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Polar, Noir & Mystère Au sommaire : 145 Camera oscura (XLI) Christian Sauvé 159 Encore dans la mire Christine Fortier André Jacques Martine Latulippe Simon Roy Norbert Spehner L E VOLET EN LIGNE Gratuit N ˚ 41 L’ A NTHOLOGIE PERMANENTE DU POLAR A LI B I S

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Polar, Noir & Mystère

Au sommaire :

145 Camera oscura (XLI)Christian Sauvé

159 Encore dans la mireChristine FortierAndré JacquesMartine LatulippeSimon RoyNorbert Spehner

LE VOLET EN LIGNE

GratuitN˚ 41 L’ANTHOLOGIE PERMANENTE DU POLAR

ALIBIS

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Date de mise en ligne : janvier 2012

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Camera oscura(XLI)

En matière de cinéma sombre, l’automne 2011 aura été richeen quantité avec près d’une douzaine de titres d’intérêt. Mais laqualité, elle, se fit plus rare. Une bonne partie des films de larentrée de septembre n’a fait lever ni les foules ni provoqué lesapplaudisse ments. Loin de redorer le blason du jeune TaylorLautner, Abduction semble avoir démontré ses limites commeacteur ; le remake Straw Dogs n’a guère éclipsé l’original ; etMachine Gun Preacher est à peine paru au cinéma avant dedisparaître dans les limbes de l’attente de la sortie vidéo. Enrevanche, d’autres films se sont distingués… parce qu’ils étaientplus intéressants que prévu, parce qu’ils apportaient un peu deprofondeur à un genre connu ou bien parce qu’ils semblaientdirectement faire référence aux actualités du moment. Alors :qu’est-ce qui a fonctionné? Qu’est-ce qui mérite d’être examinédu plus près?

Grand doublé GoslingCamera oscura préfère discuter des films selon leur genre,

leur thème, leur impact ou leur approche… et non parce qu’ilspartagent une vedette commune. Mais le hasard fait parfois bienles choses, surtout quand un acteur tient la vedette dans deux filmsde genre à moins de trois mois d’intervalle. C’est ainsi que lachronique braque ses projecteurs sur Ryan Gosling, tête d’affichenon seulement de Drive, un des films les mieux accueillis de2011, mais aussi de The Ides of March, un thriller politique quia également récolté des louanges.

Gosling n’est pas étranger à ce succès. Acteur sérieux, safeuille de route éclectique a fait de lui tantôt un héros romantiquelégendaire (The Notebook), tantôt un néonazi (The Believer), enpassant par un introverti mal adapté (Lars and the Real Girl).

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Chemin faisant, il a également joué un jeune meurtrier dansMurder by Numbers et, de façon mémorable, un jeune avocatdonnant la réplique à Anthony Hopkins dans le thriller juridiquebien accueilli Fracture. Après une pause, il est revenu en forcesur les grands écrans en 2010-2011 avec une série de films trèsdifférents… dont deux qui tombent à nouveau dans la lunetted’approche de Camera oscura.

C’est lui qui tient la vedette dans Drive [Sang-froid], unfilm qui, à première vue, ne pourrait faire autrement que d’êtredestiné aux lecteurs d’Alibis. Adapté du court roman néo-noir deJames Sallis, Drive raconte les aventures d’un jeune homme quitravaille comme cascadeur hollywoodien et mécanicien le jour, etcomme conducteur pour des affaires douteuses la nuit. Soucieuxdu bien-être de sa voisine de palier, le protagoniste-sans-nom seretrouve impliqué dans une affaire qui tourne très mal et se voitforcé d’affronter les chefs de la pègre locale. On y retrouve despoursuites automobiles, des fusillades sanglantes, un importantmagot convoité par tous, et un héros impitoyable qui n’hésite pasà éliminer les menaces qui pèsent sur lui et sur ceux qu’il protège.Entre les mains de la plupart des scénaristes et réalisateursœuvrant présentement àHollywood, ce film n’au -rait guère pu être autrechose que du série Bréchauffé.

Mais c’est sanscom pter la singulièrevision du scénaristeHossein Amini et sur-tout celle du réalisateurNicolas Winding Refn,qui ont décidé d’emprun-ter une voie beaucoupmoins fréquentée pourdonner vie au roman deSallis. Dès les premièresminu tes, il est évidentque Drive sera un filminha bituel. Entre les em -prunts stylistiques aux

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Photos : Bold Films

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films et la musique des années quatre-vingt, les longs plans sou-tenus, le rythme lent et le refus d’obtempérer aux conventions dugenre, Amini et Refn livrent une œuvre qui, en tentant de réaliserun polar selon des codes cinématographiques plus ambitieux,finit par laisser une impression beaucoup plus distincte qu’unautre simple thriller criminel.

Admirons, par exemple, la séquence d’ouverture, où le prota-goniste agit comme conducteur pour un duo de voleurs poursuivispar les représentants de la loi. Dans Drive, échapper à des policiersalertés ne passe pas par des poursuites effrénées et des cascadesinvraisemblables, mais par un sens impeccable des pauses, dessubterfuges et de l’observation. Le conducteur se terre momen-tanément derrière un camion-remorque, examine les voitures depolice qui l’entourent, ne paniquepas à la vue des hélicoptères, etfinit par terminer sa besogne au mi -lieu d’une foule où personne nepourra le distinguer. Comparé àdes séquences similaires vues dansd’autres films, c’est un rafraîchis-sement immédiat.

Le reste de Drive est dans lamême veine. Le protagoniste parlepeu et s’avère décisif lorsque lasituation l’impose. Un des mo -ments les plus marquants du filmsera sans doute la scène où, coincédans un ascenseur entre la femmequ’il aime et un assassin qui em poigne son arme, le héros finit parembrasser sauvagement son amie avant de tabasser l’assassin àcoups de pied. Passion et violence en un seul moment d’une effica -cité brutale et inhabituelle. Pour un film consacré aux automobiles,les poursuites sont filmées de manière presque accidentelle, et ce,même si Drive ne lésine pas sur les éclaboussements de sangpendant et après les moments plus violents.

Si le film semble quémander l’appréciation des publics raffo-lant de cinéma d’avant-garde, il n’en est pas moins impossibled’en soustraire la trame criminelle. Ceux qui sont familiers avec leroman de Sallis trouveront ici un film à la fois plus violent etplus optimiste que le livre, plus restreint et pourtant moins dense.

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Photo : Bold Films

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Le résultat, faut-il préciser, ne sera pas au goût de tous. Lerythme de Drive est lent, et l’accumulation d’images incongruesdonne souvent l’impression d’une production prétentieuse etindulgente. La violence gore semble anormalement repoussantepour ce type de film, et au moins deux images particulièrementdégoûtantes finiront par provoquer de l’hostilité chez une partie del’auditoire. Les amateurs de genre seront un peu exaspérés de voirle film prendre des minutes à boucler ce qui devrait ne durer quequelques instants, exaspérés aussi de la prétention avec laquelle estmenée une intrigue somme toute très familière. Existentialismeet drame criminel ne font pas toujours bon ménage, sauf chez lescritiques blasés susceptibles d’être plus réceptifs à ce genred’expérience que les grandes foules.

Néanmoins, il n’est pas possible d’écarter Drive du revers dela main en prétextant qu’il s’agit de l’œuvre d’un réalisateur quin’est pas intéressé par le polar dans sa forme pure. Comme Hannaplus tôt en 2011, Drive s’avère un suspense expérimental exécutéselon des codes différents, et qui possède des qualités propres à sonaudace. Peu de réalisateurs de genre, soupçonne-t-on, auraienteu l’audace de confier le rôle d’un caïd tueur au comédien AlbertBrooks, encore moins d’en tirer une performance glaçante. Lefilm n’est pas bête (le scénario se paie même une allusion nonexpliquée à la fable du scorpion et de la grenouille) même si leréalisateur est plus soucieux de ses prouesses cinématographiquesque des attentes d’une salle venuevoir un polar. Drive a l’avantaged’être différent des autres produc-tions, et ainsi de présenter unevision singulière. Qui plus est,Ryan Gosling est tout à fait ad -mi ra ble sous le manteau blanc duconducteur-sans-nom, taciturne etpourtant si expressif. Une bonnepartie du film repose sur sesépau les, et il se révèle à la hauteurdes attentes.

