Chris Marker - l'Image Docu n1

download Chris Marker - l'Image Docu n1

of 16

Transcript of Chris Marker - l'Image Docu n1

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    1/41

    I M A G E S   documentaires   154e trimestre 1993

    Chris. Marker Prince Bayaya par .lui Trnca, une forme

    d’ornement par Christian Marker. Chris. Marker, à la poursuite les

    signes du temps par François Porcile. Que reste-il de ces images ?

    par Annick Peigné-Giuly. Le sourire du chat par Cérald

    Collas.  Des statues meurent aussi au Tombeau d’Alexandre, le

    regard retourné par François Niney.  Le fond de l’air est rouge,

    l’apprentissage de notre génération par Régis Debray. L’Héritage de

    la chouette par François Niney. Le Tombeau d’Alexandre par Chris.

    Marker. L’image dialectique, sur  Le Tombeau d’Alexandre

    par Olivier-René Veillon. Filmographie et bibliographie de Chris.

    Marker.   Films 23 films sélectionnés Festivals Festival

    du réel 93 : portrait-souvenir, par Marie-Hélène Deseslré.

    Edition  Notes de lecture, par Catherine Rozenberg 

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    2/41

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    3/41

    C h a n g e m e n t d e t i t r e

    Les films docum entaires ont trouvé dans

    les bibliothèques un lieu de diffusion original depuis

    de nombreuses années. Ces films, après une

    diffusion télévisée ou une program mation dans

    de rares salles de cinéma, re joignaient la mém oire

    des bibliothèques : ils se trouvent aujourd'hui

    proposés au plus large public dans les librairies

    grâce à des catalogues de vente comme celui

    de La Sept/Vidéo ou du Cercle du  regard.

    Pour accom pagner la découverte de ces films

    et de leurs auteurs, Images en bibliothèques devient

    Images documenta ires .

    Dorénavant chaque numéro sera consacré

    plus particulièrement à un auteur ou à un thème

    tandà que les films choisis chaque trimestre dans

    la production et l'édition vidéo par les bibliothèques

    seront analysés. Une sélection d'articles

    et d'ouvrages sur le cinéma continuera à être

    proposée ainsi que des compte-rendus de festivals

    spécialisés.

    Derrière ce changem ent déforme et de titre

    se trouve la volonté défaire partager à un p lus

    grand nombre de lecteurs l'expérience

    des bibliothèques et la passion d'un petit nombre

    d'amateurs pour un continent du cinéma encore

    largement inexploré.

    3

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    4/41

    S o m m a i r e

    C h r i s . M a r k e r

    In t roduc t ion

    par Ca therin e Blango nnet P

    a

    g

    e

      9

    Prince Bayaya  de J iri  Trnca,

    une forme d 'ornement

    pa r «Christian» M arker page n

    Chris. Marker,

    à la poursuite des signes

    du temps

    par Franço is Porcile P

    a

    g

    e

      '5

    Que reste-l-il de ces images ?

    par Annick Peign é-Ciuly P

    a

    g

    e

      '9

    Le sourire du chat

    pa r Gé rald Collas P

    a

    g

    e

      23

    D es

     statues m eurent aussi

    au  Tombeau d'Alexandre,

    le regard retourné

    par Fran çois Niney P

    a

    g

    e 2

    9

    Le fond  de l air est rouge,

    l 'apprentissage de notre génération

    par Régis D ehray P

    a

    g

    e

      %

    4

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    5/41

    L'Héritage de la chouette

    par François Niney page 41

    Le Tombeau d'Alexandre

    pa r Ch ris. M arker P

    a

    g

    c

     4^

    L'image dialectique,

    sur

      Le Tombeau d'Alexandre

    par O livier-Ren é Veillon P

    a

    g

    e

      49

    Film ograp hie de Ch ris. M arker P

    a

    g

    e

      ^7

    Bibliograp hie de Ch ris. M arker page 63

    F i l m s

    a3 films sélectionnés

    par les bibl iothèques pub liques pa g

    e

      67

    F e s t i v a l s

    Festival Cinéma du réel

      $3 :

    po rtrai t- sou ven ir,

    par M arie-Hélène De sestré page 89

    Edi t i on

    Notes de lecture,

    par Cath erine Rozen berg P

    a

    g

    c [t

    >3

    5

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    6/41

    C h r i s .

      M a r k e r

    Ecr iva in-c inéas te

    J'auraipassé

     ma vie

     à m 'interroger

    sur la fonction du  souvenir,  qui n 'est pas

    le

     contraire

     de

     l oubli,

     plutôt son en vers.

    On

     ne

     se souvient

     pas,

      on

     récrit

     la mém oire

    comme on récrit

     l histoire.

    Comment se souvenir de

     la soif?

    (Sans soleil)

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    7/41

     n t r o du c t i o n

    par Catherine langonne t

    « P eu t-ê tre c et écrivain si disc ret et qui s 'efface de va nt

    ses fictions nous parlera-t-il un jour de lui », disait Sartre

    d e G i r a u d o u x

      il.

      Peut -on d i re de Chr i s . Marker , ce que

    Sa r t re d i sa i t de G i raud oux ? Ce c inéa s te qu i  s est  effacé

    dev an t ses films , pe ut - ê t re n ou s par le ra - t - i l un jo u r d e

    lui. Mais peu t -ê t re , tou jours com m e G iraudoux, réc lame-

    l-il « le d r o i t po u r les ho m m es d 'ê t re un pe u seu ls s ur

    cet te terre » . Ce que l 'on peut deviner de lui , c 'es t donc

    à t ravers son œuvre 2 / .

    N o u s n ' a u r i o n s p a s p u d é c r i r e c e t t e œ u v r e i m m e n s e

    sur laquelle i l a déjà été beaucoup écri t , dans différentes

    r e v u e s , m a i s n o u s a v o n s v o u l u p r o p o s e r u n e a p p r o c h e

    subject ive, à par t i r de quelques f i lms, car c 'es t à notre

    sens l a me i l l eu re man iè re de f a i r e découvr i r e t a imer

    une œuvre v ivan te .

    I l é t a i t i n t é re s san t de r e l i r e t ou t d ' abo rd ce qu ' éc r i

    va i t en ig65 François Porc i le , d ix ans après Dimanche à

    Pékin,  c inq ans après  Description d'un combat,  sur les rap

    ports du texte et de l ' image dans ces f i lms, car cette ana

    lyse es t u t i le à la lecture de presque tous les suivants .

    Chr i s . Marke r ne souha i t e pas que l ' on r evo ie au

    j o u r d ' h u i c e r t a i n s d e s e s f i l m s , n o t a m m e n t

      Lettre de

    Sibérie

      (1958) et

     Cuba si

      (1961). Ecrire sur Chris. Marker,

    c 'es t donc écr i re aussi sur des f i lms dont on di t pudi

    quemen t qu ' i l s son t  « dé m od és », m ais qui s on t t rès sou

    vent encore c i tés , parfois t ransformés par le

     «

      travail

      »

     de

    la mémoire . C 'es t ce qu 'a ten té de fa i re Annick Pe ignc-

    Giulv.

    9

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    8/41

    Gérald Collas

     s est

      a t taché sur tout

      &

     L'Ambassade

      (içy] 5)

    e t à

      Sans soleil

      (1982), tandis que François Niney choisis

    sait le premier f i lm de Chris. Marker,

      Les statues meurent

    aussi

      (i953) co-réalisé avec Alain Resnais, et le dernier,

      Le

    Tombeau d'Alexandre

      (1993). F ran ço is Niney n ou s enga ge

    à (re) découvrir également

     L'Héritage de la chouette

      diffusé

    sur La Sept en 1989.

    nous a paru intéressant d 'établir un parallèle entre

      Le

    Tombeau d'Alexandre

      e t

      Le F ond de

      l air

      est rouge.

    «

     C o m b in e r la m ém o ir e et la f idélité n 'e st pas facile »,

    écrivait Régis

     Debray

      en 1977, au moment où toute une gé

    nération découvrait

     L e Fondde  l air est  rouge. ISxecLe Tom

    beau d'Alexandre,  de no uv eau C hris. M arker al lie lucid ité,

    mémoire e t f idél i té quand l 'heure es t p lutôt aux renie

    ments . Ol iv ie r -René Vei l lon soul igne l ' impor tance h i s

    torique de ce f i lm.

    Enf in , ou p lu tô t , avan t de commencer ces l ec tu res ,

    nous vous proposons , de la par t de Phi l ippe Haudique t ,

    un texte écrit en 1952 par

     «

      Christ ian

      »

     Marker sur

     Le Prince

    Bayaya

      de J i r i Trnea, que l 'on peut voir dans les bibl io

    thèques publ iques . Chr i s . Marker nous a au tor i sés à le

    publ ie r  : «  Je me sens si é t rang er au lointa in je un e ho m m e

    qui l 'avait écri t , que je ne vois pas de quel droit je

      lui

      in

    terdira is de se fa i re publ ier » . L 'é loge de la lenteur nous

    a plu dans ce texte .

      ¥A

     « ce lo in ta in j eun e h om m e  » étai t

    déjà l 'écrivain qu'i l n 'a pas cessé d 'être tout en travail lant

    l ' image. Un regret, celui de n'avoir pas publié de textes sur

    La Jetée  (1962), cette œuvre si part iculière, mais peut-être

    faut-i l laisser ceux qui ne l 'ont pas vue la découvrir un

    j o u r «  tout seuls ». Ceux qui l 'ont vue peuvent l ire le beau

    tex te de Jean-Louis Sehefer 3 / .

    1/

     Cité par

     Chris.

     Marker, dans

     Giraudoux par lui-même.

     Seuil, 1952.

    2/Sur Chris. Marker, lire notamment l'article de Guy Gauthier,

    dans

     Bref,  n°6,1991.

    3/Jean-Louis Sehefer, « A propos

     &? La Jetée »,

     dans le catalogue

    de l'exposition du Mnam, « Passages de l'image », C entre Georges

    Pom pidou, 1990.

    10

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    9/41

    "P rin ce Bayaya* de Ji r i T rnk a,

    une fo rme d ' o rnemen t ,

    par Christian Marker

    «  Je ne suis pas un cinéaste , seulem ent un i l lus t ra teur »

    di t Trnka. Comme si ce n 'é ta i t pas un des pouvoirs fon

    damentaux du c inéma, ce don du temps qu ' i l es t seu l ca

    pable de faire à volonté au dessin, à la peinture ou à l ' ima

    g e r i e . C o m m e s i l ' a c t e p a r l e q u e l i l é l a g u e l e t e m p s

    lu i -même de ses bavures e t de ses broui l lons pour nous

    l ivrer en deux heures une vie exemplaire , épurée, comble

    de ce qu i lu i m an qu ai t , le s tyle co m m e si cet acte ne

    trouvai t pas sa contrepar t ie e t son équi l ibre dans l 'ac te

    inverse , celui par lequel dessin , peinture ou imager ie qui

    sont s tyle pur , auxquels m an qu e le tem ps, le re t rouv ent e t

    nous touchent par un nouveau b ia i s , un au t re commun

    dénominateur qui n 'es t p lus la contemplat ion ( jamais le

    mot de spec ta teur n 'es t moins à sa p lace qu 'au c inéma)

    mais la part icipation. On en a tout de même fini avec les

    fausses é tanché i tés , théâ t re ou c inéma, pe in ture ou c i

    né m a. Auss i avec le c iném a, a r t du m ou vem ent . Ce n 'es t

    pas parce q ue la cam éra y bo ug e (au contra i re , m oins e l le

    bouge, mieux ça vaut) que les fdms de Resnais sur des

    pe in t res sont d 'abord du c inéma. C 'es t parce qu 'enf in le

    tableau s 'y voit rest i tué un temps qui lui appart ient . C'est

    que la durée de son ac t ion n 'es t p lus commandée par le

    tem ps du spec tateur, qui est susp ensio n, mais pa r le tem ps

    de l ' éc ran , qu i es t parcours . E t l e charme opère dans la

    mesure où pour l a p remiè re fo i s , g râce au c inéma , l e

    pe in t re , l 'œu vre e t le spec ta teur on t un é lém ent co m m un ,

    conna i s sen t un r appor t dynamique , e t son t cousus p ro

    v iso i rement dans la même peau .

