PORTRAITS ET SOUVENIRS

LOUIS PAUWELS

A

G A S T O N P A L E W S K I

Le mercredi 8 octobre, notre ami Louis Pauwels était reçu à l'Académie des beaux-arts par Pierre Dehaye, devant une assistance où était réuni ce que la politique, les lettres, les sciences, les arts ont de personnalités les plus illustres, notamment Mme lacques Chirac, Mme Geor­ges Pompidou, MM. René Monory, François Léotard, Philippe de Villiers et nos amis Guil­laume Gillet, Gérald Van der Kemp, Maurice Druon, Jean Leclant, Paul-Louis Weiller, Michel Droit, Félicien Marceau, Jean Dutourd, Maurice Rheims, Jean d'Ornano, Maurice Schumann, Léopold Sédar Senghor, Thierry Maulnier, Henri Troyat, Alain Decaux, Alain Chevalier, Jean-Edern Hallier... En présence de Mme Gaston Palewski, Louis Pauwels a tracé un portrait de son mari qui a soulevé, de la part d'un public extrêmement nombreux, de très longs applaudissements. Je suis heureux de reproduire l'éloge de celui qui fut tour à tour notre directeur et notre président d'honneur.

JEAN JAUDEL

C ' e s t une félicité d'avoir à évoquer un vaste et pétillant esprit, une longue action, une existence ornée et heureuse.

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Baigné par son père dans la vague du progrès technique qui avait soulevé la génération des enfants de Jules Verne et qui enivra le début du siècle, introduit par sa mère au sens des responsabilités publiques et à l'amour des arts, le jeune Gaston Palewski fut étudiant à l'Ecole libre des sciences politiques en même temps qu'à l'Ecole du Louvre. Licencié ès lettres, i l ter­mina ses études après la Grande Guerre, à Oxford.

Il y a certains esprits, disait Giraudoux, qui sont comme les oiseaux, ils ont à l'intérieur une poche d'air qui les aide à voler. L'éducation anglaise fut pour lui l'occasion de développer cette poche d'air. L'enseignement supérieur français prépare des élites enclines à témoigner pesamment de leur savoir et de la gravité de leur mission. Les vieilles universités anglo-saxonnes apprennent à dissimuler les connaissances que l'on y engrange et à tenir les marques de l'effort pour une incongruité. Il ne suffit pas d'y travailler, encore faut-il que rien n'en paraisse, et dissi­muler le labeur avec le soin que d'autres mettraient à camoufler leur oisiveté. Il me semble que cette imprégnation oxfordienne a fixé le caractère de Gaston et lui a conféré toute son élégance en le douant pour le bonheur. Je dis : Gaston. Beaucoup se font un nom, et quantité, à force de grimaces, finissent par faire figure. Il est plus rare de se faire un prénom. On sait qu'il y parvint d'emblée dans diverses capitales. L a renommée donne leur pré­nom aux personnalités qui manifestent et répandent l'allégresse d'exister.

Il appartenait à une famille aimable et brillante pour qui toutes les portes s'ouvraient, et c'est une chance d'être né avec des relations dans le Paris de la Belle Epoque aux rues pavées de bois et aux salons pavés de talents. Il a respiré tout jeune l'air des élites, dans une société qui, pour 1' « exquisité » des uns, ne tendait pas encore au nivellement des jouissances. Et c'est donc tout naturellement que, dans ce milieu préservé, il se fit familier et amateur des arts, avant que sa destinée politique lui permît d'en devenir l'un des plus éminents protecteurs.

Petit jeune homme, i l est le familier d'un peintre alors célèbre dans le milieu mondain, Aman-Jean, dont Seurat nous a laissé un portrait. Aman-Jean appartenait à « la bande noire ». c'est-à-dire aux artistes nantis qui, en réaction contre les impres­sionnistes et leur bohème, peignaient sombre. Leur chef d'école était Albert Besnard, toujours drapé dans une cape noire et dont

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le féroce Degas disait : « C'est un pompier qui a pris feu. » Ces gens vivaient à l'écart d'un courant créateur qui passait alors dans les ateliers misérables de Modigliani, de Picasso, de Soutine, de Braque, de Chagall. Plus tard, Gaston Palewski sera aussi l'ami des grands modernes et, comme vice-président du Conseil des musées nationaux, i l contribuera notamment au bon usage de la donation Picasso au Louvre, comme il participera à l'éta­blissement du musée Picasso à Paris, dont i l n'a pu voir la réali­sation.

