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    Bibliothque de Philosophie ScientifiqueDirecteur : P a u l Gaultier De l ' I n s t i t u t

    HENRI POINCAREMEMBRE DE L ' IN S T IT U T

    Scienceet

    mthode

    F L A M M A R I O N

    26, RUE R A C I N E , P A R I S

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    Droits de traduction, de reproduction et d'adaptationrservs pour tous les pays.

    Printed in France.

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    Science et Mthode

    INTRODUCTION

    Je runis ici diverses tudes qui se rapportentplus ou moins directement des questions demthodologie scientifique. La mthode scientifiqueconsiste observer et exprimenter; si le savantdisposait d'un temps infini, il n'y aurait qu' luidire : Regardez et regardez bien ; mais, commeil n'a pas le temps de tout regarder et surtout detout bien regarder, et qu'il vaut mieux ne pas re-garder que de mal regarder, il est ncessaire qu'ilfasse un choix. La premire question est donc desavoir comment il doit faire ce choix. Cette questionse pose au physicien comme l'historien ; elle sepose galement au mathmaticien, et les principesqui doivent les guider les uns et les autres ne sontpas sang analogie. Le savant s'y conforme instinc-tivement, et on peut, en rflchissant sur ces prin-cipes, prsager ce que peut tre l'avenir des math-matiques.

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    On s'en rendra mieux compte encore si l'on observele savant l'uvre et tout d'abord il faut connatrele mcanisme psychologique do l'invention et, enparticulier, celle de l'invention mathmatique. L'ob-servation des procds de travail du mathmaticienest particulirement instructive pour le psychologue.

    Dans toutes les sciences d'observation, il faut

    compter avec les erreurs dues aux imperfections denos sens et de nos instruments. Heureusement, onpeut admettre que, dans certaines conditions, ceserreurs se compensent en partie, de faon dis-paratre dans les moyennes ; cette compensation estdue au hasard. Mais qu'est-ce que le hasard? Cettenotion est difficile justifier et mme dfinir ; etpourtant ce que je viens de dire, au sujet des

    erreurs d'observation, montre que le savant ne peutB'en passer. Il est donc ncessaire de donner unedfinition aussi prcise que possible de cette notionsi indispensable et si insaisissable.

    Ce sont l des gnralits qui s'appliquent ensomme toutes les sciences ; et par exemple lemcanisme de l'invention mathmatique ne diffrepas sensiblement du mcanisme de l'invention engnral. J'aborde ensuite des questions qui se rap-portent plus particulirement certaines sciencesspciales et d'abord aux mathmatiques pures.

    Je suis oblig, dans les chapitres qui leur sontconsacrs, de traiter des sujets un peu plus abstraits.Je dois d'abord parler de la notion d'espace; tout lemonde sait que l'espace est relatif, ou plutt tout le

    inonde le dit, mais que de personnes pensent encore

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    comme si elles le croyaient absolu; il suffit cepen-dant de rflchir un peu pour apercevoir quellescontradictions elles sont exposes.

    Les questions d'enseigueinent ont leur impor-tance, d'abord par elles-mmes, ensuite parce que,rflchir sur la meilleure manire de faire pntrer

    des notions nouvelles dans les cerveaux vierges,

    c'est en mme temps rflchir sur la faon dont cesnotions ont t acquises par nos anctres, et parconsquent sur leur vritable origine, c'est--dire aufond sur leur vritable nature. Pourquoi les enfantsne comprennent-ils rien le plus souvent aux dfini-tions qui satisfont les savants? Pourquoi faut-il leuron donner d'autres? C'est la question que je me posedans le chapitre suivant et dont la solution pourrait,

    je crois, suggrer d'utiles rflexions aux philoso-phes qui s'occupent de la logique des sciences.

    D'autre part, bien des gomtres croient qu'onpeut rduire les mathmatiques aux rgles de lalogique formelle. Des efforts inous ont t tentsdans ce sens; pour y parvenir, on n'a pas craint,par exemple, de renverser l'ordre historique de lagense de nos conceptions et on a cherch expli-quer le fini par l'infini. Je crois tre parvenu, pourtous ceux qui aborderont le problme sans partipris, montrer qu'il y a une illusion dcevante. J'es-pre que le lecteur comprendra l'importance de Jaquestion et me pardonnera l'aridit des pages que

    j'ai d y consacrer.Les derniers cnapitres relatifs la mcanique et

    l'astronomie seront d'une lecture plus facile.

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    La mcanique semble sur le point de subir uns

    rvolution complte. Les notions qui paraissaient

    le mieux tablies sont battu es en brche par de

    hardis novateurs. Certainement i l serait prmatur

    de leur donn er raison ds aujourd hui, uniquem ent

    parce que ce sont des novateurs. Mais il y a intrt

    faire con natre leurs do ctrin es, et c est ce que j a i

    ch erc h faire. J ai suivi le p lus possible l ord re

    historique ; car les nouvelles ides sem bleraie nt

    trop tonnantes si on ne voyait comment elles ont

    pu prendre naissance.

    L astronom ie nous offre des sp ectacles gran dios es

    et soulve de gigan tesques pro bl m es. On ne peu t

    songer leur appliquer directement la mthode exp

    rimentale; nos laboratoires sont trop peti ts . Mais

    l analogie avec les ph nom ne s que ces lab orato ires

    nous permettent d at teindre peut nanm oins guider

    l astron om e. La Voie L acte, par exem ple, est un

    ensemble de Soleils dont les mouvements semblent

    d abord capricieux. Mais cet ensem ble ne peut-il tre

    com par a celui des m olcu les d un gaz dont la

    thorie cintique des gaz nous a fait connatre les

    pro pri ts? C est ainsi que, par une voie dtou rn e,

    m thode du physicien peut venir en aide l as

    t ronome.

    Enfin, j a i voulu faire en q ue lqu es lignes l his toire

    du dveloppem ent de la godsie franaise ; j a i

    montr au prix de quels efforts persvrants, et

    souvent de quels dan ger s, les godsiens nous ont

    procur les quelques notions que nous possdons

    sur la figure de la T err e. Est-ce bien l un e qu es-

    Docu men t num ris par la Bib l ioth que Interunivers i ta ire Scien t i f ique Jussieu UPMC

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    tion de mthode? Oui, sans doute, cette histoirenous enseigne en effet de quelles prcautions il fautentourer une opration scientifique srieuse et cequ'il faut de temps et de peines pour conqurir unedcimale nouvelle.

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    LIVRE PREMIER

    LE SAVANT ET LA SCIENCE

    CHAPITRE I

    Le choix des faits.

    Tolsto explique quelque part pourquoi laScience pour la Science est ses yeux une conception absurde. Nous ne pouvons connatre toutles faits, puisque leur nombre est pratiquement

    infini. Il faut choisir; ds lors, pouvons-nous rglerce choix sur le simple caprice de notre curiosit;nevaut-il pas mieux nous laisser guider par l'utilit,par nos besoins pratiques et surtout moraux;n'avons-nous pas mieux faire que de compter lenombre des coccinelles qui existent sur notre pla-nte ?

    Il est clair que le mot utilit n'a pas pour lui le

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    sens que lui attribuent les hommes d'affaires, etderrire eux la plupart de nos contemporains. Il sesoucie peu des applications do l'industrie, des mer-veilles de l'lectricit ou de l'automobilisme qu'ilregarde plutt comme des obstacles au progrsmoral ; l'utile, c'est uniquement ce qui peut rendrel'homme meilleur.

    Pour moi, ai-je besoin de le dire, je ne sau-rais me contenter ni de l'un, ni de l'autre idal ;

    je ne voudrais ni de cette ploutocratie avide etborne, ni de cette dmocratie vertueuse et mdiocre,uniquement occupe tendre la joue gauche, et ovivraient des sages sans curiosit qui, vitant lesexcs, ne mourraient pas de maladie, mais coupsr mourraient d'ennui. Mais cela, c'est une affaire

    de got et ce n'est pas ce point que je veuxdiscuter.

    La question n'en subsiste pas moins, et elle doitretenir notre attention ; si notre choix ne peut tredtermin que par le caprice ou par l'utilit imm-diate, il ne peut y avoir de science pour la science,ni par consquent de science. Cela est-il vrai ? Qu'ilfaille faire un choix, cela n'est pas contestable ;quelle que soit notre activit, les faits vont plusvite que nous, et nous no saurions les rattraper ;pendant que le savant dcouvre un fait, il s'en pro-duit des milliards de milliards dans un millimtrecube de son corps. Vouloir faire tenir la nature dansla science, ce serait vouloir faire entrer le tout dansla partie.

    Mais les savants croient qu'il y a une hirarchie

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    des faits et qu'on peut faire entre eux un choix judi-cieux ; ils ont raison, puisque sans cela il n'y auraitpas de science et que la science existe. Il suffitd'ouvrir les yeux pour voir que les conqutes del'industrie qui ont enrichi tant d'hommes prati-ques n'auraient jamais vu le jour si ces hommespratiques avaient seuls exist, et s'ils n'avaient

    t devancs par des fous dsintresss qui sontmorts pauvres, qui ne pensaient jamais l'utile,et qui pourtant avaient un autre guide que leurcaprice.

    C'est que, comme l'a dit Mach, ces fous ont co-nomis leurs successeurs la peine de penser. Ceuxqui auraient travaill uniquement en vue d'uneapplication immdiate n'auraient rien laiss derrire

    eux et, en face d'un besoin nouveau, tout aurait t recommencer. Or, la plupart des hommes n'aimentpas penser et c'est peut-tre un bien, puisquel'instinct les guide, et le plus souvent mieux que laraison ne guiderait une pure intelligence, toutes lesfois du moins qu'ils poursuivent un but immdiat ettoujours le mme; mais l'instinct c'est la routine,et si la pense ne le fcondait pas, il ne progresse-rait pas plus chez l'homme que chez l'abeille ou lafourmi. Il faut donc penser pour ceux qui n'aimentpas penser et, comme ils sont nombreux, il fautque chacune de nos penses soit aussi souvent utileque possible, et c'est pourquoi une loi sera d'autantplus prcieuse qu'elle sera plus gnrale.

    Cela nous montre comment doit se faire notre

    choix ; les faits les pins intressants sont ceux qui

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    peuvent servir plusieurs fois ; ce sont ceux qui ontchance de se renouveler. Nous avons eu le bonheurde natre dans un monde o il y en a. Supposonsqu'au lieu de 60 lments chimiques, nous en ayons30 milliards, qu'ils ne soient pas les uns communset les autres rares, mais qu'ils soient rpartis uni-formment. Alors, toutes les fois que nous ramas-

    serions un nouveau caillou, il y aurait une grandeprobabilit pour qu'il soit form de quelque subs-tance inconnue ; tout ce que nous saurions desautres cailloux ne vaudrait rien pour lui ; devantchaque objet nouveau nous serions comme l'enfantqui vient de nalre ; comme lui nous ne pourrionsqu'obir nos caprices ou nos besoins ; dans unpareil monde, il n'y aurait pas de science ; peut-tre

    la pense et mme la vie y seraient-elles impossibles,puisque l'volution n'aurait pu y dvelopper les ins-tincts conservateurs. Grce Dieu, il n'en est pasainsi ; comme tous les bonheurs auxquels on estaccoutum, celui-l n'est pas apprci sa valeur.Le biologiste serait tout aussi embarrass s'il n'yavait que des individus et pas d'espce et si l'hr-dit ne faisait pas les fils semblables aux pres.

