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CAHIER ÉCONOMIQUE La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 119 2015

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CAHIER ÉCONOMIQUELa société luxembourgeoise face à sesproblèmes économiques et sociaux

119

2015

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Impressum

Responsable de la publicationDr Serge Allegrezza

AuteurGérard Trausch

STATECInstitut national de la statistiqueet des études économiques

Centre Administratif Pierre Werner13, rue Erasme L - 1468 Luxembourg-Kirchberg

Téléphone 247 - 84219 Fax 46 42 89E-mail [email protected] www.statec.lu

Avril 2015ISBN 978-2-87988-123-2

La reproduction totale ou partielle du présent cahier est autoriséeà condition d’en citer la source.

Conception: Interpub’, LuxembourgImpression: Imprimerie Faber, Mersch

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Cahier économique 119 3

Sommaire

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Avant-propos 8

Résumé 9

Introduction 10

1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon 13 1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques 13

1.1.1 La démocratie 13

1.1.2 Le marché 19

1.1.3 La sécurité sociale 23

1.1.4 La politique de la voie du milieu 25

1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale 27

1.3 Une société face à ses problèmes et défis 29

1.3.1 Le vieillissement 29

1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement 30

1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement 32

1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux 32

1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable » 32

1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes 33

1.3.1.4 Conclusion d’étape 35

1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes 37

1.3.2.1 L’emploi 37

1.3.2.1.1 Notion d’emploi 37

1.3.2.1.2 Emploi et jeunes 38

1.3.2.2 Le chômage 38

1.3.2.2.1 Notion de chômage 38

1.3.2.2.2 Chômage et jeunes 39

1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg 40

1.3.3 Garder la protection sociale 42

1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers 44

1.3.4.1 Notion de risque 44

1.3.4.2 Risque, rente et héritage 45

1.3.4.2.1 Première moitié du 19e siècle 45

1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé 45

1.3.4.2.3 La société financière 45

1.4 Conclusion 47

1.5 Annexe : Lectures 50

1.5.1 Marché et démocratie 50

1.5.2 Classes d’âge et autonomie 50

1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique 50

1.5.4 Une économie de petit espace 51

1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation 51

1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie 51

1.5.5 Démocratie de consensus 51

1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel 52

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1.5.7 Société civile et démocratie 52

1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois 53

1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée 53

1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ? 53

2. De la société agraire à la financiarisation de la société 55 2.1 De la société agraire … 55

2.2… à la société industrielle 57

2.3 Bourgeoisie et industrialisation 61

2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation 63

2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation 63

2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation 64

2.4.2.1 La régulation à l’ancienne 65

2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19e siècle) 65

2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres 66

2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme 66

2.4.2.5 Conclusion d’étape 67

2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation 69

2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir 69

2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein 73

2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation 73

2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation 74

2.6 La société de services 77

2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation 77

2.6.2 Un mode de régulation tertiaire 78

2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise 79

2.7 La situation géo-économique du Luxembourg 80

2.8 Annexe : Lectures 81

2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation 81

2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements 81

2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises 81

2.8.4 Une nouvelle grande transformation 82

2.8.5 Ein marginalisiertes Europa 82

2.8.6 Des traités différents des traités habituels 83

2.8.7 Un déni d’histoire 83

2.8.8 Aux origines de la régulation 83

3. La concurrence, un concept central 85 3.1 Le libéralisme économique 85

3.1.1 Le libéralisme économique classique 85

3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste 86

3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel 86

3.1.4 L’ordolibéralisme 87

3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme 87

3.1.4.2 Le modèle allemand 89

3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme 90

3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme 90

3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques 92

3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme 94

3.2 La concurrence 95

3.2.1 Notion de concurrence parfaite 95

3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite 96

3.2.2.1 Modélisation selon Walras 96

3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu 97

3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98

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Cahier économique 119 5

3.3 La concurrence au niveau des traités européens 100

3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg 106

3.5 Conclusion 115

3.5.1 Au niveau de la théorie économique 115

3.5.2 Au niveau européen et national 117

3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence 121

3.7 Ordolibéralisme et unification européenne 122

3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg 123

3.9 Annexe : Lectures 124

3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité 124

3.9.2 Ordolibéralisme et Etat 124

3.9.3 Concurrence parfaite : I 124

3.9.4 Concurrence parfaite : II 125

3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché 125

3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme 125

3.9.7 Equilibre selon Walras 126

3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois 126

3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg 126

3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg 126

4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social 129 4.1 De l’Etat à l’Etat social 129

4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social 129

4.1.1.1 La protection sociale 129

4.1.1.2 La régulation des rapports du travail 129

4.1.1.3 Les services publics 131

4.1.1.4 Les politiques économiques 132

4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social 133

4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale 134

4.1.4 Conclusion 134

4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays 135

4.2.1 Changements sociétaux 135

4.2.2 Changements démographiques 137

4.2.3 Changements économiques 138

4.3 Le Luxembourg et l’Europe 139

4.3.1 Origine de l’Europe 139

4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe 141

4.3.3 Le Traité de Paris (CECA) 142

4.3.3.1 De Yalta à la CECA 142

4.3.3.2 Le Traité de Paris 144

4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA 146

4.3.4. La CEE 149

4.3.4.1 Le chemin vers la CEE 149

4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE) 150

4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE 151

4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome 153

4.3.5 Maastricht et ses conséquences 155

4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht 155

4.3.5.2 Le Traité de Maastricht 155

4.3.5.3 Le plan Werner 156

4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht 160

4.3.5.5 Quelques mots de conclusion 161

4.4 Le Luxembourg et la mondialisation 162

4.4.1 Première mondialisation 163

4.4.1.1 Jaurès, le protectionnisme et le libre-échange 164

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Cahier économique 119 6

4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange 164

4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation 166

4.4.2 Seconde mondialisation 166

4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg 169

4.6 Annexe : Lectures 170

4.6.1 Situation de la sécurité sociale 170

4.6.2 L’Europe en sept traités 171

4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation 171

4.6.4 Une société de seniors 172

4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat 172

4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation 173

4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident 173

4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident 173

4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident 173

5. Eléments de conclusion 175 5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise 175

5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt 175

5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein 175

5.1.3… à partir du régulationnisme 176

5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise 177

5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg 177

5.2.2 Le rôle de l’Etat 177

5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme 180

5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers 180

5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle 182

5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations 183

5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique 184

5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg 186

5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg 186

5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg 188

5.2.9 Economie et société civile 191

5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins 191

5.2.9.2 Au-delà de l’économie 201

5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle 201

5.2.9.2.2 L’après-démocratie 202

5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance 206

Annexe statistique 210

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Cahier économique 119 7

Table des tableaux

1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon 13

Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935 15

Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB 27

Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011 31

Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans 31

Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010 33

Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981 37

Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM 39

Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935 40

Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays 41

Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance 49

2. De la société agraire à la financiarisation de la société 55

Tableau 2.1: Population active, population à charge et population dépendante 75

Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques 78

3. La concurrence, un concept central 85 Ce chapitre ne contient pas de tableau.

4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social 129

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays 138

Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922 138

5. Eléments de conclusion 175 Ce chapitre ne contient pas de tableau.

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Cahier économique 119 8

Avant-propos

Voici le troisième et dernier volume d'une trilogie

rédigée par l'économiste Gérard Trausch sur le devenir

économique et social du Luxembourg et publiée dans

la série des Cahiers économiques du STATEC. Dans le

premier volume, publié en 2009, Gérard Trausch, loin

de se reposer sur les lauriers bien mérités d'une vie

accomplie d'enseignant des sciences économiques,

avait mis ses projecteurs sur le passage d'une société

agraire, vers une société industrielle, aboutissant à

une économie dominée par le secteur des services et

tout particulièrement des services financiers. Trois ans

plus tard, le second volume retraçait les mutations

économiques et sociales de la société

luxembourgeoise depuis la Révolution française.

Dans ce troisième volume, Gérard Trausch reprend des

éléments développés dans les deux premiers volumes

et montre les réponses que la société luxembourgeoise

a trouvées en confrontation avec ses problèmes

économiques et sociaux. A son accoutumée, il situe

ces problèmes dans une perspective historique, sait

que les problèmes d'aujourd'hui prennent leur origine

dans un passé lointain, à la fin du 18e siècle par

exemple, ou plus tard, soit qu'ils sont survenus plus

récemment, par exemple avec la mondialisation.

Gérard Trausch ne se limite point à une simple

description des problèmes de la société

luxembourgeoise, mais il les considère et les place

dans leur contexte géographique, politique et

économique plus global. A cette fin il incorpore dans

son examen bon nombre de considérations théoriques

sur des concepts comme la démocratie, la régulation,

la concurrence, pour ne citer que ceux-là. Puisant

abondamment dans ses recherches approfondies

depuis de nombreuses années, l'auteur s'appuie dans

son analyse sur un chapelet de théories d'économistes

célèbres, de Ricardo, Marx à Keen et Piketty, en

passant par Walras et Arrow/Debreu. Dans son exposé

il accorde une large place aux politologues et

sociologues, comme Wallerstein qui, comme des

touches de pinceau, l'aident à brosser le tableau

complexe de la vie en société.

Le troisième volume de la trilogie de Gérard Trausch

est publié dans la série des Cahiers économiques du

STATEC. Les opinions exprimées, les analyses et

conclusions, tout comme le choix des annexes

documentaires, portent la responsabilité de l'auteur et

vont au-delà des missions en général plus restreintes

du STATEC. Ainsi, la documentation statistique dans le

texte est plus réduite que dans les publications

traditionnelles du STATEC, mais ceci s'explique aussi

par le fait qu'il est quasi impossible, à de rares

exceptions près, d'établir des séries chronologiques sur

plus d'un siècle. L'annexe statistique essaie en partie

de combler cette difficulté.

Gérard Trausch essaie de nous montrer la complexité

intrinsèque et les imbrications historiques des

phénomènes qu'il décrit. La lecture, qui à première vue

peut paraître difficile, est néanmoins facilitée du fait

que les quatre chapitres principaux et la conclusion

peuvent être lus de manière indépendante. Quelques

répétitions de ce fait inévitables, sont là pour nous

aider à rester sur le chemin tracé par l'auteur. Nous

espérons que le lectorat de ce dernier volume soit

aussi nombreux et intéressé que celui des deux

volumes précédents.

Nico Weydert

Directeur adjoint du STATEC

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Cahier économique 119 9

Résumé

La société luxembourgeoise repose sur quatre piliers :

la démocratie, le marché, la sécurité sociale et la voie

du milieu (refus des extrêmes).

Les problèmes, auxquels le Luxembourg est confronté,

sont connus : le vieillissement, le chômage (surtout le

chômage des jeunes et de longue durée), la pérennité

de la sécurité sociale.

L’ère fordiste a plongé le Luxembourg dans la société

de consommation. L’ensemble de la population en

profite et pas seulement la bourgeoisie, comme au 19e

siècle. La financiarisation de l’économie

luxembourgeoise a prolongé le fordisme, mais a

généré deux effets inquiétants. D’abord, elle favorise

la rente spéculative (cf. titrisation), c’est-à-dire une

formation rapide de fortune. Ensuite, lors de

l’extension de la place financière (besoins d’espace-

bureau et de logements), des rentes immobilières

juteuses apparaissent et se transmettent par héritage.

Le Luxembourg est-il engagé sur le chemin d’une

société d’héritiers et de rentiers ?

Au centre de ce cahier est placée la notion de

concurrence ; les facettes suivantes sont traitées :

Une approche critique de la théorie de la

concurrence parfaite.

Un tour d’horizon sur la législation de la

concurrence au Luxembourg.

La concurrence et les traités européens ; par

exemple articles 85 et 86 du Traité de Rome.

Le Luxembourg est confronté à la

concurrence : du Zollverein à la

mondialisation actuelle. L’histoire

économique du Luxembourg est aussi

l’histoire de la loi de la concurrence, à laquelle

le pays est soumis.

Le néolibéralisme s’installe dans l’Union européenne.

Dès les débuts de la République fédérale allemande, ce

pays bascule dans l’ordolibéralisme, version allemande

du néolibéralisme, mais sans le « laisser-faire ».

L’ordolibéralisme mène à la soziale Marktwirtschaft et

présente quelques traits caractéristiques :

L’accent est mis sur la production : création

de richesses.

La Mitbestimmung (cogestion) est au centre

de l’ordolibéralisme (cf. Konsensdemokratie).

Les exportations jouent un rôle considérable :

financer les importations d’énergie, financer

la protection sociale.

L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre

un « ordre de concurrence » et un « ordre

institutionnel » : entre les deux existe une

relation efficace.

Le Luxembourg est plus proche de l’ordolibéralisme

que du néolibéralisme.

Le 19e siècle est l’âge d’or de la bourgeoisie

luxembourgeoise : incontestée, incontestable. Elle a su

tirer avantage de l’industrialisation du pays : passage

de la bourgeoisie foncière à la bourgeoisie industrielle.

L’industrialisation déclenche une modification

sociétale considérable : la montée des classes

moyennes.

Au cours de l’entre-deux-guerres deux importantes

modifications se déroulent dans la société

luxembourgeoise : les réorientations économique,

financière, politique et dynastique ; l’intégration du

monde ouvrier dans la société luxembourgeoise.

Notons trois approches de la réalité économique et

sociale du Luxembourg selon Manfred Schmidt,

Immanuel Wallerstein et selon le régulationnisme.

Le modèle de Schmidt est lié à la voie du

milieu. Il est fondé sur la réussite économique en

relation avec la productivité, ce qui rend possible

l’installation et l’extension de la protection sociale.

Si, selon Wallerstein, le revenu d’un ménage

ouvrier se compose du seul salaire, on parle de

ménage prolétarisé. Si le salaire est complété par

d’autres revenus (par exemple petite exploitation

agricole), alors on parle de ménage semi-prolétarisé.

Wallerstein note que la bourgeoisie/patronat préfère

des ménages semi-prolétarisés, car elle peut allouer à

ces ménages des salaires moins élevés. Cette situation

peut s’appliquer au Luxembourg industrialisé du 19e

siècle.

Le régulationnisme, contrairement à la théorie

classique (cf. concurrence parfaite), réintroduit

l’histoire et la sociologie dans l’analyse économique.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 10

Introduction

Ce travail est le dernier d’un cycle de trois cahiers

économiques qui ciblent la transformation

économique et sociale du Luxembourg depuis la

Révolution française.

Le premier cahier économique fait un tour d’horizon

général, avec trois centres de gravité : la

préindustrialisation, l’industrialisation et les mutations

d’une société. En complément quelques problèmes

auxquels la société luxembourgeoise est confrontée :

désindustrialisation-tertiarisation.

Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le

milieu du 19e siècle dans une perspective économique

et sociale, cahier économique n° 108, Luxembourg

(STATEC), 2009.

Le deuxième cahier économique remonte à la

Révolution française, passe par le Régime néerlandais,

l’indépendance du pays, l’industrialisation, l’entre-

deux-guerres, le fordisme et la financiarisation.

Après la Seconde guerre mondiale l’apogée de la

société industrielle est atteint, suivi de l’ère financière

(place financière), puis de la crise économique.

Gérard Trausch, Les mutations économiques et sociales

de la société luxembourgeoise depuis la révolution

française, cahier économique n° 113, Luxembourg

(STATEC), 2012.

* * *

Le troisième cahier économique est articulé sur cinq

chapitres.

Chapitre 1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon

Sont passés en revue les trois piliers de la société

luxembourgeoise : la démocratie, le marché et la

protection sociale. S’y ajoute la politique de la voie du

milieu, c’est-à-dire l’absence d’extrêmes politiques.

Sont abordés les problèmes auxquels le Luxembourg

doit faire face : le vieillissement, le chômage, l’emploi

(parfois aux dépens des jeunes). Une question se

pose : le Luxembourg est-il devenu une société de

rentiers et d’héritiers ?

Chapitre 2. De la société agraire à la financiarisation de la société

Le passage de la société agraire à la société

industrielle est présenté de manière stylisée. Est

examinée la place de la bourgeoisie dans cette société

industrialisée. Immanuel Wallerstein fournit une

interprétation originale qui s’applique parfaitement au

Luxembourg du 19e siècle. Lors de l’industrialisation

du Luxembourg le monde ouvrier présente deux sortes

de ménages : le ménage prolétarisé ne touche que le

salaire du mari travaillant à l’usine ; le ménage semi-

prolétarisé dispose encore d’autres ressources (petite

exploitation agricole, jardinage, …). C’est la conjointe

qui s’occupe de ces autres ressources, mais pas

exclusivement. La bourgeoisie a un intérêt immédiat à

faire face à des ménages semi-prolétarisés, auxquels

elle peut servir des salaires moins élevés, car ces

ménages ont encore d’autres ressources pour survivre.

S’y ajoute un groupe isolé d’ouvriers immigrés, surtout

Italiens, réduits au rang de variable d’ajustement.

Finalement la bourgeoisie luxembourgeoise a réussi à

« dompter » le ménage ouvrier : le mari à l’usine, la

conjointe dans le ménage.

La théorie économique classique est d’application

universelle, c’est-à-dire sans considération de

l’histoire ni de la géographie. La théorie de la

régulation s’appuie sur deux piliers : l’accumulation de

capital et les formes institutionnelles ; celles-ci

représentent l’organisation générale de l’économie

(par exemple formes de la concurrence, rapport

salarial, nature de l’Etat, régime monétaire). Réguler,

c’est ajuster les deux piliers de la théorie de la

régulation.

Chapitre 3. La concurrence, un concept central

Au cœur de ce chapitre est situé le concept de

concurrence. Pour bien approcher cette notion les

éléments suivants sont brièvement examinés : le

libéralisme économique classique, le néolibéralisme

(ou Ecole marginaliste) et le néolibéralisme actuel.

L’ordolibéralisme est étudié davantage, car il fournit le

cadre de l’économie de marché. Ce qui nous permet

d’établir le modèle allemand et de le rapprocher du

modèle luxembourgeois.

La notion de concurrence est examinée sous différents

aspects : optique théorique, modélisation selon

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 11

Walras, selon Arrow/Debreu. Ensuite, la concurrence

est suivie dans une vue européenne et finalement les

lois et règlements luxembourgeois liés à la

concurrence sont analysés.

Chapitre 4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social

Ce chapitre est axé sur trois niveaux. D’abord, l’Etat

social et ses quatre piliers : la protection sociale, la

régulation des rapports du travail, les services publics,

les politiques économiques. Ensuite, la Ville de

Luxembourg est un lieu de changements sociétaux,

démographiques et économiques. Enfin, considérons le

Luxembourg face à l’Europe, de Yalta à Maastricht, en

passant par les Traités de Paris et de Rome. Dans ce

contexte le rapport Werner (1970) est analysé et

comparé au rapport Delors (1986). Pour terminer,

apprécions la position du Luxembourg par rapport à la

première mondialisation (avant 1914) et par rapport à

la seconde.

Chapitre 5. Eléments de conclusion

Ce chapitre comprend deux parties. La première dresse

un résumé sur la société luxembourgeoise selon

quelques approches différenciées. La seconde partie

reprend quelques défis et problèmes que le

Luxembourg doit affronter : par exemple le rôle de

l’Etat, les classes moyennes, l’euro et le Luxembourg.

Enfin, des aspects dépassant l’économique sont

évoqués.

* * *

Le lecteur doit tenir compte de trois particularités.

Chaque chapitre forme un tout cohérent indépendant

des autres chapitres.

Dans un tel contexte des répétitions sont inévitables.

Elles sont même possibles dans un même chapitre, car

insérées dans une optique différente.

A la fin de chaque chapitre (sauf pour la conclusion)

figure une annexe intitulée lectures. Il s’agit d’extraits

de publications nationales ou internationales,

destinées à fournir des explications complémentaires.

Le lecteur a intérêt à les consulter et éventuellement à

se procurer la publication en question.

Ces particularités ont une seule finalité : faciliter la

lecture de ce cahier économique.

Je tiens à remercier particulièrement Monsieur Serge

Allegrezza, Directeur du STATEC et Monsieur Nico

Weydert, Directeur adjoint du STATEC, qui ont rendu

possible cette publication. Un grand merci à Monsieur

Guy Zacharias (STATEC), à Madame Arlette Steffen

(STATEC) et à tous ceux qui m’ont épaulé dans mon

travail.

L’auteur,

Trausch Gérard

Docteur en sciences économiques

Page 12: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 12

Aujourd’hui, ce que Nietzsche nommait la volonté de puissance se manifeste dans le

culte de la croissance.

Jean-Luc Marion, philosophe, dans Le Figaro du 21 août 2013

Page 13: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 13

1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon

1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques

La société luxembourgeoise s’appuie sur quatre

principes fondamentaux : la démocratie, le marché, la

protection sociale et la politique de la voie du milieu.

Passons-les brièvement en revue.

1.1.1 La démocratie

La démocratie est « comprise comme le régime

politique où le peuple est souverain »1, c’est bien

connu. La Révolution française est considérée comme

une étape principale vers la démocratie moderne. La

démocratie, à l’époque révolutionnaire, est dotée de

deux volets2 : le volet politique et le volet social.

Analysons-les rapidement.

Le volet politique introduit le suffrage universel, c’est-

à-dire la souveraineté du peuple. Entre 1860 et 1892

le cens électoral baisse de moitié (de 30 à 15 francs),

ce qui double le corps électoral3. Au fur et à mesure

que la fin du régime censitaire approche, le cens

diminue et le nombre d’électeurs augmente. Lisons

Alexis de Tocqueville: « Lorsqu'un peuple commence à

toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il

arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire

disparaître complètement. C'est là l'une des règles les

plus invariables qui régissent les sociétés 4».

Au Luxembourg le suffrage censitaire persiste jusqu’en

1919. Au cours de cette année le suffrage universel

(tant pour les hommes que pour les femmes) est

introduit et l’âge électoral ramené de 25 à 21 ans.