Retournons à sa jeunesse. Avec Aman-Jean, il fréquente la célèbre maison de la rue Jacob où Milosz et Valéry venaient lire leurs poèmes. Dans le jardin, qui abritait un petit temple de l'amitié, Rodin sculptait les femmes damnées, délices de cette amazone, Nathalie Barney, que Rémy de Gourmont, de l'autre côté de la rue, continuait en vain d'adorer.

Adolescent, il se rendait chaque dimanche à Auteuil, chez Jacques-Emile Blanche. Deux fils de médecins réputés étaient alors liés, rivaux en snobisme et veillant l'un sur l'autre avec une sympathie acide : Jacques-Emile Blanche et Marcel Proust. C'est Blanche qui a peint le fameux portrait de Proust en habit, un œillet à la boutonnière, et c'est Blanche qui parla pour la pre­mière fois à Gaston Palewski de l'auteur de A la recherche du temps perdu.

Il avait ainsi passé ses jeunes années dans les serres à fleurs précieuses du monde d'hier. Il avait fréquenté les salons, ceux des Bibesco ou des Fitz-James, peuplés d'artistes et d'intelligen­ces, dans ces temps lointains où l'Europe était le centre du monde et Paris son aimant.

Les deux premières muses de la Grèce furent la poésie et la mémoire. Ce sont ces muses qu'il servira, au soir de sa vie, dans ses chroniques de la Revue des Deux Mondes, où il mêlait à des considérations actuelles la nostalgie des délicatesses défun­tes. « Il me semble, écrivait-il, avoir vécu dans ces milieux privi­légiés où l'on pouvait respirer l'essence même d'une civilisation : la civilisation de l'Europe française. » Et il restera convaincu que le nivellement par le bas est et demeurera toujours étranger au génie de la France.

Cet homme placé par la destinée politique au cœur de la tourmente qui a bouleversé le siècle, cet homme venu d'une

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époque si dissemblable de la nôtre et qui assista aux principales mutations de notre siècle, n'a cependant pas été un passéiste et un « regretteur ». C'est le même qui, sous la I V e et la V Répu­bliques, a contribué, comme ministre, à la création et au déve­loppement de notre industrie atomique et à l'établissement de notre industrie spatiale. Une barbarie contemporaine veut que la culture soit un entraînement à l'amnésie. Mais, parce qu'il était justement un homme de vraie culture, il avait fait sienne, sans la connaître peut-être, la splendide formule de Nietzsche selon laquelle « l'homme de l'avenir sera celui qui aura la plus longue mémoire ».

Le chevalier japonais possédait dans son équipement un éven­tail, mais c'était un éventail de fer. Quand i l l'ouvrait, i l bras­sait élégamment l'air pour se rafraîchir. Quand i l le refermait, il en usait comme d'une massue. Comme l'éventail du samouraï, l'esprit de Gaston Palewski était à double usage : la volupté et le combat.

L'Institut national de l'audiovisuel réalisa en janvier 1981, trois ans avant sa disparition, une série d'entretiens avec ce grand serviteur de la France. J'y ai retrouvé cet émouvant passage :

« Enfant ou adolescent, aviez-vous déjà une idée de ce que vous feriez plus tard ? Est-ce que vous rêviez déjà ?

— J'avais un désir, c'était que ma vie fût orientée vers l'action. Je ne voulais pas rester dans la pensée, les arts et les livres. Je voulais agir, et la vie m'a couronné. Quand j'étais enfant, mon père m'avait dit : "Tu portes un nom étranger. Les autres peuvent se permettre de faire ce qu'ils désirent. Toi, tu dois donner l'exemple et servir." Et j'ai essayé de conformer ma vie à ce principe. Je suis arrivé maintenant à l'heure du bilan. Il me semble, en effet, que j'ai servi et que le destin m'a pris par la main. »

« Toi, tu dois donner l'exemple et servir », c'est-à-dire, bien sûr, servir la France. Songeant aux origines de Gaston Palewski, Maurice Druon écrit : « On s'émerveillera, comme on le fait chaque siècle, de ces boutures arrivées de l'Est européen et d'ailleurs, qui, en une ou deux générations, s'enracinent dans la terre française aussi profondément que si elles avaient mille ans. »

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«Il me semble que j'ai servi et que le destin m'a pris par la main. » Le destin l'a pris par deux fortes mains, celle de Lyautey, puis celle de De Gaulle, qu'il n'a plus jamais lâchée.