    Quels sont donc les faits qui ont chance de serenouveler ?Ce sont d'abord les faits simples. Il estclair que dans un fait complexe, mille circonstancessont runies par hasard, et qu'un hasard bien moinsvraisemblable encore pourrait seul les runir denouveau. Mais ya-t-il des faits simples et, s'il y en a,comment les reconnatre ? Qui nous dit que ce que

    nous croyons simple ne recouvre pas une effroyable

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    complexit ? Tout ce que nous pouvons dire, c'estque nous devons prfrer les faits qui paraissentsimples ceux o notre il grossier discerne deslments dissemblables. Et alors, de deux chosesl'une, ou bien cette simplicit est relle, ou bien leslments sont assez intimement mlangs pour nepouvoir tre distingus. Dans le premier cas, nous

    avons chance de rencontrer de nouveau ce mmefait simple, soit dans toute sa puret, soit entrantlui-mme comme lment dans un ensemble com-plexe. Dans le second cas, ce mlange intime agalement plus de chance de se reproduire qu'unassemblage htrogne ; le hasard sait mlanger, ilne sait pas dmler, et pour faire avec des lmentsmultiples un difice bien ordonn dans lequel on

    distingue quelque chose, il faut le faire exprs. Il ya donc peu de chance pour qu'un assemblage o ondistingue quelque chose se reproduise jamais. Il yen a beaucoup au contraire pour qu'un mlange quisemble homogne au premier coup d'il se renou-velle plusieurs fois. Les faits qui paraissent simples,mme s'ils ne le sont pas, seront donc plus facile-ment ramens par le hasard.

    C'est ce qui justifie la mthode instinctivementadopte par le savant, et ce qui la justifie peut-tre mieux encore, c'est que les faits frquents nousparaissent simples, prcisment parce que nous ysommes habitus.

    Mais o est le fait simple ? Les savants ont t lechercher aux deux extrmits, dans l'infinimen

    grand et dans l'infiniment petit. L'Astronome l'a

    L.est ce qui justnie la mthode instinctivementadopte par le savant, et ce qui la justifie peut-tre mieux encore, c'est que les faits frquents nousparaissent simples, prcisment parce que nous ysommes habitus.

    Mais o est le fait simple ? Les savants ont t lechercher aux deux extrmits, dans l'infinimen

    grand et dans l'infiniment petit. L'Astronome l'a

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    trouv parce que les distances des astres sontimmenses, si grandes, que chacun d'eux n'apparatplus que comme un point ; si grandes que les diff-rences qualitatives s'effacent et parce qu'un point estplus simple qu'un corps qui a une forme et desqualits. Et, le Physicien, au contraire, a cherch lephnomne lmentaire en dcoupant fictivement les

    corps en cubes infiniment petits, parce que les con-ditions du problme, qui subissent des variationslentes et continues quand on passe d'un point ducorps l'autre, pourront tre regardes commeconstantes l'intrieur de chacun de ces petitscubes. De mme le Biologiste a t instinctivementport regarder la cellule comme plus intressanteque l'animal entier, et l'vnement lui a donn

    raison, puisque les cellules, appartenant aux organisines les plus divers, sont plus semblables entreelles, pour qui sait reconnatre leurs ressemblances,que ne le sont ces organismes eux-mmes. Le Socio-logiste est plus embarrass ; les lments, quipour lui sont les hommes, sont trop dissemblables,trop variables, trop capricieux, trop complexes eux-mmes en un mot ; aussi, l'histoire ne recommencepas ; comment alors choisir le fait intressant quiest celui qui recommence ; la mthode, c'est prci-sment le choix des faits, il faut donc se proccuperd'abord d'imaginer une mthode, et on en a ima-gin beaucoup, parce qu'aucune ne s'imposait; cha-que thse de sociologie propose une mthode nou-velle que d'ailleurs le nouveau docteur se garde bien

    d'appliquer de sorte que la sociologie est la science

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    pu possde le plus de mthodes et le moins de r-sultats.

    C'est donc par les faits rguliers qu'il convient decommencer ; mais ds que la rgle est bien tablie,ds qu'elle est hors de doute, les faits qui y sontpleinement conformes sont bientt sans intrt,puisqu'ils ne nous apprennent plus rien de nouveau.

    C'est alors l'exception qui devient importante. Oncessera de rechercher les ressemblances pour s'atta-cher avant tout aux diffrences, et parmi les diff-rences on choisira d'abord les plus accentues, nonaeulement parce qu'elles seront les plus frappantes,mais parce qu'elles seront les plus instructives. Unexemple simple fera mieux comprendre ma pense ;

    je suppose qu'on veuille dterminer une courbe en

    observant quelques-uns de ses points. Le prati-cien qui ne se proccuperait que de l'utilit imm-diate observerait seulement les points dont il auraitbesoin pour quelque objet spcial ; ces points serpartiraient mal sur la courbe; ils seraient accu-muls dans certaines rgions, rares dans d'autres,de sorte qu'il serait impossible de les relier par untrait continu, et qu'ils seraient inutilisables pourd'autres applications. Le savant procdera diff-remment ; comme il veut tudier la courbe pourelle-mme, il rpartira rgulirement les points observer et ds qu'il en connatra quelques-uns, illes joindra par un trac rgulier et il possderala courbe tout entire. Mais pour cela commentva-t-il faire ? S'il a dtermin un point extrme de

    la courbe, il ne va pas rester tout prs de cette

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    extrmit, mais il va courir d'abord l'autre bout ;aprs les deux extrmits le point le plus instructifsera celui du milieu, et ainsi de suite.

    Ainsi, quand une rgle est tablie, ce que nousdevons rechercher d'abord ce sont les cas o cettergle a le plus de chances d'tre en dfaut. De l,entre autres raisons, l'intrt des faits astronomi-

    ques, celui du pass gologique ; en allant trs loindans l'espace, ou bien trs loin dans le temps, nouspouvons trouver nos rgles habituelles entirementbouleverses ; et ces grands bouleversements nousaideront mieux voir ou a mieux comprendre lespetits changements qui peuvent se produire plusprs de nous, dans le petit coin du monde o noussommes appels vivre et agir. Nous connatrons

    mieux ce coin pour avoir voyag dans les payslointains o nous n'avions rien faire.

    Mais ce que nous devons viser, c'est moins deconstater les ressemblances et les diffrences, quede retrouver les similitudes caches sous les diver-gences apparentes. Les rgles particulires semblentd'abord discordantes, mais en y regardant de plusprs, nous voyons en gnral qu'elles se ressem-blent; diffrentes par la matire, elles se rappro-chent par la forme, par l'ordre de leurs parties.Quand nous les envisagerons de ce biais, nous lesverrons s'largir et tendre tout embrasser. EtToil ce qui fait le prix de certains faits qui vien-nent complter un ensemble et montrer qu'il estl'image fidle d'autres ensembles connus.

    Je ne puis insister davantage, mais ces quelques

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    mots suffisent pour montrer que le savant ne choisitpas au hasard les faits qu'il doit observer. Il necompte pas des coccinelles, comme le dit Tolsto,parce que le nombre de ces animaux, si intressantsqu'ils soient, est sujet de capricieuses variations,Il cherche condenser beaucoup d'exprience etbeaucoup de pense sous un faible volume, et c'est

    pourquoi un petit livre de physique contient tantd'expriences passes et mille fois plus d'exp-riences possibles dont on sait d'avance le rsultat.

    Mais nous n'avons encore envisag qu'un des ctsde la question. Le savant n'tudie pas la natureparce que cela est utile ; il l'tudie parce qu'il yprend plaisir et il y prend plaisir parce qu'elle estbelle. Si la nature n'tait pas belle, elle ne vaudrait

    pas la peine d'tre connue, la vie ne vaudrait pas lapeine d'tre vcue. Je ne parle pas ici, bien entendu,de cette beaut qui frappe les sens, de la beautdes qualits et des apparences ; non que j 'en fasseti, loin de l, mais elle n'a rien faire avec lascience ; je veux parlor de cette beaut plus intimequi vient de l'ordre harmonieux des parties, etqu'une intelligence pure peut saisir. C'est elle quidonne un corps, un squelette pour ainsi dire auxchatoyantes apparences qui flattent nos gens, et sansce support, la beaut de ces rves fugitifs ne seraitqu'imparfaite parce qu'elle serait indcise et tou-

    jours fuyante. Au contraire, la beaut intellectuellese suffit elle-mme et c'est pour elle, plus peut-treque pour le bien futur de l'humanit, que le savant

    se condamne de longs et pnibles travaux.

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    C'est donc, la recherche de cette beaut spciale,le sens de l'harmonie du monde, qui nous fait choisirles faits les plus propres contribuer i cette har-monie, de mme que l'artiste choisit, parmi lestraits de son modle, ceux qui compltent le por-trait et lui donnent le caractre et la rie. Et il n'y apas craindre que cette proccupation instinctive et

    inavoue dtourne le savant de la recherche de lavrit. On peut rver un monde harmonieux, com-bien le monde rel le laissera loin derrire lui;les plus grands artistes qui furent jamais, lesGrecs, s'taient construit un ciel ; qu'il est mesquinauprs du vrai ciel, du ntre.

    Et c'est parce que la simplicit, parce que lagrandeur est belle, que nous rechercherons de pr-

    frence les faits simples et les faits grandioses, quenous nous complairons tantt suivre la coursegigantesque des astres, tantt scruter avec lemicroscope cette prodigieuse petitesse qui est aussiune grandeur, tantt rechercher dans les tempsgologiques les traces d'un pass qui nous attireparce qu'il est lointain.

    Et l'on voit que le souci du beau nous conduit auxmmes choix que celui de l'utile. Et c'est ainsi ga-lement que cette conomie de pense, cette co-nomie d'effort, qui est d'aprs Mach la tendanceconstante de la science, est une source de beaut enmme temps qu'un avantage pratique. Les dificesque nous admirons sont ceux o l'architecte a suproportionner les moyens au but, et o les colonnes

    semblent porter sans effort et allgrement le poids

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    qu'on leur a impos, comme les gracieuses caria-tides de l'Erechthion.

    D'o vient cette concordance ? Est-ce simplementque les choses qui nous semblent belles sont cellesqui s'adaptent le mieux notre intelligence, et quepar suite elles sont en mme temps l'outil que cetteintelligence sait le mieux manier ? Ou bien ya-t-il

    l un jeu de l'volution et de la slection naturelle?Les peuples dont l'idal tait le plus conforme leur intrt bien entendu ont-ils extermin les autreset pris leur place ? Les uns et les autres poursui-vaient leur idal, sans se rendre compte des cons-quences, mais tandis que cette recherche menait lesuns leur perte, aux autres elle donnait l'empire.On serait tent de le croire ; si les Grecs ont

    triomph des barbares et si l'Europe, hritire de lapense des Grecs, domine le monde, c'est parce queles sauvages aimaient les couleurs criardes et lessons bruyants du tambour qui n'occupaient que leurssens, tandis que les Grecs aimaient la beaut intel-lectuelle qui se cache sous la beaut sensible etque c'est celle-l qui fait l'intelligence sre et forte.

