est pas une repos hors de la langue, mais au contraire, intégralement dedans. Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas de penser un être inqualifiable, mais une vie inqualifiable. Une vie inqualifiable n’est pas une vie qui ne serait dans aucune des catégories de l’habiter, de la capacité, de l’affecté et de la configuration, mais au contraire qui les maintiendrait toutes, un temps, en suspens, parce qu’elles sont alors non-nécessaires. L’être-dans-la-festivité ou l’être de la vie inqualifiable ne demande, transitivement, rien. Seule la vie du manque (du besoin) est une vie qualifiable (ce que le langage commun nomme inversement une vie inqualifiable !). Cependant la vie de loisir tout entière occupée, intransitivement, est une vie inqualifiable. Vie inqualifiable parce que « vie même, auto bios » (Aristote, Éth. à Nico., 1178a2). La vie même est la vie matérielle inqualifiable qui ne peut être ni la vie vraie ni la vie autre. Le concept de vie vraie est un concept qui s’oppose aux visées métaphysiques, ontologiques et morales d’une vie inacceptable si elle n’est pas vraie ou autre. Vie inqualifiable parce que vie paradigmatique et exemplaire :

    Car le lieu propre de l’exemple est toujours à côté de soi-même, dans l’espace vide où se déroule sa vie inqualifiable et inoubliable. Cette vie est la vie purement linguistique. Seule la vie dans la parole est inqualifiable et inoubliable. L’être exmplaire est l’être purement linguistique. Exemplaire est ce qui n’est défini par aucune propriété, sauf l’être-dit (Agamben, 1, p. 16-17).

    La vie inqualifiable est la vie du temps linguistique – notre seule épaisseur –, autrement dit, le temps de l’opérativité des langages. La vie inqualifiable est la tâche de ce que nous nommons politique, c’est-à-dire ce que nous nommons désœuvrement, mais un désœuvrement actif, comme pratique sabbatique. Il ne s’agit pas de réconcilier le bios politikos et le bios théorètikos, mais de supposer que le désœuvement – l’occupation intransitive – en soit le modèle et soit notre tâche éthique. 10 octobre 2010

  • 14 15

    néglIence & préservatIon

    « Notre temps est le temps d’une dépropriation. L’homme s’y trouvedépris de lui-même. N’étant plus confié ni aux dieux ni à la sience,

    il ne trouve pas en lui sa confiance. »Jean-Luc Nancy, L’Adoration.

    Pour ce deuxième séminaire, nous devons convoquer la problématique question de la préservation, tant matérielle que métaphysique. Pour le dire autrement, nous devons saisir la question de la négligence à partir d’une analyse de ce que nous pourrions appeler scrupule et préservation dans un double processus, celui d’une visée théologico-métaphysique et celui d’une visée théologico-sotériologique. Nous devons nous souvenir que le terme scrupule dit l’inquiétude et le souci qu’il faut entendre comme une gène technique (le scrupulus est alors un petit caillou dans une chaussure ou une écharde) et que le terme préservation dit ce qui a été prae-servare (ce qui est d’abord ob-server), c’est-à-dire ce qui est placé sous surveillance (servare) : il s’agit de conserver, de garder, de maintenir au sens très précis de ce que nous avions analysé dans la visée épiscopique. Nous avons donc deux visées  : une première visée que nous avons nommée théologico-métaphysique et qui est liée essentiellement à la figure du scrupule, d’abord comme crainte (de la sébas ou crainte religieuse à la sébasis comme vénération), c’est-à-dire comme gradualité de la terreur à l’obéissance, ensuite comme inquiétude, autrement dit c’est une figure du souci et de l’occupation voir Michel Foucault, Le courage de la vérité et notre séminaire En mâchant du laurier, comme observance, c’est-à-dire c’est la mise en place des

    figures essentielles du rituel et de la ritualisation (l’usage et la cérémonie) voir séminaire Du sang et du gras et voir Goirgio Agamben, Profanations, comme attention, c’est-à-dire aussi bien la figure platonicienne de l’épiméléia que la configuration d’une vie autre comme un ailleurs à qui l’on confie cette attention, cette métaphyique, cette justice, ce réconford et, enfin, comme adhésion à un pacte (l’horkos voir Giorgio Agamben, Le sacrement de la langue), soit à une contrat (la pistis paulinienne) soit à une vie autre (allos bios) ou à une vie vraie (alèthinos bios). La seconde visée est ce que nous nommons une visée théologico-sotériologique qui est liée à la problématique figure de la préservation. Nous sommes en mesure d’appréhender le concept de préservation à partir de six corrélats. Le premier est l’idée d’adhésion (qui suit le précédent comme visée du scrupule), qui est liée, cette fois, à la puissance sotériologique de ce qui protège, de ce qui sauve, de ce qui libère  : l’être adhère à ce qui sera en mesure de lui fournir, contractuellement, la plus efficace figure du salut et du rachat (sôtéria et redemptio). Deuxième corrélat, l’idée même matérielle d’assurance, c’est-à-dire, ce qui à l’intérieur même du contrat d’adhésion garantie protection et sécurité, soit sous la forme matérielle d’un sacrifice, soit sous la forme matérielle d’une obligation économique. Troisième corrélats, l’idée d’une promesse qui graduellement peut s’étendre de la figure du salut, à celle de la grâce, à celle de l’extase. Quatrième corrélat, l’idée matérielle de préservation qui doit pouvoir s’entendre selon les figures de l’ordre, des biens, de la propriété, de l’histoire et de l’héritage. Il faut donc ajouter à cela les deux derniers corrélats, à savoir une visée apocatastatique comme restauration et une visée messianique comme restitution. Que signifie ce lieu de la confiance ? Traditionnellement il est double, c’est-à-dire métaphysique comme possibilité de s’en remettre à ce qui dépasse notre propre condition et notre propre puissance physique et technique comme instauration de cette puissance. Que signifie alors « se confier » ? C’est accorder la part et la mesure de son inconditionnalité à quelque chose qui est extérieur, à la puissance

  • 16 17

    de l’autre : c’est à la lettre accepter de devenir un être conditionnel et c’est aussi ce que Jean-Luc Nancy nomme un ailleurs L’Adoration, Galilée, 2000, p. 15 sq. Nous sommes capables de saisir trois figures de cet ailleurs, comme inconnu ou incommensurabilité métaphysique, comme inconnu technique et comme mystère de l’addiction. Cet ailleurs ou cet inconnu est un hors-d’usage comme puissance sacrée, comme puissance non-profane. Nous sommes capables d’appréhender, dialectiquement, un ailleurs comme vie autre ou vie vraie, d’un ailleurs matériel qui est la figure aristotélicienne de l’autarchéia, de l’inconditionnalité et d’un ailleurs matériel qui est la figure aristotélicienne de la vie même (auto bios) comme vie de la négligence. Cet vie même est la possibilité d’un usage comme profanation, elle est la forme particulière de la négligence : « Profaner signifie : libérer la possibilité d’une forme particulière de négligence qui ignore la séparation ou, plutôt, qui en fait un usage particulier » Giorgio Agamben, Profanations, Rivages, 2005. L’être sotériologique est un être addicté. Nous sommes donc tous des êtres sotériologiques. Notre addiction première est de nous abandonner dans ce qui nous offre une sécurité, une préservation. Il ne faut pas oublier que le terme addiction signifie étymologiquement l’addictio latine, c’est-à-dire l’adjudication et la fixation  : ad-dicere signifie, approuver, adjuger, abandonner, dédier. L’ens addictus est alors la figure théologique du doulos, est la figure matérielle de l’esclave. L’être de l’addiction est un être du dit (dictus) et de l’affirmation. S’il est une figure de l’abandon, il ne l’est que dans la double figure de l’évasion (cela signifie quitter l’ici pour un ailleurs) et du scrupule comme affirmation attentive de l’addiction :

    L’addiction, quels que soient sont objet ou sa nature, implique un rapport à une présence tangible, appropriable. La « drogue » est ce qui me fait véritablement percevoir un autre régime de la présence, un « ailleurs » dans lequel je peux oublier ou convertir l’« ici » que je désire quitter. Il y a dans l’addiction quelque chose qui relève en fin de compte de l’hallucination. Jean-Luc Nancy, ibid., p. 18

    L’être addicté n’est donc pas un être négligent. L’être négligent

    assume stratégiquement son être en prenant place et en faisant place il faudrait convoquer le concept d’habitude et de milieu ou d’espace de vie (la chôra) où l’être peut saisir ce qui «lui tombe sous la main», voir Pierre-Damien Huyghe, Commencer

    à deux, éd. Mix. 2009, p. 21. L’être négligent est celui qui assume alors la possibilité conceptuelle de la contingence et la possibilité matérielle du fortuit de l’existence :

    Cela n’a rien de nouveau  : le fortuit, avec le fugace, le fuyant, l’inconsistant, l’éphémère, compose la rhapsodie mineure de notre système de références, dont le mode majeur veut le stable, le constant, le durable. Nous pressentons d’autant mieux à quel point le fortuit nous requiert : requiert notre adhésion qui pourtant ne trouve ici rien à quoi adhérer. Jean-Luc Nancy, ibid., p. 21

    17 octobre 2010

  • 18 19

    néglIgence & ens neglegens

    « Comme antithèse à l’idéal historique de la restauration, le baroque voit en effet l’idéee de catastrophe.