Changeant de style, Gosling estaussi tout à fait captivant commejeune stratège volubile dans TheIdes of March [Les Marches du

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pouvoir], un thriller politique où il donne la réplique à une fouled’acteurs très bien côtés – en commençant par George Clooneydans le rôle d’un candidat influent. Le tout se déroule durant lescampagnes primaires qui précèdent les élections présidentiellesaméricaines. Les candidats démocrates tentent de se distinguer, etGosling est l’homme sur le terrain qui se démène pour influen cerla campagne primaire de l’Ohio. Mais c’est sans compter uneliaison amoureuse, une indiscrétion du candidat, des sales trucs desstratèges des autres camps et des jeux de pouvoir compliqués.Comme dans l’essentieldes thrillers politiques,c’est l’intégrité du jeuneprotagoniste qui est enjeu, ainsi que la façondont il parviendra à setirer d’af faire dans unesituation où il semblecomplètement dépassé.Et même s’il parvient àvaincre les obstaclesdevant lui, quel en serale prix à payer?

Clooney (égalementcoscénariste) a la mainheureuse comme réali sa -teur. Le film recrée bienles petits et grands évé-nements qui ponctuent lavie des campagnes po li -tiques, et le scénario estcrédible pour ceux qui suivent la politique américaine. On yverra des allusions à quelques candidats récents, mais The Ides ofMarch n’est pas un film à clé. Tout reste dans un registre plusou moins réaliste (un suicide, aussi regrettable soit-il, représentel’étendue de la violence du film) et la réalisation semble carréments’adresser aux adultes, par choix de thème mature – l’exercice depouvoir et les compromis moraux de cet usage – plutôt que parexcès de sexe et de violence.

Le résultat fonctionne bien. Les décors hivernaux de Cincin -nati n’ont rien de spectaculaire et rehaussent l’impression d’un

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Photos : Cross Creek Pictures

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film qui se déroule dans un monde pas si décalé du nôtre. EntreRyan Gosling, George Clooney, Marisa Tomei, Paul Giamatti etPhilip Seymour Hoffman, le film est également fort en perfor -man ces remarquables dont le spectateur profitera largement.

Là où l’on souhaiterait un peu plus, c’est dans le propos. Laprémisse de base du film, la perte d’innocence d’un jeune stratègepolitique, semble être la prémisse centrale du thriller politique entant que genre : une bonne exécution de cette idée ne réussit pasà maquiller qu’il s’agit tout de même d’une intrigue familière. Sivous avez vu City Hall depuis 1996, ou Primary Colors depuis1998, vous n’avez plus rien à apprendre de The Ides of March. Etvous ne serez pas surpris d’apprendre que le tout se termine surdes funérailles…

Ceci dit, il serait mesquin de ne pas recommander ce filmsimplement à cause de son manque d’originalité. Il ne faut passous-estimer le travail accompli pour bien réaliser un film de lasorte. Les scénarios adultes réalistes ne sont plus monnaie couranteau cinéma, et la politique américaine est devenue complexe à unpoint tel qu’il est presque nécessaire de la sur-simplifier pour êtreen mesure de la présenter au grand écran. The Ides of Marchrésiste à la tentation de trop en mettre et préfère s’intéresser auxarrière-scènes où une bonne partie des caméras d’actualité n’a pasla patience d’aller fouiller. Impossible de voir ce film et de ne paspenser que Clooney est en bonne voie de réaliser, un jour, un desgrands films politiques américains. De son côté, Ryan Goslingsemble aussi destiné à un avenir brillant, surtout s’il continue dechoisir des rôles frappants tels celui-ci et celui dans Drive. Unechose est certaine, on reparlera de lui dans Camera oscura. Laliste de ses prochains projets compte déjà quelques thrillers…

Cinéma populisteLe cinéma, en tant que forme d’art, n’est pas spécialement lié

à l’actualité. Conséquence du lourd et long processus de produc-tion nécessaire à la réalisation d’un film, le cinéma ne peut sepermettre d’être à la fine pointe de l’actualité. Quand des mois,souvent des années peuvent se dérouler entre l’écriture d’un scé-nario et la parution du film complété, il est difficile pour un filmde faire partie de la conversation du moment. Mais il y a desexceptions sous forme de coïncidences marquantes, la plus connued’entre elles étant la sortie du film The China Syndrome en 1979,

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décrivant un accident dans un réacteur nucléaire seulement douzejours avant l’accident de Three Miles Island.

Plus généralement, il arrive que des films profitent de ten-dances sociales de fond qui peuvent émerger de manière plusaiguë au moment de leur sortie en salle. C’est ainsi que, durantl’automne 2011, les frustrations accumulées depuis la crise fi -nancière de septembre 2008 se sont manifestées de manièreconcrète par l’émergence d’un mouvement de contestation socialeà la grandeur de la nation. « Occupy Wall Street » visait, en partie,à protester contre la mainmise des élites financières sur les institu -tions gouvernementales ; à questionner la présomption que lelibre marché est la solution à tous les maux; et surtout à contesterla concentration de richesse grandissante de la société américaine(où 1 % de la population possède près de 40 % des richesses dupays, d’où le slogan « We are the 99 % »). Bref, à la fin de 2011,les pauvres américains ont osé s’interroger sur la place des trèsriches.

Par pure coïncidence, deux films liés au domaine du thrillerallaient fouiller dans ces frustrations soudainement présentées.Deux films très différents, en fait : une comédie populaire danslaquelle des protagonistes ordinaires vont repiquer leur fonds deretraite des mains d’un riche escroc, et un suspense cérébral danslequel de riches (et très riches) cols blancs contemplent ce qui seranécessaire pour éviter la banqueroute de leur banque d’investis-sement à la suite des revers du marché.

Le plus accessible de ces deuxfilms est sans doute Tower Heist[Cambriolage dans la tour],réalisé selon un mode comiquequi rend le public instantanémentconfortable. Mise à jour contem-poraine du mythe de Robin desBois, le scénario n’a rien de biencompliqué : suite à l’arrestationdu plus riche résident d’une tour-appartement huppée, les cols bleusqui y travaillent apprennent queleur fonds de pension, géré parcelui-ci, semble s’être volatilisé.Revient alors au surintendant de

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l’édifice (Ben Stiller, dans un bon rôle) de tenter de redresser lasituation en faisant appel à ses connaissances. Quand le fraudeurfait la sourde oreille aux revendications, ne reste plus qu’unefaçon de se faire justice : subtiliser quelques millions de dollarscachés quelque part dans l’appartement de l’escroc…

Le propos est populiste et l’exécution l’est tout autant. Lescénario n’hésite pas à rendre les héros cols bleus sympathiques,et à peindre l’antagoniste (vaguement basé sur Bernie Madoff)comme un criminel arrogant qui mérite tout ce qui lui arrive. Ladistribution bien étofféepermet un scénario avecplusieurs sous-intrigues,qu’il s’agisse d’un inter -mède romantique, d’unefinale forte en suspenseimprévu, ou tout simple -ment des réparties entrepersonnages réunis pourle grand coup.

Entre les mains duréalisateur Brett Ratner,Tower Heist s’avère dudivertissement grand pu -blic assuré, peut-êtremême son meilleur filmdepuis After the Sunseten 2004. Le génériquelaisse une place géné -reu se à des acteurs aussidisparates qu’Eddie Murphy, Matthew Broderick, GaboureySidibe et Michael Peña. Le scénario, situé durant l’Action degrâce américaine, profite de la tradition new-yorkaise de la grandeparade Macy’s comme arrière-plan pour une séquence d’actiondans les airs, et la diversité ethnique des visages rend fort bien laréalité actuelle de la ville.

