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Raymond Radiguet Le bal du comte d’Orgel

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Le bal du comte d’Orgel

Raymond Radiguet

Le bal du comte d’Orgel

BeQ

Raymond Radiguet

Le bal du comte d’Orgel

roman

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection À tous les vents

Volume 134 : version 1.01

Raymond Radiguet est né en 1903 et est mort à 20 ans, d’une fièvre typhoïde, en 1923. Introduit très tôt dans les milieux de la presse, il fait la connaissance, entre autres, de Jean Cocteau, André Breton, Max Jacob, Paul Morand, Érik Satie et Francis Poulenc.

Le Diable au corps parut pour la première fois chez Bernard Grasset en 1923. Le succès est immédiat et le livre fit scandale. Une traduction anglaise paraît très vite aux États-Unis.

Radiguet n’a publié qu’un seul autre roman, Le Bal du comte d’Orgel, paru peu après sa mort. Il a laissé aussi de la poésie, des contes et des textes critiques.

« Raymond Radiguet est né le 18 juin 1903 ; il est mort, sans le savoir, le 12 décembre 1923, après une vie miraculeuse. » (Jean Cocteau)

Le bal du comte d’Orgel

Image de couverture :

Jean Cocteau, Comte d’Orgel II, 1953.

Les mouvements d’un coeur comme celui de la comtesse d’Orgel sont-ils surannés ? Un tel mélange du devoir et de la mollesse semblera peut-être, de nos jours, incroyable, même chez une personne de race et une créole. Ne serait-ce pas plutôt que l’attention se détourne de la pureté, sous prétexte qu’elle offre moins de saveur que le désordre ?

Mais les manoeuvres inconscientes d’une âme pure sont encore plus singulières que les combinaisons du vice. C’est ce que nous répondrons aux femmes, qui, les unes, trouveront Mme d’Orgel trop honnête, et les autres trop facile.

La comtesse d’Orgel appartenait par sa naissance à l’illustre maison des Grimoard de la Verberie. Cette maison brilla pendant de nombreux siècles d’un lustre incomparable. Ce n’est pourtant pas que les ancêtres de Mme d’Orgel se fussent donné le moindre mal. Toutes les circonstances glorieuses auxquelles les autres familles doivent leur noblesse, cette maison tire son orgueil d’y être restée étrangère. Une pareille attitude ne va point à la longue sans danger. Les Grimoard étaient au premier rang de ceux qui inspirèrent à Louis XIII la résolution d’affaiblir la noblesse féodale. Leur chef supporta mal cette injure, et c’est avec bruit qu’il quitta la France. Les Grimoard s’installèrent à la Martinique.

Le marquis de la Verberie retrouve sur les indigènes de l’île la puissance de ses aïeux sur les paysans de l’Orléanais. Il dirige des plantations de cannes à sucre. En satisfaisant son besoin d’autorité, il accroît sa fortune.

Nous commençons alors à assister à un singulier changement de caractère dans cette famille. Sous un soleil délicieux, il semble que fonde peu à peu l’orgueil qui la paralysait. Les Grimoard, comme un arbre sans élagueur, étendent des branches qui recouvrent presque toute l’île. En débarquant, on va leur rendre ses devoirs. Qu’un nouveau venu se découvre une parenté avec eux, sa fortune est faite. Aussi, le premier soin de Gaspard Tascher de la Pagerie arrivant dans l’île, sera-t-il d’établir son cousinage, tout lointain qu’il soit. Le mariage d’un Grimoard avec une demoiselle Tascher noue ces liens un peu lâches. Cependant les années passent. Malgré les Grimoard, les Tascher de la Pagerie ne jouissent pas d’une grande considération. La défaveur, le scandale même atteignent à leur comble, lorsque la jeune Marie-Joseph Tascher s’embarque pour la France et que l’on publie les bans de son mariage avec un Beauharnais, dont le père possède des plantations à Saint-Domingue.

Les Grimoard furent les seuls à ne point tenir rigueur à Joséphine après le divorce. C’est elle qui leur annonce la Révolution. Ils accueillent cette nouvelle avec plaisir. Les Grimoard n’avaient jamais pensé que la famille qui les avait dépouillés de leurs droits pût encore tenir longtemps sur le trône. Peut-être crurent-ils d’abord la Révolution menée par les seigneurs, et pour eux. Mais quand ils sauront la tournure des choses de France, ils blâmeront ceux à qui on coupe la tête de n’avoir pas suivi leur exemple, de n’être pas partis au bon moment, c’est-à-dire sous Louis XIII.

De leur île, comme des voisins malveillants derrière leur judas, ils observent le vieux continent. Cette Révolution les égaye. Quoi de plus drôle, par exemple, que ce mariage de la petite cousine avec un général Bonaparte ! Mais où la plaisanterie leur semblera excessive, ce sera lors de la proclamation de l’Empire. Ils y voient l’apothéose de la Révolution. Le bouquet de ce feu d’artifice retombe en une pluie de croix, de titres, de fortunes. Cette immense mascarade, où l’on change de nom comme on met un faux-nez, les blesse. On assiste dans la Martinique à un branle-bas curieux. L’île charmante se dépeuple en un clin d’oeil. Joséphine qui se constitue une famille essaye d’attacher à la Cour ses parents les plus vagues, quelquefois les plus humbles, mais dont les noms ne datent pas d’hier. C’est aux Grimoard qu’elle a pensé d’abord. Les Grimoard ne répondent pas. Ce ne sera qu’une fois Joséphine répudiée que l’on renouera avec elle. Le marquis lui écrira même une lettre fort morale, lui disant qu’il n’avait jamais pu prendre la chose au sérieux. Il lui offre son toit. Sa haine pour l’Empire éclate. Jusque-là, il se retenait, à cause de leur parenté.

Il pourra surprendre qu’en suivant cette famille le long des siècles, nous ayons feint de ne voir qu’un personnage, toujours le même. C’est que nous nous soucions peu, ici, des Grimoard, mais de celle en qui ils vivent. Il faut comprendre que Mlle Grimoard de la Verberie, née pour le hamac sous des cieux indulgents, se trouve dépourvue des armes qui manquent le moins aux femmes de Paris et d’ailleurs, quelle que soit leur origine.

Mahaut, à sa naissance, avait été reçue sans grand enthousiasme. La marquise Grimoard de la Verberie n’avait jamais vu de nouveau-né. Quand on présenta Mahaut à sa mère, cette femme qui avait subi avec courage les douleurs de l’enfantement s’évanouit, croyant avoir fait un monstre. Quelque chose lui resta de ce premier choc, et Mahaut, petite, fut entourée de suspicion. Comme elle ne parla qu’assez tard, sa mère la croyait muette.

Mme Grimoard attendait un autre enfant avec impatience, espérant un garçon. Elle le parait d’avance de toutes les vertus refusées à sa fille. Elle était grosse lorsqu’un affreux cataclysme détruisit Saint-Pierre. La marquise fut sauvée par miracle, mais on craignit un moment pour sa raison, et pour l’enfant qu’elle allait mettre au monde. Cette île ne lui inspira désormais que l’horreur ; elle refusa d’y rester. Les médecins représentèrent à son mari combien il serait criminel de la contrarier. C’est ainsi que les Grimoard que rien n’avait pu convaincre, même la promesse d’un royaume, débarquèrent en France, au mois de juillet 1902. Par hasard le domaine de la Verberie était à vendre. Ce fut avec la conviction de venger ses ancêtres que le marquis réintégra leur domaine. Il se croyait son propre ancêtre et rappelé par Louis XIII suppliant ; il passa toute sa vie en procès avec des paysans dont il pensait être encore le seigneur.

Mme Grimoard mit au jour un enfant mort. Par un accident féminin, dont le cataclysme fut cause, elle devint hors d’état de prétendre à la maternité. Son désespoir s’accrut du fait que le mort-né était un garçon. La marquise y gagna une prostration maladive, qui fit d’elle une créole des images, passant sa vie sur une chaise longue.

Son coeur de mère ne pouvant plus espérer de fils, ne semble-t-il pas que son amour pour Mahaut aurait dû s’accroître ? Mais cette petite fille, si pleine de vie, si turbulente, lui semblait presque une offense à ses espoirs brisés.

Mahaut grandissait à la Verberie comme une liane sauvage. Sa beauté, son esprit ne naquirent pas en un jour, mais plus sûrement. C’était chez la vieille négresse Marie, que l’on se prêtait chez les Grimoard comme un objet de famille, que Mahaut trouvait de la vraie tendresse ; une tendresse subalterne, c’est-à-dire celle qui ressemble le plus à de l’amour.

Après la séparation, il fallut bien élever Mahaut à la Verberie même. Ce fut aux mains d’une vieille fille sans fortune, et d’une excellente famille de province, que passa Mlle Grimoard. Sa mère somnolait toute la journée ; le seul soin que prit d’elle son père fut de lui apprendre que personne n’était digne d’une Grimoard. Mais la fraîcheur de ses premières enfances, elle la retrouva en épousant, à dix-huit ans, le comte Anne d’Orgel, un assez beau nom de chez nous. Elle s’éprit follement de son mari qui, en retour, lui en témoigna une grande reconnaissance et l’amitié la plus vive, que lui-même prenait pour de l’amour. La négresse Marie fut la seule à ne pas voir cette alliance d’un bon oeil. Son reproche était fondé sur la différence d’âge. Elle trouvait le comte d’Orgel trop vieux. Marie entra néanmoins à l’hôtel d’Orgel pour ne pas être séparée de la comtesse. Elle n’avait, disait-on, rien à faire. Mais parce que son emploi n’était pas défini, les domestiques se déchargeaient sur elle de mille petites besognes. À la fin de ses journées, la négresse tombait de fatigue.

Le comte Anne d’Orgel était jeune ; il venait d’avoir trente ans. On ne savait de quoi sa gloire, ou du moins son extraordinaire position était faite. Son nom n’y entrait pas pour grand-chose, tant, même chez ceux qu’hypnotise un nom, le talent prime tout. Mais, il faut le reconnaître, ses qualités n’étaient que celles de sa race, et son talent mondain. Son père, qu’on admirait en se moquant, venait de mourir. Anne, aidé de Mahaut, redonna un lustre à l’hôtel d’Orgel, où naguère l’on s’était bien ennuyé. Ce furent les Orgel qui, si l’on peut dire, ouvrirent le bal au lendemain de la guerre. Le feu comte d’Orgel eût trouvé sans doute que son fils faisait trop de place, dans ses invitations, au mérite personnel et à la fortune. Cet éclectisme, sévère malgré tout, ne fut pas la moindre raison du succès des Orgel. Il contribua d’autre part à les faire blâmer par ceux de leurs parents qui dépérissaient d’ennui à ne recevoir que des égaux. Aussi les fêtes de l’hôtel d’Orgel étaient à ces parents une occasion unique de distraction et de médisance.