1 Alain Renaut (philosophe), Démocratie, in : Sylvie Mesure et

Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences sociales, Paris, 2006,

p. 248. 2 Philippe Raynaud, Démocratie, in : François Furet et Mona Ozouf,

Dictionnaire critique de la Révolution française – Idées, Paris,

2007, p. 103-119. 3 Nicolas Als, La Chambre des Députés. Histoire d’une Institution,

in : Robert L. Philippart et Nicolas Als, La Chambre des Députés –

Histoire et lieux de Travail, Luxembourg, 1994, p. 212-214. 4 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique - Souvenirs

- L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1986, p. 83. Introduction

et notes de Jean-Claude Lamberti (professeur à l'université de

Paris V - Sorbonne) et de Françoise Mélonio (Assistante de la

Commission nationale pour la publication des Œuvres complètes

de Tocqueville). Dans la foulée voir aussi : Serge Audier,

Tocqueville retrouvé – genèse et enjeux du renouveau

tocquevillien français, Paris, 2004, 319 pages.

Avant même la disparition du cens de la législation

électorale, une réforme de taille est intervenue par la

loi du 28 mai 1879. Ecoutons Henri Goedert5: « la

réforme de 1879 a en effet instauré le vote secret et

l'anonymat de l'électeur, conditions de base

d'élections libres et sincères ».

Le volet social est « caractérisé par l’absence

d’inégalités statutaires de type aristocratique et par la

place centrale qu’y ont les aspirations égalitaires »6.

Au Luxembourg (plus encore qu’en France) ces

aspirations sont confrontées à une problématique liée

au Code civil de 1804 : « il n’y a, au départ, en droit,

que des individus ».7 Cet individu, s’il est salarié, est

désarmé vis-à-vis de son patron (il n’y a pas encore de

syndicats). Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour

voir le salarié en général et l’ouvrier en particulier

intégré dans la société luxembourgeoise.

Revenons au volet politique ; la démocratie est

pleinement atteinte en 1919 : le suffrage universel a

obligé la bourgeoisie luxembourgeoise à des

compromis. Eric Hobsbawm8 pense « qu’un tel régime

était politiquement inoffensif », la bourgeoisie garde

entièrement le pouvoir économique.

Les premières élections législatives au suffrage

universel, c'est-à-dire sans aucune intervention du

cens (principe de la souveraineté du peuple), sont

fixées au 26 octobre 1919. Quatre conditions9 doivent

être réunies pour devenir électeur:

« être Luxembourgeois ou Luxembourgeoise;

être âgé de vingt-et-un ans accomplis;

jouir des droits civils et politiques;

être domicilié dans le Grand-Duché ».

Le vote est obligatoire et des sanctions sont prévues

(art. 176 à 179 de la loi). Le parti de la droite (parti

5 Henri Goedert, Isoloirs et bulletins de vote pré-imprimés:

comment la loi du 28 mai 1879 a révolutionné les normes

électorales au Luxembourg, in: Hémecht, Heft 2, Jg. 65, 2013,

p. 149. 6 Philippe Raynaud, 2007, op. cit. p. 103.

7 Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1. La

révolution moderne, Paris, 2007, p. 117. 8 Eric J. Hobsbawm, L’ère du capitalisme 1848-1875, Paris, 1978,

p. 17-18. Traduit de l’anglais par Eric Diacon. 9 Loi du 16 août 1919, concernant la modification de la loi

électorale, Mémorial 1919, p. 865.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 14

chrétien social à partir de 1945) est le grand gagnant

de cette élection: 27 sièges (56,25%) sur 48. Depuis

lors cette formation politique est continuellement

partenaire (principal) dans un gouvernement de

coalition, soit avec les socialistes, soit avec les

libéraux. Seules deux exceptions sont à signaler. Entre

1974 et 1979 la coalition gouvernementale se

compose des socialistes et des libéraux, avec le libéral

Gaston Thorn comme président du Gouvernement. Au

début de décembre 2013 un nouveau Gouvernement,

issu d’élections anticipées, est constitué : coalition

entre les libéraux, les Socialistes et les Verts, une

première du genre ; Xavier Bettel est président du

Gouvernement, Ministre d’Etat.

Le succès de la droite1 est en relation avec trois

aspects.

* Le parti de la droite a continuellement et sans faille

opté pour la dynastie en général et pour la Grand-

Duchesse Charlotte en particulier et contre la

république comme forme de l'Etat. Voilà qui a suggéré

à la fois modération et continuité. Des électeurs ont

pu honorer cette attitude mesurée.

Reprenons brièvement le double référendum2

(politique et économique) du 28 septembre 1919. Le

référendum politique sur la forme future de l'Etat pose

quatre questions3 aux électeurs. La première sur le

maintien de la Grand-Duchesse Charlotte atteint

77,8% d'approbation, celle sur l'adoption de la

république 19,7%; 1,5% pour une autre Grand-

Duchesse et 1% environ pour une autre dynastie.

Retenons une curiosité: des 126 193 inscrits 90 984

(72%) ont voté dont 85 871 (68%) bulletins sont

valables. Toutefois, les 77,8% en faveur de la Grand-

Duchesse Charlotte semblent sans appel, malgré

(environ) 20% de bulletins au profit de la république.

Deux particularités découlent du référendum

politique. La monarchie au Luxembourg,

contrairement à celle des autres pays européens,

dispose ainsi d'une légitimité démocratique. Ce

référendum reste une affaire purement

luxembourgeoise.

1 Sur l'histoire du parti de la droite, voir: Gilbert Trausch (Hrsg),

CSV - Geschichte der Chrislich-Sozialen Volkspartei Luxemburgs

im 20. Jahrhundert, Luxembourg, 2008, 991 pages. 2 Pour des détails voir Christian Calmes, 1919. L'étrange

référendum du 28 septembre 1919, Luxembourg, 1979, 541 pages. 3 Referendum du 28 septembre 1919. Procès-verbal général de

Recensement des votes dressé par la première Commission de

relèvement, Mémorial 1919, p. 1143-1152.

Tel n'est pas le cas du référendum économique. Après

le Zollverein se pose la question centrale: quel

partenaire économique pour le Luxembourg? La

France (73% des bulletins) ou la Belgique (27%). De

nouveau deux particularités apparaissent. La

dépendance économique du Luxembourg est rappelée:

sa vulnérabilité économique est liée à un partenariat

avec un de ses voisins. Les préférences

luxembourgeoises ne sont pas respectées par les

puissances européennes; la France nous impose la

Belgique comme partenaire économique et « utilise

son désintéressement pour obtenir certaines

concessions de la Belgique (conclusion d'un accord

militaire franco-belge, partage du chemin de fer

Guillaume-Luxembourg) »4.

De cette situation la droite s'en tire mieux – ceteris

paribus – que les autres partis politiques. Ceux-ci

subissent des morcellements/scissions et l'attitude de

leurs leaders sur l'indépendance du pays n'a pas été

toujours bien claire.

Ecoutons la formulation pointue de Christoph Bumb5:

« In der neu gewählten Abgeordnetenkammer sa nun

eine relativ geschlossene "rechte", also

monarchietreue und überwiegend katholisch-

konservativ geprägte Mehrheit einer ideologisch

zersplitterten Minderheit von Liberaldemokraten,

Sozialisten, Republikanern und einstigen

Revolutionären gegenüber (...). Die "doppelte"

Demokratisierung des Jahres 1919 bestand also in der

Besonderheit, dass in Luxemburg nahezu parallel zur

Verfassungsreform und zur Einführung des

allgemeinen Wahlrechts, und damit zu den ersten

demokratischen Parlamentswahlen, das gesamte

politische System per Volksabstimmung eine

unmittelbare, weit ausstrahlende direktdemokratische

Legitimation erfuhr ».

* La population électorale, nombreuse du fait de la

disparition du cens, penche plutôt vers le

conservatisme, en relation avec son origine largement

rurale. L'historien Guy Thewes6 l'a bien résumé : « La

démocratisation aura profité à la droite dans un pays

où, malgré les progrès de l'industrialisation, la

majorité de la population reste attachée à une

mentalité rurale, traditionnelle et conservatrice ».

4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine (du

partage de 1839 à nos jours), Luxembourg, 1981, p. 134. 5 Christoph Bumb, Luxemburgs Weg zur parlamentarischen

Demokratie, Berlin, 2011, p. 97. 6 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg

depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 78.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 15

Vérifions par le degré d'urbanisation. Selon le STATEC1

« sont considérées comme zones urbaines les

communes qui comptent plus de 2 000 habitants

agglomérés au chef-lieu ».

Considérons le recensement de la population2 du 31

décembre 1922. Selon ce critère l'urbanisation du

Luxembourg compte 13 zones urbaines3 et un taux

d'urbanisation de 46%, ce qui à première vue semble

élevé. Il faut nuancer: si l'on ne tient pas compte des

villes industrielles de la minette le taux tombe à 30%.

Mais ce taux est en réalité moins élevé car la

croissance démographique de la capitale est liée

partiellement à l'industrialisation (davantage de

services). S'y ajoute une répartition asymétrique de la

population sur le territoire. Ainsi, la ville de

Luxembourg et le canton d'Esch accaparent 46% de la

population totale, face à 11% du territoire. En

d'autres mots, le territoire national garde une allure

largement rurale.

* Considérons la population active par secteurs

économiques.

Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935

Selon ces données statistiques4 il y a un basculement

symétrique autour de l'industrie: baisse de

l'agriculture (de 13 points de pourcentage), hausse des

services (de 13 points de pourcentage).

Ce tableau suggère un basculement classique du

primaire vers le secondaire, puis vers le tertiaire. A

l'intérieur du secondaire sont situées des activités

1 Recensement de la population du 31 décembre 1960, vol. V et VI,

Luxembourg, 1968, p. 86. 2 Résultats du recensement de la population du 1

er décembre 1922

et chiffres de la population de résidence habituelle au 31

décembre 1922, fasc. 46, Luxembourg, 1923, p. 2-57. 3 Ces 13 zones urbaines comprennent Luxembourg, Bettembourg,

Differdange, Dudelange, Esch/Alzette, Kayl, Pétange, Rumelange,

Schifflange, Diekirch, Ettelbruck, Echternach et Grevenmacher. A

chaque fois la définition de la zone urbaine du STATEC a été

appliquée. Ainsi, Troisvierges n'a pas été retenue, bien que la

commune du même nom dépasse 2 000 habitants, mais le chef-

lieu a une population bien inférieure à cette limite. 4 Recensement de la population du 31 décembre 1960,

Luxembourg, 1967, vol. III, p. 122.

administratives et de gestion, c'est-à-dire des activités

tertiaires. On peut admettre que l'activité purement

secondaire est en réalité moins élevée, au profit du

tertiaire. La conséquence en est un renforcement

numérique des classes moyennes. Qui dit classes

moyennes dit modération, c'est-à-dire réticence face

à des slogans ou menées extrémistes ou

révolutionnaires.

Quant au volet social, il est (difficilement) élaboré

entre les deux guerres mondiales, mais il faut attendre

l’après Seconde-guerre-mondiale, pour qu’il puisse

déployer tous ses effets. C’est l’époque du fordisme,

l’âge d’or de la société industrielle luxembourgeoise5.

* * *

Au Luxembourg, les ministres6 et surtout les Premiers

ministres persistent longtemps dans leurs fonctions.

De ce fait ils ne sont pas des inconnus pour les

responsables politiques des autres pays. Voilà qui

signale à l’étranger la stabilité politique interne du

pays.

Prenons quelques exemples. Joseph Bech7 (1887-

1975) est Ministre des Affaires étrangères de 1926 à

1959, Ministre d’Etat de 1926 à 1937 et de 1953 à

1958. Ecoutons l’historien Guy Thewes8 à propos de

Bech. « Joseph Bech inaugure une politique de

présence plus active sur la scène internationale. Il

5 Pour des détails, voir Gérard Trausch, La société luxembourgeoise

depuis le milieu du 19e siècle dans une perspective économique et

sociale, Luxembourg (cahier économique n°108), 2009, surtout

pages 31 et suivantes et p. 38-51 ; et du même auteur, Les

mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise

depuis la Révolution française, Luxembourg (cahier économique

n°113 du STATEC), 2012, surtout p. 11-29 et p. 124-138, p. 150-

152. 6 Le président du Gouvernement est ministre d’Etat, les autres

chefs de département sont directeur général (par exemple

directeur général de l’Intérieur, directeur général de l’Instruction

publique). En 1936 (arrêté grand-ducal du 24 mars 1936,

Mémorial 1936, p. 261) le titre de directeur général est remplacé

par celui de ministre. A partir de 1989 le ministre d’Etat est encore

appelé Premier ministre. Pour des détails voir Guy Thewes, Les

Gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848,

Luxembourg (Service Information et Presse), 2011, 271 pages. 7 Gilbert Trausch, Joseph Bech – un homme dans son siècle,

Luxembourg, 1978, 257 pages. Voir aussi une présentation

ramassée et dense de Bech par l’historien Charles Barthel, Bech

Joseph (1887-1975), in : Y. Bertoncini, T. Chopin, A. Dulphy, S.

Kahn, Ch. Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union

européenne, Paris, 2008, p. 27-28. Enfin, voir Grosbois Thierry,

Bech Joseph, in : Pierre Gerbet (dir.), Gérard Bossuat et Thierry

Grosbois, Dictionnaire historique de l’Europe unie, Bruxelles, 2009,

p. 91-95. 8 G. Thewes, 2011, op. cit. p. 95.

Secteur 1907 1935

Primaire 43,2 30,2

Secondaire 38,4 38,4

Tertiaire 18,4 31,4

Total 100,0 100,0

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 16

assiste régulièrement aux réunions de la Société des

Nations à Genève et en 1930, il est élu président de la

Commission de coordination économique de l’Union

européenne. Il est présent à la Conférence du

désarmement à La Haye en 1932 et prend part aux

réunions de l’Alliance d’Oslo qui rassemble les petits

Etats, la Norvège, la Suède, le Danemark et la

Finlande, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxemburg.

Depuis 1927, le Grand-Duché a ratifié la plupart des

conventions élaborées sous les auspices de la Société

des Nations ». Selon l’historien Gilbert Trausch1 « Bech

est l’inventeur de la politique étrangère

luxembourgeoise ».

Bech est encore présent à San Francisco au printemps

1945 lors de l’instauration de l’organisation des

Nations unies. Au cours des années 1950 la carrière

du Ministre des Affaires étrangères est à son comble :

c’est « l’heure européenne, l’heure de gloire de Joseph

Bech »2.

Pierre Werner (1913-2002) a été ministre des

Finances de 1953 à 1959 et de 1962 à 1974 ; il a été

président du Gouvernement, Ministre d’Etat de 1959 à

1974 et de 1979 à 19843. P. Werner est connu à

l’étranger pour ce qu’on appelle plan Werner (ou

rapport Werner, ou comité Werner4). Pour apprécier

son œuvre écoutons l’économiste français Robert

Salais5 : « La perspective du Comité Pierre Werner fut

de préserver l’Europe et sa croissance de l’instabilité

des marchés financiers internationaux. C’était celle de

Giscard d’Estaing et de Raymond Barre dans les

années 1970. Leur idée n’était aucunement, comme ce

fut le cas de celle de Jacques Delors plus tard, de

plonger l’Europe dans la globalisation financière, mais

au contraire de la prémunir de ses effets ». Et encore :

« Le rapport Werner (…) n’eut guère de suites en

raison de désaccords entre pays … ».

1 Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une

nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg – Le

destin européen d’un petit pays, Luxembourg, Toulouse, 2002, p.

246. 2 Gilbert Trausch, 1978, op. cit. p. 127-133 (titre d’un chapitre).

3 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg

depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 159. 4 Dans ses mémoires P. Werner parle de groupe Werner. Voir : P.

Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – Evolutions et

Souvenirs 1945-1985, Luxembourg, 1991, tome II, p. 123. 5 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une

idée, Paris, 2013, p. 251 et p. 253. R. Salais est chef de file de

l’Ecole des conventions avec André Orléan, Luc Botanski et Olivier

Favereau. La notion de conventions couvre l’ensemble des

dispositifs dotés d’une « force normative obligatoire » et comprend

même les coutumes et habitudes culturelles. Pour une information

rapide voir : Denis Clerc, Comprendre les économistes, Paris, 2009,

p. 72-73.

Gaston Thorn6 (1928-2007) a été Ministre d’Etat,

président du Gouvernement de 1974 à 1979, Ministre

des Affaires étrangères de 1969 à 1974 et de 1979 à

1980. De 1981 à 1985 il a été président de la

Commission des Communautés européennes à

Bruxelles. Retenons qu’il a présidé la 30e session

ordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU.

Jacques Santer7 (né en 1937) a été Ministre d’Etat de

1984 à 1989 et (Premier ministre) de 1989 à 1995. Il a

exercé des fonctions de Ministre des Finances de 1979

à 1984 et auparavant celles de Secrétaire d’Etat entre

1972 et 1974. De 1995 à 1999 il a été président de la

Commission européenne.

Ces hommes politiques ont su représenter avec talent

le Luxembourg à l’étranger et ont réussi à le faire

connaître et apprécier au niveau international.

Retenons que – petite dimension oblige – chaque

ministre est tenu en général de gérer plusieurs

départements.

Jean-Claude Juncker (né en 1954) a été Premier

ministre de 1995 à 2013. En 1982 il entre au

Gouvernement comme Secrétaire d’Etat au Travail et à

la Sécurité sociale ; en 1984 il devient Ministre du

Travail et Ministre délégué au département des

Finances chargé du budget. A partir du 1er janvier

2005 Juncker devient le premier président permanent

de l’Eurogroupe ; il y est reconduit à trois reprises.

Juncker rafle de nombreux prix, honneurs et

récompenses sur la scène internationale. Contentons-

nous d’en relever deux : lauréat du Prix Charlemagne à

Aix-la-Chapelle (Aachen), membre associé étranger à

l’Académie des sciences morales et politiques à

l’Institut de France.

Jean-Claude Juncker est un homme politique

populaire dans son pays et apprécié dans le reste du

monde. Comment expliquer le phénomène Juncker ?

Ici intervient le charisme de cet homme politique. Le

sociologue Max Weber8 distingue deux sortes de

charisme : le charisme personnel et le charisme de

fonction (Amtscharismus).

6 Voir Henri Roemer, Gaston Thorn 1928-2007, Luxembourg, 2013,

478 pages. 7 Voir: Thomas Schmitz, La Commission européenne - La

présidence de Jacques Santer (1995-1999), Luxembourg, 2007,

210 pages (sous la direction de Jean-Claude Gégot, Université Paul

Valéry - Montpellier III). 8 Max Weber, Economie et Société, t. 1. Les catégories de la

sociologie, Paris, 1995 (1971), p. 320-336.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 17

Entré au Gouvernement à l’âge de 28 ans Jean-Claude

Juncker semble être doté a priori de charisme

personnel. Depuis 1982 à 2013 il est constamment

membre du Gouvernement, Premier ministre à partir

de 1995. S’y ajoutent ses mandats internationaux. Le

résultat en est un solide charisme de fonction. Le

charisme de Juncker est un mélange de charisme

personnel et de charisme fonctionnel.

Pour Pierre Bourdieu1 le charisme est davantage

« l’effet de l’institution » que « l’attribut de la

personne ».

Avec 18 ans de Premier ministre et 30 ans de présence

au Gouvernement J.-Cl. Juncker connaît son « métier »

d’homme politique. Peut-être peut-on y voir ce que

l’historien Ch. Delporte2 appelle « la séduction,

phénomène ancien, (est) aujourd’hui devenu

dominante dans le rapport du politique au citoyen ».

Relevons l’activité de Jean Asselborn, ministre des

Affaires étrangères depuis 2009. Il a su représenter

avec talent le Luxembourg dans le monde et a bien

défendu les intérêts du Grand-Duché. Ainsi, sous son

impulsion le Luxembourg est devenu membre non

permanent du Conseil de sécurité à New York.

Pour signaler sa pérennité à ses voisins, le

Luxembourg a recours à ses représentants politiques

qui agissent dans la durée. Voilà un moyen de défense

d'un petit pays, le moyen de faire valoir ses droits vis-

à-vis de ses voisins et vis-à-vis des Autorités

européennes.

Dans le contexte de la longévité des premiers

ministres (présidents du Gouvernement) une dérive

spécifique a probablement surgi. Les partis politiques

ne sont-ils pas chargés prioritairement – et aux

dépens du programme politique – d'assurer la

reconduction de leur leader, lors des élections?

* * *

Quelques mots sur la démocratie et les pouvoirs

politique et économique. Les nationalisations, surtout

si elles sont substantielles, génèrent une dangereuse

1 Citation de Jean-Claude Monod (philosophe, CNRS et enseignant

à l’Ecole normale supérieure de Paris), Qu’est-ce qu’un chef en

démocratie ? Politiques du charisme, Paris, 2012, p. 37. 2 Christian Delporte (Université de Versailles Saint-Quentin-en-

Yvelines), Une histoire de la séduction politique, Paris, 2011, p. 17.

Voir aussi, dans un autre genre : Luciano Canfora (philologue

classique), La nature du pouvoir, Paris, 2010, 95 pages. Traduit de

l’italien par Gérard Marino.

concentration de pouvoir. Selon Robert Reich3 la

démocratie « suppose des sources de pouvoir

économique indépendantes d’une autorité centrale,

faute de quoi, les gens se trouvent dans l’impossibilité

d’exprimer leur désaccord par rapport à l’orthodoxie

officielle ». Toutefois, le même auteur constate, à

l’image de la Chine, que « la démocratie n’est peut-

être pas indispensable au capitalisme ». Ce pays « a

adopté la liberté des marchés mais pas la liberté

politique ».

La séparation des pouvoirs est bien connue : pouvoir

exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Peut-

être faut-il davantage séparer, à l’avenir, pouvoir

politique et pouvoir économique. La confusion des

deux dévie de la voie démocratique, car la

concentration de pouvoir devient incontrôlable. Les

Autorités publiques n’ont pas, dans une démocratie de

marché, vocation à assurer la production de biens et

de services. Toutefois, elles interviennent légitimement

dans la vie économique ; par exemple promouvoir la

protection sociale, favoriser les produits ménageant

l’environnement. La décentralisation des décisions

économiques encourage à la fois efficacité

économique et efficacité démocratique.

La concentration croissante de pouvoir dans l’Etat se

fait en général au détriment de la démocratie.

L’anthropologue (atypique) David Graeber4 parle de

« l’impossible mariage de la démocratie et de l’Etat ».

* * *

La démocratie a – en résumé – deux fondements : le

libéralisme politique et la vie en société.

