Michel Albert, Jean Baudrillard, André Béjin, Daniel Bell, Augustin...

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Onnen, Milorad Pavic, Bernard Pivot, Krzysztof Pomian, Philippe Raynaud, Pierre Rosanvallon, Georges Sebbag, Jean-Louis Servan- Schreiber, Dominique Wolton, Paul Yonnet. numéro 60 mai-août 1990 Michel Albert, Jean Baudrillard, André Béjin, Daniel Bell, Augustin Berque, Jean-Claude Chesnais, Françoise Choay, Gilles Cohen-Tannoudji, Laurent Cohen-Tanugi, Michel Crozier, Antoine Danchin, Jean Daniel, Hichem Djaït, André Fontaine, Jean Fourastié, Timothy Garton Ash, Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud, François Hers, Denis Kessler, Georges Kiejman, Bernard Latarjet, Hervé Le Bas, Annie Le Brun, Stanislas Lem, Gilles Lipovetsky, Bernard Manin, Philippe Meyer, Daniel Milo, Alain Minc, Serge Moscovici, Pierre Nora, Denis Olivennes, Éric 10 ANS Extrait de la publication

Transcript of Michel Albert, Jean Baudrillard, André Béjin, Daniel Bell, Augustin...

  • Onnen, Milorad Pavic, Bernard Pivot, Krzysztof Pomian, PhilippeRaynaud, Pierre Rosanvallon, Georges Sebbag, Jean-Louis Servan-Schreiber, Dominique Wolton, Paul Yonnet.

    numéro 60 mai-août 1990

    Michel Albert, Jean Baudrillard, André Béjin, Daniel Bell, AugustinBerque, Jean-Claude Chesnais, Françoise Choay, Gilles Cohen-Tannoudji,Laurent Cohen-Tanugi, Michel Crozier, Antoine Danchin, Jean Daniel,Hichem Djaït, André Fontaine, Jean Fourastié, Timothy Garton Ash,Marcel Gauchet, Jean-Claude Guillebaud, François Hers, Denis Kessler,Georges Kiejman, Bernard Latarjet, Hervé Le Bas, Annie Le Brun,Stanislas Lem, Gilles Lipovetsky, Bernard Manin, Philippe Meyer, DanielMilo, Alain Minc, Serge Moscovici, Pierre Nora, Denis Olivennes, Éric

    10 AANS

    Extrait de la publication

  • mai-août 1990 numéro 60

    Directeur : Pierre Nora

    Pierre Nora : Dix ans de Débat.

    UN NOUVEAU MONDE À L’EST

    LECTURE DES ÉVÉNEMENTS

    Timothy Garton Ash : L’année de vérité.Krzysztof Pomian : Le retour des nations.Éric Onnen : Notes berlinoises.

    LE CHOC EN RETOUR

    Hichem Djaït : Les mutations mondiales vues du monde arabe.Pierre Rosanvallon : De la béatitude occidentale.Jean Baudrillard : L’hystérésie du millenium.

    FRANCE, LA DÉMOCRATIE DIFFICILE

    BILAN DE LA DÉCENNIE

    Michel Crozier : Liberté, complexité.Paul Yonnet : De la réversibilité dans les années 1980.Marcel Gauchet : Pacification démocratique, désertion civique.

    HORIZONS POLITIQUES

    Alain Minc : Réformer en l’an deux mille.Denis Olivennes : État-providence : la crise est devant nous.Jean-Claude Chesnais : Les trois revanchesPhilippe Raynaud : Incertitudes européennes.Bernard Manin : Du bon usage de la social-démocratie.

    QUELS CONTRE-POUVOIRS AU QUATRIÈME POUVOIR ?Laurent Cohen-Tanugi, André Fontaine, Georges Kiejman, Jean-Louis Servan-Schreiber, Dominique Wolton.

    MALAISE DANS LES MEDIA

    Jean Daniel : Vous avez dit « communication » ?Jean-Claude Guillebaud : Les media contre le journalisme.Philippe Meyer : Confiture d’observation à propos de la télévision française.

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    Extrait de la publication

  • L’esprit d’Apostrophes : Bernard Pivot, entretien avec Pierre Nora.

    Face à l’imprévisible : mille milliards de scénarios. Michel Albert, Daniel Bell, JeanFourastié, Hervé Le Bras, Annie Le Brun, Stanislas Lem, Serge Moscovici, MiloradPavic.

    Georges Sebbag : Noombres.

    FINS DE SIÈCLE

    PHILOSOPHIE DE L’HISTOIREDaniel Milo : La fin de siècle n’aura pas lieu.Krzysztof Pomian : La fin de l’histoire n’a pas eu lieu.Krzysztof Pomian : Post- ou comment l’appeler ?

    MŒURS

    Gilles Lipovetsky : Virage culturel, persistance du moi.André Béjin : De la liberté à la sécurité, de la pilule au préservatif.Denis Kessler : L’arbitre des générations.

    PEURS ET VALEURS

    Marcel Gauchet : Sous l’amour de la nature, la haine des hommes.Paul Yonnet : Le nouvel ordre moral.Marcel Gauchet : Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes.

    ARTS ET SCIENCES

    François Hers, Bernard Latarjet : Rendre l’art à sa fonction.Antoine Danchin : L’explication de la vie : perspectives et questions.Gilles Cohen-Tannoudji : La science pense-t-elle encore ?

    ESPACES

    Françoise Choay : La ville invivable.Marcel Gauchet : Pleurer les paysans ?Augustin Berque : Le paysage à réinventer.

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  • Pierre Nora

    DIX ANS DE DÉBAT

    Le Débat a dix ans. Cette occasion rituelle des bilans et des redéfinitions de programme trouve ici savraie justification dans la réalité des choses. Cet anniversaire tombe en plein bouleversement du monde,en plein effacement des repères traditionnels de lintelligence qui avaient régné au moins depuis la guerre,en plein renouvellement de la vie intellectuelle dont nous faisons partie. Saisissons-la.

    Saisissons-la dautant plus et en pleine conscience que le mouvement historique, social et politique quisest affirmé depuis dix ans nous a donné raison. Nous avions lancé Le Débat à contre-courant, quand cemouvement était encore à peine repérable, avec la certitude, pour citer les termes mêmes dune de nos décla-rations dintentions (n° 21, septembre 1982), que nous étions « à lun de ces moments critiques où un nou-veau paysage de culture impose dautres valeurs de référence, dautres sujets de curiosité, une autregénération dauteurs, dautres normes de sensibilité, dautres formes de déchiffrement et dinterprétationde la réalité ». Ces formules, que beaucoup ont fait semblant de ne pas un contenu immédiat et précis. Déchif-frement et interprétation de la réalité ? Cétait le congé aux grilles déjà usées des grands systèmes quicontraignaient lobservation des faits à ceux-là seuls qui ne les contredisaient pas, quelles soient marxistes,freudiennes, structuralistes ou formalistes. Une autre génération dauteurs ? Renvoyons le lecteur auxdeux douzaines de noms à peine connus que nous avions interrogés, dès notre numéro 4, sur l« avenir intel-lectuel » ; la liste est éloquente, on ne sétait pas beaucoup trompé. Dautres sujets de curiosité ? Quiconquefeuillettera les tables de ces soixante numéros, à défaut de se plonger dans les quelque douze mille pagesimprimées quils représentent déjà, comprendra vite que léclectisme apparent et la variété des traitementsconvergeaient sur un projet secrètement encyclopédique et conspiraient à la recherche dune actualité à longterme. À la différence de tous les journaux, et de beaucoup de revues, Le Débat peut se relire et cétait sonbut. Dautres valeurs de référence ? Leur simple énumération définissait un programme durgence : infor-mation, qualité, pluralisme, ouverture. Il sagissait de lutter à la fois contre la spécialisation universitaireet contre la dégradation journalistique. Il sagissait, contre les particularismes dopinion et daffirmation,contre lesprit de parti, contre les sectes et les chapelles, de recomposer, défendre et imposer une commu-nauté dexigences et de convictions, de rétablir une circulation générale des idées appelée par la gestationdune époque que, derrière la routine des habitudes acquises, nous sentions venir. Car il était parfaitementclair nouveau paysage de culture que la chape de plomb du gaullo-communisme qui sétait levée dansles faits mais pas dans les têtes, que le gauchisme qui avait épuisé ses effets mais pas ses réflexes et que lesocialisme qui arrivait politiquement au pouvoir, mais en pleine déconfiture idéologique, allaient ouvrir lechamp à une redistribution générale des partages et à lapparition de thèmes et de forces quil faudrait essayerdorienter, et dabord de comprendre. Pour ne pas passer par lengagement doctrinal et la militance poli-

    Cet article est paru en mai-août 1990 dans le n° 60 du Débat (pp. 3 à 11).

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  • tique, le projet, en son fond, nen était que plus radical. Il correspondait à un moment critique, lébranle-ment en profondeur de lunivers mental et marqué du signe de la Révolution, et dont 1989 l« année devérité » a précisément sonné le glas. Cest à épouser ce mouvement libératoire que nous voulions, pournotre part, contribuer. Et cest pourquoi nous avions donné pour titre à cette entreprise Le Débat. Non pourdire que, par temps calme, les intellectuels nauraient plus rien à faire quà « débattre », mais parce quilnétait rien qui ne soit remis en débat.