    Et c’est sur cette antithèse que se forge la théorie de l’état d’exception. »Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand.

    Si nous avons appréhendé, lors du séminaire précédent, le concept d’addiction comme manque addictionnel de l’être qui conditionne notre devenir addicté et scrupuleux et le concept de fortuité comme ce qui dispose l’être, au contraire, à l’inconsistant et au non nécessaire, il nous faudrait alors, croiser ces deux concepts comme une tension fondamentale entre la figure de l’être tendu vers un ailleurs – comme autre régime de la présence – et la figure de ce qui prédispose l’être à une présence, autrement dit le fortuit, autrement dit « la rhapsodie mineure de notre système de références » Jean-Luc Nancy, L’Adoration, p. 21. C’est en ce sens que ce terme est utilisé par T. Adorno dans « L’essai comme forme », Note sur la littéature, p. 19, comme modèle formel

    de l’essai : la rhapsodie est à la lettre un principe de juxtaposition. Il y aurait ainsi trois modèles

    structuraux du chant ou du poématique, la kithar-ôdia ou chant structuré (l’accompagnement,

    la subordination), la rhaps-ôdia ou juxtaposition et enfin la par-ôdia comme déconstruction.. Si nous sommes des êtres addictés, nous sommes alors en permanence disposés à ce qui relève de notre présence éthique et politique. Puisque l’être addicté est l’être entièrement arraisonné par ce qui est disponible Avital Ronell, Addict, p. 59, il doit alors être en mesure d’assumer politiquement ce qui définit sa place dans les dispositifs et son existence dans le temps (l’être addicté est un être intégralement historique) : il va alors de soi que l’être de l’addiction (que l’être du scrupule) soit à la fois capable de tendre

    vers un ailleurs et soit à la fois capable de se maintenir dans un présent historique et économique il faudrait ici être en mesure de démontrer que cette situation dialectique de l’ens addictus est semblable à celle de l’ens relegens (et de l’ens

    religiosus) : pour cela nous renvoyons à une lecture attentive du concept paulinien de kat-argos

    et à la lecture de Giorgio Agamben dans Le temps qui reste, p. 152. Il faut comprendre que l’être addicté (l’ens relegens) place son existence – c’est-à-dire celle des êtres – dans une tension qui placerait face à face la loi normative à une sorte de loi, contractuellement, extra-normative ici encore nous devons renvoyer à la pensée paulinienne et à l’opposition qu’il fait entre la loi des

    commandements, le nomos ton entolon (Eph 2, 15) qu’il nomme aussi nomos ton ergon (Rm 3,

    27) ou loi de l’œuvre et le nomos pistéôs comme loi de la foi :

    Où donc est l’orgueil ? — Il a été banni.

    — Au nom de quelle Loi ? Celle des actes ? (dia poiou nomou? tôn ergôn?)

    — Non. La Loi de la foi (oukhi, alla dia nomou pistéôs). Parce que nous estimons que la foi

    (pistei) justifie l’homme sans les actes de la loi (khôris ergôn nomou).

    — Dieu est-il le Dieu des juifs seulement et pas celui de toutes les nations ?

    — Il est celui des nations, puisqu’il n’y a qu’un seul Dieu qui justifiera ceux qui ont été

    circoncis, au nom de la foi (pistéôs), et ceux qui ne l’ont pas été, par cette même foi.

    — Alors, abolissons-nous la Loi pour la foi ? (nomon oun katargoumen dia tès pistéôs?)

    — Non ! nous établissons la Loi. (mè génoito, alla nomon istanomen) (Rm 3, 27-31)

    Il faudrait encore faire l’analyse de cette problématique hymne paulinienne (1 Cor 9, 19-23) :

    Oui, libre (éleuthéros) à l’égard de tous je me suis fais moi-même esclace (édoulôsa) de tous

    pour gagner le plus grand nombre (pléionas).

    Pour les juifs je suis devenu juif pour gagner des juifs.

    Pour ceux sous la Loi comme quelqu’un sous la Loi (tois upo nomon hôs upo nomon)

    – moi-même n’étant pas sous la Loi (mè hôs autos upo nomon) –

    pour gagner ceux qui sont sous la Loi.

    Pour ceux sans Loi, comme quelqu’un sans Loi (tois anomois hôs anomos)

    – je ne suis pas sans loi de Dieu, je suis dans la loi du Christ (mè ôn anomos théou all’ennomos

    Christou) – pour gagner ceux qui sont sans Loi […]. Ce problématique passage du nomos ton ergon au nomos pistéôs trouve sa formulation dans le passage de l’ens legis (l’être de la loi) à sa figure puissantielle anomique comme état d’exception, celle de l’ens legibus solutus (l’être détaché des lois) il faut se souvenir que le terme

  • 20 21

    solutus est le participe de verbe latin solvere (dégager, libérer, détacher) et qu’il est lui-même la

    contraction de se-luere dont la racine est le verbe grec luein. L’expression latine legibus solutus,

    signifie « dégagé de la loi ». On la doit au légiste romain Domitius Ulpianus cité dans le Digeste,

    i, 3, § 31 : « Princeps legibus solutus est: augusta autem licet legibus soluta non est, principes

    tamen eadem illi privilegia tribuunt, quae ipsi habent ». On retrouve encore ce concept chez

    Thomas d’Aquin, Summa theologica, t.2, ii, quaes. 96, art. 5. Voir enfin le commentaire de

    Giorgio Agamben, État d’exception (Homo sacer), Seuil, 2003, p. 115-123. Il est possible de comprendre le concept d’état d’exception de trois manières, soit dans la forme matérielle du hors-la-loi comme acte volontaire de s’en dégager, soit sous la forme anomique de l’aristocratie comme nomos empsuchos c’est-à-dire comme souveraineté de soi-même, soit enfin dans la forme matérielle et spectaculaire de la parodie dont on peut relever les figures de la fête, du bouffon, de la star, ou encore des 15 minutes of fame. Il faut cependant considérer que l’être dégagé de la loi, qu’il le soit parce qu’il est hors-la-loi, parce qu’il est la loi vivante ou parce qu’on lui accorde temporairement, n’accède jamais au principe du legibus solutus que de manière simulée, c’est-à-dire non-intégrale : nous assumons de croire que le legibus solutus, comme état d’exception, n’est essentiellement que simulé : s’il ne l’était pas il s’agit alors de ce qu’on peut nommer la terreur. Il faut cependant se souvenir que Benjamin avait écrit « Critique de la violence », Œuvre, t.1, p. 210 & « Sur le concept d’histoire », Œuvre, t.3, p. 433 que « la tradition des opprimés nous enseigne que l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Dans ce cas il ne s’agit plus de terreur, mais historiquement du fascisme. Nous y habitons, au sens où nous y prennons nos habitudes. Il faut alors opposer au concept de l’ens legibus solutus, le concept de l’ens legibus exsolutus : il s’agit ici d’un être qui s’est acquitté des lois au sens strict de l’être qui est saisi d’une conscience politique de l’instant et de l’usage : l’être-qui-s’est-aquitté-de-la-loi peut alors saisir les objets pour les convoquer dans un nouvel usage : seul l’être legibus exsolutus peut profaner. Nous sommes alors en mesure de proposer l’idée même résultante de l’être qui est legibus exsolutus sous la forme de l’ens

    neglegens comme être négligent – voire même très précisément comme être négligeant – et comme être de la négligence. Qu’est-ce qu’un ens neglegens  ? C’est à la lettre un être qui n’est pas un ens relegens (c’est-à-dire qu’il n’est pas un être de la re-ligio, autrement dit de la re-lectio). Il n’est donc pas un être du scrupule ni un être du rituel parce que l’ens neglegens est l’être de la saisie fortuite et l’être de la saisie du non-nécessaire. Si l’être est un ens neglegens, il ne peut donc être, en soi, un ens addictus (du moins pas réellement tout en conservant l’idée que nous sommes tous et toujours des ens addictus. Il y a donc ici un paradoxe qu’il s’agira de comprendre)  : il est dans un temps des données fortuites et contingentes (non-nécessaires) d’une saisie qui n’est liée ni à ce qui a été dit (dictus) ni à ce qui doit se lire (lectio). 24 octobre 2010

  • 22 23

    néglIgence skholè & améléia

    « L’état d’être laissé vide n’est jamais possible que là où subsiste une exigence de comblement,

    là où subsiste la nécessité d’une abondance. »Martin Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique.