Le libéralisme politique reste lié à la liberté

individuelle, y comprises les libertés de contracter, de

se réunir, de s’associer, liberté de presse. Ce premier

fondement inclut l’idée égalitaire inhérente au Code

civil de 1804. Mais apparaît aussi son côté sombre,

souligné par l’industrialisation : le salarié est à la

merci de son patron. Il ne faut donc pas confondre

libéralisme politique et libéralisme économique.

La vie en société comprend un ensemble de variables

qui soutiennent cette société : par exemple la

prépondérance de la loi, l’intérêt général, une certaine

3 Robert Reich (Université de Californie à Berkeley),

Supercapitalisme – Le choc entre le système économique

émergent et la démocratie, Paris, 2008 (2007), p. 7-9. Traduction

de l’américain par Marie-France Pavillet. 4 David Graeber (London University), La démocratie aux marges,

Paris, 2014, p. 105. Traduction de Philippe Chanial.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 18

conception de la vie dans la communauté nationale.

Intervient aussi et avant tout « le lien étroit entre

démocratie et Etat social 1».

Qu’en est-il au Luxembourg ? Le premier fondement a

été introduit au Luxembourg, au moins partiellement,

dans la seconde moitié du 19e siècle (cf. Constitution

de 1868). Le deuxième fondement remonte à l’entre-

deux-guerres. La démocratie complète, civile et

sociale, joue pleinement après la Seconde guerre

mondiale.

La démocratie luxembourgeoise est, en règle générale,

une démocratie plurielle, dans le sens qu’il faut plus

d’un parti politique pour former un gouvernement.

Voilà qui encourage le compromis, évite des situations

extrêmes et rapproche de la notion de consensus (cf.

1.1.4.).

Retenons l’approche de Jacques Brasseul2 : la

démocratie présente trois traits essentiels.

« Le pouvoir émane de représentants élus par

la majorité au suffrage universel, libre et

transparent, ouvert à tous, … ».

« Les élections ont lieu régulièrement et

permettent un changement pacifique des

hommes au pouvoir.

« La pratique de la liberté d’expression est la

règle, notamment de critique des Autorités,

ainsi que la liberté d’information,

d’association, de croyance et de circulation ».

Le capitalisme de marché a assuré le développement

économique qui a favorisé l’éclosion des classes

moyennes, qui, à leur tour, ont exigé à la fois une

participation à cette démocratie et une participation

aux fruits de ce développement économique. Après la

Première guerre mondiale, ce schéma a joué au

Luxembourg : les classes moyennes ensemble avec le

monde ouvrier ont fait entrer le pays dans la

démocratie.

* * *

Quelle est l’attitude des Luxembourgeois vis-à-vis de

la démocratie ? A la question êtes-vous satisfaits de la

démocratie dans votre pays et dans l’Union

1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos libéral,

Paris, 2012, p. 271. 2 Jacques Brasseul (professeur de sciences économiques à

l’université du Sud, Toulon-Var), Un monde meilleur ? – Pour une

nouvelle approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 47-48.

européenne la réponse est la suivante (Eurobarometer3

- 2006), avec entre parenthèses la satisfaction vis-à-

vis de la démocratie au niveau européen : Luxembourg

83% (63%) ; Belgique 68% (67%) ; Allemagne 55%

(43%) ; France 45% (40%) ; moyenne UE 56% (50%).

Le Luxembourg occupe la deuxième place derrière le

Danemark (93% et 65%). En 2011 le résultat est le

suivant quant à la satisfaction du jeu démocratique:

Luxembourg 88% (68%), Allemagne 68% (49%) ;

Belgique 61% (59%) ; France 53% (42%). Le

Danemark (92%) devance le Luxembourg, mais pas au

niveau européen (65%). La moyenne de l’Union

européenne est de 52% (45%).

La transparence est considérée comme une

composante de la démocratie, mais le secret peut

aussi protéger l’individu (par exemple secret médical).

Retenons la conclusion de Daniel Soulez Larivière4 ,

avocat, membre du barreau de Paris: « La transparence

et le secret ne sont que des techniques et pas des

vertus. Et le dévoiement de la transparence est aussi

dangereux que celui du secret ».

Le philosophe Jacques Steiwer5 présente la

problématique liée à la démocratie.

Intervient ici « le fait contradictoire que de plus en

plus de gens donnent leurs voix à des partis ou à des

mouvements qui s’inscrivent en adversaires de la

démocratie communicationnelle, si bien qu’on voit

arriver au pouvoir, par voie légale, des ennemis de

l’Etat de droit ».

Et encore du même auteur : « Comme on ne peut pas

se passer de la représentation et de l’aliénation

fiduciaire du pouvoir démocratique, la dimension de

confiance dans la délégation prend une amplitude

croissante au fur et à mesure que se développe l’assise

populaire réelle de ce pouvoir ».

* * *

Au moins deux dangers, guettant la démocratie

représentative, peuvent être identifiés.

3 Eurobarometer 65, Die öffentliche Meinung in der europäischen

Union, 2006 ; Eurobarometer 76, Die öffentliche Meinung in der

europäischen Union, 2011. 4 Daniel Soulez Larivière, La transparence et la vertu, Paris, 2014,

p. 184. 5 Jacques Steiwer, La démocratie en question, in : Actes de la

Section des Sciences morales et politiques de l’Institut Grand-

Ducal, vol. XI, Luxembourg 2008, p. 219 et p. 220.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 19

La « dissidence électorale 1» se manifeste sous

deux formes : « l’abstention endémique » et le « vote

de perturbation ou de nuisance ». Le but est de

« bloquer le système ». Une partie non négligeable de

la population est d’avis que les élections ne sont pas

aptes à contribuer à améliorer leur situation

économique et sociale.

Le populisme est le second danger. Le

sociologue Gérald Bronner2 entend par là « toute

expression politique donnée aux pentes les moins

honorables et les mieux partagées de l’esprit

humain ». Le populisme est favorisé par « des erreurs si

bien partagées qu’elles ne semblent rien d’autre que la

manifestation du bon sens ». Ceci est encouragé par

Internet où de nombreux sites confirment ces erreurs.

« … certains populismes se nourrissent de la

xénophobie des peuples, d’autres de leur aversion pour

les possédants et les puissants, d’autres encore de leur

conception simpliste de l’égalité, … ». Au Luxembourg

le populisme est largement absent. Est-ce que ce

serait encore le cas si, par malheur, le Luxembourg

était plongé dans une grave crise économique et

sociale ?

1.1.2 Le marché

Le marché est la confrontation de l’offre et de la

demande exprimant la formation des prix. « 0n peut

(donc) parler de marché chaque fois qu’on est en

présence d’échanges sur la base de prix (ou de taux

d’échange) acceptés par les parties en présence »3.

Trois idées sont accrochées à cette définition

succincte.

Il y a d’abord le simple échange entre deux personnes

(physiques ou morales) ; puis c’est la notion

d’économie de marché : « système où la plupart des

transactions se font sur la base de prix librement

négociés, ou acceptés ». Enfin, le marché peut

désigner le lieu de l’échange réel (ou virtuel) ; par

1 Alain Brossat (philosophe, Université Paris 8-Saint-Denis) Le

sacre de la démocratie – Tableau clinique d’une pandémie, Paris,

2007, p. 139 et suivantes, les citations y comprises. 2 Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, 2013, p. 265 et

suivantes, les citations y comprises. 3 Bernard Guerrien, Marché, in : S. Mesure et P. Savidan, Le

dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 741 ; la

citation suivante y comprise. Voir aissi : Mathieu Laine,

Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 387 et suivantes. Pour

une vue sociologique du marché, voir : François Borlandi, Raymond

Boudon, Mohamed Charkaoui et Bernard Valade, Dictionnaire de la

pensée sociologique, Paris, 2005, p. 420 – 424. Augustin Landier et

David Thesmar, Le grand méchant marché – Décryptage d'un

fantasme français, Paris, 2007, 182 pages.

exemple le marché hebdomadaire sur la place du

« Knuedler » dans le centre de la ville de Luxembourg.

Remontons à Adam Smith, le « père » du libéralisme

économique ; sa métaphore sur la « main invisible »4

mérite quelques précisions.

La main invisible, ou l’autorégulation du

marché, est l'image d’un mécanisme assurant

l’équilibre entre offre et demande sur les marchés de

produits. Or, on constate que l’égalisation entre offre

et demande n’est pas toujours atteinte. Comment

résoudre ce problème ? A. Smith a une solution

originale5 ; il considère deux prix : le prix du marché et

le prix naturel.

« Le prix actuel auquel une marchandise se vend

communément, est ce qu’on appelle son prix de

marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou

précisément au niveau du prix naturel ». Le prix

naturel résulte d’un « taux moyen ou ordinaire le taux

naturel du salaire, du profit et du fermage ». Le prix du

marché oscille autour du prix naturel. L’intervention

de la concurrence fait coïncider prix naturel et prix du

marché, ce qui effectue l’égalisation de l’offre et de la

demande.

Ce mécanisme concurrentiel vers l’équilibre est l’acte

fondateur de l’économie politique. Par le canal de

quelques conditions on aboutit aux modèles de L.

Walras et plus tard d’Arrow/Debreu. Ces modèles

assureraient par le libre fonctionnement du marché

(cf. 3. La concurrence, un concept central) l’équilibre

entre offre et demande.

La main invisible est non seulement un

mécanisme qui encourage la croissance économique

(selon A. Smith la division du travail y a contribué),

mais elle est aussi l’image d’un ordre social : la somme

des intérêts personnels produit le bien-être général.

Smith y voit le résultat de la situation de l’Angleterre

de la seconde moitié du 18e siècle : des droits

démocratiques, des institutions adéquates y comprise

la séparation des pouvoirs, une société dotée d’un

certain consensus.

Comparons brièvement au Luxembourg. En 1804 le

Code civil y est introduit (département des Forêts),

4 Adam Smith, textes choisis et préfacés par G. H. Bousquet (à

l’époque professeur à la faculté de droit à Alger), Paris, 1950

(collection des grands économistes), p. 249. 5 A. Smith, op. cit. p. 92 et 91.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 20

accordant des droits à l’ensemble du pays. Apparaît au

moins un point commun à l’Angleterre et au

Luxembourg : les droits profitent exclusivement ou

presque au patronat, c’est-à-dire à la bourgeoisie. Au

Luxembourg cette configuration persiste bien au-delà

d’un siècle. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour

que les choses bougent réellement : droit de vote

universel (pour hommes et femmes), intégration du

monde salarié dans la société luxembourgeoise (cf.

pleine reconnaissance des syndicats).

• La main invisible du marché assure à la fois

son équilibre et l’allocation (rationnelle) des

ressources. Dans un tel contexte l’intervention de

l’Etat est inutile, voire nuisible. Mais Smith n’est pas

un inconditionnel de la non-intervention de l’Etat.

Ainsi, l’Etat est appelé à assurer trois rôles1 :

Garantir la défense nationale,

Garantir la sécurité intérieure,

Créer et entretenir des ouvrages publics, par

exemple infrastructure des transports.

En d’autres mots, l’auteur de la main invisible admet

la main visible de l’Etat.

Retenons l’approche inédite de Jean

Dellemotte2 : Selon Adam Smith « c’est précisément

quand l’explication scientifique fait défaut, et

lorsqu’on ne dispose ni de théorème ni de principe

pour expliquer les choses, qu’on évoque une main

invisible ». Et encore : « La métaphore de la main

invisible symbolise finalement les conséquences non

intentionnelles et bénéfiques de certaines actions

individuelles ».

Smith préconise le libre échange, c’est-à-dire il

applique le mécanisme du marché à la dimension

internationale, bien qu’il prévoie des exceptions. En

d’autres termes « les bénéfices de la division du travail

doivent donc être étendus à l’échelle internationale »3.

* * *

1 A. Smith, op. cit. p. 275-276.

2 Jean Dellemotte, La « main invisible » d’Adam Smith : pour en

finir avec les idées reçues, in : L’Economie politique n° 44 sur Le

libéralisme en crise, Paris, octobre 2009, p. 31 et p.39. 3 Jean-Jacques Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIII

e –

XXe siècles, Bruxelles/Genève, 2004, p. 55.

Retenons quelques caractéristiques du marché4.

Le marché est aveugle, dans le sens qu’il n’est

ni juste ni injuste, ni moral ni immoral.

« Le marché ne peut être responsable des

faiblesses de la société ».

« Le marché crée de la valeur ajoutée, mais

son coût social peut être exorbitant. Mais a-

t-il été question de tout réduire au marché ? »

« Il n’est de marché sans autorité. Celle-ci

doit être le garant de la transparence des

conditions de formation des prix et doit veiller

à ce que les termes de la concurrence soient

au mieux respectés ».

Parler d’offre, de demande et de prix c’est oublier les

individus cachés derrière ces notions. Le sociologue

allemand Max Weber5 l’a bien exprimé : « Lorsque le

marché est laissé à sa propre légalité, il n'a de

considération que pour les choses, aucune pour les

personnes … ».

Le débat sur le marché est ancien, son avenir semble

d’ailleurs assuré. L’attitude bienveillante de

Montesquieu6 vis-à-vis du commerce est bien

connue : « … et c’est presque une règle générale que,

partout où il y a des mœurs douces, il y a du

commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y

a des mœurs douces ». Adam Smith est sur la même

longueur d’onde. Selon Raymond Aron7 les libertés

politiques impliquent les libertés économiques.

L’autoritarisme politique mènerait tout droit vers la

planification centralisée.

Ecoutons Karl Polanyi8 : « La véritable critique que l’on

peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était

fondée sur l’économique – en un sens, toute société,

quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que

son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une

telle organisation de la vie économique est

4 Philippe Chalmin, Le marché – éloge et réfutations, Paris, 2000,

p. 17-40 ; y comprises les citations. 5 Max Weber, Economie et société, vol. 2. L’organisation et les

puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris,

1995 (1971), p. 411. Traduction par un collectif sous la direction

de Jacques Chauvy et Eric Dampierre. 6 Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, 1995, p. 609 (vol. II).

Edition établie par le professeur Laurent Versini. 7 R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. Aron,

Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 751-989.

Préface de Nicolas Baverez. 8 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques

et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), p. 320 et p.

111. Traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice

Angeno.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 21

complètement non naturelle, ce qui est à comprendre

dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle ».

La société civile, soumise à la marchandisation, est

devenue « un appendice du système économique ».

Enfin, Rosa Luxemburg (1871-1919) pense que le

capitalisme, donc le marché, aboutirait

nécessairement à la guerre.

* * *

Le Grand-Duché a été continuellement à la merci de

marchés extérieurs. Ceux-ci ont un impact sur sa

configuration institutionnelle. Quatre étapes ont joué.

1re étape : le Zollverein

Au lendemain de l’indépendance (1839) le

Luxembourg a deux préoccupations principales : créer

une administration luxembourgeoise et faire

redémarrer l’économie. Et tout ceci après un désordre

appelé Régime néerlandais1.

L’installation d’une administration luxembourgeoise2 –

à l’époque on parle de « Bureaux du Gouvernement »3

– se fait dans la douleur ; par exemple

l’arbitraire/favoritisme dans la nomination des

fonctionnaires. Voilà qui rend les fonctionnaires plutôt

dociles. A partir de 1848 la situation s’améliore. Le

démarrage économique ne peut se faire que dans un

contexte territorial plus large. D’où l’entrée dans le

Zollverein en 1842, malgré une certaine réticence de

la population.

L’appartenance au Zollverein pèse sur les institutions

à deux égards. D’abord, la souveraineté du jeune Etat

est restreinte ; par exemple les douanes

luxembourgeoises restent sous la coupe du Zollverein

(leur directeur est prussien). Ensuite, les

Gouvernements successifs ont porté une législation

1 Sur ce régime voir : Albert Calmes, Naissance et débuts du

Grand-Duché 1814-1830, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le

Royaume des Pays-Bas, Luxembourg, 1971, 570 pages. Cet auteur

a publié en 1932 une première version, Le Grand-Duché de

Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas (1815-1830),

Bruxelles, 163 pages. Prosper Müllendorff, Das Grossherzogtum

Luxemburg unter Wilhelm I 1815-1840, Luxembourg, 1921, 371

pages. Cahier économique n°113, op. cit. Chapitre intitulé: Le

régime néerlandais, p. 36-44. 2 Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg,

1954, 4e partie, intitulée L’administration, p. 191-301. Gérard

Trausch, Création d’une fonction publique moderne au

Luxembourg, Actes de la Section des sciences morales et

politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, 2005, 43 pages. 3 Archives Nationales du Luxembourg (ANL), dossiers H-3 et H-4.

encourageant le développement économique. Prenons

deux exemples. En 1859 et en 1863 le Gouvernement

lance deux emprunts par obligations4 au profit du

financement des chemins de fer ; le premier de 3,5

millions de francs, le second de 8,5 millions (dont 5,8

millions sont destinés aux chemins de fer). Entre 1870

et 1898 est mise en place une régulation des

concessions minières : l’interdiction de trafic en 1882

évite la simple exportation du minerai qui est

désormais transformé sur place.

Le traité du Zollverein, à l’instar de l’UEBL, du Benelux

et des traités européens, a donné lieu à des

controverses, des interprétations divergentes, à des

moments difficiles. Mais le Luxembourg n’est jamais

allé jusqu’à la rupture. Quant au Zollverein, écoutons

Paul Schmit5 : « Une fois de plus, il n’y eut donc pas

de rupture. Entretemps, les deux côtés avaient en effet

réalisé que les avantages de l’union l’emportaient sur

les inconvénients, même si les craintes

luxembourgeoises allaient demeurer face à

l’hégémonisme de la Prusse, suite à ses victoires sur

l’Autriche en 1866 et sur la France en 1870. Cette

crainte fut alimentée une nouvelle fois lorsqu’en 1872

se posait la question ferroviaire ».

Les institutions ont comme finalité6 la production et

l’application de règles. « Lorsque l’on pense que de

telles règles ne sont en général pas nécessaires, que

les marchés, par exemple, s’autorégulent, ou au

contraire qu’elles sont quasiment immuables et suivies

tout naturellement par les acteurs, …, il n’est guère

utile de se pencher sur les institutions ».

2e étape : L’entre-deux-guerres

Au lendemain de la Première guerre mondiale le

Luxembourg est contraint d’effectuer une

réorientation complète de son économie. L’UEBL

remplace le Zollverein. Au cours de cette période

l’influence entre marché et institutions est réciproque.

Ainsi, la nouvelle configuration institutionnelle (UEBL,

chambres professionnelles, Conseil national pour la

conciliation des conflits collectifs du travail, …)

structure le marché luxembourgeois, lequel est lié au

marché d’un partenaire économique aux dimensions

4 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l’Etat au cours du dernier

siècle, Luxembourg, 1955, p. 5 et suivantes. 5 Paul Schmit (juriste, membre du Conseil d’Etat), Le Luxembourg

et le Zollverein, in : Hémecht, n° 3-2013, p. 330. 6 Alain Chatriot et Claire Lemercier (CNRS), Institutions et histoire

économique, in : Jean-Claude Dumas, L’histoire économique en

mouvement – entre héritages et renouvellements, Villeneuve

d’Ascq (France), 2012, p. 148 (y comprise la citation).

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 22

bien plus réduites par rapport à l’ancien partenaire. Le

Luxembourg est dans l’obligation absolue de vendre

ses produits sidérurgiques dans le monde entier, ce qui

amène la sidérurgie à créer des comptoirs de vente

(par exemple Columeta). Cette extension commerciale

de notre sidérurgie a deux conséquences, selon

l’historien Charles Barthel1. D’abord, des cadres

supérieurs de la sidérurgie sont appelés à conseiller le

Gouvernement sur des dossiers internationaux.

Ensuite, ces cadres « font de facto figure de 'corps

diplomatique' », vu le réseau réduit des ambassades

luxembourgeoises. « On chercherait en vain pareille

constellation ailleurs dans le monde ».

3e étape : les institutions européennes

Les traités européens de 1951 (Communauté

européenne du charbon et de l’acier), de 1957

(Communauté économique européenne) de 1992

(traité de Maastricht) ont placé le marché au centre

des préoccupations européennes. La notion de

concurrence (cf. chapitre 3) est devenue la règle

absolue ; autrement dit la concurrence est le mot-clé

de l’Europe.

Cette vision marchande de l’Europe est inscrite dans

les traités européens et ceci dès les années 1950.

D’ailleurs on peut se demander si cette conception de

l’Europe n’a pas contribué à la crise structurelle dans

laquelle sont plongés actuellement les pays membres.

4e étape : la mondialisation

La mondialisation aggrave la marchandisation de

l’Europe, où la concurrence est devenue, au moins

partiellement, un facteur de désindustrialisation, ceci

au nom des exigences de la concurrence. Cette

problématique sera évidemment reprise

ultérieurement.

* * *

Reprenons brièvement la controverse sur le libre

échange et le juste échange2. Présentons le point de

vue des Européens : le commerce international de la

Chine est libre mais pas juste. Ce pays accorde aux

ouvriers des salaires de misère et des conditions de vie

1 Ch. Barthel, Bras de fer – Les maîtres de forges luxembourgeois

entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des

cadres internationaux 1918-1929, Luxembourg, 2006, p.652. 2 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le

capitalisme, Paris, 2012, p. 26 et suivantes, y comprise la citation.

Traduction de Françoise et Paul Chemla : 23 Things They Don’t Tell

You about Capitalism, Londres 2010.

inhumaines. De ce fait la Chine exerce une

concurrence déloyale à l’égard de l’Europe (dumping

social).

Dans l’optique de la Chine, l’Europe préconise

effectivement le libre-échange, mais dresse des

barrières artificielles. Parler de dumping social est un

simple prétexte, car la Chine utilise la ressource dont

elle est largement dotée : une main-d’œuvre

abondante.

Le problème de fond apparaît immédiatement : il est

impossible d’évaluer de manière objective salaire de

misère/conditions inhumaines. Ceci découle des

considérables écarts internationaux dans le

développement économique et donc de niveau de vie.

Ainsi, un salaire dérisoire d’un ouvrier luxembourgeois

paraît faramineux à un ouvrier chinois (et correspond

à une petite fortune aux yeux d’un ouvrier de l’Inde).

Finalement, toute décision liée à un dumping social

est plus politique qu’économique. « Même s’il porte

sur un problème économique, ce n’est pas un débat

dans lequel les économistes, avec leur boîte à outils

technique, sont particulièrement équipés pour

trancher ».