Parmi les hôtes dont la présence eût dérouté le feu comte d’Orgel, on doit mettre au premier plan Paul Robin, un jeune diplomate. Il considérait comme une chance d’être reçu dans certaines maisons ; et la plus grande chance, à ses yeux, était d’aller chez les Orgel. Il classait les gens en deux groupes : d’un côté ceux qui étaient des fêtes de la rue de l’Université, et, de l’autre, ceux qui n’en étaient point. Ce classement allait jusqu’à le retenir dans ses admirations : il en usait ainsi envers son meilleur ami, François de Séryeuse, auquel il reprochait secrètement de ne tirer aucun avantage de sa particule. Paul Robin, assez naïf, jugeait les autres d’après lui-même. Il ne pouvait concevoir que les Orgel ne représentassent à François rien d’exceptionnel, et qu’il ne cherchât d’aucune façon à forcer les circonstances. Paul Robin, d’ailleurs, était heureux de cette supériorité fictive et n’essayait pas d’y mettre fin.

On ne pouvait rêver deux êtres plus loin l’un de l’autre que ces deux amis. Cependant ils croyaient s’être liés à cause de leurs ressemblances. C’est-à-dire que leur amitié les poussait à se ressembler, dans la limite du possible.

L’idée fixe de Paul Robin était d’« arriver ». Alors que d’autres ont le travers de croire qu’on les attendra toujours, Paul trépignait en pensant qu’il allait manquer le train. Il croyait aux « personnages » et que l’on peut jouer un rôle.

Débarrassé de toute cette niaise littérature, invention du XIXe siècle, quel n’eût pas été son charme !

Mais ceux qui ne sentent pas les qualités profondes et se laissent prendre aux masques, n’osent s’aventurer par crainte de sables mouvants. Paul croyait s’être réussi une figure ; en réalité, il s’était contenté de ne pas combattre ses défauts. Cette mauvaise herbe l’avait peu à peu envahi et il trouvait plus commode de faire penser qu’il agissait par politique alors que ce n’était que faiblesse. Prudent jusqu’à la lâcheté, il fréquentait divers milieux ; il pensait qu’il faut avoir un pied partout. À ce jeu, on risque de perdre l’équilibre. Paul se jugeait discret, il n’était que cachottier. Ainsi divisait-il sa vie en cases : il croyait que lui seul pouvait passer de l’une à l’autre. Il ne savait point encore que l’univers est petit et que l’on se retrouve partout. « Je dîne chez des gens », répondait-il à François de Séryeuse l’interrogeant sur l’emploi de sa soirée. Ces « gens » signifiaient pour lui « mes gens ». Ils lui appartenaient. Il en avait le monopole. Une heure après, il retrouvait Séryeuse à son dîner. Mais malgré les tours que lui jouait la cachotterie, il ne s’en pouvait défaire.

Par contre, Séryeuse était l’insouciance même. Il avait vingt ans. Malgré son âge et son oisiveté, il était bien vu par des aînés de mérite. Assez fou sous bien des rapports, il avait eu la sagesse de ne pas brûler les étapes. Le dire précoce, rien n’eût été plus inexact. Tout âge porte ses fruits, il faut savoir les cueillir. Mais les jeunes gens sont si impatients d’atteindre les moins accessibles, et d’être des hommes, qu’ils négligent ceux qui s’offrent.

En un mot, François avait exactement son âge. Et, de toutes les saisons, le printemps, s’il est la plus seyante, est aussi la plus difficile à porter.

La seule personne en compagnie de laquelle il se vieillît était Paul Robin. Ils exerçaient l’un sur l’autre une assez mauvaise influence.

Le samedi 7 février 1920, nos deux amis étaient au cirque Médrano. D’excellents clowns y attiraient le public des théâtres.

Le spectacle était commencé. Paul, moins attentif aux entrées des clowns qu’à celles des spectateurs, cherchait des visages de connaissance. Soudain, il sursauta.

En face d’eux entrait un couple. L’homme fit, avec son gant, un léger bonjour à Paul.

– C’est bien le comte d’Orgel ? demanda François.

– Oui, répondit Paul assez fier.

– Avec qui est-il ? Est-ce sa femme ?

– Oui, c’est Mahaut d’Orgel.

Dès l’entracte, Paul fila comme un malfaiteur, profitant de la cohue, à la recherche des Orgel, qu’il souhaitait voir, mais seul.

Séryeuse, après avoir fait le tour du couloir, poussa la porte des Fratellini. On se rendait dans leur loge comme dans celle d’une danseuse.

Il y avait là des épaves grandioses, des objets dépouillés de leur signification première, et qui, chez ces clowns, en prenaient une bien plus haute.

Pour rien au monde, M. et Mme d’Orgel ne se fussent dispensés, étant au cirque, de cette visite aux clowns. Pour Anne d’Orgel, c’était se montrer simple.

Voyant entrer Séryeuse, le comte mit immédiatement ce nom sur son visage. Il reconnaissait chacun, ne l’eût-il aperçu qu’une fois, et d’un bout d’une salle de spectacle à l’autre ; ne se trompant ou n’écorchant un nom que lorsqu’il le voulait.

Il devait à son père l’habitude d’adresser la parole à des inconnus. Le feu comte d’Orgel s’attirait fréquemment des réponses désagréables de personnes qui n’acceptent pas ce rôle de bête curieuse.

Mais ici, l’exiguïté de la loge ne pouvait permettre à ceux qui s’y trouvaient de s’ignorer. Anne joua une minute avec Séryeuse en lui adressant quelques phrases sans lui montrer qu’il le connaissait de vue. Il comprit que François était gêné de n’avoir pas été reconnu et que la partie se jouât inégale. Alors se tournant vers sa femme : « M. de Séryeuse, dit-il, ne semble pas nous connaître aussi bien que nous le connaissons. » Mahaut n’avait jamais entendu ce nom, mais elle était habituée aux manèges de son mari.

– J’ai souvent, ajouta ce dernier en souriant à Séryeuse, prié Robin « d’organiser quelque chose ». Je le soupçonne de faire mal les commissions.

Venant de voir François avec Paul, dont il connaissait le travers, il mentait comme l’affabilité sait mentir.

Tous les trois raillèrent les cachotteries de Robin. On décida de le mystifier. Il fut entendu entre Anne d’Orgel et François que l’on feindrait de se connaître de longue date.

Cette innocente farce supprima les préliminaires de l’amitié. Anne d’Orgel voulut faire visiter à François, qui la connaissait, l’écurie du cirque, comme si c’eût été la sienne.

De temps en temps, quand il sentait qu’elle ne pouvait le surprendre, François jetait un coup d’oeil sur Mme d’Orgel. Il la trouvait belle, méprisante et distraite. Distraite, en effet ; presque rien n’arrivait à la distraire de son amour pour le comte. Son parler avait quelque chose de rude. Cette voix d’une grâce sévère apparaissait rauque, masculine, aux naïfs. Plus que les traits, la voix décèle la race. La même naïveté eût fait prendre celle d’Anne pour une voix efféminée. Il avait une voix de famille et ce fausset conservé au théâtre.

Vivre un conte de fées n’étonne pas. Son souvenir seul nous en fait découvrir le merveilleux. François appréciait mal ce qu’avait de romanesque sa rencontre avec les Orgel. Ce tour qu’ils voulaient jouer à Paul les liait. Ils se sentaient complices. Ils étaient leurs propres dupes, car ayant décidé de faire croire à Robin qu’ils se connaissaient de longue date, ils le croyaient eux-mêmes.

Une sonnette avait annoncé la fin de l’entracte. François pensait avec mélancolie qu’il devait se séparer des Orgel, et rejoindre Paul. Anne proposa de déplacer quelqu’un pour « rester ensemble ». La farce n’en serait que meilleure.

Paul détestait les retards, et tout ce qui peut vous faire remarquer sans bénéfice. Il songeait plus à l’opinion des autres qu’à la sienne. Déjà mécontent d’avoir manqué les Orgel, et de n’avoir su se dépêtrer de moindres personnages rencontrés sur son chemin, il grognait contre François à cause de son retard. Quand il vit le trio, il n’en crut pas ses yeux.

Anne agissait toujours comme s’il eût été connu de la terre entière, mais, à rebours du vieux comte, le faisait avec assez de bonne grâce pour obtenir bien des résultats. Cette assurance, ou cette inconscience, lui réussirent une fois de plus. Il n’eut qu’à dire un mot pour que l’ouvreuse déplaçât deux spectateurs.

Le dialogue entre Anne d’Orgel et Séryeuse faisait supposer à Paul, peu apte à brûler les étapes, qu’ils se connaissaient depuis longtemps. Rageur, se sentant joué, il s’efforçait de cacher sa surprise.

La faculté d’enthousiasme d’Anne d’Orgel était sans bornes. Il paraissait venir au cirque pour la première fois, mais n’en renonçait pas moins à feindre de connaître les numéros. Le nain passait-il sur le rebord de la piste, il lui faisait les mêmes petits signes que, tout à l’heure, à Paul.

Car s’il parlait souvent d’une façon vague de ce que l’on appelle les grands de la terre, c’était avec la modestie qui sied lorsqu’on parle de soi. Il lui arrivait de dépeindre en deux mots irrespectueux une souveraine, et de s’étendre une heure, minutieusement, passionnément, comme on décrit des moeurs d’insectes, sur les gens d’une autre caste, c’est-à-dire, selon lui, des inférieurs. Du reste en face de cette race étrangère il perdait la tête, et ne pensait qu’à éblouir. Cette timidité loquace le poussait alors aux pires maladresses, à des folies de phalène autour d’une lampe.

Pendant la guerre, il lui avait été donné d’approcher des hommes de classes différentes. À cause de cela, la guerre l’avait amusé.

Cet amusement lui retira le bénéfice de son héroïsme : il fut suspect. Les généraux n’aimaient pas un blanc-bec qui parlait sans trêve, n’avait pas la moindre idée du respect hiérarchique, prétendait renseigner sur l’état d’esprit de l’Allemagne, son moral, et ne cachait pas qu’il correspondait, par la Suisse, avec ses cousins autrichiens. Bien qu’il eût plusieurs fois mérité la Croix de la Légion d’honneur, elle ne lui fut jamais offerte.

Son père était pour beaucoup la cause de cette injustice : il était, lui, formidable. Il ne voulut jamais quitter son château de Colomer, en Champagne. « Je ne crois pas aux obus », criait-il à son cocher auquel il commandait d’atteler pour la promenade quotidienne. Aux sentinelles lui demandant le mot d’ordre il répondait : « Je suis M. d’Orgel. »

Incapable de reconnaître les grades, il disait « Monsieur l’Officier » à tout soldat pourvu de galon, qu’il fût sergent ou colonel. On se vengea par mille farces. Sous prétexte que la Patrie avait besoin de pigeons voyageurs, les officiers, ses hôtes, réquisitionnèrent les pigeons du colombier qui, le soir même, relevaient le menu de la popote. M. d’Orgel l’apprit. À partir de ce jour, il répéta : « Je ne sais ce que vaut Monsieur Joffre, mais ses gens sont des escrocs. »

Peu après la disparition des pigeons, sous prétexte que leur tourelle gênait le tir, et que M. d’Orgel y pouvait faire des signaux, ordre fut donné d’abattre le colombier. Le vieillard en était plus fier que de son château. C’était un de ces colombiers dont la possession fut un privilège féodal.