C est à vingt-trois ans qu'en usant de relations familiales il entre au cabinet du maréchal Lyautey, au Maroc, comme attaché politique, en pleine guerre du Rif. Lyautey — ce monarchiste qui a voulu donner un empire à la France et qui était un grand agissant avec un tempérament artiste, goûtant l'indéterminé des êtres et des choses — aimait à citer le vers de Shelley : « La joie de l'âme est dans l'action », et pouvait traiter à égalité de noblesse avec les seigneurs de l'Islam. Il a su construire des cités nouvelles en préservant la pureté de Fez et la beauté de Marra­kech. Peut-être a-t-il caressé le rêve, lui qui avait pour livre de chevet le Coriolan de Shakespeare, d'organiser les destinées de sa patrie, qui le décevait. Il meurt, après février 1934, en confiant à ses proches : « Je meurs de la France. » « Le patriotisme, pas­sion triste et qui ne se connaît que dans la douleur », note Mon­therlant. Le jeune Gaston Palewski entre à l'école du service de la France auprès de ce considérable passionné, en compagnie d'un jeune capitaine qui débarquait de Taza et se nommait de Lattre de Tassigny et d'un autre capitaine, au bureau militaire, qui se nommait Juin.

Le maréchal rappelé en France dans les injustes conditions que l'on sait, Gaston Palewski quitte aussi le Maroc. L a devise de sa vie étant fidélité, i l sera un jour, à la suite de Wladimir d'Ormesson, président de la Fondation Lyautey et obtiendra la préservation du château de Thorey-Lyautey et de ses collections.

A partir de 1928, il devient un proche collaborateur de Paul Reynaud. Il a été ainsi le témoin, jusqu'en 1939, de la montée des périls et de l'aggravation des impuissances .

Un jour du début de 1934, Gaston Palewski découvre dans le Temps un article de Rémy Roure sur l'ouvrage d'un certain colonel de Gaulle, l'Armée de métier. Il s'agissait, on s'en sou­vient, de la nécessité d'un corps d'armée cuirassé, c'est-à-dire de chars, pour assurer la défense du territoire et le respect des allian­ces. Palewski est frappé par la clarté, la pertinence et la force des arguments. Nous pensions à la guerre d'hier. Gudérian, en Allemagne, préparait la guerre de demain.

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Dans l'été de la même année, Reynaud dit à Palewski : « J'ai rencontré hier un officier dont l'intelligence m'a retenu et je voudrais avoir votre avis sur lui. Ce de Gaulle vient demain matin chez moi, venez-y aussi. »

Le lendemain, à 9 heures, les trois hommes se rencontrent, puis Reynaud, qui a un autre rendez-vous, les laisse seuls. Ils poursuivront leur conversation toute la matinée, puis déjeuneront ensemble et se quitteront à quatre heures. « J'étais, racontera Palewski, absolument convaincu par la démonstration de ce colonel et étonné par la maîtrise qui émanait de lui. A la fin de cet après-midi-là, je fus décidé à mettre désormais tout ce que je pouvais posséder de relations et d'influence au service d'un tel homme. »

L'année suivante, i l rédigea avec de Gaulle la proposition parlementaire sur la création de divisions blindées. Cette propo­sition, ayant échoué auprès des bureaux administratifs de l'état-major, échoua à la Chambre. Voilà, entre autres choses, comment tourne le destin d'une nation.

Nous avons peine à nous imaginer ce que fut, dans les années d'avant-guerre, l'aveuglement de la France.

L a guerre déclarée, Gaston Palewski voit se préciser, dans les entourages du gouvernement, l'influence des partisans d'une paix blanche. Il quitte son poste de directeur de cabinet au minis­tère des Finances et se fait affecter à la 34 e escadre de bombarde­ments de nuit. Il a vécu alors cette drôle de guerre où les bom­bardiers ne bombardaient pas, par crainte de représailles, mais allaient, par ordre, lâcher dans le ciel de Rhénanie, des ency­cliques du pape sur l'armée nationale socialiste et les divi­sions S.S.