    Pour ce séminaire nous voudrions proposer l’analyse d’une figure, d’un chiasme : ces formes qui opposent d’un côté les concepts d’askholia et de mélétè et d’un côté les concepts de skholè et d’améléia. Autrement dit d’un côté affaires et occupations et d’un autre côté loisir et négligence. On présuppose que se toruve ici la forme du renversement idéologique et mythologique de la sphère du travail et de la préservation. Qu’est-ce que cela suppose ? Précisions. Le terme skholè (scol¾) signifie le repos et le loisir comme suspension temporelle. Il signifie donc être inoccupé, être vacant (skholazô) il faudrait s’interroger longuement sur le sens du verbe vacare et du terme vacatio. Mais surtout il signifie l’occupation de l’homme de loisir qui peut s’établir graduellement du passe-temps à l’étude. La skholé dit cette gradualité que l’usage et la morale établiront. Skholè dit donc très précisément non pas l’inoccupation comme viduité mais l’occupation qui n’est pas l’askholia. Le terme askholia (¢scolia) dit littéralement le manque et la privation de loisir ; il signifie donc les affaires, les difficultés, l’occupation comme obligation. Le terme mélétè (melšth) signifie l’occupation comme soin, pratique et exercice. La mélétè signifie donc très clairement l’étude, fondée sur la pratique et l’exercice tandis que la skholè est une étude fondée sur l’observation. Enfin le terme améléia (¢mšleia) signifie la négligence, le sans soin, le non-préparé, le sans inquiétude. Premier commentaire : nous savons que la non-négligence

    comme épiméléia et de la négligence comme améléia sont des figures fondamentales pour Platon voir séminaire en mâchant du laurier. Nous devons ici reconvoquer le texte de la République et commenter les derniers paragraphes (Rép. 621a-e, trad. R. Baccou) :

    […] alors sans se retourner l’âme passait sous le trône de la nécessité (anankès thronou) ; et quand toutes furent de l’autre côté elles se rendirent dans la plaine du Léthé (léthès médion), par une chaleur terrible (kaumatos) qui brîlait et qui suffoquait : car cette plaine est dénuée d’arbres et de tout ce qui pousse se la terre. Le soir venu, elles campèrent au bord du fleuve Amélès (amélèta potamon), dont aucun vase ne peut contenir l’eau (on to hudôr aggéion ouden stégein). Chaque âme est obligée de boire une certaine quantité de cette eau, mais celles que ne retient pas la prundence (tous de phronèsei mè sozôménous) en boivent plus qu’il n’en faudrait. En buvant on perd le souvenir de tout (ton de aéi pionta panta épilanthanesthai). Or quand on se fut endormi, et que vint le milieu de la nuit, un coup de tonnerre éclata, accompagné d’un tremblement de terre, et les âmes, chacune par une voie différente, soudain lancées dans les espaces supérieurs vers le lieu de naissance, jaillirent comme des étoiles (hattontas ôsper astéras). Quant à lui, disait Er, on l’avait empêché de boire de l’eau ; cependant il ne savait point par où ni comment son âme avait rejoint son corps ; ouvrant tout à coups les yeux, à l’aurore, il s’était vu étendu sur le bûcher.

    Il y a donc dans la pensée platonicienne une mélétè mnémès, c’est-à-dire un exercice de mémoire qui confirmerait, d’une part, la théorie phytagorico-platonicienne de l’anamnèse et qui instaurerait d’autre part la puissance de l’historia comme conservation. Deuxième commentaire : il faut réinterroger les concepts de skholè et d’askholia, comme essentielle formule aristotélicienne d’un bios skholastikos à un bios théôrètikos et comme déconstruction contemporaine d’une dialectique ancienne par Hegel, Karl Marx et Thorstein Veblen (The Theory of the Leisure Class, 1899) le concept de leisure class ou classe de loisir est un concept économique qui tend à saisir ce que Veblen appelle

    une upper-class dont les occupations sont exclusivement la gouvernementalité (government),

    la protection (warfare), l’observance religieuse et le sport. Veblen saisit ainsi une classe

    non-industrieuse, en somme une aristocratie (voir Aristote, Pol, iv, 7, sur l’opposition entre

  • 24 25

    aristocratie et république (politéia)). Pour Veblen les leisure classes se livrent à deux expositions

    fondamentales et ravageantes, la conspicuous leisure (le loisir ostentatoire) et la conspicuous

    consomption (la consommation ostentation). Voir aussi Furio Jesi, La fête et la machine

    mythologique, éd. Mix., 2008, p. 53-61). Troisième commentaire : il faudrait maintenant convoquer les termes latin otium et neg-otium et supposer que nous puissions recomposer le chiasme grec de la manière suivante : si nous pouvons former la figure neg-otium et lectio nous pouvons lui opposer la figure otium et neg-lectio. Enfin dernier commentaire, nous sommes en mesure de saisir dans la pensée de Martin Heidegger la modernité de ce paradoxe et de cette tension dialectique. Il y a, chez Heidegger, la saisie que l’être-là, que le Dase in Être et temps et voir aussi La question de la technique est la figure de l’être arraisonné, de l’être disposé parce qu’il est face au pro-vocant du gestell (ce qui pourrait correspondre à l’être de l’askholia comme être-occupé, comme être-convoqué). Nous avions déterminé qu’il en résultait la figure d’un ens ad-dictus  : l’être-addicté heideggerien est l’être de la mélétè comme être qui ne cesse d’être convoqué dans l’exercice. Il y a, ensuite, la figure essentielle chez Heidegger de l’être de l’ennui, l’être de Langeweile (dont les trois figures sont celle d’un être ennuyé par, c’est-à-dire ennuyé par des choses ennuyeuses, celle d’un être ennuyé à c’est-à-dire un être ennuyé par le temps qui s’arrête et enfin celle d’un être de l’ennui profond comme ce qui laisse vide Concepts fondamentaux de la métaphysique, p. 238. L’expérience du Langeweile est l’expérience profonde de l’otium et de la skholè comme suspension temporelle qui dispose l’être à autre chose qu’un arraisonnement. Enfin, il y a chez Heidegger la figure de l’être du Seinlassen, l’être du laisser être comme figure essentielle de l’améléia, c’est-à-dire de l’être sans-inquiétude puisqu’il est laissé être en tant que tel. Ce laisser-être ne peut se percevoir que dans l’expérience de l’ennui comme expérience d’un « laisser vide » :

    « Laisser vide » ne signifie nullement : « être absent », « ne pas se trouver là  ». Il faut au contraire que les choses se trouvent être

    là pour nous laisser vides. « Laisser vide  » signifie-t-il donc «  se trouver être-là » ?

    L’être-laissé-vide est une expérience qui se saisie dans l’ennui profond comme un « cela vous ennuie » parce que, écrira Heidegger « l’état d’être laissé vide n’est jamais possible que là où subsiste une exigence de comblement, là où subsiste la nécessité d’une abondance » ibid., p. 212. Ce concept livre les clés pour une interprétation non seulement de l’être envoûté mais aussi de l’être-addicté. Mais selon Martin Heidegger l’expérence de l’ennui profond est qu’il dispose l’être tendantiellement à ce qu’il nomme le « se-tenir-à-soi » ibid., p. 242-243 :

    « Ne pas agir contre » ne signifie ni la passivité ni l’activité – mais quelque chose en deçà des deux  : le se-tenir-à-soi du Dase in, ce qui est une attente. Cette attente n’est pas indéterminée. Elle est alignée sur une interrogation essentielle adressée au Dase in lui-même.

    C’est cette attente qui est fondamentale et qui devrait sans doute être la figure moderne de la skholè. Notre devenir politique est sans doute ici. 7 novembre 2010

  • 26 27

    néglIgence sorge heideggerienne i

    « La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur des réalisations ou par les effets

    qu’elle produit, mais par l’insignifiance de son accomplirqui est sans résultat. »

    Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme.