    Sans doute un pareil triomphe ferait horreur Tolsto et il ne voudrait pas reconnatre qu'il puissetre vraiment utile. Mais cette recherche dsint-resse du vrai pour sa beaut propre est saine aussiet peut rendre l'homme meilleur. Je sais bien qu'ily a des mcomptes, que le penseur n'y puise paatoujours la srnit qu'il devrait y trouver, et mmequ'il y a des savants qui ont un trs mauvais caractre.

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    Doit-on dire pour cela qu'il faut abandonner lascience et n'tudier que la morale ?

    Eh quoi, pense-t-on que les moralistes eux-mmessont irrprochables quand ils sont descendus de leurchaire ?

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    CHAPITRE 19

    L'avenir des Mathmatiques.

    Pour prvoir l'avenir des mathmatiques, la vraiemthode est d'tudier leur histoire et leur tatprsent.

    N'est-ce pas l, pour nous autres mathmaticiens,un procd en quelque sorte professionnel? Noussommes accoutums extrapoler, ce qui est unmoyen de dduire l'avenir du pass et du prsent, etcomme nous savons bien ce qu'il vaut, nous ne ris-quons pas de nous faire illusion sur la porte desrsultats qu'il nous donne.

    Il y a ou autrefois des prophtes do malheur. Ilsrptaient volontiers que tous les problmes susceptibles d'tre rsolus l'avaient t dj, et qu'aprseux il n'y aurait plus qu' glaner. Heureusement,l'exemple du pass nous rassure. Bien des fois djon a cru avoir rsolu tous les problmes, ou, tout aumoins, avoir fait l'inventaire de ceux qui comportentune solution. Et puis le sens du mot solution s'

    largi, les problmes insolubles sont devenus les

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    plus intressants de tous et d'autres problmes sesont poss auxquels on n'avait pas song. Pour lesGrecs, une bonne solution tait celle qui n'emploieque la rgle et le compas; ensuite, cela a t cellequ'on obtient par l'extraction de radicaux, puiscelle o ne figurent que des fonctions algbriquesou logarithmiques. Les pessimistes se trouvaient

    ainsi toujours dbords, toujours forcs de reculer,de sorte qu' prsent je crois bien qu'il n'y en aplus.

    Mon intention n'est donc pas de les combattrepuisqu'ils sont morts; nous savons bien que lesmathmatiques continueront se dvelopper, maisil s'agit de savoir dans quel sens. On me rpondra dans tous les sens et cela est vrai en partie;

    mais si cela tait tout fait vrai, cela deviendraitun peu effrayant. Nos richesses ne tarderaient pas devenir encombrantes et leur accumulation produiraitun fatras aussi impntrable que l'tait pour l'igno-rant la vrit inconnue.

    L'historien, le physicien lui-mme, doivent faireun choix entre les faits ; le cerveau du savant, quin'est qu'un coin de l'univers, ne pourra jamaiscontenir l'univers tout entier; de sorte que, parmiles faits innombrables que la nature nous offre, il enest qu'on laissera de ct et d'autres qu'on retiendra.Il en est de mme,a fortiori, en mathmatiques; lamathmaticien, lui non plus, ne peut conserverple-mle tous les faits qui se prsentent lui;d'autant plus que ces faits c'est lui, j'allais dire c'est

    son caprice, qui les cre. C'est lui qui construit de

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    toutes pices une combinaison nouvelle eu en rap-prochant les lments ; ce n'est pas en gnral lanature qui la lui apporte toute faite.

    Sans doute il arrive quelquefois que le math-maticien aborde un problme pour satisfaire unbesoin de la physique; que le physicien ou l'ing-nieur lui demandent de calculer un nombre en vue

    d'une application. Dira-t-on que, nous autres go-mtres, nous devons nous borner attendre lescommandes, et, au lieu de cultiver notre sciencepour notre plaisir, n'avoir d'autre souci que de nousaccommoder au got de la clientle? Si les math-matiques n'ont d'autre objet que de venir en aide ceux qui tudient la nature, c'est de ces derniersque nous devons attendre le mot d'ordre. Cette faon

    de voir est-elle lgitime? Certainement non; si nousn'avions pas cultiv les sciences exactes pour elles-mmes, nous n'aurions pas cr l'instrument math-matique, et le jour o serait venu le mot d'ordre duphysicien, nous aurions t dsarms.

    Les physiciens non plus n'attendent pas, pourtudier un phnomne, que quelque besoin urgentde la vie matrielle leur en ait fait une ncessit, et

    ils ont bien raison ; si les savants du xviiie sicleavaient dlaiss l'lectricit, parce qu'elle n'auraitt leurs yeux qu'une curiosit sans intrt pra-tique, nous n'aurions au xxe sicle ni tlgraphie, nilectrochimie, ni lectrotechnique. Les physiciens,forcs de choisir, ne sont donc pas guids dans leurchoix uniquement par l'utilit. Comment donc font-ls pour choisir entre les faits naturels ? Nous l'avons

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    expliqu dans le chapitre prcdent; les faits qui lesintressent ce sont ceux qui peuvent conduire la.dcouverte d'une loi; ce sont donc ceux qui sontanalogues beaucoup d'autres faits, qui ne nousapparaissent pas comme isols, mais comme troi-tement groups avec d'autres. Le fait isol frappetous les yeux, ceux du vulgaire comme ceux du

    savant. Mais ce que le vrai physicien seul sait voir,c'est le lien qui unit plusieurs faits dont l'analogieest profonde, mais cache. L'anecdote de la pommede NEWTON n'est probablement pas vraie, mais elleest symbolique; parlons-en donc comme si elle taitvraie. Eh bien, nous devons croire qu'avant NEWTONbien des hommes avaient vu tomber des pommes :aucun n'avait rien su en conclure. Les faits seraient

    striles s'il n'y avait des esprits capables de choisirentre eux en discernant ceux derrire lesquels il secache quelque chose et de reconnatre ce qui secache derrire, des esprits qui, sous le fait brut, sen-tiront l'me du fait.

    En mathmatiques nous faisons tout fait lamme chose; des lments varis dont nous dispo-

    sons, nous pouvons faire sortir des millions decombinaisons diffrentes; mais une de ces combi-naisons, tant qu'elle est isole, est absolumentdpourvue de valeur; nous nous sommes souventdonn beaucoup de peine pour la construire, maiscela ne sert absolument rien, si ce n'est peut-tre donner un sujet de devoir pour l'enseignementsecondaire. Il en sera tout autrement le jour o

    cette combinaison prendra place dans une classe de

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    combinaisons analogues et o nous aurons remarqucette analogie; nous ne serons plus en prsence d'unfait, mais d'une loi. Et, ce jour-l, le vritableinventeur, ce ne sera pas l'ouvrier qui aura patiem-ment difi quelques-unes de ces combinaisons, cesera celui qui aura mis en vidence leur parent. Lepremier n'aura vu que le fait brut, l'autre seul aura

    senti l'me du fait. Souvent, pour affirmer cetteparent, il lui aura suffi d'inventer un mot nouveau,et ce mot aura t crateur; l'histoire de la sciencenous fournirait une foule d'exemples qui sont fami-liers tous.

    Le clbre philosophe viennois MACH a dit que lerle de la Science est de produire l'conomie depense, de mme que la machine produit l'conomie

    d'effort. Et cela est trs juste. Le sauvage calculeavec ses doigts ou en assemblant de petits cailloux.En apprenant aux enfants la table de multiplication,nous leur pargnons pour plus tard d'innombrablesmanuvres de cailloux. Quelqu'un autrefois areconnu, avec des cailloux ou autrement, que6 fois 7 font 42 et il a eu l'ide de noter le rsultat,et c'est pour cela que nous n'avons pas besoin derecommencer. Celui-l n'a pas perdu son temps simme il ne calculait que pour son plaisir; sonopration ne lui a pris que deux minutes, elle enaurait exig en tout deux milliards. si un milliardd'hommes avait d la recommencer aprs lui.

    L'importance d'un fait se mesure donc son ren-dement, c'est--dire la quantit de pense qu'elle

    nous permet d'conomiser.

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    En physique, les faits grand rendement sontceux qui. rentrent dans une loi trs gnrale, parcequ'ils permettent d'en prvoir un trs grand nombred'autres, et il n'en est pas autrement en math-matiques. Je me suis livr un calcul compliqu etsuis arriv pniblement un rsultat; je ne seraipas pay de ma peine si je ne suis devenu par l

    capable de prvoir les rsultats d'autres calculsanalogues et de les diriger coup sr en vitantles ttonnements auxquels j'ai d me rsigner lapremire fois. Je n'aurai pas perdu mon temps, aucontraire, si ces ttonnements mmes ont fini parme rvler l'analogie profonde du problme que jeviens de traiter avec une classe beaucoup plustendue d'autres problmes ; s'ils m'en ont montr

    la fois les ressemblances et les diffrences. si enun mot ils m'ont fait entrevoir la possibilit d'unegnralisation. Ce n'est pas alors un rsultat nou-veau que j'aurais acquis, c'est une force nouvelle.

    Une formule algbrique qui nous donne la solu-tion d'un type de problmes numriques, pourvuque l'on remplace la fin les lettres par desnombres, est l'exemple simple qui se prsente toutd'abord l'esprit. Grce elle un seul calcul alg-brique nous pargne la peine de recommencer sanscesse de nouveaux calculs numriques. Mais cen'est l qu'un exemple grossier; tout le monde sentqu'il y a des analogies qui ne peuvent s'exprimerpar une formule et qui sont les plus prcieuses.