* * *

Ecoutons Laurence Fontaine3 : « Le marché, qui est un

lieu de la concurrence entre les vendeurs, fonctionne

normalement au bénéfice des consommateurs, en

même temps qu’il construit une société d’égaux qui

s’entendent sur la valeur des biens après discussion, et

ce n’est pas un effet du hasard si dans les sociétés

démocratiques anciennes le lieu de la discussion

politique est aussi la place du marché ».

Le marché est à la fois un lieu de liberté et de pouvoir.

Le marché comme lieu de liberté

Au 19e siècle la femme mariée, réduite à l’incapacité

juridique, a pu – sur le marché – discuter les prix,

apprécier la qualité des marchandises. Les femmes

achètent les produits de consommation courante sur

le marché, mais les transactions importantes sont

réservées aux hommes (par exemple vente de bétail).

Voilà qui reflète la société inégalitaire de l’époque.

3 Laurence Fontaine, Le marché – Histoire et usages d’une

conquête sociale, Paris, 2010, p. 152, et pour la citation suivante

p. 196.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 23

Le marché est aussi un lieu de contacts sociaux, de

loisirs et de distractions, « le marché ouvre un espace

de choix et d’expression individuelle ». En 1875 les

mercuriales1 indiquent 28 produits offerts sur les

marchés du pays (produits alimentaires et bois de

chauffage) ; ils se déroulent dans 37 localités. Le

Mémorial2 fournit chaque année les localités, dates et

genre de marché pour l’année suivante, c’est dire

l’importance de ces marchés au Luxembourg. Ces

marchés peuvent être spécialisés ou combinés :

marché de produits alimentaires, de produits de

consommation courante ; marché de bétail ; marché

de chevaux ; marché de vêtements, etc.

« Le marché, même dans (le) cas de nécessité, demeure

une liberté par la faculté qu’il laisse à chacun de

choisir les échanges qui lui conviennent le mieux ».

Le marché comme lieu de pouvoir

Dès qu’on s’éloigne de la « place du marché » le

marché se transforme en lieu de pouvoir unilatéral :

en situation oligopolistique, très fréquente,

l’entreprise, appuyée souvent par une publicité

envahissante, s’impose face aux acheteurs, qui restent

le plus souvent isolés, malgré les organisations visant

la protection du consommateur (Union

luxembourgeoise des consommateurs – ULC). Cette

asymétrie profonde entre acheteurs et vendeurs

soulève la question de la transparence. Les Pouvoirs

publics doivent-ils intervenir pour protéger les plus

faibles, c’est-à-dire les clients (par exemple en cas de

monopole) ?

* * *

Selon Immanuel Wallerstein3 le capitalisme historique,

dans son développement, est un système à trois

arènes. « On les appellera, faute de mieux, l'arène

économique (ou marché), l'arène politique (ou des

Etats) et l'arène culturelle (ou des idéologies et des

structures du savoir) ».

Le présent cahier économique traite des deux

premières arènes et ceci dans un contexte social.

Apparaît ici un problème fondamental. La frontière

entre les deux premières arènes. En d'autres mots,

1 Les mercuriales sont une liste de prix sur un marché, relevés par

les Pouvoirs publics. 2 Le Mémorial de 1875 fournit ces renseignements pour l’année

1876, Mémorial 1875 II, p. 140-141. 3 Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002

(1983), p. 109.

qu'est-ce qui revient au marché, qu'est-ce qui revient

à l'Etat? Cette configuration est complexifiée par

l'unification européenne: qu'est-ce qui revient à

l'Union européenne ?

1.1.3 La sécurité sociale

Le régime de la sécurité sociale luxembourgeoise peut

être suivi en quatre étapes4.

1re étape : l’instauration de la sécurité sociale (1901-

1911)

Le Luxembourg est déjà un pays industrialisé lorsque

débute la marche vers l’Etat providence. Trois lois

interviennent.

La loi du 31 juillet 1901 concernant

l’assurance obligatoire des ouvriers contre les

maladies.

La loi du 5 avril 1902 concernant l’assurance

obligatoire des ouvriers contre les accidents.

La loi du 6 mai 1911 sur l’assurance vieillesse

et invalidité.

Ces trois lois marquent le passage d’un régime

d’assistance vers un régime d’assurance.

Deux phases se dégagent.

• Le Code civil de 1804 laisse l’ouvrier tout à

fait désarmé vis-à-vis de son patron. Cette situation

est encore aggravée par l’industrialisation, car

l’immense asymétrie de pouvoir entre ouvrier et

patron éclate au grand jour.

• Ces quelques lois sociales fondamentales ont

changé la donne. Jusqu’ici les relations entre ouvriers

et patrons sont gérées par le seul droit commun.

Dorénavant elles seront soumises au droit social : la

faute ou responsabilité professionnelle est remplacée

par la responsabilité sociale. Le député Michel Welter5

a parlé à juste titre de « révolution dans notre droit

politique et économique ».

Dans cette matière le Luxembourg n'est pas en avance

sur les pays voisins6. En Allemagne la loi sur

4 Pour des détails voir les cahiers économiques n°108 et n°113.

5 A la Chambre des députés le 21 juin 1901.

6 Sur la comparaison internationale du droit social voir par

exemple: Gerhard A. Ritter, Der Sozialstaat - Entstehung und

Entwicklung im internationalen Vergleich, Munich, 1991, 2e éd.

252 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 24

l'assurance vieillesse et invalidité (Gesetz über die

Invaliditäts- und Altersversorgung) est votée le 22 juin

1889. Auparavant l'assurance maladie est introduite

en 1883 et l'assurance accident en 1884. Par contre,

en France la première loi sur les retraites paysannes et

ouvrières est votée le 5 avril 1919. En Belgique la loi

sur l'assurance pension apparaît en 1900, mais à titre

non obligatoire.

2e étape : extension et consolidation (1918-1939)

Il s’agit en fait d’une étape de consolidation et

d’approfondissement du régime de sécurité sociale.

Les conséquences sociales de la guerre sont graves.

Pour y remédier le Gouvernement prend des mesures à

caractère social, par exemple les allocations de

chômage.

Des mesures générales d’apaisement social sont mises

en route. Prenons deux exemples. En 1918 (avant la

grande grève de 1921) la journée de travail de huit

heures est introduite (évidemment sans réduction de

salaire). La loi du 4 avril 1924 crée cinq chambres

professionnelles : la Chambre des employés privés, la

Chambre de travail, la Chambre de commerce, la

Chambre de l’agriculture et la Chambre des artisans.

Quatre éléments se dégagent de cette nouveauté.

La création des chambres professionnelles

introduit la conciliation et l’arbitrage dans les

relations du travail. Elles ont un caractère

consultatif.

La Chambre de commerce a été créée en

1841, mais la loi de 1924 y a incorporé le

principe électif, comme pour les autres

chambres.

La loi du 12 février 1964 crée la Chambre des

fonctionnaires et employés publics, une

ancienne revendication de l’Association

générale des fonctionnaires et employés de

l’Etat (AGF).

Les chambres professionnelles sont alors au

nombre de six. Mais la loi du 13 mai 2008

introduit le statut unique pour les salariés du

privé : la distinction entre statut d’ouvrier et

statut d’employé disparaît. Dans ce contexte

la Chambre du travail et la Chambre des

employés privés sont fusionnées dans la

Chambre des salariés et le nombre des

chambres professionnelles est ramené à cinq.

Finalement, l’entre-deux-guerres est une époque de

raffermissement et d’amplification du régime social.

Ce dispositif est complété par des réformes dans la

société civile.

3e étape : le régime social à son zénith (1945-1974)

Lors de l’ère du fordisme la sécurité sociale est à son

apogée, dans le sens que tout au long de cette période

le régime de sécurité sociale a été continuellement

étendu. Le Luxembourg bénéficie pleinement de la

protection sociale.

Retenons un seul exemple, mais de taille : loi du 20

octobre 1947 sur les prestations familiales. Il y a

évidemment d’autres exemples. Le lecteur intéressé

peut s’adresser utilement au Code de la sécurité

sociale de 2013 (814 pages), qui fournit des

informations précises.

Le régime de la sécurité sociale a été adossé

strictement au travail lors de sa création. Au cours de

cette étape le système bismarckien évolue nettement

vers le système béveredgien, c’est-à-dire vers un

régime de sécurité sociale à caractère universel.

4e étape : le temps des difficultés (à partir de 1975)

L’extension continuelle de la sécurité sociale a dévié

vers ce qu’on appelle l’arrosoir social1. Tout le monde

bénéficie de la sécurité sociale, ce qui est une bonne

chose. Mais l’extension pose aussi et surtout la

question du financement.

Par ailleurs, la politique de l’arrosoir social devient à la

longue de plus en plus inefficace du point de vue

social et risque de mener dans l’impasse budgétaire.

La distribution généreuse de droits sociaux, c’est-à-

dire une large application de l’arrosoir social est du

point de vue politique une solution de facilité (au

moins en période d’expansion économique), car elle ne

suscite guère d’opposition.

Comme il est indispensable de préserver notre système

de sécurité sociale, il faut le réformer, c’est-à-dire se

concentrer davantage sur ceux qui en ont besoin. Est-

ce qu’un bénéficiaire de la sécurité sociale, touchant

cinq fois le salaire minimum, doit bénéficier à 100%

d’une mesure sociale ? Cette problématique sera

évidemment reprise par la suite.

1 Cf. cahier économique n° 108, op. cit. p. 88.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 25

1.1.4 La politique de la voie du milieu

Le politologue allemand Manfred G. Schmidt1 a

dessiné pour l'Allemagne fédérale une architecture

économique et sociale inédite: la politique de la voie

du milieu (« die Politik des mittleren Weges »). Il s'agit

d'une voie intermédiaire entre deux extrêmes: le

système de protection sociale à la suédoise et le

système relevant du capitalisme anglo-saxon.

Exposons brièvement les traits essentiels de la voie du

milieu, tout en la rapprochant de la situation du

Luxembourg.

• L'efficience économique en relation avec un

régime social généreux est la pièce maîtresse de ce

dispositif. Nous y trouvons le cœur du fordisme2:

l'augmentation de la productivité du travail permet le

partage des fruits de la croissance économique entre

capital et travail, lesquels sont appelés à collaborer

dans certains domaines.

• Les transferts sociaux sont devenus une

caractéristique centrale de notre système social. Leur

financement repose primordialement sur deux

sources: l'impôt et les cotisations sociales.

Ainsi, en 2011 les recettes totales de la protection

sociale3 s'élèvent à 10 339,1 millions d'euros (100%)

dont 5 221,8 millions (50,5%) de cotisations (2 771,7

millions d'euros de la part des employeurs et 2 450,1

millions de la part des personnes protégées) et 4 599

millions (44,5%) de recettes fiscales. Cette structure

reste relativement stable: en 2002 les cotisations font

50,2% et les impôts 42%.

• L'Etat n'a pas le monopole des relations

sociales. Divers organismes/institutions assurent

certaines tâches dans la vie sociale: chambres

professionnelles, Conseil économique et social (CES),

tripartite, quadripartite (avec en plus les prestataires

de santé). La Caisse nationale de santé (CNS) – issue

1 Manfred G. Schmidt, Die Politik des mittleren Weges – Die

Wirtschafts- und Sozialpolitik der Bundesrepublik Deutschland im

internationalen Vergleich, in: Jürgen Osterhammel, Dieter

Langewiesche und Paul Nolte (Hrsg), Wege der

Gesellschaftsgeschichte, Göttingen, 2006, p. 239-252. Geschichte

und Gesellschaft - Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft,

Sonderheft 22. 2 Sur le fordisme au Luxembourg voir cahier économique n° 113,

op. cit. p. 150 et suivantes, p. 163 et suivantes. 3 Rapport général sur la sécurité sociale - 2011, Ministère de la

Sécurité sociale (Inspection générale de la sécurité sociale),

Luxembourg, 2012, p.31.

de diverses caisses de maladie – est un organisme de

gestion, placé sous la responsabilité d'un comité-

directeur composé de représentants des salariés, des

professions indépendantes et des employeurs.

L'assurance dépendance est organisée par la CNS et la

Cellule d'évaluation et d'orientation, placée sous

l'autorité du ministre ayant dans ses attributions la

sécurité sociale.

• Même l'agencement entre partis politiques est

spécifique à la voie du milieu. Dans les pays nordiques

la social-démocratie domine largement, dans les pays

anglo-saxons prédominent des organisations

encourageant le marché. Au Luxembourg deux grands

partis dominent la scène politique (le parti chrétien

social et le parti socialiste). En règle générale aucun

des deux partis n'atteint la majorité absolue et un

troisième parti doit intervenir (le parti libéral) comme

partenaire de l'un des deux grands partis. Ou bien, les

deux grands partis populaires forment ce qu'on

appelle une grande coalition. A chaque fois deux

partis, trois partis depuis 2013, sont amenés à

coopérer pour former un Gouvernement.

• Une condition centrale de la voie du milieu

est la politique de stabilité des prix. L'Allemagne

fédérale en est obsédée. La situation du Luxembourg

est tout à fait particulière. La petite dimension du

pays attribue un poids excessif au commerce

extérieur. Le prix des produits importés est difficile à

maîtriser. Le STATEC4 l'a judicieusement formulé dans

les années 1970: « En résumé, de tous les produits

figurant à l'indice des prix, un quart seulement peut

être considéré en réalité comme luxembourgeois au

sens de la fixation des prix ». Par contre, cela ne

signifie nullement que l'inflation soit forcément

élevée. Ainsi, selon le STATEC5, l'indice des prix de

détail passe de 100 à 118,3 au Luxembourg, mais

passe à 123 pour l'Allemagne et la Belgique, entre

1959 et 1967.

Le Luxembourg a bien rempli les conditions

nécessaires à l'accomplissement de la voie du milieu.

Cette structure n'a pas été créée ex nihilo, ses racines

remontent plus loin. D'abord, les lois sociales, initiales

et fondamentales de 1901 (assurance maladie), 1902

(assurance accident) et 1911 (assurance pension)

expriment le refus du libéralisme « sauvage » du 19e

siècle. Ensuite, après la Première guerre mondiale,

patronat et salariat, après des affrontements durs

4 L'économie luxembourgeoise en 1976 et 1977, Luxembourg,

cahier économique du STATEC n°57, 1978, p. 203. 5 L'économie luxembourgeoise en 1967, Luxembourg, cahier

économique du STATEC n°41, 1968, p. 122.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 26

(grèves, refus patronal de négocier) tirent la leçon de

leurs erreurs et arrivent à un accord débouchant sur

les accords collectifs (intégration du monde ouvrier

dans la société luxembourgeoise).

* * *

Après la Seconde guerre mondiale la voie du milieu a

été un réel succès pour le Luxembourg. Plusieurs

éléments y ont contribué.

Les partenaires sociaux ont réussi à concilier efficacité

économique et politique sociale ambitieuse. Des taux

de croissance élevés au Luxembourg y ont contribué

puissamment. Avançons quelques indications

numériques. Selon le STATEC1 « il semble que le

produit national ait progressé moins rapidement au

Luxembourg que dans d'autres pays développés entre

la fin des années 1930 et le milieu des années 1950 ».

Et encore: « De 1960 à 1985, la croissance du PIB réel

du Luxembourg a été de 3,1% dans la version SEC et

de 3,6% dans la version nationale2. Ces taux

correspondent à ceux observés dans les pays voisins à

cette époque: France 3,8%, Belgique 3,9% et

Allemagne 3,1% ».

La voie du milieu semble quelque peu décalée par

rapport aux Trente glorieuses, ou, ce qui est plus

approprié, elle débute vers le milieu de ces Trente

Glorieuses et se prolonge largement au-delà. Ce qui

est une réelle performance, c'est le passage réussi de

l'économie industrielle (sidérurgie) vers l'économie

financière (banques). Heureusement, le temps du

déclin de la sidérurgie correspond au temps de

l'émergence du secteur financier3.

A partir du milieu des années 1980 c'est « l'envol » de

la croissance économique, liée au nouveau moteur

économique: la place financière. Le STATEC4 note: « De

1985 à 1998, le PIB du Luxembourg s'est accru de

quelque 5,5% en volume, soit plus du double de la

performance des économies voisines ».

1 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides, P. Zahlen, La croissance de

l'économie luxembourgeoise au cours du XXe siècle - Mesure,

résultats, facteurs de croissance, in: L'économie luxembourgeoise,

Luxembourg (STATEC), 1999, p. 49-55. 2 La version nationale du PIB, contrairement à celle du SEC tient

compte des spécificités du secteur financier. 3 Pour des détails consulter les cahiers économiques (du STATEC)

n° 73, 108, et 113. 4 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides et P.Zahlen, 1999, op. cit. p. 55.

Quelle est l'évolution de la voie du milieu? Le système

fonctionne toujours, puisque les taux de croissance

sont au rendez-vous.

La solution de la crise sidérurgique est passée par la

tripartite: les partenaires sociaux (salariat et patronat)

sont d'accord à faire supporter les coûts par la

collectivité (par exemple retraite anticipée, une partie

du coût de la division anticrise (DAC), aide à

l'investissement, bonification d'intérêt, contribution

au fonds pour l’emploi). La tripartite fait fonction «

d'amortisseur de chocs » au profit des partenaires

sociaux. Par la suite, la voie du milieu a tendance à

faire supporter des coûts de production par la

collectivité5 (par exemple les cotisations sociales dans

certains cas d'embauche).

Toutefois des signes d'essoufflement apparaissent

déjà.

La proximité, dans la sidérurgie, entre patrons et

syndicalistes a disparu dans le secteur financier. La

syndicalisation6 y est moins forte, car « parmi les

cadres, le taux de syndicalisation est particulièrement

bas, à savoir 16% », face à un taux en général de 44%.

Or dans les banques les cadres sont les plus nombreux,

contrairement à la sidérurgie où prévalent le nombre

d'ouvriers. En s'appuyant sur des données de l'OCDE le

STATEC7 note: « Au Luxembourg le taux de

syndicalisation est progressivement passé d'environ

46% en 1970 à 53% en 1984. A partir de 1985, le

taux de syndicalisation entame une baisse et passe à

37% en 2008 ».

Deux facteurs, qui ne sont pas indépendants, mettent

à mal la voie du milieu: le chômage et la crise

économique. L'autonomie tarifaire des partenaires

sociaux et les organismes (par exemple CES,

tripartite), qualifiés de néo-corporatistes, n'arrivent

plus guère à satisfaire les attentes de ces partenaires

sociaux. Quelques conséquences se dégagent.

Le coût de la voie du milieu s'accentue.

Il y a durcissement de l'attitude des

partenaires sociaux: chacun persiste sur ses

positions. Ainsi, le patronat a boycotté en

2011 les séances du CES.

5 Pour des détails voir cahier économique n° 113, p. 155 et

suivantes. 6 Jean Ries, Regards sur la syndicalisation, Luxembourg, 2011,

Regards 12 - 2011, STATEC. 7 Rapport travail et cohésion sociale, Luxembourg, 2011, cahier

économique du STATEC n° 112, p. 128.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 27

Un déséquilibre surgit entre d'une part une

activité en stagnation voire en baisse et

d'autre part une aspiration à une protection

sociale ambitieuse. Une tendance inquiétante

peut apparaître, car facile à mettre en œuvre:

le financement de la protection sociale par

l'endettement.

Malgré ces difficultés le pays reste fidèle à la voie du

milieu. Pourquoi? Plusieurs raisons interviennent.

Cette voie assure à la population une

protection sociale avantageuse.

Abandonner cette voie risque de devenir plus

coûteux que son maintien.

Les deux grands partis populaires ont

largement porté ce projet ainsi que le parti

démocratique, en coalition avec les socialistes

de 1974 à 1978 (cf. crise sidérurgique à

l'époque). Rappelons que le parti

démocratique a introduit la tripartite.

La notion voie du milieu a probablement des

affinités avec la notion classes moyennes. Or

le Luxembourg est le pays des classes

moyennes1.

Enfin, écoutons le professeur Manfred G.

Schmidt2: « Die Politik des mittleren Weges

basiert, so kann zusammenfassend gesagt

werden, auf Weichenstellungen und

Reproduktionsmechanismen, die ihren

Schwerpunkt eher in der politischen Mitte als

auf dem linken oder rechten Pol des politisch-

ideologischen Spektrums haben und die für

weitgehende Kontinuität von gro en

wirtschafts- und sozialpolitischen

Weichenstellungen auch dann noch sorgen,

wenn deren Kosten zunehmen ».

1 Sur les classes moyennes voir le cahier économique n° 108, p. 29

et suivantes, p. 75 et suivantes; cahier économique n° 113, p. 109

et suivantes. 2 Manfred G. Schmidt, 2006, op. cit. p. 252.

1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale

L'époque qui a suivi la Seconde guerre mondiale peut

être subdivisée en cinq périodes, caractérisées par le

taux de croissance du PIB. Le tableau3 suivant indique

ces taux pour le Luxembourg, les pays voisins et l'UE-

15.

Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB

1re période: 1945-1960

C'est l'époque de la reconstruction politique,

économique et sociale du Luxembourg après la guerre.

L'Organisation européenne de coopération économique

(OECE)4 « trouve son origine dans le plan d'assistance

économique et politique nord-atlantique connu sous

le nom de plan Marshall ». Cette organisation est «

chargée de la réalisation d'une économie européenne

saine ».

Bien que le Luxembourg ait été un pays bénéficiaire

du plan Marshall5, l'aide directe dont le pays a

bénéficié reste limitée. Toutefois, le Luxembourg a des

avantages indirects appréciables: le commerce

extérieur luxembourgeois profite du fait que les pays

aidés par le plan Marshall ont davantage de

possibilités de faire du commerce avec le Luxembourg.

Le premier objectif de l'OECE (répartition de l'aide

Marshall) semble atteint vers le début des années

1960, car cette organisation est transformée en

Organisation de coopération et de développement

économique (OCDE), et le second objectif (la

3 Paul Zahlen, L'évolution économique globale du Luxembourg, in:

Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes

et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 29 et suivantes. 4 Claude -Albert Colliard, Institutions internationales, Paris, 1967

(4e éd.), p. 424-425.; y comprise la seconde citation.

5 Jean Marie Kreins, La réception du plan Marshall au Grand-

Duché de Luxembourg 1947-1951, in: Hémecht, Luxembourg,

première partie, n° 3, 2009, p. 309-343; seconde partie, n° 4,

2009, p. 437-465.