    Pour ce séminaire nous aimerions aborder le complexe concept du souci (die Sorge) chez Martin Heidegger Être et temps (Sein und Zeit), Gallimard, 1986, trad. F. Vezin, § 38-44, qui recèle une question essentielle  : est-on en mesure, si on accepte l’idée de cette Sorge, si on accepte l’idée d’une pensée de ce souci comme angoisse et sollicitude, de penser une possibilité de la négligence pour l’être ? Heidegger pose que « le Dase in existe factivement » ibid. § 39, p. 229, c’est-à-dire que l’être-là est un être de la facticité : autrement dit l’être-là « existe à titre de fait contingent, mais il est difficile à justifier ontologiquement » Tlfi. Le Dase in est disponible, ou plus précisément il est livré à une disponibilité comme être-au (monde) et être-là qui est, en tant que ce qui surgit – en tant que ce qui fait monde et mondain –, le phénomène de l’angoisse (die Angst) il faut absolument entendre cette disponibilité de trois manières : comme ce qui fait que le monde semble se tenir à notre

    disponibilité, comme ce qui fait que nous sommes tenus à cette disponibilité (nous sommes livrés au monde) et

    enfin comme ce qui fait que nous sommes livrés et arraisonnés à un Gestell, c’est-à-dire que nous sommes rendus

    disponible à un « utilisable  » (c’est-à-dire ce qui est à notre disposition, sous-la-main, zuhanden, ce qu’il serait

    encore possible d’entendre par le terme praxis). L’être de ce Dase in, dit Heidegger, est le souci (die Sorge) comme cura :

    Puisque cela fait longtemps que la problématique ontologique a entendu l’être en premier lieu au sens d’être-là-devant (« réalité »,

    effectivité du « monde ») mais qu’elle a laissé dans l’indétermination ontologique l’être du Dase in, une mise au point s’impose pour expliquer comment se rattachent ontologiquement entre eux le souci, la mondéité, l’utilisable et l’être-là-devant (réalité).

    Il faut comprendre cette «  disponibilité à l’angoisse  » (§40). Le «  devant-quoi de l’angoisse est le monde en tant que tel  » écrit Heidegger ibid., §40, p. 236 : « s’angoisser, c’est découvrir originalement et directement le monde comme monde » ibidem. C’est ce qui détermine pour Heidegger « l’inespéré » et « l’insoutenable-dépaysant ». À partir de cela il faut relever que l’angoisse n’est pas seulement « angoisse devant… » et « angoisse pour… » mais bien ce qui « esseule le Dase in sur son être-au-monde le plus propre qui, puisqu’il est attentif, se projette par essence sur des possibilités  » ibid., p. 237. Il y a deux formes singulières de cette angoisse, celle de l’esseulement (solus ipse, lui-même-seul) et celle du dépropriement (Enteignis, pas-chez-soi). L’esseulement fait voir « comment on se sent » ibid., p. 238, c’est-à-dire comment habiter chez… et comment être en familiarité avec…§12. Si le Dase in est esseulé en tant qu’être-au-monde, l’être-au (monde), quant à lui, saisit l’angoisse comme un « pas-chez-soi » (Enteignis) ibid., p. 239. Cette disposition livre l’être, à la lettre, à la pré-occupation (comme angoisse et comme souci). Nous devons commenter. L’angoisse (die Angst) est une Stimmung fondamentale pour la saisie de l’être. L’angoisse est ce qui permet à l’être d’être livré à la disponibilité die Verfügbarkeit, qu’il faut entendre comme une insistance au «  disposer  », comme cette insistance qui nous livre

    dans le concept du Gestell, de l’arraisonnement mais disponibilité comme pré-occupation existentiale de l’être esseulé et de l’être déproprié. L’angoisse est l’idée même de l’étrécissement du Dasein qui se trouve engorgé dans la possibilité d’un être-là et l’étrangeté d’un être pré-occupé qui n’est déjà plus là (dépropriation, c’est-à-dire un être qui n’est déjà plus-chez-soi au sens où il a quitté le On comme explicitation doxique). Cet engorgement comme étrécissement est à la lettre l’angoisse. Cet engorgement est notre disponibilité. Il faut alors repenser la disponibilité comme forme mythique

  • 28 29

    et archaïque de l’angoisse et de la peur comme arraisonnement de l’être à la figure archaïque et théologique de la crainte et les saisir dans les formes de la théologie chrétienne (et juive) sous la double figure de la peur (sébas et timor) et de la servitude (doulos) dans la figure rédemptrice et sotériologique il faudrait faire ici une longue analyse de ces concepts de crainte et de peur comme formes exitentielles de l’angoisse. Nous renvoyons à notre séminaire, nous renvoyons

    à Augustin, De diversis quæstionibus octoginta tribus, qu. 33, 34 & 35 (http://www.augustinus.

    it/latino/ottantatre_questioni/index2.htm), nous renvoyons à la pensée luthérienne et nous

    renvoyons surtout à Søren Kierkegaard, Le concept de l’angoisse, Gallimard, Tel, 1990  : pour

    Kierkegaard l’angoisse « est le vertige du possible » parce que l’angoisse – à la différence de la

    peur – est indéterminée, est intransitive. L’être est angoissé parce qu’il est saisi entre ce qui dispose le là (das Da) de son existence factice (Da-sein, être-le-là) et ce qui modifie ce là comme pré-occupation (Entwurf, le pro-jet) historique. Heidegger écrit : « s’angoisser est, en tant que disponibilité, une manière d’être-au-monde  » comme figure du singulier pro-jetée, c’est-à-dire ce qu’il appelle «  l’être-en-avance-sur-soi-tout-en-étant-déjà-au-monde  » ibid., §41, p. 241 comme figure d’une temporalité complexe et angoissante. Cette figure est le souci (die Sorge) :

    l’être du Dase in s’énonce en toutes lettres : être-en-avance-sur-soi-déjà-au (monde) comme être-après (l’étant se rencontrant à l’intérieur du monde). Cet être donne alors au terme souci, dont l’emploi est purement ontologique existential, sa pleine signification. Dont on exclura toute tendance d’être, prise ontiquement, telle que la crainte ou aussi bien l’insouciance. C’est parce que l’être-au-monde est essentiellement souci (Sorge) que, dans les précédentes analyses, l’être après l’utilisable a été saisi comme pré-occupation (Besorgen), l’être en compagnie de la coexistence des autres se rencontrent à l’intérieur du monde comme souci mutuel (Fürsorge).

    Il y a donc chez Martin Heidegger une distinction très claire entre trois formes de soucis voir aussi Ann van Senevant, Philosophie de la sollicitude, Vrin, 2001, p. 43 sq  : le Besorgen comme pré-occupation qu’il faudrait conjoindre avec les analyses que nous avons faites du concept grec de mélètè comme occupation et comme pré-occupation dans

    la visée de l’exercice et de la pratique, le Fürsorge comme « souci mutuel  » comme assistance que l’on peut entendre à partir du concept grec d’épiméléia comme soin et assistance et enfin la Sorge qu’il faudrait entre pour une part avec le concept latin de cura et avec le concept grec de mérimna ibid., p. 249. Nous reviendrons amplement sur l’un et l’autre concept qui signifient, à la lettre, le souci dans cette double tension entre le zèle

    anxieux et l’application soignée. Nous revonvoquerons le terme mérimna chez Luc, x, 40-42

    et Paul, 1 Cor., 7, 32. Il y a donc un souci comme pouvoir s’occuper et se préoccuper (Besorgen & Fürsorge) duquel dépendent les figures du vouloir, du souhait de l’impulsion, de l’inclinaison, de l’appétit et un souci ontologiquement antérieur ; le souci est antérieur à la facticitié de l’être, écrit Heidegger. Il nous faut encore examiner l’analyse qu’Heidegger fait du concept latin de cura pour déterminer le souci ibid., §42. Nous pourrons alors proposer une réflexion sur la possibilité d’une figure de la négligence dans la figure de la Sorge heideggerienne et tenter de saisir ce qu’il est possible pour l’être et pour l’être-là dans la figure de Seinsverlassenheit comme retrait et dans la figure du Seinlassen comme laisser-être.

    14 novembre 2010

  • 30 31

    néglIgence sorge heideggerienne ii

    « La réalité est résistance, plus précisément résistibilité. »Martin Heidegger, Être et temps.

    « La préoccupation dévoile l’étant intérieur au monde.Celui-ci devient le dévoilé »

    Martin Heidegger, Être et temps.

    Ce séminaire voudrait avoir pour essentielle tâche un approfondissement du concept du souci (Sorge) chez Heidegger, afin de saisir les concepts de réalité et de vérité qui nous permettrons, certainement, de construire une pensée de la négligence. 1. Revenons, dans un premier temps, au § 42, sur l’interprétation existentiale du Dase in comme souci. Heidegger renvoie à une fable d’Hygin Caius Iulius Hyginus, Fabulas, ccxx (http://www.hs-augsburg.de/~harsch/Chronologia/Lspost02/Hyginus/hyg_fcap.html) :

    Cura cum quendam fluuium transiret, uidit cretosum lutum, sustulit cogitabunda et coepit fingere hominem. dum deliberat secum quidnam fecisset, interuenit Iouis ; rogat eum Cura ut ei daret spiritum, quod facile ab Ioue impetrauit. 2 cui cum uellet Cura nomen suum imponere, Iouis prohibuit suumque nomen ei dandum esse dixit. dum de nomine Cura et Iouis disceptarent, surrexit et Tellus suumque nomen ei imponi debere dicebat, quandoquidem corpus suum praebuisset. 3 sumpserunt Saturnum iudicem ; quibus Saturnus + secus + uidetur iudicasse  : Tu Iouis quoniam spiritum dedisti . . . . . . . . . . corpus recipito. Cura quoniam prima eum finxit, quamdiu uixerit Cura eum possideat ; sed quoniam de nomine eius controuersia est, homo uocetur quoniam ex humo uidetur esse factus.Alors que Souci traversait un fleuve, il vit de la terre glaise, il en prit en y pensant et commença à la modeler. tandis qu’il est concentré sur ce qu’il fait, intervient Jupiter ; Souci lui demande de lui donner un esprit, ce que Jupiter fait aisément.

    comme Souci veut lui donner un nom, Jupiter refuse et veut lui donner le sien. tandis que Souci et Jupiter discute du nom, survient Tellus qui désire qu’il aie son nom puisqu’il lui a donné une partie de son corps. ils demandent le jugement de Saturne ; et Saturne juge ce qui semble juste  : Toi Jupiter tu lui as donné l’esprit […] recevra le corps. Puisque c’est Souci qui l’a d’abord modelé, c’est Souci qui l’aura tant qu’il sera vivant ; et quant à la discussion sur son nom, qu’il s’appelle homme (homo) puisqu’il a été fait avec de la terre (humo).