Quand l'offensive allemande dévoile la tragédie derrière la drôle de guerre, nos rares avions reçoivent enfin l'autorisation de bombarder. Mais on utilisait de jour des avions de nuit, trop lents pour échapper aux Messerschmitt. La moitié de l'état-major et le tiers des aviateurs de la 34'' escadre seront tués pendant les six semaines de l'avance allemande.

L'affaire de Norvège amène la chute du gouvernement Dala-dier et, sur l'insistance de Gaston Palewski, Reynaud, chef du gouvernement, nomme le colonel de Gaulle, depuis peu fait général, sous-secrétaire d'Etat à la Guerre. Il est trop tard, mais,

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du moins, la fonction permettra-t-elle à de Gaulle de se faire connaître de Churchill.

Dans la débâcle, Palewski se rend à Bordeaux, où s'est replié le gouvernement. Il constate que les autorités ont décidé de baisser les bras. Nous sommes le 17 juin. Il sait de Gaulle à Londres ce jour-là. Il lui écrit : « Je suis sûr que vous allez faire quelque chose, et vous pouvez compter sur moi. »

Ainsi a-t-il répondu à l 'Appel avant qu'il fût formulé. Les événements à venir projetant leur ombre avant de se former.

«Il n'y a donc plus d'espoir?», lui demande un élève pilote qui se nomme Christian Fouchet.

« Mon espoir est à Londres et s'appelle de Gaulle. » Le 17 juin 1940, Christian Fouchet sautera dans un avion

et gagnera l'Angleterre. Saluons au passage, avec la mémoire de Christian Fouchet, celle de ses frères : Marcel, tué par un obus sur la ligne Maginot, Serge, mort dans l'aéronavale, Paul, mort au Sahara auprès de Leclerc.

Mais Palewski a reçu l'ordre de gagner Tunis où, condamné à ne pas agir, i l tente de convaincre les autorités de poursuivre la guerre.

« L'affaire de Mers el-Kébir rend vaine la poursuite de mon action en Afrique du Nord, écrit-il à de Gaulle. Puis-je me rendre auprès de vous sans délai ?

— Venez me rejoindre immédiatement, répond de Gaulle. » Le reste appartient à l'histoire de la France libre, où bien

des hommes qui devaient connaître les fastes de cette Coupole se sont illustrés.

Q u a n d Palewski, avant-premier rallié, revoit le général de Gaulle à Londres, i l mesure l'extraordinaire changement qui s'est produit dans l'âme de celui-ci. De Gaulle est devenu l'homme qui a décidé d'incarner la France. Palewski écrira : « Il a dit dans un de ses discours que nous rendrions à la France sa gran­deur, son honneur et son bonheur. Mais c'était le bonheur des autres. Pour lui, il n'y a plus jamais eu de bonheur. Il n'y a plus eu jamais que cette lente et lourde tâche dont parle Vigny. »

A Londres, sa connaissance de l'establishment et sa facilité d'entregent lui permettent d'ouvrir des portes à de Gaulle. Mais il ressent bientôt, dans le micro-milieu de la France libre, quel-

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que chose comme de l'étouffement. Avec l'accord du Général, i l part pour l'Est africain. Il s'efforce de rallier nos forces de Somalie. Il participe à la fin de la campagne d'Ethiopie et à la prise de Gondar. Son amitié avec le Négus de retour, qu'il dépeint plaisamment comme un Henri IV sculpté dans une noix de coco, lui permet de rétablir en Ethiopie les œuvres françaises et une légation française ainsi que de conserver pour notre pays le contrôle de la ligne de chemin de fer Djibouti - Addis-Abéba.

En septembre 1942, il est de retour en Angleterre. Il sera directeur du cabinet du général de Gaulle à Londres, puis à Alger, et, la Libération accomplie, au gouvernement provisoire de la République.