Période UE-15

Bel-

gique

Alle-

magne France

Luxem-

bourg

1960-1974 4,6 4,9 4,1 5,6 4,1

1975-1985 2,0 1,8 2,1 2,2 1,5

1985-2007 2,3 2,3 2,1 2,2 5,3

2008-2011 -0,2 0,6 0,7 0,1 -0,1

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 28

coopération économique internationale) doit être

poursuivi et ceci même à une échelle plus large.

L'OCDE ne se limite plus à l'Europe1. Les 13 et 14

décembre 1960 est signée, de nouveau à Paris, la

convention de l'OCDE, avec effet au 30 septembre

1961. Le passage de l'OECE à l'OCDE marque ainsi la

fin de la période de reconstruction européenne.

Au cours de la période 1953-1965 le taux de

croissance2 annuel moyen du PIB est établi à 5,9% en

valeur et à 3,3% en volume. Cette croissance est

nettement plus faible que celle de l'Allemagne et de la

France; la croissance de la Belgique dépasse

légèrement celle du Luxembourg.

2e période: 1960-1974

Au cours de cette période « la croissance moyenne

annuelle du PIB du Grand-Duché atteint 4,1% 3».

Cette croissance reste forte et se situe à un niveau

légèrement inférieur à celui de l'Europe des Quinze. La

sidérurgie soutient la croissance tout au long des deux

premières périodes.

Ces deux premières périodes, c'est-à-dire de 1945 à

1975 sont communément appelées les Trente

Glorieuses4. En fait, elles ne sont rien d’autre que

l’alliance réussie de la productivité et de la protection

sociale. C'est l'époque d'une forte extension, sinon

d'une explosion du niveau de vie, de l'amélioration

considérable de la qualité de vie de l'ensemble de la

population, du recul de la rareté.

Retenons d’emblée une des premières critiques des

Trente glorieuses de la part de Pierre Drouin dans le

Monde du 21 mars 1979, donc l’année de parution de

l’ouvrage de Jean Fourastié. Selon P. Drouin5 la

« description des trente glorieuses est passionnante,

mais ne sommes-nous pas entrés depuis cinq ans dans

l’ère des trente cagneuses ? ».

Faute de données statistiques sur le revenu disponible

avant 1985, contentons-nous de trois indications

1 Les Etats-Unis et le Canada en font partie dès la création, le

Japon rejoint l'organisation en 1964. 2 Raymond Kirsch, La croissance de l'économie luxembourgeoise,

Luxembourg, 1971, cahier économique du STATEC n°48, p. 47. 3 Paul Zahlen, Evolution économique globale du Luxembourg, op.

cit. p. 29. 4 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de

1946 à 1975, Paris, 1979, 299 pages. 5 Critique reprise par Le Monde du 7 juin 2014 ; page spéciale

(Histoire) : Ces lointaines « trente glorieuses ».

numériques6 de remplacement. Selon la première, les

salaires réels des ouvriers auraient été multipliés par

six sur la période 1923 à 1984; la part essentielle en

revient à l'après-guerre. Selon la deuxième, les

dépenses annuelles des ménages augmentent de 9%

en moyenne entre 1964 et 1987, de 3,5% entre 1987

et 2009. Enfin, la troisième indique une croissance

annuelle moyenne de 3,7% dans les dépenses de

consommation entre 1964 et 1987, face à 1,3% pour

la période 1987-2009.

A partir de l’intervalle 1960-1974 la modernisation se

focalise sur « la marchandise-reine : l’automobile 7».

Les classes moyennes accèdent à la mobilité.

3e période: 1975-1985

Au cours de cette période le Luxembourg est

confronté à une double crise économique: la crise

énergétique (première crise pétrolière en 19738 et

seconde crise pétrolière en 1979) et le déclin de la

sidérurgie. Le taux de croissance du PIB se réduit à

1,5%, à un niveau inférieur à celui des pays voisins et

de l'UE-15.

Les Gouvernements de cette époque ont réussi, malgré

des difficultés évidentes, à éviter une casse sociale

trop pesante. Finalement, le résultat de ces années

peut être jugé satisfaisant, vu les circonstances

exceptionnelles. Peut-être peut-on parler des Dix

Satisfaisantes.

4e période: 1985-2007

C'est l'explosion de la croissance du PIB: 5,3% en

moyenne. Le taux de croissance luxembourgeois est en

général le double des pays voisins et de l'UE-15. Paul

Zahlen parle à juste titre des Vingt Splendides. Cette

croissance est portée par le secteur financier: les

banques peuvent titriser à volonté; elles créent en

continu des produits financiers. C'est l'âge d'or de

6 La première indication numérique est de Jean Langers,

L'accroissement du niveau de vie à travers quelques indicateurs,

in: L'économie luxembourgeoise au 20e siècle, Luxembourg

(STATEC), 1999, p. 174. Les deux autres indications proviennent

d'Armande Frising, La consommation des ménages, in: Guy

Schuller (coord.), 2013, op. cit. p. 220. 7 Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes Lefebvre et

la culture consumériste in : Céline Pessis, Sezin Topçu et

Christophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente

Glorieuses », Modernisation, contestation et pollutions dans la

France de l’après-guerre, Paris, 2013, p. 268. 8 On parle parfois de crise pétrolière de 1974, car ses effets

agissent surtout à partir de 1974.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 29

l'économie de services au Luxembourg. Retenons deux

remarques.

Paul Zahlen1 a dégagé une nette césure sur un demi-

siècle (1960-2011): 1960 à 1985 et 1985 à 2011. Au

cours de la première période la croissance est liée à la

productivité du travail; la croissance de l'emploi

(secteur financier) assure grandement la croissance

économique au cours de la seconde période. La

différence de croissance entre les deux périodes peut

être confirmée par la production d'acier. Ainsi l'indice

de production d'acier2 passe de 100 à 164 entre

1953/54 et 1965/66. Entre 1960/61 et 1975/76 cet

indice augmente moins rapidement: de 100 à 112.

Pour améliorer la comparaison entre les deux périodes

plusieurs mesures sont prises: deux années

consécutives sont considérées; pour la première

période le même laps de temps est saisi que pour le

taux de croissance 1953-65 et non la période

complète (1945-1960); l'année 1974 (record

historique absolu de production d'acier) et les

quelques années précédentes ont été écartées.

Selon Nicolas Baverez3 les Trente Piteuses ont pris la

relève des Trente Glorieuses en France. Voilà qui ne

vaut pas pour le Luxembourg.

5e période: 2008-2011

C'est le temps de la crise financière, mutée en crise

économique générale. Le Luxembourg n'y échappe pas,

au contraire, le taux de croissance du PIB est négatif:

-0,1%.

Vu le comportement insouciant des banques, au cours

de la période précédente, on peut parler des Vingt

Insouciantes. La crise de 2008 en est le prix à payer.

D'ailleurs, cette crise, qui va bien au-delà d'une crise

financière/économique, est loin d'être terminée.

* * *

Les Trente Glorieuses se prêtent à une approche

critique, bien qu’elle soit relativement récente. La

nostalgie de l'époque, élevée au rang de mythe a

1 P. Zahlen, op. cit. précédemment, p. 332 pour des détails.

2 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990,

p. 216. 3 Nicolas Baverez, Les trente piteuses, Paris, 1997, 298 pages.

freiné toute prise de conscience que ces Trente

glorieuses ont aussi un côté sombre4.

La productivité est au cœur de l’activité industrielle.

Une double conséquence surgit : gaspillage des

matières premières (dont le pétrole), car trop bon

marché ; ruée vers le consumérisme. Le mode de vie

qui en résulte a un effet désastreux sur

l’environnement : pollution de l’air, des rivières, du sol,

épuisement des matières premières, etc. Peut-être

peut-on parler dans ce contexte, au moins dans une

optique environnementale des « Trente Gaspillantes ».

1.3 Une société face à ses problèmes et défis

1.3.1 Le vieillissement

Le vieillissement de la population évoque deux

facettes qui s’appuient sur deux logiques différentes.

La logique du recul de la mort5 : jamais l’espérance de

vie à la naissance n’a été aussi élevée. Au

Luxembourg, en 1901, l’espérance de vie6 à la

naissance est de 47 ans pour le sexe masculin et de 49

ans pour le sexe féminin. Comme la mortalité infantile

est élevée à cette époque l’espérance de vie à deux

ans remonte : 55,4 ans pour le sexe masculin et 57.4

ans pour le sexe féminin. S’y ajoute un vieillissement

en meilleure santé en relation avec le progrès

médical/sanitaire et une prise de conscience

croissante de chacun de prendre en mains sa santé (cf.

tabagisme, obésité). Vers 2006/07 l’espérance de vie7 à

la naissance est de 77,6 ans pour les hommes et de

82,7 ans pour les femmes. De 1901 à 2007 l’espérance

de vie à la naissance a augmenté en moyenne de 3,6

mois par an. Dans la longue période on peut parler de

« révolution de la longévité 8».

Cette longévité a un prix : c’est la logique du coût.

Sans entrer dans les détails, deux aspects apparaissent

prioritairement. D’abord, en ce qui concerne

l’assurance pension, l’augmentation continuelle de

l’espérance de vie à la naissance n’est pas compensée

4 Céline Pessis, Sezin Topçu et Chritophe Bonneuil (sous la dir.),

Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. 309 pages. 5 Paul Yonnet, Le recul de la mort. L’avènement de l’individu

contemporain, Paris, 2006, 517 pages. 6 Gérard Trausch, La mortalité au Luxembourg, Luxembourg (cahier

économique du STATEC n° 88), p. 1 du volet statistique. 7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 87.

8 Françoise Forette, La révolution de la longévité, Paris, 1997, 222

pages. Cet auteur est médecin et professeur des universités.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 30

par une hausse de l’âge de départ à la retraite. Au

contraire, l’âge effectif de départ à la retraite est plus

près de 60 ans que de l’âge légal de départ à la

retraite (65 ans).

Ensuite, l’assurance maladie est durement confrontée

au vieillissement de la population. En effet, les

personnes âgées ont en général davantage besoin de

soins médicaux que les jeunes. Les dépenses liées à

l’assurance maladie sont ainsi soumises à un effet de

hausse « mécanique ». S’y ajoute une extension de

l’équipement médical et des frais de personnel.

* * *

Le vieillissement1 démographique de la population est

l’étude de la structure par âge de cette population.

Cette notion ne doit pas être confondue avec le

vieillissement individuel : décrépitude à un âge

avancé. Voilà qui explique que le vieillissement

démographique soit souvent assimilé à des situations

catastrophiques.

* * *

Jetons un coup d’œil rapide sur le vieillissement au

Luxembourg2. Le vieillissement y est :

féminin ; parmi les personnes âgées de 65 ans

et plus, les femmes sont majoritaires :

57,2% ; 41 023 femmes face à 30 719

hommes, selon le recensement de la

population de 2011 ;

luxembourgeois. Ceci est lié à l’apport continu

de l’immigration. « La part des étrangers dans

le total des personnes âgées de 65 ans et plus

n’est que de 21,4% en 2011 (15 380 sur

71 742), alors que la part des étrangers de

tous âges dans la population du Grand-Duché

atteint les 43% (220 522 sur 512 353) ». En

d’autres mots l’immigration est jeune.

Les seniors sont moins nombreux au Luxembourg.

Présentons les personnes de 65 ans et plus, entre

parenthèses les 85 et plus au Luxembourg et dans les

pays voisins : Luxembourg 14,0% (1,5%) ; Belgique

17,2% (2,2%) ; Allemagne 20,7% (2,3%) ; France

16,6% (2,5%).

1 Voir Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La France face au

vieillissement – Le grand défi, Paris, 2013, 582 pages. 2 Armande Frising et Paul Zahlen, Regards sur le vieillissement au

Grand-Duché, n° 19, septembre 2012 ; la citation y comprise.

Notons encore que le taux d’emploi des personnes de

55 à 65 ans augmente, mais reste toujours parmi les

plus faibles de l’Union.

1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement

Le tableau3 1.3 indique la population par grands

groupes d’âge depuis le recensement de 1880, année

où la structure par âge est saisie pour la première fois.

Ce tableau permet de dégager deux effets : un effet

démographique et un effet de dépenses sociales.

Effet démographique

Le tableau 1.3 montre le vieillissement continu de la

population du Luxembourg. Ce vieillissement se fait en

deux étapes. D’abord le vieillissement par le bas de la

pyramide des âges : la part des jeunes dans la

population totale baisse. Ensuite, le vieillissement par

le haut : la part des personnes âgées augmente. Ainsi,

en une centaine d’années (de 1900 à 2001) la part de

la population de 60 ans et plus a doublé.

Deux grands mouvements sont parfaitement visibles :

la baisse de la part des jeunes et la hausse de la part

des vieux. Entre les deux, la part de la population

adulte augmente aussi, mais de manière bien

modérée. Cette hausse est liée à l’immigration,

composée surtout d’une population en âge de

travailler.

Effet de dépenses sociales

Le vieillissement de la population mène

« mécaniquement » à une hausse des dépenses

sociales. Retenons deux exemples : les dépenses

croissantes de l’assurance dépendance, les soins

médicaux connexes liés aux personnes âgées.

Revenons à la mortalité par le bas et par le haut. La

première a amplement baissé : le quotient de

mortalité4 infantile a chuté de 152,2‰ en 1901 à

3,6‰ en 1995 pour le sexe masculin. Quant au sexe

féminin ce quotient passe de 144,2‰ à 5,3‰. De

1950 à 1995 la mortalité infantile baisse de 93,3%

3 Recensement de la population au 1

er mars 1991, vol. 1,

Luxembourg, 1994, p. 59, (tableaux rétrospectifs) pour les

recensements de 1880 à 1991. Recensement de la population

2001. Résultats détaillés, Luxembourg, 2003, p. 26. Une

communication du STATEC pour le recensement de 2011. 4 Le quotient de mortalité indique la probabilité de mourir à un

âge donné. Sauf indication contraire les données démographiques

proviennent de Gérard Trausch, cahier économique n° 88, op. cit.,

182 pages et annexe statistique de 239 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 31

pour le sexe masculin et de 88,4% pour le sexe

féminin. La mortalité infantile reste largement

inférieure à 10‰. Des gains futurs sont donc difficiles

à réaliser.

Tel n’est pas (encore) le cas pour la mortalité aux âges

élevés (mortalité par le haut). L’instrument de mesure

privilégié est l’espérance de vie à 60 ans.

Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011

Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans

Plusieurs commentaires découlent de ce tableau1.

• Les gains d’espérance de vie à 60 ans

augmentent inégalement : ils sont modérés jusqu’au

lendemain de la Seconde guerre mondiale.

• Le recul en 1940 de l’espérance de vie à 60

ans du sexe masculin et la stagnation du sexe féminin

s’explique par la guerre.

1 Les données du tableau proviennent du cahier économique n° 88

pour les années 1905-1995 ; les autres données proviennent de

l’Annuaire statistique 2012, Luxembourg (STATEC), p. 87.

• La stagnation/recul du sexe masculin entre

1950 et 1970 se situe dans l’ère du fordisme.

• A partir des années 1980 l’espérance de vie à

60 ans a littéralement explosé. Se pose la question de

savoir si, à l’avenir, cette lancée peut continuer. On

admet généralement que la limite physiologique de la

durée de vie se situerait vers 120 ans. Une chose

semble acquise, une amélioration de l’espérance de vie

aux âges élevés n’est possible que si les personnes

concernées y aident activement : hygiène de vie avec

activité physique et alimentation appropriée. Et ceci

pas seulement à un âge avancé, Par ailleurs, selon le

Groupe

d’âge 1880 1900 1910 1922 1930 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011

0-14 ans 73 598 74 711 84 905 69 755 73 828 72 923 57 710 67 256 75 450 75 167 67 498 66 418 83 197 88 637

15-64ans 124 491 147 038 159 404 174 530 207 061 202 684 205 707 213 675 220 078 221 835 247 558 263 170 295 272 351 974

65 ans + 11 481 14 205 15 582 16 482 19 104 21 306 27 575 33 958 39 262 42 839 49 546 50 298 61 070 71 742

0-19 ans 93 138 97 739 108 172 95 733 99 031 93 171 81 525 87 041 97 837 99 724 95 446 87 861 107 930 119 173

20-59 ans 97 775 116 187 127 906 139 502 171 216 170 552 168 374 176 424 177 973 177 200 204 207 220 336 250 098 295 479

60 ans + 18 657 22 028 23 813 25 532 29 741 33 190 41 093 51 414 58 980 62 917 64 949 71 689 81 511 97 701

0-14 ans 35,2 31,7 32,6 26,7 24,6 24,6 19,8 21,3 22,5 22,1 18,5 17,3 18,9 17,3

15-64 ans 59,3 62,3 61,4 67,0 69,0 68,3 70,7 67,9 65,8 65,3 67,9 68,4 67,2 68,7

65 ans + 5,5 6,0 6,0 6,3 6,4 7,1 9,5 10,8 11,7 12,6 13,6 13,1 13,9 14,0

0-19 ans 44,5 41,5 41,6 36,6 33,0 31,4 28,0 27,6 29,2 29,3 26,2 22,8 24,6 23,3

20-59 ans 46,6 49,2 48,2 53,6 57,1 57,5 57,8 56,0 53,2 52,2 56,0 57,3 56,9 57,7

60 ans+ 8,9 9,3 9,2 9,8 9,9 11,1 14,2 16,4 17,6 18,5 17,8 18,6 18,5 19,0

En valeur absolue

En pourcentage

M F M F

1901 13,2 13,2

1910 13,6 14,4 1901-1910 0,4 1,2

1920 14,3 14,7 1910-1920 0,7 0,3

1930 14,6 15,6 1920-1930 0,3 0,9

1940 14,4 15,6 1930-1940 -0,2 O,0

1950 15,4 17,1 1940-1950 1,0 1,5

1960 15,4 17,9 1950-1960 0,0 0,8

1970 15,1 18,8 1960-1970 -0,3 0,9

1980 15,8 19,7 1970-1980 0,9 0,9

1990 17,6 22,2 1980-1990 1,8 2,5

2000* 19,5 23,8 1990-2000 1,9 1,6

2010** 21,3 25,2 2000-2010 1,8 1,4

*années 2000/02 **années 2005/07

Année

Espérance de vie à 60 ans

Période

Gain par période décennale

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 32

docteur Françoise Forette1 « le mot d’ordre des

gérontologues c’est la prévention ».

• Entre 1950 et 2000 l’espérance de vie à 60

ans progresse de 4,1 ans pour le sexe masculin et de

6,7 ans pour le sexe féminin. En France2 on a 4,8 ans

pour le sexe masculin et 7,2 ans pour le sexe féminin.

* * *

Les gains d’espérance de vie à la naissance diffèrent

selon les classes d’âge3. Entre 1990 et 2010 cette

espérance de vie augmente de 6,9 ans pour le sexe

masculin, mais les de cette augmentation

proviennent des classes d’âge de 60 ans et plus. Pour

le sexe féminin le gain d’espérance de vie à la

naissance est de 5,2 ans, dont 70% émanent des

classes d’âge de 60 ans et plus. Nous sommes

pleinement dans l’ère du vieillissement par le haut.

* * *

Enfin, comparons brièvement l’espérance de vie à la

naissance du Luxembourg aux pays voisins, selon

Eurostat ; année 2012 :

* sexe féminin : Luxembourg, 83,8 ans ;

Belgique, 83,1 ans ; Allemagne, 83,3 ans ;

France, 85,0 ans (2011).

* sexe masculin : Luxembourg, 79,1 ans ;

Belgique, 77,8 ans ; Allemagne, 78,6 ans ;

France, 78,7 ans (2011).

1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement

1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux

Longtemps le vieillissement a été perçu comme un

grand naufrage, une tare à cacher autant que possible.

L’intervention de l‘espérance de vie permet une

approche nuancée4. A la naissance de chaque individu

deux effets se mettent à jouer. Le premier effet entre

en action dès la naissance : ce sont les années qui

1 Françoise Forette, médecin, professeur des universités, directrice

de la Fondation nationale de gérontologie, in : Le Figaro du 27/28

novembre 2010. 2 Arnaud Parienty, Protection sociale : le défi, Paris, 2006, p. 63.

3 François Peltier, Regards sur la mortalité, n° 19, nov. 2013

(STATEC), p. 2. 4 Alain Jacquard (généticien), L’explosion démographique, Paris,

1993, p. 40 et suivantes.

passent et qui nous éloignent de cette naissance. Cet

effet est évidemment mesurable : c’est l’âge que nous

avons. Le second effet nous rapproche inexorablement

de la mort, dont la date est imprévisible pour chaque

personne. Mais pour la collectivité cette impossibilité

peut être rompue par le canal de l’espérance de vie à

chaque âge et appuyée sur une approche probabiliste.

Prenons un exemple tiré des tables longitudinales de

mortalité5 luxembourgeoise. Soit une personne de sexe

masculin, née en 1935. A la naissance cet individu a

une espérance de vie6 de 60,8 ans. A 50 ans son

espérance de vie est encore de 23,4 ans. Cet homme

s’est éloigné de 50 ans de sa naissance, mais il ne s’est

rapproché de sa mort que de 60,8-23,4 = 37,4 ans. Dix

ans plus tard, c’est-à-dire à 60 ans, son espérance de

vie s’élève encore à 15,3 ans. Au cours de ces 10 ans il

s’est éloigné de sa naissance, mais il ne s’est approché

de sa mort que de 23,4-15,3 = 8,1 ans. Selon A.

Jacquard7 « vieillir en âge, c’est alors rajeunir en

espérance de vie ».

Comment expliquer ce « rajeunissement » des vieux ?

Un ensemble de causes a joué. La génération née en

1935 a bénéficié des progrès immenses de la

médecine et de l’hygiène. Elle a pu prendre conscience

que son potentiel santé est un atout primordial dans

la vie. Cette génération a encore eu la chance de voir

augmenter la qualité alimentaire. S’y ajoute une

amélioration des conditions de travail.

Ecoutons le sociologue Serge Guérin8 : « En 50 ans,

notre espérance de vie a augmenté davantage que

durant les cinq millénaires précédents ». C’est à juste

titre que l’on peut parler de révolution de la longévité.

1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable »

Présentons brièvement ces deux notions9. La mortalité

« prématurée » concerne tous les décès survenus avant

65 ans. La mortalité « évitable » concerne toujours les

5 Cahier économique n° 88, p. 156-157 de l’annexe statistique.

6 Il s’agit d’une table de mortalité longitudinale ou table de

génération, en l’occurrence celle née en 1935, dont les conditions

de mortalité sont suivies à l’aide des quotients de mortalité à

chaque âge (ou probabilité de mourir) et de l’espérance de vie à

chaque âge. Celle-ci reflète les conditions de mortalité de la

génération née en 1935. 7 A. Jacquard, 1993, op. cit. p. 46.