    I l

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    10/41

    L e s « i l l u s t r a t i o n s » d e T r n k a p r o c è d e n t d u m ê m e

    ch arm e. Et la s impl ic i té de l'h is toi re , la len teu r du tem ps

    semblent bien confi rmer que le c inéma ic i es t affa i re de

    nature e t non de moyens. I l semble qu 'en effe t le don de

    se promener l ib rement dans l ' imager ie féer ique , de par

    couri r l 'autre monde, se suff i t à lu i -même et exclut cet te

    rouerie, ce damier d 'effets et de

     suspense

      auquel recour t ,

    pa r exem ple, M. Disney (bien pe rsu ad é, lui , et aj u ste t i t re,

    que le seul fa i t de parcouri r son univers en papier peint

    n e suffirait pas à en vo ût er le cl ient) . Mais la co m pa rais on

    avec Disney est t rop faci lement accablante pour celui-c i ,

    e t s e ra i t un t rop f a ib l e hommage pour Trnka . Oppose r

    les b ru n s ric he s, les rou ge s graves, les gris et les bistre s d e

    Bayaya

      aux ecchymoses lyriques de

     Fantasia,

      par exemple,

    ne suffirait pas à cé léb rer ce rach at de toutes les teintes sa

    cr i f iées , l 'ordre e t la volupté de ce luxe. Opposer la mu

    sique de Trojan à cel le de Churchi l l comme victoire du

    thème popula i re sur l ' a i r à succès n 'en d i ra i t pas assez

    sur la noblesse de cet te musique (e t ces voix acides por

    tées sur une orches t ra t ion savante , comme des anges de

    cathédrales) . Du moins , les effor ts d ' ingéniosi té par les

    que ls Disney ch er ch e, avec force tru cs, à no us faire c roire

    à ce qu ' i l raconte , opposés à la s impl ic i té de propos de

    Tr nk a, aussi à l 'aise d an s les l imites de son  «  i l lustrat ion »

    qu 'un tab leau à l ' in té r ieur de son cadre , met ten t en év i

    dence ce paradoxe par leque l l 'un ivers de Disney res te

    fe rmé su r l u i -même , a lo r s que l e monde de Trnka dé

    bo uc he sur le nô t re . E t l à -dessus , soyons jus tes , Trnk a a

    un atout sup plém enta ire : la t rois ième dim ens ion. La ma

    r ionnet te ba t t ra à tous coups le dess in dans ce t te en t re

    pr ise de mervei l leux, parce qu 'en

      I O 5 Î

      la prem ière cond i

    t ion du merve i l leux , c 'es t l e concre t . Personne ne peut

    plus marcher dans la gaze e t l 'appar i t ion, e t , mieux en

    core que

     M iracle à Milan

      et

     GeraldMe Boing Boing,

      les ma

    r ionne t t e s de

      Bayaya

      s 'approchent de la poés ie dans la

    mesure où el les s 'approchent de l 'objet .

    E t c ' e s t b i e n à c e l a q u e n o u s p e n s o n s e n q u i t t a n t

    Bayaya

      : à un e forme p res qu e oubl iée d'« or ne m en t ». Un

    o r n e m e n t q u i n ' e s t p l u s , c o m m e c e q u e n o u s c o n n a i s

    sons sous ce nom depuis les basses époques , un sec teur

    inférieur de  l art, un e m on na ie de la bea uté mais ce qu'i l

    est da ns les hau tes ép oq ue s, au Moyen Age ou da ns les so-

    12

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    11/41

    ciélés pr imi t ives , un e valeur de eivil isation, un ho m m ag e

    constant rendu à la créat ion en l ' imi tant . De même que

    l 'ampleur e t la minut ie du déroulement de l 'h i s toi re nous

    rappel lent les romans du Moyen Age, où l 'émervei l lement

    vient auta nt de la descr ipt ion, de l 'appr éhe nsio n con crète

    d 'un décor , d ' une a rmure ou d ' un co rps , que des su r

    p r i ses de l ' aven t u re ( l e s unes e t l e s au t re s r envoyan t

    d 'a i l leurs , par le t ru ch em en t de la sym bol ique , au m êm e

    absolu) de m êm e ce souci d ' invest igat ion de la be au té ,

    qu ' i l apparaisse sous forme de bruns-rouges ou d 'accords

    de neuvième, nous renvoie au p la i s i r d 'o rner , au p la i s i r

    d ' en l um i ne r , à un p la is ir qu 'on au ra tend anc e à no m m er

    gratui t parce que c 'es t le seul just i f ié . Et s i , tout en lui

    c o n c é d a n t t o u s s e s c h a r m e s , c e r t a i n s o n t r e p r o c h é à

    Bayaya  sa

     «

     len teu r », c 'es t u n pe u t r i s te , mais c 'es t aussi

    un aveu . L 'humain du XXe s ièc le n ' a ime pas s ' a t t a rder

    sou s u n ch ar m e, il ve ut vi te en faire le to u r e t n o u s ne

    savon s qu e t ro p à qu el po int il est défavorisé, sous le rap

    por t du t emps , v i s -à-v i s du bœuf pour l a contempla t ion ,

    et vis-à-vis de la grenouil le pour la volupté.

    Publié dans

     Les Cahiers du

     cinéma,  n° 8, janvier ig5a.

    Prince Bayaya,

     film

     en Agfacolor de Jiri Trnka. Scénario : d'après

    un conte de B. Nemcova. Poèmes : V. Nezval. Musique : V.

    Trojan. Production : Film tchécoslovaque d'Etat,

      IQ5O.

    13

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    12/41

    Chris . Marker ,

    à la poursui te

    des s ignes du temps

    par François Porcile

    Ce voyageur i n fa t i gab l e , pass i onné de sc i ence - f i c

    t i o n , a m o u r e u x d e s c h a t s e t a d m i r a t e u r d e G i r a u d o u x ,

    n e c e s s e r a j a m a i s d e n o u s é t o n n e r .

    D ' u n e œ u v r e e n m a r g e d e l a p r o d u c t i o n c o u r a n t e ,

    seu l s deux f i l ms en t ren t dans l e s sac ro - sa i n t e s l i m i t e s

    d u c o u r t m é t r a g e ,

      Dimanche à Pékin,

      ou l es t r ibu la t ions

    d ' u n F r a n ç a i s e n C h i n e , e t Description d'un com bat,  r é

    flexion pr of on de s ur l e j e u n e Eta t d ' I s r aë l .

    Ces f i l ms , de p r i me abord , me t t en t en cause l a no

    t i o n m ê m e d u « d o c u m e n t a i r e ». L a c a m é r a n ' a p l u s

    ic i l e rô le d i scre t e t e f facé qu 'e l l e occupe chez un do-

    c u m e n t a r i s t e c h e v r o n n é . C e n ' e s t p a s l a C h i n e o u

    Is raë l vus pa r un F rança i s , ma i s pa r Chr i s . Marke r . Le

    t é m o i g n a g e e s t e n m ê m e t e m p s u n e p r i s e d e p o s i t i o n

    e t une pr i se de possess ion du rée l . Car l e su je t choi s i

    n ' e s t pas un hasa rd . La Ch i ne , I s raë l , Cuba , l a S i bé r i e

    [Cuba si  e t  Lettre de Sibérie)  s o n t d e s E t a t s e n p l e i n e

    évolu t ion pol i t ique e t soc ia le que Marker a choi s i d 'ob

    se rv e r avec sy m pa t h i e , avec am ou r (« am o ur q u i se ra i t

    u n e f o r m e s u p é r i e u r e d e l ' i n t e l l i g e n c e », é c r i t J e a n

    Col le t ) . Le choix du su je t es t dé jà l e re f l e t d 'une per

    s o n n a l i t é .

    L a p e r s o n n a l i t é d e l ' a u t e u r s e m a n i f e s t e e n s u i t e

    d a n s l ' o r i g i n a l i t é d u r é c i t . U n e é t r o i t e i n t e r p r é t a t i o n

    du t ex t e e t de l ' i mage , qu i s ' appe l l en t e t s e r éponden t

    l ' u n l ' a u t r e d a n s u n e s o r t e d e p i n g - p o n g l i t t é r a i r e e t

    p h o t o g r a p h i q u e , m a r q u e l e s l i m i t e s d u d o c u m e n t a i r e

    e t ouvre en même t emps l e champ de l ' e s sa i .

    15

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    13/41

    La p l upa r t du t emps , l e t ex t e comment e l ' i mage . I c i

    l ' i mage appu i e l e t ex t e , ma i s ce de rn i e r l ' app ro fond i t

    e n c r é a n t , a u b e s o i n , u n c e r t a i n d é c a l a g e p a r r a p p o r t

    à el le.

    M a r k e r a d é f i n i u n e n o u v e l l e f o r m e d e c o m p a r a i

    son en t re l ' i mage e t l e son qu i cons i s t e à r approcher

    d e u x i d é e s a p p a r e m m e n t é t r a n g è r e s l ' u n e à l ' a u t r e e t

    d o n t la j o n c t i o n a p p o r t e a u film u n e r é s o n a n c e i n a t

    t e n d u e e t s o u v e n t é l o q u e n t e .

    C e t t e c o n s t r u c t i o n m é t a p h o r i q u e s e m a n i f e s t e a s

    s e z s o u v e n t d a n s l ' a l l i a n c e d ' u n e i d é e s p i r i t u e l l e e t

    d ' u n e i d é e m a t é r i e l l e , d ' u n é l é m e n t n o u v e a u e t d ' u n

    é l émen t f ami l i e r .