    Cura désigne à la fois le soin comme application et le souci comme inquiétude et sollicitude il faut par ailleurs se souvenir que le terme latin cura, s’il désigne le soin et le souci, a trois sphères particulières d’influence, le travail, la

    surveillance, l’amour. Il faut se souvenir encore que cette sollicitudo (sollus-citus / tout-agité) est

    le merimna grec. 2. Poursuivons. Il reste à saisir le pourquoi du souci de l’être. L’étant, écrit Heidegger, « est avant tout conçu comme ensemble de choses (res) là-devant. L’être reçoit le sens de réalité. » Être et temps, op. cit. p. 251. Se pose alors la question de ce qu’est la réalité :

    Si le terme réalité veut dire l’être de l’étant (res) là-devant intérieurement au monde – et rien d’autre n’est entendu pas là – cela signifie alors pour l’analyse de ce mode d’être : l’étant n’est intérieur au monde de façon ontologiquement concevable que si le phénomène de l’intramondéité est tiré au clair. Or celle-ci se fonde sur le phénomène du monde, qui, de son côté, en tant que moment structural essentiel de l’être-au-monde, appartient à la constitution fondamentale du Dase in ibid., p. 259.

    L’être-là – comme saisi des étants – ne se situe que dans cette tension paradoxale (la «  frange vivace » de Whitehead, Le concept de Nature, p. 112), qui est le souci, parce que, écrit Heidegger «  le réel s’éprouve dans l’impulsion et la volonté. La réalité est résistance, plus précisément résistibilité  » Être et temps, op. cit., p. 260. La résistance, re-sistere, signifie un venir comme opposition, mais signifie surtout un arrêter (sistere) un se tenir en faisant face, un tenir adversaire. La réalité est résistante parce qu’elle fait simplement face et la réalité est résistibilité parce qu’elle engage l’être-là à ex-sistere, à exister comme manifestation et dévoilement :

    L’effort qui cherche à s’exercer sur… et bute sur la résistance, et

  • 32 33

    ne peut que « buter » contre elle, cet effort est déjà lui-même après une entièreté de conjointure (Bewandtnis). Or le dévoilement de celle-ci se fonde sur l’ouverture du réseau entier de renvois de la significativité. L’expérience de la résistance, c’est-à-dire le dévoilement du résistant par l’effort exercé sur lui, n’est ontologiquement possible que sur la base de l’ouverture du monde. La résistibilité caractérise l’être de l’étant intérieur au monde ibid. p. 261.

    La réalité est alors renvoyée au phénomène du souci. Le souci, est à la lettre, cette pré-occupation dans l’expérience de la ré-sistance à la possibilité d’ex-sister. Le souci est cette préoccupation à cette possible inadéquation des deux comme désaccord ou mésentente. Cette préoccupation prend la forme de ce que l’on nomme vérité. 3. Nous renvoyons à une lecture attentive du § 45. La philosophie antique associe l’être avec «  l’entendre perceptif de l’être  ». L’objet de la philosophie est donc ce qu’Aristote (Mét. 983b2) nomme l’alèthéias, c’est-à-dire l’analyse du non-retrait philosopher serait alors soit cette science du non-retrait, cette science de la vérité (Mét., 993b20)

    ou bien serait cette science (métaphysique) hè théôréi to on hè on, qui étudie l’étant en tant

    qu’étant, huparkhonta kath’auto, et ses attributs essentiels (Mét, 1003a20). Heidegger précise alors que la vérité repose sur trois définitions : « 1. le lieu de la vérité est l’énoncé (le jugement), 2. l’essence de la vérité se tient dans l’accord du jugement avec son objet, 3. Aristote a rapporté la vérité au jugement comme à son lieu d’origine de même qu’il a mis en vigueur la définition de la vérité comme “accord” » ibid., p. 265. Il faut entendre ce concept d’accord selon les termes grec d’homoiosis et latin d’adæquatio et selon la

    longue tradition occidentale de l’adæquatio intellectus et rei. Il faut entendre ici aussi une radicale

    critique du concept d’adæquatio : premièrement, écrit Heidegger, « tout accord et aussi toute

    vérité est une relation. Mais toute relation n’est pas un accord », parce que, écrit-il, « l’accord

    a pour caractère de relation  : “tel-que”  ». Deuxièmement parce que le concept d’adæquatio

    poserait une relation entre réalité et idéalité comme subsistance (sub-sistere) c’est-à-dire comme

    arrêt et presque comme embuscade et comme séjour. Troisièmement parce que l’adæquatio

    oblige à une justification et toute « vérification signifie que l’étant se montre en identité ». Nous

    renvoyons encore à Theodor W. Adorno (Dialectique négative, introduction, p. 13 sq), sur le

    concept de contradiction et qui nous permet de comprendre que (p. 16) « la dialectique sert à la

    réconciliation ».. Qu’est-ce que la vérité ? Martin Heidegger écrit :

    L’énoncé est vrai signifie  : il dévoilé l’étant en lui-même. Il énonce, il exhibe, il «  fait voir  » (apophansis) l’étant en son être-dévoilé. L’être-vrai (vérité) de l’énoncé doit s’entendre comme être-dévoilant. La vérité n’a donc pas du tout la structure d’un accord entre connaissance et objet au sens d’une adéquation d’un étant (sujet) à une autre (objet)» ibid., p. 270.

    Ce qui relève de la vérité, signifie ce qui relève de l’être-dévoilant, donc de l’arbitraire. La pensée (le logos) dit alors « comment l’étant se comporte », parce qu’au logos « appartient le non-retrait, a-lèthéia » ibid., p. 271. Ce pourquoi Heidegger écrira que l’« être-vrai au sens d’être-dévoilant est une manière d’être du Dase in » :

    Le dévoilement est une manière d’être de l’être-au-monde. Qu’elle discerne ou même qu’elle s’attarde à considérer, la préoccupation dévoile l’étant intérieur au monde. Celui-ci devient le dévoilé. Il est « vrai » en un sens second. « Vrai » au sens premier, c’est-à-dire dévoilant, est le Dase in. Vérité au sens second ne signifie pas être-dévoilant (dévoilage) mais être-dévoilé (dévoilement) ibidem.

    Le souci est l’expérience de cette ouverture comme disponibilité (l’utilisabilité, l’entente, la parole). Ce souci comme pré-occupation ontologique de l’être au non-retrait comme dévoilement, détermine l’être-là de quatre manières : 1. le Dase in relève essentiellement de l’ouverture en général (embrassement du monde dans le souci) ; 2. le Dase in est l’être-jeté comme expérience de l’ouverture essentiellement factive ; 3. au Dase in appartient la projection, c’est-à-dire «  l’être en ouverture  » ; 4. au Dase in appartient le dévalement. Le dévalement signifie un se montrer sur le mode du semblant : « le Dase in, parce qu’il est essentiellement en déval, est, par sa constitution d’être, dans la non-vérité » :

    La vérité (l’être-dévoilé) doit toujours commencer par être extorquée à l’étant. L’étant est ravi au retrait. L’être-dévoilé, chaque fois qu’il a factivement lieu, est toujours, pour ainsi dire un rapt. Est-ce un hasard si les Grecs avaient pour s’exprimer sur l’essence de la vérité une expression privative (a-lèthéia) ? ibid., p. 273

    Ce qu’il faut enfin saisir c’est que l’ouverture de l’être-là, l’ouverture de l’être à l’existence «  appartient essentiellement à la parole  ». Qu’est-ce que cela signifie  ? Que l’ouverture du Dase in se fait

  • 34 35

    dans l’expérience de la langue, dans l’expérience de l’énoncé, dans l’en-tant-que apophantique (apophasis : faire-voir, pro-duire)  : «  l’énoncé fait part de l’étant en disant comment il est en son être-dévoilé  » ibid., p. 275. C’est pour cela que le logos c’est-à-dire le lieu de la parole, le lieu de l’énonciation, le lieu de la puissance de la langue est à entendre comme

    puissance, à la fois logique (logos) et mythologique (muthos), de la pensée ne peut être qu’une manière d’être de l’être du Dasein : « le logos est l’attitude qui peut aussi voiler » ibid. p. 277. Il nous restera alors à commencer l’analytique de la négligence et peut-être proposer que soit penser la puissance de l’amérimna comme essentielle à l’être-là et peut-être que soit penser cette puissance comme possibilité de la contradiction, comme possibilité de la ré-sistance de l’être-là – dans les étants, face aux étants – comme « mémoire colorée par l’anticipation » Whitehead, ibidem. En soi, l’être de l’angoisse est l’être esseulé et étrécie entre la pré-occupation comme souci et l’anticipation comme sollicitude : cela signifie que l’être est étrécie entre la pré-ob-captio (prendre-avant) et l’ante-captio (prendre les devants). Préoccupation et anticipation sont les deux faces du souci et les deux faces de l’être saisi en son étroitesse (sténose).

