Cas yahoo

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STUD CASE En janvier 2014, Yahoo fêta ses 20 ans. Arrivée à la tête de l’entreprise en juillet 2012, Marissa Mayer avait multiplié les initiatives, n’hésitant pas à renvoyer une partie du comité de direction, à recevoir les méthodes de management, à repositionner la plupart des produits et à lancer une vaste campagne d’acquisitions. A première vue, les résultats étaient encourageants, avec une progression de 20% de l’audience globale, soit 800 millions d’utilisateurs actifs, dont 390 millions sur mobiles. Yahoo bénéficiait ainsi de la deuxième audience sur internet aux Etats-Unis, après Google. Yahoo News était le premier portail d’actualités généralistes au monde, le service de messagerie Yahoo Mail comptait plus d’utilisateurs que Hotmail de Microsoft aux Etats-Unis, et les sites Yahoo Questions/Réponses, Yahoo Finance, Yahoo Sport et Yahoo Jeux figuraient chacun parmi les trois premiers mondiaux dans leur domaine. Pourtant, derrière ces succès apparents, la situation de Yahoo restait préoccupante : beaucoup d’observateurs lui reprochaient une absence de vision stratégique qui se traduisait par un arrêt quasi complet de sa croissance. Comme depuis plusieurs années, son chiffre d’affaires avait baissé de 6% en 2013, à 4,7 milliards de dollars, et il se concentrait à 80% sur les Etats-Unis, alors que ses résultats positifs provenaient essentiellement de sa participation dans le site chinois Alibaba et que Facebook lui avait ravi la place de numéro deux mondial de la publicité en ligne, derrière Google. Yahoo était encore trop dispersé dans de trop nombreuses activités, là où une stratégie claire réclamait des arbitrages et une focalisation des ressources sur des objectifs prioritaires. De plus, l’entreprise qui s’apparentait encore à un portail internet, cherchait à jouer un véritable rôle dans les réseaux sociaux. En dépit de ses

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STUD

CASE

En janvier 2014, Yahoo fêta ses 20 ans. Arrivée à la tête de l’entreprise en juillet 2012, Marissa Mayer avait multiplié les initiatives, n’hésitant pas à renvoyer une partie du comité de direction, à recevoir les méthodes de management, à repositionner la plupart des produits et à lancer une vaste campagne d’acquisitions.

A première vue, les résultats étaient encourageants, avec une progression de 20% de l’audience globale, soit 800 millions d’utilisateurs actifs, dont 390 millions sur mobiles. Yahoo bénéficiait ainsi de la deuxième audience sur internet aux Etats-Unis, après Google. Yahoo News était le premier portail d’actualités généralistes au monde, le service de messagerie Yahoo Mail comptait plus d’utilisateurs que Hotmail de Microsoft aux Etats-Unis, et les sites Yahoo Questions/Réponses, Yahoo Finance, Yahoo Sport et Yahoo Jeux figuraient chacun parmi les trois premiers mondiaux dans leur domaine.

Pourtant, derrière ces succès apparents, la situation de Yahoo restait préoccupante : beaucoup d’observateurs lui reprochaient une absence de vision stratégique qui se traduisait par un arrêt quasi complet de sa croissance. Comme depuis plusieurs années, son chiffre d’affaires avait baissé de 6% en 2013, à 4,7 milliards de dollars, et il se concentrait à 80% sur les Etats-Unis, alors que ses résultats positifs provenaient essentiellement de sa participation dans le site chinois Alibaba et que Facebook lui avait ravi la place de numéro deux mondial de la publicité en ligne, derrière Google. Yahoo était encore trop dispersé dans de trop nombreuses activités, là où une stratégie claire réclamait des arbitrages et une focalisation des ressources sur des objectifs prioritaires. De plus, l’entreprise qui s’apparentait encore à un portail internet, cherchait à jouer un véritable rôle dans les réseaux sociaux. En dépit de ses alliances avec Twitter et Facebook (qu’elle n’avait pas réussi à racheter en 2006), Yahoo semblait encore être «  une entreprise 1.0 dans un monde 2.0 », comme l’avait affirmé un analyste.