Bref, le film s’avère un bon moment pas très demandant. Lafinale s’effiloche un peu, le scénario ne casse rien et les transgres -sions sociales des pauvres s’attaquant aux riches demeurent bienpunies. (Est-ce utile de se rappeler que le film a tout de mêmecoûté 85 millions de dollars, dont une généreuse partie a bien dû

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Photos : Universal Pictures

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servir à payer les salaires des vedettes aperçues à l’écran?) Lacoïncidence de la sortie du film au moment où « We are the99 % » faisait les manchettes a été une lame à deux tranchants. Siles enjeux de classe étaient bel et bien dans l’esprit des foules,un film aussi bon enfant, opposant pauvre-vertu contre riche-arrogance, s’avère un peu trop simpliste pour être pleinementapprécié dans le contexte actuel. Ironiquement, le mouvement« Occupy » a peut-être rehaussé laconversation au-delà de ce qu’unsimple divertissement tel TowerHeist est en mesure de fournir.

À cet égard, le thriller cérébralMargin Call [Marge de manœu -vre] a un peu plus de substance àoffrir, même si l’on n’y retrouvepas vraiment de vengeance pourles 99 %. Tout le film se dérouleen à peine trente-six heures, et ildébute alors qu’un analyste d’ex-périence (Stanley Tucci, égal àlui-même) est congédié par labanque d’inves tissement où il tra-vaille. Escorté en dehors de l’édi-fice, il a à peine le temps de confier des informations à un jeuneprotégé (Zachary Quinto) et de lui demander de « faire attention ».Intrigué, le jeune prodige examine l’information offerte et serend compte d’une vérité troublante : la banque d’investissementa de sérieux problèmes de liquidité et risque de faire faillite d’iciquelques jours.

Au fil de quelquesréunions avec des indi-vidus de plus en plushauts placés, la situationse confirme: à moins deposer des actions déci-sives et sans lendemain,la banque devra fermerses portes. Le puissantpropriétaire de la banque (Jeremy Irons, impayable) rappelle àses employés qu’il y a trois façons de faire de l’argent : « Être

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Photo : Before The Door Pictures

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premier, être plus astucieux ou tricher  ». Les deux dernièresoptions étant déjà peine perdue, c’est un courtier d’expérience(Kevin Spacey, l’air plus vulnérable que d’habitude) qui doitprocéder à une « vente de feu » qui aura comme effet non seule-ment de liquider les actifs de la banque avant que l’on se rendecompte de son insolvabilité, mais aussi de noircir sa réputation àtout jamais.

Mais l’intrigue n’est pas la raison d’être première du film, quiprofite énormément de dialogues nourris et d’un regard fascinantsur l’arrière-scène des maîtres de la finance de Wall Street, ce1 % tant critiqué par lemouvement « Occupy ».Leurs premières préoc-cupations sont à la foisbien humaines et horsde notre expérience ; ilss’inquiètent de garderleur emploi, tout en me -nant un train de vie quidépasse de loin ce quele 99 % oserait mêmedésirer. Le scénariste etréalisateur J. C. Chandorprofite d’une distributiondes rôles étonnante pourcapturer des scènes élec -trisantes… et ce mêmesi le film n’utilise aucundes attributs habituels duthriller. Ici, pas d’armes,de poursuites automobiles ou d’explosions: seulement des conver -sations et, en arrière-plan, des sommes d’argent inimaginables.

Le résultat n’est certainement pas parfait. Sans doute pressépar les exigences d’un film à très petit budget (selon plusieursestimés, tout Margin Call a coûté 3,5 millions de dollars – unefraction du salaire de 7,5 millions de dollars d’Eddie Murphypour Tower Heist), Chandor ose à peine bouger sa caméra ouécourter la durée de certains plans, ajoutant un effet de lourdeurmalheureux à la réalisation du film. De plus, la conclusion hâtivelaisse sur sa faim, surtout après un tel visionnement fasciné.

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Photos : Before The Door Pictures

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Il n’y a qu’à entendre certains de ces « maîtres du monde »s’interroger sur les salaires de leurs supérieurs et réagir à la crisequi les entoure comme des enfants déboussolés pour comprendreune partie des racines de la crise financière de septembre 2008.Margin Call est beaucoup plus intellectuel que populiste, maisn’oublie pas de questionner au passage les valeurs de ces ingé-nieurs, scientifiques et autres génies prometteurs qui abandonnentdes carrières socialement utiles pour se joindre aux drones de WallStreet et ainsi faire beaucoup, beaucoup plus d’argent que dansleurs emplois précédents. Ceux qui restent dans les tranchées dela finance à la fin du film savent pertinemment qu’ils ont fait leurchoix, et que la certitude morale des 99 % ne leur appartiendrajamais.

Mieux qu’espéréDevant tant de questionnements sociaux, reste-t-il un peu de

place pour le cinéma comme simple divertissement ? Bien sûrque oui. Il suffit de calibrer ses attentes pour donner la chance aucoureur et être agréablement surpris.

Par exemple, la comédie d’espionnage Johnny English (2003)avait laissé si peu d’impressions marquantes que personne nes’attendait vraiment à une suite. Les pitreries de Rowan Atkinsondans le rôle-titre ayant laissé indifférents les spectateurs adultes,on ne blâmera personne de préférer éviter Johnny EnglishReborn [Johnny English renaît], surtout que la bande-annoncepromet du pareil au même. Car le film ne s’éloigne pas trop del’original : English n’est toujours pas un espion particulièrementdoué et ses péripéties tiennent plus de la farce que de la satire plusraffinée. Au panthéon Atkinson, on reste beaucoup plus proche dupantomime niais de Mr Bean que des prouesses verba les assuréesd’Edmund Blackadder.

Ceci dit, certains mo -ments du film font bonneimpression. On remar-quera, par exemple, uneparodie hilarante de laséquence de parkour deCasino Royale. Ici, unantagoniste multiplie lesprouesses d’acrobatie

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Photo : Universal Pictures

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pour échapper à Englishalors que l’espion, mûr etlas des cascades, se con -tente d’ouvrir les portes,contourner les obstacleset profiter des ascenseursque le traceur sembleignorer… pour finir parrattraper sa proie avecun minimum d’effort.Un peu plus tard, unepoursuite dans Londresprésente une chaiseroulante suréquipée.Ailleurs, un jeune agentconfié à English s’avèrene pas être un prodigecapable de corriger leserreurs de son patron.Et c’est sans compter une séquence tout à fait charmante durantle générique de fin qui prouve que si English est un gaffeur surle terrain, il est un virtuose dans la cuisine. Ces quelquesmoments ne réussissent pas vraiment à effacer l’impression d’unfilm plutôt moyen, mais ils l’empêchent de sombrer complè-tement dans l’oubli. Ils rehaussent l’impression d’une besognemenée de manière adéquate, ce qui est parfois préférable à biend’autres alternatives.

Un constat similaire s’impose pour The Three Musketeers[Les Trois mousquetaires], la plus récente adaptation du grandclassique d’Alexandre Dumas. Cette fois, c’est le registre du filmd’action qu’adopte le coscénariste/réalisateur Paul W. S. Andersonpour livrer un autre regard sur cette histoire connue. Les amateursde la série Resident Evil reconnaîtront certainement une série detics souvent associés à Anderson: séquences d’action nombreuses,rythme effréné, poli visuel, présence imposante de Milla Jovovich,plans au ralenti, fluidité de la caméra dans l’espace, épilogue quiannonce la suite… décidément, nous sommes loin des versionsprécédentes de la même histoire – surtout quand le film adoptesans vergogne des technologies inventées bien après le règne deLouis XIII dans un choix délibéré d’esthétique steampunk ! Si

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Photos : Universal Pictures

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vous avez déjà souhaité assister à des combats de dirigeables àgrands coups de canons au-dessus de la cathédrale Notre-Dame,préparez-vous à être comblé… en trois dimensions !