    « P o u r le p eu p l e en ex i l, la B i b l e é t a i t l ' éq u i v a l e n t

    s a c r é d u c a t a l o g u e d e la M a n u f a c t u r e d ' A r m e s e t

    C y c l e s d e S t - E t i e n n e , t o u t c e q u i n ' y f i g u r a i t p a s

    n 'ex i s t a i t pas . » (Description d'un combat).  Ou b ien , ( sur

    de s imag es de la Mer M orte) , « dé co r , s 'i l faut en cr oi re

    u n s a v a n t r u s s e , d e l a p r e m i è r e e x p l o s i o n a t o m i q u e ,

    3 o o o a n s a v a n t l e C h r i s t s u r u n H i r o s h i m a d e J u d é e

    q u i s ' a p p e l a i t S o d o m e . »

    D e l a c o n f r o n t a t i o n s i m u l t a n é e d e d e u x i m a g e s ,

    l ' une v i sue l l e , l ' au t r e l i t t é ra i r e , na î t une vé r i t é nou

    v e l l e , s o u d a i n e m e n t é v i d e n t e , u n e v é r i t é s y n t h é t i q u e .

    M a r k e r p o u s s e c e t t e m é t h o d e j u s q u ' à l a n o t a t i o n l a

    p l us s i mpl e . Au débu t de Dimanche à Pékin,  i l parcour t

    l ' a l l ée qu i condu i t aux t ombeaux des empereu rs Mi ng ,

    « avec l es cha m eaux Mi ng , t r anq u i l l e s co m m e des po u

    lets rôt i s ». Du P o nt d u Ciel , il d i t : « C 'étai t u n co u p e-

    g o r g e , c ' e s t r e s t é u n e p e t i t e o a s i s d ' i n o r g a n i s a t i o n .

    C ' é t a i t l a cour des mi rac l e s , c ' e s t l a fo i r e du Trône . »

    La ru e du C arm el es t p o u r lu i « la ru e Mo uffe ta rd de

    T e l -A v i v » ; d e m ê m e q u e la g r a n d e m u r a i l l e ,  chef-

    d ' œ u v r e d e s e m p e r e u r s c h i n o i s , n ' e s t à s e s y e u x

    q u 'u n e « l i gne M ag i no t de 2 5oo km , e t auss i i nu t i l e . »

    Ce t t e fo rme pa r t i cu l i è re de compara i son es t l a base

    d e s a m é t h o d e , q u ' o n p o u r r a i t r é s u m e r p a r c e t t e

    p h r a s e d e  Dimanche à Pékin  : « T o u t cela est lo i nta in

    comme l a Ch i ne , e t en même t emps auss i f ami l i e r que

    le Bo is de Bo u l ogn e ou l e s bo rd s du L o i n g . » Le p ré

    s e n t q u e f i l m e C h r i s . M a r k e r e s t p o u r l u i l e m o y e n

    d 'une ré f l ex ion sur l e passé e t sur l ' aveni r .

    16

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    14/41

    C e r a p p o r t c o n s t a n t d e l ' h o m m e a u q u o t i d i e n l u i

    permet jus tement de re t rouver l e sens exac t de ce qu ' i l

    voit .

    L e p o i n t d e d é p a r t d e

      Dimanche à Pékin,

      c 'e s t l a

    C h i n e r e v ê t u e d e s e s a p p a r e n c e s . « L e s a m a t e u r s d e

    p i t t o r e sque peuven t t ou jou r s s e r aba t t r e su r l e s f r ag

    m en t s de l a v i e i l l e Ch ine que l e dége l cha r r i e enco re .

    E t , b ien sû r , i l y a l à de quo i nour r i r tou tes l e s nos

    t a l g i e s . M a i s l e p r i x d u m o d e r n i s m e n o u s p a r a î t r a i t

    p e u t - ê t r e p l u s l o u r d s i l e p r i x d u p i t t o r e s q u e n e s e

    t r o u v a i t b r u s q u e m e n t i n s c r i t s o u s n o s y e u x : u n e

    f e m m e a u x p i e d s m u t i l é s , s u r v i v a n t e d e s t e m p s i m p é

    r iau x. »

    L a r é a l i t é s e r é v è l e , s o u d a i n d é m a s q u é e , c o m m e

    l 'époque des guer res l égenda i res don t l 'opéra de Pék in

    r e t e n t i t e n c o r e . C e p a s s é m y s t é r i e u s e m e n t a c t u a l i s é

    l ui r a p p e l l e c e s g é n é r a u x « a n c ê t r e s d e n o m b r e u x g é

    n ér au x q u i , en 2 00 0 an s , o n t fai t e t dé fa i t l a C h in e

    j u s q u ' à c e q u e l e p e u p l e c h i n o i s s e d o n n e , c e r t a i n 1 e r

    o c t o b r e , s o n  4 ju i l l e t . »

    En I s raë l , i l ne manque pas de rappe le r l e s o r ig ines

    d e s i m a g e s q u ' i l fi lm e : « L ' A n g l e t e r r e n ' a v a i t p a s

    p r é v u q u e s e s c o n c e s s i o n s a m b i g u ë s à u n F o y e r J u i f

    a m è n e r a i e n t u n e n o u v e l l e n a t i o n . L ' O c c i d e n t n ' a v a i t

    pas p révu que le Moyen-Or ien t cesse ra i t un jour d 'ê t re

    s a s t a t i o n - s e r v i c e , e t q u e l e s p r e m i e r s o c c u p a n t s a u

    r a i e n t l eu r m o t à d i r e . »

    M arke r , en r ep l açan t s e s im ages dans l e t em ps , f a i t

    a i n s i œ u v r e d ' h i s t o r i e n .

    Mais l e résu l ta t de ce t t e ré f lex ion es t une ques t ion

    su r l ' aven i r , qu ' i l pose com m e une hypo thèse , d ' ap rè s

    l e s s i gnes que l u i ad re s sen t l e s peup le s qu ' i l obse rve .

    L e d e r n i e r p l a n d e  Description d'un combat,  u n e

    longue im age d 'une pe t i t e f i l l e j u ive en t r a in de de s

    s in e r , i ns p i r e à M arker ce t t e co nc lu s io n : « I l f au t la

    regarder v ivre . El le es t là . Comme Israë l . . . La regarder ,

    j u s q u ' à l ' é n i g m e , c o m m e c e s m o t s q u ' o n r é p è t e s a n s

    c e s s e e t q u e s o u d a i n o n n e r e c o n n a î t p l u s - j u s q u ' à

    c e q u ' e n t r e t o u t e s l e s c h o s e s i n c o m p r é h e n s i b l e s d e c e

    m o n d e , l e p l u s i n c o m p r é h e n s i b l e s o i t q u ' e l l e e s t l à ,

    en face de nous , comme un oiseau e t comme un chif f re

    c o m m e u n s i g n e . »

    17

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    15/41

    Si gnes de passé en même t emps que s i gnes d ' aven i r ,

    l e s t é m o i g n a g e s d e C h r i s . M a r k e r n e s o n t p a s d e s

    « m e s s a g e s » a u p r é s e n t .

    Tourné vers l ' aveni r , l e c inéma de Chr i s . Marker es t

    comme la pensée bergsonienne , non p lus un regard posé

    sur no t re t emps , mai s sur l a durée du rée l .

    Message d 'amour et médi tat ion sur le temps, i l semble

    appl iquer d i rec tem ent ce t te phrase de Jean Jaurè s :

     «

     Aller

    vers l' Idéal e t co m p re n dr e le réel . »

    Publié dans

     Défense du court métrage français,

     Ed. du

     Cerf,

     uj65.

    18

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    16/41

    Q u e reste- l - i l de ces imag es ?

    par Annick Peigné- Giuly

    Froides saisons. Les t roupes soviét iques avaient péné

    t ré dans Bu dapes t po ur con ten i r

      «

      l ' insur rec t ion

      »

     (c'était

    en io,56) et quelques vedettes françaises (Gérard Phil ipe

    d a n s u n e t o u r n é e d u T M P p u i s Y v e s M o n t a n d , a v e c

    Sim on e Sign ore l ) ava ien t fa it le voyage ju sq u 'à M oscou,

    sourires fr i leux aux actuali tés françaises, comme pour té

    m oig ne r qu e d err ière le rideau d e fer, il y avait u n e vie, un

    monde . C 'es t ce t au t re monde , ce lu i , au choix , masqué

    par la p ropagande occ identa le ou paré des s logans com

    munis tes , des couleurs maoïs tes comme des sa l sas révo

    lu t ionnai res dont Chr i s . Marker , à ce t te époque , se fa i t

    l ' imagier.

    En pleine guerre froide, i l sort

     D imanche à Pékin

      (io,55),

    Lettre de Sibérie

      (io,58), puis

      Cuba si

      (1961,  m a i s c e n s u r é

    jusqu 'en igf iS) . Tro is documenta i res dont i l semble ba

    na l au jourd 'hu i de d i re qu ' i l s on t  «  vieilli  »  ou qu ' i l s sont

    « datés ». Mais qui vieillit ? Le cinéaste, le film, celui qui

    regarde , ou l 'His to i re e l le -même  ?  Passées au carbone i / j

    d 'une générat ion  «  post-communiste », que reste-l-il de ces

    images sur l ignées d 'un Marker engagé

     ?

    De

     Lettre de Sibérie,

      d ' aucuns conse rven t au jou rd 'hu i

    un souveni r p réc is . Une séquence où appara î t ra i t sur un

    p a n n e a u i n d i c a t e u r le m o l « Sib er ia ». Q u' i l s se son t e m

    pressés de l ire comme un mot valise. «  Si. . . Beria ». En ré

    férence au s inis tre chef de la Tc hék a s ta l inien ne. Co m m e

    une note d i ss idente dans une le t t re qu i , s inon , pour ra i t

    ê t re ce l le du voyageur idéa l d ' in tour i s t . Re tour image :

    c 'é ta i t une b lague . Un faux inser t publ ic i ta i re pour les

    I )

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    17/41

    rennes s ibé r iens in t rodu i t pa r un panneau d 'une  « Un ited

    Product ions of Siber ia » im agin aire. Un insta nt, i l est vrai,

    le panneau se sc inde pour ne la isser à droi te de l ' image

    que ces deux mots :

     «

     pr od uc tio ns of Beria ». A la lu m ière

    des années d iss identes , i l n 'en fa l la i t pas p lus pour t rou

    ver un double fond à l 'air un peu trop

     «

      rouge

      »

      de ce film.

    D'autres n 'ont pas oubl ié ce t aut re moment . Une pet i te

    leçon de c hose s app liqué e à son p rop re travail par M arker.

    « E n enre g i s t ra n t auss i ob je c t ivem ent q ue poss ib le ces

    images d e la capitale yak ou te, je m e dem an da is à qu i el les

    fe ra ien t p la i s i r , pu i squ 'on ne saura i t pa r le r de l 'URSS

    qu 'en t e rm es d 'en fe r ou de pa ra d i s . . .

     »

      En une m êm e sé

    qu en ce e t t ro i s com m enta i re s , il p rou ve qu 'on pe u t fa ire

    di r e ce qu e l 'on v eu t à l ' imag e, i) « La capi ta le es t u n e

    v i ll e m o d e r n e o ù d e c o n f o r t a b l e s a u t o b u s . . . » 2)

    « Yak outsk, vi lle so m br e où les ha bita nts s 'en tasse nt da ns

    des bus rouge sang . . .