8 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 33.

9 Haut Conseil de la santé publique, rapport rédigé par Eric Jougla,

Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable », Paris, 2013,

47 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 33

décès de moins de 65 ans et est définie par les décès

liés aux comportements à risque. Ces décès peuvent

être évités par une prévention primaire (par exemple

alcoolisme, tabagisme, conduite routière dangereuse,

suicide, chute mortelle). C’est une mortalité liée aux

(mauvaises) « habitudes de vie ».

Le tableau1 1.5 indique, séparément pour chaque sexe,

la mortalité prématurée, la mortalité évitable par la

prévention primaire et la mortalité à 65 ans et plus. Il

s’agit de taux de mortalité (standardisés) pour

100 000 habitants, en relation avec l’année 2010.

Nous avons pris en dehors du Luxembourg les pays

voisins. Comme la Belgique ne figure pas dans cette

statistique, nous l’avons remplacée par les Pays-Bas.

La position du sexe féminin est bien plus favorable

que celle du sexe masculin. Ceci vaut aussi et surtout

pour le Luxembourg. D’ailleurs la mortalité à 65 ans et

plus est élevée au Luxembourg, au moins par rapport

aux trois autres pays, bien que la mortalité évitable ne

soit pas élevée. Une baisse de la mortalité évitable est

donc difficile à réaliser. Pour y arriver il faut

probablement compter sur l’action médicale,

hygiénique et préventive.

Notons les taux de mortalité2 évitables liés au seul

cancer du poumon et au seul suicide. Dans le premier

cas les taux de mortalité évitable sont les suivants :

Luxembourg 21,1 ; France 31,0 ; Allemagne 21,2 et

Pays-Bas 20,3. Quant aux taux de mortalité évitables

liés au suicide on a : Luxembourg 14,7 ; France 20,3 ;

Allemagne 13,3 et Pays-Bas 12,2.

Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010

1 Ibid. p. 19.

2 Ibid. p. 20-21.

1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes

De nombreuses dispositions des lois fiscales et sociales

sont en fait tournées contre les jeunes.

Mathieu Pigasse3 note « une taxation du travail plus

élevée que celle du capital, ce qui est injuste

socialement et absurde économiquement. Pourquoi ?

Précisément en raison de l’écart entre les générations.

Les vieux détiennent le patrimoine, alors que les

jeunes sont endettés ».

Passons rapidement en revue quelques cas

d’imposition dont profitent surtout les personnes

âgées.

Plus-values immobilières

Ecartons le cas des exploitations agricoles et

forestières. Depuis 1990 est introduite l’imposition

sans délai d’acquisition des plus-values sur

immeubles. Leurs prix d’acquisition sont réévalués par

application de coefficients de réévaluation. Le résultat

issu des plus-values immobilières est imposé comme

revenu extraordinaire, c’est-à-dire il est imposé à la

moitié du taux global. Retenons que la résidence

principale est assujettie à un régime spécial.

Pension complémentaire

Lors de la constitution d’un régime complémentaire de

pension (selon la loi du 8 juin 1999), les cotisations

affectées à un plan de financement ont fait l’objet

d’une imposition (au taux de 20%) au moment de leur

versement. Ces pensions complémentaires sont alors

intégralement exemptées d’impôt lorsqu’elles sont

servies.

Dans le cadre des pensions complémentaires retenons

que les rentes versées en vertu d’un contrat

prévoyance-vieillissement (rente constituée à titre

individuel selon l’article 111bis LIR) sont imposables

pour moitié de leur montant.

Imposition des intérêts

La loi du 23 décembre 2005 introduit une retenue à la

source libératoire de 10% sur certains produits de

l’épargne mobilière. La même loi abolit l’impôt sur la

fortune dans le chef des personnes physiques.

3 Mathieu Pigasse (directeur général de Lazard France),

Révolutions, Paris, 2012, p. 170.

Pays

Mortalité

prématurée

Mortalité

évitable

Mortalité à 65

ans et plus

Luxembourg 187,6 62,3 4 651,2

France 261,3 92,2 3 971,5

Allemagne 232,9 72,1 4 450,7

Pays-Bas 179,2 51,4 4 538,3

Luxembourg 119,7 23,5 2 813,4

France 119,8 27,3 2 380,2

Allemagne 123,4 27,2 3 121,7

Pays-Bas 128,1 28,0 3 094,2

Taux de mortalité standardisés pour 100 000 habitants

Sexe féminin

Sexe masculin

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 34

Imposition des dividendes

Les dividendes touchés de la part des sociétés de

capitaux résidentes pleinement imposables1

bénéficient dans le chef des contribuables d’une

exemption de 50% avant d’entrer dans le total des

revenus nets imposables d’après le barème de l’impôt

sur le revenu. Remarquons encore que ces dividendes

subissent une retenue à la source de 15% du montant

brut, retenue imputable sur le total de l’impôt.

Les plus-values mobilières

Toute vente de titres (actions, obligations, etc.),

endéans les six mois de leur acquisition, est

considérée comme spéculative et un éventuel gain est

imposé de ce fait. Au-delà de la durée de détention de

six mois, cette vente ne donne pas lieu à imposition2.

Certains organismes de placement collectif

fiscalement non transparents tirent parti de la non

imposition des plus-values mobilières au-delà de ce

délai de six mois pour incorporer leurs bénéfices dans

la valeur de l’actif net et renoncer ainsi au paiement

de dividende (type Sicav-capitalisation). Le gain en

capital réalisé lors de la vente – plus de six mois après

l’acquisition – des parts ou actions ne constitue

actuellement pas un revenu imposable.

* * *

Notons d’emblée que le niveau d’imposition du travail

est à un niveau moyen au Luxembourg.

Au Luxembourg le taux d’accroissement maximal de

l’impôt sur le revenu est de 56% en 1987, de 50%, en

1991, de 42% en 2001 et de 38% en 2002. A partir de

2011 la tendance s’inverse : 39% à partir de 2011 et

40% à partir de 2013.

Pour 2014 la tranche d’entrée de 8% s’applique aux

revenus annuels se situant entre 11 265 et 13 173

euros. Les trois dernières tranches se présentent

comme suit : 38% pour la tranche de revenu comprise

entre 39 885 et 41 793 euros, 39% pour la tranche de

revenu comprise entre 41 793 et 100 000 euros, 40%

pour la tranche de revenu dépassant 100 000 euros.

S’y ajoute une contribution destinée au fonds pour

1 Quant aux sociétés non résidentes il est renvoyé aux dispositions

de l’article 115 LIR pour connaître le champ d’application de la

mesure d’exemption de 50%. 2 Exception : réalisation de titres provenant d’une participation

importante au sens des articles 100 et 101 LIR.

l’emploi de 7% ou éventuellement de 9% (maximum)

calculée sur l’impôt dû. Voilà qui gonfle l’imposition

réelle.

Les revenus de placement offrent des perspectives

plus favorables comme nous l’avons vu

précédemment : par exemple retenue à la source

libératoire de 10%, exonération d’imposition des

revenus provenant d’une Sicav-capitalisation. Or, ce

sont le plus souvent des personnes âgées qui touchent

des revenus de placement. Les jeunes ménages, par

contre, peinent à rembourser leur emprunt-logement.

Cette configuration se dégrade encore dès que les

cotisations sociales s’ajoutent à la fiscalité.

Présentons un exemple de la sécurité sociale en faveur

des vieux et contre les jeunes. A cet effet considérons

l’assurance dépendance ; cette nouvelle branche de la

sécurité sociale est introduite par la loi3 du 19 juin

1998. Cette assurance, obligatoire, « crée un droit

inconditionnel aux prestations, c’est-à-dire sans

examen des ressources des personnes dépendantes 4».

Considérons la définition de la dépendance : « Est

considéré comme dépendance, l’état d’une personne,

qui par suite d’une maladie physique, mentale ou

psychique ou d’une déficience de même nature a un

besoin important et régulier d’assistance d’une tierce

personne pour les actes essentiels de la vie ». Deux

remarques s’y rattachent.

Ce texte n’exclut pas expressément les enfants. La loi5

du 23 décembre 2005 note que pour les enfants de

huit ans accomplis, « la détermination de l’état de

dépendance se fait en fonction du besoin

supplémentaire d’assistance d’une tierce personne par

rapport à un enfant du même âge sain de corps et

d’esprit ». Aucune restriction n’existe à l’égard de la

population âgée dépendante.

A l’autre bout de la pyramide des âges, le règlement6

grand-ducal du 13 février 2009 introduit un dispositif,

appelé « chèque-service accueil » en faveur des

enfants. Notons l’article 1er : « Dans le domaine de

3 Loi du 19 juin 1998 portant introduction d’une assurance

dépendance, Mémorial 1998, p. 710-720. 4 Ministère de la Sécurité sociale – IGSS, Droit de la Sécurité

sociale, Luxembourg, 2013, p. 197. 5 Loi du 23 décembre 2005 modifiant des dispositions du Code des

assurances sociales, de la loi du 25 juillet 2005 et de la loi du 8

juin 1999, Mémorial 2005, p. 3370. 6 Règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le

« chèque-service accueil », Mémorial, p. 375-381.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 35

l’accueil éducatif extrascolaire, il est institué un

dispositif de gratuité partielle et de participation

financière parentale réduite favorisant l’accès des

bénéficiaires à des prestations éducatives

professionnelles ». Par la suite – crise économique

oblige – cette gratuité est encore réduite par une

disposition1 de 2012.

Selon le docteur Sauveur Boukris2 « vieillir coûte

cher » ; les actifs, par leurs cotisations, contribuent à

financer ces dépenses.

1.3.1.4 Conclusion d’étape

Nous avons vu la baisse du taux d’imposition des

revenus jusqu’en 2010. Ce mouvement de baisse

correspond à une redistribution des revenus des

« pauvres » vers les gens aisés en général et à une

redistribution des jeunes vers les vieux en particulier.

Cette configuration est encore amplifiée par l’absence

d’imposition sur la fortune (des personnes physiques)

depuis 2006.

La TVA joue un rôle analogue : augmenter la TVA c’est

viser la consommation, donc les ménages à revenus

faibles dotés d’une faible propension à épargner. De

nouveau on peut parler de « transferts » des jeunes

vers les vieux. Retenons que le taux de TVA au

Luxembourg est toujours peu élevé, au moins dans la

comparaison internationale : 15% depuis le début de

1992. Une augmentation de la TVA est prévue.

Sur le plan sociétal, on peut se demander s’il y a une

« préférence pour les vieux 3». Voilà qui favorise une

« dérive conservatrice ». L’adaptation de la structure

du tarif de l’impôt sur le revenu notamment à la

variation de l’indice pondéré des prix de la

consommation entraîne un effet inégal en fonction de

la structure par âge des contribuables. Les jeunes

ménages en ont un besoin urgent (endettement

logement), contrairement à la tranche d’âge 55 à 65

ans (emprunt logement largement remboursé).

Ecoutons le sociologue Serge Guérin4, spécialiste du

vieillissement : « Une société des seniors équilibrée et

viable doit favoriser la création d’un système collectif

1 Règlement grand-ducal du 21 juillet 2012 portant modification

du règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le

« chèque-service accueil ». 2 Dr. Sauveur Boukris, Demain, vieux, pauvres et malades !

Comment échapper au crash sanitaire et social, Paris, 2014, p.

146. 3 Mathieu Pigasse, op. cit. p. 174.

4 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 153.

permettant de prendre en charge les conséquences de

la perte d’autonomie chez les plus âgées ». Au

Luxembourg s’est chose faite avec l’introduction de

l’assurance dépendance. Pour assurer son financement

la contribution dépendance peut être augmentée. Elle

passe de 1% sur divers revenus5 à 1,4% à partir de

20076. A l’autre bout de la pyramide des âges, il n’y a

pas de gratuité, au contraire, la charge des parents est

aggravée (cf. « chèque-service accueil »).

Au Luxembourg, il n’y a pas (encore) de « parti des

seniors ». D’ailleurs, les partis à but déterminé ont peu

d’avenir : par exemple parti représentant les enrôlés

de force. Le Conseil7 économique et social, un

organisme consultatif, rapproche les deux ailes de la

population active : salariat et patronat. Serait-il

possible de créer un organisme représentant la

population par la structure par âge ? Difficile à

imaginer.

Notons la boutade d’Olivier Pastré et Jean-Marc

Sylvestre8 : « Cessons donc de penser en priorité aux

relativement riches sexagénaires dépressifs pour nous

intéresser un peu plus aux trentenaires fauchés

comme les blés mais porteurs de plein de rêves ».

* * *

Terminons par quelques remarques.

La longévité a une influence sur le mariage.

D’abord, considérons l’espérance de vie9. Un homme

qui se marie à 30 ans a une espérance de vie de 35

ans en 1910. Cent ans plus tard cette espérance de vie

à 30 ans a grimpé à 48,5 ans.

Ensuite, vers le début du 20e siècle la dissolution du

mariage se fait par la mortalité10. Ainsi, en 1901/02 les

5 Revenus professionnels, revenus de remplacement, revenus sur le

patrimoine. 6 Loi du 22 décembre 2006 promouvant le maintien dans l’emploi

et définissant des mesures spéciales en matière de sécurité sociale

et de politique de l’environnement, Mémorial 2006, p. 4721, art.

33, 2°. 7 Gérard Trausch, Le Conseil économique et social et la société

luxembourgeoise, Luxembourg, 2006, 153 pages. 8 O. Pastré (université Paris VII) et J.-M. Sylvestre (journaliste et

éditorialiste), Tout va bien (ou presque) – La preuve en 18 leçons,

Paris, 2013, p. 187. 9 Selon les tables de mortalité du cahier économique n°88.

10 Publications de la Commission permanente de statistique,

Mouvement de la population dans le Grand-Duché de Luxembourg

pendant les années 1891 à 1902, Luxembourg, 1904, fascicule 6,

p. 111.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 36

mariages d’une durée de 20 à 45 ans dissous par la

mort d’un partenaire, représentent 55% de l’ensemble

des cas de dissolution du mariage.

Les services de statistique de l’époque1 fournissent une

indication inédite : « on compte 4,74 nouveaux

mariages sur 100 mariages existants, alors que, sur le

même nombre d’existants, il y en a 3,10 de dissous par

la mort ». Voilà qui met en évidence le poids de la

mort dans la séparation des mariages.

En 2010 le nombre des mariages est de 1 749 unités,

face à 1 083 divorces. Toutes les séparations ne sont

pas retenues, car la cohabitation et le partenariat2

n’apparaissent pas dans les statistiques, donc pas non

plus leur dissolution. L’allongement de la durée de vie

a un impact sur les structures sociales, le point

suivant confirme cette situation.

La transmission du patrimoine3 d’une

génération à la suivante est bouleversée par la

longévité. Admettons deux générations : un homme de

30 ans et son père de 60 ans en 1901 (s’il a survécu

jusque-là).

Selon la table de mortalité4 de 1901 la proportion des

hommes de 30 ans dont le père est décédé à 60 ans

est de 0,4. Donc à cette époque 4 hommes sur 10 en

moyenne héritent à 30 ans de leur père. Selon la table

de mortalité de 1995 c’est un homme sur 10 qui

hérite à 30 ans de son père.

Reprenons le tableau 1.4 (espérance de vie à

60 ans). En cent ans – de 1910 à 2010 – l’espérance

de vie à 60 ans passe de 13,6 ans à 21,3 ans

(augmentation de 7,7 ans) pour le sexe masculin et de

14,4 ans à 25,2 ans (augmentation de 10,8 ans) pour

le sexe féminin. Deux facettes se présentent. Cette

augmentation de l’espérance de vie à 60 ans est une

bonne chose : une vie après le travail. Toutefois, cette

longévité croissante au-delà de 60 ans doit être

financée. Pour cela ne faut-il pas lier l’âge de départ à

la retraite aux gains d’espérance de vie à 60 ans ? En

règle générale deux solutions s’offrent.

Une solution monétaire : augmentation

des contributions obligatoires à l’assurance

pension.

1 Ibid. p. 107.

2 Loi du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains

partenariats, Mémorial 2004, p. 2020-2038. 3 Albert Jacquard, 1993, op. cit. p. 43.

4 Tables de mortalité du cahier économique n° 88.

Une solution non monétaire : une hausse

de l’âge d’entrée en retraite et/ou une

hausse des années de contributions.

Le psychogériatre Olivier de Ladoucette5 relève

les bienfaits du travail, aux âges élevés, sur la santé

des personnes âgées : « travailler plus pour vieillir

moins ». Selon cet auteur le risque de survenue de la

maladie d’Alzheimer diminuerait.

Revenons à la structure par âge de la

population (cf. tableau 1.3), car le vieillissement de la

population est en fait une modification de cette

structure. En une cinquantaine d’années la part de la

population de 65 ans et plus passe de 10,8% en 1960

à 14,0 % en 2011. En valeur absolue cette population

a plus que doublé : passage de 33 958 personnes à

71 742. Le lecteur conçoit aisément qu’une telle

évolution, surtout si elle continue, peut avoir un

impact sur le financement des retraites.

Le coefficient de charge6 (nombre moyen de

pensions par 100 assurés cotisants) baisse de 1997

jusqu’à 2008 : de 48,4 à 38,6, puis il y a hausse : de

39,3 en 2009 à 40,1 en 2011. La situation « reflète

toujours la bonne santé financière (niveau relatif de la

réserve) actuelle du régime général ».

Le nombre de cotisants est lié à l’évolution

économique. Or, celle-ci est négative ou stagnante

depuis quelques années. Le nombre des plus de 75 ans

explose, le chômage s’étend. Une réforme du régime

de retraite devient inéluctable dans le sens qu’il faut

le préserver et non l’abîmer. Il importe de procéder à

une réforme avant que la situation devienne

catastrophique comme en France. Ce qu’il faut

absolument éviter, c’est financer notre protection

sociale par l’endettement, car c’est risquer de la

mettre à la merci des marchés financiers.

Observons maintenant les taux d’activité. Ceux-

ci ont augmenté entre 1981 et 2001 (cf.

tableau 1.6).

5 Olivier de Ladoucette (université Paris-V), Travailler plus pour

vieillir moins, in : Le Figaro du 19.09.2013. 6 Ministère de la sécurité sociale – IGSS, Rapport général sur la

sécurité sociale 2011, Luxembourg, 2012, p. 202 ; y comprise la

citation.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 37

Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981

Les indications du tableau1 sont plutôt au beau fixe,

sauf le chômage (déjà). Un paradoxe peut être

observé : taux d’activités/d’emploi et taux de chômage

augmentent en même temps.

Au cours de la période 2001 à 2011 le paradoxe2 a

disparu : la part des hommes en activité

professionnelle baisse de 52,2% à 48,3% (baisse de

7,5%). Par contre, la part des femmes en activité

professionnelle est en hausse : de 35,7% à 38,2%

(hausse de 7,1%). Le chômage s’étend3. En 2001 il est

de 2,4% et de 3,5% au sens large (sont comprises

dans ce taux « les personnes occupées dans des mises

au travail ou dans des mesures de formation »). En

2010 le chômage4 est de 4,4% (5,2% l’année

précédente), mais le chômage élargi est de 9,1% (face

à une moyenne européenne de 13,6%).

Des personnes (très) âgées ont toujours vécu,

ce qui fait problème c’est leur nombre. « Il suffit de

préciser que d’ici 2040, la proportion des plus de 75

ans va tripler. Celle des plus de 85 ans va

quadrupler 5». Toujours selon le même auteur

6 : « les

seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir

avec leurs ainés. Non seulement on vit plus longtemps

qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite.

Les seniors ne sont ni moins modernes ni moins

ouverts que les jeunes. Ce n’est pas l’âge qui

détermine notre rapport au monde, mais l’histoire

1 La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001,

Fiches thématiques, Luxembourg (STATEC), 2003, p. 57. Travail

coordonné par Fernand Fehlen. 2 Recensement de la population 2011, Premiers résultats, n° 7, déc.

2012. Rédaction de A. Heinz, F. Peltier et G. Thill. 3 Note de conjoncture 2 – 2002, p. 30, y comprise la citation.

4 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 112, p.

49, p. 57. 5 Serge Guérin, L’invention des seniors, Paris, 2007 (2002), p .19.

6 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, op. cit. p. 196.

personnelle, les origines et le caractère ». « Le plus

urgent consiste à augmenter le taux d’emploi des

seniors 7».

Ecoutons la conclusion d’un magistrat8

français : « Le système de retraite reste un sujet de

débat conflictuel en France. Nous ne sommes pourtant

pas au bout des réformes, ce qui annonce d’autres

tensions, d’autres conflits dans l’avenir ». Réformer le

régime des retraites, ce n’est pas le démanteler, mais

assurer sa pérennité et garantir son financement.

1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes

1.3.2.1 L’emploi

1.3.2.1.1 Notion d’emploi

Le point de départ est l’emploi intérieur (selon le

système européen des comptes de 1995 – SEC 95). Il

comprend les personnes travaillant au Luxembourg

quelque soit leur lieu de résidence (au Luxembourg ou

non). Les frontaliers résidant à l’étranger, mais

travaillant au Grand-Duché en font partie ; on parle

de frontaliers entrants. Deux groupes de personnes

n’en font pas partie : les personnes résidant sur le

territoire luxembourgeois et travaillant à l’étranger

(frontaliers sortants), les agents des institutions

internationales. Dans le cas de ces institutions

internationales le territoire géographique n’est pas

considéré, mais le territoire économique : les agents

internationaux travaillant au Luxembourg sont

assimilés à des frontaliers sortants. On peut écrire :

Emploi national = emploi intérieur – (frontaliers

entrants – frontaliers sortants).

Selon la différence frontaliers entrants – frontaliers

sortants = frontaliers nets on a encore :

Emploi national = emploi intérieur – frontaliers nets

Appliquons cette relation à l’année 2011 (en milliers) :

368,4 – (155,2 – 11,4) = 224,6

L’emploi intérieur se compose à 94,2% de salariés.

Notons encore la définition de l’emploi selon le

7 Mathilde Lemoine, La croissance face au vieillissement, in :

Problèmes économiques n°3065, avril 2013, p. 60. 8 Bertrand Fragonard, Vive la protection sociale, Paris, 2012, p.