Reconnaissons qu’une telle interprétation n’est peut-être passi loin des intentions de Dumas, qui visait à livrer au public de sonépoque une expérience de divertissement « de cape et d’épée »pas si différente de ce type de film d’action sans prétention queréalise habituellement si habilement Anderson. On sera à peinesurpris de constater que, malgré la présence d’effets nu mériques,de séquences d’action technologiquement sophistiquées, d’ana-chronismes constants et d’un nombre totalement invraisemblabled’explosions, l’intrigue demeure d’une fidélité amusante auxgrandes lignes de la première moitié du roman de Dumas. Si laprofondeur des dialogues écope au profit des séquences d’action,eh bien c’est un choixapproprié au genre ciné-matographique choi si.Le tout semble s’imbri-quer parfaitement avecle tout récent remake deSherlock Holmes parGuy Richie.

Le résultat a doncbeau échapper aux défi-nitions traditionnelles de« bon film », il n’endemeure pas moins quecette interprétation desmousquetaires offre unplaisir à peu près conti-nu de visionnement. Lescénario n’est pas parti-culièrement bien écrit,la qualité des acteurs estvariable, le film ne faitaucun effort pour aller plus loin que ce qui plaira aux amateursd’action… et pourtant, en tant que film d’action de série B, TheThree Musketeers parvient à atteindre sans peine ses propresobjectifs. Alors que le plus récent Pirate of the Caribbean amisérablement échoué au rayon de l’aventure, voilà que The

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Photos : Constantin Film

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Three Musketeers est prêt à satisfaire des attentes raisonnables.Classons-le donc comme un succès… mais n’attendons pas né -cessairement la suite.

Bientôt à l’afficheLa neige tombe, les années se succèdent et le cinéma a ses

traditions. Les grands blockbusters conçus pour plaire aux fouless’annoncent pour le bal final de 2011. Entre Sherlock Holmes :Game of Shadows, Mission Impossible : Ghost Protocol et leremake américain prometteur de The Girl with the DragonTattoo, le cinéphile hivernal aura eu quelques choix solides à sadisposition. Ils seront accompagnés des prétendants aux Oscars.Remarquons particulièrementTinker Tailor Soldier Spy, adaptédu roman de John Le Carré, etWarhorse de Steven Spielberg.Eh puis, que serait le mois dejanvier sans sa part de simplesdivertissements sans pedigree niattentes? Osons espérer le meil leurde Contraband, Haywire, RedTails, The Grey, Man on a Ledgeet, en guise de dessert, de l’adap-tation du premier roman de lasérie Stephanie Plum par JanetEvanovich : One for the Money.

Bonne année 2012 et… boncinéma!

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CAMERA OSCURA (XLI)

n Christian Sauvé est informaticien et travaille dans la région d’Ottawa. Sa fasci nation pour le cinémaet son penchant pour la discussion lui fournissent tous les outils nécessaires pour la rédaction decette chronique. Son site personnel se trouve au http://www.christian-sauve.com/.

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L’incontournableCommençons par un aveu : l’idée de par -

courir le volume recensant les dix dernièresannées de la littérature policière en Amériquefrançaise nous apparaissait un peu commeun travail scolaire imposé. Quelle erreur !Bien sûr, Le Roman policier en Amériquefrançaise T.2 est avant tout un ouvrage deréférence, et, en ce sens, Norbert Spehnerrespecte méticuleusement la méthodologiede travail que ça exige. Il n’empêche qu’ila aussi eu le souci de rendre le tout digesteen y insufflant, comme il le mentionne dansson texte de présentation, quelques coupsde gueule et de l’humour. On l’en remercie.

Avant de se lancer dans la bibliographiecommentée de tous les romans policiers (in -cluant récits d’enquête, romans noirs, romansde procédure policière, suspenses, thrillers,romans d’espionnage, politique-fiction et

quelques pseudo-polars inclassables) pu -bliés entre 2000 et 2010, le journaliste,critique littéraire et professeur de français àla retraite propose en guise de premierchapitre « L’Autopsie d’une décennie ».Partant de l’hypothèse que le polar québé-cois ne s’est jamais aussi bien porté, NorbertSpehner fait le bilan du phénomène – sansjamais se départir de son esprit critique –,s’intéressant aux facteurs de croissances eténumérant les auteurs et éditeurs québécoisqui se démarquent. Il décoche au passagequelques vigoureux crochets bien mérités,puis ne se gêne pas pour encenser ceuxqui le méritent. Par le fait même, il nouspousse à établir une liste d’écrivains à dé -couvrir absolument – un signe évident dela vigueur du phénomène.

Sur un plan purement pratique, les ama -teurs de littérature policière, les chercheurs,

ENCOREDANS LA MIRE

deChristine Fortier, André Jacques,

Martine Latulippe, Simon Royet Norbert Spehner

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Le Roman policier en Amérique françaiseT.2 (2000-2010)Norbert SpehnerLévis, Alire (Essais 007), 2011, 427 pages.

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Les deux solitudesDans son roman Moi, Anna, Elsa Lewin

présente essentiellement deux personnages :Anna, on le devine, et Bernie. Elle, c’estAnna, une femme de cinquante ans usée,dont la vie tranquille de bibliothécaire etépouse a basculé quand son mari l’a brus-quement quittée pour une autre, plus jeune.Anna se retrouve dans un appartement mi -nuscule, et un peu minable, avec sa filleÉmilie, qui ne supporte plus sa mère et netardera pas à la quitter à son tour. Anna serend parfois à des soirées pour célibataires,toutes plus déprimantes les unes que lesautres. Un soir, elle y rencontre George, quine l’intéresse que bien vaguement mais quisemble s’intéresser à elle, ce qui lui fait tantde bien qu’elle finira la soirée avec lui. Toutdérape, à tel point que George est retrouvésauvagement assassiné le lendemain…Lui, c’est Bernie, un inspecteur qui est mis àla porte par sa femme et qui a l’impressionque tout lui échappe soudain. Il a pourtanttoujours tout fait correctement…

Il se retrouve un peu par hasard sur leslieux du meurtre de George et sera le seulà remarquer le parapluie jaune qu’Anna ya laissé. Leurs destins ne tardent pas à secroiser et une pseudo-enquête s’engage,davantage un prétexte à confronter leursdeux solitudes qu’à résoudre un crime.Deux âmes blessées cherchant à s’appro-cher l’une de l’autre…

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les journalistes, et autres individus désireuxd’en savoir plus trouveront dans l’essai bi -bliographique de Norbert Spehner la listedes romans policiers pour adultes, assortisde commentaires critiques qu’ils soient posi -tifs, négatifs ou mitigés ; celle des romanspoliciers pour jeunes ; des bandes dessinéesnoires & policières, ainsi qu’une liste desfilms, séries ou miniséries policières de ladernière décennie.

En annexe, l’auteur recense égalementles gagnants des prix Saint-Pacôme, de laRivière Ouelle, Arthur-Ellis et Alibis ; et ilénumère les adresses des sites Internet etblogues consacrés au polar qui méritent ledétour, sans oublier celles des écrivainseux-mêmes.

Pour Norbert Spehner, la production duRoman policier en Amérique française T.2(2000-2010) représentait sans aucun dou teune suite logique au travail accompli aucours des trente dernières années. Pour leslecteurs, il s’agit d’une intéressante combi-naison entre travail d’analyse et répertoireinformatif, livré par un spécialiste passionnéet respecté. (CF)

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Ce roman est le seul qu’ait écrit ElsaLewin, une psychanalyste américaine au -jourd’hui retraitée. Il sera sous peu porté àl’écran avec Charlotte Rampling dans le rôled’Anna et Gabriel Byrne dans le rôle deBernie, ce qui nous vaut probablement cetteréédition, puisque le livre était d’abord paruen anglais en 1984, puis en français en1991, au Seuil, sous le titre Le Parapluiejaune (qui me semble personnellementplus adapté au roman que Moi, Anna). Cequi ressort de ce livre, c’est une solitudeterrible, une souffrance constante. Les viesde Bernie et Anna paraissent pathétiques.Tous deux sont déchirés, cherchant déses-pérément à comprendre comment ils ontpu en arriver là, ce qu’ils ont fait surtout.L’enquête importe assez peu, en fin decompte : on retient davantage les étatsd’esprit des personnages, leur tristessepesante, leur volonté de trouver un sens àtout ça. C’est noir, parfois sordide, ce n’estpas enlevant, mais c’est touchant. Il n’y aguère d’espoir pour personne et pourtant,paradoxalement, on sent surtout derrière

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cette déprime qui habite tout le livre unegrande sensibilité, une grande humanité.Lewin illustre très bien ces existences quibasculent tout à coup, qui font que n’importequi peut flancher et franchir la mince barrièrequi sépare le bien du mal, même une bi -bliothécaire tranquille, même un inspecteurmodèle qui n’a peur de rien… sauf de lasolitude.