Les premiers symptômes de ce problème étaient apparus en novembre 2006 lorsque Brad Garlinghouse, jeune manager chez Yahoo avait rédigé une note interne à l’attention des dirigeants de l’entreprise.

Le mémo de la tartine beurréeDans sa note, Brad Garlinghouse affirmait que Yahoo dispersait ses ressources de manière excessive. Il dénonçait plusieurs problèmes :

Un manque de vision cohérente et focalisée. Yahoo voulait « faire tout et être tout – pour tout le monde ». Par peur d’être distancée par ses concurrents, l’entreprise réagissait plutôt que de s’engager sur une trajectoire résolue. Sa stratégie revenait à « beurrer la vaste tartine constituée par les opportunités d’internet, à la fois innombrables et en

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perpétuelle évolution ». Le résultat était sur un trop vaste périmètre et une absence de focalisation.

Des responsabilités qui n’étaient pas clairement définies, avec une prolifération de boulons dans l’organisation, devenue trop bureaucratique.

Un manque d’initiative. Sans une vision claire et sans des responsabilités précisément définies, il manquait une perspective d’ensemble capable de guider les décisions, Yahoo était paralysé par des décisions aussi ambitieuses que contradictoires.

De fait, Brad Garlinghouse recommandait un plan en trois points :

1) Focaliser, afin d’affirmer ce qu’était Yahoo et ce qu’il n’était pas. Cela impliquait de sortir des activités qui n’étaient pas au cœur de son métier et d’éliminer les projets redondants.

2) Responsabiliser, en nommant notamment des responsables transversaux capables d’arbitrer entre les priorités. Cela impliquait que certains dirigeants actuels, qui avaient provoqué plus de problèmes qu’ils n’en avaient résolus, devaient quitter Yahoo.

3) Réorganiser, afin de décentraliser la prise de décision, d’éliminer la structure matricielle paralysante et de supprimer 15 à 20% des postes, devenus inutiles.

Cette note, largement diffusée dans les médias, resta sans réponse de la part de la direction de Yahoo. En juin 2007, le directeur général fut cependant remplacé par Jerry Yang, qui avait fondé l’entreprise en 1995 et qui cumulait désormais les postes de président et de directeur général. Quant à Brad Garlinghouse, il fut nommé vice-président en charge des communications et des communautés, en charge notamment de Yahoo Mail et de la messagerie instantanée Yahoo Messenger.

L’occasion manquée avec MicrosoftLe 1er février 2008, Microsoft annonça publiquement son intention de racheter Yahoo pour 31 dollars par action, soit 44,6 milliards de dollars, payables en cash et en action Microsoft. Pour Microsoft qui n’avait jamais réussi à devenir une véritable entreprise Internet, il, s’agissait essentiellement de combler une partie de son retard sur Google. L’offre de Microsoft était amicale (elle était adressée à la direction générale de Yahoo et non à ses actionnaires) et elle était particulièrement généreuse : le prix proposé était supérieur de 62% au cours de l’action Yahoo de l’époque.Pourtant, à la surprise des observateurs – qui estimaient que la complémentarité entre les deux groupes recélait de nombreuses synergies – la direction générale de Yahoo refusa l’offre de Microsoft. L’échec de l’opération fut très mal accueilli par les actionnaires de Yahoo qui accusèrent Jerry Yang d’avoir privilégié son indépendance.C’est dans cette ambiance délétère que Brad Garlinghouse quitta Yahoo. De nombreux autres dirigeants quittèrent d’ailleurs Yahoo à la même époque.La crise économique qui éclata fin 2008 frappa donc Yahoo au plus mauvais moment. N’ayant pas réussi à relancer l’entreprise (l’action était descendue sous les 10 dollars, le résultat net était passé de 600 millions en 2007 à 424 millions

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en 2008, alors que près de 20% des effectifs avaient été supprimés), Jerry Yang fut remplacé en janvier 2009 par la très énergique Carol Bartz, ancienne responsable de l’éditeur de logiciels Autodesk. Plutôt qu’une cession, celle-ci annonça la négociation d’un partenariat avec Microsoft, centré sur le moteur de recherche et la publicité en ligne. Ce partenariat fut finalisé en février 2010 : toutes les requêtes effectuées sur les sites de Yahoo étaient désormais redirigées sur le moteur de recherche Bing de Microsoft. Cela libérait d’importantes ressources informatiques que Yahoo pouvait consacrer au développement de nouveaux services. Réciproquement, Microsoft pouvait utiliser la régie publicitaire de Yahoo.