    28 novembre 2010

    néglIgence Sur le concept d’intermittence

    « Katargein tous kairous. »Polybe.

    « Cette façon de sans cesse reprendre haleine est la formed’existence la plus propre de la contemplation. »

    Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand.

    Ce séminaire aimerait, simplement, poser quelques jalons en préparation de la journée d’étude du 12 décembre. Cette nouvelle journée d’étude porte sur les concepts d’inchoation et d’immédiateté, c’est-à-dire sur les figures de ce qui ne cesse de commencer et ce qui n’existe qu’un instant sans intermédiaire. Ces deux temporalités définissent, nous semble-t-il, la possibilité de l’œuvre. L’inchoation dit précisément ce qui, en ne cessant de s’initier et de commencer, se livre comme inachèvement ; l’immédiateté dit alors ce qui se livre, entièrement, dans un temps déterminé, kairologique, ce qui se livre, tendantiellement, à l’achèvement.

    Première remarque, nous voudrions préciser que le terme inchoation est emprunté à la langue grammaticale, c’est-à-dire au méta-langage. L’inchoation est l’expérience de l’étroitesse du temps de l’immadiateté dans la distorsion de la représentation du temps et de l’effectivité de l’acte, parce que l’acte et l’actantialité ne s’exposent que dans une immédiateté jetée-devant, comme préoccupation et anticipation. Il n’y aurait donc d’immédiateté possible, sinon comme déjà-jeté, comme achevé. Il n’y aurait donc, paradoxalement, d’immédiateté possible que comme puissance

  • 36 37

    d’inchoation. Ce paradoxe, cette presque aporie, devrait pouvoir se formuler dans l’expression se-tenir. Se-tenir signifierait la possibilité d’un enfoncement (prendre forme) dans la possibilité d’une époque.Cela signifie caractériser la possibilité, comme puissance, de notre être-là déterminé dans la pré-occupation. Ce caractère, la double figure de l’ex-igence (comme disposition à ce qui vient, comme tension à ce qui s’achève, ex-agere) et de l’ex-sistence (comme pré-occupation et pro-jection), est ce que Martin Heidegger nomme le se-tenir-à-soi comme attente dans cette irrésolution. Attente signifie ici l’état de celui qui doit ad-tendere, comme figure de l’attention et de l’observation. En somme la caractéristique de l’être de l’attente est une disponibilité inchoative. Cela signifie que l’être est traîné en longueur voir Martin Heidegger, Concepts fondamentaux de la métaphysique, op. cit. §37-38. Que signifie la forme se-tenir-à-soi ? Il traduit l’expression heideggerienne Ansichhalten (an-sich-halten) qui est transcrite ici littéralement  : «  das Ansichhalten des Daseins, was ein Warten ist ; le se-tenir-à-soi du Dasein, qui est une attente». Le se-tenir-à-soi est bien l’être de l’époque, Heidegger écrit Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 406-407 :

    Nous pouvons nommer ™poc» de l’être ce se-tenir-à-soi éclaicissant de la vérité de son essence. Ce mot emprunté au vocabulaire stoïcien, ne nomme pas ici, comme chez Husserl, le procédé méthidique de l’arrêt des actes thétiques de la conscience au sein de l’objectivation. L’époque de l’être appartient à l’être lui-même. Elle est pensée à partir de l’expérience de l’oubli de l’être. De l’époque de l’être provient le déploiement en époques de sa destination, en laquelle consiste la véritable histoire mondiale. Chaque fois qu’un être se contient en son destin, il se produit soudain et imprévisiblement un monde.

    Nous devrions alors être en mesure de proposer une forme advenante à cette formule du se-tenir-à-soi, du Ansichhalten, par l’insersion d’un simple «  t  » entre les deux « h  »  : ansicht-halten qui devrait pouvoir signifier un tenir-voir comme disposition fondamentale de l’être du se-tenir-à-soi à l’ob-servation, à la visée théorétique. Nous serions alors en mesure d’assumer qu’il ne peut

    y avoir d’Ansichhalten sans Ansichthalten, qu’il ne puisse y avoir de tenue sans un apparaître. L’autre figure est celle livrée par Theodor W. Adorno comme «  avoir tenu bon  » comme figure assombrie de la proposition heidegerienne Théories esthétiques, Klincksieck, 1995, p. 35 sq comme figure matérielle, épocale, de notre disponibilité historique.

    Deuxième remarque, nous voudrions relever que si l’être-de-l’œuvre est l’être de l’épokè, toute œuvre se livre donc à une possible disponibilité inchoative. L’œuvre qui se tient-encore est la figure de la puissance inchoative. L’œuvre ne se maintient pas en tant que telle, mais elle ne cesse de se déclencher, elle ne cesse de commencer et de s’initier. En ce sens l’œuvre qui n’existe pas (sauf à la considérer comme une valeur historique et donc comme la mesure d’une trace) offre le mouvement ou plus précisément le mécanisme suivant : pour se tenir-encore l’œuvre doit se séparer de son statut d’objet historique, elle doit se dés-œuvrer (argia)  : au sens propre, pour se désœuvrer, elle doit se tenir à peine à côté, comme ex-ergue (ex-ergon) comme figure, non dans l’actualité mais dans la virtualité, dans la potentialité, c’est-à-dire comme én-ergie (en-ergon), comme intégrale puissance inchoative. Toute œuvre est un objet inchoatif. L’œuvre est toujours livrée à deux modèles, l’irrésolution et l’inchoation. En ce sens l’inchoation est à la lettre l’expérience grammaticale absolue : la puissance inchoative du langage est cette « temporalité d’un présent sans contrepartie » dont parle Pierre-Damien Huyghe et qui définit l’espace de la fidélité Modernes modernité, op.cit., p. 44, de la modernité de l’œuvre.

    Troisième remarque, il faut appréhender le concept d’intermittence comme modèle de cette irrésolution entre immédiaté et inchoation, comme ce qui laisse un intervalle, comme ce qui laisse du temps entre entre ce qui est-déjà et ce qui ne-cesse-d’être. Inter-mittere signifie, à la lettre, un laisser libre

  • 38 39

    comme possibilité d’un interrompre, d’un suspendre, d’un espacer et d’un séparer. Walter Benjamin c’est saisi de ce concept Origine du drame baroque allemand, op. cit. introduction, p. 24-25 :

    Inlassablement la pensée prend de nouveaux départs, et revient laborieusement sur la chose même. Cette façon de sans cesse reprendre haleine est la forme d’existence la plus propre de la contemplation. Car tandis qu’en considérant un seul et même objet, elle suit les différentes strates de sens, ces recommencements lui donnent une impulsion sans cesse renouvelée et justifient les intermittences de son rythme.

    C’est Adorno, Notes sur la littérature, (319), qui livre ce concept d’intermittence à propos de Hölderlin comme étant «  le maître des gestes linguistiques intermittents ». Cette réflexion est fondamentale mais il reste le difficile problème de l’interprétation du geste linguistique et de l’interprétation de l’intermittence. Le concept d’intermittence est essentiel parce qu’il permet, d’une part, en fonction du sens du terme intermittere de penser l’intervalle comme entre-deux et comme suspension, d’autre part, en fonction de son sens moderne de penser la question du rythme – les espaces de l’intermittence sont ceux de la langue – et enfin de penser l’intermittence comme une saccade, ce qui permet d’appréhender la théorie benjamienne de l’image dialectique comme une saccade, voir Le livre des passages, [N2a, 3]. Il faut entendre l’intermittence de deux manières  : d’une part, comme irrégularité et comme secousse – c’est le modèle benjaminien – et, d’autre part, comme mesure de ce qui « laisse du temps », c’est-à-dire ce qui laisse des intervalles (diakénose) nous renvoyons à une analyse attentive de la théorie chysipienne de la représentation (SVF II, [B.l]54) : « L’imagination (phantastikon) est une puissance vide.