      »

     3)

     «

      D an s la v il le mo de rn e , les au

    tob us , m oin s bo nd és qu e ceux de Par is aux he ur es d'af-

    f luence cro ise nt les lux ue use s Zil réserv ées aux services

    p ub lic s. . . » Sim pliste m ais eff icace. A la lum ière d es an

    nées de doute , i l n 'en faut pas p lus pour y l i re au moins

    l ' e x i g e n c e d ' u n r e g a r d é c l a i r é d u s p e c t a t e u r . P o u r

    conclure son exerc ice de contre-propagande, ce t te phrase

    sibyll ine : « Mais l 'object ivi té aussi n 'est pas ju st e . C e q ui

    co m pt e, c 'est l 'é lan et la diversi té . »

    Cet te année- là , Emmanuel le Riva non plus n 'avai t r ien

    v u à H i r o s h i m a , a l o r s q u e R e s n a i s a v a i t s o r t i

      Nuit et

    brouillard

      deux ans aupa ravan t . Ce t t e année - l à , Ch r i s .

    M arker ne voit pas de cam ps en Yak out ie . « U ne éne rgie

    indé niab le , u n t rès lourd passé e t un e éc la tante conf iance

    da ns l 'avenir  ». C'est ainsi que le com m entaire en tre, ap rès

    qu el qu es p lan s larges du « p lus grand ter ra in vague du

    monde » , dans la capi ta le yakoute . Est -ce à l i re dans  « le

    t rès lo ur d passé » q u e d ès le XTXe s ièc le on dé p or te à

    Ya koutsk ? E nt re les lignes ?

    Dans les l ignes, on l i t que c 'est ici que tout commence.

    Avec le « b ie n-ê t re m atér ie l , ma is auss i les valeu rs m o

    rales : la curio si té , la réf lexion, l 'ouv erture au m o n d e et à

    la cul ture » . Mais , c 'es t dans le regard qu ' i l por te , p lus

    que dans ses l ignes de commenta i re (pa ro le un ique , e t

    écr i te comme un long poème, d 'un f i lm où la Sibér ie es t

    m ue t t e ) , que M arke r s ' é chappe du m an iché i sm e m ena -

    20

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    18/41

    çan t a lors . Q ue voit- il en S ibérie ? Le pre m ier ho m m e est

    u n C o s a q u e t é l é g r a p h i s t e q u i , g r i m p é s u r s o n p o t e a u

    plan té da ns la vaste plaine, est à l 'image d e ce qu e ch erc he

    ici M ark cr : « le ro m an tis m e e t l'électri ficat ion ». Et les

    g rues -d i no saures d ' i rkou t sk . E t son ba r rage , com m e u ne

    station spat ia le . Et les ch erc he urs d 'or q ui ,

     «

     seuls de tou s

    les soviét ique s », se pr iv en t volon tai rem ent des

     «

     lois so

    c i a le s » e t que M arke r vo i t co m m e de nou vea ux a l ch i

    mistes : «  i l arr ive qu ' i l s se t rompent eux-mêmes sur l 'ob

    j e t qu ' i ls r ec he rch en t e t p l u t ô t qu e des ch e rc he urs d ' o r ,

    son t - i l s des che rcheurs de boue . . .

      »

      (et l 'on en ten d « des

    c h e r c h e u r s d e b o u t

      »).

     Et les no m ade s , à qu i une

     «

     sagesse

    digne de l 'ant iqu e a assigné d es bases », tou t en préservan t

    leurs mythes et leurs dieux vivants encore. . . dans l 'opéra

    yakoute . E t l e cheval no i r aux pa t t es en t ravées qui rôde

    dans le parc près de la s ta tue d 'Ordjonikidze, bolchevik

    suicidé so us Sta l ine. Et l 'image « q u e tout le m on de at

    ten da i t », di t - i l , « cel le san s laq uel le il n 'y au rai t pas de

    film sér ieux su r un pays qui se t rans form e » : un cam ion

    de 4 tonnes c ro i se une t e l egue (une charre t t e ) . Ent re l es

    l ignes , à cô té d e « la ligne », M arker c he rc h e p lu s q u e

    l 'humain . Des s ignes de l iber t é e t d ' espoi r . Qu ' i l c ro i t

    a lors dé tec te r , « à qu e lq ue s k i lom èt res des bure au x du

    Plan , e t sans met t re apparemment en pér i l l a cons t ruc

    t ion social i s te . » Un d ou te to ut d e m êm e : « No tre i ronie

    es t peut -ê t re p lus na ïve que l eur en thous iasme

      »

     r i sque -

    t -i l. Et derr iè re son d ou te , ant id até , se de ssin en t en po in

    tillé,

     les images d 'un

      «

      pays lointain [.. .] d'un pays de l 'en

    fance ».

    D a n s

      Cuba si,

      c 'es t moins la réal i té qu ' i l in terroge que

    Cast ro lui -même. Marker f i lme les premières

      «

      p lages po

    pulaires », le

      «

      travail pour tous », la « ter re à ceux q u i la

    travaillent », les «  maisons à ceux qui les habi tent  » c o m m e

    d e s i m a g e r i e s r é v o l u t i o n n a i r e s p o u r c o n t r e r l a p r o p a

    gande amér i ca i ne an t i eas t r i s t e . La r évo l u t i on n ' a a l o r s

    que deux ans, les souvenirs de la dictature de Batista sont

    v i fs e t F ide l peut encore répondre de sa «  vocat ion révo

    lut ionn ai re ». Q ue st ion qu ' i l renvoie aux Fran çais d e 89 :

    « Co m bi en d e D an t on , combi en de Rob esp i e r re . . . ». Un

    jacobin i sme, pos tda té , auquel Marker oppose l es accusa

    t ions fai tes à Cast ro : le rapprochement avec les Russes,

    l 'absence d 'élect ions. Et de ne pas louper, dans la réponse

    21

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    19/41

    d u l i d e r m a x i m o , s o n t r é b u c h e m e n t s u r « l ' i n s - t i - t u -

    t ionna- l i - sa- t ion de l a révolu t ion » . En s ' appl iquant un

    peu , i l a r r ivera à l e d i re . Une sor t e de l apsus prémoni

    toi re d 'une Histoi re qui viei l l i ra mal . Ce n 'est que bien

    p l u s t a r d q u e M a r k e r r a p p e l l e r a c e l t e f a b l e p r é f é r é e

    d 'Orson Wel les . Cel l e du scorp ion qui demande à l a to r

    tue d 'eau de le t ra ns po rte r de l 'au t re cô té de la r ivière . A

    sa peur qu ' i l ne la pique, i l répond que ce n 'es t pas son

    intérêt de se noyer avec el le . . . El le accepte , e t an mi l ieu

    de la rivière, il la pi q u e. El le s 'é to nn e : « je n 'y peux r ien ,

    c ' es t mon carac tère

      »

      lu i ré torque- t - i l avant l eur noy ade .

    Mais Marker ne s ' en es t souvenu qu 'après .

    A Cu ba, le pays n 'e s t pas m ue t . I l ré so nn e des d iscou rs

    de Cast ro , des fanfares sur la place civique, des cr i s de

    s o u t i e n à F i d e l . I c i e n c o r e p o u r t a n t , c ' e s t c o m m e u n e

    let tre d 'u n

      «

     pays lointain

      »

      qu 'écr i t Marker . Comme Pékin

    en 55, comme la sixième face du Pentagone en 67, comme

    le Viêt-nam en 67. L'ai l leurs reste loin chez Marker. Loin

    de la Sibérie , de Cuba ou du Viêt -nam, le c inéaste e t ses

    films dev ienn ent ces drô les d ' en dro i t pou r une renc ont re

    (« Et moi , à Paris, je me souviens de Pékin. . . »), en ces

    d rô l es de t emp s de gu e r re (Guer re f ro ide , dé ba rqu em en t

    des an t i cas t r i s t es dans l a Baie des Cochons , bombarde

    ments amér ica ins au Nord-Viê t -nam, e tc . ) . Ent re- t emps ,

    l 'Hi s to i re a v ie i l l i , t rès v i t e , t rès mal . Ces chroniques

    d 'a i l leurs sont devenues des chroniques d 'hier . Des chro

    n iques de voyage à re l i re pour prendre l a mesure d 'une

    Hi s t o i re échappée du f i l l i néa i re de l ' i dée de p rogrès

    comme de l ' u t op i e documen t a i re des années 5o .

     «

     E n t r e

    l ' humi l i a t i on e t l e bonheur , ensu i t e c ' e s t t ou t d ro i t » ,

    concluai t - i l sa  Lettre de Sibérie.  D e s c h r o n i q u e s c o m m e

    au tan t de ces fausses pistes qu e M arker avai t t rouv é su r la

    rou te Ming, co nd ui sa n t l e voyageur à l ' endro i t p réc i s où

    l es em pe reu rs n e son t pas en t e r ré s . « Arc de t r i om ph e

    sur fausse piste », disait alors Marker,

     «

      ce pourrai t êt re le

    blason de la C hin e. » Bien vu .

    22

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    20/41

    Le sour i re du cha t

    par Gérald Collas

    Se pte m br e 1978, San t iago du C hi li , u n e ju n te mi l i ta i re

    p r é s i d é e p a r l e G é n é r a l P i n o c h e t r e n v e r s e l e

    Gouvernement d 'Uni té Popula i re de Sa lvador Al lende e t

    s ' empare du pouvoi r . La répress ion es t mass ive e t b ru

    tale.

    Nombre de mi l i tants de la gauche chi l ienne qui ont pu

    échapper à l a première vague d 'a r res ta t ions se ré fugien t

    dans l es ambassades e t consula t s pour ob ten i r un dro i t

    d 'asi le et un bi l let d 'avion.

    Q ue lqu es m ois plus tard et à des mi l liers de ki lomètres

    de là , Chris . Marker tourne un court métrage

      :

      L'Ambas

    sade.  Aucune ind ica t ion de l i eu ou de da te ne permet de

    si tuer l 'act ion. Le f i lm t ranche avec les oeuvres précé

    dentes du réal i sateur . Le t ravai l de montage, le rapport

    d i a l e c t i q u e e n t r e l ' i m a g e e t l e c o m m e n t a i r e s e m b l e n t

    s être  effacés pour faire toute la place au cinéma direct .

    L' im pre ssio n de réal ité est saisissante et tou t laisse croire

    à u n d o c u m e n t b r u t t o u r n é s u r l e

     vif...

     j u s q u ' a u x d e r

    nières images du f i lm où le spectateur a t tent i f découvre

    dans un plan f i lmé depuis la fenêt re de l 'ambassade re

    fuge, dominant les toits de la vil le, la si lhouette de la Tour

    Eiffel.

    Cette image est tout à la fois la  clef,  la mo rale e t le com

    mentaire du fi lm.

    Pour Chr i s . Marker e t son équipe i l  s agit  à l ' époque

    de s igni f ier que Paris n 'es t pas s i lo in de Sant iago, que

    l 'expérience chi l ienne de l 'Unité Populaire suivie et mon

    t rée en exemple par l 'Union de la gauche française qui

    23

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    21/41

    cro i t son h eu re a r r ivée es t pe ut -ê t re p lus r i che de l eçons

    dans sa défai te par les armes que dans sa victoire par les

    urnes .