Errements dans la directionLe 6 septembre 2011, Carol Bartz apprit par un simple coup de téléphone que le conseil d’administration avait décidé de la remplacer au poste de directeur général par Tim Morse, jusque-là directeur financier de Yahoo. Le conseil reprochait à Carol Bartz de ne pas avoir réussi à relancer le chiffre d’affaires, mais aussi de ne pas avoir réellement concrétisé le rapprochement avec Microsoft, ni clarifié les relations avec le site de commerce en ligne chinois Alibaba, qui était à l’époque une de ses filiales. De plus, Yahoo avait été rattrapé par Facebook en termes d’audience et Google l’avait dépassé sur le marché clé des bannières publicitaires. Tim Morse devait assurer l’intérim, le temps qu’un nouveau directeur général soit nommé.

Lors de cette période de flottement, deux projets d’offre de rachat de Yahoo furent évoqués. Le premier d’un montant de 25 milliards de dollars, émanait des fonds d’investissement Blackstone et Bain Capital, en accord avec Alibaba et le groupe financier japonais Softbank. Le second venait de Microsoft, qui ne désespérait toujours pas de mettre la main sur Yahoo au moins pour éviter que celui-ci ne tombe entre les mains d’un concurrent tel que Google. Alors que l’offre de rachat de 44,6 milliards de Microsoft avait été refusée en 2008, la capitalisation boursière de Yahoo n’était plus que de 20 milliards fin 2011.

Le nouveau directeur général de Yahoo fut finalement nommé le 4 janvier 2012. Il s’agissait de Scott Thompson, jusque-là directeur de PayPal, la filiale de paiement électronique d’eBay. La nomination de ce dirigeant expérimenté et respecté semblait indiquer que le conseil d’administration de Yahoo envisageait toujours une relance de l’activité et non une cession. Deux semaines après la nomination de Scott Thompson, Jerry Yang annonça qu’il démissionnait du conseil d’administration et de toutes ses autres fonctions chez Yahoo.

En avril 2012, Scott Thompson annonça le plus vaste plan de licenciement jamais entrepris par Yahoo, avec le départ de 2000 salariés sur les 18000 que comptait le groupe. Il justifiait cette décision, qui permettrait d’économiser environ 375 millions de dollars par an, en évoquant « un nouveau Yahoo, plus petit, plus agile, plus rentable et mieux armé pour innover aussi rapidement que nos clients et notre industrie l’exigent ». Dans la foulée, Yahoo fut réorganisé en trois grandes divisions : consommateurs (contenus médias, moteur de recherche, commerce en ligne et messagerie), régions (relations avec les annonceurs) et technologies

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(infrastructures et plateformes). Cette structure marquait une rupture avec la précédente organisation centralisée par produit.

Cependant, un mois plus tard, Scott Thompson était contraint à une humiliante démission pour avoir falsifié son CV : un document financier le présentait comme diplômé en informatique alors qu’il l’était en comptabilité. Il fut remplacé par Ross Levinsohn, jusque-là chargé du pôle-médias.En mai 2012, Yahoo céda la moitié des 40% qu’il détenait dans Alibaba pour 6,3 milliards de dollars en numéraire et de 800 millions de dollars en actions. Ce total de 7,1 milliards de dollars constituait un apport considérable pour Yahoo. Cela équivalait à plus du tiers de sa valeur en Bourse, ou à près d’une fois et demie son chiffre d’affaire.