Aussi, lors du recul de nos troupes, M. d’Orgel regretta-t-il fort peu de voir la place prise par les Allemands. Leurs officiers le traitèrent avec respect. Un nom noble leur en impose, mais plus que tout autre celui des Orgel qui, dans leurs dictionnaires, occupe deux ou trois colonnes. L’Allemagne soigne la gloire de nos Émigrés, et les Orgel, au début de la Révolution, étaient partis pour l’Allemagne et l’Autriche où ils firent souche.

Lorsque les Allemands abandonnèrent Colomer, M. d’Orgel regagna Paris, afin de ne plus revoir nos chefs. L’éloge qu’il fit de l’Allemagne compromit d’avance la croix de son fils. « Les Prussiens ont été parfaits », répétait-il. Et il louait leurs bonnes manières.

– D’ailleurs, concluait-il, notre ennemi héréditaire, c’est la France.

Comme Anne se battait et que sa soeur soignait, aux lignes, les blessés, le comte d’Orgel mourut un soir d’alerte, d’un arrêt du coeur, dans la cave de son hôtel de la rue de l’Université, entouré de ses gens : il leur expliquait que nos aviateurs lançaient de fausses bombes, par ordre du Gouvernement, pour faire évacuer Paris.

– Vous venez avec nous au dancing de Robinson, dit Anne d’Orgel à François, en sortant du cirque Médrano. Sa femme le regarda avec surprise.

François sursauta. Il était à cent lieues de penser qu’il pourrait se séparer des Orgel, où qu’ils allassent.

L’auto des Orgel était dépourvue de strapontin. On n’y pouvait en se serrant tenir que trois. Paul, qui aimait mieux s’enrhumer que manquer une fête, monta vite à côté du chauffeur. Ce geste voulait passer pour un défi à l’adresse de François et signifiait que Paul était assez lié avec les Orgel pour prendre la plus mauvaise place. François s’assit entre eux deux.

– Êtes-vous déjà allé à Robinson ? demanda Mahaut.

François de Séryeuse entendait souvent parler de ce village par de vieilles personnes, amies de sa famille, les Forbach. Mme de Séryeuse depuis son veuvage, c’est-à-dire peu après la naissance de François, avait abandonné la rue Notre-Dame-des-Champs, et vivait toute l’année à Champigny. C’était chez les Forbach que François s’habillait et dormait lorsqu’il dînait en ville. Bien que les Forbach lui parlassent du Robinson de leur jeunesse, François, pour n’y être jamais allé, imaginait un lieu champêtre où de très vieilles gens se promènent sur des ânes, dînent en haut des arbres.

L’année qui suivit l’armistice, la mode fut de danser en banlieue. Toute mode est délicieuse qui répond à une nécessité, non à une bizarrerie. La sévérité de la police réduisait à cette extrémité ceux qui ne savent se coucher tôt. Les parties de campagne se faisaient la nuit. On soupait sur l’herbe ou presque.

C’était vraiment avec un bandeau sur les yeux que François faisait ce voyage. Il eût été bien embarrassé de dire quel chemin ils prenaient. La voiture s’arrêtant :

– Sommes-nous arrivés ? demanda-t-il.

Or, on n’était qu’à la porte d’Orléans. Un cortège d’automobiles attendait de repartir ; la foule lui faisait une haie d’honneur. Depuis qu’on dansait à Robinson, les rôdeurs de barrières et les braves gens de Montrouge venaient à cette porte admirer le beau monde.

Les badauds qui composaient cette haie effrontée collaient leur nez contre les vitres des véhicules, pour mieux en voir les propriétaires. Les femmes feignaient de trouver ce supplice charmant. La lenteur de l’employé d’octroi le prolongeait trop. D’être ainsi inspectées, convoitées, comme derrière une vitrine, des peureuses retrouvaient la petite syncope du Grand Guignol. Cette populace, c’était la révolution inoffensive. Une parvenue sent son collier à son cou ; mais il fallait ces regards pour que les élégantes sentissent leurs perles auxquelles un poids nouveau ajoutait de la valeur. À côté d’imprudentes, des timides remontaient frileusement leurs cols de zibeline.

D’ailleurs, on pensait plus à la révolution dans les voitures que dehors. Le peuple était trop friand d’un spectacle gratuit, donné chaque soir. Et ce soir-là il y avait foule. Le public des cinémas de Montrouge, après le programme du samedi, s’était offert un supplément facultatif. Il lui semblait que les films luxueux continuassent.

Il y avait dans la foule bien peu de haine contre ces heureux du jour. Paul se retournait inquiet, souriant, vers ses amis. Comme au bout de quelques minutes les voitures ne repartaient pas, Anne d’Orgel se pencha.

– Hortense ! dit-il à Mahaut, nous ne pouvons laisser Hortense ainsi ! C’est sa voiture qui est en panne.

Sous un bec de gaz, en robe du soir, un diadème sur la tête, la princesse d’Austerlitz dirigeait les travaux de son mécanicien, riait, apostrophait la foule. Elle était accompagnée d’une dame de la colonie américaine, Mrs. Wayne, qui jouissait d’une grande réputation de beauté. Cette réputation de beauté, comme presque toutes les réputations mondaines, était surfaite. La plus élémentaire clairvoyance découvrait que Mrs. Wayne n’agissait pas comme une femme qui possède un avantage certain.

La princesse d’Austerlitz était magnifique, elle, sous ce bec de gaz, dont l’éclairage lui convenait mieux que celui des lustres. Elle évoluait entourée de voyous, autant à l’aise que si elle eût toujours vécu en leur compagnie.

Pour n’avoir pas à prononcer un nom aussi clinquant que le sien, tout le monde l’appelait Hortense, ce qui pouvait laisser entendre qu’elle était l’amie de tout le monde. D’ailleurs elle l’était, sauf des gens qui ne voulaient point. Car elle était la bonté même. Mais, des moralistes l’eussent peut-être déploré pour la Bonté. À cause de la liberté de ses moeurs, certaines maisons lui étaient hostiles. Arrière-petite-fille d’un maréchal de l’Empire, elle avait épousé le descendant d’un autre maréchal. De tous ceux qui connaissaient sa femme, le prince d’Austerlitz était le seul qui ne fût pas intime avec elle. D’ailleurs, elle ne dérangeait pas ce prince, que la jeunesse croyait mort, tant il faisait peu de bruit : il consacrait sa vie à l’amélioration de la race chevaline. Hortense tenait-elle de son ancêtre le maréchal Radout, commis-boucher dans son âge tendre, cette carnation trop riche, cette chevelure crépelée, dont on se demande si elles ne résultent pas du voisinage des viandes crues ? Bonne femme, bonne fille, elle prévenait en sa faveur les gens du commun qui la trouvaient belle femme. Bonne fille, et même bonne arrière-petite-fille, puisque, loin de renier ses origines, elle rendait hommage au maréchal jusque dans ses amours. Elle n’avait le goût que de la santé des Halles, et on lui reprochait d’avoir des appétits malsains !

La jeune génération lui en montrait moins rigueur que la sienne, et les Orgel, dont on ne pouvait pourtant mettre la moralité en doute, ne la tenaient pas à l’écart. C’est ainsi que François qui ne connaissait pas les Orgel, connaissait Hortense.

Les trois hommes baisant la main de Mme d’Austerlitz, les spectateurs rirent.

François déjà s’incorporait à ce point aux Orgel qu’il ne comprit nullement la cause des rires. Outre le geste du baise-main la voix du comte d’Orgel mettait ainsi la foule en gaieté.

Une chose dont Mme d’Orgel ne se rendait pas compte, c’était que la sympathie aveugle de la foule allait davantage à Hortense d’Austerlitz et à Hester Wayne qu’à elle-même, parce que la princesse et l’Américaine, habillées pour le soir, étaient en cheveux, et pour les femmes du peuple l’attribut de la dame, c’est avant tout le chapeau.

Seul, au second rang, un colosse se permettait de ne pas montrer de sympathie pour la princesse. « Ah ! si j’avais des grenades ! » avait-il d’abord grogné. Mais les murmures lui enseignèrent que s’il tenait à sa peau il ne fallait pas insister. Il changea de mauvaise humeur, s’en prit au mécanicien, le traita de « gourde ». Aussi bien, chaque fois que le malheureux, suant, croyait réussir, le cric, mal calé, laissait retomber la voiture. La princesse cria à la mauvaise tête :

– Dis donc, espèce de fainéant, si tu nous aidais au lieu de crâner !

Il en est de certaines situations, de certains mots, comme au jeu de pile ou face.

– Ça se gâte, pensa Paul.

Au contraire, cette phrase valut une ovation à la princesse.

Sans doute l’ovation en imposa-t-elle au colosse, car, en maugréant – ce qui était un comble, et montrait bien qu’il se rendait à un devoir –, l’homme traversa la foule, se glissa sous l’auto, et la mit séance tenante en état de repartir.

« Donnez donc un verre de porto à Monsieur », dit Hortense au mécanicien. On sortit du coffre une bouteille et des gobelets. Alors, trinquant avec le sauveteur, la princesse acheva ses conquêtes.

– Allons, hop, en route ! cria-t-elle.

Et c’est, participant un peu au soleil de la princesse d’Austerlitz, que les Orgel avec Séryeuse, et Paul émerveillé, partirent pour Robinson.

Ainsi se font les coups d’État.

Gérard, ancien croupier, était un des deux ou trois hommes qui pendant la guerre organisèrent les divertissements des Parisiens. Il fut un des premiers à installer les dancings clandestins. Traqué par la police, et la redoutant davantage pour des affaires antérieures que pour son insoumission présente aux ordonnances, il changeait de local tous les quinze jours.

Une fois fait le tour de Paris, ce fut lui enfin qui remplaça le dancing en chambre par la petite maison de banlieue. La plus célèbre fut celle de Neuilly. Pendant plusieurs mois, les couples élégants polirent le carrelage de cette maison de crime, se reposant entre deux danses sur des chaises de fer.

Gérard, grisé par le succès, voulut alors étendre son entreprise. Il loua, un prix absurde, l’immense château de Robinson, construit vers la fin du siècle dernier, sur les ordres d’une folle, la fille du célèbre parfumeur Duc, celui-là même dont les prospectus, les étiquettes, jouant sur les mots, s’ornent d’une couronne ducale.

Cette couronne apparaissait aussi à la grille et au fronton du manoir où Mlle Duc consacra sa vie à l’attente d’un tzigane infidèle.

À quelques kilomètres de la porte d’Orléans, des hommes munis de lampes de poche indiquaient le chemin du château aux automobilistes.

De temps en temps, Paul se retournait vers les Orgel et François, et leur souriait. Ce sourire pouvait s’interpréter de façons diverses. C’était soit : « Mais non, je vous assure, je suis très bien, il ne fait pas froid du tout », soit le sourire qui pardonne. Il sentait vaguement qu’on s’était joué de lui... Peut-être son sourire ne reflétait-il que le plaisir d’un enfant qui fait une promenade.