    Ci nq ans ap rès l ' exp l os i on de 68 , l ' ex t rême gauche

    f r a n ç a i s e v i t à l ' h e u r e d ' u n m i n i s t r e d e l ' I n t é r i e u r

    (Raymond Marcel l in) qui brandi t l ' improbable spect re du

    « com plot in te rna t iona l  » po ur con jure r to ute vel léi té pro

    testataire.

    Revoir ce f i lm aujourd 'hui c 'es t d 'abord mesurer com

    m e n t l e t e m p s q u i e s t p a s s é a c h a n g é n o t r e r e g a r d .

    Apercevoir la Tour Eiffel à la fin du fi lm ne nous met plus

    en ga rde co nt r e un scé nar io « à la chi l ien ne » po ur u ne

    France où la gauche aurai t gagné les élect ions mais contre

    l ' impression de réal i té produi te par le f i lm lui -même.

    La c l e f ouvre au j ourd 'hu i une nouve l l e po r t e a s sez

    contradictoire, sans doute, avec les intent ions ini t iales de

    l 'auteur. Si la Tour Eiffel est bien réelle et si elle suffit à

    si tuer le fi lm à Paris, du même coup el le révèle au spec

    tateur que c 'est à une fict ion qu' i l a assisté

    Comme si la volonté d 'agi tat ion pol i t ique avai t laissé

    la place à une réflexion morale sur le pouvoir de l ' image.

    En fai t ces deux regards portés sur le fi lm à 20 ans de

    dis tance se re joignent pour nous di re de nous méfier de

    nos i l lusions.

    La vigilance s' impose peut-être plus, à l 'heure de l ' info-

    spectacle, face au flot des images télévisées en mondovi

    s ion que face aux brui t s de bot tes dans les casernes. À

    moins que l es premières ne so ien t l es miss ionnai res des

    seconds .

    I l y a b ien longtemps que Godard inscr iva i t sur des

    cartons que ce n 'é ta i t pas une image juste mais juste une

    image.

    Pour dire cela i l fallait arrêter l ' image.

    En 1957, Chris . Marker nous écr ivai t d 'un pays loin

    ta in que l 'on appel le la Sibérie . Dans une séquence cé

    lèb re i l repas sait trois fois, à la su ite, les m êm es im age s d e

    Yakoutsk , cap i t a l e de l a Yakout i e , avec t ro i s commen

    taires différents.

    Le premier corroborant l ' idée du paradis social i s te , le

    sec on d celui de l 'enfer sov iét ique et enfin le de rn ier p re

    nan t un t on vo l on t a i r emen t

      «

     ob jec tif ».

    Le commentai re avec lequel i l fa i sai t repart i r le f i lm

    21

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    22/41

    m éri te qu e l 'on s 'y ar rêt e : « M ais l 'objectivité n on plu s

    n 'es t pas jus te . El le ne déforme pas la réal i té s ibér ienne,

    mais e l le l 'a r rê te le temps d 'un jugement , e t par là e l le la

    déforme quand même. Ce qui compte c 'es t l 'é lan e t la di

    v e r s i t é . C e n ' e s t p a s u n e p r o m e n a d e d a n s l e s r u e s d e

    Yakoutsk qui vous fera comprendre la Sibér ie . I l y fau

    drai t un f i lm d 'actual i tés imaginaires , pr ises aux quatre

    coin s du pays. »

    Mul t ip l i e r l e s po in t s de vue . P lus comme dans une

    pe in tu re cub i s t e que comme su r un p l a t eau de jou rna l

    télévisé.

    S ' in té resser aux f ragments , aux ins tan ts suspendus , à

    tous les pet i ts r iens de la vie courante aux quatre coins

    du globe. Non pour les isoler et donc les f iger, mais pour

    les faire résonner (raisonner ?) .

    En 1982, Marker revient avec un fi lm de long métrage

    qui sera t rop peu vu  : Sans soleil.  « Ap rès que lque s tou r s

    du monde , s eu le l a bana l i t é m ' in t é re s se encore . J e l ' a i

    t raquée p en da nt ce voyage avec l ' acharne m ent d 'u n chas

    seur de pr imes « .

    P o u r qu i a eu en mé m oi re sa f ilmographie le p ro p o s

    peut sembler désenchanté , de l 'Af r ique à Cuba en pas

    sant par l 'Amérique, la Sibér ie , la Chine e t Israël , Chris .

    Marker a toujours braqué son regard sur tout ce qui bou

    geait . Pourtant avec ce f i lm i l ne rompt pas avec ce qu'i l

    a fa i t jusque là , que l 'on pense en par t icul ier à

     S i

      j'avais

    quatre dromadaires.

    De retour à l 'aéroport de Nari ta , haut l ieu de manifes

    ta t ions v io len tes an t iamér ica ines des é tud ian ts j aponais ,

    s o n a m i H a y a o Y a m a n e k o b r i c o l e a u s y n t h é t i s e u r l e s

    images d 'a rch ives de ces bagar res d 'h ie r p lu tô t que de

    to ur n er cel les d 'a ujo ur d 'h ui : « Si les imag es du pré sen t

    ne ch ang ent pas , chan ger les images du p assé . . . Au m oins

    el les se donnent pour ce qu 'e l les sont , des images, pas la

    forme t ranspor lab le e t compacte d 'une réa l i t é dé jà inac

    cessible ».

    y a là cet te volonté de remet t re de la dis tance entre

    le réel et son image, et ce à une époque et dans un art , le

    c iném a, do nt tou t l e t rava il co nc ou r t ob jec t ivem ent à ré

    duire cel le-ci .

    Comme s i l e c inéma ava i t p lus d 'un s ièc le de re ta rd

    sur la pe intur e . Com m e si no us é t ions devenu s incapables

    2r>

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    23/41

    de perce voir le m ou ve m en t de la création, la vie da ns l 'ob-

    j e t : « Q u a n d l es h o m m e s s o n t m o r t s , ils e n t r e n t d a n s

    l ' h i s to i r e . Quand l e s s t a tues son t mor t e s , e l l e s en t r en t

    dans l ' a r t » . C 'é ta i t l a phrase d 'ouver ture de

      Les statues

    meurent aussi

      (ig53).

    L 'on pour ra i t p réc i se r que ce ne son t d ' a i l l eu r s pas

    tan t l es s ta tues qu i meurent que leur beauté qu i meur t à

    n o u s ,  nous devient inaccessible . Ci tons encore Marker e t

    Resnais :

     «

      N ou s vo ulo ns y voir de la souffrance, de la sé

    r é n i t é , d e l ' h u m o u r , q u a n d n o u s n ' e n s a v o n s r i e n .

    C o l o n i s a t e u r s d u i n o n d e , n o u s v o u l o n s q u e t o u t n o u s

    par le : les bêtes , les morts , les s ta tues . Et ces s ta tues- là

    sont muet tes . E l les on t des bouches e t e l les ne par len t

    pas .  Elles ont des yeux et el les ne nous voient pas [ . . . ] .

    La statue nègre n 'est pas le Dieu : el le est la prière ».

    Voilà ce qui intéresse le cinéaste, non pas Dieu mais la

    pr iè re qu i es t l e mouvement de l 'homme vers son Dieu ,

    l ' instant où i l se tourne vers lui .

    Chr i s .

      Marker redira à peu près la même chose, t rente

    ans plus tard d an s

     Sans soleil

     à pro po s c ette fois-ci d e la ré

    volut ion q ue po ursuivai t la jeu ne ss e de s an né es soixante :

    « Ce do nt N arita m e renvoyait un f ragment intact, c om m e

    un hologramme br isé , c 'é ta i t l ' image de la générat ion des

    sixt ies . Si c 'es t a imer que d 'a imer sans i l lus ion, je peux

    dire que je l 'ai aimée.

    Elle m'exaspérait souvent, je ne partageais pas son uto

    pie qui é ta i t d 'unir dans la même lut te ceux qui se révol

    ten t contr e la m isère e t ceux qu i se révol ten t co ntre la r i

    chesse, mais el le poussait le cri primordial que des voix

    mieux ajustées ne savaient plus , ou n 'osaient plus cr ier . . .

    J 'a i re t rouvé là des paysans qui s 'é ta ient découver ts dans

    la lut te. Elle avait éch ou é da ns le conc ret . En m êm e tem ps

    tout ce qu'i ls avaient gagné en ouverture sur le monde, en

    connaissance d 'eux-mêmes, r ien d 'autre que la lu t te n 'au

    rait pu le leur apporter ».

    Un fdm comme

      LM  Sixième face du Pentagone

      (1967) ne

    disait guè re autre ch ose m êm e si à l 'époq ue il a sans do ute

    é té vu comme s inon un f i lm mi l i tan t du moins un f i lm

    engag é aux côtés de cette part ie de la je un es se am éricain e

    qui refusai t de par t i r au Viêt-nam. Ce que Chris . Marker

    re t ien t de ce t te journée qui a vu près de 100 000 jeunes

    m a r c h e r s u r l e P e n t a g o n e , c ' e s t l ' e x p é r i e n c e c i v i q u e

    26

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    24/41

    qu 'eu x- m êm es en re t i ren t : ê t re passé du d i sco urs à l'ac

    t ion. Avoir vécu cela en se m ble , ê t re a insi passé de l 'ado

    lescence à l 'âge adul te . Pour un peu le f i lm pourrai t au-

    j o u r d ' h u i p a s s e r p o u r u n e a p o l o g i e d e l a s o c i é t é

    américaine à t ravers la façon dont , sans doute à son corps

    défe nda nt , e l l e pe rm et à sa j eu ne ss e de pre nd re ses res

    ponsabi l i tés . Un f i lm en quelque sorte plus c ivique que

    mil i tant .

    Le cinéma de Chris . Marker n 'a d 'a i l leurs r ien d 'un ci

    néma mil i tant même si tel ou tel de ses fi lms a pu être

    ut i l isé de cet te façon, ou même en a reçu les galons des

    m ains de la ce ns ur e (pas seu lem en t française ).

    Là où le cinéma militant dénonce ou exalte, les fi lms de

    Ch ris . M arker son t toujours un pas de côté , dé ran ge an t la

    censure mais gardant leur l iber té vis-à-vis de leur sujet .

    S i M a r k e r p e u t a u j o u r d ' h u i e s t i m e r  s être  pa r fo i s

    t rom pé , il en es t seu l resp on sab le e t sans do ute préfère-

    t-i l les raisons qui l 'ont poussé à cela à cel les qui en ont

    condui t d 'aut res à se ta i re .

    reviendra sur ce thèm e dans son de rnier  f\h\\Le  Tom

    beau d'Alexandre  qui est un e le t t re po sth um e à son ami le

    p i o n n i e r s o v i é t i q u e d u c i n é m a A l e x a n d r e M e d v e d k i n e

    au qu el il prê te sans dou te un e large part ie de sa pro pre ré

    flexion.