    En ce sens, lhistoire nous a donné raison et la « démocratie intellectuelle » à quoi nous en appelionsdans léditorial de notre premier numéro, à lépoque où elle faisait encore grincer les dents, est largemententrée dans les murs. Lesprit du Débat est devenu lesprit de lépoque.

    Nous avons gagné, mais navons-nous pas perdu davantage ? Leffondrement des systèmes idéolo-giques sest accompagné dun effacement du style exterminateur, mais il sest également doublé dunetragique disparition des entreprises théoriques denvergure et même dune volonté de grandes uvres.Lévaporation du rêve dune unité des sciences de lhomme, qui avait donné aux années 1960 leur cadre deréférence, a renvoyé chacune au pré carré de sa spécialité : lethnologie, la linguistique, la psychanalyse,dès lors quelles napparaissaient plus déboucher sur une sémiologie porteuse dune espérance vraiment révo-lutionnaire, ont disparu de la circulation intellectuelle générale et avec elles des continents entiers deconnaissances et dintérêts lointains se sont engloutis. Règne un redoutable rétrécissement régressif des curio-sités pour ce qui nest pas nous, directement. La réhabilitation du sujet en philosophie, en littérature, enpsychologie, en linguistique, pour heureux que soit le retour dattention quelle suppose à la part conscienteet réfléchie de laction, na le plus souvent abouti quà lexaltation de lindividualisme individualiste. Ledésengagement érigé en hygiène des lettres a fait de la production littéraire et romanesque, en particulier,une activité au mieux ludique, au pire futile. La déroute du prophétisme de lintellectuel a donné libre coursà lautre dimension de sa légitimité, la compétence, et lon a vu, complexité de la société aidant, fleurirl« expert » qui, dans tous les domaines essentiels de la crise économique, des relations internationales oudes évolutions de la société, sest allègrement trompé dans toutes ses prédictions. Lintellectuel despotiqueet magistérial a disparu avec les « maîtres penseurs », mais il ny a plus, nulle part, un seul homme de penséeou de plume pour représenter un modèle, une forme quelconque dautorité morale. La renonciation auprincipe de la radicalité révolutionnaire a entraîné le rassemblement sur quelques valeurs refuge minimalesqui portent moins au dépassement du culte meurtrier des idoles quelles ne ramènent frileusement àlhumanisme raplati, quand ce nest pas au déluge des bons sentiments. Leffondrement du communismecomme système et du socialisme comme culture et projet a sournoisement accrédité lidée que la forme denotre société était la panacée, que les grands conflits étaient derrière nous, que les luttes de classes, mirageheureusement dissipé, avaient disparu avec les langues de bois : idée dont le succès burlesque du thème dela « fin de lhistoire » apparaît comme larchétype. Il nest pas jusquaux bouleversements de lEst et la résur-rection du problème allemand qui ne paraissent nous renvoyer, pour le pire plutôt que pour le meilleur, auxvieux démons de la question nationale dont nous avions pu nous croire enfin débarrassés : témoin la conver-sion posthume au gaullisme gaullien dune gauche orpheline de la Révolution.

    Bizarrement, la volonté de réalisme, le culte de la simple vérité, le refus de la mégalomanie, le réveilde livresse idéologique, le refus de lésotérisme, labandon de lopposition de principe et la prétentionau souci éthique nont abouti, pour lessentiel, quà trois types dattitudes dans lesquels nous ne nousreconnaissons pas : tantôt la démission du chat échaudé et la culture de son jardin ; tantôt le reniement

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  • spectaculaire des idoles dhier pour ladoration de celles daujourdhui, comme si, pour changer de trottoir,on ne changeait pas de métier ; tantôt cest la plus pernicieuse et la plus répandue lillusion qui se piquedêtre désillusionnée, comme si la fière proclamation de ses constantes erreurs offrait la moindre garantiede ne pas les renouveler. Pour navoir aveuglément donné dans aucun de ces panneaux, on se sent le droitde rappeler le travail accompli et le devoir de le poursuivre.

    Il na cessé de se distribuer autour de trois axes : histoire, politique, société, qui dictent aujourdhui desorientations élargies.

    Histoire, car il sagit en effet, loin de tout enfermement disciplinaire et dans le droit fil dune réinter-prétation en cours de notre tradition et de notre héritage, de se livrer à la révision critique des instrumentsde connaissance et de pensée dont notre siècle sétait armé et de peser lacquis définitif dans lacquisdévoyé. Tout se passe comme si le marxisme et la psychanalyse, lethnologie et la linguistique sétaientbrutalement évanouis. Les conclusions fausses tirées de vraies questions nempêchent pas les questions derester vraies, et parfois même les réponses. Rien ne serait plus désastreux quune volonté de « retour » auxquestions classiques qui nous ramènerait en deçà des problématiques censées les dépasser. Si la réaffirmationdu sujet anéantissait dun coup la découverte explosive de linconscient ; si la relégitimation du religieuxet lattention au symbolique dans le devenir des sociétés naboutissaient quà faire de nous des croyants etdes dévots ; si une histoire informée du poids de ses déterminations politiques se satisfaisait, comme nousen sommes menacés, dun retour triomphant de la plus traditionnelle des histoires politiques ; si la prise enconsidération des instruments conceptuels de lintelligibilité historique nous détournait de la considérationdes mouvements mêmes de lhistoire ; si le naufrage du marxisme rendait aveugle à la violence de lhis-toire et aux processus nouveaux des luttes sociales ; si la fermeture de la parenthèse coloniale et le retouraux affaires de famille de lEurope abolissaient brusquement le violent décentrement de la conscienceoccidentale que lui a infligé le choc des autres civilisations pour ne lenfermer à nouveau que dans lexa-cerbation de la conscience nationale. Un immense travail simpose de sélection critique et denregistrementréfléchi dun siècle qui, loin de se solder par le bilan négatif que lon se plaît déjà à ressasser, a le plusprofondément et radicalement enrichi la connaissance de lhomme par lhomme et démultiplié sa consciencede lui-même.

    Politique, parce que le ralliement général aux valeurs et aux principes de la démocratie laisse entier leproblème, là, de son établissement, ici, de sa mise en application. Une politique qui nest plus gouvernéeseulement par la guerre ou par lidéologie oblige tout le monde à se confronter concrètement à la multitudedes problèmes dont personne ne peut prétendre, sauf les démagogues, détenir la solution. La généralisationde la démocratie nest pas la sortie de lhistoire, elle est la fin de la magie, du règne de lopportunisme etdu simple rapport de force. Tout en est imperceptiblement, mais irrévocablement changé. Un mouvementhistorique de très longue durée, le mouvement même de lhistoire, par lequel les hommes se sont reconnule droit et le devoir de changer le monde au lieu de le maintenir et de le conserver, accélère soudain son régimeet débouche sur une dynamique qui suppose un rapport entièrement nouveau au réel. Les intellectuels ontfait leur conversion. On attend encore que les politiques fassent la leur. Pour lheure, nous vivons sur undouble effondrement quil sagit de contribuer à surmonter, celui du libéralisme victorieux mais sans crédit,celui dune gauche au pouvoir, mais qui, pour avoir renoncé à « changer la vie », a renoncé à changer quoique ce soit. Le socialisme en deuil de révolution reste pris au piège de ses propres principes. Dix ans depouvoir à la tête de lÉtat nont fait que rendre évident lépuisement dune tradition dont la fidélité à lesprit

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  • exigerait des mesures qui en contrediraient la lettre. Elles sont bien connues, de la démocratisation durégime politique à la réforme fiscale, en passant par la réforme de la puissance publique, de lÉtat-providenceet de lUniversité. Beaucoup ont été discutées ici même. Mais on attend des socialistes laggiornamento quileur donnerait le courage et limagination de faire le plus difficile : réformer.

    Société, parce quune collectivité, qui ne se vit plus dans le conflit radical et qui est vouée à organiserla coexistence des antagonismes, se doit dabord, si elle veut se connaître elle-même, de repérer et de com-prendre les formes nouvelles de ces antagonismes. Sil est un domaine où lapport de la revue a été le plusneuf et le plus fécond, cest celui-là. Indépendamment de lattention précoce que nous avons accordée, dèsnos premiers numéros, à lapparition de phénomènes aussi importants que la post-adolescence, le travail clan-destin ou la crise de lÉtat-providence ; indépendamment des problèmes de lécole et de léducation, desfonctions de lart et des retombées de la technique et de la science, que nous avons constamment suivis,faut-il rappeler que loin des champs bien tracés de la sociologie théorique et appliquée, et au grand scan-dale de ses tenants officiels, cest dans Le Débat quont vu le jour, du tiercé à la musique rock, du sport àla publicité et à la mode, du club Méditerranée à la diffusion de la machine à laver et au rire télévisuel, lesanalyses aujourdhui devenues classiques de toutes les nouvelles pratiques de lindividualisme démocra-tique ? Cette orientation se renforcera de la multiplication des formes de ruptures extrêmes que ne peutquengendrer une société rendue à la conscience de son propre mouvement : quil sagisse des villes invi-vables ou des paysages bouleversés, des nouvelles conditions du conflit des générations ou de lautono-misation dune « culture jeune », des contradictions dune économie duale ou des affrontements nés delimmigration.