Au-delà de l’enquête, l’intérêt du lecteurest d’en venir à se demander comment cesdeux-là vont bien pouvoir s’en sortir… Cequi nous donne une enquête assez atypique,assez peu crédible, mais ce n’est pas tropimportant puisqu’il s’agit nettement d’unlivre psychologique plutôt que d’un polar.Mieux vaut être averti. (ML)Moi, AnnaElsa LewinParis, Le Masque, 2011, 382 pages.

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Noire nuit de NoëlQuelles sont les chances pour que le fils

d’un tueur en série échappe au modèle ?La pire perversion est-elle transmissible ?La noirceur assassine ordonnant au père defaire couler le sang peut-elle, comme dansun bagage génétique, être léguée au filsau point de voir ce dernier contrôlé par unmonstre intérieur, par un Passager noir à laDexter Morgan? Il y a longtemps, sur unepériode de vingt-cinq ans, Jack Hunter atué des prostituées. Des meurtres en sériesordides. Onze en tout. Il s’est fait prendreet il purge depuis une sentence à perpétuitéà la prison de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Il ne serait pas vain d’avancerl’existence possible d’un lien causal entre

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My Lord). Comme dans les plus sordideschansons du ténébreux Australien, un senti-ment d’injustice profonde, d’arbitraire cruel,est à la source de ce désir de vengeance.La tragédie inconcevable devient vite cecatalyseur de violence jusque-là contenue,refoulée. L’expulsion terrible ne peut êtrequ’une éruption déchaînée. Un père idéalest un point d’exclamation rageur, unesorte de Contre Dieu néo-zélandais à latrame scénaristique toutefois plus élaborée,mais aux pulsions vengeresses tout aussimanifestes.

Quelques jours avant Noël, alors qu’ilsse trouvent dans une banque, Edward Hunteret sa femme Jodie subissent la violence d’unbraquage impitoyable. L’expression « être aumauvais endroit au mauvais moment » prendici tout son sens, d’autant plus que l’opé ra -tion dégénère quand l’un des six ban dits àcagoule abat sous les yeux d’Edward safemme d’une balle dans le dos. Absent de savie depuis deux décennies, le père d’Edwardprofite de ce drame insensé pour tenter derenouer avec son fils. À sa manière, peut-êtrepourrait-il l’aider… Ce captivant thriller dePaul Cleave (auteur d’Un employé modèle)raconte l’histoire intense d’un dé sespéré auxabois dans une cité damnée qui lui auratout pris sauf sa solitude menaçante.

Au bord du gouffre, la ville de Christ -church est gagnée par la gangrène de lacriminalité, corps urbain sans défense ravagépar un virus dévastateur. En pleine périodedes Fêtes, l’auteur parvient – par un effetde contraste réussi – à faire peser tout lepoids infini de la souffrance sur les épaulesd’Edward Hunter, pauvre type qui attire latragédie comme les ordures les mouchespar un beau jour d’été ensoleillé. (SR)

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ce choc absolu et le suicide subséquent dela femme du tueur ou encore la surdosed’héroïne de leur fille. Dommages collaté-raux, dit-on.

Son fils, Jack Jr, renommé Edward pourdes raisons évidentes, est donc regardésocialement depuis qu’il a neuf ans commeune bombe à retardement, lui qui portetant bien que mal – plutôt mal en fait – lepoids des exécutions sadiques de son père.Une réputation ternie à jamais, par ricochet.Sa vie rangée de comptable, son rôle debon père de famille et de mari attentionnén’y font rien, il demeurera aux yeux de lasociété le fils de « Jack le Chasseur »… Laquestion que tous se posent depuis vingtans : quand se mettra-t-il enfin à démembrerdes gens ou à enterrer vivantes ses victimesinnocentes? Car la membrane séparant lavertu du vice est bien fragile, comme l’il -lustre ce sans-abri tenant dans une main laBible et une bouteille de vodka dans l’autre.

Le drame imaginé par Paul Cleave creuseà même le terreau noir des balladesmeurtrières de Nick Cave (allez écouter Oh

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qui apparaîtront clairement au lecteur. […]Les événements que je vais décrire étaienttrop monstrueux, trop choquants pour êtreimprimés. Ils le sont toujours aujourd’hui.Je n’exagère rien en affirmant qu’ils pour-raient mettre à mal le tissu tout entier denotre société ». Rien de moins… Qu’enest-il au juste?

L’histoire comprend deux volets : l’affairedite de l’Homme à la casquette plate etcelle de la Maison de soie. A priori, deuxaffaires très différentes, sans lien apparent,mais comme toujours dans les aventures deSherlock Holmes, les apparences sont trom -peuses. La première affaire concerne unmarchand d’art de Wimbledon qui est suiviet menacé par un bandit irlandais venu desÉtats-Unis pour se venger. Quand l’hommeest retrouvé poignardé, l’affaire prend uneautre tournure, beaucoup plus sinistre, avecl’assassinat d’un des jeunes membres desIrréguliers de Baker Street. L’enquête quien résulte amène Holmes et Watson àrechercher une mystérieuse Maison de soiequi cache, semble-t-il, un terrible secret. Siterrible que même Mycroft, le frère au braslong, ne peut intervenir. Il met en gardeHolmes contre les implications de l’affaireet le supplie de renoncer à son enquête. Ceque Holmes ne fera pas, of course, avec deterribles conséquences.

Comme on s’y attendait, le dénouementréserve plusieurs surprises, notamment quandHolmes fait le lien entre les deux histoireset révèle l’implication des différents acteursdu drame. La Maison de soie est un excellentpastiche des aventures de Sherlock Holmesdans lequel l’amateur ne peut que se sentir àl’aise. On y retrouve les protagonistes habi -tuels (Lestrade, Mycroft, Moriarty, Watson

Un père idéalPaul CleaveParis, Sonatine, 2011, 406 pages.

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La dernière aventure deSherlock Holmes ?

Au début de 2011, la Conan DoyleEstate a demandé à l’auteur, réalisateur etscénariste anglais Anthony Horowitz d’écrireune aventure de Sherlock Holmes, laquelleserait reconnue comme faisant partie du« canon » c’est-à-dire l’ensemble des textesofficiellement admis par les ayants droit deConan Doyle. Jusqu’à présent, les textes ditscanoniques se composent d’un ensemblede cinquante-six nouvelles et de quatreromans. Le résultat : La Maison de soie, unrécit rédigé comme il se doit par le docteurWatson, un an après la mort de Holmes, etdéposé dans un coffre pendant près d’unsiècle pour les raisons suivantes, énoncéespar le bon docteur : « À l’époque, il m’a étéimpossible de les raconter pour des raisons

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etc.) des références et allusions à quelquesaffaires passées, les surprenantes déductionsde Holmes et les interactions typiques entreles personnages. Le pastiche est presquepar fait, et pourtant…

Il y a comme une touche de modernitédans ce « classique ». L’action est menéerondement, avec des techniques de thrillermoderne et la violence est nettement plusexplicite, plus graphique que dans les œu vresdu canon, au point où certaines scènes mesemblent problématiques pour une éven -tuelle édition jeunesse (même pour lesmoutards vaccinés d’aujourd’hui) ! QuandHolmes et Watson découvrent le sordidesecret de la Maison de soie, on comprendeffectivement pourquoi cette aventure inéditede Holmes ne pouvait pas être publiée duvivant des personnages : impossible d’abor-der cette thématique plus que délicate dansle canon holmésien. Et, là aussi, je medemande quelle sera la réaction des jeuneslecteurs peu susceptibles de comprendre(du moins, on peut l’espérer…) ce qui sepasse dans les alcôves de ladite maison.J’imagine assez bien la tête du parent sefaisant demander « Dis papa, ils font quoile monsieur peu habillé et le garçon dansla chambre? ». Very shocking, indeed !