    Elle est en fait une affection (pathos) qui existe dans l’exprit en l’absence d’objet, comme si l’on

    tendait les mains vers une bataille d’ombres (skiamakhountos), ou vers des formes vides ». « Les

    stoïciens soutiennent que le vide est ce qui peut être occupé par un être, mais qui ne l’est pas

    maintenant. Ils disent alors que c’est un espace sans corps ou laissé livre de corps [B.f ]505[1] ».

    Quatrième et dernière remarque, nous aimerions proposer une lecture nouvelle du concept d’inchoation. Le terme grec qui dit

    le commencement, est le verbe kat-archein à partir duquel l’être est livré à une opérativité et à partir duquel l’œuvre (ergon) est livrée à une facticité : cependant pour qu’il y ait une kat-archè, un commencement, il a fallu, supposément, qu’il y ait un suspens, que soit suspendue l’œuvre. La suspension de l’œuvre est au sens propre ce que la langue grecque entend dans le terme kat-argos et dans le verbe kat-argein. Pour que quelque chose soit inchoatif, pour que quelque chose commence, il faut que quelque chose soit laissé un temps, un instant (comme intervalle et comme immédiateté), inactif. Il n’y a possibilité de l’œuvre, ergon, que dans la mesure où il peut y avoir kat-argia : la katargia n’est pas un hors-d’œuvre, ex-ergon, elle est au contraire un en-œuvre (puissance) qui dispose à la possibilité. C’est pour cette raison que nous avons écrit en exergue de ce texte un fragment de Polybe « katargein tous kairous » qui peut se traduire par « laisser les occasions » et qu’il faut entendre, matériellement, comme « négliger les op-portinités », c’est-à-dire négliger le devant-quoi (ob-portus). Nous assumons de proposer, ici, comme pas épistémologique, de saisir dans le terme kartargia le sens du verbe négliger. La katargia est ce «  repos  » nécessaire, ce laisser place où seulement, nous pouvons prendre place comme se-tenant-à-soi et se-tenant-à-voir.

    12 décembre 2010

  • 40 41

    néglIgence Sur le concept de sprezzatura

    « l’herméneutique ne se réduit plus à une induction rectiligne, ni même à un chiasme simple, elle nous engage

    dans les méandres tortueux d’un labyrinthe.Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien.

    A vécu de 1478 à 1529 un personnage nommé Baldassare Castiglione. Il fut diplomate et écrivain. En 1528 fut publié à Venise Il cortegiano Baldassare Castiglione, Le livre du courtisan, trad Gabriel Chappuis, Lyon, 1580 & trad. Alain Pons, Flammarion, 1991. Le livre du courtisan est à mi-chemin entre un livre théorique et une conversation savante sur la figure de l’homme de cours et sur l’idéal du courtisan qui doit à la fois être le lieu de concentration de l’esprit chevaleresque, de l’humanisme, de la connaissance et du savoir, de la puissance d’acte et du suspens, de l’élégance et de la nonchalance, du sérieux et de la désinvolture. Pour Castiglione ce qui détermine essentiellement un homme est, avant tout, l’ingenio (en latin ingenium, en français esprit) voir Le Livre du courtisan, livre premier, ch. xv, voir aussi Goirgio Agamben, Profanations, Payot et Rivage, 2005, ch.

    « Genius », p. 7-20. L’esprit ou ingenio, est à la fois le caractère comme disposition singulière, l’intelligence comme

    disposition éthique et la puissance d’être comme disposition politique. Le courtisan a besoin, ensuite, d’une grazia en opposition à une disgrazzia ibid. ch. xxvi :

    Et au contraire, faire des efforts, comme on l’a dit, donne beaucoup de disgrâce, et fait qu’une chose, aussi grande soit-elle, ne mérite pas l’estime.

    Et enfin, tout ceci est révélé, selon Castiglione, par la qualité nécessaire essentielle, la sprezzatura ibidem :

    Mais j’ai déjà souvent réfléchi sur l’origine de cette grâce, et, si on laisse de citer ceux qui la tiennent de la faveur du ciel, je trouve qu’il y a une règle très universelle, qui me semble valoir plus

    que toute autre sur ce point pour toutes les choses humaines que l’on fait ou que l’on dit, c’est qu’il faut fuir, autant que possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l’affectation, et, pour employer peut-être un mot nouveau (una nouva parola), faire preuve en toute chose d’une certaine désinvolture (usare in ogni cosa una certa sprezzatura), qui cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser (che nasconda l’arte, & dimostricio, che fa, & che dice, venir fatto senza fatica, & quasi sensa pensarvi). […] Pour cette raison, on peut dire que le véritable art est celui qui ne paraît pas être de l’art (che non appare esser arte), et on doit par-dessus tout s’efforcer de le cacher, car, s’il est découvert, il ôte entièrement le crédit et fait que l’on est peu estimé (perche si scoperta, leva in tutto il credito, & fa l’huomo poco stimato).

    Que signifie donc le terme sprezzatura. Il signifie, précisément, une sorte de « juste milieu », de mediocritas entre la grossièreté et l’affectation nous rappelons que l’ouvrage de Démétrios de Phalère, Péri hermènéias, propose la même distinction entre ce qu’il appelle le style élégant (glaphuros) qui est plein de grâces (kharis), [128] : ce style élégant se

    caractérise par la concision (suntomias) [137], par la disposition (taxis), [139], le vocabulaire (lexéôs kharites), [141],

    à la beauté du matériau (kala onomata), [173]. Son opposé est précisément ce que Castiglione nomme l’affectation,

    c’est-à-dire le sytle kakozélon [186-189]. Étymologiquement il signifie le dédain, le mépris. La sprezzatura est une attitude désinvolte (Castiglione utilise l’expression una sprezzata desinvoltura) qui doit pouvoir montrer que nous faisons les choses sans peine, avec noncuranza, sans application particulière : il faut donc faire en sorte d’effacer les traces de ses efforts et enfin donner l’apparence d’une spontanéité. Le dictionnaire de l’Academia della crusca donne pour synonyme au terme sprezzatura le terme latin contemptus (ce dont on ne tient pas compte) et le terme grec kataphronésis qui dit précisément le mépris et la négligence. Cette sorte de négligence provient de ce qu’Aristote nomme mégalopsychia (magnanimité) :

    De plus un autre trait du magnanime veut qu’il soit dédaigneux (kataphronétikous). […] Être négligent (oligôron) est le sentiment (pathos) tout particulièrement propre au magnanime (mégalopsychou) Aristote, Éthique à Eudème 1232a37-a10.

    Nous avons deux concepts, la kataphronésis comme dédain (la

  • 42 43

    présomption) et l’oligôros comme négligence (ce dont on ne s’inquiète pas). Aristote en donne une définition Rhétorique 1378b10 :

    La négligence (oligôria) est une opinion (doxès) en acte (énergéia). […] Ce qu’on suppose ne rien valoir, on le dédaigne (kataphronousin), ce qu’on évalue ne rien valoir, on le néglige (oligôrousin).

    Le concept de négligence, chez Aristote, est fondamental pour comprendre le concept de puissance et de désir qui relève d’une gradualité du jugement de la supposition (oiomai) à celui de l’évaluation (axios). Cette idée complexe de sprezzatura qui est à la fois un mépris et une sorte de négligence trouve son origine, dans la pensée grecque mais aussi dans la pensée latine et essentiellement chez Cicéron Cicéron, De Oratore, xxiii, 76-78 :

    Mais d’autres soins réclament son attention, que n’embarrassent pas l’arrangement des périodes et la succession des mots. N’allez pas croire que cette diction simple et rapide soit en effet négligée ; rien de plus étudié qu’une telle négligence. Il est des femmes, dit-on, qui négligent toute parure, et n’en savent que mieux plaire. L’éloquence attique tire le même avantage de sa simplicité. Là, comme ici, le charme opère, et les moyens restent cachés. Imaginez une toilette dont toute prétention semble bannie. Point de diamants. Le fer n’a point tourmenté la chevelure ; aucun fard n’a enluminé le visage d’une blancheur ou d’un incarnat factice; la propreté vient seule au secours des grâces naturelles. Telle sera la séduction d’un style subtile, toujours simple, toujours clair.

    Le concept de neglegentia diligens s’affirme non seulement comme un paradoxe mais surtout comme un oxymore : il ne peut y avoir de subtilis oratio (style subtile) qu’à la condition qu’il affirme un art sans art, une technique sans technique, un travail sans effort. Le paradoxe s’affirme comme une réalité cachée, voilée. La neglentia diligens est un compromis entre un souci d’élégance et une aisance voir Marc Fumaroli L’Âge de l’éloquence, Droz, 2002, p. 54, voir François de la Mothe le Vayer, Considérations sur l’éloquence française…, 1638, p. 132 et voir aussi John C. Lapp, The Esthetics

    of Negligence (La Fontaine’s contes), Cambridge, University Press, 1971. 2 janvier 2011

  • 44 45

    néglIgence épiméliéia politique

    « Quodlibet ens n’est pas “l’être, peut importe lequel”,mais “l’être tel que de toute façon il importe” ; il suppose,

    autrement dit, déjà un renvoi à la volonté (libet) : l’êtrequelconque entretient une relation originelle avec le désir ».