233.

2001 1991 1981

Population active de 15 à 64 ans

(A)189 700 164 700 151 700

Population totale de 15 à 64 ans

(B)282 100 263 200 247 600

Taux d’activité (C = A/B) 67,3% 62,6% 61,3%

Population active de 15 à 64 ans

ayant un emploi (D)183 800 161 400 148 600

Taux d’emploi (E = D/B) 65,2% 61,3% 60,0%

Population au chômage (F) 5 800 3 300 3 100

Population active totale (G) 191 200 165 300 153 800

Taux de chômage (H = E/G) 3,1% 2,0% 2,0%

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 38

Bureau international du travail : « une personne est en

emploi si, au cours d’une semaine de référence, elle a

effectué un travail rémunéré pendant au moins une

heure ».

Retenons d’emblée une précision sur le chômage de la

part de Serge Allegrezza1, directeur du STATEC : « Le

chômage est souvent considéré comme un stock,

comme un groupe permanent de personnes

stigmatisées par leur inactivité. Or cette manière de

voir est trompeuse : le chômage est un solde d’un flux

d’entrée et de sortie de demandeurs d’emploi, c’est un

changement d’état. Il en va aussi de la fluidité du

marché du travail. C’est la durée et la vitesse, avec

laquelle un individu retrouve un emploi, qui sont

décisives plutôt que le taux de chômage à un moment

donné, quelle que soit la définition retenue. La

transition entre les états – l’emploi, le chômage et

l’inactivité – est le critère décisif qui devrait

interpeller les décideurs politiques ».

1.3.2.1.2 Emploi et jeunes

Déterminons brièvement la situation du marché du

travail. Selon le STATEC2 « la croissance de l’emploi

intérieur au Luxembourg reste positive et supérieure à

celle de l’UE en moyenne ». Et encore : « La croissance

de l’emploi frontalier au Luxembourg recule très

fortement suite à la récente crise économique ».

Toujours selon le STATEC : « près du quart de

l’augmentation de l’emploi dans la Grande-Région est

imputable au Grand-Duché, alors que sa part dans

l’emploi total dans la Grande-Région n’était que de

5,1% en 1995 ». Enfin, « en tendance, le taux d’emploi

est en augmentation ce qui est dû largement à

l’augmentation du taux d’emploi féminin ».

Considérons l’emploi selon les classes d’âge. Le STATEC

« constate que l’augmentation du taux d’emploi

concerne toutes les classes d’âge, mis à part les jeunes

de 20 à 24 ans (taux d’emploi en baisse) et de 25-29

ans (taux d’emploi stable). Dans la classe d’âge des 20

à 24 ans le taux passe de 46,6% en 2003 à 35,1% en

2011, ce qui est dû largement au fait que la

proportion des jeunes en éducation ou en formation a

augmenté ».

Le taux d’emploi des 55 à 64 ans, élevé dans les pays

nordiques, est faible au Luxembourg, malgré une

1 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,

Luxembourg (STATEC), 2013, p. 6. 2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,

Luxembourg (STATEC), 2012, p. 22-45.

augmentation depuis 2003. Seuls six pays de l’UE-27

ont un taux inférieur à celui du Luxembourg. Il s’agit

d’un problème structurel qui frappe de nombreux pays

européens.

« La part du temps partiel est désormais plus élevée

parmi les autochtones que parmi les étrangers au

Luxembourg ». … « La famille, principale raison

invoquée pour le travail à temps partiel au

Luxembourg ». Notons que « le travail à temps partiel

involontaire semble peu répandu au Grand-Duché ».

Les contrats à durée déterminée (travail temporaire)

restent peu étendus au Luxembourg, bien qu’une

tendance à augmenter soit apparue.

Enfin, les taux d’emploi sont relativement faibles au

début et vers la fin de la vie active.

1.3.2.2 Le chômage

1.3.2.2.1 Notion de chômage

Le chômage exprime le déséquilibre entre le nombre

de personnes qui aspirent à travailler (offre de travail)

et le nombre de postes qui leur sont offerts (demande

de travail). Selon le STATEC3 « le taux de chômage est

défini comme étant le rapport entre le nombre de

chômeurs et la population active. La population active

se définit comme l’ensemble des personnes en âge de

travailler qui sont disponibles sur le marché du

travail, qu’elles aient un emploi ou qu’elles soient au

chômage ».

« La définition du concept chômage est intimement

liée aux sources utilisées pour le mesurer » : deux

concepts du chômage entrent en jeu. Selon le premier

concept le chômage est mesuré d’après les enquêtes

sur les forces du travail (EFT). Dans ce cas le « nombre

de chômeurs correspond au nombre de personnes qui

ont répondu d’une certaine manière à un

questionnaire ». Précisons que cette mesure du

chômage est conforme à la définition recommandée

par le Bureau international du travail (BIT). Pour être

classé chômeur, il faut être sans emploi, disponible

pour prendre un emploi et être activement à la

recherche d’un travail.

Selon le second concept sont chômeurs ceux qui sont

inscrits auprès de l’Administration de l’emploi (ADEM).

Celle-ci s’appuie sur la notion de demandeur d’emploi

résident. Dans ce cas-ci il s’agit de toute personne

3 Cahier économique n° 114, op.cit. p. 53 et p. 54, pour les

quelques citations.

Page 39: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 39

« sans emploi, résidante sur le territoire national,

disponible pour le marché du travail, à la recherche

d’un emploi approprié, non-affectée à une mesure

pour l’emploi, indemnisée ou non indemnisée, ayant

respecté les obligations de suivi de l’ADEM ».

Le tableau1 1.7 indique quelques taux de chômage

selon les deux concepts.

Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM

Comment expliquer les deux (légères) baisses du taux

de chômage, l’une de 2009 à 2010, pour le taux BIT,

l’autre de 2010 à 2011, pour le taux ADEM ? En règle

générale toute augmentation substantielle du taux

d’emploi fait baisser le taux de chômage. Tel n’est

guère le cas ici : Ainsi, le taux d’emploi entre 2009 et

2010 passe de 70,4% en 2009 à 70,6% en 2010, mais

baisse à 70,1% l’année suivante. Cette progression

semble trop faible pour influencer le taux de chômage.

Une explication moins encourageante est probable ;

des gens, découragés dans leur recherche de travail, se

sont retirés et reviennent gonfler le taux d’inactivité.

Ci-après nous utilisons le taux de chômage selon le

BIT, car il assure seul la comparabilité dans l’Union

européenne.

1.3.2.2.2 Chômage et jeunes

En 2012 le taux de chômage2 officiel est de 6,1%

selon l’ADEM ; il est de 5,1% selon l’EFT. La différence

entre les deux est liée aux sources des deux calculs.

« Ainsi, toutes les personnes inscrites à l’ADEM ne

correspondent pas aux critères internationaux du BIT

mais à l’inverse, toutes les personnes correspondant

aux critères internationaux du BIT ne sont pas

inscrites à l’ADEM ». Et encore, « seulement 64,9% des

personnes sans emploi déclarant être inscrites à

1 Ibid. p. 53-54 ; Note de conjoncture 1-2013, p. 75.

2 Les données proviennent de : cahier économique n° 114, p. 53-

66 et cahier économique n° 112, p. 47-51 ; Note de conjoncture

1-2013, p.75 et suivantes. EFT signifie enquête sur les forces du

travail.

l’ADEM correspondent simultanément à tous les

critères du BIT et sont donc comptées comme

chômeurs dans les statistiques internationales. De ce

fait, il n’est guère surprenant que le taux de chômage

officiel (celui de l’ADEM) soit supérieur au taux de

chômage Eurostat (BIT ou EFT), qui exclut les

chômeurs découragés (non activement à la recherche)

et/ou non disponibles ».

Quel est le chômage en fonction de l’âge ? En 2010 le

taux de chômage en général est de 4,4% et le

Luxembourg se place en première position en Europe

(UE-27), où la moyenne est de 9,7%. La position du

Luxembourg est beaucoup moins favorable quant au

taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans : notre

pays occupe la 7e place avec un taux de 16,8%, face à

21,3% en moyenne dans l’UE-27. Par contre, le taux

de chômage des 25 à 64 ans est relativement modéré :

3,8% (toujours en 2010).

Le chômage touche différemment les résidents selon

la nationalité : le taux des travailleurs nés au

Luxembourg reste limité (3,4%), mais il passe à 5,2%

pour les ressortissants de l’UE-27. Le taux des

ressortissants hors UE-27 monte à 12,1%. Le taux de

chômage de longue durée, encore modeste au début

des années 2000 (autour de 0,5%), a grimpé à 2,5%

en 2010. Il n’est pas étonnant que les dépenses en

faveur de la politique d’emploi augmentent

constamment : 353 millions d’euros en 2008, 491

millions en 2009 et 514 millions en 2010.

Une conclusion d’étape s’impose. La situation du pays

est telle que deux séries de taux doivent être dressées.

Plutôt favorable dans l’UE-27 notre position ne cesse

de se dégrader et ceci à une vitesse effrayante. Les

jeunes sont particulièrement touchés par le chômage.

Le coût de la lutte contre le chômage va croissant.

Selon des indications statistiques3 récentes, sur

l’évolution du chômage des jeunes, la situation n’est

pas aussi dramatique, car un biais statistique a joué.

« … le simple fait de la diminution de la part de la

population active dans le total de la classe d’âge a

conduit à une augmentation spectaculaire du taux de

chômage, alors que la part des chômeurs dans la

population des jeunes n’a en réalité que peu évolué :

4,1% en 1983 ; 5,1% en 2012. Ce phénomène ne se

retrouve pas pour les classes d’âge plus élevées et est

propre au chômage des jeunes.

3 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,

op. cit. p. 191.

Année BIT ADEM

2009 5,2 5,4

2010 4,4 5,8

2011 4,9 5,7

2012 5,1 6,1

Chômage en % selon

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 40

En d’autres mots : La principale raison de l’explosion

du taux de chômage des jeunes est l’augmentation

des jeunes faisant des études, alors que

l’augmentation du nombre de jeunes au chômage y

est pour beaucoup moins ».

1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg

Depuis le tout début de son industrialisation le

Luxembourg a été confronté à quatre crises

économiques majeures, de portée et aux conséquences

différentes, notamment en matière de chômage :

1873/78, la grande crise de 1929, le déclin de la

sidérurgie (1974/75-1985), la crise économique qui a

commencé en 2007 et qui semble interminable.

La crise de 1873-1879

Cette crise prend son départ dans les deux grands

pays – les Etats-Unis et l’Allemagne impériale –

fraîchement entrés dans le processus industriel.

Rappelons qu’elle est une crise de surproduction,

accompagnée d’aspects financiers non négligeables

(par exemple baisse boursière). La crise est favorisée

en Allemagne par cinq milliards de francs de

réparations payés par la France (cf. guerre franco-

prussienne de 1870). Cette grande dépression

s’exprime surtout par une « grande déflation 1» ; elle

n’a pas le caractère d’un recul de long terme de la

production. Retenons que cette crise marque une

rupture internationale que Jean-Pierre Rioux2 a bien

formulée. « La révolution industrielle a triomphé.

Centrée sur la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la

France et l’Allemagne, elle leur permet de dominer le

monde. Le grand problème de l’avenir n’est plus

produire, mais vendre et se partager les marchés :

l’âge libéral cède la place. Désormais, après 1873,

aucune révolution industrielle nationale ne se fera

sans que les quatre puissances n’interviennent –

favorablement ou non, peu importe – dans son

démarrage et sa croissance. Les processus

d’industrialisation naturels ne jouent plus aussi

librement qu’avant, car les économies dominantes

veillent. Les déséquilibres économiques de notre XXe

siècle naissent sur ce moment de 1873 ». Dans ce

contexte la puissance industrielle qui intervient quant

à l’industrialisation au Luxembourg, c’est l’Allemagne

du Zollverein. Cette intervention est évidemment

1 Hans-Ulich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, dritter

Band – Von der Deutschen Doppelrevolution bis zum Beginn des

Ersten Weltkrieges 1849-1914, Munich, 2e éd. 2006 (1995), p. 105.

2 Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle 1780-1880, Paris,

1989, p. 148-149.

favorable, mais n’est nullement exempte de

contraintes (par exemple dépendance vis-à-vis de

cette union : Zulieferland).

Quel est l’impact de la crise sur le Luxembourg ? Deux

aspects interviennent.

D’abord, l’aspect surproduction : « so trug die Krisis

doch vor allem den typischen Charakter der

Überproduktion 3». Une baisse de la production est

nécessaire. Aussi de 1873 à 1877 la production4 de

fonte baisse de 256 449 tonnes à 215 388 tonnes. S’y

ajoute un recul des prix.

Ensuite, apparaît un effet ravageur pour le

Luxembourg : le basculement de l’Allemagne vers le

libre-échange. La concurrence anglaise est

désastreuse. Ceci est d’autant plus grave que le

Zollverein est entouré de barrières douanières. Le

résultat final est brutal : 30 % à 40% des ouvriers de

la sidérurgie sont flanqués dans le chômage, sans

parler des baisses de salaire.

La crise de 1929

Cette crise frappe le Luxembourg comme les pays

voisins, mais entre 1931 et 1935. Le tableau5 1.8

indique les indemnités de chômage, leur poids par

rapport aux recettes totales de l’Etat et le nombre des

chômeurs (d’abord le minimum de chômeurs, puis le

maximum au cours de l’année).

Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935

A première vue l’impact de la crise tant sur le

chômage que sur les finances de l’Etat semble limité.

3 M. Ungeheuer, Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen

Eisenindustrie im XXten

Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227. 4 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990,

p. 216. 5 Statistiques économiques luxembourgeoises – Résumé

rétrospectif, Luxembourg, 1949, p. 242 et cahier économique n°

108, p. 36.

Année

Indemnité de

chômage (1)

Recettes

totales de

l’Etat X1000

(2) (1)/(2) X 1000

Nombre de

chômeurs

1930 17 546 402 191 0,04 1 – 76

1931 1 154 167 504 991 0,23 84 – 1080

1932 4 212 446 340 014 1,24 761 – 1727

1933 3 719 526 368 466 1,01 455 – 2159

1934 2 016 571 294 480 0,68 215 – 1202

1935 944 619 260 702 0,36 46 – 708

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 41

En fait, le Luxembourg a dévié les conséquences sur la

population étrangère.

Le chômage a évidemment frappé en priorité notre

sidérurgie : la production de fonte a baissé de 8,8%,

celle d’acier de 9,7%. A titre d’information retenons

que la baisse de la production d’acier a été de 39,4%

de 1974 à 1975. Considérons le recul du nombre

d’ouvriers dans la sidérurgie1 (avec minières) : le

nombre d’ouvriers étrangers baisse de 54,1%, face à

une diminution de 9,2% du nombre des ouvriers

luxembourgeois, entre 1931 et 1935.

Le Luxembourg a atténué les effets de la crise de 1929

par le renvoi d’ouvriers étrangers dans leur pays

d’origine ; il s’agit surtout d’Italiens et d’Allemands.

La crise de 1974/75 à 1985

Cette crise économique est l’expression du recul

(irréversible) de la sidérurgie. Parler de l’industrie au

Luxembourg, c’est viser la sidérurgie, c’est dire son

importance dans l’économie du pays. Notons une

unique indication statistique du recul de la sidérurgie2

luxembourgeoise : la part de la sidérurgie (minerais et

métaux) dans la valeur ajoutée totale baisse de

62,30% en 1970 à 32,17% en 1997. Entre le 1er

janvier 1975 et le 31 décembre 1986 l’effectif3 de la

sidérurgie au Luxembourg baisse de 86,4%. Cette

transformation s’est déroulée sans trop de casse

sociale : pas de chômage massif ni renvois secs de

salariés. Retenons trois mesures-phare4 sociales à

l’époque : des travaux extraordinaires d’intérêt général

créés en 1975 ; la division anti-crise (DAC) est

constituée en 1977, par exemple 3 619 travailleurs

sont inscrits à la DAC en 1981, 2 529 en 1983 ; la

préretraite est instaurée fin 1977, ainsi entre 1979 et

1984 environ 500 à un peu plus de 600 départs

annuels à la préretraite ont eu lieu.

1 Statistiques historiques, op. cit. p. 236.

2 Arnaud Bourgain, Paolo Guarda et Patrice Pieretti, Dynamique de

la croissance et spécialisation – Analyse en panel des branches

industrielles, in : Cahiers Economiques de Bruxelles, n° 167, 3e

trimestre 2000, p. 293. 3 L’économie industrielle au Luxembourg, 1966-1983, cahier

économique n° 73, Luxembourg (STATEC), 1987, p. 190. 4 Pour une information rapide, voir cahier économique n° 113, p.

157.

Deux facettes de la crise ont dominé. D’abord, cette

crise est très grave sinon transnationale, car elle

marque le déclin de notre sidérurgie, qui depuis

l’industrialisation a fait le Luxembourg moderne.

Enfin, les Gouvernements de l’époque ont

remarquablement géré la crise, surtout si l’on tient

compte de son caractère exceptionnel.

Selon Ph. Chalmin5 l‘année 1974 marque la fin des

Trente glorieuses (ou fin de l’ère fordiste). Ce qui sauve

le Luxembourg c’est la coïncidence de la quasi

disparition de la sidérurgie et de l’émergence d’une

place financière. Ainsi s’explique que tout au long des

années 1970 le PIB ne baisse qu’une seule fois (de

1974 à 1975 : -4,3%). En fait l’expansion liée à la

financiarisation de l’économie luxembourgeoise

prolonge l’ère fordiste (voir plus loin sub 2.3.2.).

La crise de 2007

La crise de 20086 a débuté aux Etats-Unis en 2007 par

les fameuses subprimes ; elle s’est transformée en

crise financière générale, puis en crise économique

mondiale. Le sujet sera repris ultérieurement.

Retenons ici l’aspect chômage, la pire calamité sociale

que le Luxembourg a connue.

Nous avons relevé quelques taux de chômage au

Luxembourg. Considérons maintenant le taux de

chômage élargi [1], basé sur la notion de force de

travail potentielle7 ; si en plus le sous-emploi

intervient, on parle de taux de chômage élargi [2]. En

2011 le taux de chômage [1] est de 10,0% et le taux

de chômage élargi [2] est de 11,5%. Comparons

brièvement aux pays voisins8, en 2011.

Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays (%)

5 Philippe Chalmin, Crises 1929, 1974, 2008 – Histoire et

espérances, Paris, 2013, p. 25 et suivantes. 6 La crise de 2008 est plutôt appelée crise de 2007, année qui a

marqué son point de départ, à l’image de la crise de 1929, qui n’a

atteint le Luxembourg que dans les années 1930. 7 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,

op. cit. p. 59-62. 8 Ibid. p. 63.

Pays BIT Élargi [1] Élargi [2]

Allemagne 5,9 8,5 13,0

Belgique 7,2 10,4 11,2

France 9,3 11,7 15,6

Luxembourg 5,1 10,0 11,5

UE-27 9,6 13,7 17,0

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 42

Résumons quelques conséquences générales du

chômage au Luxembourg.

Le taux de chômage élargi [2] fait doubler le

chômage BIT. La position du Luxembourg en est

sérieusement dégradée, au moins par rapport aux pays

voisins.

Le niveau du chômage est croissant, même

chose pour les dépenses y relatives. Ainsi, les seules

dépenses1 en faveur des politiques de l’emploi ont

augmenté de 352 millions d’euros à 514 millions entre

2007 et 2010.

L’ampleur du chômage et la crise économique

persistante mettent en danger, à la longue, la

générosité de notre protection sociale. Retenons

toutefois que l’ensemble des recettes fiscales et des

cotisations sociales ont augmenté de 16,5%.

Des quatre crises économiques – et partant du

chômage – la dernière est la plus grave : une fin n’est

pas encore en vue.

La technologie creuse l’écart entre salariés

qualifiés et salariés non qualifiés ; ceux-ci sont

davantage exposés au chômage.

* * *

A titre d’information retenons quelques indications

statistiques2 récentes.

L’augmentation de la population est liée pour

les ¾ à l’immigration.

« L’indicateur conjoncturel de fécondité du

Luxembourg se situe dans la première moitié du

peloton européen … mais assez loin de la tête ».

De la seconde moitié des années 1960 jusque

vers le début des années 1970 les décès l’emportent

sur les naissances. Mais dès la fin des années 1970 il y

a renversement de tendance : le taux de variation

naturelle de la population augmente jusqu’au milieu

des années 1990, puis se stabilise.

« Avec la crise, l’emploi recule en Lorraine ;

sans la Lorraine la Grande Région aurait gagné 25 000

1 Cahier économique n° 114, p. 66.

2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,

Luxembourg (STATEC), 2013, 314 pages.

emplois, alors qu’avec la Lorraine l’emploi de la

Grande Région n’augmente que très peu, avec un plus

de 5 000 emplois ». Cette évolution est liée aux

années 2001 à 2010.

Le Luxembourg est une exception dans la

Grande Région : l’emploi au Grand-Duché augmente

de 36,4% entre 2000 et 2010, face à 7,3% dans la

Grande Région.

La part de l’emploi frontalier passe de 26% en

1995 à 42% en 2008, puis se stabilise à ce niveau.

1.3.3 Garder la protection sociale

La protection sociale repose – en approche résumée –

sur trois piliers.

Le pilier scolaire : libre accès à l’école (du

fondamental à l’université) et à la formation

continue.

Le pilier santé : un système de santé

publique au bénéfice de la population.

Le pilier mécanismes de redistribution :

destiné à réduire les inégalités sociales.

Le résultat se déroule sur deux niveaux. Le niveau

individuel et/ou familial : une certaine assurance

contre les aléas de la vie, une meilleure intégration

dans la société. Au niveau de la collectivité les trois

piliers, par le canal d’une meilleure cohésion sociale,

ont favorisé le processus de croissance.

Selon le STATEC3 « les transferts sociaux représentent

en moyenne 25% du revenu brut des ménages ». La

composition majeure de ces transferts est la suivante :

pensions vieillesse pour 17% (du revenu brut) et 3%

pour les prestations familiales. « Le poids des

transferts sociaux dans le revenu brut des ménages

passe de 56% chez les 10% des ménages les moins

aisés à 10% chez les 10% des ménages les plus

aisés ». Toujours selon le STATEC « le système

luxembourgeois de prestations sociales est bien

redistributif : en gros, les 30% des ménages les plus

aisés payent pour les autres ».