    Si un rsultat nouveau a du prix, c'eut quand en

    reliant des lments connus depuis longtemps, mais

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    jusque-l pars et paraissant trangers les uns auxautres, il introduit subitement l'ordre l o rgnaitl'apparence du dsordre. Il nous permet alors devoir d'un coup d'il chacun de ces lments et laplace qu'il occupe dans l'ensemble. Ce fait nouveaunon seulement est prcieux par lui-mme, mais luiseul donne leur valeur tous les faits anciens qu'il

    relie. Notre esprit est infirme comme le sont nossens ; il se perdrait dans la complexit du mondesi cette complexit n'tait harmonieuse, il n'en ver-rait que les dtails la faon d'un myope et ilserait forc d'oublier chacun de ces dtails avantd'examiner le suivant, parce qu'il serait incapablede tout embrasser. Les seuls faits dignes de notreattention sont ceux qui introduisent de l'ordre dans

    cette complexit et la rendent ainsi accessible.Les mathmaticiens attachent une grande impor-

    tance l'lgance de leurs mthodes et de leursrsultats; ce n'est pas l du pur dilettantisme.Qu'est-ce qui nous donne en effet dans une solution,dans une dmonstration, le sentiment de l'lgance?C'est l'harmonie des diverses parties, leur symtrie,leur heureux balancement; c'est en un mot tout cequi y met de l'ordre, tout ce qui leur donne del'unit, ce qui nous permet par consquent d'y voirclair et d'en comprendre l'ensemble en mme tempsque les dtails. Mais, prcisment, c'est l aussi cequi lui donne un grand rendement; en effet, plusnous verrons cet ensemble clairement et d'un seulcoup d'il, mieux nous apercevrons ses analogies

    avec d'autres objets voisins, plus par consquent

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    nous aurons de chances do deviner les gnra-lisations possibles. L'lgance peut provenir dusentiment de l'imprvu par la rencontra inat-tendue d'objets qu'on n'est pas accoutum rap-procher; l encore elle est fconde, puisqu'ellenous dvoile ainsi des parents jusque-l mcon-nues; elle est fconde mme quand elle ne rsulte

    que du contraste entre la simplicit des moyens etla complexit du problme pos; elle nous fait alorsrflchir la raison de ce contraste et le plus sou-vent elle nous fait voir que cette raison n'est pas lehasard et qu'elle se trouve dans quelque loi insoup-onne. En un mot, le sentiment de l'lgancemathmatique n'est autre chose que la satisfactiondue je ne sais quelle adaptation entre la solution

    que l'on vient de dcouvrir et les besoins de notreesprit, et c'est cause de cette adaptation mmeque cette solution peut tre pour nous un instru-ment. Cette satisfaction esthtique est par suite lie l'conomie de pense. C'est encore la comparaisonde l'Erechthion qui me vient l'esprit, mais je neveux pas la resservir trop souvent.

    C'est pour la mme raison que, quand un calculun peu long nous a conduits quelque rsultatsimple et frappant, nous ne sommes pas satisfaitstant que nous n'avons pas montr que nous aurions

    pu prvoir, sinon ce rsultat tout entier, du moinsses traits les plus caractristiques. Pourquoi? Qu'ost-ce qui nous empche de nous contenter d'un calculqui nous a appris, semble-t-il, tout ce que nous

    dsirions savoir? C'est parce que, dans des cas ana-

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    logues, le long calcul ne pourrait pas resservir, etqu'il n'en est pas de mme du raisonnement souvent demi intuitif qui aurait pu nous permettre deprvoir. Ce raisonnement tant court, on en voitd'un seul coup toutes les parties, de sorte qu'onaperoit immdiatement ce qu'il y faut changerpour l'adapter tous les problmes de mme nature

    qui peuvent se prsenter. Et puisqu'il nous permetde prvoir si la solution de ces problmes serasimple, il nous montre tout au moins si le calculmrite d'tre entrepris.

    Ce que nous venons de dire sufft pour montrercombien il serait vain de chercher remplacer parun procd mcanique quelconque la libre initiativedu mathmaticien. Pour obtenir un rsultat qui ait

    une valeur relle, il ne suffit pas de moudre descalculs ou d'avoir une machine mettre les chosesen ordre; ce n'est pas seulement l'ordre, c'estl'ordre inattendu qui vaut quelque chose. La ma-chine peut mordre sur le fait brut, l'me du fait luichappera toujours.

    Depuis le milieu du sicle dernier, les mathma-ticiens sont de plus en plus soucieux d'atteindre l'absolue rigueur; ils ont bien raison et cette ten-dance s'accentuera de plus en plus. En mathma-tiques la rigueur n'est pas tout, mais sans elle iln'y a rien; une dmonstration qui n'est pas rigou-reuse, c'est le nant. Je crois que personne necontestera cette vrit. Mais si on la prenait trop la lettre, on serait amen conclure qu'avant 1820,

    par exemple, il n'y avait pas de mathmatiques; ce

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    serait manifestement excessif; les gomtres de cetemps sous-entendaient volontiers ce que nousexpliquons par de prolixes discours; cela ne veutpas dire qu'ils ne le voyaient pas du tout; maisils passaient l-dessus trop rapidement, et pour lebien voir, il aurait fallu qu'ils prissent la peine dele dire.

    Seulement est-il toujours neessaire de le diretant de fois; ceux qui les premiers se sont proc-cups avant tout de la rigueur nous ont. donn desraisonnements que nous pouvons essayer d'imiter;mais si les dmonstrations de l'avenir doivent trebties sur ce modle, les traits de mathmatiquesvont devenir bien longs ; et si je crains les lon-gueurs, ce n'est pas seulement parce que je redoute

    l'encombrement des bibliothques, mais parce queje crains qu'en s'allongeant, nos dmonstrationsperdent cette apparence d'harmonie dont j'ai expli-qu tout l'heure le rle utile.

    C'est l'conomie de pense que l'on doit viser,ce n'est donc pas assez de donner des modles imiter. Il faut qu'on puisse aprs nous se passer deces modles et, au lieu de rpter un raisonnementdj fait, le rsumer en quelques lignes. Et c'est quoi l'on a dj russi quelquefois ; par exemple ily avait tout un type de raisonnements qui se res-semblaient tous et qu'on retrouvait partout ; ilstaient parfaitement rigoureux, mais ils taientlongs Un jour on a imagin le mot d'uniformit dela convergence et ce mot seul les a rendus inutiles;

    on n'a plus eu besoin de les rpter puisqu'on pou-

    http://localhost/var/www/apps/conversion/tmp/scratch_4/vi.loiitip.rshttp://localhost/var/www/apps/conversion/tmp/scratch_4/vi.loiitip.rshttp://localhost/var/www/apps/conversion/tmp/scratch_4/vi.loiitip.rs
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    vait les sous-entendre. Les coupeurs de difficultsen quatre peuvent donc nous rendre un doubleservice; c'est d'abord de nous apprendre fairecomme eux au besoin, mais c'est surtout de nouspermettre le plus souvent possible de ne pas fairecomme eux, sans pourtant rien sacrifier de larigueur.

    Nous venons de voir par un exemple quelle estl'importance des mots en mathmatiques, mais

    j'en pourrais citer beaucoup d'autres. On ne sauraitcroire combien un mot bien choisi peut conomiserde pense, comme disait MACH. Je ne sais si je n'aipas dj dit quelque part que la mathmatique estl'art de donner le mme nom des choses diff-rentes. Il convient que ces choses, diffrentes par

    la matire, soient semblables par la forme, qu'ellespuissent pour ainsi dire se couler dans le mmemoule. Quand le langage a t bien choisi, on esttout tonn de voir que toutes les dmonstrations,faites pour un objet connu, s'appliquent immdia-tement beaucoup d'objets nouveaux; on n'a rien y changer, pas mme les mots, puisque les nomssont devenus les mmes.

    Un mot bien choisi suffit le plus souvent pourfaire disparatre les exceptions que comportaient lesrgles nonces dans l'ancien langage; c'est pourcela qu'on a imagin les quantits ngatives, lesquantits imaginaires, les points l'infini, que sais-e encore? Et les exceptions, ne l'oublions pas, sontpernicieuses, parce qu'elles cachent les lois.

    Eh bien, c'est l'un des caractres auxquels on

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    reconnat les faits grand rendement, ce sont ceuxqui permettent ces heureuses innovation de lan-gage Le fait brut est alors quelquefois sans grandintrt, on a pu le signaler bien des fois sans avoirrendu grand service la science; il ne prend devaleur que le jour o un penseur mieux avis aper-oit le rapprochement qu'il met en vidence et le

    symbolise par un mot.Les physiciens, d'ailleurs, agissent absolument de

    mme; ils ont invent le mot d'nergie, et ce mota t prodigieusement fcond, parce que lui aussicrait la loi en liminant les exceptions, parce qu'ildonnait le mme nom des choses diffrentes parla matire et semblables par la forme.

    Parmi les mots qui ont exerc la plus heureuse

    influence, je signalerai ceux de groupe et d'inva-riant. Ils nous ont fait apercevoir l'essence de biendes raisonnements mathmatiques; ils nous ontmontr dans combien de cas les anciens mathma-ticiens considraient des groupes sans le savoir, etcomment, se croyant bien loigns les uns desautres, ils se trouvaient tout coup rapprochssans comprendre pourquoi.

    Nous dirions aujourd'hui qu'ils avaient envisagles groupes isomorphes. Nous savons maintenantque dans un groupe la matire nous intresse peu,que c'est la forme seule qui importe et que quandon connat bien un groupe, on connat par celamme tous les groupes isomorphes; et grce cesmots de groupe et d'isomorphisme qui rsument

    en quelques syllabes cette rgle subtile et la ren-

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    dent promptement familire tous les esprits, lepassage est immdiat et peut se faire en cono-misant tout effort de pense. L'ide de groupe serattache d'ailleurs celle de transformation; pour-quoi attache-t-on tant de prix l'invention d'unetransformation nouvelle? parce que d'un seul tho-rme elle nous permet d'en tirer dix ou vingt; elle

    a la mme valeur qu'un zro ajout la droited'un nombre entier.

    Voil ce qui a dtermin jusqu'ici le sens dumouvement de la science mathmatique, et c'estaussi bien certainement ce qui le dterminera dansl'avenir. Mais la nature des problmes qui se posenty contribue galement Nous ne pouvons oublierquel doit tre notre but; selon moi ce but est

    double; notre science confine la fois la philo-sophie et la physique, et c'est pour nos deux voi-sines que nous travaillons ; aussi nous avons tou-

    jours vu et nous verrons encore les mathmaticiensmarcher dans deux directions opposes.

    D'une part, la science mathmatique doit rfl-chir sur elle-mme et cela est utile, parce querflchir sur elle-mme, c'est rflchir sur l'esprithumain qui l'a cre, d'autant plus que c'est cellede ses crations pour laquelle il a fait le moinsd'emprunts au dehors. C'est pourquoi certaines sp-culations mathmatiques sont utiles, commes cellesqui visent l'tude des postulats, des gomtriesinaccoutumes, des fonctions allures tranges.Plus ces spculations s'carteront des conceptions

    les plus communes, et par consquent de la nature

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    et des applications, mieux elles nous montrerontce que l'esprit humain peut faire, quand il se sous-trait de plus eu plus la tyrannie du monde ext-rieur, mieux par consquent elles nous le ferontconnatre en lui-mme.

    Mais c'est du ct oppos, du ct de la nature,qu'il faut diriger le gros de notre arme.

    L nous rencontrons le physicien ou l'ingnieurqui nous disent : Pourriez-vous m'intgrer cettequation diffrentielle, j'en aurais besoin d'ici huit

    jours en vue de telle construction qui doit tre ter-mine pour telle date. Cette quation, rpon-dons-nous, ne rentre pas dans l'un des types int-grables, vous savez qu'il n'y en a pas beaucoup. Oui, je le sais, mais alors quoi servez-vous?

    Le plus souveut, il suffirait de s'entendre; l'ing-nieur, en ralit, n'a pas besoin de l'intgrale entermes finis ; il a besoin de connatre l'allure gn-rale de la fonction intgrale, ou simplement il vou-drait un certain chiffre qui se dduirait facilementde cette intgrale si on la connaissait. Ordinairementon ne la connat paa, mais ou pourrait calculer cechiffre sans elle, si on savait au juste de quelchiffre l'ingnieur a besoin et avec quelle approxi-mation.