    Lobjectif dune revue, comme de tout périodique, est de répondre à un besoin. Le Débat se seraitcontenté, au départ, dêtre novateur et dérangeant. Lévolution des dix dernières années la rendu nécessaire.

    Cest lensemble de ces préoccupations que se devait dévoquer un numéro danniversaire. Aussi avons-nous préféré, plutôt quun thème particulier ou un inventaire prospectif qui aurait trop étroitement épousélinventaire rétrospectif auquel nous avions consacré le numéro spécial (n° 50) dil y a deux ans, « Notrehistoire », porter laccent sur les trois foyers principaux qui commandent directement notre avenir : lesbouleversements de lEurope centrale, lapprofondissement du système démocratique français et lhorizonde lan deux mille, en balisant dune part les mille sentiers possibles qui nous y mèneront, en repérantdautre part quelques-uns des phénomènes lourds auxquels néchappera pas cette fin de siècle.

    À les évoquer tous ensemble, on néchappe pas à la certitude, que lon aurait aimée plus exaltante, dunavenir difficile. Le mot convient dans ce quil a de lourd comme dans ce quil a de léger. Ce nest pas la finde siècle de la « belle époque », partagée entre les sécurités du progrès et les angoisses de la décadence. Cenest pas latmosphère empoisonnée des années trente sur quoi pesait la double hypothèque des nationalismesexacerbés et des impérialismes totalitaires. Ce nest pas le tragique existentiel des années cinquante, écar-telées entre les séquelles de la guerre et la menace dune apocalypse nucléaire. Cest autre chose, commeune difficulté à être, à faire, à vivre, à dire, à jouir, à mourir ; une difficulté diffuse et générale. Contrasteétrange. Dun côté hommes et femmes nont jamais été aussi libres ni reconnus dans leurs droits à lêtre.Jamais la planète na été aussi longtemps pacifique et jamais nations et empires, en dépit des guerres loca-les, nont aussi explicitement affiché leur volonté de maintenir la paix. Jamais non plus, en dépit des diffé-rences économiques et des niveaux de vie, les sociétés humaines nont été aussi riches ni aussi irrésistiblementemportées par le désir productiviste et consommateur. Et pourtant tout est devenu difficile.

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  • Cest que, dans cette société affranchie de toutes les formes de la continuité historique et du même coupdominée par limpératif suprême de la conscience historique, plus rien ne va de soi, plus rien nest instinctif.Tout est obligatoirement délibéré, absolument tout, depuis la façon de shabiller le matin jusquà la déci-sion de faire un enfant le soir, du plus simple rituel politique au plus grave calcul stratégique. Chacun estcondamné à se réfléchir lui-même. La souffrance est là. Univers du second degré, de la distance : distanceau passé, distance aux autres, distance à soi. Ce qui est radicalement nouveau dans ce monde pourtantdevenu facile, cest le sentiment de la difficulté. Tout subit la loi de lhyper-réflexion, tout pose problème.

    Cest là quun travail de réflexion intellectuelle, collectif et organisé, si modestement artisanal quil soit,prend son sens et sa vraie justification. Notre rôle nest pas dajouter des opinions à de lopinion, desconnaissances à des monceaux de connaissances, dopposer des propositions aux décisions. Être intellec-tuel aujourdhui ne consiste plus à parler au nom de ceux qui ne parlent pas. Notre rôle est, en définitive,dintroduire du jugement entre les opinions diverses et les monceaux de connaissances ; doffrir le reculhistorique à un présent surinvesti ; de faire comprendre ce quils font à ceux qui font. Être un intellectuelaujourdhui na pas dautre sens. Dans un monde au deuxième degré, sinstaller dans le troisième degré, four-nir sa conscience réfléchie au travail de la réflexion. Quand la sagesse traditionnelle na plus de sens et quele savoir prolifère en signorant soi-même, lheure nest-elle pas venue dune sagesse du savoir ?

    Une revue est une toute petite chose, elle la toujours été en ce siècle et le marché la condamne à lêtrede plus en plus. Cest sa marginalité marchande qui est pourtant le vrai gage de sa liberté et le fondementde son utilité. À nous de démontrer que le plus indispensable nest pas le plus voyant, et que le plus impor-tant nest pas le plus visible.

    Pierre Nora.

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  • Un

    nouveau

    monde

    à l’Est

    Mais, d’ores et déjà, il faut bien commencer.L’heure est venue d’entamer une lecturelaïque des événements, déliée des formulestoutes faites comme du lyrisme facile. C’est àcet exercice d’histoire critique à chaud qu’in-troduisent Timothy Garton Ash et KrzysztofPomian. Il suffit à révéler que notre image descheminements de l’histoire sortira profon-dément enrichie de l’investigation de ce tour-nant capital. On ne se lasse pas de mesurerl’impuissance vertigineuse à prévoir qu’ilnous a rappelé. Éric Onnen en livre unepoétique illustration depuis l’observatoireberlinois, de l’ouverture du Mur aux électionsest-allemandes.La « béatitude occidentale » dont parlePierre Rosanvallon ne va pas pouvoir long-temps dissimuler l’ampleur du choc en retourque nous allons subir. Le ralliement de l’Est àl’économie de marché et à la démocratiepluraliste ne laissera pas l’Ouest intact. Bienplutôt l’obligera-t-il à regarder d’un tout autreœil tant le capitalisme que la démocratie.Jean Baudrillard décrit l’exaspération deslogiques extrêmes du contemporain queproduit cette extension inattendue de leuremprise. Hichem Djaït, enfin, au-delà de laconfrontation Est-Ouest, introduit un regardtiers, depuis le monde arabe, sur la mutationen cours.

    Nous sortons du siècle américain. Le nou-veau monde du prochain siècle bascule àl’Est. Nous n’en avons pas fini avec l’interpré-tation de cette énigmatique bifurcation quia brutalement ramené dans l’orbite de laliberté, sur un mode si parfaitement inat-tendu, un univers que l’on croyait promis à lamorne éternité communiste On peut prédirede beaux jours à la querelle des « intention-nalistes », convaincus de l’existence d’unplan gorbatchévien médité et des « fonction-nalistes » sensibles avant tout à l’enchaî-nement contraignant des mesures et descirconstances.

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  • Timothy Garton Ash

    Lannée de vérité

    Cest lannée qui vit la mort du communisme en Europe de lEst. 1949-1989, requiescat in pace. Etlépitaphe pourrait être :

    De toute sa vie, sa mortFut sa plus belle ouvrage.

    Cette chose qui fut systématiquement instaurée dans les territoires nouvellement définis de la Pologne,de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie, mais aussi dans la nouvelle Répu-blique démocratique dAllemagne après 1949, cette chose que, suivant le point de vue, lon appelle « socia-lisme », « totalitarisme », « stalinisme », « dictature du Politburo », « socialisme réellement existant »,« capitalisme dÉtat », « dictature sur les besoins » ou, de manière plus neutre, « système de type sovié-tique » cette chose-là ne marchera jamais plus. Et, pourrait-on plaider, sil est impossible de parler pluslongtemps de communisme, nous devrions aussi nous abstenir de parler dEurope de lEst, tout au moinsen écrivant Est avec un E majuscule. En fait, nous aurons plutôt, de nouveau, affaire à lEurope centrale,lEurope du Centre-Est, lEurope du Sud-Est et lEurope de lest avec un petit « e » et, par-dessus tout, àdes peuples, à des nations et à des États bien distincts.

    Certes, et même sans retournement militaire en Union soviétique, ces pays connaîtront encore biendautres conflits, injustices et misères. Mais ce seront des conflits, des injustices et des misères dune autrenature : nouveaux et anciens, post-communistes mais aussi pré-communistes. Dans le pire des cas, il pour-rait bien y avoir encore de nouveaux dictateurs. Mais ce seraient des dictateurs différents. Nous ne rever-rons plus ce système bien particulier que caractérisait la concentration du pouvoir politique et économiqueet des instruments de coercition entre les mains dun parti léniniste unique, qui se manifestait sociolo-giquement sous la forme dune nouvelle classe privilégiée, en des États disposant dune souverainetéarbitrairement limitée.

    Si nous parcourons les rues de Prague, de Varsovie ou de Leipzig, nous pouvons encore retrouver, biensûr, les traces grises et familières : les façades staliniennes néo-classiques et lugubres sur toutes les placesde la Victoire, les boulevards, les usines sidérurgiques, les chantiers navals Lénine, les officiels dâge mûravec leur crâne dégarni et leurs mensonges préfabriqués, les formulaires sur papier bon marché à rempliren quatre exemplaires, les queues, sans oublier cette attitude que lon pourrait ainsi résumer : « Nousfaisons semblant de travailler, vous faites semblant de nous payer. » Et pourtant, la hâte que lon met à enretirer les signes matériels est sans nul doute source dangoisse pour les conservateurs. (En Pologne, on

    Timothy Garton Ash est professeur à St Antonys College, à Oxford. « Lannée de vérité » est extrait de We The People.The Revolution of 89 Witnessed in Warsaw, Budapest, Berlin and Prague (Cambridge, Granta Books, 1990) à paraître entraduction française les essais réunis dans The Uses of Adwersity. Essays on the Fate of Central Europe (New York, RandomHouse, 1989) aux Éditions Gallimard.