Par ailleurs – volontairement ou non –Horowitz a parfois dévié du « canon ». C’estainsi que, contrairement à son habitu de,Holmes est admiratif d’Auguste Dupin, dontil vante et imite la « ratiocination », Lestradeest présenté comme moins idiot qu’il n’enavait l’air et lui donne un sérieux coup demain, et on fait même une petite allusion àl’affaire de Jack l’Éventreur jamais évoquéedans les œuvres canoniques. Même sonSherlock Holmes est « humanisé » : géné -

ralement insouciant, habitué à se servir desautres, il se sent cette fois responsable dela mort d’un de ses jeunes collaborateurset songe même à abandonner sa carrièrede détective.

La Maison de soie est un bon pastiche,qui se lit avec plaisir, mais de là à en faireune œuvre du canon, je suis sceptique…C’est tout de même du Horowitz, pas duDoyle. Pourquoi alors cette demande desayants droit (contrairement à ce qui est affir -mé, ça n’est pas la première fois, puisquedans le passé, selon Leslie Klinger, on auraitdéjà sollicité Caleb Carr et Lyndsay Faye,entre autres)?

Je n’y vois guère que deux possibilités :une astuce commerciale destinée à renflouerles coffres de la Conan Doyle Estate ou unetentative tordue pour tenter de récupérerun copyright sur un personnage tombé il ya fort longtemps dans le domaine public etdont les aventures sont pastichées, imitées,caricaturées des dizaines et des dizainesde fois chaque année et cela dans tous lesmédias (littérature, cinéma, télévision,ban des dessinées, etc.). Une affaire à suivre,donc… (NS)La Maison de soieAnthony HorowitzParis, Calmann-Lévy, 2011, 360 pages.

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Un auteur énigmatique,une affaire troublante…

En 2008, Inger Ash Wolfe faisait uneen trée remarquée sur la scène littéraireca nadienne-anglaise avec The Calling (publiéen 2009 au Fleuve Noir sous le titre LeGuérisseur). Cette « scène littéraire » dési gne

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bien ici l’ensemble de la communauté etnon seulement le cercle plus ou moinsrestreint des « crimes writers » et autres fansdu genre, car l’éditeur avait annoncé àgrands fracas que derrière le pseudonymesongé se cachait un écrivain majeur de lalittérature canadienne-anglaise désireux degarder son anonymat, mais aussi de faireune carrière parallèle dans le polar. Du coup,les spéculations allèrent bon train sur inter-net, dans les pages littéraires des quotidienset dans les revues. Qui se cache derrière cepseudonyme? En 2011, le mystère persistealors que l’on attend un troisième polar,White Widow, en 2012.

Captifs est donc le deuxième roman dela série mettant en scène l’inspecteur HazelMicallef, basée dans le bled perdu de PortDundas dans le Nord de l’Ontario. Après uneopération au dos, elle est en convalescencedans la maison de son ex-mari et de sa nou -velle épouse, un endroit où elle se meurtd’ennui. C’est alors qu’elle va hériter d’uneétrange affaire. Un couple, parti pêcher le

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brochet, a remonté ce qui semble être lecorps d’une femme décapitée. En effet, ilsn’ont eu que quelques secondes pour aper -cevoir le cadavre avant que celui-ci ne sedétache de l’hameçon et ne retombe aufond du lac. Des plongeurs envoyés sur leslieux vont faire une étonnante trouvaille.Mais il y a plus troublant encore : les détailsde la macabre découverte sont relatés dansle premier épisode du roman de l’été paruquelques jours plus tôt dans le journal local.Il n’en faut pas plus pour piquer la curiositéde la flic sexagénaire et lui redonner legoût de l’action. Avec l’aide du détectiveWingate, elle se lance dans un curieux jeude piste qui va l’amener à marcher sur lesplates-bandes de la police de Toronto dontelle va réexaminer une affaire bâclée parleurs services et qui pourrait bien être à l’ori -gine des curieux événements qui se passentdans la région de Port Dundas.

Quelle que soit la personne qui se cachederrière le pseudonyme de Wolfe, elle apar faitement intégré les codes du romanpo licier avec, en plus, une qualité stylistiquequi n’est pas nécessairement l’apanage desfabricants de thrillers à la chaîne. D’ailleurs,je soupçonne de plus en plus cet écrivaind’être une femme. Le souci du détail, lapsychologie fouillée et nuancée de tous lespersonnages, l’évocation des problèmes do -mestiques et des relations familiales (Hazelet son ex-mari, Hazel et la nouvelle épouse,Hazel et sa fille), l’homosexualité de Win -gate et ses conséquences, tout cela sembletrahir une touche, une sensibilité touteféminine… Ajoutons que ces éléments, quideviennent vite agaçants et pesants danscertains « polars pour matantes » sont iciintégrés de façon habile et contribuent à la

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Katka, mariée à un diplomate américain,et qui ne parle plus à sa mère qu’elle croitresponsable de la mort du père. La premièreaffaire de Matinova n’est pas banale : enplein cœur de l’hiver, sur une autoroute ver-glacée de Slovaquie, un minibus achève deflamber. Six jeunes femmes et le chauffeuront péri dans ce qui semble d’abord être unaccident. Jana reconnaît l’une d’entre elles,prostituée à Bratislava. La police comprendtrès vite que « l’accident » a été provoqué.C’est le début d’une affaire complexe quientraîne les enquêteurs dans les méandresterrifiants du trafic d’êtres humains et lesconfronte à un adversaire redoutable : Koba,un tueur impitoyable aux multiples identi tés.À l’instar des chats, ce type insaisissablemais mortellement efficace, semble avoirplusieurs vies. On le croit mort et soudain ilréapparaît pour laisser derrière lui d’autrescadavres.

À vrai dire, cette première enquête m’aun peu laissé sur ma faim. Si le début estlim pide, on finit par perdre un peu le fil decette aventure qui mène Jana Matinova à

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richesse de cette intrigue bien menée, aususpense soigné. J’avais bien apprécié LeGuérisseur, celui-ci est encore meilleur! (NS)CaptifsInger Ash WolfeParis, Fleuve noir, 2010, 402 pages.

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Meurtres en SlovaquieDans le numéro 39 de votre revue poli-

cière préférée, j’ai publié un article intitulé« Crimes en terre étrangère » où il étaitquestion de ces séries qui se passent dansdes lieux exotico-étranges, avec des per-sonnages prin cipaux du cru, mais dont lesauteurs sont d’une autre nationalité. Pourune raison que j’ignore, j’ai un faible pources récits qui combinent le meilleur de deuxmondes, soit celui du divertissement (énigmepolicière) et celui de la connaissance (mœurset coutumes des populations locales). Grâceà ces polars très particuliers, j’ai pu me « fa -miliariser », voire « visiter » (en esprit, ofcourse) des destinations aussi surprenantesque le Botswana, la Russie des Tsars, le Ti -bet, la Corée du Nord (atroce !), l’Islande,et autres banlieues de Saturne où je nemettrai certainement jamais les pieds demon vivant.