    Autrefois, ou ne considrait une quation commersolue que quand on en avait exprim la solution l'aide d'un nombre fini de fonctions connues; maiscela n'est possible qu'une fois sur cent peine.Ce que nous pouvons toujours faire, ou plutt ce

    que nous devona toujours chercher faire, c'est de

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    rsoudre le problme qualitativement pour ainsidire,c'est--dire de chercher connatre la formegnrale de la courbe qui reprsente la fonctioninconnue.

    Il reste ensuite trouver la solution quantitativedu problme; mais si l'inconnue ne peut tredtermine par un calcul fini, on peut la repr-

    senter toujours par une srie infinie convergentsqui permet de la calculer. Cela peut-il tre regardcomme une vraie solution ? On raconte que NEWTONcommuniqua LEIBNITZ un anagramme peuprs comme ceci : auuaalibbeeceii, etc. LEIBNITZ,naturellement, n'y comprit rien du tout ; mais nousqui avons la clef, nous savons que cet anagrammeveut dire, en le traduisant dans le langage moderne:

    Je sais intgrer toutes les quations diffren-tielles, et nous sommes amens nous dire queNEWTON avait bien de la chance ou qu'il se faisait desingulires illusions. Il voulait dire tout simplementqu'il pouvait former (par la mthode des coefficientsindtermins) une srie de puissances satisfaisantformellement l'quation propose.

    Une semblable solution aujourd'hui ne nous satis-ferait plus, et cela pour deux raisons; parce que laconvergence est trop lente et parce que les termesse succdent sans obir aucune loi. Au contraire,la srie 6 nous parat ne rien laisser dsirer, d'abordparce qu'elle converge trs vite (cela, c'est pour lepraticien qui dsire avoir son nombre le plus promp-temeut possible) et ensuite parce que nous aperce-

    ons d'un coup d'oeil la loi des temps (cela, c'est

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    pour satisfaire aux besoins esthtiques du tho-ricien).

    Mais alors il n'y a plus des problmes rsolus etd'autres qui ne le sont pas; il y a seulement desproblmesplus ou moins rsolus, selon qu'ils le sontpar une srie de convergence plus ou moins rapide,ou rgie par une loi plus ou moins harmonieuse.

    Il arrive toutefois qu'une solution imparfaite nousachemine vers une solution meilleure. Quelquefoisla srie est de convergence si lente que le calculest impraticable et qu'on n'a russi qu' dmontrerla possibilit du problme.

    Et alors l'ingnieur trouve cela drisoire, et il araison, puisque cela ne l'aidera pas terminer saconstruction pour la date fixe. Il se proccupe peu

    de savoir si cela sera utile aux ingnieurs duxxiie sicle; nous, nous pensons autrement et noussommes quelquefois plus heureux d'avoir cono-mis un jour de travail nos petits-fils qu'une heure nos contemporains.

    Quelquefois en ttonnant, empiriquement pourainsi dire, nous arrivons une formule suffisam-ment convergente. Que voulez-vous de plus, nousdit l'ingnieur; et nous, malgr tout, nous nesommes pas satisfaits, nous aurions voulu prvoircette convergence. Pourquoi? parce que si nousavions su la prvoir une fois, nous saurions la pr-voir une autre fois. Nous avons russi, c'est peu dechose nos yeux si nous n'avons srieusementl'espoir de recommencer.

    A mesure que la science se dveloppe, ildevient

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    plus difficile de l'embrasser tout entire; alors oncherche la couper en morceaux, se contenterde l'un de ces morceaux : en un mot, se spcia-liser. Si l'on continuait dans ce sens, ce serait unobstacle fcheux aux progrs de la Science. Nousl'avons dit, c'est par des rapprochements inattendusentre ses diverses parties que ses progrs peuvent

    se faire. Trop se spcialiser, ce serait s'interdire cesrapprochements. Esprons que des Congrs commeceux de Ileidelberg et de Rome, en nous mettant enrapport les uns avec les autres, nous ouvriront desvues sur le champ du voisin, nous obligeront lecomparer au ntre, sortir un peu de notre petitvillage; ils seront ainsi le meilleur remde au dangerque je viens de signaler.

    Mais je me suis trop attard des gnralits, ilest temps d'entrer dans le dtail.

    Passons en revue les diverses sciences particu-lires dont l'ensemble forme les mathmatiques ;voyons ce que chacune d'elles a fait, o elle tend etce qu'on peut en esprer. Si les vues qui prcdentsont justes, nous devons voir que les grands pro-grs du pass se sont produits lorsque deux de cessciences se sont rapproches, lorsqu'on a prisconscience de la similitude de leur forme, malgrla dissemblance de leur matire, lorsqu'elles se sontmodeles l'une sur l'autre, de telle faon que cha-cune d'elles pt profiter des conqutes de l'autre.Nous devons en mme temps entrevoir, dans desrapprochements du mme genre, les progrs de

    l'avenir.

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    L'ARITHMETIQUE.

    Les progrs de l'arithmtique ont t beaucoupplus lents que ceux de l'algbre et de l'analyse, et ilest ais de comprendre pourquoi. Le sentiment dela continuit est un guide prcieux qui fait dfaut

    l'arithmticien ; chaque nombre entier est spardes autres, il a pour ainsi dire son individualitpropre ; chacun d'eux est une sorte d'exception etc'est pourquoi les thormes gnraux seront plusrares dans la thorie des nombres, c'est pourquoiaussi ceux qui existent seront plus cachs et chap-peront plus longtemps aux chercheurs.

    Si l'arithmtique est en retard sur l'algbre et surl'analyse, ce qu'elle a de mieux faire c'est dechercher se modeler sur ces sciences afin de pro-fiter de leur avance. L'arithmticien doit doncprendre pour guide les analogies avec l'algbre. Cesanalogies sont nombreuses et si, dans bien des cas,elles n'ont pas encore t tudies d'assez prs pourdevenir utilisables, elles sont au moins pressenties

    depuis longtemps et le langage mme des deuxsciences montre qu'on les a aperues. C'est ainsiqu'on parle de nombres transcendants, et qu'on serend compte ainsi que la classification future de cesnombres a dj pour image la classification des fonc-tions transcendantes, et cependant on ne voit pasencore trs bien comment on pourra passer d'uneclassification l'autre; mais si on l'avait vu, cela serait

    dj fait, et ce ne serait plus l'uvre de l'avenir.

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    Le premier exemple qui me vient l'esprit est lathorie des congruences, o l'on trouve un paral-llisme parfait avec celle des quations algbriques.Certainement, ou arrivera complter ce parall-lisme, qui doit subsister par exemple entre lathorie des courbes algbriques et celle descongruences deux variables. Et quand les pro-

    blmes relatifs aux congruences plusieurs variablesseront rsolus, ce sera un premier pas vers la solu-tion de beaucoup de questions d'analyse indter-mine.

    L'ALGEBRE.

    La thorie des quations algbriques retiendraencore longtemps l'attention des gomtres ; lescts par o on peut l'aborder sont nombreux etdivers.

    Il ne faut pas croire que l'algbre soit termineparce qu'elle nous fournit des rgles pour formertoutes les combinaisons possibles ; il reste cher-cher les combinaisons intressantes, celles qui satis-

    font telle ou telle condition. Ainsi se constitueraune sorte d'analyse indtermine o les inconnuesne seront plus des nombres entiers, mais des poly-nmes. C'est alors cette fois l'algbre qui prendramodle sur l'arithmtique, en se guidant sur l'ana-logie du nombre entier, soit avec le polynmeentier coefficients quelconques, soit avec le poly-nme entier coefficients entiers.

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    L A G O M T R I E .

    Il semble que la gomtrie ne puisse rien contenirqui ne soit dj dans l'algbre ou dans l'analyse ;que les faits gomtriques, ne soient autre chose queles faits algbriques ou analytiques exprims dans

    un autre langage. On pourrait donc croire qu'aprsla revue que nous venons de passer, il ne nous res-tera plus rien dire qui se rapporte spcialement la gomtrie. Ce serait mconnatre l'importancemme d'un langage bien fait, ne pas comprendre cequ'ajoute aux choses elles-mmes la faon d'exprimerces choses et par consquent de les grouper.

    D'abord les considrations gomtriques nous

    amnent nous poser de nouveaux problmes ; cesont bien, si l'on veut, des problmes analytiques,mais que nous ne nous serions jamais poss apropos d'analyse. L'analyse en profite cependantcomme elle profite de ceux qu'elle est oblige dersoudre pour satisfaire aux besoins de la Phy-sique.

    Un grand avantage de la gomtrie, c'est prcis-ment que les sens y peuvent venir au secours del'intelligence, et aident deviner la route suivieet bien des esprits prfrent ramener les problmesd'analyse la forme gomtrique. Malheureusement,nos sens ne peuvent nous mener bien loin, et ilsnous faussent compagnie ds que nous voulons nousenvoler en dehors des trois dimensions classiques.

    Est-ce dire que, sortis de ce domaine restreint o

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    ils semblent vouloir nous enfermer, nous ne devonsplus compter que sur l'analyse pure et que toutegomtrie plus de trois dimensions est vaine etsans objet? Dans la gnration qui nous a prcds,les plus grands matres auraient rpondu oui ;nous sommes aujourd'hui tellement familiariss aveccette notion que nous pouvons en parler, mme dans

    un cours d'universit, sans provoquer trop d'ton-nement.

    Mais quoi peut-elle servir ? Il est ais de levoir : elle nous donne d'abord un langage trs com-mode, qui exprime en ternies trs concis ce que lelangage analytique ordinaire dirait en phrases pro-lixes. De plus, ce langage nous fait nommer dumme nom ce qui se ressemble et affirme des ana-

    logies qu'il ne nous laisse plus oublier. Il nouspermet donc encore de nous diriger dans cet espacequi est trop grand pour nous et que nous ne pou-vons voir, en nous rappelant sans cesse l'espacevisible qui n'en est qu'une image imparfaite sansdoute, mais qui en est encore une image. Ici encore,comme dans tous les exemples prcdents, c'estl'analogie avec ce qui est simple qui nous permet decomprendre ce qui est complexe.

    Cette gomtrie plus de trois dimensions n'estpas une simple gomtrie analytique, elle n'est paspurement quantitative, elle est aussi qualitative etc'est par l surtout qu'elle devient intressante. Il ya une science qu'on appelle l'Analysis Situs et qui apour objet l'tude des relations de position des

    divers lments d'une figure, asbtraction faite de

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    leurs grandeurs. Cette gomtrie est purement qua-litative ; ses thormes resteraient vrais si lesligures, au lieu d'tre exactes, taient grossirementimites par un e.nfint. On peut faire aussi une Ana-lyses Situs plus de trois dimensions. L'importancede l'Analysis Situs est norme et je ne saurais tropy insister; le parti qu'en a tir RIEMANN, l'un de ses

    principaux crateurs, suffirait le dmontrer. Il fautqu'on arrive la construire compltement dans lesespaces suprieurs ; on aura alors un instrumentqui permettra rellement de voir dans l'hyperespaceet de suppler nos sens.