    Cet article est paru en mai-août 1990 dans le n° 60 du Débat (pp. 13 à 27).

    L E C T U R E D E S É V É N E M E N T S

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  • projette de conserver tous les vieux accessoires dans un parc dattraction auquel on envisage de donner lenom de Stalinland.)

    I

    Si 1989 fut la fin, quel fut le commencement de la fin ? À lire la presse ou à entendre les propos deMme Thatcher, on serait tenté de croire que lhistoire a commencé avec Gorbatchev. À lautre extrême,daucuns diraient quen Europe de lEst le communisme était condamné dès ses tout premiers jours. Cettedernière thèse se laisse, à son tour, formuler de diverses manières. Lune delles consiste à dire que le com-munisme était incompatible avec la culture politique de lEurope centrale et orientale auquel cas lon voitmal, cependant, pourquoi ladite culture politique devrait brusquement sarrêter à la frontière occidentale,tout à fait arbitraire, de lUnion soviétique. Inversement, on peut soutenir que le communisme était une idéemerveilleuse qui nétait vouée à léchec que pour une simple et bonne raison : au lieu de laisser les popu-lations dEurope de lEst trouver librement leur voie, le communisme leur fut imposé par une puissance étran-gère qui, elle-même, ny comprenait rien. On peut encore faire valoir que le communisme est incompatibleavec la nature humaine, un point cest tout. Quil faille en incriminer une malformation congénitale ousimplement le résultat dun effroyable accouchement au forceps, la mort était prévisible dès la naissance.Entre ces deux positions extrêmes, certains ressortissants des pays concernés attireraient lattention surdiverses prétendues « occasions manquées » ou des tournants que lhistoire de lEurope de lEst na pas suprendre. Les années 1956 et 1968 en sont les principaux exemples.

    Comme dhabitude, toutes ces thèses ont une parcelle de vérité, même si celle-ci est plus conséquentechez les unes que chez les autres. « Je ne suis pas devenu le Premier ministre de Sa Majesté pour présiderà la liquidation de lEmpire britannique », avait déclaré Churchill tout en entreprenant de faire presque exac-tement le contraire. De même Gorbatchev a-t-il accédé au pouvoir en proposant de sauver lEmpire sovié-tique et le voici qui, aujourdhui, préside à sa désintégration. Que Moscou permît aux anciens pays« satellites » de décider par eux-mêmes comment ils souhaitent se gouverner était de toute évidence unecondition sine qua non. En revanche, on ne saurait comprendre la nature et lorientation des processusdautodétermination politique intérieure en étudiant la politique soviétique. Les causes résident ailleurs, danslhistoire des différents pays, dans leurs interactions avec leurs voisins dEurope de lEst ainsi quaveclEurope plus libre et prospère qui sétend à louest comme au nord ou au sud.

    Sil me fallait à tout prix donner une seule date pour le « commencement de la fin » dans cette histoireintérieure de lEurope de lEst, ce serait le mois de juin 1979. Peut-être trouvera-t-on que mon jugementpèche par excès de polonocentrisme, mais jai la ferme conviction que ce tournant ne fut autre que le pre-mier grand pèlerinage du pape en Pologne. Cest ici, en effet, que pour la première fois nous avons vu cettemanifestation dunité sociale massive, prolongée, quoique suprêmement pacifique et autodisciplinée, cettefoule modérée soudée contre le Parti-État, qui fut tout à la fois la marque et le catalyseur intérieur décisifdu changement de 1989, dans tous les pays hormis la Roumanie (encore que, même en Roumanie, ce nesoient pas les foules qui aient pris linitiative de la violence). Exactement un an après la visite du pape naissaitle syndicat Solidarité et, sans la visite du souverain pontife, il est douteux que Solidarité ait jamais vu le jour.

    Lexemple de Solidarité fit tache dhuile. Il fraya la voie à une nouvelle forme de politique en Europede lEst (et elle nest pas nouvelle que là-bas) : une politique dauto-organisation sociale et de négociationde la transition à partir du communisme. Les acteurs, les formes et les questions des années 1980-1981 enPologne furent en effet fondamentalement différents de tout ce que lon avait pu voir en Europe de lEst entre

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  • 1949 et 1979 : à bien des égards, ils présageaient de ce que lon devait voir à travers toute lEurope de lEsten 1989. Sil y a un fond de vérité dans ce jugement, le fait que ce soit en 1989 que le dirigeant russe et lepape dorigine polonaise aient fini par se rencontrer témoigne dun singulier à-propos. Chacun à sa manière,ils en furent tous les deux les initiateurs.

    Pour trouver dans lhistoire de lEurope une année comparable à 1989, cependant, il nous faut de touteévidence remonter bien au-delà de 1979 ou même de 1949. 1789 en France ? 1917 en Russie ? Ou, plus près,1918-1919 en Europe centrale ? Mais les années 1918-1919 ne furent que les lendemains de la PremièreGuerre mondiale. Le plus proche parallèle est assurément 1848, le Printemps des nations. En lespace dequelques paragraphes, de telles comparaisons ne sont guère mieux que de petits jeux de société. Pourtant,comme les jeux de société, ils peuvent être amusants et sont parfois de nature à favoriser la concentration.

    Si lon en croit A.J.P. Taylor, lexplosion de 1848 survint « après quarante années de paix et de stabilité »,tandis que, dans une arithmétique un peu moins cavalière, Lewis Namier y voit « le résultat de trente-troisannées créatives de paix européenne préservée avec soin sur une base délibérément contre-révolution-naire ». La révolution, ajoute Namier, « est née despoirs au moins autant que de mécontentements ». Lecontexte économique et social y fut sans nul doute pour quelque chose : aux maigres récoltes sajouta lamaladie de la pomme de terre. Mais « le dénominateur commun était idéologique ». Et de citer Louis-Philippe, en exil, qui déclarait avoir cédé à une « insurrection morale » mais aussi le roi Guillaume duWurtemberg qui sexcusa auprès de lambassadeur russe à Stuttgart, un certain Gortchakov, par un « Je nepuis pas monter à cheval contre les idées ». Ainsi Namier a-t-il intitulé son magnifique essai La Révolutiondes intellectuels.

    Lexplosion de 1989 naquit aussi des célébrations de « quarante années de paix et de stabilité enEurope ». Faut-il rappeler le quarantième anniversaire de lOtan en mai ? Avec « lEurope de Yalta » commeavec « lEurope de Vienne » au siècle précédent, la question a toujours été : la paix et la stabilité pour qui ?En Europe centrale comme en Europe de lEst, ce sont les petites gens qui, dans les deux cas, en firent lesfrais. Ici aussi, une arithmétique plus rigoureuse pourrait ramener ces quarante années à trente-trois ansseulement, car peut-être nest-ce quaprès lécrasement de la révolution hongroise de 1956 que les dirigeantssoviétiques eurent lassurance absolue que lOccident se refuserait à toute intervention militaire propre àtroubler la paix préservée avec soin sur une base contre-révolutionnaire.

    Une révolution née despoirs autant que de mécontentements ? Là encore, cest vrai. Assurément, cenétaient pas les « mécontentements » économiques qui manquaient : sils pesaient dun poids écrasant enPologne et en Roumanie, ils nen étaient pas moins persistants, quoique sous une forme moins dramatique,ailleurs. À cet égard, lhistorien Fritz Stern a, bien à propos, rappelé le mot de Mirabeau à la veille de laRévolution française : « Le déficit de la nation est le trésor de la nation. » Il suffit de remplacer « déficit »par « dette en devises fortes » pour avoir lune des raisons majeures qui expliquent que la Pologne et laHongrie aient ouvert la voie au cours du premier semestre 1989. Mais contrairement à ce qui sétait passéen Pologne en août 1980, ce nest pas un tour de vis économique qui poussa les masses populaires à mani-fester dans lun ou lautre des pays de lEurope de lEst en 1989. Ce furent les espoirs politiques ainsique lindignation provoquée par la répression à laquelle recoururent les régimes locaux pour tenter deles contenir.

    De même quà propos de 1848 on pourrait donc, ici aussi, parler de « révolution des intellectuels ».Certes, ce sont les démonstrations de force des ouvriers au cours de deux vagues de grève en 1988 qui finirentpar conduire les communistes polonais à la première table ronde de 1989. Certes, ce sont les masses quidescendirent manifester dans les rues de tous les autres pays de lEurope de lEst qui entraînèrent la chute

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  • des anciens dirigeants. Mais la politique de la révolution ne fut pas le fait des ouvriers ni des paysans. Ellefut luvre dintellectuels : le dramaturge Václav Havel, le médiéviste Bronislaw Geremek, le rédacteur enchef catholique Tadeusz Mazowiecki, le peintre Bäbel Bohley à Berlin, le chef dorchestre Kurt Mazur àLeipzig, les philosophes János Kis et Gaspár Miklós Támás à Budapest, le professeur de mécanique desfluides Petre Roman et le poète Mircea Dinescu à Bucarest. Lhistoire a renchéri sur Shelley, car les poètesfurent les législateurs reconnus de ce monde-ci. « Vive les étudiants ! Vive les acteurs ! » chantaient les foulesde la place Wenceslas. Quant à la sociologie des forums dopposition (nouveaux, démocratiques, civiques),des partis et des candidats à la députation, elle était singulièrement comparable à celle du parlement deFrancfort ou du Congrès slave de Prague. Hundert zwanzig Professoren...