Ma plus récente « expédition » a eu lieuen Slovaquie (anciennement Tchécoslova -quie, séparée de la Tchéquie depuis 1993)dans Les Jeunes filles et la mort de l’écrivainaméricain Michael Genelin. La série originalecompte déjà quatre enquêtes, avec commepersonnage principal le commandant JanaMatinova, une belle femme dont le maris’est suicidé alors que le pays était encoreaux mains des communistes. Elle a une fille,

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travers l’Europe, en quête de la vérité. Parcontre, la partie plus historique qui se passependant le régime communiste est particu -lièrement bien rendue. Il y a plusieurs person -nages intéressants, notamment le supérieurde Matinova qui la protège comme si elleétait sa fille, et son adjoint Seges, le roi desincompétents ! Le dénouement est brutal,crève-cœur, quoique un peu obscur !

Bref, je n’ai détesté, mais je n’ai pas étéenthousiasmé non plus. Je lirai volontiers letitre suivant, histoire de me faire une meil -leure idée des qualités ou des défauts decette série dont l’auteur a été conseillerauprès du Ministère de la Justice slovaquependant plusieurs années. À suivre donc…(NS)Les Jeunes filles et la mortMichael GenelinParis, Marabout, 2011, 504 pages.

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Les noirs destins du cinématographeVolker Kutscher est né en Rhénanie en

1962. Après des études de germaniste,d’historien et de philosophe, il devient jour-naliste puis se lance dans l’écriture de fiction.La Mort muette est la deuxième enquêtedu commissaire Gereon Rath. Son premierroman, Le Poisson mouillé, est aussi parudans la collection Points en 2011.

Berlin, mars 1930. Betty Winter, uneactrice de cinéma, meurt écrasée et élec-trocutée par un projecteur de plateau. Lecommissaire Rath est chargé de l’enquête.Accident ou meurtre? La police s’interroge.Mais, quelques jours plus tard, le corps d’unedeuxième actrice est trouvé dans une sallede cinéma désaffectée. Puis bientôt celui

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d’une troisième, dans un même contexte.Une particularité frappe les enquêteurs : lesdeux dernières victimes ont subi une abla-tion des cordes vocales avant leur décès.

Les autorités policières berlinoises craignentpar-dessus tout que ces trois morts dé -clenchent dans la population une vagued’hystérie collective. Déjà les journauxévoquent un mystérieux tueur en série.Mais l’enquête est aussi ralentie par desque rel les incessantes à l’intérieur même ducorps policier.

Dans cette deuxième enquête du com-missaire Rath, Volker Kutscher poursuit sonexploration du Berlin du début des annéestrente. Et l’auteur garde toujours, en toilede fond de son intrigue, l’agitation politiqueentre communistes et nazis qui fragilise lajeune république de Weimar et qui mèneraaux abominations que l’on sait.

Le roman nous offre surtout un portraitprécis et très bien documenté des milieuxcinématographiques allemands de l’épo que :il montre la lutte parfois féroce entre pro-moteurs du cinéma parlant et fanatiques du

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Autre agacement : les rappels fréquentsd’éléments se rattachant au premier romande la série. C’est l’un des dangers qui guetteun auteur qui utilise des personnages récur-rents. Ici, Kutscher en met un peu trop.

Quelques anachronismes aussi. Péchésimpardonnables pour un auteur de polarhistorique. Sont-ils dus à l’auteur? À la tra-ductrice ? Peu importe, l’éditeur aurait dûles relever. Certains sont mineurs commel’utilisation du verbe « instrumentaliser » àla page 498. En français, selon le Robert, cemot n’est apparu qu’en 1973. Or l’actiondu roman se déroule en 1930. Plus grave,cette phrase : « Winkler (le caméraman)avait intentionnellement filmé la scène (dela mort de l’actrice), on aurait dit qu’il avaittravaillé pour le journal télévisé… » En1930? Les actualités filmées, oui, on enprojetait chaque soir en salle, mais pour latélévision???

Mais sauf pour ces quelques faiblesseset coquilles, La Mort muette demeure unexcellent polar historique de procédure poli-cière. Presque aussi prenant que la Trilogieberlinoise de Philip Kerr. À suivre, donc, lacarrière de ce commissaire Rath, dont latroisième enquête est déjà annoncée. (AJ)La Mort muetteVolker KutscherParis, Seuil (Policiers), 2011, 669 pages.

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Une chasse au trésorrocambolesque

Il y a un peu de tout dans Le PremierAppelé de Christian Ego qui semble (je disbien, semble…) avoir été publié d’abordaux éditions Les Nouveaux auteurs, avant

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muet. Une lutte sans merci où des produc-teurs sans scrupule se servent même de lamort de leurs vedettes pour mousser lapublicité de leurs films.

La Mort muette présente ainsi plusieursaspects très intéressants. D’abord, le person -nage même du commissaire Gereon Rath :un enquêteur intelligent aux intuitions bril -lantes, mais également un solitaire entêtécontinuellement en opposition avec son supé -rieur, le commissaire principal Böhm, quiest d’une rigueur toute prussienne et bienancrée dans les traditions et les méthodesun peu bornées de la police de l’époque. Lespersonnages secondaires sont égalementtracés de main de maître. On les distinguebien les uns des autres et on les sent.

L’un des aspects les plus intéressantsdu roman demeure toutefois le portrait dece Berlin de 1930. Une des grandes villes dumonde, une ville de culture et de passions.L’auteur nous en montre la vie quotidienne :les restaurants, les bars, les parcs, nous en -traînant dans un véritable voyage dans letemps. Un voyage dans des paysages que letouriste d’aujourd’hui ne retrouvera jamais.Une ville en fin d’hiver, grise et souventpluvieuse. Une ville en noir et blanc commedans les films de l’époque.

Quelques faiblesses toutefois. D’abord,sa longueur. Le roman compte 669 pages.C’est beaucoup. Surtout au début, où l’in -tri gue prend un certain temps à vraiment semettre en place. Une intrigue parallèle sedéveloppe : le père de Rath le charge d’unemission qui a peu de rapports avec l’enquê teprincipale et qui nous en détourne sansvraiment ajouter d’éléments pertinents aurécit. Sauf pour nous faire connaître le passéfamilial assez tendu de Rath.

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d’aboutir au Toucan ! C’est en tout cas ceque dit Mister Google. Ça commence commeun ro man de guerre avec une belle scèned’attaque : dans les plaines d’Ukraine, enseptembre 1941, deux Messerschmitts 109mitraillent deux camions de l’armée sovié-tique, réduisant l’un d’eux en cendres, etépargnant le deuxième pour que les troupesau sol puissent le récupérer. Ce travail seraaccompli par un groupe de volontaires fran -çais combattant aux côtés des hommes duReich. Quand ces types découvrent ce quetransportait le camion intact, ils décidentd’enterrer leur trouvaille et de ne rien direaux Allemands. Plusieurs d’entre eux seronttués au cours des années de guerre mais ily a trois survivants, bien décidés à récupérerce qu’ils avaient dissimulé durant le conflit.

Ça se transforme en polar quand l’ac-tion se transpose en juin 2003 alors qu’ondécouvre un double meurtre dans la forêtde Rambouillet. La commissaire Delmas necomprend rien à ce crime impliquant deux

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citoyens sans histoire, mais dont le lecteur,lui, sait qu’ils sont les fils de deux soldatsfrançais membres du commando ukrainien.Puis ça devient une sorte de thriller (le motanglais serait « caper ») quand l’action setranspose du côté d’un groupe de « malfai-teurs », c’est-à-dire la gang (et/ou leurprogéniture) de ceux qui ont camouflé untrésor de guerre. Ça prend aussi des alluresde « da vinci clone » quand nous apprenonsenfin le vrai contenu de la cargaison mys-térieuse et que nous découvrons le sens del’expression théologique « le premier ap -pelé ». Il y a un assez long passage oùl’on répertorie le trésor et où l’on évalue savaleur, avant de passer à la phase délicatede la vente du butin.

Tous ces sous-genres vont se croiser ets’entrecroiser dans la deuxième partie,quand l’enquête de Delmas et cie va enfinréussir à démasquer le coupable du doublemeurtre, un individu dont le lecteur connaîtl’identité dès les premières pages : les sol-dats du commando ignoraient que l’attaquedes avions nazis avait laissé un survivant etque celui-ci avait un fils très intéressé parle contenu du coffre secret !