    Fi lm d 'a i l leurs assez curieux de Chris . Marker qui ne

    nous ava i t guè re hab i t ués à se se rv i r d ' un doub l e pour

    nous parler . Ou alors i l s 'agissai t d 'un double de conven

    t ion comme Sandor Krasna l '« au teur

      »

      des le t t res adres

    sées au cinéaste de  Sans soleil,  celui qui avai t besoin de

    prendre du recul e t de met t re de l a d i s t ance pour nous

    parler du monde, de nous di re où i l se s i tuai t avant de

    ra co n te r ce qu ' i l avait vu : « Je vou s écr is tou t ça d 'u n

    au t re monde , un monde d ' appa rences , d ' une ce r t a i ne f a

    ç o n l e s d e u x m o n d e s c o m m u n i q u e n t . L a m é m o i r e e s t

    pour l ' un ce que l 'h i s to i re es t pour l ' au t re . Une imposs i

    bi l ité . Les légen des naiss ent du bes oin d e déchiffrer  l in

    déchi f f rab le . Les mémoi res do ivent se conten ter de l eur

    dél i re , de leur dér ive. Un instant arrêté gr i l lerai t comme

    l ' image d 'un f i lm bloquée devant la fournaise du projec

    teur. La fol ie protège, comme la fièvre. J 'envie Hayao et

    sa zone. Il jo u e avec les signes de sa mé m oire , il les éping le

    e t les déc ore co m m e des insec tes qu i se sera ie n t envo lés

    27

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    25/41

    du t emps e t qu ' i l pourra i t contempler d 'un poin t s i tué à

    l 'extér ieur du temps, la seule é terni té qui nous reste » .

    Ces images que C hr i s . M arker a rapp or tée s des qua t re

    coins du monde sont souvent , e t depui s longtemps , des

    images apparemment hanales . Leur force vient en grande

    part ie du regard qu' i l pose sur el les, de la façon dont ces

    images le t raversent et font écho à ses propres réflexions.

    Elles font avancer le fi lm en même temps qu'el les le met

    t en t en ques t ion .

    Le spectateur dis t ra i t ou aveuglé par son enth ou siasm e

    po ur le sujet po urrai t s'y t ro m pe r mais jam ais chez C hris .

    Marker la part ie ne vaut pour le tout , une image pour une

    aut re . Un plan de pet i t f i l le qui souri t c 'es t seulement

    l ' image d 'une pet i te f i l le heureuse même si e l le est chi

    noise ou yakoute .

    Mais le m ale nte nd u étai t toujours possible . En tou t cas

    il n'y en a plus avec les chats qui traversent les fi lms de

    M arker co m m e Hi tchcock les s iens. P ou r toujours le sou

    r i re du chat restera énigmat ique.

    2 8

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    26/41

    Le rega rd re tourné ,

    des "s ta tues meurent auss i"

    au "Tombeau d 'Alexandre"

    par Françoit Niney

    « Quand  les hommes son t morts, ils entrent

    dans l'histoire. Quand  les statues sont mortes,

    elles entrent dans   l art.  Cette botanique de la m ort,

    C 'est ce  que nous appelons la culture. (...)

    Un objet est mort quand le regard vivant qui

    se posait sur lui a disparu. Et quand nous aurons disparu,

    nos objets iront là où nous envoyons

    ceux des nègres : au musée ».

    Et nos images, où iront-elles ?

    Les essais do cum enta ires de Chris M arker retournent les

    images, i ls les exposent comme du temps différé que me

    na ce l 'oubli ou le m us ée ; seul no tre regard-mémoire pe ut

    leu r sauver la vie en no us sa uvant la vue. L' image

     «

     vivante

     »

    peut-el le racheter la réal i té, c 'est toute la quest ion du ci

    ném a ?

    Le regard pour Marker fonct ionne comme le re tourne

    m en t répé té d 'O rp hé e vers Eu rydice : il pe rd son obje t

    d 'amour en se

     retournant

      sur lui pour ne pas le perdre de

    vue ; m ais c'est qu'i l ne p eut pas faire au tre m en t, le regard,

    sinon i l perdrai t tout son sens qui est d 'y re-garder à deux

    fois.

    D ès Les

     statues

     meurent

     aussi,

      son deuxième film, Marker

    (ici co-ré alisateur avec Resnais) élab ore un style do n t il ne se

    départ i ra pas : celui d 'un essayiste pour lequel le cinéma

    n 'es t pas la saisie de la vie su r le vif, m ais un e réflexion pa r

    l 'image. A u se ns de la fameuse bo utad e : « Le s miroirs fc-

    29

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    27/41

    raient bien d e réfléchir avant de n ou s renvoyer notre image.

     »

    Le cinéma selon Marker , ce n 'es t pas une his toi re en

    images se déroulan t au présent de l a caméra , mai s une

    histoire d ' ima ges déjà pro jetées qui no us parlen t de no t re

    dest in. Les films de Marker ne se con jugu ent ni au pré sen t

    du c iném a di rect , n i à l' imp arfai t narra t i f d u  « i l était u n e

    fois ». Es t-ce u n ha sa rd , si sa seu le fiction,

      LM

     Jetée,  Marker

    l 'a fabriquée en photos f ixes  ? La plu p ar t de s es films s e

    déroulen t au passé composé , ce t emps de l ' au t re scène

    où l 'on re joue l 'H istoi re : l ' a lbu m d e la m ém oire , l 'ima

    ger ie de l a pensée . Rien d 'é tonnant à ce que Marker se

    soi t con sacré réc em m en t à un e série télévisée revisitant la

    pensée grecque , sé r i e in t i tu lée  L'Héritage de la chouette.

    On sai t que l 'o i seau de la sagesse, comme le soul ignai t

    Hegel , ne prend son envol qu 'au c rép uscule , tou t c om m e

    la pensée une fois l 'événement passé.

    La vo i x - j e du comment a i re , qu i han t e l e s f i l ms de

    Marker, déplace le spectateur à la fois au dessus du fi lm

    et dans un temps d 'après les images montrées . Le cont re

    po int des mots s i tue d 'em blée la projection d an s un tem ps

    différé de celui des prises de vues, mais à proximité du

    t rava i l de montage . Ce recul de l a vo ix , ce t t e non pré

    sence aux images e t des images , dégagent du cours du

    temps f i lmé le cours de la pensée, e t ouvrent le champ à

    l ' ironie et à la nostalgie.

    Mais cet te distance ne suffi t pas toujours à garant ir la

    clai rvoyance. Dénoncer la t romperie des images (voi r le

    t rompe- l 'oe i l de  L'Ambassade,  faux do cu m en t a i re po l i

    t ique) ,  les re to urn er cont re l ' enn em i de c lasse

      [Les

     statues

    meurent aussi  ou la fameuse séquence t rois fois commen

    tée de Lettre de Sibérie)  ou l es re tourner sur e l l es -mêmes

    (Sij'avais quatre dromadaires, Le Tom beau d'Alexandre),

    Marker l 'a fai t avec brio tout au long de son oeuvre. Mais

    ce recul cr i t ique et sent imental ne met pas pour autant à

    l 'abr i des vis ions fausses de l ' idéologie , tant sont puis

    sants not re mal à vivre e t not re besoin d ' idéal i ser la réa

    l i té . Batai lle sa ns fin d e l ' i llusion et de la Raiso n, laissant

    le de rn ier m ot à la dér is io n d e Nietzsche co nt r e le Savoi r

    Absolu de Hegel .

    Cet aveuglem ent , ce dog m at i sme qu ' il dé no nc e s i ju s

    t ement a i l l eurs , Marker l ' a par t agé comme « compagnon

    30

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    28/41

    de rou t e » du co m m un i sm e , et no t am m en t de sa ve r s ion

    eas t r i s t e . Sa voix de s i rène a chanté quelques

      «

     hé r os du

    pe up le » et do n n é parfois la leçon de « la batai lle de la

    pro du ct io n ». Mais, co nt ra i rem en t à ce qu e croien t les in

    con d i t i onne l s du « c i néma d i rec t » com m e « c i néma-vé

    r i té » (voir la c r i t iq u e à faux d e G i l les M arso lais d a n s

    L'Aventure du cinéma direct),

     les fi lms d e M arke r les plu s di

    r e c t e m e n t p r o p a g a n d i s t e s s o n t c e u x q u i f o n t l a p l u s

    gr an de p la ie au « d i rec t » ; l es p lu s c r i t iq ue s ceu x qu i

    j o u e n l d a v a n t a g e s u r l e m o n t a g e c o m m e r e t o u r n e m e n t

    des images, sur une dialect ique réflexive opposant à l ' im-

    médiateté de l ' image sa ré- interprétat ion à la fois his to

    r ique et subject ive. Ceux-ci , p lus personnels , cherchent à

    dé m on ter ; ceux-là, p lus mi l i tan t s , veulen t dém on t rer . E t

    dans bien des f i lms de Marker cohabi tent l 'un et l ' aut re ,

    « le po i n t de vue d oc um en t é » e t la dém ons t ra t i on t en

    d a n c i e u s e

      [Le Joli mai, Le F ond de

     l air

     est rouge),

      ce qui

    fa i t qu ' i l s nous charment e t nous i r r i t en t d ' au tan t p lus

    avec le temps, e t restent s t imulants .

    Déf i l é de masques dans un champ de mi nes

      Les sta

    tues meurent aussi

      est un f i lm exemplai re de ce montage

    p a m p h l é t a i r e f o n d é s u r u n e i n t e r r o g a t i o n i n c i s i v e d e s

    images et le retournement du regard. Est-ce un fi lm d'art ?

    I l récuse d 'emblée l e musée comme une pr i son où se fa

    nent l es product ions d 'une créa t iv i t é évanouie . Première

    p i q u e c o n t r e l ' a n t h r o p o c e n t r i s m e o c c i d e n t a l : « L ' a r t

    nègre : nous l e regardons comme s ' i l t rouvai t sa ra i son

    d ' ê t r e dan s le p la is ir qu ' i l no us d on ne . » C ep en da n t le

    superbe déf i l é des masques , mis en scène par Resnai s e t

    Marker, no us les ren d à nou veau inouïs dan s leur én igm e,

    et leur rest i tue, le temps du f i lm, leur beauté calme ou

    ter r ib le , l eur pu i ssan ce éc l ipsée . « I l n e ser t pas à gra nd

    chose de l 'appeler objet re l igieux dans un monde où tout

    est rel igieux, ni objet d 'art dans un monde où tout est art .

    ( . . . ) Nous voulons y voir de la souffrance, de la séréni té,

    de l 'humour, quand noxis n 'en savons r ien. Colonisateurs

    du m on de , no us vou l ons qu e tou t n ou s pa r l e : l es bê t e s ,

    les m or ts , les s ta tues . Et ces s ta tue s là sont m ue t tes . » Ce

    di san t , Marker prê te ré t roac t ivement une rés i s t ance pas

    s ive à ces génies tutélai res de l 'âm e n oi r e . Car bien tôt le

    blanc va dé ro be r celle-ci en us ur pa nt la place de ceux-là .