    De même quen 1848, le dénominateur commun fut idéologique. Lhistoire intérieure de ces révolutionsest celle dun ensemble didées dont lheure avait sonné, et dun ensemble didées dont lheure était passée.À première vue, ce propos a sans doute de quoi surprendre. Car lidéologie navait-elle pas cessé dêtre uneforce active bien des années auparavant ? Assurément, les dirigeants ne croyaient plus un traître mot dessornettes quils débitaient à jet continu, pas plus quils nattendaient de leurs sujets quils y crussent et fussentpersuadés queux-mêmes autrement dit, les dirigeants y croyaient. Probablement est-ce vrai dans la plu-part des cas, mais qui sait ce quun vieil homme comme Erich Honecker, communiste dès son plus jeuneâge, croyait encore sincèrement ? (Il ne faut jamais sous-estimer la faculté qua lhomme dêtre la dupe desoi-même.)

    Pourtant, sil est une chose que ces révolutions ont montrée, ex post facto, cest bien limportance queconservait le voile résiduel de lidéologie. Rares sont les dirigeants qui se contentent de dire simplement :« Cest nous qui avons les mitrailleuses, pas vous !» ou « Nous exerçons le pouvoir parce que cest commeça, un point cest tout ! » Lidéologie apportait une légitimation résiduelle et peut-être aussi permettait-elleaux dirigeants, ainsi quà leurs serviteurs du Politburo, de sabuser, au moins pour une part, quant à lanature de leur propre régime. Dans le même temps, elle était capitale pour loccupation sémantique dudomaine public. Cette occupation sémantique sappuyait sur une armée lassociation de la censure et dumonopole quasi absolu du parti-État sur les moyens dinformation ; quant à lidéologie, sous la formeavilie et routinière de la « novlangue », elle servait de munition. Si méprisés et peu crédibles que fussentces appareils de mensonge organisé, ils nen continuaient pas moins à assumer une fonction vitale deblocage. Sils ne mobilisaient plus personne, ils empêchaient encore lexpression publique daspirationspartagées et de vérités premières.

    Qui plus est, en exigeant du simple citoyen des signes sémantiques apparemment anodins de conformismeextérieur, le système parvenait tant bien que mal à limpliquer. Il nest que trop facile aujourdhui doublierque jusquà avant-hier, ou presque, la quasi-totalité des Allemands de lEst ou des Tchécoslovaques menaientune double vie : ils disaient systématiquement une chose en public et une autre en privé. Ce fut là un thèmecentral des essais de Václav Havel au cours des dernières années et un thème, précisément, sur lequel il estrevenu de manière émouvante dans le discours du Nouvel An 1990 quil prononça en sa qualité de président.Le pire, a-t-il déclaré, cest le « délabrement du paysage moral. Moralement, nous sommes tous malades,parce que nous avons tous pris lhabitude de dire une chose et den penser une autre ». Qui veut comprendrece qua pu signifier, pour lhomme de la rue, de rejoindre ces foules immenses qui envahirent les places desvilles dEurope centrale en chantant leurs propres slogans spontanés doit commencer par consentir un effortdimagination afin de saisir leffet que produit lobligation de payer ce tribut quotidien à lhypocrisiepublique. Comme ils se pressaient et criaient ensemble, ces hommes et ces femmes ne cicatrisaient pas sim-plement les divisions de leur société ; ils cicatrisaient aussi leurs déchirures intérieures. Loccupation séman-

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  • tique était pour eux aussi blessante que loccupation militaire ; ainsi le nettoyage de lenvironnement séman-tique était-il aussi décisif que le nettoyage du cadre de vie matériel. La longue queue qui se formait tous lesmatins place Wenceslas, où les passants prenaient patiemment la file dans le brouillard glacial pour se pro-curer un journal baptisé Le Monde libre fut, pour moi, lune des grandes images symboliques de lannée 1989.

    Quant à la devise de lannée et pas simplement en Tchécoslovaquie ce fut Pravda Vitezí, ce vieuxslogan hussite quavait fait sien Mazaryk, « La vérité triomphera » ou, pour reprendre la formulation latineplus ancienne encore, Magna est veritas et praevalebit. De même quen français on dit dune entreprise queson « heure de vérité » a sonné, ce fut une « année de vérité » pour le communisme. En un sens bienconcret, ces régimes qui ont vécu de parole ont aussi péri par la parole.

    Car, somme toute, que sest-il passé ? Quelques milliers, puis dizaines de milliers et enfin centaines demilliers de personnes sont descendues dans la rue. Elles ont prononcé quelques mots. « Démission ! » ont-elles dit. « Nous ne serons plus des esclaves ! » « Élections libres ! » « Liberté ! » Et les remparts de Jérichose sont effondrés. Et en même temps que les remparts, les partis communistes se sont purement et simplementdésagrégés. À un rythme stupéfiant. À la fin de lannée, le Parti socialiste ouvrier de Hongrie avait éclatéet avait vu sen aller pour de bon la majorité de ses membres. En janvier 1990, le Parti ouvrier unifié polo-nais suivait le mouvement. En moins de trois mois, le parti de lunité socialiste est-allemand perdit son rôledirigeant, son nom et au moins la moitié de ses adhérents. La décomposition intérieure de ces partis fait penserà cette observation dun poète allemand en 1848 : « La monarchie est morte, même si les monarques viventencore. »

    À la seule exception, insigne, de la Roumanie, ces révolutions furent aussi remarquables par leur absencequasi totale de violence. À lexemple de Solidarité en 1980-1981, ce fut, dun point de vue historique, unecontradiction dans les termes, une « révolution pacifique ». Aucune Bastille ne fut prise dassaut ni aucuneguillotine dressée. Et les lampadaires ne servirent quà éclairer les rues. Seule la Roumanie vit des chars etdes pelotons dexécution. Ailleurs, il ny eut de violences que dans un premier temps, et de la part des poli-ciers. Les jeunes manifestants de Berlin-Est et de Prague déposèrent des bougies devant la police, laquelleréagit par des coups de matraque. La Marseillaise de 1989 ne disait pas « Aux armes, citoyens », mais « Auxbougies, citoyens ». Cette tradition de non-violence trouve sa justification dans lhistoire de toutes lesoppositions démocratiques de lEurope centrale et de lEurope de lEst tout au long des années 1980. Saraison dêtre était en partie dordre pragmatique : toutes les armes étaient dans lautre camp. Mais elle étaitaussi éthique. Cétait une façon de dire comment les choses devaient se passer. Ils souhaitaient commencercomme ils avaient lintention de continuer. Lhistoire, explique Adam Michnik, leur avait appris que ceuxqui commencent par prendre dassaut les Bastilles finissent par en édifier à leur tour.

    Historiquement parlant, labsence (jusquici et à lexception évidente de la Roumanie) de grande mani-festation de violence contre-révolutionnaire fut, cependant, presque aussi remarquable. La police a employéla manière forte en Allemagne de lEst jusquau quarantième anniversaire de lÉtat, le 7 octobre, et surtoutce jour-là ; de même en Tchécoslovaquie, jusquau 17 novembre. En Pologne, le déploiement systématiquedes forces contre-révolutionnaires sest étalé sur sept ans, de la proclamation de l« État de guerre », le13 décembre 1981, au printemps 1989. Mais une fois les révolutions (ou, en Pologne et en Hongrie, les« réfolutions ») en marche, on constata une stupéfiante absence de contre-mesures répressives. À linstardu roi Guillaume du Wurtemberg, les dirigeants communistes déclarèrent : « Je ne puis pas monter à chevalcontre les idées. » Mais on ne peut faire autrement que de poser la question : et pourquoi pas ? Une bonnepart de lhistoire moderne de lEurope centrale a précisément consisté en souverains qui sont montés à chevalcontre des idées. Quant à lhistoire contemporaine de lEurope centrale, depuis 1945, elle a consisté pour

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  • une bonne part en dirigeants qui ont envoyé les chars contre des idées. Alors pourquoi en alla-t-il autrementen 1989 ? On peut avancer trois raisons auxquelles on pourrait accoler les noms de « Gorbatchev », « Helsinki »et « Tocqueville ». La nouvelle ligne politique de lUnion soviétique, que Gennady Gerasimov a baptiséele 25 octobre « doctrine Sinatra » I had it my way, « Jai fait comme je lentendais », dit-il en citant demanière erronée le célèbre refrain par opposition à la « doctrine Brejnev », fut de toute évidence capitale.En Allemagne de lEst, Moscou ne sest pas contentée de signifier aux dirigeants que les troupes soviétiquesnétaient pas là pour assurer la répression intérieure, mais il semble quelle ait aussi pris la peine de fairesavoir à lOccident, mais également à la population concernée que telle était bien sa position. EnTchécoslovaquie, lUnion soviétique a donné un coup de pouce à la révolution en condamnant rétrospecti-vement, et avec beaucoup dà-propos, linvasion de 1968 par les troupes du pacte de Varsovie. À traverslEurope centrale et lEurope de lEst tout entière, les populations purent enfin tirer profit de la dépendancechronique de leurs élites dirigeantes vis-à-vis de lUnion soviétique, car une fois privées de la béquille deskalachnikovs soviétiques, lesdites élites se retrouvèrent sans autre jambe dappui. La Roumanie futlexception qui confirme la règle. Ce nest pas un hasard si cest précisément dans lÉtat qui était de longuedate le plus indépendant de Moscou que les forces de sécurité de lancien pouvoir opposèrent la résistancela plus farouche, la plus sanglante et la plus prolongée.