La tornade Marissa MayerEn juillet 2012, Marissa Mayer succéda à Ross Levinsohn à la tête de Yahoo, devenant ainsi la septième personne à occuper ce poste en une dizaine d’années. Marissa Mayer était une des dirigeantes historiques de Google, qu’elle avait rejoint dès 1999, un an après la création de la société par Sergey Brin et Larry Page. Après avoir supervisé le moteur de recherche et participé au lancement de Google News et de Gmail elle était devenue responsable des services de cartographie et de géolocalisation de Google. Deux mois après sa nomination chez Yahoo, Marissa Mayer annonça le remplacement du directeur financier, Tim Morse et déclara qu’elle souhaitait augmenter le nombre d’utilisateurs et d’annonceurs en mettant l’accent sur la personnalisation des produits et sur les usages mobiles. Selon elle, il fallait sortir d’une « culture du consensus », proposer de nouveaux produits plus rapidement et penser à plus grande échelle avec une « règle des 100 millions » (chaque nouveau produit devait attirer 100 millions d’utilisateurs).

Dans les mois qui suivirent, elle évoqua la suppression de 10 000 postes, soit plus de 50% des emplois à temps plein ou partiel du groupe. Elle commença par remplacer une grande partie des dirigeants, en réduisant le nombre de manager. Par ailleurs, elle mit fin au télétravail. Selon elle, il fallait que les salariés se croisent physiquement au bureau, notamment de manière impromptues pour que des innovations immergent, dans les faits, l’autorisation du travail à domicile se traduisait par de nombreux abus. Afin de s’attirer le soutien des salariés, elle leur offrit à tous un smartphone haut de gamme de leur choix et instaura, comme chez Google, la gratuité des repas. En avril 2013, elle recruta au poste de directeur opérationnel, grâce à une prime de 56 millions de dollars en actions et en stock-options, Henrique de Castro, un expert de la publicité en ligne travaillant jusque-là chez Google. Il fut pourtant renvoyé en janvier 2014, faute d’avoir su redresser la part de marché de Yahoo dans la publicité en ligne. Il empocha à cette occasion un parachute doré de 42 millions. Marissa Mayer elle-même reçut, pour ses six premiers mois à la tête du groupe, une rémunération de 36,6 millions, dont 35 millions en actions.

En avril 2013, Yahoo tenta de racheter 75% de la plateforme française de vidéo en ligne Dailymotion, filiale d’Orange, ce qui lui aurait permis à de concurrencer YouTube, filiale de Google. Evalué à environ 300 millions de dollars, Dailymotion,

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un des champions français d’Internet, était la 11ème plateforme de vidéo en ligne au monde en termes de visiteurs uniques par mois (127 millions en mars 2013). Cependant, l’opération fut annulée fin avril 2013 suite à l’intervention du ministre français du Redressement productif, Arnaud Montebourg (27% du capital d’Orange étaient encore possédés par l’Etat), qui exigea que la participation de Yahoo dans Dailymotion reste inférieure à 50%. Suite à ce blocage, Yahoo annonça le mois suivant le rachat du réseau de blogs et de photos Tumblr, pour 1,1 milliard de dollars. Fondé en 2007, Tumblr comptait alors 175 employés et rassemblait 107,9 millions de blogs. Son ajout devait permettre à Yahoo de dépasser le milliard d’utilisateurs. Par ailleurs, Yahoo avait déjà racheté pour 10 millions de dollars la start-up Snip it, qui proposait un service proche de celui de Pinterest (réseau social à base d’images), ainsi que Summly, une application facilitant la lecture d’informations sur les terminaux mobiles, pour 30 millions. Parallèlement, des services historiques comme la messagerie Yahoo Mail et le site de partage de photos Flickr furent totalement refondus.

Pour la première fois depuis 2008, le chiffre d’affaire de yahoo augmenta en 2012 (de 2%), pour atteindre 4,98 milliards de dollars, mais il baissa l’année suivante de 6%. Depuis la prise de fonction de Marissa Mayer, le cours de l’action Yahoo avait augmenté de 80%. Symboliquement, Yahoo adopta un nouveau logo, plus épuré en septembre 2013. Une première depuis sa création en 1994.]

Sources : Le Monde, 16 octobre et 17 juillet 2013 ; Les Echos, 18 juillet 2013 et 15 octobre 2010, Challenges, 29 janvier