    Mais san s totem , où i ra dé so nn ais l 'âme d e ce grand s inge

    ",l

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    29/41

    qu 'o n a ba t ? Sa ns ces m asq ue s v ic tor ieux de la m or t , qu i

    réparera l e t i ssu du monde  ?  » A lors, tou t cet ap pa rei l de

    protect ion qui donnai t son sens et sa force à l 'art nègre se

    désagrège e t d i spara î t . C 'es t l e Blanc qui à présent as

    sume le rôle des ancêt res . La véri table s ta tue de protec

    t ion , d ' exorc i sme, de fécondi t é , désormais , c ' es t sa s i l

    ho ue t t e . »

    Ici le film s 'an im e et ch an ge d e to u rn u re : le défilé de s

    masques, surgis de la nui t des temps par la magie de la

    photographie en noi r e t b lanc , cède l a p lace aux pr i ses

    de vues d 'actual i té e t aux s tock-shots do cum enta i res po ur

    n o u s n a r r e r u n e h o n t e u s e h i s t o i r e d e m a g i e b l a n c h e :

    cel le du nègre-esclave et du nègre-guignol , malgré tout

    com pen sée pa r l 'i ncrevable m agie noi re du nègre ba t t an t

    (bat terie, boxe, basket) . «  D es na t ion s dotées de t rad i t ions

    rac i s t es t rouvent tou t na ture l de conf ie r à des hommes

    de co ule ur le soin d e leur gloire olymp ique. Mais , u n Noir

    en m ou vem ent , c ' es t enco re de l 'a r t nè gre . »

    Les statues meuren t

     aussi,

     c 'est leu r force, ce n 'e st pa s un

    simple f i lm de propagande ant i -colonial i s te . Ca va bien

    au delà ou plutôt en deçà du pol i t ique (catégorie occi

    dentale) . Au nom de l 'ar t comme mise en formes di ffé

    ren t es ma i s non h i é ra rch i ques du monde humai n , e t pa r

    l ' a r t qu ' i l p ra t ique lu i -même, l e f i lm dénie l a no t ion de

    pro grè s just i ficat r ice en f in de co m pte d e l 'esclavagisme.

    II oppose au colonial i sme de la ra ison blanche technique

    et économique, la magie noi re de l 'ar t nègre et sa vis ion

    figurée du m o n d e . « La s ta tu e nè gr e n 'e s t pas le D ieu :

    el le est la p riè re . »

    « Rien ne nou s em pêc hera i t d ' ê t re en sem ble l es hér i

    t iers de deux pas sés , si cet te égal i té se re t rouva i t da ns le

    présent . ( . . . ) I l n 'y a pas de rupture entre la civi l isat ion

    afr icaine et la nôt re . Les visages de l 'ar t nègre sont tom

    bés du mê m e visage hu m ain , com m e la peau d u serpen t . »

    Reconnaî tre, dans ces figures

      «

      sauvages », un visage com

    m un au nô t re , d i fférent m ais égal : ce m essag e était pro

    prement inenvi sageable en

      i

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    30/41

    sur la réalité ?

     »

      Que st ion subs id ia i re aujou rd 'hu i : ce dé

    lai s 'est-i l raccourci

      ?

     Q ue st io n a lo urd ie du fait qu ' e l le

    vaut à l 'Est comme à l 'Ouest , e t pas seulement pour les

    pouvoi rs publ ics .

    C 'es t , d 'une cer ta ine manière , ce t te ques t ion que se

    repose le dernier f i lm de Marker, consacré à son ami, feu

    le cinéaste soviét ique Alexandre Medvedkine. C 'est vrai

    m en t d ' un

      «

      au revoir

      »

      qu ' i l  s agit,  à trav ers le

     «

     re-voir »

    des images de Medvedkine, des images qu 'en f i t Markcr

    lui-même en 197,3

     {Le Train),

      d ' aut res images d ' époque e l

    de l ' image qu ' en on t au jourd ' hu i con tempora ins e t nou

    ve l l e géné r a t i on de c i néa s t e s . M ar ke r nous i nv i t e au

    voyage, non par repor tage dans l ' espace du socia l i sme

    réel , mais voyage dans le temps par re-montage, i l nous

    en traîn e da ns sa ré-vison du my the de la révolut ion russe

    et son affrontement à une vis ion d 'ar t is te qui voulai t y

    croire . Batai l le d ' images dans la tê te (peut-être n 'est-ce

    là que le rêve du chat qui fai t intermède entre les deux

    parties du fi lm ?) : images d'hier à la lumière crue d'au

    jourd ' hu i , images d ' au jourd ' hu i éc la i r ées ou b rou i l l ées

    par les nostalgies d 'hier . . . Objet de la quête :

     Le Bonheur

    (1934),

      film cu l t e sa t i r iq ue de M ed ve dk ine . Mo yen d e

    t r ans po r t

      :

      Le Train, le ciné- train de l ' agi t -prop que dir i

    gea Medvedkine au début des années 3o e t dont le pro

    gra m m e étai t : « Fi lm er au jou rd 'hu i ce qu i ne va pas , le

    montrer aux in téressés dès demain , en débat t re auss i tô t

    avec eux ; f i lmer à nouveau, une semaine, un mois plus

    tard , pou r jug er des change me nts .

      »

      Urgence enthousiaste

    de construire la société nouvel le , fét ichisme de la tech

    n i q u e

      «

      anno nç an t un te m ps où tout le m on de sera it cou

    pable de quelque chose » , s igne avant -coureur de la dé

    la tion s ta l in ien ne ? To ute l ' amb iguï té es t là , au to ur na nt

    d 'une révolut ion qui , ass imi lant au sabotage toute rés is

    tan ce (fut-ce la résistance d e la réalité, voire de ses pr op re s

    incohérences) , s ' apprê te à dévorer ses enfants . Le t ra in ,

    c 'é tai t l ' image même de la révolut ion en marche, une des

    images phares du communisme s ta l in ien , comme e l le le

    fut (ironie de l 'histoire) pour les artistes futuristes des an

    né es 20. Ta nt y son t restés de pu is , sous les rou es d e cet te

    locomot ive de l 'His to i re , qu 'on se demande comment on

    a pu y cro i re , comment le cher Alexandre a pu pers i s ter

    à croire (ou à faire c om m e si ?), et com m en t C hris. M arkcr

    33

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    31/41

    a pu co n t in ue r d 'y c ro i r e enc ore ? Ains i fon c t ion ne l e

    f i lm, à la façon aussi d 'un auto-por t ra i t par personne in

    te rposée . Co m m e un t ra in , un e image pe ut en cache r u ne

    au tre . E t revoilà le cin ém a m is à la qu estio n (historique) :

    l ' image  « vivante  »  est-el le collabo ou peut-el le racheter la

    réalité ?

    Au jeu de

     «

      à qui la faute ? », jeu de pou pée s russes p ar

    exce l lence , Marker nous d i t dès le début de ne pas ou

    b l i e r ce g ros bonhomme, un nob le de l a su i t e du t s a r ,

    qu 'une v ie i l l e bobine muet te nous mont re fa i san t s igne à

    la fou le (hors champ) , s ign i f ian t qu 'on se découvre de

    vant l 'aristocratie.

     «

      Massacrez parfois, n'humiliez jamais »,

    co m m en te M arker par od iant Machiavel. Las , le s ta l inisme

    sera au M achiavélisme ce qu e la para no ïa est à la cri t iqu e.

    L ' idéologie t i re sa force de notre fa iblesse à ne pou

    v o i r r e n o n c e r à n o s r ê v e s d ' e n f a n c e . L e c a s d e L e n i

    Riefenstahl e n es t un a utre aveu (voir le do cu m en taire de

    Ray Millier, diffusé par Arte le 7 octobre 1993). L'idéolo

    g ie f o n c t i o n n e c o m m e u n j e u d e v a s es c o m m u n i c a n t s .

    So n pou voi r ex t rêm e maléf ique eu égard à l 'h i s to i re

    vraie, bé né fiqu e à la survie prov isoire de s croy ants c'est

    qu 'au fur e t à mesure que l 'Avenir radieux se dégrade en

    réa l i té désespéran te , l ' idéo logie compense le cauchemar

    en le drapant des or ipeaux de nos rêves . E t on s 'y ac

    c r o c h e p o u r y c r o i r e . » J e n e p e u x p a s c r o i r e q u e

    Medvedkine fut un menteur, nous dit Marina Goldovskaia,

    au teur d 'un documenta i re sur le p remier goulag . I l é ta i t

    to ta lement s incère , i l dési ra i t ce conte de fées aussi ar

    de m m en t qu e ces gen s de Ko uba n da ns le f ilm de Pyriev ».

    Le film de Pyriev

      [Les Cosaques de Kouban,

      1930), Marker

    nous en l i v re une euphor ique séquence comme une des

    c l é s r é c u r r e n t e s d e c e

      Tombeau d'Alexandre

      : c 'e s t la

    joyeuse coméd ie mus ica l e du com m unism e , dans un ko l

    khoze luxur ian t e t chantan t , joues rebondies e t moisson

    débordante . Et les gens avaient besoin de ça , constate M.

    Goldovskaia, i ls étaient ravis de voir ça, i ls s 'y reconnais

    saient , même s i le social isme réel é ta i t aux ant ipodes

    Ul t ime ad resse de M arker à la tom be de M edvedk ine :

    «  J 'ai im aginé tes amis les chevaux caraco lant au dessu s d e

    ta tombe, les chevaux t ra i tés en effe ts spéciaux plus la

    musique, ça fa isai t une f in t rès convenable . Ou bien, on

    36

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    32/41

    pouvait faire un effet sur ta tombe avec une bande son

    pl us typiquement ru ss e. L yr iqu e. Mais ce lyrism e là auss i

    étai t mort .  »  Fausse f in à t iroirs pour un épilogue trompc-

    la-rnor t : nous nous re t rouvons en 1992, dans une rue de

    M oscou où les gens se bou sculen t p ou r s ' appro vis ionn er

    et se pla ignent de la ruine du pays. Ce cher Alexandre

    es t

      «

     m or t à tem ps » p o u r n e p as voir ça, lui qui fut

      «

     u n

    vrai croyant  »  du Par t i jusqu 'à la perest roïka, nous disent

    sa fille et M. Goldovskaïa. Mais le cinéaste qui filme son

    to m be au , lui , survit . E t , tel I legel au cré pu sc ule de sa vie

    renonçan t à son idéa l e F in de l 'H i s to i r e en fo rme de

    Savoir Absolu, force lui es t de conclure impl ic i tement :

    « Je do is d i re qu e tou t cont in ue .  »  En prêtant l 'ore i l le , le

    spec ta t eu r en tendra i t p re sque r é sonne r comme en lo in

    ta in éch o : « Mais qu 'es t -c e q u 'u n e v is ion ju s t e , ca m a

    rades

     ?

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    33/41

    "Le fond de l 'air est rouge",

    l ' apprent i ssage

    de no i re généra t ion

    par Régis Debray

    Nous sommes tous couverts de bleus. Ceux qui ont tra

    versé vaille qu e vaille les quinze der niè res a nn ée s - ici, en

    France, ou ai l leurs. Le fond de Pair est rouge sera u n e excel

    lente tliérape utiqu c po ur tous ceux qui n'o nt pas envie de se

    laisser couper les jambes par l 'amertume ou la rancœur.