Toujours à la suite de la voiture Austerlitz, l’auto des Orgel pénétra dans la cour d’honneur. Avant même de s’arrêter devant le perron, ils virent à travers un vitrage, et dans ce que Gérard appelait la Salle des Gardes, une table immense autour de laquelle étaient assis nombre d’hommes en frac. Deux femmes seulement, chacune à un bout de la table.

Venant du cirque, les Orgel, Paul et François, étaient en costume de jour. Paul recula un peu : heureusement la fierté d’affronter cette brillante assistance avec les Orgel et la princesse d’Austerlitz, contrebalançait chez lui l’ennui de n’être point convenable. Mais quelle ne fut pas sa stupeur quand, au bruit des klaxons, hommes et femmes s’envolèrent, faisant disparaître la table comme un décor de féerie. L’un d’eux ouvrit la porte à deux battants et s’empressa au-devant de la Princesse. C’était Gérard, et, on le devine, cette table nombreuse le reste du personnel. Chacun à l’arrivée des clients avait regagné son poste. Gérard, qui depuis quelques jours se voyait abandonné par la chance dans un dancing vide, voulait au moins se concilier son personnel et le gavait des vivres de la veille, destinés aux clients qui n’étaient pas venus. Un « collègue » racolait en route, avec un système de lampes, les automobiles novices.

La musique joua. François de Séryeuse fut heureux de ce bruit qui lui permettait de se taire.

Il se tourna vers Mme d’Orgel, sans penser qu’il lui souriait.

– Mirza ! voilà Mirza ! s’écria Mme d’Austerlitz.

En effet, paraissait, avec quelques amis, le Persan, cousin du Shah, que l’on appelait ainsi. « Mirza » n’était pas son nom mais son titre. Tout le monde avait adopté ce raccourci, surnom amical.

On ne pouvait rêver de Persan plus Persan que Mirza. Mais le faste des ancêtres reparaissait chez lui sous d’autres formes. Il n’avait pas de harem ; son unique femme, même, était morte. Il collectionnait les automobiles. Toujours le premier à vouloir le neuf, il les achetait encore imparfaites, et avant qu’elles fussent mises au point. Il lui arriva de rester en panne, sur la route de Dieppe, avec la plus grosse voiture du monde, qu’on ne pouvait réparer qu’à New York.

Il était enragé de politique, comme tous ses compatriotes.

À Paris, Mirza apparaissait sous un jour frivole. On attribuait à ce prince le sens du plaisir. La raison en était simple : si un endroit était triste, Mirza rebroussait chemin. Chasseur infatigable, il ne s’entêtait jamais ; et son acharnement à poursuivre le bonheur, le plaisir, prouvait assez qu’il ne les tenait point.

Mirza portait beaucoup d’amitié à François de Séryeuse. Celui-ci le lui rendait. Il soupçonnait ce prince de valoir mieux qu’une aimable réputation.

Mirza était devenu un tel fétiche, on lui attribuait si bien le pouvoir d’animer une fête, que chacun se forçait à montrer de l’entrain dès qu’il paraissait. François de Séryeuse, ce soir-là, vit en Mirza un fâcheux. Son arrivée secoua la bande. Personne n’avait encore songé à danser. On dansa. François de Séryeuse n’était pas un danseur. Il se désolait de ne pouvoir étreindre Mme d’Orgel.

Un couple qui danse révèle son degré d’entente. L’harmonie des gestes du comte et de la comtesse d’Orgel prouvait un accord que donne seul l’amour ou l’habitude.

Pouvait-on accuser Anne de ne devoir qu’à l’habitude son entente avec Mahaut ? Non, la comtesse avait assez d’amour pour tous deux. Son amour était si fort qu’il déteignait sur Anne et faisait croire à la réciprocité. François ne devinait rien de cela. Il avait en face de lui un couple tendrement uni. Cette union lui faisait plaisir. Il éprouvait un sentiment bien distinct de ceux dont il avait l’habitude. Chez lui la jalousie précédait l’amour. Cette fois son esprit n’accomplissait pas sa besogne. François ne cherchait pas dans ce ménage une fissure par où s’introduire. Il avait autant de plaisir à voir Mme d’Orgel danser avec son mari que si lui-même eût dansé avec elle. Il les enviait, bouche bée, ne répondant pas à Hester Wayne, ne l’entendant même pas, se disant que s’il pouvait prétendre à un bonheur où Mme d’Orgel jouât un rôle, ce serait dans l’accord d’Anne et de Mahaut, et non dans leur mésentente.

Le comte d’Orgel ne s’asseyait plus. Pour se reposer de la danse, il préparait des mélanges, qui tenaient plus de la sorcellerie que de l’art du barman. Tout le monde goûta au premier, mais personne ne se laissa prendre au second, pas même l’auteur. Seule Mme d’Orgel en but parce qu’il était préparé par Anne, et Séryeuse, pour suivre Mme d’Orgel.

Mrs. Wayne, qui voulait d’abord faire danser François, avait abandonné la danse, pour s’asseoir près de lui. Il aurait préféré être seul. Devant le lourd badinage de cette Américaine, il se jugeait bien novice. C’est qu’elle parlait de choses que François avait oubliées, tandis qu’elle les savait de la veille. Elle faisait des « mots » qu’il prenait pour des fautes de français. S’efforçant de lui plaire, de briller, elle s’accrochait à une image, à une pensée, qui ne valaient guère qu’on s’y attardât. Reprenant le mot « sorcellerie » prononcé par quelqu’un, après les mélanges d’Anne d’Orgel, elle parla de philtres, et crut lui exprimer d’une façon délicate qu’il était loin de lui déplaire, en lui chuchotant la recette illustre de ce philtre qui lia pour jamais Tristan et Iseult, ainsi que celle d’autres cocktails, de tous temps et tous pays, destinés à inspirer l’amour.

François de Séryeuse se réveilla. Que racontait-elle ? Il pensa qu’il avait bu seul avec Mme d’Orgel un breuvage qu’elle aurait dû boire avec Anne et dont celui qui l’avait fait n’avait pas bu.

Il se crut deviné par Hester Wayne. Il en montra du trouble. Devant ce trouble, l’Américaine pensa que François de Séryeuse était encore plus niais qu’elle n’avait imaginé, mais qu’il valait la peine qu’on le déniaisât.

– Dans toutes ces boissons, dit-elle, continuant son épais marivaudage, il faut de la poudre de mandragore. Moi je peux me faire aimer de qui je veux, car j’ai un mandragore. Il faudra venir le voir, il n’y en a que cinq au monde.

Elle avait acheté cette racine à forme humaine en 1913, pour quelques sous, dans un bazar de Constantinople. Elle croyait acheter une statuette nègre.

– Il faudra que je fasse votre buste, dit-elle après un silence.

– Vous sculptez ? demanda distraitement François.

– Pas spécialement ; mais, petite, j’ai appris tous les arts.

À quoi s’intéressait donc ce Séryeuse ? Elle se demanda si elle ne s’était pas montrée trop fine. Elle essaya de se mettre (croyait-elle) à son niveau. Elle se multiplia pour le distraire et l’amuser, en l’instruisant de sa flamme. François était presque malhonnête, il cachait à peine son ennui. Alors, éperdue, Hester Wayne, comme une femme dans le bureau d’un directeur de music-hall, et qui voulant se faire engager à tout prix montre tous ses talents, demanda un crayon au maître d’hôtel, et prouva comment, avec deux huit tracés côte à côte, on obtient deux coeurs renversés. L’orchestre cessait. Mme d’Orgel, étourdie, fatiguée, s’assit n’importe où. Pour François ce ne fut pas n’importe où, car c’était à côté de lui. Elle vit, dessinés sur la nappe, ces deux coeurs s’enlaçant tête-bêche. Sans y prendre garde, elle leva des yeux interrogateurs.

L’Américaine feignait la mine honteuse des flagrants délits. François de Séryeuse la détesta de pouvoir donner à croire à Mme d’Orgel qu’ils étaient complices.

– Mrs. Wayne me montrait un de ses tours, dit François, répondant à la muette interrogation de Mahaut.

La sécheresse, l’insolence de François ne déplurent point à Mme d’Orgel. Quand elle sut que ces coeurs étaient formés de chiffres, elle trouva l’idée charmante et s’empressa de corriger la brusquerie de François auprès d’Hester Wayne.

Elle pensa : « Cette danse m’a brouillé l’esprit. Où faut-il que j’aie la tête pour avoir cru que ce jeune homme dessinait des coeurs sur les nappes ! »

Comme elle disait à Mrs. Wayne des paroles aimables, François se montra aimable aussi pour plaire à Mahaut, et Hester Wayne pensa qu’elle l’avait enfin conquis.

François de Séryeuse sentait la fatigue lui modeler le visage. Hester regardait, clignait des yeux artistes.

– Vous avez beaucoup plus de caractère, ainsi. C’est fatigué que je sculpterai votre buste.

Pensait-elle faire succéder ses séances de pose à d’autres séances ? François de Séryeuse entendit innocemment la phrase : pas une seconde la pensée ne l’effleura que Mrs. Wayne pouvait disposer, pour le fatiguer, d’autres moyens que sa conversation. Il oubliait que cette Américaine était femme, et fort belle.

Mahaut sortit la glace qu’elle consultait, non par coquetterie, mais comme une montre, pour savoir s’il était l’heure du départ. Sans doute déchiffra-t-elle une heure tardive sur son visage, car elle se leva.

– Vous devez être serrés, dit Hester à Mme d’Orgel. Hortense et moi pourrions prendre quelqu’un.

Elle dit cela avec un ton léger, mais son regard vers François prouvait assez qu’il ne lui était nullement indifférent que ce fût Paul ou François qui montât avec elle et la princesse d’Austerlitz.

Paul fit un rapide calcul mental. Fallait-il laisser son ami seul avec les Orgel ou avec Mrs. Wayne, dont il croyait que François s’était occupé davantage que des Orgel ?

Paul était de ces joueurs malchanceux qui, voyant quelqu’un gagner, se décident trop tard à le suivre, et misent avec lui lorsqu’il commence à perdre. Il s’égarait dans des martingales, il brouillait tout.

Il en voulait à François du tour de Médrano. Il crut se venger et contrecarrer ses projets en prenant sa place dans la voiture d’Hortense.

Il le sauvait.

Dans l’auto, Anne d’Orgel dit à son hôte :

– Enfin, de quoi avez-vous bien pu parler avec Hester Wayne ?

Cette question, pour qui connaissait Anne, prouvait qu’il portait déjà de l’intérêt à François. C’était l’esprit le plus délicieux, mais le plus autoritaire, le plus exclusif, que le comte d’Orgel. Il « adoptait » les gens, plus qu’il ne se liait avec eux. En retour, il exigeait beaucoup. Il entendait un peu diriger. Il exerçait un contrôle.

François fut étonné de cette question. Mais il ne fut pas fâché qu’Anne d’Orgel lui fournît l’occasion de se justifier devant sa femme. Comme il s’en voulait d’avoir pu lui déplaire en rudoyant Hester Wayne, il se justifia en ces termes :

– C’est bien simple. J’étais le seul à ne pas danser et je lui suis très reconnaissant de m’avoir tenu compagnie.