    À lui seul, néanmoins, le facteur « Gorbatchev » ne suffit pas à expliquer pourquoi ces élites dirigeantesnont pas mis plus dénergie à déployer leurs propres forces de police et de sécurité, encore redoutables, pourdéfendre jusquà la dernière extrémité leur pouvoir et leurs privilèges. Est-il par trop chimérique de laisserentendre que la constance et la persistance avec lesquelles lOccident rabâcha certaines normes internatio-nales de conduite intérieure, le profond souci de respectabilité internationale des dirigeants est-européenset le lien pressenti entre celle-ci et les crédits en devises fortes dont ils avaient tellement besoin, bref, le facteur« Helsinki », aient au moins contribué pour une part à retenir les mains de ceux qui, autrement, auraient bienpu donner lordre de tirer ?

    Pourtant, rien de tout ceci ne les eût arrêtés sils avaient été encore convaincus de leur droit de gouver-ner. Le troisième facteur, qui est peut-être au fond le facteur décisif, est caractéristique des situations révo-lutionnaires telles que les a décrites Alexis de Tocqueville voici plus dun siècle : lélite dirigeante ne croitplus en son propre droit de gouverner. Quelques gosses descendirent dans la rue et lancèrent quelquesslogans. La police les malmena. Les gosses réagirent : « Vous navez pas le droit de nous malmener ! » Etles dirigeants tout-puissants répondirent, en effet : « Cest vrai, nous nen avons pas le droit. Nous navonsaucun droit de préserver notre régime en usant de la force. La fin ne justifie plus les moyens ! »

    De fait, les élites dirigeantes et leur bras armé se distinguèrent par leur manque dempressement systé-matique à défendre des choses auxquelles ils ne feignaient plus de croire depuis longtemps, mais aussi parleur hâte presque indécente à embrasser des choses quils avaient si longtemps dénoncées et taxées de« capitalisme » et de « démocratie bourgeoise ». LEurope de lEst tout entière bruissa du discret froissementdes vestes que lon retourne : un jour ils dénonçaient Walesa, le lendemain ils lapplaudissaient ; un jourils embrassaient Honecker, le lendemain ils le jetaient en prison ; un jour ils disaient pis que pendre de Havel,le lendemain ils lélisaient à la présidence.

    II

    1848 reçut le nom de « Printemps des nations » ou de « Printemps des peuples » : le Völkerfrühling,wiosna ludów. Dans tous les pays, les révolutionnaires parlèrent au nom du « peuple ». Mais les conflits entre

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  • nations, nouvelles et anciennes, firent voler en éclats la solidarité internationale des peuples, tandis que lasolidarité intérieure ne résista pas au conflit des groupes sociaux auxquels on devait donner le nom de« classes ». « En tant que forces collectives, le socialisme et le nationalisme furent tous deux des produitsde 1848 », constate A.J.P. Taylor. Et après 1848, pendant près dun siècle, jusquau gel communiste, lEuropecentrale fut le champ de bataille des nations et des classes.

    De quoi, ou de qui, 1989 fut-elle le printemps ? Printemps du « peuple » ? Mais en quel sens ? Wir sinddas Volk, scandaient les premières grandes foules dAllemagne de lEst : « Nous sommes le peuple. » Maisà peine quelques semaines plus tard, elles clamaient : Wir sind EIN Volk, « Nous sommes une nation ». EnPologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Roumanie, les foules ressemblaient à un océan aux couleursde la nation tandis que les manifestants élevaient la voix pour chanter de vieux hymnes nationaux. EnHongrie comme en Roumanie, ils découpèrent du centre de leurs drapeaux les symboles communistes. EnAllemagne de lEst, il ny eut dans un premier temps ni drapeau ni hymne. Puis peu à peu on sortit lesdrapeaux, trois bandes toutes simples, rouge, noir et or, sans le marteau et le compas de la R.D.A. aumilieu : le drapeau de lAllemagne de lOuest et, auparavant, celui de lAllemagne unie.

    Dans tous les commentaires de la presse occidentale sur lEurope de lEst, on lit aujourdhui invaria-blement que le danger est grand de voir renaître en cette région ce que lon appelle le « nationalisme ». Maisque diable entend-on par là ? Est-ce à dire que les peuples sont de nouveau fiers dêtre tchèque, polonais,hongrois ou, en loccurrence, allemand ? Que les curs exultent à la vue du drapeau et que les gorges senouent lorsquelles entonnent lhymne national ?

    Le patriotisme nest pas le nationalisme. Lorgueil redécouvert dappartenir à sa nation nimplique pasnécessairement une hostilité à légard des autres nations. Ces mouvements furent tous, sans exception,patriotiques. Ils ne furent pas tous nationalistes. En vérité, dans leurs premiers pas, la plupart des régimessuccesseurs furent nettement moins nationalistes que les précédents régimes communistes. En Pologne, legouvernement Mazowiecki a abordé les questions juive et allemande de manière nettement plus libérale etéclairée que tous les gouvernements précédents et, de fait, sur la question allemande cela lui a valu dêtrecritiqué par les nationalistes communistes. Dans son premier discours public en tant que président, VáclavHavel sest fait un point dhonneur de remercier « tous les Tchèques, les Slovaques et les membres dautresnationalités ». Auparavant, ce sont encore les communistes qui lui avaient vivement reproché davoirdéclaré à la télévision que la Tchécoslovaquie devait des excuses aux Allemands pour avoir expulsé leursressortissants des Sudètes au lendemain de la guerre. En Roumanie, la révolution commença par la forma-tion dun front commun de la population roumaine de Timisoara et de la minorité hongroise. Il sen faut debeaucoup que le sort des minorités allemande et hongroise de la Roumanie post-révolutionnaire soit pirequil ne la été sous Nicolae Ceaucescu.

    Il y a des contre-exemples, bien sûr. Lun des aspects les plus désagréables de la révolution allemandefut les débordements de ferveur populaire quinspira la campagne du Parti-gouvernement contre les « contre-bandiers et profiteurs polonais » et les torts infligés aux étudiants noirs de passage et aux Gastarbeitervietnamiens. Au sein de lopposition hongroise, le combat farouche que se livrèrent le Forum démocratiqueet les démocrates libres nétait pas dépourvu de toute connotation ethnique, certains membres du premierdoutant de la « magyarité » de certains membres des autres, lesquels répliquèrent par des accusations danti-sémitisme. Les Bulgares furent des milliers à protester contre la reconnaissance, par le nouveau gouverne-ment, des droits de la minorité islamo-turque.

    Si lon porte son regard un peu plus en avant, il est clair que lexistence dautres minorités est une sourcepotentielle de conflits : ainsi des Hongrois en Roumanie, des Roumains en Union soviétique (Moldavie),

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  • des Allemands en Pologne, en Roumanie et en Union soviétique et des Gitans en plusieurs pays. Lantisé-mitisme pourrait aussi être exploité à des fins politiques. Il faut également compter avec la difficulté àtrouver un équilibre tchécoslovaque qui donne une satisfaction pleine et entière aux Slovaques comme auxTchèques. Enfin, restent en suspens la question des frontières et, avant tout, celle de la frontière germano-polonaise fixée après 1945 sur la ligne Oder-Neisse.

    Toujours est-il que, en comparaison de la situation qui prévalait en 1848 ou en 1918-1919, cette listeest relativement brève. La plupart des nations ont des États et se sont faites à leurs nouvelles frontières. Surle plan ethnique, la carte est bien plus homogène quelle ne létait en 1848 ou en 1918. On ne saurait cepen-dant exclure une recrudescence des conflits nationaux et ethniques entre ces États aussi bien quen leur sein,comme tel fut le cas en Europe de lEst avant la dernière guerre, surtout si leur situation économique sedégrade. Mais il est également possible que ces conflits nationaux et ethniques sapaisent progressivement,comme ce fut le cas en Europe occidentale après la dernière guerre, en particulier si la situation économiquede ces pays saméliore à la faveur dun processus dintégration à une communauté et à un marché communeuropéens élargis. Nous verrons bien. Toutefois, lhistoire prouve à lévidence que 1989 ne fut pas une annéede conflit ethnique et national aigu en Europe de lEst, à louest de la frontière soviétique. Bien au contraire :ce fut une année de solidarité entre les nations autant quau sein de chacune delles. À la fin de lannée, laidesymbolique et humanitaire à la population (ou aux populations) roumaine(s) afflua de tous les États dEuropecentrale et dEurope de lEst qui sétaient libérés. Le printemps des nations nest pas nécessairement leprintemps du « nationalisme ».