J ai retrouvé, sous la plume de Maurice Schumann, un souve­nir qui m'enchante. Lorsque, en mai 1943, le général de Gaulle quitte Londres pour Alger, deux hommes l'accompagnent : Palew-ski et Schumann. En vue de Gibraltar, les batteries côtières font feu. A ce même moment, le Général fait appeler Schumann auprès de lui. Mais c'est pour lui montrer un roman : la Phari-sienne, dont i l vient d'achever la lecture. Et il lui dit : « A mon avis, les deux meilleurs romans de Ventre-deux-guerres sont la Condition humaine et le Journal d'un curé de campagne. Mais, pour l'ensemble de son œuvre, c'est à Mauriac qu'il faudrait donner le Nobel. »

Schumann, dans l'avion secoué, regagne sa place et raconte cet insolite entretien à Palewski.

« Eh bien, dit Palewski, nous voilà sauvés ! Un homme de goût est invulnérable. »

Que le destin protège ceux que la perfection passionne, que la mort se détourne des amateurs de chefs-d'œuvre, ce fut peut-être la superstition majeure de Gaston Palewski. Mais c'est une honorable religion que cette superstition cultivée.

A bien voir, il est singulier que se soient trouvées associées les destinées de deux hommes si dissemblables, le général de Gaulle et Gaston Palewski, l'un d'acier et l'autre de velours, l'un qui avait repoussé l'idée du bonheur et l'autre qui n'a cessé de la caresser. « Le bonheur ne va pas avec la domination,

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a dit de Gaulle. / / faut prendre parti, et le choix est cruel. » De Gaulle écrit encore : « A se tenir à distance des autres, le chef se prive de ce que l'abandon, la familiarité, l'amitié même ont de douceur. Il se voue à ce sentiment de solitude qui est, suivant Faguet, la misère des hommes supérieurs. » Cela soulève une question : d'où viennent les grands hommes ? De Gaulle y répond : « On ne fait rien sans les grands hommes, et ceux-ci le sont pour l'avoir voulu. » Etonnante parole ! Les grands hom­mes, victimes et héros tout ensemble à cause de cette singularité : l'ardente, irrépressible et permanente volonté d'être des grands hommes, qui les revêt d'un cilice et d'une cuirasse.

Dans toutes les années mêlées aux grandes heures d'un jupi-térien, Gaston Palewski fut celui qui, dans les cérémonies mili­taires, à la suite du Général, entendait sur son propre passage : « Reposez armes. » Sans doute s'en amusait-il comme d'un signe conforme à sa nature. De Gaulle ne vécut jamais que dans le « présentez armes ». Palewski, son premier et constant compa­gnon, qui fut un courageux mais non pas un tragique, entendait dans le « reposez armes » la permission de jouir de la multiplicité de ses dons, de la diversité de ses appétits, de se trouver dispo­nible aux embellissements de la vie, les amours, les amitiés, les arts. Mais les personnages éventails, dont l'incessant mouvement rafraîchit, laissent un souvenir non fixé. Cet homme, témoin et acteur de si grandes choses, eut un destin de toutes les couleurs qui nous apparaît en demi-teinte.

Cependant, nous savons tout ce qu'il a fait dans l'intérêt de sa patrie. L a Libération accomplie, assisté notamment par Michel Debré, qu'il a connu auprès de Paul Reynaud, et par un jeune normalien nommé Pompidou, i l est directeur de cabinet du Géné­ral, qui préside le gouvernement de la France. Il participe au redressement du pays et accompagne de Gaulle dans ses rencon­tres avec Roosevelt, Staline, Churchill, Truman. A u départ du Général, i l refuse tous postes et mandats pour demeurer à ses côtés. Il est, avec Malraux et Soustelle, parmi les fondateurs du R.P .F . Puis le voici député en milieu populaire, Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin. C'est alors qu'il donne l'impulsion décisive à la carrière d'un futur président, en confiant à Pompidou la direction du cabinet de De Gaulle. Quand le Général se retire

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momentanément de l'arène politique, voici Gaston Palewski, dans le gouvernement Edgar Faure, ministre délégué à la présidence du Conseil, chargé des Affaires atomiques.