– C’est juste, dit Anne à sa femme, sur un ton de reproche qui s’adressait à tous deux. Ce pauvre ! Nous l’entraînons à Robinson, et il ne danse pas !

François ne répondit rien. Il n’avait pas dansé, mais il avait bu le philtre.

Anne d’Orgel cherchait à réparer sa négligence. Il pensa que seule une prompte invitation pourrait y réussir.

– Pourquoi ne viendriez-vous pas déjeuner bientôt, dit-il, comme s’il connaissait François de longue date. Après-demain, par exemple ?

Le surlendemain François de Séryeuse n’était pas libre.

– Demain alors !

Mme d’Orgel n’avait pas ouvert la bouche. L’empressement d’Anne, si peu dans son caractère à elle, lui semblait légitime. On le devait à Séryeuse après leur distraction.

François avait dit à Mme de Séryeuse qu’il serait de retour à Champigny pour déjeuner. Mais il lui parut impossible de ne pas répondre à la marque de confiance que lui donnait le comte d’Orgel en l’invitant comme un intime. Il accepta. Il ignorait le programme des Orgel. Leur vie mondaine ne commençait que l’après-midi ; ils déjeunaient toujours chez eux, la plupart du temps seuls. Aussi, n’étaient priées à déjeuner que les personnes envers lesquelles ils n’avaient pas de devoirs et que l’on voyait pour le plaisir. Mais ces invités entraient rarement dans l’hôtel aux autres heures du jour. Ces invitations à déjeuner étaient donc à la fois une preuve d’amitié et d’un peu de dédain. Mais François ignorait les rouages complexes de cette machine mondaine, et leur invitation lui causa plus de plaisir qu’une invitation du soir, à laquelle il n’eût pu prétendre. Il accepta avec une joie visible. Cette joie plut au comte d’Orgel. Il avait l’enthousiasme facile. Une nature riche ne marchande pas, ne cherche pas à dissimuler. Le comte d’Orgel aimait à retrouver sa prodigalité chez les autres ; c’était pour lui le meilleur signe de noblesse. Il n’acceptait jamais la moindre invitation, le moindre cadeau, sans le signe extérieur du plaisir, le propre d’une nature noble étant de ne pas imaginer que tout lui est dû, ou du moins de cacher qu’elle le croit. C’est un Robin qui s’efforce de dissimuler le plaisir que lui font les choses, par crainte de paraître naïf, ou flatté. Aussi ce mouvement de François lui gagna-t-il le coeur du comte, plus que n’importe quel calcul.

Ils se quittèrent à cinq heures, quai d’Anjou.

– Comme tu es rentré tard, dit Mme Forbach à François quand celui-ci, à neuf heures, entra dans la salle à manger où ils prenaient leur petit déjeuner en commun. Je t’ai entendu, ajouta-t-elle. Il devait être au moins une heure du matin.

Mme Forbach possédait l’innocente coquetterie des vieilles gens qui prétendent avoir le sommeil léger. Elle et son fils Adolphe habitaient depuis trente ans le rez-de-chaussée de cette vieille maison de l’île Saint-Louis. Mme Forbach avait soixante-quinze ans. Elle était aveugle. Son fils Adolphe avait toujours eu l’apparence d’un vieillard. Il était hydrocéphale.

François de Séryeuse apportait sa jeunesse dans cette maison, dont il n’avait jamais remarqué le tragique, tant ces deux êtres eux-mêmes ne le ressentaient point. Il écoutait sans surprise cette aveugle lui dire : « Comme tu as mauvaise mine ! » car la vie de François apparaissait incroyable à une femme qui toute la sienne s’était couchée à neuf heures.

Dès que François atteignit un âge l’autorisant à quelque liberté, Mme de Séryeuse imagina cette combinaison : lui donner une chambre chez les Forbach. Elle leur versait une mensualité pour le logement et les repas de son fils. Mme Forbach d’abord s’était récriée, la trouvant excessive. Mme de Séryeuse avait tenu bon. Elle était heureuse de saisir ce prétexte pour aider un peu ces vieux amis des Séryeuse, et encore plus pour pouvoir exercer un contrôle sur son fils. Celui-ci d’ailleurs ne se plaignait nullement de la combinaison. Au contraire, elle lui apportait un équilibre.

Mme Forbach avait été mariée en 1850 au hobereau prussien von Forbach, un alcoolique, collectionneur de virgules. Cette collection consistait à pointer le nombre de virgules contenues dans une édition de Dante. Le total n’était jamais le même. Il recommençait sans relâche. Il fut aussi un des premiers à collectionner des timbres, ce qui à l’époque semblait fou.

Au bout de quinze ans, un monstre vint consoler la pauvre femme de ce mariage. Non seulement elle refusa de croire à la monstruosité de son fils, mais encore elle disait de cet hydrocéphale : « Il a le front de Victor Hugo. »

Lors de sa grossesse, Mme Forbach s’était retirée à Robinson chez des amis. L’heure de la délivrance approchant, on avait mandé une sage-femme. Celle-ci ne put arriver. On appela le médecin du village. Mme Forbach déclara qu’elle aimait mieux accoucher comme les bêtes, que recevoir l’assistance d’un homme. « Mais un docteur n’est pas un homme », lui disait-on. Elle criait de plus belle. Il fallut bien qu’elle se rendît. Quelques années après, Mme Forbach, ayant appris la mort du médecin de Robinson, avoua que cette mort la soulageait. Seules les saintes avouent ces pensées-là.

Souvent, en face d’elle, François regrettait ses plaisirs. Mais ce matin, il était si joyeux de sa rencontre, il ressentait un tel besoin d’en parler, même de façon indirecte, qu’il raconta son équipée à Robinson. Il se dit aussitôt que si on l’interrogeait, il serait bien embarrassé pour dépeindre ce village. Mais Robinson éveillait en Mme Forbach une foule de souvenirs. Loin d’interroger, elle parla.

François de Séryeuse connaissait ces souvenirs. Chez les Forbach la conversation se réduisait à fort peu. C’était toujours la même. Mais elle reposait François des racontars de la ville. À force de les avoir entendus, ces souvenirs étaient presque siens. Adolphe Forbach, lui, était sûr d’avoir été de ces parties de campagne antérieures à sa naissance.

On finissait par se croire non en face d’une mère et d’un fils, mais d’un vieux ménage.

Ce ménage avait bien organisé sa vie infirme ; l’économie de son bonheur émerveillait François. Il tirait un enseignement profond de ces deux êtres qui n’avaient besoin de rien ! À quoi eussent servi ses yeux, à Mme Forbach ? Elle vivait de souvenirs. Tout ce à quoi elle tenait, elle le connaissait par coeur. Parfois François assis à côté d’elle feuilletait un album plein de photographies de M. de Séryeuse. Sa mère les lui cachait. Car il était officier de marine ; il était mort en mer et Mme de Séryeuse évitait à son fils tout ce qui eût pu lui donner le goût d’une carrière maudite. Mme Forbach réprouvait un peu Mme de Séryeuse de cacher à son fils des reliques. C’est qu’elle ignorait l’inquiétude des mères ; même ce qu’elles craignent lui aurait été un bonheur auquel elle ne pouvait prétendre, puisque son malheureux Adolphe ne pouvait faire seul un pas dans la vie.

François était ému lorsque, tournant les feuilles de l’album, Mme Forbach, fermée à ces images mais qui portait chacune gravée dans son coeur, lui disait comme une voyante : voici ton père à quatre ans, à dix-huit. Voici son dernier portrait sur son bateau ; il nous l’avait envoyé.

« Comme je me serais entendu avec lui », soupirait-il. Ce soupir ne visait pas sa mère : car pour qu’il y ait entente ou mésentente, il faut des préoccupations communes. Or, tandis que la vie de Mme de Séryeuse était d’« intérieur », dans tous les sens du mot, celle de son fils était extérieure, épanouissait ses pétales. La froideur de Mme de Séryeuse n’était qu’une grande réserve, et peut-être une impossibilité à dévoiler ses sentiments. On la croyait insensible, et son fils lui-même la trouvait distante. Mme de Séryeuse adorait son fils, mais veuve à vingt ans, dans sa crainte de donner à François une éducation féminine, elle avait refoulé ses élans. Une ménagère ne peut voir du pain émietté : les caresses semblaient à Mme de Séryeuse gaspillage du coeur et capables d’appauvrir les grands sentiments.

François n’avait en rien souffert de cette fausse froideur, tant qu’il n’avait pas soupçonné qu’une mère pût être différente. Mais lorsque des amis lui vinrent, le monde lui donna le spectacle de sa fausse chaleur. François compara ces excès à la tenue de Mme de Séryeuse, et s’attrista. Aussi cette mère et ce fils, qui ne savaient rien l’un de l’autre, se lamentaient séparément. Face à face ils étaient glacés. Mme de Séryeuse, qui pensait toujours à la conduite qu’aurait tenue son mari, s’interdisait les larmes. « N’est-il pas normal qu’un fils de vingt ans s’éloigne de sa mère ? » se disait-elle. Manquerais-je de courage ? Et le chagrin filial de François, par cette loi même que formulait Mme de Séryeuse, se consolait dehors.

Une chose troublait François de Séryeuse : c’était la façon dont parlait de son père Mme Forbach ; car elle l’avait connu dans sa plus tendre enfance, si bien qu’elle parlait à François, traité en grand garçon, d’un enfant qui était son père. De même, des intimes des Forbach, M. de la Pallière, le commandant Vigoureux disaient : « J’ai beaucoup connu Monsieur votre père » et lui en parlaient, comme ils parlaient de lui-même, c’est-à-dire d’un homme plein d’espérances.

François de Séryeuse, auprès de ce vieux cercle, jouissait d’un assez grand prestige : il le réconciliait avec la jeunesse. Il écoutait ces vieillards ; pour cette complaisance, on lui prédisait un bel avenir. Ce n’était point, disaient les amis de Mme Forbach, une tête brûlée, une de ces cervelles folles, qui composent la jeunesse d’aujourd’hui. De plus, on s’émerveillait de sa modestie, car, interrogé sur ses études, il ne répondait pas, détournait la conversation, la ramenait aux souvenirs. Personne chez les Forbach n’eût admis que ce jeune homme qui écoutait si bien fût un paresseux.

En dehors de ces visites, l’existence des Forbach était consacrée au « rachat des petits Chinois ». Du moins elle l’avait été jusqu’en 1914. L’enfance de François s’émerveilla de cette oeuvre mystérieuse. Il savait simplement que les petits Chinois se rachètent avec des timbres-poste. Il était de tradition dans la famille de François, chez ses tantes, ses cousines, de ramasser le plus de timbres possible pour Adolphe. Celui-ci, comme son père pour les virgules, tenait un compte exact des timbres qu’on lui apportait. Dès qu’il en avait réuni un nombre suffisant, il les envoyait à l’oeuvre.