    Ce n 'est pas un e autocri t ique bien qu e l 'auteu r ait été

    dan s tous les cou ps qu'i l no us dém on te (et qui furent po ur

    la plu pa rt de b on s coup s, m êm e si certains ont m al tourné) ;

    ce n'e st pas la confidence apitoyée de l 'ancien co m ba ttan t ni,

    bien sûr, le bilan doux-amer de dix ans d'illusions. Ce film

    est un m iroir tend u à chacu n d 'entre no us, un miroir qui se

    promène par tous les chemins que nous avons f réquentes

    ou traversés (luttes anti Viêt-na m , p ro-A m ériqu e latine, Mai

    1968, essor et déclin du gau chism e, cycles « U nion et rup

    ture  »  de la gauche officielle, etc.) et qui nous invite à réflé

    ch ir avec lui sur le voyage et su r son bu t.

    Juste assez subjectif pour ne pas être didactique, assez

    objectif pour ne pas verser dans la gratuité, le film puise à

    tous les gen res po èm e visuel, lettre-confidence, ch ron iqu e,

    rep orta ge , essai p ou r les fon dre à la fin en un seu l : la de s

    cription explicative de dix années d'itinéraires à travers le

    monde .

    Tout pouvoir nous veut sans mémoire - et les mass mé

    dia aujourd 'hui ont les moyens d 'accomplir cet te volonté

    immémoriale du pouvoir poli t ique. L'événement efface le

    processus, les lignes causales éclatent, chaque jour est nou

    veau. Chris. M arker a reto urn é l 'audiovisuel con tre lui-m êm e,

    en traitant l ' image instantanée comme un écrivain fait avec

    39

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    34/41

    ses notes écri tes, un archiviste avec ses documents : pour

    transformer l 'événement en expérience, relier les dates, les

    faits, les gen s les uns aux autres d e façon à retrouv er un sen s,

    c 'es t -à-dire un ensemhle. Chris . Marker prend le contre-

    pied du jeu de l 'actualité, il la remet sur ses pieds en en fai

    sant une séquence d 'his toi re , e t non l 'évanouissement de

    toute histoire.

    Combine r l a mémoi re e t l a f i dé l i t é n ' e s t pas f ac i l e .

    Gén éraleme nt, ceux qui se retou rne nt en arrière en matière

    politique , c'est pou r régler des com ptes. M arker n e règle au

    cun com pte personnel , e t à perso nne

     :

     ni à Cu ba, ni au Viêt-

    na m , ni à Mai 1968. Il inter rog e, rec ou pe , con fronte m ais

    pas en policier

     :

     en tém oin. P as pou r confon dre tel ou tel :

    mais pour mieux distinguer parmi les choix à faire demain

    entre les culs-de-sac et les brèches impossibles.

    Il

     y

     avait jad is le rom an d'ap pre ntiss ag e, et il était à la pre

    m ière pe rso nn e. Voici le

     «

      Bildungsfilm », le film d'a pp re n

    tissage de notre génération, écrit avec plusieurs voix, avec

    nos propres mains, et des centaines de visages familiers ou

    inconnus en filigrane.

    Une histoire d'apprentissage, ce n'est pas toujours drôle,

    surtout quand c 'est l 'apprentissage de l 'Histoire tout court .

    Ce peut être un peu trop lent ici, trop elliptique là. Mais il

     y

    a toujours l 'hu m ou r, la bo nn e dista nce , et la gravité.  y a les

    déb oire s, les rues ba rré es, les ân erie s rétrospectives. Mais à

    la fin, on est beaucoup plus fort, et mieux armé qu'au dé

    but. Fin de l 'adolescence. Chris. Marker fai t des adultes,

    sans ricaner sur  la jeun esse .

    « Le tem ps pris sur l 'action fait parfois gagne r du tem ps

    à l'action  » disait Althusser. Les quatre he ure s qu e vous pren

    drez su r votre vie po ur a ller voir

     Le fond de l air est muge

      vous

    feront gagner un temps précieux pour demain.

    Publié dans

     Rouge

     n°

     535,

     28

     décembre 1977.

    40

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    35/41

    "L 'Hér i tage de la chouet te"

    par François Niney

    Symposium ou les idées reçues. Olymp isme ou la Grèce

    imaginaire. Dém ocratie ou la cité des songes... Mythologie

    ou la vérité du m ensonge... Philosophie ou le triomphe de la

    chouette...  En 1989, après un e longu e abse nce des écran s ,

    Marker revenait , s inon en large du moins en long, par la

    pe t i t e lucarne avec : L'Héritage de la chouette  ce qu i

    l i e encore no t re monde moderne (occ iden ta l ) à ses ra

    c ines g re cq ue s en t reize fo is 26 m inu tes p o u r la no u

    vel le chaîne cul ture l le La Sept (pas encore Arte) .

    D ès le dépa rt , la voix-off d 'A nd ré D ussoll ier prévien t :

    « Un spec t r e h an t e l es con t inen t s du do cum en ta i r e cu l

    tu re l , don t Tchékov a donné la fo rmule pour l ' é t e rn i té :

    d i re des choses que les gens in te l l igents savent déjà e t

    qu e l es imbéc i les ne sa uron t j am ais . » A la p éda gog ie ,

    Marker p ré fé ra i t d 'emblée l a p rovoca t ion , l e pa radoxe ,

    m ét ho de d ' in i t i a t ion ch ère aux G recs aprè s tou t Ce t te

    double i ron ie su r l e » m ieux -d i san t cu l t u r e l  »  et son au

    dience té lé , se double ic i d 'une aut re encore . Laisser en

    ten dr e : « Q ue les imb éciles ch ang en t de ch aîn e », n 'es t-

    ce pas une ruse f la t teuse pour se garder l 'o re i l le même

    des i gno ran t s  ? Seu l s cha ng e ro n t do nc de cha îne ceux

    qui se croient suff isamment intel l igents (ceux qui croient

    savoir) , c 'est à dire les véri tables imbéciles, qui ignorent

    le socra t ique  «  je sais que je ne sais rien ».

    C et te sér ie té lé , ce n 'es t pas du c in ém a : c 'es t ava nt

    tou t un d i spos i t i f de p résences , p lu tô t que de représen

    ta t ions , e t de d i res aux s ingu l ie r s e t au p lu r ie l , in te r

    v iewes (d ia logos) e t banquets (symposiums) . La br ièveté

    11

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    36/41

    volonta i re des rares inser ts de f i lms muets (notamment

    d a n s  Olympisme  e t dans  Nostalgie ou le retour impossible]

    sou l igne ce qu e M arker a vou lu évi ter : l 'a rché olog ie , le

    passé simple de l 'exégèse, le rétro édif iant . Trois ans plus

    t a r d , M a r k e r m a r q u e r a , e n e x e r g u e d e s o n

      Tombeau

    d'Alexandre,  la phra se de Ge orge S te ine r  : « Ce n 'es t pa s

    le passé q u i no us do m ine , ce son t l es images du passé . »

    La parole v ivante , au contra i re , c 'es t ce qui nous re l ie

    p ré sen t em en t à un pa s sé t ou jou r s r ecom posé e t au pos

    s ib le à venir , c 'es t par e l le que nous parcourent (e t que

    n o u s p a r c o u r o n s ) i d é a l e m e n t n o t r e m é m o i r e e t n o t r e

    imagina i re . C 'es t p réc i sément l ' ense ignement que nous

    on t l égué les ph i losophes g recs .

    Marker nous met en appé t i t e t en harmonie avec un

    banque t que Jean-P ie r re Vernan t ,

      «

      rénova teur

      »

      de l 'hel

    l én i sm e , donne pou r l ' o cca s ion à s e s co l l ègues e t d i s

    c i p l e s ,

      dans l e g r and am ph i théâ t r e de s Beaux -Ar t s de

    P a r i s .

      Sous l a t ab le , gén ies sou te r ra ins mais su je t s de

    toutes les conversa t ions , les modèles de s ta tues grecques

    qu i empl i s sen t l e s caves des Beaux-Ar t s . Au menu , ce

    sera celui de to ut e la série : éca rt en tre la réal i té gr ec qu e

    et son idéal isa tion , rapp ro ch em en t en t re le m ythe grec et

    ce que lui doit notre réal i té .

    La cam éra nous m e t t r a en p r é sence de t r o i s au t r e s

    banque ts (E ta t s -Unis , Grèce , Tb i l i s s i ) , pa ro le pa r tagée

    qui ponctuera les in terviews en solo que le montage seul

    m e t e n r e g a r d : C a s t o r i a d i s , G e o r g e S t e i n e r ,

    Ange lopoulos , Miche l Ser res , Vass i l ikos , Xenak is , he l

    lénistes russes et am éric ain s. . . Lo in d e la visite de m usé e,

    ce s p ropos co n t em pora in s s e con t r a r i en t ou s e co r rob o

    ren t pour nous conf ron te r à ce t un iverse l s ingu l ie r que

    les Grecs nous ont la issé en par tage : la conscience ré-

    flexive (gagnée sur le chaos et l 'excès) et critique (critique

    pol i t ique e t cr ise de l ' ident i té) , où se fondent e t l ' indi

    v idu l ibre e t la dominat ion de la Raison.

    M oyennan t quo i , M arker se con ten te d 'u n p r inc ipe de

    ra ison suff isante , une mise en scène minimale qui peut

    décevoir au premier abord mais es t cer tes congruente au

    pr op os : ch aq ue in terview é es t ca dré en p lan f ixe avec

    pour tou t décor une choue t te pa r t i cu l iè re (en pe in tu re ,

    en vi trai l , en fond, en transparence, en bois , empail lée. . . )

    42

  • 8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1

    37/41

    q u i l u i t i e n t l i e u d ' a n a l o g o n . U n e g r a n d e c h o u e t t e

    b l a n c h e t o u t e d r o i t e , s o r t i e d ' u n e p l a n c h e d e d e s s i n s

    anim al iers , fa it le pen da nt à Kazan. Une ch ou et te en bois

    bou l o t t e , ronde e t cha t oyan t e à l a man i è re des poupées

    russes , donne l a rép l ique au crâne chauve , aux lune t t es

    e t à la faconde de Cas lor i ad i s . Le dess in d 'u ne ch ou et t e

    rousse ébour i f fée pour Vass i l ikos . . .

    On appréc i e ra l ' i ngén i os i t é des va r i an t es , à l a fo i s

    na ï ves e t i ron i ques comme l ' o i seau de l a sagesse l u i -

    m êm e . E t le spec t a t eu r n e m an qu era pas d ' en t i r e r deux

    plato niqu es leçons : l ' ent ret ien ph i loso ph iqu e est- il aut re

    ch os e qu e ce tê te -à- tê te avec un au t re soi ? Et si l ' em

    blème de l a sagesse es t l e même pour tous , ne prend- i l

    pas un e forme d i f fé ren te p ou r ch ac un ? M arker co nc lu t

    sa sér i e en posant expl i c i t ement l a ques t ion à ses pro ta

    gon i s t e s . Jus t e j eu de l a r é f l ex i on qu i se r e t ou rne su r

    e l l e -mê m e. Et le de rn ier ba nq ue t à Tbi l iss i, a lors en co re

    sous l ' empi re du sov i é t i sme , s ' achève pa r ces