Ici, un trait le dépeint entier. Dans l'été de 1955 se tient à Genève le premier congrès international de l'atome, avec les plus grands physiciens, dont Oppenheimer. Comme ministre, il n'y peut assister. Mais il lui faut établir un contact direct et discret avec les participants. Il se rend donc en Suisse. Mais où, en Suisse ? Eh bien, il demande à Mlle d'Haussonville la faveur de s'installer à Coppet, dans la chambre de Benjamin Constant ! Il remplit sa mission dans les affaires de l'atome. Il explore en même temps les vestiges du délicieux passage sur la terre de Germaine de Staël et de Juliette Récamier. Il relit cette si déchi­rante lettre de la femme la plus intelligente de son siècle à l'insai­sissable Constant : « Vous que j'ai tant aimé... Mais vous m'avez humiliée. Vous m'avez dit que je ne vous plaisais pas et cepen­dant, alors, j'avais du charme, et, à présent, je marche à demi courbée, mais je ne pleure que quand je vous écris. »

Ainsi nous retrouvons toujours le personnage éventail. Mais serait-ce dilettantisme que d'être avec élégance plusieurs en soi-même et nostalgique des battements du cœur au sein du combat atomique ? M a foi, j 'ai grande estime pour ce ministre de la foudre, qui, réfugié dans une demeure humaniste, songe aux lettres d'un souvenir de coup de foudre.

D e Gaulle, qui lui avait écrit un jour : « Vous savez quelle affection j'ai pour vous, sous la cuirasse », obtient de la I V Répu­blique qu'elle le nomme ambassadeur de France en Italie. C'était bien choisir. Sa chaleur, son goût, sa culture, son charme, durant cinq ans, firent merveille à Rome. Il s'unit avec naturel au génie aérien de la société italienne. Je ne m'étonne pas qu'il ait installé son bureau dans le grand salon rouge, où l'on peut voir l'apo­théose d'Alexandre Farnèse devenu pontife par l'amour que Borgia portait à sa ravissante sœur Julie. Ce pape, avec l'air terrible de Jupiter, trône, entouré de deux vertus allégoriques, mais ce sont des vertus comme le concevait le xvf' siècle italien : deux beautés désirables parées des bijoux de Cellini.

C'est à Rome, comme ambassadeur, puis ensuite à la prési­dence de l'Association France-Italie, qu'il entreprit le combat

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pour sauver Venise des menaces que font peser sur elle la terre, l'eau et les hommes. C'est grâce à lui que fut sollicitée la com­munauté internationale et établi un plan d'ensemble pour la sauvegarde de Venise, préparé par un comité d'experts animé par René Huyghe. C'est grâce à lui que fut adoptée par le gou­vernement italien une loi spéciale affectant un crédit de 300 mil­liards de lires à la sauvegarde de Venise. On sait quelles déceptions s'ensuivirent.

En octobre 1972, après onze ans d'efforts, au cours de la séance publique annuelle des cinq académies, il disait ses espoirs et ses craintes. Je cite ses propos : « Venise, qui jadis conciliait l'Orient et l'Occident, la foi et la sensualité, le goût de la conquête et la frénésie du plaisir, Venise nous a montré que ce qu'il y a de plus beau au monde peut être menacé. »

Il disait encore : « Certes, il y a dans les chefs-d'œuvre de l'art une force mystérieuse qui les défend, mais faut-il ne comp­ter que sur ce miracle ? »

Il disait enfin : « Le combat pour Venise reste un combat d'avant-garde. Il est la préfiguration d'un effort qui doit s'étendre pour la défense de la beauté et de l'art, l'art qu'André Malraux salue comme "le seul domaine où le divin soit visible, quelque nom qu'on lui donne". »

Il voyait dans le combat pour Venise ce qu'il faut y voir : un acte pour nous redonner conscience d'une communauté cultu­relle de l'Europe.

D ans le gouvernement Pompidou, il sera de nouveau ministre de la Recherche scientifique, de l'atome et du spatial. Il fera décider de la création de notre centre de lancements en Guyane. Il est enfin nommé président du Conseil constitutionnel, où il siégera neuf ans. C'est le terme de sa vie publique. Président d'honneur de la Revue des Deux Mondes, pour l'honneur de s'être illustré dans le monde de l'action et dans le monde de l'art, i l est aussi président de l'Institut Charles-de-Gaulle, mais également de la Société des amis de Marcel Proust et de la Société des amis de Delacroix. C'est toujours, au temps des mémoires, l'homme éventail. Il y a un mot de Baudelaire sur Delacroix, qui résume également Palewski, agissant et esthète :