Naturellement, Adolphe n’avait pas épargné la collection de von Forbach. Et c’est ainsi que dans cette oeuvre égalitaire, parmi les « République Française » sans valeur, prirent place les timbres de l’île Maurice, dont un seul eût suffi pour acheter tous les petits Chinois.

La guerre de 1914 changea les occupations d’Adolphe Forbach. Ce ne fut plus des timbres que l’on porta aux Forbach, mais des journaux. Adolphe et sa mère taillaient dans les fausses nouvelles des plastrons destinés à préserver du froid. Mme Forbach tricota même des gants, des chandails, des chaussettes, des passe-montagnes.

Les Forbach déjeunaient une fois par an chez Mme de Séryeuse, le jour de l’anniversaire de la bataille de Champigny. François venait le matin les chercher dans une automobile de louage. Pour rien au monde ils n’eussent manqué cette cérémonie.

Mme Forbach et Adolphe, qui faisaient partie de la Ligue des Patriotes, applaudissaient les discours, sur les lieux mêmes où était tombé Forbach, mais de l’autre côté, car, au moment où éclata la guerre de 70, il était en Prusse pour recueillir une petite succession. Les fleurs qu’Adolphe jetait sur le monument de Champigny étaient donc à la fois celles du fils Forbach et d’un membre de la Ligue des Patriotes.

À peine assis, le comte d’Orgel se lança dans un de ces monologues qu’il appelait une conversation. Essayant de « situer » son hôte, il introduisit dans ce monologue nombre de noms propres, pour permettre à François de marquer s’il les connaissait. Le résultat de cet interrogatoire détourné satisfit le comte d’Orgel. Il se rendit hommage. Il avait eu raison de se montrer aimable envers Séryeuse.

François, d’habitude, goûtait assez les bavards, non pour ce qu’ils disent, mais parce qu’ils permettent de se taire. Cette fois il s’irrita de ne pouvoir placer un mot, et de la façon, quoique flatteuse, dont Anne lui coupait la parole. Dès qu’il ouvrait la bouche, Anne s’exclamait, riait aux éclats, la tête renversée, d’un rire aux notes inhumaines, suraigu. « Je ne me serais jamais soupçonné tant d’esprit », pensait François. Non content de rire, d’applaudir aux paroles de Séryeuse, pourtant bien anodines, Anne le proclamait sublime, merveilleux, admirable, et répétait ses phrases à sa femme. Cette dernière singularité n’était pas ce qui dérangeait le moins Séryeuse. Car Anne d’Orgel répétait la phrase de François, mot à mot, comme s’il eût traduit une langue étrangère, et Mme d’Orgel, dans son amour conjugal, paraissait n’entendre que lorsque c’était Anne qui parlait. Celui-ci n’agissait de la sorte que pour conserver le dé de la conversation. Buvait-il, mangeait-il, il agitait sa main libre pour empêcher qu’on s’en emparât, et imposer silence. Ce geste était devenu un tic, et il le faisait même quand il n’y avait rien à craindre, comme ce jour-là, où sa femme, qui ne parlait jamais, et François, qui parlait peu, n’étaient point d’une concurrence redoutable.

François de Séryeuse trouva le comte d’Orgel plus que la veille identique au portrait tracé de lui par ceux qui ne l’aimaient pas. Dans sa surprise il rapetissa toute sa soirée et sa nuit à mesure d’homme, et même d’homme du monde. Il en niait le merveilleux, ne voulant plus voir dans cette espèce d’entente qu’un tour joué à Paul Robin. Aussi quand ils passèrent au salon, François cherchait un moyen correct de prendre congé le plus vite possible.

Un feu de bois brûlait dans le salon. La vue de cette cheminée éveilla chez Séryeuse des souvenirs de campagne. Les flammes fondaient la glace qu’il sentait le prendre.

Il parla. Il parla simplement. Cette simplicité choqua d’abord le comte d’Orgel, comme une exclusion. Il n’avait jamais pensé que quelqu’un pût dire : « J’aime le feu. » La figure de Mme d’Orgel, par contre, se mit à vivre. Elle était assise sur la banquette de cuir qui surmontait le garde-feu. Les paroles de François la rafraîchirent comme un envoi de fleurs sauvages. Elle ouvrit les narines, respira profondément. Elle desserra les lèvres. Tous deux parlèrent de la campagne.

François, pour jouir davantage du feu, avait approché son fauteuil, posé sa tasse de café sur la banquette où était assise Mme d’Orgel. Anne, accroupi par terre, face à cette haute cheminée, comme devant une scène d’Opéra, se taisait aussi docilement que s’il n’eût jamais fait autre chose.

Que se passait-il ? Pour la première fois de sa vie, Anne d’Orgel était spectateur. Il goûtait leur dialogue, non pas pour ce qu’il exprimait, mais plutôt pour sa musique. Car la campagne restait lettre morte pour le comte.

Il fallait à la nature une protection royale pour qu’il lui trouvât du charme. Il ressemblait à ses ancêtres pour qui, hors Versailles et deux ou trois lieux de ce genre, la nature est une forêt vierge, où un homme bien « ne se hasarde pas ».

En outre, pour la première fois, Anne d’Orgel voyait sa femme hors de son soleil, de ses préoccupations. Il lui en trouva plus de saveur, comme si elle eût été la femme d’un autre.

– Quel dommage, Anne, que vous n’ayez pas les mêmes goûts que moi, dit Mme d’Orgel, animée par ce dialogue.

Aussitôt elle se calma et sa phrase lui apparut comme dite à la légère, une bévue sans signification. Or ces mots, qu’elle n’avait jamais prononcés, ni même pensés, étaient pourtant significatifs. La différence entre Anne et Mahaut était profonde. C’était celle qui au cours des siècles opposa les Grimoard aux Orgel comme le jour à la nuit – cet antagonisme de la noblesse de cour et de la noblesse féodale. La chance avait toujours souri aux Orgel. Ainsi, quoique de petite noblesse, ils étaient parvenus, sans qu’ils y aidassent, à bénéficier de leur homonymie avec les Orgel dès longtemps éteints, dont le nom se retrouve souvent dans Villehardouin à côté de celui de Montmorency. Ils réalisaient le type parfait du courtisan. Leur nom était en première place.

On pouvait donc être fort surpris des extraordinaires mensonges du comte d’Orgel, destinés à souligner sa gloire certaine. Mais pour lui mensonge n’était pas mensonge ; il ne s’agissait que de frapper l’imagination. Mentir c’était parler en images, grossir certaines finesses aux yeux des gens qu’il jugeait moins fins que lui, moins aptes aux nuances. Un Paul s’étonne de ces impostures naïves. Le comte d’Orgel ne négligeait même point le mélodrame. La cave de son hôtel lui semblait un décor particulièrement propice, comme si dans ses ténèbres on pût moins bien distinguer le faux... Un jour une bombe lancée par les Allemands y avait frappé son père, un autre on y avait au début de la Révolution caché Louis XVII.

Mahaut et François s’étaient tus. Anne, comme un enfant qui ne veut pas se séparer d’un jouet nouveau, prolongeait son silence. Le silence est un élément dangereux. Mme d’Orgel attendait que son mari se décidât à le rompre, pensant qu’il ne lui appartenait point à elle de le faire.

Le téléphone sonna.

Anne se leva et décrocha le récepteur. C’était Paul Robin.

– Il y a là quelqu’un qui veut vous parler, dit Anne, au bout de quelques répliques, en tirant François par la manche.

« Toi ! c’est toi ! », balbutia Paul, dès qu’il entendit la voix de Séryeuse. Encore avec les Orgel ! se dit-il. Que signifie cette farce ? J’en aurai le coeur net.

Il oublia qu’il n’était jamais libre, que chacune de ses heures, de ses demi-heures était soi-disant prise et, détruisant cet échafaudage, il dit à François, d’une voix alerte : « Peux-tu dîner avec moi ? Je voudrais te parler. J’aimerais te voir. »

François de Séryeuse n’avait rien d’autre à faire que de retourner à Champigny. Une fois de plus, il remit ses devoirs filiaux.

« Surtout ne raccroche pas, j’ai à parler à Monsieur d’Orgel. »

Les Muscadins, pour ne pas s’abîmer le galbe, omettaient de prononcer les r. Notre époque, dont la peur du ridicule frise le grotesque, est possédée d’un travers analogue. Paul Robin cultivait cette pudeur absurde, essentiellement moderne, qui consiste à ne pas vouloir paraître dupe de certains mots sérieux et de certaines formules de respect. Pour n’en pas prendre la responsabilité, on les prononce comme entre guillemets.

Ainsi Paul n’employait jamais un lieu commun, sans le corser d’un petit rire, ou le précéder d’une respiration. Il prouvait par là qu’il n’était pas crédule.

Ne pas vouloir être dupe, c’était la maladie de Paul Robin. C’est la maladie du siècle. Elle peut parfois pousser jusqu’à duper les autres.

Tout organe se développe ou s’atrophie en raison de son activité. À force de se méfier de son coeur, il n’en possédait plus beaucoup. Il croyait s’aguerrir, se bronzer, il se détruisait. Se trompant complètement sur le but à atteindre, ce suicide lent était ce qu’il goûtait le plus en lui-même. Il croyait que ce serait mieux vivre. Mais on n’a encore trouvé qu’un seul moyen d’empêcher son coeur de battre, c’est la mort.

Ce fut donc flanqué de guillemets que Paul prononça son « Monsieur d’Orgel ».

Anne reprit l’appareil. La curiosité de Paul ne pouvait attendre l’heure du dîner. Il prétendait avoir une chose urgente à confier aux Orgel. Pouvait-il venir tout de suite ?

Il n’était guère dans la nature de Paul d’avoir des secrets à confier, et qui ne peuvent pas attendre.

– Ce pauvre Paul, notre innocente plaisanterie d’hier soir l’a troublé, dit Anne, en raccrochant le récepteur. On dirait qu’il croit que nous conspirons contre lui.

Le téléphone avait rompu le charme. François de Séryeuse pensa : « Le système de Paul a du bon. Je commence à comprendre ses cases et la contrariété que peut être pour lui la rencontre d’un ami. Mais il devrait bien appliquer son système aux autres. »

En effet, Paul avait agi comme ces voisines de province qui, sous un prétexte futile, arrivent quand elles pensent surprendre un secret et jouissent du trouble qu’elles produisent.

Y avait-il donc à surprendre quelque chose chez les Orgel ? Mahaut le donna à penser.

– Je sors, dit-elle.

Anne fut stupéfait de cette décision intempestive.

– Mais vous savez bien que l’auto n’est pas là !

– J’ai envie de marcher. D’ailleurs j’avais complètement oublié tante Anna. Elle m’en voudrait.

Anne d’Orgel fit le visage stupide des comédiens qui expriment l’étonnement. Cet étonnement était sincère, mais il l’exagérait. Il ouvrit de gros yeux, comme on lève les bras au ciel. Sa contenance signifiait si clairement : « Ma femme est folle, je ne sais pas ce qu’elle a, ni pourquoi elle ment », que François de Séryeuse en fut mal à l’aise.