J’ai bien apprécié la lecture de ce thrillersans prétention qui privilégie nettementl’action, une action qui déboule dès lespremiè res pages et dont le rythme est biensoutenu. C’est un curieux roman où unegran de partie des personnages est sympa-thique tout en étant dans le camp des « mé -chants ». Même le collabo Louis Gauthierfinit par s’attirer les faveurs du lecteur quisouhaite la réussite de ses plans… Lafinale est suave à souhait. Bref, un polarqui évite le piège du didactisme tout en

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roule dix ans plus tard, sur un ferry qui faitla liaison entre Abo et Stockholm. Dans lasalle de bal, le chanteur de l’orchestre admi -nistre une raclée mémorable à un malotruqui importunait une jeune femme sur la pis tede danse. Le danseur éméché se retrouvedans le coma et le commissaire Ewert Grensest saisi du dossier. Ce qu’il découvre alorsva nous ramener aux événements survenusdans une prison de l’Ohio dix ans plus tôt.

À partir de là, les choses deviennentpassionnantes et les auteurs nous entraînentdans une histoire certes un peu rocambo-lesque, mais qui ne nous laisse que peu derépit jusqu’au dénouement spectaculaire etrenversant qui ravira les uns et enragerales autres. Mais bon, on ne peut plaire àtout le monde… Tout cela est raconté àtravers de petits chapitres qui se suivent àun rythme soutenu, le tout écrit dans un sty letrès froid qui frôle le glaçant et qui nousprend à la gorge.

Bien entendu, il s’agit ici d’un roman àthèse, avec une charge pas toujours subtile

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nous fournissant quelques renseignementsintéressants et pertinents sur l’histoire desreligions, avec à la clef quelques rebon -dissements bien amenés. (NS)Le Premier AppeléChristian EgoParis, Toucan (Noir), 2011, 506 pages.

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Un vibrant plaidoyercontre la peine de mort

L’Honneur d’Edward Finnigan est letroisième polar du duo suédois AndersRoslund & Börge Hellstrom, dont j’avaisbien aimé la noirceur de La Bête (il mereste à lire Box 21). Je n’hésite pas à affir -mer haut et fort qu’en ce qui me concerne(n’oublions jamais la totale et inattaquablesubjectivité du critique !), c’est là un desmeilleurs, sinon le meilleur (affirmationhautement subjective, comme il se doit)polar lu en cette année de grâce 2011 !C’est en tout cas celui qui m’a le plus secouéet qui a le double mérite de proposer une in -trigue originale, tordue à souhait, totalementimprévisible, qui m’est rentrée dans lestripes.

La première partie se déroule dans uneprison de l’Ohio, aux États-Unis. Condamnéà mort pour le meurtre de sa petite amiealors qu’il n’avait que dix-sept ans, JohnMeyer attend son tour dans le couloir de lamort. Edward Finnigan, le père de la jeunefemme assassinée, attend le moment del’exécution avec impatience, mais à songrand désespoir, Meyer meurt d’une crisecardiaque avant son exécution, privant ainsile père de sa vengeance ! La suite se dé -

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contre la peine de mort. On ne nous épargnerien des détails des exécutions (d’autresdétenus passent à la casserole, histoire denous mettre dans l’ambiance), que ce soitsur la chaise électrique ou par injection, durituel macabre qui entoure le sinistre évé -nement. Les abolitionnistes inconditionnelsseront sans doute ravis, mais le débat n’estpas clos pour autant.

Ajoutons que dans ce troisième opus de lasérie un nouveau personnage vient s’ajouterà l’équipe de flics de base. Le commissaireGrens engage une nouvelle coéquipière dontla bonne humeur contagieuse va quelqu’unpeu alléger l’atmosphère un peu sinistrequi règne dans les locaux de la police. Elleira même jusqu’à emmener son patron àune soirée dansante. On a hâte de voircom ment cette relation va évoluer dans lesprochains titres de la série. En tout cas, cepolar, il ne faut pas le manquer : il vousirritera peut-être si vous trouvez qu’il y aquelques tours de passe-passe, ou vouspassionnera, mais en aucun cas il ne vouslaissera indifférent. (NS)L’Honneur d’Edward FinniganRoslund & HellströmParis, Presses de la Cité (Sang d’encre), 2011,453 pages.

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Obsession maladiveL’histoire d’Adieu (titre peu inspiré, s’il

en est…) est structurée d’une façon plutôtoriginale. Elle commence le soir du jeudi 24mars 2011, au cours d’une soirée en l’hon-neur du commissaire Langelier qui fête sondépart à la retraite. Ce soir, le commissaire va

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régler ses comptes et revenir sur une affairequi l’a occupé de manière obsessive pendantune dizaine d’années et dont il veut raconterle dénouement. Il commence son récit alorsque ses collègues (et les lecteurs) sont sus-pendus à ses lèvres, attendant les révélationsjuteuses… Toute l’histoire (à l’exceptionde l’épilogue et de l’intervention finale deFerracci) concerne donc ce monologue éton-nant du personnage principal.

Or donc, en 2001, à Châtenay-Malabry,une mère, son fils et sa fille sont retrouvésassassinés à leur domicile. Le père est portédisparu. Victime ou coupable? Le commis -sai re Langelier est chargé de l’affaire. Unmois plus tard, jour pour jour, c’est au tourd’une autre famille d’être massacrée dansdes circonstances absolument identiques.Même famille heureuse, sans histoires, etlà aussi, le père a disparu. Alors que tout lemonde est convaincu que c’est là l’œuvred’un tueur en série, le commissaire Langelierprivilégie plutôt la piste de l’un des pèresobligé de multiplier les massacres pourbrouiller les pistes. Mais devant son manque

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aura d’autres, même si les collègues deLangelier ont assez vite arrêté un coupableidéal et veulent classer l’affaire.

Jacques Expert est un maître conteurqui a parfaitement assimilé la formule duroman à suspense. Une fois plongés dansl’action de ce polar exceptionnel, nous avonsdu mal à interrompre notre lecture. Le lec -teur finit par s’identifier totalement avec cediable de Langelier dont il partage les certi-tudes et les convictions.

Je ne vendrai pas la mèche, mais lesder nières pages de ce thriller devraient fi -gurer en bonne place dans tout manueld’appren tis sage de l’écriture d’un bon polar,et le chapitre devrait s’intituler « Commentenfiroiper le lecteur intelligemment et dansles grandes largeurs et s’arranger pour quece dernier en redemande! ».

Mais inutile de vous acharner sur lesongles qui me restent, je n’en dirai pasplus… (NS)AdieuJacques ExpertParis, Sonatine, 2011, 328 pages.

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de résultats, son supérieur, le commissaireFerracci, est obligé de lui retirer l’affaire.Pourtant, plus que jamais persuadé d’avoirraison, Langelier n’entend pas lâcher « sonenquête » et il va tout faire pour fairetriompher sa thèse. Ce sont ces dix ans detraque hallucinante qu’il raconte à ses col-lègues médusés, auquel il va finalementdonner le nom du coupable ainsi que lestenants et aboutissants de toute cette sinistrehistoire.

Puis, à la fin de la soirée, son ex-ami, lecommissaire Ferracci prend la parole à sontour, et lâche toute une bombe ! Machia -vélique, retors, incroyablement ingénieux,les mots ne manquent pas pour qualifier ceroman de procédure policière dont la théma -tique principale serait l’obsession, l’obsessionmaladive d’un flic qui risque tout, sa famille,son métier, ses amitiés, pour prouver qu’ila raison. Traqueur inlassable, il accumuleles indices, les interrogatoires, les filaturespour finalement identifier le véritable res -ponsable de toutes ces tueries. Car il y en

Ce quarante et unième numéro numérique de la revue Alibis aété mis en ligne en janvier 2012