    Quoi quil en soit, ce nest pas la rhétorique de la nation qui a le plus frappé. Car celle-ci était entière-ment prévisible. Ce qui a été frappant, ce sont plutôt les autres idées et les autres mots qui ont, pour ainsidire, partagé la tête daffiche. La « société » fut lun de ceux-ci. En Pologne, autrement dit dans un paysdont on a souvent dénoncé le « nationalisme », le mot le plus souvent employé pour désigner le peuple paropposition aux autorités ne fut pas « nation », mais spoleczenstwo, « société ». En Tchécoslovaquie, le mot« société » fut employé de semblable manière, quoique moins fréquemment, et ici encore il ne pouvait sim-plement sagir dun synonyme de « nation » ou d un euphémisme parce que le mot recouvrait deux nations.Dans les deux cas, il ny avait pas moins de sens à parler dautodétermination sociale que dautodéterminationnationale. On a partout insisté sur lunité délibérée de lintelligentsia, des ouvriers et des paysans. Certes,cette unité fut en partie forgée par lennemi commun. Mais sitôt effondré le pouvoir communiste, on vit sedévelopper une authentique vie politique parlementaire où sexprimèrent avec vigueur des intérêts sociauxcontradictoires. Ainsi le groupe probablement le plus marqué et déterminé du nouveau parlement polonaisne fut pas celui des communistes ni celui de Solidarité ; ce ne fut pas non plus la gauche ni la droite, maisle groupe des paysans et agriculteurs de tous les partis qui unirent leurs forces pour faire avancer leurs inté-rêts catégoriels.

    Néanmoins, les divisions sociales étaient loin dêtre aussi profondes quau XIXe ou au début du XXe siècle,et elles nont pas miné les révolutions. Lhistoire ne manque pas de piquant à cet égard. Car cest, dans unelarge mesure, le communisme qui a créé lunité sociale qui a contribué de manière décisive à mettre fin aucommunisme. Une politique de nivellement délibéré, saccompagnant dabsurdités involontaires, se solda,à travers le plus clair de la société, par une répartition des richesses qui tenait moins de légalité que de lapagaille. Un professeur gagnait moins quun mineur, un ingénieur moins quun paysan-agriculteur. Avec unepoignée de dollars ou de deutschemarks, un plombier était mieux loti quun prince dépourvu de devises fortes.Un ouvrier logeait dans la même maison quun médecin, un ingénieur ou un écrivain : et même si le décordifférait, le plan de leurs appartements était très certainement identique. En même temps, ils étaient tous unis

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    par la conscience quexistait une fracture capitale entre la classe supérieure/dirigeante communiste, lanomenklatura, et toutes les autres. Dans tous ces pays on employait le pronom personnel « eux » pourdésigner cette classe : oni (mot que rendit célèbre la publication du recueil dentretiens de Teresa Toranskaavec des staliniens polonais1), les Bonzen. En même temps, le niveau de la conscience politique populaireétait remarquablement élevé. Une fois encore, il faut y voir en partie un résultat du système. Tout le monderecevait au moins un minimum déducation, et dès les toutes premières années cet enseignement étaitfortement politisé. Beaucoup réagissaient à cette politisation en se repliant résolument sur leur vie privéeau point dériger presque lapolitisme en principe. Mais du fait de la politisation de lenseignement et delubiquité de lidéologie, il nétait permis à personne de douter que les mots et les idées eussent de lim-portance, ni quils eussent vraiment des conséquences dans la vie quotidienne.

    Sil est une notion qui joua un rôle central dans les réflexions de lopposition au cours des années 1980,cest bien celle de « société civile ». 1989 fut le printemps des sociétés aspirant à la civilité. Lidéerudimentaire que se faisaient les hommes et les femmes de la rue de ce que signifiait la construction dunesociété civile nétait sans doute pas de nature à satisfaire le théoricien politique. Mais, sous une forme ousous une autre, cette idée était bel et bien là, et elle recouvrait plusieurs exigences fondamentales. Il devaitexister des formes dassociations, nationales, régionales, locales et professionnelles, qui fussent volon-taires, authentiques, démocratiques et, avant toutes choses, soustraites au contrôle ou à la manipulation duParti ou du Parti-État. Quant au peuple, il devait être « civil » : autrement dit, courtois, tolérant et, surtout,non violent. Civil aux deux sens du terme. Il convenait de prendre au sérieux lidée de citoyenneté.

    Le communisme est parvenu à empoisonner de nombreux vocables issus du tronc commun de lhistoireeuropéenne et le moindre de ceux-ci, on a eu maintes occasions de le voir dans ce livre, nest pas celuide « socialisme ». Mais, dune certaine façon, il na pas réussi à empoisonner les mots « citoyen » et« civique » alors même quil na pas manqué den faire un usage également pervers : par exemple, dans lesappels au sens de la « responsabilité civique » « Du calme et occupons-nous de ces trublions détu-diants ». Pourquoi na-t-il pas réussi à empoisonner ces mots ? Je nai pas de réponse toute prête à cette ques-tion, mais le fait est que le jour où les parlementaires de Solidarité voulurent donner un nom à leur groupe,ils lappelèrent le Club parlementaire des citoyens ; le mouvement tchèque se baptisa Forum civique ; et enR.D.A. les groupes dopposition commencèrent par se présenter comme des Bürgerinitiativen, autrementdit, des initiatives civiques ou des initiatives de citoyens. Et la rhétorique de la citoyenneté a joué un rôleimportant dans toutes ces révolutions. Les gens en avaient assez dêtre de simples pions dans une sociétésciemment atomisée : ils voulaient être des citoyens, des individus, des hommes et des femmes avec leurdignité et leur responsabilité, avec des droits mais aussi des devoirs, et sassocier librement au sein dunesociété civile.

    Un dernier aspect de lautoportrait de la révolution mérite peut-être dêtre brièvement signalé. Ainsi quela observé Ralf Dahrendorf, Karl Marx a joué sur lambiguïté de lexpression allemande bürgerlicheGesellschaft, que lon peut traduire, au choix, par « société civile » ou « société bourgeoise ». Marx,explique Dahrendorf, a sciemment mêlé les deux « cités » de la modernité, les fruits des révolutions indus-trielle et française, le bourgeois et le citoyen. Jai pensé à cette observation le jour où, à loccasion dun grandrassemblement à Leipzig, un orateur lança un appel à la solidarité avec le bürgerliche Bewegung deTchécoslovaquie. Le mouvement bourgeois ! Mais à la réflexion cette incongruité apparente, ce mot employé

    1. T. Toranska, Oni. Des staliniens polonais sexpliquent, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, préface de Jan Krauze,Paris, Flammarion, 1986 (N.d.T.).

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  • mal à propos, me paraît contenir une vérité plus profonde. Car, en fait, la plupart des mouvements doppo-sition dEurope centrale et de lEst et une bonne partie du « peuple » qui les soutenait ne disaient pas autrechose : oui, Marx a raison, les deux choses sont intimement liées et nous les voulons lune et lautre ! Droitsciviques et droits de propriété, liberté politique et liberté économique, indépendance intellectuelle et indé-pendance financière les uns ne vont pas sans les autres. Ainsi donc, en effet, nous voulons être descitoyens, mais nous voulons aussi être des bourgeois, au sens où la majorité des citoyens de la moitié plusheureuse de lEurope appartient à la classe moyenne ou à la bourgeoisie. Nous voulons être Bürger ETBürgerlich ! Tom Paine, mais aussi Thomas Mann.

    Ce fut donc le printemps des nations, mais pas nécessairement du nationalisme ; le printemps dessociétés, qui aspirent à devenir sociétés civiles, et par-dessus tout celui des citoyens.

    III

    Le printemps des citoyens a déjà changé la face de lEurope. Ce qui paraissait seulement possible audébut de lannée 1989 semblait certain au début de lannée 1990. Il y aurait une nouvelle Europe que lonne saurait plus longtemps appeler l« Europe de Yalta » par souci de faire bref. Cette Europe ferait une placedifférente aux pays anciennement présentés comme lEurope de lEst et, à tout le moins, à une Allemagnemoins divisée.