Anne d’Orgel cherchait encore à la retenir lorsque Mahaut, tout d’un coup, regarda la porte, comme un chien flairant un danger, alors que son maître dans son attitude ne voit que caprice. Elle tendait la main à François.

Au coin de la rue, Paul se retourna vers Mme d’Orgel qui venait de le croiser sans le voir.

N’était-il pas en l’occurrence l’envoyé de ce tribunal auquel chacun doit rendre compte de ses actes ?

Il pénétra dans le salon avec une figure de circonstance. Mais Anne, ni François, pas plus que lui, n’auraient pu dire laquelle.

Il avait gardé son pardessus comme un commissaire de police. L’absence de Mme d’Orgel le tracassait. Il se disait que sa présence lui aurait sans doute expliqué ce qu’il voulait savoir, et qu’elle était peut-être partie pour qu’il ne le sût point.

– Je ne fais qu’entrer et sortir, dit-il.

– Mais cela ne valait pas que vous vous dérangiez, dit Anne un peu narquois, après un mensonge quelconque débité par Paul.

– Où comptez-vous dîner ? ajouta-t-il en s’adressant aux deux amis.

Ils lui nommèrent un cabaret où ils dînaient souvent.

– Nous restons chez nous, dit Anne, mais peut-être pourrions-nous vous rejoindre après dîner.

Le comte cédait encore à ce dangereux système des toquades, qui pousse à se voir trop et hors de propos.

Paul et François partirent ensemble, mais se quittèrent vite, ayant chacun une occupation.

Le soir François arriva le premier au rendez-vous. Le chasseur lui fit part d’un coup de téléphone : le comte d’Orgel regrettait de ne pouvoir venir après dîner, et demandait à M. de Séryeuse de lui téléphoner le lendemain matin. En effet, une fois Mme d’Orgel revenue de sa promenade sans but, et devant son bonheur à la perspective d’une soirée en tête à tête avec Anne, celui-ci n’avait pas même osé avouer son projet et profita d’un moment où elle était absente du salon pour téléphoner la décommande.

Toute la soirée Anne d’Orgel fut dans le vague. Mahaut était distraite. Pour être heureuse de ce tête-à-tête, il fallait qu’elle pensât à l’être. Ils se parlèrent peu. Cependant Mme d’Orgel ne s’effraya pas de l’état particulier où elle se trouvait car elle estimait naturel d’être à l’unisson avec Anne. Or la distraction d’Anne venait de ce que seul avec sa femme, il glissait vers la mélancolie. Ce n’était pas la faute de son coeur, mais Anne d’Orgel n’était à l’aise que dans une atmosphère factice, dans des pièces violemment éclairées, pleines de monde.

Paul et François ne se turent pas une minute. Chacun abandonnait une partie de sa personnalité, s’efforçait de ressembler à l’autre. C’était à qui cacherait son coeur. Ils prenaient le masque des personnages des mauvais romans du XVIIIe siècle dont les Liaisons dangereuses sont le chef-d’oeuvre. Chacun de ces complices dupait l’autre en se noircissant de crimes qu’il n’avait pas commis.

Paul n’osait interroger au sujet des Orgel. Il attendait qu’on lui parlât d’eux. Pour provoquer des confidences il commença par en faire et raconta son retour entre la princesse d’Austerlitz et l’Américaine :

– Elle n’a jamais voulu nous dire ce que tu avais fait ou raconté au juste, mais elle ne t’emporte pas en paradis. Selon elle les Français sont tous les mêmes, ils ne pensent qu’à une chose. Bref, Hortense et moi, nous l’avons calmée de notre mieux.

François sourit. Il se retint de dire qu’il eût compris davantage qu’Hester Wayne se fût plainte du contraire. Mais il ne tira pas vanité de son impolitesse, d’autant plus qu’il soupçonnait Paul de s’être employé seul à calmer l’Américaine.

Égayé par cet épisode, Séryeuse se décida enfin à ne plus torturer le curieux, et lui raconta comment il avait fait la connaissance d’Orgel, chez des clowns. Paul respira. C’était peu de chose. Les bonnes grâces d’Hester Wayne le vengeaient largement. Il trouvait malgré tout son ami très fort d’avoir « décroché » une invitation pour le jour même.

Paul accompagna jusqu’à la Bastille François qui prenait le dernier train pour Champigny. On appelle ce train le train des théâtres. Il ne s’emplit qu’à la dernière minute, et de singuliers voyageurs. Ce sont des acteurs et des actrices, pour la plupart demeurant à La Varenne, et plus ou moins mal dégrimés selon la distance qui sépare leur théâtre de la gare. Il ne faudrait pas juger par ce train de la prospérité des théâtres à Paris, car on y rencontre plus de comédiens que de spectateurs.

François de Séryeuse était en avance. Il monta dans un compartiment occupé par une famille de braves gens, qui venaient du spectacle. Elle sentait la naphtaline. Le petit garçon, très fier qu’on lui eût confié la garde des billets, pour imiter un geste paternel, les laissait dépasser au revers de sa manche. Le chef de la famille tenait d’une main et caressait de l’autre comme un animal, un chapeau claque d’une forme ancienne. Il faisait avec ce chapeau mille pitreries pour tenir les enfants éveillés. Il accompagnait ces farces d’un boniment débité avec l’accent des clowns, qui les faisait rire aux larmes. Ensuite, le frappant de sa main droite, il présentait une galette noire.

– Tu n’as pas perdu les billets, Toto ? s’inquiétait-il de temps en temps. Ce ne serait pas la peine d’avoir pris des premières !

La dame et sa grande fille, honteuses du brave homme à cause de la présence de François, se plongeaient dans le programme du spectacle dont elles venaient et, lorsque les enfants trépignaient de joie, secouaient leur tête enveloppée d’une mantille. Elles souriaient, du sourire qui désavoue. François était gêné par la complicité féminine de la mère et de la fille. Alors que l’homme était heureux, que ce jour était pour lui un jour de fête, l’exceptionnel de ce même jour faisait souffrir les deux femmes. Elles pensaient qu’elles pourraient vivre ainsi chaque jour. Au moins leur plaisir eût-il été de faire croire, à un inconnu comme François, qu’elles étaient habituées à ces robes, au théâtre, aux premières classes. Mais l’attitude de leur bête d’homme était un aveu.

François ne détestait rien tant que cette honte qu’éprouvent certaines femmes des classes médiocres pour l’homme à qui elles doivent tout.

La mère et la fille, furieuses, ne se contentaient plus maintenant de sourire, elles tenaient tête. Alors que l’homme s’extasiait en bloc sur l’intérêt de la pièce, l’excellence des acteurs, du dîner au restaurant, le moelleux des coussins du wagon, elles opposaient de l’humeur à son enthousiasme : « Le wagon était sale, un acteur ne savait pas son rôle... » Des connaisseuses doivent se plaindre, pensaient-elles. Et c’est, hélas ! ce que de bas en haut pense tout le monde.

Le manège de ces femmes venait de ce qu’elles sentaient que François était d’une classe supérieure. Elles ne pouvaient deviner qu’il préférât à leur sottise la simplicité de leur trouble-fête. Le trouble-fête ne comprenait rien à cette scène. Il se consolait avec les enfants que n’avait point encore déformés le sentiment de l’inégalité. Aussi étaient-ils heureux comme des rois. Alors que le père en caressant ce chapeau haut de forme, qui l’amusait plus qu’il ne le flattait, était heureux de penser que son travail lui permettrait bientôt une autre sortie, leur robe gênait mère et fille, qui, l’une, pensait au tablier qu’elle mettrait le lendemain, l’autre à sa blouse de vendeuse.

La famille descendit à Nogent-sur-Marne. Cette scène avait blessé François : dans les dispositions de coeur où il se trouvait ce soir-là, elle fut décisive.

Mme de Séryeuse n’avait jusqu’ici joué dans la vie de son fils que le rôle qu’y joue forcément une mère. François n’était nullement mauvais fils ; mais leur caractère poussait ces deux êtres, nous l’avons dit, à ne se rien confier qui eût de la valeur. La scène du train, par un zigzag dont les âmes les moins compliquées sont coutumières, mena François à penser à Mme de Séryeuse. Cette honte de la fille et de la mère le poussa à examiner les sentiments qu’il tirait, lui, de sa famille.

François de Séryeuse était fier. Fier de son nom. L’était-il par piété envers ses ancêtres, ou par pur orgueil ? C’est ce qu’il aurait voulu savoir. La noblesse des Séryeuse était de peu d’éclat. Mme de Séryeuse, elle, était une grande dame, qui à cause de la simplicité de sa vie, se croyait une bourgeoise. Le contraire arrive plus souvent. Sans doute, elle avait été élevée dans l’orgueil de son nom, mais dans cette fierté elle ne voyait qu’une dette filiale, qui, pensait-elle, devait être celle de tous, et aussi bien des plus humbles. Mais là, déjà, ne raisonnait-elle pas noblement ?

Mariée de fort bonne heure, le métier de marin de M. de Séryeuse l’avait habituée au veuvage avant la mort de son mari. Tant par une sauvagerie naturelle, que par respect pour celui-ci, elle montrait, alors déjà, peu d’empressement envers les familles nobles qui l’eussent accueillie comme leur enfant. Puis son chagrin l’enfonça dans cette paresse. Elle s’en tint au commerce des parents de M. de Séryeuse. Cette famille composée surtout de vieilles filles, de femmes âgées, jugeait de tout assez petitement. En leur unique compagnie, Mme de Séryeuse finit par prendre les préjugés de l’ancienne bourgeoisie contre l’aristocratie, sans se douter que c’était les siens qu’elle condamnait. Cela ne l’empêchait pas d’ailleurs d’agir sans cesse d’une façon qui prouvait sa naissance. Ces manières surprenaient sa belle-famille. On les mettait sur le compte d’un caractère singulier, d’un manque d’expérience.

Ainsi, pour l’éducation de François, la blâmait-on un peu. On comprenait mal qu’elle laissât dans l’oisiveté un garçon de vingt ans, qu’elle ne s’inquiétât pas de lui ouvrir une carrière. D’ailleurs, ce n’était point, comme les soeurs, les cousines de M. de Séryeuse le pensaient, par fierté, ou parce que sa fortune, sans être énorme, permettait à son fils de ne rien faire. Simplement Mme de Séryeuse n’avait pas contre la paresse le préjugé des petites gens. Elle se disait qu’il ne faut rien brusquer. Elle se rendait même, malgré son aversion pour le monde, à la nécessité pour un jeune homme d’une vie un peu frivole.

François soupçonnait peut-être mal la noblesse de sa mère. Aussi était-il porté dans la vie qu’il menait, à s’exagérer son mérite personnel, ne se doutant pas que s’il était accueilli dans des maisons où l’on ne recevait pas tout le monde, c’était à cause d’un air de famille, dont les autres d’ailleurs ne se rendaient pas compte. Dans cette toquade d’un Orgel, par exemple, il y avait bien de ce plaisir de trouver de la nouveauté dans l’habitude.