    Les problmes de l'Analysis Situs ne se seraientpeut-tre pas poss si on n'avait parl que le lan-gage analytique ; ou plutt, je me trompe, ils se

    seraient poss certainement, puisque leur solutionest ncessaire une foule de questions d'analyse;mais ils se seraient poss isolment, les uns aprsles autres, et sans qu'on puisse apercevoir leur liencommun.

    L E C A N T O R I S M E .

    J'ai parl plus haut du besoin que nous avons deremonter sans cesse aux premiers principes de notrescience et du profit qu'en peut tirer l'tude del'esprit humain. C'est ce besoin qui a inspir deuxtentatives qui ont tenu une trs grande place dansl'histoire la plus rcente des mathmatiques. Lapremire est le cantorisme, qui a rendu la scienceles services que l'on sait. Cantor a introduit dans la

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    science une manire nouvelle de eonsidrer l'infinimathmatique et nous aurons l'occasion d'en repar-ler au chapit re VII. Un des trai ts caractristiquesdu ca nt or is me , c'est qu' au lieu de s'lever au gnralen btissant des constructions de plus en plus com-pliques et de dfinir par construction, il part dugenus supremum et ne dfinit, comme auraient dit

    les scolastiques, que per genus proximum et diffe-rentiam specificam. De l l'horreur qu'il a quelque -fois inspire certains esprits, HERMITTE parexemple, dont l'ide favorite tait de comparer lessciences mathmatiques aux sciences naturelles,Chez la plupart d'entre nous ces prventionss'taient dissipes, mais il est arriv qu'on s'estheurt certains paradoxes, certaines contradic-

    tions apparentes, qui auraient combl de joie ZENONd'Ele et l'cole de Mgare. Et alors chacun dechercher le remde. Je pense pour mon compte, et

    je ne suis pas le seul, que l'important c'est de nejamais introduire que des tres que l'on puissedfinir compl tement en un nombre fini de mots .Quel que soit le remde adopt, nous pouvons nouspromet tre la joie du mdecin appe l suivre unbeau cas pathologique.

    LA RECHERCHE DES POSTULATS.

    On s'est efforce d'autre part d'numrer lesaxiomes et les postulats plus ou moins dissimuls,qui servent de fondement aux diverses thories

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    mathmatiques. M. HILBERT a obtenu les rsultatsles plus brillants. Il semble d'abord que ce domainesoit bien limit et qu'il n'y ait plus rien y fai equand l'inventaire sera termin, ce qui ne sauraittarder. Mais quand on aura tout numr, il y aurabien des manires de tout classer ; un bon bibliothcaire trouve toujours s'occuper, et chaque clas-

    sification nouvelle sera instructive pour le philo-sophe.

    J'arrte cette revue, que je ne saurais songer rendre complte. Je pense que ces exemples aurontsuffi pour montrer par quel mcanisme les sciencesmathmatiques ont progress dans le pass, etdans quel sens elles doivent marcher dans l'avenir.

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    CHAPITRE III

    L'Invention mathmatique.

    La gense do l'Invention mathmatique est unproblme qui doit inspirer le plus vif intrt aupsychologue. C'est l'acte dans lequel l'esprit humain

    semble le moins emprunter au monde extrieur, oil n'agit ou ne parat agir que par lui-mme et surlui-mme, de sorte qu'en tudiant le processus de lapense gomtrique, c'est ce qu'il y a de plus essen-tiel dans l'esprit humain que nous pouvons espreratteindre.

    On l'a compris depuis longtemps, et il y a quelques mois une revue intitule l'Enseignement Math-matique et dirige par MM. Laisant et Fehr, a entre-pris une enqute sur les habitudes d'esprit et lesmthodes de travail des diffrents mathmaticiens.J'avais arrt les principaux traits de cet articlequand les rsultats de cette enqute ont t publis;

    je n'ai donc gure pu les utiliser, je me bornerai dire que la majorit des tmoignages confirmentmes conclusions, je ne dis pas l'unanimit, car

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    quand on consulte le suffrage universel, on ne peutse flatter de runir l'unanimit.

    Un premier fait doit nous tonner, ou pluttdevrait nous tonner, si nous n'y tions si habitus.Comment se fait-il qu'il y ait des gens qui ne com-prennent pas les mathmatiques? Si les mathma-tiques n'invoquent que les rgles de la logique,

    celles qui sont acceptes par tous les esprits bienfaits; si leur vidence est fonde sur des principesqui sont communs tous les hommes et que nul nesaurait nier sans tre fou, comment se fait-il qu'il yait tant de personnes qui y soient totalement rfrac-taires?

    Que tout le monde ne soit pas capable d'inven-tion, cela n'a rien de mystrieux. Que tout le

    monde ne puisse retenir une dmonstration qu'il aapprise autrefois, passe encore. Mais que tout lemonde ne puisse pas comprendre un raisonnementmathmatique au moment o on le lui expose,voil qui parat bien surprenant quand on y rfl-chit. Et pourtant ceux qui ne peuvent suivre ceraisonnement qu'avec peine sont en majorit : celaest incontestable et l'exprience des matres del'enseignement secondaire ne me contredira certespas.

    Et il y a plus : comment l'erreur est-elle possibleen mathmatiques? Une intelligence saine ne doitpas commettre de faute de logique, et cependant ily a des esprits trs fins, qui ne broncheront pasdans un raisonnement court tel que ceux que l'on a

    faire dans les actes ordinaires de la vie, et qui

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    sont incapables do suivre on de rpter sans erreurles dmonstrations des mathmatiques qui sontplus longues, mais qui ne sont aprs tout qu'uneaccumulation de petits raisonnements tout faitanalogues ceux qu'ils font si facilement. Est-ilncessaire d'ajouter que les mathmaticiens eux-mmes ne sont pas infaillibles?

    La rponse me semble s'imposer. Imaginons unelongue srie de syllogismes, et que les conclusionsdes premiers servent de prmisses aux suivants :nous serons capables de saisir chacun de ces syllo-gismes, et ce n'est pas dans le passage des pr-misses la conclusion que nous risquons de noustromper. Mais entre le moment o nous rencontronspour la premire fois une proposition, comme conclu-

    sion d'un syllogisme, et celui o nous la retrouvonscomme prmisse d'un autre syllogisme, il se seracoul parfois beaucoup de temps, on aura droulde nombreux anneaux de la chane; il peut doncarriver qu'on l'ait oublie; ou, ce qui est plus grave,qu'on en ait oubli le sens. Il peut donc se fairequ'on la remplace par une proposition un peu dif-frente, ou que, tout en conservant le mme nonc,ou lui attribue un sens un peu diffrent, et c'estainsi qu'on est expos l'erreur.

    Souvent le mathmaticien doit se servir d'unergle: naturellement il a commenc par dmon-trer cette rgle; et au moment o cette dmonstra-tion tait toute frache dans son souvenir il en com-prenait parfaitement le sens et la porte, et il ne

    risquait pas de l'altrer.Mais ensuite il l'a confie

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    sa mmoire et il ne l'applique plus que d'une faonmcanique; et alors si la mmoire lui fait dfaut, ilpeut s'appliquer tout de travers. C'est ainsi, pourprendre un exemple simple et presque vulgaire, quenous faisons quelquefois des fautes de calcul parceque nous avons oubli notre table de multiplica-tion.

    A ce compte, l'aptitude spciale aux mathma-tiques ne serait due qu' une mmoire trs sre, oubien une force d'attention prodigieuse. Ce seraitune qualit analogue celle du joueur de whist,qui retient les cartes tombes; ou bien, pour nouslever d'un degr, celle du joueur d'checs quipeut envisager un nombre trs grand de combinai-sons et les garder dans sa mmoire. Tout bonmathmaticien devrait tre en mme temps bon

    joueur d'checs et inversement; il devrait tre ga-lement un bon calculateur numrique. Certes, celaarrive quelquefois, ainsi Gauss tait la fois ungomtre de gnie et un calculateur trs prcoce ettrs sr.

    Mais il y a des exceptions, ou plutt je me

    trompe, je ne puis pas appeler cela des exceptions,sans quoi les exceptions seraient plus nombreusesque les cas conformes la rgle. C'est Gauss, aucontraire, qui tait une exception. Quant moi, jesuis oblig de l'avouer, je suis absolument inca-pable de faire une addition sans faute. Je seraisgalement un fort mauvais joueur d'checs; je cal-culerais bien qu'en jouant de telle faon je m'expose

    tel danger; je passerais en revue beaucoup d'au-

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    tres coups que je rejetterais pour d'autres raisons,et je finirais par jouer le coup d'abord examin,ayant oubli dans l'intervalle le danger que j'avaisprvu,

    En un mot ma mmoire n'est pas mauvaise, maiselle serait insuffisante pour faire de moi un bonjoueur d'checs. Pourquoi donc ne me fait-elle pas

    dfaut dans un raisonnement mathmatique diffi-cile o la plupart des joueurs d'checs se per-draient? C'est videmment parce qu'elle est guidepar la marche gnrale du raisonnement. Unedmonstration mathmatique n'est pas une simple

    juxtaposition de syllogismes, ce sont des syllo-gismes placs dans un certain ordre, et l'ordre danslequel ces lments sont placs est beaucoup plusimportant que ne le sont ces lments eux-mmes.Si j'ai le sentiment, l'intuition pour ainsi dire de cetordre, de faon apercevoir d'un coup d'oeil l'en-semble du raisonnement, je ne dois plus craindred'oublier l'un des lments, chacun d'eux viendra seplacer de lui-mme dans le cadre qui lui est pr-par, et sans que j'aie faire aucun effort demmoire.

    Il me semble alors, en rptant un raisonnementappris, que j'aurais pu l'inventer; ce n'est souventqu'une illusion; mais, mme alors, mme si je nesuis pas assez fort pour crer par moi-mme, je lerinvente moi-mme, mesure que je le rpte.

    On conoit que ce sentiment, cette intuition del'ordre mathmatique, qui nous fait deviner des har-

    monies et des relations caches, ne puisse appar-

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    tenir tout le monde. Les uns ne possderont ni cesentiment dlicat, et difficile dfinir, ni une forcede mmoire et d'attention au-dessus de l'ordinaire,et alors ils seront absolument incapables de com-prendre les mathmatiques un peu leves; c'est leplus grand nombre. D'autres n'auront ce sentimentqu' un faible degr, mais ils seront dous d'une

    mmoire peu commune et d'une grande capacitd'attention. Ils apprendront par cur les dtails lesuns aprs les autres, ils pourront comprendre lesmathmatiques et quelquefois les appliquer, maisils seront hors d'tat de crer. Les autres enfin pos-sderont un plus ou moins haut degr l'intuitionspciale dont je viens de parler et alors non seule-ment ils pourront comprendre les mathmatiques,

    quand mme leur mmoire n'aurait rien d'extraor-dinaire, mais ils pourront devenir crateurs et cher-cher inventer avec plus ou moins de succs, sui-vant que cette intuition est chez eux plus ou moinsdveloppe.

    Qu'est-ce, en effet, que l'invention mathmatique?Elle ne consiste pas faire de nouvelles combinai-sons avec des tres mathmatiques dj connus.Cela, n'importe qui pourrait le faire, mais les com-binaisons que l'on pourrait former ainsi seraient ennombre infini, et le plus grand nombre serait abso-lument dpourvu d'intrt. Inventer, cela consisteprcisment ne pas construire les combinaisonsinutiles et construire celles qui sont utiles et quine sont qu'une intime minorit. Inventer.c'estdis-cerner,c'estchoisir.