    1848 avait mal tourné à cause de lunion des forces intérieures et extérieures de la réaction ; mais ce sontles forces extérieures qui emportèrent la décision. Au début de lannée 1990, on ne voyait aucune force deréaction extérieure comparable. Le mouvement populaire dautodétermination nationale et sociale ne sestpas arrêté net à la frontière occidentale de lUnion soviétique. Ce qui sest passé en Europe de lEst a direc-tement encouragé les États baltes, sans parler des Roumains de Moldavie soviétique. Et si la terre politiquese mettait à trembler en Ukraine ? Au début de lannée 1990 il nétait donc que trop possible dimaginerquelque contrecoup ou retournement à lintérieur même de lUnion soviétique. En revanche, il était rai-sonnablement permis de douter que les autorités moscovites, fussent-elles dominées par les militaires et lesconservateurs, aient la tentation de recourir à la force armée pour rétablir la domination russe à louest desfrontières soviétiques de 1945. Nauraient-ils pas déjà bien assez de travail pour essayer de préserver lem-pire à lintérieur des frontières soviétiques de laprès-guerre ? En toute logique, sils envahissaient un paysdEurope de lEst, les Soviétiques devraient désormais les envahir tous. Et ensuite, quentreprendraient-ilsde « restaurer » ? Ces baudruches décrépites quétaient les partis communistes est-européens dhier ? Il estclair quun revirement en Union soviétique rendrait la vie beaucoup moins aisée au sein de la nouvelle Europeet aurait un effet direct sur lévolution de la situation dans une Allemagne quoccupent encore partiellementles troupes soviétiques. Mais cela ne suffirait pas, en soi, à rétablir la carte sous la forme qui était la sienneavant 1989.

    Pour ce qui est de cette nouvelle Europe, il est dinnombrables questions à poser, et la plus pressanteest de toute évidence la suivante : comment lOccident peut-il aider à la transformation dÉtats naguèrecommunistes en démocraties libérales ? La question que je me pose, pour ma part. est moins évidente : leproblème nest pas tant de savoir comment pouvons-nous les aider que de savoir comment pourraient-ilsnous aider. Autrement dit, que peuvent apporter à la nouvelle Europe, et à nous autres Occidentaux, cesquelque cent millions dEuropéens forts de leurs quarante années dépreuves ? Les Tchèques se sont plusà faire remarquer que « 89 », ça nest jamais que « 68 » à lenvers. Mais entre 68 et 89, lune des différences

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  • notables tient à labsence relative dintellectuels occidentaux découvrant, en ces régions exotiques, desutopies nouvelles, le « socialisme à visage humain » et la légendaire troisième voie.

    Certes il y eut tout un kaléidoscope de partis, de courants et de programmes nouveaux, et il y auraitquelque impudence à les réduire à un seul et unique « message ». Pourtant, si lon examine ce que ces partisdivers disent réellement à propos des questions fondamentales intéressant la politique, léconomie, le droitet les relations internationales, il existe, au fond, un remarquable consensus. Dans le domaine politique, ilssont unanimes à affirmer : il nexiste pas de « démocratie socialiste », il ny a que la démocratie. Et par démo-cratie ils entendent une démocratie parlementaire et pluripartite telle quelle existe aujourdhui dans lEuropede lOuest, du Nord et du Sud. Tous disent : il ny a point de « légalité socialiste », seule existe la légalité par quoi ils entendent la primauté du droit, que garantit lindépendance du pouvoir judiciaire inscrite dansla constitution. De même, et cest peut-être là pour la gauche le plus important : il ny a quune seule « éco-nomique », l« économie socialiste » nexiste pas. Et, en loccurrence, économie signifie, non pas écono-mie socialiste de marché, mais économie sociale de marché. Non pas Ota ik, mais Ludwig Ehrard. Certesil existe dans ces pays de profondes différences entre friedmaniens et hayekiens, par exemple. On a mêmepu entendre des propos favorables à Keynes. Mais lorientation générale ne laisse aucune place au doute :on sachemine vers une économie dont le marché est le moteur fondamental de la croissance et qui ménageun espace considérable à la propriété privée des moyens de production, de distribution et déchange. La transi-tion vers un système de ce genre pose des problèmes uniques, auxquels il faudra trouver des solutions ori-ginales. La plupart de ces pays comptent encore de très nombreux partisans dune distribution relativementégalitaire des richesses ainsi créées et dun État-providence fort. Mais dans les trois domaines essentiels quesont la politique, le droit et léconomie, le modèle de base se situe quelque part entre la Suisse, réellementexistante, et la Suède, réellement existante.

    La Suède ou, comme prit bien soin de le préciser un éminent économiste soviétique, la Suède méri-dionale paraît être désormais lidéal universellement accepté par quiconque se réclame du socialisme deBerlin à Vladivostok. Mais si Marx revenait sur terre, ne qualifierait-il pas de capitaliste le mode deproduction dominant en Suède ? Autrement dit, il semble que les propositions fondamentales de la gauchene portent plus sur la meilleure façon de produire des richesses, mais sur la meilleure façon de les distribuer.

    Pour des raisons purement pratiques et historiques, lÉtat est manifestement appelé à jouer, au cours desprochaines années, un rôle plus important dans la plupart des anciens pays dEurope de lEst que dans laplupart des pays dEurope occidentale. Mais cela ne signifie pas nécessairement que les populations lesouhaitent. Au contraire, pour avoir si longtemps supporté lintervention systématique de lÉtat, elles pour-raient bien souhaiter la limiter autant que possible. Les sondages dopinion et les enquêtes sociologiquesne sont pas dune grande utilité ici parce que la grande majorité des gens commencent à peine à réfléchir àces questions et, a fortiori, à les confronter à la dure réalité de la transition économique. La preuve dupudding, cest quon le mange. Parmi les intellectuels qui ont commencé à se pencher sur ces questions, ledanger est plutôt, me semble-t-il, à lopposé : il serait de considérer le marché libre comme une panacée,tant sociale et politique quéconomique. Doù la popularité de Hayek. Pour un peu, on pourrait dire que lemarché libre est la toute dernière utopie centre-européenne.

    Il est facile, aujourdhui, doublier que le communisme prétendait avoir découvert non seulement desformes politiques, juridiques et économiques nouvelles et meilleures, mais aussi une manière nouvelle etmeilleure dorganiser les relations entre États. Cest cette voie nouvelle qui avait reçu le nom d« interna-tionalisme socialiste », par opposition au « nationalisme bourgeois ». En pratique, nous avons au contraireassisté à lessor du nationalisme socialiste et de linternationalisme bourgeois. Les exemples dinter-

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    Extrait de la publication

  • Rédaction : Marcel Gauchet

    Conseiller : Krzysztof Pomian

    Réalisation, Secrétariat : Louis et Nicole Évrard, Marie-Christine RegnierDirection artistique : Jeanine Fricker

    Éditions Gallimard : 5, rue Sébastien-Bottin, 75431 Paris Cedex 07

    Document1 15/04/2005 11:56 Page 1

  • Pierre Nora : Dix ans de Débat.

    UN NOUVEAU MONDE À L’ESTTimothy Garton Ash : L’année de vérité.Krzysztof Pomian : Le retour des nations.

    Éric Onnen : Notes berlinoises. Hichem Djaït : Les mutations mondiales vues du monde arabe.Pierre Rosanvallon : De la béatitude occidentale.Jean Baudrillard : L’hystérésie du millenium.

    FRANCE, LA DÉMOCRATIE DIFFICILEMichel Crozier : Liberté, complexité.Paul Yonnet : De la réversibilité dans les années 1980.Marcel Gauchet : Pacification démocratique, désertion civique.

    Alain Minc : Réformer en l’an deux mille.Denis Olivennes : État-providence : la crise est devant nous.Jean-Claude Chesnais : Les trois revanchesPhilippe Raynaud : Incertitudes européennes.Bernard Manin : Du bon usage de la social-démocratie.

    Laurent Cohen-Tanugi, André Fontaine, Georges Kiejman, Jean-Louis Servan-Schreiber, Dominique Wolton.

    Jean Daniel : Vous avez dit « communication » ?Jean-Claude Guillebaud : Les media contre le journalisme.Philippe Meyer : Confiture d’observation à propos de la télévision française.

    L’esprit d’Apostrophes :Bernard Pivot, entretien avec Pierre Nora.

    Face à l’imprévisible : mille milliards de scénarios. Michel Albert, Daniel Bell, Jean Fourastié, Hervé Le Bras, Annie Le Brun, Stanislas Lem, Serge Moscovici, Milorad Pavic.

    Georges Sebbag : Nooombres.

    FINS DE SIÈCLEDaniel Milo : La fin de siècle n’aura pas lieu.Krzysztof Pomian : La fin de l’histoire n’a pas eu lieu.Krzysztof Pomian : Post- ou comment l’appeler ?

    Gilles Lipovetsky : Virage culturel, persistance du moi.André Béjin : De la liberté à la sécurité, de la pilule au préservatif.Denis Kessler : L’arbitre des générations.

    Marcel Gauchet : Sous l’amour de la nature, la haine des hommes.Paul Yonnet : Le nouvel ordre moral.Marcel Gauchet : Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes.

    François Hers, Bernard Latarjet : Rendre l’art à sa fonction.Antoine Danchin : L’explication de la vie : perspectives et questions.Gilles Cohen-Tannoudji : La science pense-t-elle encore ?

    Françoise Choay : La ville invivable.Marcel Gauchet : Pleurer les paysans ?Augustin Berque : Le paysage à réinventer.

    ISSN 0246-2346

    Extrait de la publication

    SOMMAIREPierre Nora : Dix ans de Débat.UN NOUVEAU MONDE À L’ESTTimothy Garton Ash : L’année de vérité.

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