François de Séryeuse, bouleversé par la scène du train, s’interrogeait. À aucun moment, se demanda-t-il, ne ressemblé-je à ces femmes du train ? Car ce coeur généreux aurait voulu se contraindre à avouer qu’il ne plaçait pas sa mère assez haut. Il se reprocha de ne pas la mêler à sa vie, comme s’il eût eu honte d’elle. C’était par honte, en effet, mais à rebours, uniquement parce qu’il n’avait encore rencontré personne qui lui parût digne de sa mère.

Enfin tout cet interrogatoire, déclenché par la scène du wagon, aboutit à cet aveu qu’il souhaitait faire connaître à sa mère Mme d’Orgel.

Ainsi un jeune homme auquel la pudeur, le respect commandent de cacher ses maîtresses à sa mère s’adresse-t-il à cette mère, le jour où il songe à une alliance.

Au réveil, la première pensée de François fut pour sa mère. Il ne lui était jamais arrivé de souhaiter la voir si vite.

Mme de Séryeuse était sortie et devait rentrer pour déjeuner. François essaya de se distraire. Il lut, écrivit, fuma, mais tous ces actes, il ne les accomplissait que pour se donner une contenance. Il attendait.

Il ne faisait rien d’autre... Tout à coup il sursauta. Qui donc venait de lui dire qu’il n’avait pas encore pensé à Mme d’Orgel ? qu’il faisait semblant d’attendre sa mère ? Deux questions aussi absurdes, aussi dépourvues de sens ne pouvaient selon lui venir que du dehors. « Et pourquoi y penserais-je ? se répondit-il aigrement, et pourquoi cette attente serait-elle une fausse attente ? » Il se promit même de ne téléphoner que le lendemain chez les Orgel.

Il s’émerveilla d’agir si librement, sans penser que l’anormal, c’était qu’il eût à se prouver qu’il était libre.

À force d’attendre, François avait oublié qu’il attendait, et encore plus qui il attendait. Car Mme de Séryeuse vint elle-même lui dire de descendre, que le déjeuner était servi.

François jeta sur sa mère un regard nouveau. Il n’avait jamais remarqué sa jeunesse. Mme de Séryeuse avait trente-sept ans. Son visage paraissait encore répondre à moins. Mais de même qu’on ne remarquait pas sa jeunesse, sa beauté ne frappait pas. Peut-être lui manquait-il d’être de son époque ?

Elle ressemblait aux femmes du XVIe siècle, qui fut le siècle par excellence de la beauté française, et dont les portraits aujourd’hui nous attristent ; nous nous formons un idéal si différent de la beauté des femmes, que nous ne nous retournerions peut-être pas, dans la boutique d’un joaillier, sur celle pour qui se consuma Nemours.

Aujourd’hui nous ne jugeons plus féminin que ce qui est fragile. Le robuste contour du visage de Mme de Séryeuse le faisait trouver sans grâce. Cette beauté laissait froids les hommes. Un seul l’avait appréciée ; il était mort. Mme de Séryeuse se conservait à lui comme si elle eût dû le retrouver, pure même de ces regards de convoitise que la femme la plus honnête n’évite pas.

Mme de Séryeuse ne s’aperçut point du regard de son fils. Toutefois elle était gênée. Elle l’était comme les personnes que l’on n’a pas habituées à certaines prévenances. Change-t-on, ils se demandent ce que cela signifie. François devint presque tendre. Cette tendresse fit croire à la mère que son fils cherchait un pardon. Qu’a-t-il fait ? se demanda-t-elle aussitôt. D’habitude, François restait à peine dans le salon, le déjeuner fini. Il s’y attarda. Il ne pouvait, sans en approfondir la raison, se rassasier d’une image nouvelle.

À la fin Mme de Séryeuse, troublée, se leva :

– Tu n’as rien de spécial à me dire ?

– Mais non, maman, dit François, surpris.

– Bien, parce que j’ai à faire.

Et elle disparut.

François erra dans la maison comme une âme en peine. Il s’était promis de passer la journée à Champigny, auprès de sa mère. Elle se dérobait. Après avoir flâné dans la maison, puis dans le jardin, il remonta dans sa chambre, choisit un livre qu’il n’ouvrit pas, et s’étendit.

Il se retournait, comme un malade qui ne peut trouver le calme. De quelle potion avait-il besoin ? Dans sa fièvre, il lui semblait que seule une main fraîche l’apaiserait. Il ne croyait pas en vouloir une entre toutes.

Il pensait aimer dans le vague, alors qu’il ne ressentait du vague qu’à cause d’un choc bien net. Mais il avait peur de donner son vrai nom à ce choc. Il ne s’était pourtant guère exercé à tant de délicatesse, à une telle pudeur envers soi-même. Il ne faisait pas, d’habitude, tant de façons pour s’avouer qu’il désirait. Lui qui n’avait jamais refréné ses sens, et à plus forte raison ses pensées, il s’en interdisait, aujourd’hui, certaines. Il semblait enfin comprendre que plus que nos manières, dont le public est juge, importe la politesse du coeur et de l’âme, dont chacun de nous a seul le contrôle. Pourquoi ne serait-on pas envers soi de bonne compagnie ? Il avait honte d’avoir jusqu’ici montré moins d’estime à soi-même, de politesse qu’aux autres, et de s’être avoué certains sentiments dont il n’eût fait confidence à personne. Mais dans sa nouvelle manie de pureté, il allait trop loin... jusqu’à l’hypocrisie.

François, aimant déjà Mme d’Orgel, craignait de lui déplaire. Et c’était pour ne pas lui déplaire qu’il ne pensait pas à Mahaut ; car il ne trouvait encore aucune de ses pensées digne d’elle.

L’amour venait de s’installer en lui à une profondeur où lui-même ne pouvait descendre. François de Séryeuse, comme beaucoup d’êtres très jeunes, était ainsi machiné qu’il ne percevait que ses sensations les plus vives, c’est-à-dire les plus grossières. Un désir mauvais l’eût bien autrement remué que la naissance de cet amour.

C’est lorsqu’un mal entre en nous, que nous nous croyons en danger. Dès qu’il sera installé, nous pourrons faire bon ménage avec lui, voire même ne pas soupçonner sa présence. François ne pouvait se mentir plus longtemps, ni boucher ses oreilles à la rumeur qui montait. Il ne savait même pas s’il aimait Mme d’Orgel, et de quoi au juste il pouvait l’accuser, mais certes la responsable c’était elle, et personne d’autre.

Il souhaitait ne plus rester en place, ne plus être seul. Il était envahi de tendresse. Il se souvint de la gêne instinctive de Mme de Séryeuse, mais il voulait une présence. Il se rappela une amie qu’il n’avait pas vue depuis longtemps et que peut-être cet abandon affectait. Il pensa la voir. Pourtant, il résista. Ce fut par superstition qu’il ne se rendit point chez cette amie. Il lui sembla que ce serait trahir la comtesse d’Orgel, et que cela lui porterait malheur.

Il goûta chez les Orgel le lendemain. Il sentit alors que son amitié pour Anne était intacte. Cette amitié était plutôt la turbulence d’un coeur naïf. Il s’était dit tout le long du chemin : « J’aime Mahaut » et s’attendait à éprouver en face d’elle quelque chose d’extraordinaire. Mais il se sentait calme. « Me serais-je trompé, pensa-t-il, n’aurais-je que de l’amitié pour Anne, rien pour sa femme ? »

On peut dire que les idées de François sur l’amour étaient toutes faites. Mais parce que c’est lui qui les avait faites, il les croyait sur mesure. Il ne savait pas qu’il ne se les était coupées que sur des sentiments sans vigueur.

Ainsi François, jugeant de son amour d’après des précédents, jugeait mal. Pourquoi d’abord cette attraction vers Anne ? Ne doit-on pas être jaloux ? Il savait que Mme d’Orgel aimait Anne, et, loin de le considérer comme un rival heureux, trouvait en lui un ami ; il ne le voyait pas d’un mauvais oeil à côté de Mme d’Orgel. François essayait bien de combattre ces extravagances, mais dès qu’il croyait les avoir dissipées, elles se reformaient.

Pour Anne d’Orgel, rien que de fort explicable dans sa toquade. François lui devint vite un ami comme un autre. Il ne considéra pas ce qu’avait d’anormal que Séryeuse prît si vite rang parmi ses anciens amis.

Il n’analysait pas le motif de cette préférence. La raison en était d’ailleurs incroyable. Il eût haussé les épaules, comme quiconque, si on la lui avait révélée. Orgel préférait François à tous parce que François aimait sa femme.

Nous sommes attirés par qui nous flatte, de quelque façon que ce soit. Or François admirait le comte. Son admiration allait avant tout à l’homme capable d’être aimé d’une Mahaut. En retour, Orgel éprouvait sans le savoir, pour François, un peu de cette reconnaissance que l’on éprouve envers qui nous porte envie.

Non seulement l’amour de François était la raison mystérieuse de la préférence du comte d’Orgel, mais encore cet amour décida son amour pour sa femme. Il commençait de l’aimer comme s’il avait fallu une convoitise pour lui en apprendre le prix.

Mme d’Orgel voyait, elle, d’un assez bon oeil cet ami d’Anne. Pouvait-elle s’inquiéter de la préférence qu’elle accordait à François ? N’était-il point de son devoir conjugal de partager les préférences de son époux ?

Comment se méfier de ce qui vous rapproche ?

Très vite, l’hôtel d’Orgel ne put se passer de François de Séryeuse. En donnant beaucoup de son temps à ses nouveaux amis, celui-ci ne sacrifiait rien. François ne négligeait pour eux que des personnes qu’il fréquentait par désoeuvrement.

Les Orgel ne donnaient plus de dîners que François n’y vînt.

La première fois que Séryeuse dîna chez les Orgel, il eut pour voisine la soeur d’Anne, Mlle d’Orgel, dont il ne soupçonnait pas l’existence. En face de son empressement, celle-ci pensait avec amertume : On voit bien qu’il est nouveau venu dans la maison...

François croyait connaître tout des Orgel. Il ne fut pas peu surpris de l’existence de cette soeur. Il vit une simple coïncidence dans le fait que Mlle d’Orgel n’avait paru à aucun déjeuner. Or le hasard n’y était pour rien.

Le comte d’Orgel la cachait pour des motifs complexes, dont le plus simple était qu’il la savait d’un mérite mince.

Elle n’avait d’autre qualité à ses yeux que d’être sa soeur.

Mlle d’Orgel était l’aînée. À la voir, François comprit ce qui pouvait faire trouver Anne ridicule. Elle était comme la maquette disgracieuse d’un ouvrage parfait. Son mécanisme plus grossier expliquait les horlogeries subtiles de son frère.

D’ailleurs, si elle ne tenait aucune place dans l’hôtel d’Orgel, il n’en était pas de même partout. Les personnes à qui les caricatures parlent mieux qu’un dessin, lui trouvaient meilleur air qu’au comte. Elle émiettait ses après-midi en visites à des personnes fort vieilles ou fort ennuyeuses, que les Orgel négligeaient. Ces gens qui trouvaient subversives les fêtes de la rue de l’Université, parce qu’on ne s’y ennuyait pas, y acc