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    Comment doit se faire ce choix, je l'ai expliquplus haut; les faits mathmatiques dignes d'tretudis, ce sont ceux qui, par leur analogie avecd'autres faits, sont susceptibles de nous conduire la connaissance d'une loi mathmatique de la mmefaon que les faits exprimentaux nous conduisent 1a connaissance d'une loi physique. Ce sont ceux

    qui nous rvlent des parents insouponnes entred'autres faits, connus depuis longtemps, maisqu'on croyait tort trangers les uns aux autres.

    Parmi les combinaisons que l'on choisira, les plusfcondes seront souvent celles qui sont formesd'lments emprunts des domaines trs loigns;et je ne veux pas dire qu'il suffise pour inventer derapprocher des objets aussi disparates que possible;

    la plupart des combinaisons qu'on formerait ainsiseraient entirement striles ; mais quelques-unesd'entre elles, bien rares, sont les plus fcondes detoutes.

    Inventer,je l'ai dit, c'est choisir; mais le mot n'estpeut-tre pas tout fait juste, il fait penser unacheteur qui on prsente un grand nombred'chantillons et qui les examine l'un aprs l'autre defaon faire son choix. Ici les chantillons seraienttellement nombreux qu'une vie entire ne suffiraitpas pour les examiner. Ce n'est pas ainsi que leschoses se passent. Les combinaisons striles ne seprsenteront mme pas l'esprit de l'inventeur.Dans le champ de sa conscience n'apparatrontjamais que les combinaisons rellement utiles, etquelques-unes qu'il reje ttera, mais qui par tic ipent

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    un peu des caractres des combinaisons utiles. Toutse passe comme si l'inventeur tait un examinateurdu deuxime degr qui n'aurait plus interrogerque les candidats dclars admissibles aprs unepremire preuve.

    Mais ce que j'ai dit jusqu'ici, c'est ce qu'on peutobserver ou infrer, en lisant les crits des go-

    mtres, la condition de faire cette lecture avecquelque rflexion.

    Il est temps de pntrer plus avant et de voir cequi se passe dans l'me mme du mathmaticien.Pour cela, je crois que ce que j'ai de mieux faire,c'est de rappeler des souvenirs personnels. Seule-ment, je vais me circonscrire et vous raconter com-ment j'ai crit mon premier mmoire sur les fonc-

    tions fuchsiennes. Je vous demande pardon, je vaisemployer quelques expressions techniques, maiselles ne doivent pas vous effrayer, vous n'avez aucunbesoin de les comprendre. Je dirai, par exemple,

    j'ai trouv la dmonstration de tel thorme danstelles circonstances, ce thorme aura un nom bar-bare, que beaucoup d'entre vous ne connatront pas,mais cela n'a aucune importance; ce qui est int-ressant pour le psychologue, ce n'est pas le tho-rme, ce sont les circonstances.

    Depuis quinze jours, je m'efforais de dmontrerqu'il ne pouvait exister aucune fonction analogue ce que j'ai appel depuis les fonctions fuchsiennes;

    j'tais alors fort ignorant; tous les jours, je m'as-seyais ma table de travail, j'y passais une heure

    ou deux, j'essayais un grand nombre de combinai-

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    sons et je n'arrivais aucun rsultat. Un soir, jepris du caf noir, contrairement mon habitude, jene pus m'endormir :les ides surgissaient en foule; jeles sentais comme se heurter, jusqu' ce que deuxd'entre elles s'accrochassent, pour ainsi dire, pourformer une combinaison stable. Le matin, j'avais ta-bli l'existence d'une classe de fonctions fuchsiennes,

    celles qui drivent de la srie hypergomtrique ; jen'eus plus qu' rdiger les rsultats, ce qui ne meprit que quelques heures.

    Je voulus ensuite reprsenter ces fonctions par lequotient de deux sries; cette ide fut parfaitementconsciente et rflchie ; l'analogie avec les fonctionselliptiques me guidait. Je me demandai quelles de-vaient tre les proprits de ces sries, si elles exis-

    taient, et j'arrivai sans difficult former les sriesque j'ai appeles thtafuchsiennes.

    A ce moment, je quittai Caen, o j'habitais alors,pour prendre part une course gologique entre-prise par l'cole des Mines. Les pripties du voyageme firent oublier mes travaux mathmatiques ; arri-vs Coutances, nous montmes dans un omnibuspour je ne sais quelle promenade; au moment o jemettais le pied sur le marche-pied, l'ide me vint,sans que rien dans mes penses antrieures partm'y avoir prpar, que les transformations dont

    j'avais fait usage pour dfinir les fonctions fuch-siennes taient identiques celles de la gomtrienon-euclidienne. Je ne fis pas la vrification; jen'en aurais pas eu le temps, puisque, peine assis

    dans l'omnibus, je repris la conversation commen

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    ce, mais j'eus tout de suite une entire certitude.De retour Caen, je vrifiai le rsultat tte repo-se pour l'acquit de ma conscience.

    Je me mis alors tudier des questions d'arithm-tique sans grand rsultat apparent et sans soupon-ner que cela pt avoir le moindre rapport avec mesrecherches antrieures. Dgot de mon insuccs,

    j'allai passer quelques jours au bord de la mer, et jepensai tout autre chose. Un jour, en me promenantsur la falaise, l'ide me vint, toujours avec lesmmes caractres de brivet, de soudainet et decertitude immdiate, que les transformations arith-mtiques des formes quadratiques ternaires indfi-finies taient identiques celles de la gomtrie non-euclidienne.

    tant revenu Caen, je rflchis sur ce rsultat, etj'en tirai les consquences ; l'exemple des formesquadratiques me montrait qu'il y avait des groupesfuchsiens autres que ceux qui correspondent lasrie hypergomtrique; je vis que je pouvais leurappliquer la thorie des sries thtafuchsiennes etque, par consquent, il existait des fonctions fuch-siennes autres que celles qui drivent de la sriehypergomtrique, les seules que je connusse jus-qu'alors. Je me proposai naturellement de formertoutes ces fonctions ; j'en fis un sige systmatiqueet j'enlevai l'un aprs l'autre tous les ouvragesavancs; il y en avait un cependant qui tenait encoreet dont la chute devait entraner celle du corps deplace. Mais tous mes efforts ne servirent d'abord

    qu' me mieux faire connatre la difficult, ce qui

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    tait dj quelque chose. Tout ce travail fut parfai-tement conscient.

    L-dessus, je partis pour le Mont-Valrien, o jedevais faire mon service militaire; j'eus donc desproccupations trs diffrentes. Un jour, en traver-sant le boulevard, la solution de la difficult quim'avait arrt m'apparut tout coup. Je ne cherchai

    pas l'approfondir immdiatement, et ce fut seule-ment aprs mon service que je repris la question.J'avais tous les lments, je n'avais qu' lesrassembler et les ordonner. Je rdigeai doncmon mmoire dlinitif d'un trait et sans aucunepeine.

    Je me bornerai cet exemple unique, il est inutilede les multiplier , eu ce qui concerne mes autres

    recherches, j'aurais faire des rcits tout fait ana-logues ; et les observations rapportes par d'autresmathmaticiens dans l'enqute de l'Enseignement

    Mathmatique ne pourraient que les confirmer.Ce qui frappera tout d'abord, ce sont ces appa-

    rences d'illumination subite, signes manifestes d'unlong travail inconscient antrieur; le rle de ce tra-vail inconscient dans l'invention mathmatique meparat incontestable, et on en trouverait des tracesdans d'autres cas o il est moins vident. Souvent,quand on travaille une question difficile, on ne faitrien de bon la premire fois qu'on se met la be-sogne; ensuite on prend un repos plus ou moinslong, et on s'asseoit de nouveau devant sa table.Pendant la premire demi-heure, on continue ne

    rien trouver et puis tout coup l'ide dcisive se

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    prsente l'esprit. On pourrait dire que le travailconscient a t plus fructueux, parce qu'il a tinterrompu et que le repos a rendu l'esprit sa forceet sa fracheur. Mais il est plus probable que cerepos a t rempli par un travail inconscient,et que le rsultat de ce travail s'est rvl ensuite augomtre, tout fait comme dans les cas que j'ai

    cits; seulement la rvlation, au lieu de se fairejour pendant une promenade ou un voyage, s'estproduite pendant une priode de travail conscient,mais indpendamment de ce travail qui joue tout auplus un rle de dclanchement, comme s'il taitl'aiguillon qui aurait excit les rsultats dj acquispendant le repos, mais rests inconscients, revtirla forme consciente.

    Il y a une autre remarque faire au sujet desconditions de ce travail inconscient : c'est qu'il n'estpossible et en tout cas qu'il n'est fcond que s'il estd'une part prcd, et d'autre part suivi d'une p-riode de travail conscient. Jamais (et les exemplesque j'ai cits le prouvent dj suffisamment) cesinspirations subites ne se produisent qu'aprs quel-ques jours d'efforts volontaires, qui ont paru abso-

    lument infructueux et o l'on a cru ne rien faire debon, o il semble qu'on a fait totalement fausseroute. Ces efforts n'ont donc pas t aussi strilesqu'on le pense, ils ont mis en branle la machine in-consciente, et, sans eux, elle n'aurait pas marchet n'aurait rien produit.

    La ncessit de la seconde priode de travailconsci nt, aprs l'inspiration, se comprend mieux

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    encore. Il faut mettre en uvre les rsultats decette inspiration, en dduire les consquences im-mdiates, les ordonner, rdiger les dmonstrations,mais surtout il faut les vrifier. J'ai parl du senti-ment de certitude absolue qui accompagne l'inspi-ration; dans les cas cits, ce sentiment n'tait pastrompeur, et le plus souvent, il en est ainsi; mais il

    faut se garder de croire que ce soit une rgle sansexception ; souvent ce sentiment nous trompe sanspour cela tre moins vif, et on ne s'en aperoit quequand on cherche mettre la dmonstration surpied. J'ai observ surtout le fait pour les idesqui me sont venues le matin ou le soir dans monlit, l'tat semi-hypnagogique.

    Tels sont les faits, et voici maintenant les rflexionsqu'ils nous imposent. Le moi inconscient ou, commeon dit, le moi subliminal, joue un rle capital dansl'invention mathmatique, cela rsulte de tout cequi prcde. Mais on considre d'ordinaire le moisubliminal comme purement automatique. Or, nousavons vu que le travail mathmatique n'est pas unsimple travail mcanique, qu'on ne saurait le con-fier une machine, quelque perfectionne qu'on lasuppose. Il ne s'agit pas seulement d'appliquer desrgles, de fabriquer le plus de combinaisons pos-sibles d'aprs certaines lois fixes. Les combinaisonsainsi obtenues seraient extrmement nombreuses,inutiles et encombrantes. Le vritable travail del'inventeur consiste choisir entre ces combinai-sons, de faon liminer celles qui sont inutiles ou

    plutt ne pas se donner la peine de les faire. Et

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    les rgles qui doivent, guider co choix sont extrme-ment fines et dlicates, il est peu prs impossiblede les noncer dans un langage prcis; elles sesentent plutt qu'elles ne se formulent ; comment,dans ces conditions, imaginer un crible capable deles appliquer mcaniquement?