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« On eût dit un cratère de volcan artistiquement caché par des bouquets de roses. »

L e destin lui fut toujours aimable et, sur son tard, lui réserva un amour qui couvrit justement de roses la mélancolie des ambi­tions satisfaites. Il arrive que des êtres, exactement faits l'un pour l'autre, ne se rencontrent que dans leur crépuscule, vécu alors comme un nouveau matin. L'indifférence à tout, sauf au dernier bonheur, et l'art de retenir le temps, ces acquis de l'âge leur découvrent la paisible magie qui permet de réaliser, avec la fin d'une vie, toute une vie. Le sémillant célibataire épouse, à soixante-huit ans, Violette de Talleyrand-Périgord, arrière-petite-nièce de Talleyrand. A l'écart du monde enfin avec elle, il s'émerveille de son retirement dans l'admirable château du Marais, palais du x v u r en Ile-de-France.

« Je vais à la fenêtre en cette aube printanière, écrit-il au Marais. Quelle tentation de demeurer loin du monde au sein de ce refuge ! Mais, dans l'univers d'aujourd'hui, il n'est plus d'îles heureuses. »

Mais si, mais si, il est encore des îles heureuses, ce sont les hommes capables d'en perpétuer le souvenir et le désir.

C'est par amour, je gage, que cet aristocrate de vocation, devenu pour le couronnement de sa vie l'époux d'une aristo­crate de tradition, voua, dans sa retraite, une dévotion à Talley­rand. Il retrouva et publia les tendres lettres de Talleyrand à la duchesse de Courlande, écrites durant le congrès de Vienne. Il se persuada que ce grand seigneur, père adultérin du duc de Morny, ainsi demi-frère de Napoléon III, avait aussi engendré Delacroix. Il alla enfin jusqu'à louer pour sa fidélité ce prince si brillant qui n'a été fidèle qu'à sa cravate blanche et qui eut un tel soin de sa santé politique qu'il pratiqua tous les régimes. Mais sans doute voyait-il celui que Sacha Guitry nommait « le diable boiteux » à travers les yeux de Violette. Ou peut-être est-ce Goethe qui a raison quand i l écrit, à propos de Talleyrand peint par Gérard : « Notre génération est trop courte, notre expé­rience trop pauvre, notre imagination trop bornée, pour que nous puissions nous faire une juste idée d'un tel homme. » Fions-nous donc, comme Gaston Palewski se fiait désormais en toutes choses, au regard de son arrière-petite-nièce.

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E n dressant cet éloge de Gaston Palewski, j 'a i eu plaisir à m'effacer pour laisser parmi nous repasser son ombre remuante et suave. Je connais peu, à vrai dire, je ne connais pas d'exemple aujourd'hui d'une carrière politique accompagnée du sens poéti­que, d'un langage public en duo avec la langue des oiseaux et d'une si active participation à l'histoire contredite et complétée par une sensualité artiste.

Voyons-le maintenant s'en aller, abritant toujours cette poche d'air qui l'aida à voler. Il aimait à la passion les carava-gistes français, dont le plus grand fut Georges de L a Tour. Il avait fait découvrir un autre disciple du Caravage, Nicolas Fournier, dont i l plaça un tableau sous ses yeux au palais Far-nèse. C'est un tableau étrange qui a pour titre la Mort des sens. On y voit des musiciens. Mais le violoniste joue d'un violon sans chevalet, la flûtiste souffle dans une flûte brisée, la chan­teuse gratte une guitare sans corde, et, pourtant, cette image de l'effacement des sens n'est pas triste, i l s'en dégage une sérénité.

Quand vint pour lui la nuit, avec des souffrances, la vision de cette mort des sens borda ses derniers jours. Quand je vous demandais de me parler de lui, vous m'avez confié, madame, que ses derniers mots furent pour vous. Vous lui teniez la main et, ramassant son ultime souffle, il vous a dit : « Comme nous avons été heureux ! »

Je ne sais pas de plus délicat, de plus émouvant et de plus esthétique mot de la fin. Puissions-nous, quand nous rendrons notre âme à Dieu, le prononcer aussi.

LOUIS P A U W E L S de l'Institut