    Giorgio Agamben, La communauté qui vient.

    « Or les loi ne sont que des produits en quelque sorte de l’art politique : comment, dans ces conditions, pourrait-on

    apprendre d’elles à devenir législateur, ou à discernerles meilleures d’entre elles ? »

    Aristote, Éth. Nic., x, 10, 1181b

    Nous avons parcouru dans la première partie de nos recherches un certain nombre de données essentielles à la compréhension du concept de négligence, à savoir l’idée de préservation, le concept d’ens neglegens, l’opposition substantielle entre skolè et méléia, le concept de Sorge, le concept d’intermittence et enfin l’idée de sprezzatura. Ce sont cependant des données hétérogènes qu’il s’agit maintenant de relier de façon synthétique : il s’est agit, d’une part, de produire une sorte de cartographie du concept de négligence à partir de la figure archéologique du soin et de la précaution et, d’autre part, de proposer une lecture, à partir des travaux de Manuel Reyes Mate, du concept de justice et de justice messianique voir à ce propos les texte de Walter Benjamin et Minuit dans l’histoire de Reyes Mate, éd. Mix., 2008. La première conclusion qui semble évidente, après ce premier semestre de recherche, c’est que nous avons deux sphères qui relèvent du concept de négligence : une sphère technique de la justice et une sphère technique de l’esthétique  : la première et fondée sur le

    concept de sollicitude et de non-négligence la seconde est fondée sur la mythique forme de la neglegentia diligens et sur la négligence. Nous aurions donc, d’une part, la sphère technique de la justice il faudrait juste spécifier une différence – présente chez Platon et Aristote – entre une justice

    comme préservation (image du médecin) et une justice comme aléthurgie et entre une justice

    commutative et distributive, ce qui revient en somme à poser la différence en la question du

    juste et de la justice qui ne peut supposer la négligence et, d’autre part, la sphère technique de l’esthétique, sur le principe même de l’ens neglegens, comme fondement de la stylématicité. Il s’agit, ici, d’une structure fondamentale de la gouvernance, où il aurait d’un côté une sphère éthico-politique fondée sur le concept d’épiméléia heautou comme principe d’inquiétude fondamentale structuré sur les techniques identifiées de la mémorisation, de la médiation et de l’examen de soi voir les séminaires de l’an dernier et voir Michel Foucault, Herméneutique du sujet, leçon du 6 janvier 1982 et, d’un autre côté une sphère morale et privée fondée, elle, sur la capacité de l’être à s’affirmer en tant que tel et structuré sur les modèles de la connaissance, de la signature, de la renommée. Il y a donc une visée profondément morale dans cette opposition que l’histoire de l’Occident fera basculer de l’épiméléia heautou au gnothi séauton, c’est-à-dire du soin de soi-même à la connaissance de soi. Nous devons, faire ici, ou refaire, un commentaire sur le concept d’épiméléia et plus précisément sur l’épiméléia tès psukhès (le soin des esprits) et le concept du ta anthropéia (les choses humaines). On retrouve aussi bien dans Xénophon Cyropédie, viii, 2, 13 & Anabase, i, 9, 24 que chez Platon la figure voir séminaire de l’an dernier et Apologie de Socrate, Criton & Phèdre de l’épiméléia comme un soin et comme une technique de soin, au sens de soigner (et l’ambiguïté du terme thérapéia comme soin et comme servilité). N’oublions pas que le terme épiméléia signifie précisément le soin et l’occupation comme technique : c’est pourquoi le terme a eu des liens puissants avec le terme teknè et avec le sens que nous donnons au mort art voir à ce propos Martin Heidegger, Nietzsche i, p. 151. Mais si le terme épiméléia signifie le soin et la sollicitude nous devons réinterroger le sens de ce terme

  • 46 47

    dans la pensée aristotélicienne. On sait qu’on trouve ce terme, épimélètes, au sens de la fonction administrative dans la cité Politique, iv, 15, 1299a20. Mais plus intéressant encore est la récurrence de ce terme au dernier chapitre de l’Éthique à Nicomaque  livre x, 10, nous rappelons que ce chapitre est la liaison entre l’Éth. Nic. et la Politique : il est ici question de l’épiméléias au sens de fonction éducative, soit publique, c’est-à-dire l’administration, soit privée (enseignement) livre x, 10 et plus précisément 1180b20 (trad. J. Tricot, modifiée) :

    On admettra que celui qui souhaite devenir un homme d’art (tekhnikô) et de théorie

    (théôrètikô) doit s’élever jusqu’à l’universel et en acquérir une connaissance (gnôristeon)

    exacte : car l’universel est l’objet de la science (épistèmai). Dès lors celui qui souhaite,

    au moyen d’une discipline éducative (épiméléias) rendre les hommes meilleurs, qu’ils

    soient nombreux ou peu nombreux, doit s’efforcer de devenir lui-même capable de

    légiférer, si c’est bien par les lois que nous pouvoir devenir bon : mettre un individu,

    celui qu’on propose à vos soins, dans la disposition morale convenable, n’est pas à la

    porté du premier venu, mais à l’homme possédant cette connaissance, comme pour

    la médecine (iatrikès) et ce qui fait appel à la sollicitude (epiméléia) et à la prudence

    (phronèsis).Il y a donc une différence profonde entre Platon et Aristote quant à la question de l’anthropéia et de ses soins : chez Platon il s’agit d’une aléthurgie, chez Aristote d’une praxis chez Aristote l’épiméliéa ne peut pas être qu’une teknè parce qu’elle est liée à l’expérience : 1181b. Ceci conditionne donc deux façon de voir de concevoir la justice et la gouvernementalité vertu et idéologie pour l’un, expérience et commutativité pour l’autre. En revanche il y a une visée commune platonico-aristotélicienne – contre les sophistes – quant à la subordination nécessaire de la rhétorique à la politique. Il y a donc une subordination de l’expérience de la rhétorique à l’expérience politique et à la connaissance qui en découle. Il s’agit maintenant d’en tirer quelques conclusions. Il y a, effectivement, une incapacité des systèmes de la gouvernance à prendre en compte l’épiméléia comme le lien fondamentale du soin et de l’éducation, contre la figure solipsiste du liberalis indépendant. Il y a alors la relégation de la figure de la négligence à la sphère de

    la rhétorique, parce que le langage est ontologiquement pervers, parce que la rhétorique est subordonnée à la politique et donc à la morale ou à l’éthique, parce que la rhétorique est l’espace matériel et esthétique du liberalis, parce qu’enfin il est l’espace de la stylistique. Nous ne posons pas la possibilité d’un chiasme, d’un renversement de ces deux propositions, qui en soit n’est pas envisageable, mais bien plutôt la possibilité de le repenser. Nous assumons de croire que l’espace du soin – de l’exigence du soin – est le lieu de l’administration (c’est-à-dire de notre dépendance au commun, de notre vivre avec) et qu’il ne doit pas de manière archaïque et réactionnaire être maintenu dans l’espace privé (charis et liberalis) comme le préconisent les pensées du care. Nous assumons de croire que la figure de la négligence ne peut pas être cantonnée, moralement, à la rhétorique comme neglegentia diligens qui est paradoxalement un soin technique dans l’exercice du langage et de la communication et la figure esthétique du soi singulier. Nous assumons donc de penser que l’idée benjaminienne d’une justice messianique (c’est-à-dire une justice qui n’est pas une justice de la réparation mais une justice de la saisie de nos inégalités il faut ici repenser ce qui fonde en Occident la justice, c’est-à-dire la réparation de l’inégalité

    considérée comme produite par la nature et penser alors la justice ne peut penser cette inégalité

    qui n’est pas à réparer mais qu’elle peut soit réparer soit surtout préserver nos être des injustices

    qui sont produites sur ces inégalités : la justice n’est pas la réparation des vaincus mais la

    possibilité technique et matérielle de l’impossibilité d’oublier les injustices. La justice est la

    figure éthique et matérielle des vaincus. qui fonde la fragilité de notre existence – de notre auto bios – en commun et qui fonde en même temps la seule possibilité éthique de notre être-là) ne peut exister que dans la nécessité d’une gouvernance comme exigence du soin au sens aristotélicien comme administration et enseignement et au sens de l’impossibilité éthique de la négligence (comme non-soin) pour la figure politique de la justice : le vivre avec. Nous assumons, enfin, de penser que l’