    Et alors une premire hypothse se prsente

    nous : le moi subliminal n'est nullement infrieurau moi conscient; il n'est pas purement automa-tique, il est capable de discernement, il a du tact,de la dlicatesse; il sait choisir, il sait deviner. Quedis-je, il sait mieux deviner que le moi conscient,puisqu'il russit l o celui-ci avait chou. En unmot, le moi subliminal n'est-il pas suprieur au moiconscient? Vous comprenez toute l'importance de

    cette question. M. Boutroux, dans une confrencercente, a montr comment elle s'tait pose desoccasions toutes diffrentes et quelles consquencesentranerait une rponse affirmative. (Voir aussi, dumme auteur, Science ei Religion, pages 313 sqq.)

    Cette rponse affirmative nous est-elle imposepar les faits que je viens d'exposer? J'avoue que,pour ma part, je ne l'accepterais pas sans rpu-gnance. Revoyons donc les faits et cherchons s'ilsne comporteraient pas une autre explication.

    Il est certain que les combinaisons qui se prsen-tent l'esprit dans une sorte d'illumination subite,aprs un travail inconscient un peu prolong, sontgnralement des combinaisons utiles et fcondes,qui semblent le rsultat d'un premier triage. S'en-

    suit-il que le moi subliminal, ayant devin par une

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    intuition dlicate que ces combinaisons pouvaienttre utiles, n'a form que celles-l, ou bien en a-t-ilform beaucoup d'autres qui taient dpourvuesd'intrt et qui sont demeures inconscientes.

    Dans cette seconde manire de voir, toutes lescombinaisons se formeraient par suite de l'automa-tisme du moi subliminal, mais seules, celles qui

    seraient intressantes pntreraient dans le champde la conscience. Et cela est encore trs mystrieux.Quelle est la cause qui fait que, parmi les mille pro-duits de notre activit inconsciente, il y en a quisont appels franchir le seuil, tandis que d'autresrestent en de? Est-ce un simple hasard qui leurconfre ce privilge? videmment non; parmi toutesles excitations de nos sens, par exemple, les plus

    intenses seules retiendront notre attention, moinsque cette attention n'ait t attire sur elles pard'autres causes. Plus gnralement, les phnomnesinconscients privilgis, ceux qui sont susceptiblesde devenir conscients, ce sont ceux qui, directe-ment ou indirectement, affectent le plus profond-ment notre sensibilit.

    On peut s'tonner de voir invoquer la sensibilit propos de dmonstrations mathmatiques qui,semble-t-il, ne peuvent intresser que l'intelligence.Ce serait oublier le sentiment de la beaut math-matique, de l'harmonie des nombres et des formes,de l'lgance gomtrique. C'est un vrai sentimentesthtique que tous les vrais mathmaticiens con-naissent. Et c'est bien l de la sensibilit.

    Or, quels sont les tres mathmatiques auxquels

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    nous attribuons ce caractre de beaut et d'lgance,et qui sont susceptibles de dvelopper en nous unesorte d'motion esthtique? Ce sont ceux dont leslments sont harmonieusement disposs, de faonque l'esprit puisse sans effort en embrasser l'ensemble tout en pnie est la fois une satisfaction pour nos besoinsesthtiques et une aide pour l'esprit qu'elle soutient

    et qu'elle guide. Et en mme temps, en mettantsous nos yeux un tout bien ordonn, elle nous faitpressentir une loi mathmatique. Or, nous l'avonsdit plus haut, les seuls faits mathmatiques dignesde retenir notre attention et susceptibles d'treutiles, sont ceux qui peuvent nous faire connatreune loi mathmatique. De sorte que nous arrivons la conclusion suivante. Les combinaisons utiles,

    ce sont prcisment les plus belles, je veux direcelles qui peuvent le mieux charmer cette sensibi-lit spciale que tous les mathmaticiens connais-sent, mais que les profanes ignorent au point qu'ilssont souvent tents d'en sourire.

    Qu'arrive-t-il alors? Parmi les combinaisons entrs grand nombre que le moi subliminal a aveugl-ment formes, presque toutes sont sans intrt etsans utilit; mais, par cela mme, elles sont sansaction sur la sensibilit esthtique; la consciencene les connatra jamais; quelques-unes seulementsont harmonieuses, et, par suite, la fois utiles etbelles, elles seront capables d'mouvoir cette sen-sibilit spciale du gomtre dont je viens de parler,

    et qui,une fois excite, appellera sur elles notre atten-

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    tion, et leur donnera ainsi l'occasion de devenirconscientes.

    Ce n'est l qu'une hypothse, et cependant voiciune observation qui pourrait la confirmer : quandune illumination subite envahit l'esprit du math-maticien, il arrive la plus souvent qu'elle ne letrompe pas ; mais il arrive aussi quelquefois, je l'ai

    dit, qu'elle ne supporte pas l'preuve d'une vrifica-tion ; eh bien ! on remarque presque toujours quecette ide fausse, si elle avait t juste, aurait flattnotre instinct naturel de l'lgance mathmatique.

    Ainsi c'est cette sensibilit esthtique spciale,qui joue le rle du crible dlicat dont je parlaisplus haut, et cela fait comprendre assez pourquoicelui qui en est dpourvu ne sera jamais un vri-table inventeur.

    Toutes les difficults n'ont pas disparu cependant;le moi conscient est troitement born; quant aumoi subliminal, nous n'en connaissons pas leslimites et c'est pourquoi nous ne rpugnons pastrop supposer qu'il a pu former en peu de tempsplus de combinaisons diverses que la vie entired'un tre conscient ne pourrait en embrasser. Ceslimites existent cependant; est-il vraisemblable qu'ilpuisse former touteslescombinaisons possibles dontle nombre effrayerait l'imagination? cela sembleraitncessaire nanmoins, car s'il ne produit qu'unepetite partie de ces combinaisons, et s'il le fait auhasard, il y aura bien peu de chances pour que labonne,celle qu'on doit choisir, se trouve parmi

    elles.

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    Peut-tre faut-il chercher l'explication dans cettepriode de travail conscient prliminaire qui pr-cde toujours tout travail inconscient fructueux,Qu'on me permette une comparaison grossire.Reprsentons-nous les lments futurs de nos com-binaisons comme quelque chose de semblable auxatomes crochus d'picure. Pendant le repos com-

    plet de l'esprit, ces atomes sont immobiles, ils sont,pour ainsi dire, accrochs au mur ; ce repos completpeut donc se prolonger indfiniment sans que cesatomes se rencontrent, et, par consquent, sansqu'aucune combinaison puisse se produire entreeux.

    Au contraire, pendant une priode de repos appa-rent et de travail inconscient, quelques-uns d'entre

    eux sont dtachs du mur et mis en mouvement. Ilssillonnent dans tous les sens l'espace, j'allais dire lapice o ils sont enferms, comme pourrait le faire,par exemple, une nue de moucherons ou, si l'onprfre, une comparaison plus savante, comme lefont les molcules gazeuses dans la thorique cin-tique des gaz. Leurs chocs mutuels peuvent alorsproduire des combinaisons nouvelles.

    Quel va tre le rle du travail conscient prlimi-naire? C'est videmment de mobiliser quelques-unsde ces atomes, de les dcrocher du mur et de lesmettre en branle. On croit qu'on n'a rien fait de bon,parce qu'on a remu ces lments de mille faonsdiverses pour chercher les assembler et qu'on n'apu trouver d'assemblage satisfaisant Mais, aprs

    cette agitation qui leur a t impose par notre vo-

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    lont, ces atomes ne rentrent pas dans leur reposprimitif. Ils continuent librement leur danse.

    Or, notre volont ne les a pas choisis au hasardelle poursuivait un but parfaitement dtermin ; lesatomes mobiliss ne sont donc pas des atomes quel-conques : ce sont ceux dont on peut raisonnable-ment attendre la solution cherche. Les atomes

    mobiliss vont alors subir des chocs, qui les ferontentrer en combinaison, soit entre eux, soit avecd'autres atomes rests immobiles et qu'ils serontvenus heurter dans leur course. Je demande pardonencore une fois, ma comparaison est bien grossire;mais je ne sais trop comment je pourrais faire com-prendre autrement ma pense.

    Quoi qu'il en soit, les seules combinaisons qui

    ont chance de se former, ce sont celles o l'un deslments au moins est l'un de ces atomes librementchoisis par notre volont. Or, c'est videmmentparmi elles que se trouve ce que j 'appelais tout l'heure labonne combinaison. Peut-tre ya-t-il l unmoyen d'attnuer ce qu'il y avait de paradoxal dansl'hypothse primitive.

    Autre observation. Il n'arrive jamais que le travailinconscient nous fournisse tout fait le rsultat d'uncalcul un peu long, o l'on n'a qu' appliquer desrgles fixes. On pourrait croire que le moi sublimi-nal, tout automatique, est particulirement apte ce genre de travail qui est en quelque sorte exclu-sivement mcanique. Il semble qu'en pensant le soiraux facteurs d'une multiplication, on pourrait esp-

    rer trouver le produit tout fait son rveil, ou bien

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    encore qu'un calcul algbrique, une vrification,par exemple, pourrait se faire inconsciemment. Iln'en est rien, l'observation le prouve. Tout cequ'on peut esprer de ces inspirations, qui sont lesfruits du travail inconscient, ce sont des points dedpart pour de semblables calculs; quant aux cal-culs eux-mmes, il faut les faire dans la seconde

    priode de travail conscient, celle qui suit l'inspira-tion; celle o l'on vrifie les rsultats de cette inspi-ration et o l'on en tire les consquences. Les rglesde ces calculs sont strictes et compliques; ellesexigent la discipline, l'attention, la volont, et, parsuite, la conscience. Dans le moi subliminal rgne,au contraire, ce que j'appellerais la libert, si l'onpouvait donner ce nom la simple absence de dis-

    cipline et au dsordre n du hasard. Seulement,ce dsordre mme permet des accouplements inat-tendus.

    Je ferai une dernire remarque: quandj'ai exposplus haut quelques observations personnelles, j' aiparl d'une nuit d'excitation, o je travaillais commemalgr moi; les cas o il en est ainsi sont frquents,et il n'est pas ncessaire que l'activit crbraleanormale soit cause par un excitant physiquecomme dans celui que j'ai cit. Eh bien ! il sembleque, dans ces cas, on assiste soi-mme sonpropre travail inconscient, qui est devenu partielle-ment perceptible la conscience surexcite et quin'a pas pour cela chang de nature. On se rend alorsvaguement compte de ce qui distingue les deux

    mcanismes ou, si l'on veut, les mthodes de tra-

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    vail des deux moi. Et les observations psycholo-giques que j'ai pu faire ainsi me semblent confir-mer dans leurs traits gnraux les vues que je viensd'mettre.

    Certes, elles en ont bien besoin, car elles sont etrestent malgr tout bien hypothtiques : l'in