Notre protection sociale est menacée (le Luxembourg

n’est pas seul dans ce cas) par trois facteurs4 : la crise

économique et le chômage, la montée probable des

prélèvements obligatoires, la mondialisation.

3 Ibid. p. 251.

4 Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 16 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 43

1er facteur perturbateur : la crise économique et le

chômage

Notre protection sociale, comme dans les pays voisins,

est un système d’assurance sociale des salariés et de

leur famille. Son financement est étroitement lié aux

cotisations prélevées sur le travail. Le régime

fonctionne à la condition que chacun ait un emploi.

C’était le cas tout au long des Trente glorieuses :

production croissante, recettes fiscales et cotisations

sociales généreuses, absence de chômage.

Ce qui met en péril la sécurité sociale c’est la crise

économique avec son cortège de chômage, c’est bien

connu. Nous sommes en présence de la plus grave

crise depuis 1929. La durée de la crise génère deux

effets.

• Le recul de l’activité économique et bancaire

pèse sur les cotisations de la sécurité1 sociale : entre

1996 et 2010 la croissance annuelle de l’emploi

domestique s’élève à 3,4% en moyenne ; en 2009

celle-ci tombe à 0,9%. De 2010 à 2011 le nombre

moyen d’assurés augmente de 2,9%, face à une

hausse de 3,4% du nombre de pensions. « A partir de

2009, la crise économique et la situation tendue sur le

marché de l’emploi provoquent à nouveau un

ralentissement spectaculaire des rentrées en

cotisations et menacent sérieusement l’équilibre

financier de la CNS » (Caisse Nationale de Santé). Le

fonds2 pour l’emploi (destiné, entre autres, aux

indemnités de chômage) augmente de 65% de 2010 à

2011. Entre 2000 et 2010 le nombre de la population

bénéficiaire de l’assurance dépendance a doublé et les

dépenses pour cette assurance ont été multipliées par

3,7. La situation financière de la sécurité sociale est

loin d’être catastrophique. La durée persistante de la

crise peut toutefois changer la donne ; le

renversement peut même intervenir brutalement.

• Une conséquence de la dégradation sévère de

l’activité économique est un ensemble de

modifications liées à la société salariale. Rappelons

que celle-ci est un produit de l’industrialisation, à son

point culminant au cours de l’ère du fordisme. Une

nouvelle évolution affaiblit la société des salariés :

précarisation des statuts professionnels ; contrat à

durée déterminée ; travail à temps partiel, des

contrats commerciaux cachant une fausse

indépendance ; etc.

1 Selon le Rapport général sur la sécurité sociale, 2012, op. cit. p.

16, p. 42, p. 187, p. 135, p. 147, p. 170 ; y comprise la citation. 2 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 146.

Les contrats de travail à temps indéterminé restent

toujours la règle générale, mais les autres modèles

existent bel et bien et gagnent du terrain si

l’environnement économique reste morose, voire en

régression.

Le régime social est lié au travail, nous l’avons

relevé : société salariale et protection sociale sont

indissociables. Le grignotage permanent du travail met

en cause cette société salariale et partant sa

protection sociale.

2e facteur perturbateur : la montée du coût de la

protection sociale

La part des recettes et des dépenses de la protection3

sociale par rapport au PIB reste stable : en 2010 les

recettes font 23,7%, en 2011 elles font 23,3% ; les

dépenses s’élèvent à 21,8% en 2010 et en 2011. La

participation de l’Etat au financement de la protection

sociale (en %tage du budget) reste à un niveau élevé :

2007, 55% ; 2008, 59% ; 2009, 57% ; 2010, 55% ;

2011, 56%.

3e facteur perturbateur : la mondialisation

Qui dit mondialisation dit concurrence et ceci entre

entreprises et entre pays. Le Luxembourg est un pays

(très) ouvert sur l’extérieur, ce qui produit deux effets.

• Cette ouverture tous azimuts réduit

sensiblement sinon annule carrément l’effet

d’incitation à la demande domestique. Une incitation

(keynésienne) à consommer des produits du pays, peut

au contraire favoriser (cf. concurrence) l’importation

de marchandises.

• La sécurité sociale, d’un coût élevé, est en

grande partie fondée sur le travail (mais pas

seulement, par exemple assurance dépendance). Les

produits importés au Luxembourg supportent

évidemment la TVA, mais ne contribuent pas à

financer la protection sociale, car ces produits sont

fabriqués en dehors du territoire luxembourgeois.

Cette situation peut être atténuée si une partie des

charges sociales est transférée vers la TVA4. Par

exemple le Luxembourg augmente la TVA de deux

points de pourcentage : le produit de cette hausse est

destiné à financer la sécurité sociale. On parle, à tort

ou à raison, de TVA sociale. Mais l’augmentation de

3 Rapport général sur la sécurité sociale 2010, p. 26 et 2011, p. 26,

p. 38. 4 Cahier économique n° 108, p. 92.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 44

TVA frappe de plein fouet les gens à petit revenu, les

chômeurs, les précarisés. Par contre, ceux-ci profitent

prioritairement de la sécurité sociale, dont ils sont les

« consommateurs » en règle générale les plus assidus.

Ainsi, le financement de la sécurité sociale pourrait

être renforcé.

Une variante1, liée à la TVA est parfois évoquée : un

relèvement de la TVA et une baisse correspondante

des cotisations côté employeurs pour faire redémarrer

l’emploi. Malheureusement ce scénario est fragile,

dans le sens que la réponse de l’emploi peut être

faible, sinon nulle. En d’autres mots l’augmentation de

la TVA reste acquise, mais l’emploi n’augmente pas

nécessairement.

La TVA est considérée comme un impôt « antisocial »,

c’est bien connu. Les ménages modestes consacrent,

proportionnellement à leur revenu, davantage à la

consommation que les ménages aisés, dont l’épargne

est plus élevée. Le STATEC2 a calculé que « la TVA

représente en moyenne 5% du revenu brut des 10%

des ménages les moins aisés contre seulement 2% du

revenu des 10% des ménages les plus aisés ».

1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers

Ce qui a fait la force du Luxembourg industriel c’est

son esprit d’innovation, son goût du risque. Cette

société est ouverte à la nouveauté ; elle a triomphé de

l’ultra-conservatisme rural. Elle a permis l’instauration

d’une protection sociale qui est toujours la nôtre.

1.3.4.1 Notion de risque

Quatre critères3 généraux de risque illustrent la notion

de risque.

• Notre niveau élevé de la protection sociale est

un signe global d’une certaine prédilection pour la

sécurité. La participation de l’Etat au fonctionnement

de la protection sociale, exprimé en pourcentage du

budget des dépenses, s’élève à 46,2% de 1990 à 1994

et à 56,5% de 2007 à 2011. Sur cette lancée cette

proportion atteindra les vers la fin des années

2020. Quelle est la limite : 3/4, 4/5 ?

1 Mireille Elbaum, Economie politique de la protection sociale,

Paris, 2008, p. 404 et suivantes. 2 Cahier économique n° 116, op. cit. p. 250.

3 Mathieu Pigasse, Révolutions, Paris, 2012, p. 181 et suivantes ;

avec les citations.

Il ne s’agit nullement de défaire la sécurité sociale,

mais de cibler davantage ceux qui en ont besoin, de

combattre pauvreté et précarité, d’écarter l’arrosoir

social. « Le niveau élevé de protection sociale (…)

traduit bien une préférence pour la sécurité ».

• Un autre signe de la préférence pour la

sécurité est l’épargne : celle qui ne finance pas la

croissance est souvent préférée, car comportant moins

de risque. « L’encours d’actions détenues par les

ménages n’est ainsi que de 22% du PIB en Europe,

contre 55% aux Etats-Unis et 60% au Canada ».

• Le principe de précaution est un obstacle à la

prise de risque économique. L’intensité atteinte par ce

principe est la plus dense en Europe. « Le principe de

précaution ne relève pas de l’action curative, il ne vise

pas à réparer les conséquences d’un dommage qui

s’est produit. Il ne relève pas non plus de l’action

préventive, il ne vise pas à limiter les conséquences

d’un dommage dont on sait qu’il peut se produire ou

qu’il va se produire. Pas du tout ! Il consiste à prendre

des mesures de précaution, c’est-à-dire interdire,

limiter, empêcher, même si le risque n’est pas avéré,

même si l’on n’est pas certain qu’il y ait même un

risque. C’est le symbole même de l’aversion pour le

risque. On n’est pas sûr que le risque existe, mais on

va quand même le prévenir … ».

Le comble de l’interprétation stricte provient de la

Cour de justice des communautés européennes en

1990 : « Un Etat doit prendre les mesures de

précaution sans avoir à attendre que la réalité ou la

gravité du risque soit démontrée … ». Voilà qui signifie

qu’il n’est même pas nécessaire de démontrer la

réalité d’un risque pour s’en protéger. C’est-là

l’expression, surtout en Europe, d’une peur de l’avenir,

du progrès ; c’est la montée du pessimisme.

• La peur du risque se manifeste encore par la

faible mobilité du marché du travail dans le sens que

le mouvement des salariés des secteurs en déclin vers

les secteurs plus productifs est assez lent. Les

syndicats préfèrent garder les salariés dans l’emploi

présent le plus longtemps possible, au lieu d’aider au

recyclage. Joue ici une certaine appréhension de la

nouveauté.

* * *

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 45

Ecoutons une réponse possible au risque1 : « Les

sociétés occidentales ont besoin, face aux risques

collectifs, de bâtir un Etat-précaution, comme on dit

que s’était développé au XXe siècle un Etat-

providence ».

« Chacun s’accorde sur le fait que le nouveau repère

normatif qu’est le principe de précaution doit se

traduire par de nouvelles obligations pour les agents

qui créent des risques et pour ceux qui ont la

responsabilité de les contrôler et de les prévenir. Il est

cependant essentiel que ces obligations soient

définies et organisées ex ante dans le cadre d’un Etat-

précaution et non inventées par le juge de façon

rétrospective au gré des contentieux … ».

1.3.4.2 Risque, rente et héritage

1.3.4.2.1 Première moitié du 19e siècle

A cette époque la bourgeoisie dominante forme en

fait une société de rente. Deux facteurs y ont

contribué. Le Code civil2 de 1804 a sacralisé la

propriété foncière et assure sa transmission par

héritage. Le Régime néerlandais3, par sa régression

économique, a davantage valorisé cette propriété

foncière. Rappelons que la rente est un revenu qui

n’est pas le résultat d’un travail.

Jusqu’à l’industrialisation cette bourgeoisie, loin de la

grande bourgeoisie des pays voisins, ne peut guère

vivre de sa rente sans travailler. On ne peut donc pas

parler de rente « pure », dans le sens que les rentiers

vivent de leur seule rente. Les rentiers ne sont pas

rares au Grand-Duché. Ainsi, dans les Etats

provinciaux4, entre 1815 et 1830, siègent 34% de

propriétaires et/ou rentiers. Si on y ajoute les

propriétaires-juges, on arrive à 44%. La Députation

des Etats (exécutif) comprend 72% de

propriétaires/rentiers.

La bourgeoisie, de sa position dominante, est dans une

situation générale de rente, liée à la propriété

1 O. Godard, Cl. Henry, P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, Traité des

nouveaux risques – Précaution, crise, assurance, Paris, 2002, p. 79,

p. 179. 2 Cahier économique du STATEC n° 113, p. 11-34.

3 Ibid. p. 36-44.

4 P. Ruppert, Les Etats Provinciaux du Grand-Duché de

Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. VII-XVI.

foncière, face aux « salariés soumis au régime du

travail commandé 5».

1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé

Une « nouvelle dynamique rentière 6» apparaît, non

que la rente foncière ait disparu, la bourgeoisie

s’appuie toujours sur la propriété foncière. Mais, de

nouvelles rentes, détachées de la propriété foncière,

sont liées à l’industrialisation.

Deux catégories de rentes peuvent être distinguées.

La rente en relation avec la qualité d’actionnaire de la

nouvelle industrie sidérurgique. Souvent l’ancienne

rente foncière s’ajoute à la nouvelle : la bourgeoisie

ne dédaigne pas cette nouvelle opportunité.

La seconde catégorie de rente est liée au statut de

salarié-cadre de la sidérurgie ; par exemple dirigeants,

ingénieurs. Ces salariés ont un double avantage : un

salaire dépassant celui servi en général en dehors de

la sidérurgie, le prestige conféré par l’industrie qui fait

la richesse du pays et qui représente la modernité.

1.3.4.2.3 La société financière

A la rente procurée par la lente accumulation réalisée

par la propriété des moyens de production se substitue

la rente financière. Il s’agit surtout de la pratique

effrénée de titrisation qui mène à une formation

rapide de fortune que la crise (cf. subprime) a pu

défaire rapidement. C’est la rente de spéculation.

A cela s’ajoute la rente immobilière. Le secteur

financier a besoin à la fois de bureaux et de

logements pour les employés de banque. Malgré la

crise ces établissements7 de crédit occupent 26 744

personnes (dont 20 426 étrangers) ; données liées à

l’année 2011.

Les rentes les plus juteuses proviennent du

lotissement de terrains agricoles (prairies, champs,

terrains vagues, …) en terrains à bâtir. A la différence

des rentes financières, celles-ci ne sont ni volatiles ni

exposées à la crise. Elles se transmettent par héritage,

ce qui fixe dans la durée les situations de rente.

Toutes proportions gardées, est-ce une résurrection de

5 Ahmed Henni, Le capitalisme de rente. De la société du travail

industriel à la société des rentiers, Paris, 2002, p. 7. 6 L’expression est d’Ahmed Henni, op. cit. p. 8.

7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 108.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 46

la société des propriétaires d’avant la révolution

industrielle ?

* * *

Les Luxembourgeois semblent ballotés entre goût du

risque et préférence pour des situations de rente :

entre statu quo (rente) et changement (goût du

risque). Nos gouvernements successifs prônent bien la

modernisation et l’innovation économiques. Mais les

réformes structurelles sont plutôt rares sinon

inexistantes. La tripartite est tiraillée entre statu quo

(salariat) et exigence de réduction des charges

sociales (patronat).

Mathieu Pigasse1 décrit judicieusement l’antagonisme

de fond entre risque et rente. « … derrière les notions

de risque et de rente, il y a celles d’égalité et

d’inégalité. Le risque est le meilleur moyen de lutter

contre les inégalités, de redistribuer les cartes, de

permettre à chacun de pouvoir corriger, d’ajuster sa

vie, de donner sa chance à chacun. La rente, c’est-à-

dire l’aversion pour le risque, c’est au contraire le

conservatisme, l’immobilisme, la volonté de ne pas

changer ou de ne pas bouger les situations acquises,

établies, de ne pas toucher aux privilèges. Le risque est

mouvement, la rente est ordre ».

« Pourquoi faut-il favoriser le risque et pénaliser la

rente ? Précisément pour lutter contre les inégalités ».

De nombreux Luxembourgeois en position

inconfortable entre risque et rente, préfèrent le statu

quo qui leur convient bien, car ils appréhendent une

détérioration de leur situation économique et sociale.

Prenons deux exemples. La prédilection pour le statu

quo (situation de rente) en matière européenne est

bien connue. Pour l’élève modèle européen, le oui

médiocre (56%) lors du référendum de 2005, est un

signe de prédilection pour le statu quo. En matière

fiscale l’immobilier et les valeurs mobilières sont dans

une structure de rente, en fait imposés plus

favorablement que le travail.

Pour terminer deux remarques.

Première remarque. Les notions de rente et d’héritage

impliquent la crise du travail, dans le sens qu’elles

permettent de toucher des revenus ou d’acquérir des

biens, sans travailler.

1 M. Pigasse, 2012, op cit. p. 186.

Seconde remarque. Quelques mots2 sur la transmission

par héritage des petites et moyennes entreprises. Deux

aspects sont à considérer : aspect moral, aspect

économique.

Raymond Aron3 a relevé l’aspect moral. En général

« l’inégalité du capital peut être atténuée

théoriquement grâce aux droits prélevés par le fisc sur

l’héritage ». Et en particulier : « … un système de

concentration des fortunes comporte une certaine

transmission de celle-ci et il est permis de penser que

l’inégalité à supprimer n’est pas tant l’inégalité des

revenus que l’inégalité au point de départ ».

La transmission par héritage d’entreprises peut se faire

par actionnariat familial ou/et par management

familial. Le premier cas ne présente pas de difficultés.

Dans le second cas le management peut ne pas être

professionnel, ce qui peut poser problème.

Ce qui est nécessaire, c’est « refaire des patrimoines

un levier de croissance. Il faut accélérer leur

‘circulation’. Pour rebattre les cartes à chaque

génération 4».

Au Luxembourg, les héritages en ligne directe ne sont

pas imposables. Nous avons vu que l’âge de l’héritage

a augmenté (cf. 1.3.1.4.). Pour accélérer la circulation

des patrimoines l’introduction d’une taxation des

héritages en ligne directe est possible et en

contrepartie la donation serait exempte de toute

imposition. Voilà qui pourrait permettre aux jeunes

générations de se lancer tôt dans l’achat d’une

entreprise ou d’un logement.

Les générations nées autour de 1935 à 1960 ont

pleinement profité du fordisme et de l’émergence du

secteur financier après le recul de la sidérurgie. Elles

ont pu investir dans la propriété immobilière. Elles ne

connaissent pas le chômage et bénéficient de leurs

plus-values immobilières. Leur niveau de vie est

appréciable. Mais, leurs enfants ne profitent pas de ce

contexte économique ; au contraire, leur niveau de vie

se détériore : chômage, précarité, coût élevé de

l’immobilier, conditions de travail parfois déplorables,

syndrome du burn-out, etc. Dans cette configuration

les jeunes générations, victimes de la crise

2 Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers – la crise française

du travail, Paris, 2007, p. 66 et suivantes. 3 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R.

Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 828, p.

830. 4 J.-H. Lorenzi, A. Villemeur et H. Xuan, Le risque d’un retour à une

société de rentiers, in : Le Monde du 30 avril 2013.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 47

économique, comptent sur leurs parents pour accéder

à la propriété immobilière : par héritage, une aide

pécuniaire, une garantie de prêt, etc. Peut-être peut-

on parler de « société d’héritiers ».

Pour faire fortune vaut-il mieux hériter que

travailler ? L’héritage reprend-il l’étendue qu’il a eue

au temps du Père Goriot 1? Une chose semble

confirmée, c’est le poids repris par l’héritage dans la

transmission de la fortune.

Un dernier mot sur le principe de précaution. En

France, il a été inscrit dans la Constitution en 2005.

Heureusement, tel n’a pas été le cas au Luxembourg.

Ce principe a comme finalité de protéger contre les

risques de la technologie et des sciences, ce qui

apparaît – mais seulement à première vue – comme

une règle de bon sens. Cette logique peut, à la limite,

se retourner contre l’innovation, car, par définition,

celle-ci évolue dans un environnement incertain ; le

risque nul n’existe pas. L’économie du Luxembourg, au

vu de sa petite dimension, est obligé d’innover.

L’approche suivante peut être un guide2 : « notre souci

devrait être de savoir si l’innovation engendre une

situation moins problématique que celle qui l’a

précédée ».

* * *

La sociologue Dominique Schnapper3 parle de rente en

relation avec l’Etat providence. « Grâce à la

redistribution des ressources, elle (la social-

démocratie) a intégré tous les salariés dans un

continuum de droits et de devoirs en assurant la

protection et la sécurité de ceux qui disposent d’un

emploi direct (les salariés) ou indirect (les retraités, les

chômeurs, la famille des salariés). Les salariés sont

devenus titulaires d’une rente sur l’Etat ».

Selon le professeur Alain Steichen4 « le sort fiscal qu’il

faudrait réserver à l’héritage n’est pas aisé à établir ».

Deux positions s’affrontent. D’un côté toute

1 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, 1971. Préface de Félicien

Marceau, notice et notes de Thierry Bodin. Balzac a rédigé cette

œuvre en 1834. Voir aussi « Les héritiers sont de retour » dans Le

Monde (Forum) du 30 août 2013 ; contributions des économistes

Julie Clarini, Jean-Marc Daniel et François Chesnais. 2 Cécile Philippe (directrice de l’Institut économique Molinari),

Pour une suppression du principe de précaution, in : Le Figaro

(Débats) du 10 février 2014. 3 Dominique Schnapper, L’esprit des lois, Paris, 2014, p. 43.

4 Alain Steichen (Université du Luxembourg), La légitimité des

droits de succession, in : Actes de la section des sciences morales

et politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XI, 2008, p. 172.

« abolition des impôts sur la succession serait un

cadeau fait aux riches ». D’un autre côté « est-il

normal, …, que celui qui a travaillé, épargné et

conservé, ne puisse transmettre le bénéfice se son

labeur comme il l’entend ? ». Le point de vue moral

reste ambivalent : « l’aspect redistribution des

richesses permet sans doute de militer en faveur des

impôts sur la succession, mais la cellule familiale doit

rester préservée ».

1.4 Conclusion

Le système du régime de protection sociale fait partie

de nos institutions et à ce titre mérite respect et

préservation. Trois remarques s’y rattachent.

• La société salariale a posé la question sociale

au Luxembourg dans la seconde moitié du 19e siècle.

La réponse a été l’instauration progressive de la

protection sociale. L’Etat y a joué un rôle central. Faire

reculer l’Etat dans ce domaine peut être interprété

comme une tentative de marchandisation de la

protection sociale.

• Réussite économique et protection sociale

vont de paire et se complètent mutuellement. Il ne

faut pas croire que la protection sociale soit liée au

seul fordisme, dans une sorte de lien conjoncturel. La

protection sociale assure la paix sociale, qui à son

tour, assure la productivité du travail.

Même si l’index ne porte pas complètement à cause

de la crise, on peut écrire l’équation suivante :

Index = paix sociale + productivité.

Retenons brièvement le théorème d’Helmut Schmidt :

il faut encourager l’offre, c’est-à-dire réduire les

charges et les rigidités (par exemple sur le marché du

travail) et la mécanique économique repart de

nouveau (cf. « les profits d’aujourd’hui sont les

investissements de demain »). Ce mécanisme a

fonctionné jusqu’au moment où la

bourgeoisie/patronat a « investi » dans la spéculation

financière (argent facile). Le résultat est connu : crise

économique et baisse de l’activité industrielle.

Incriminer le seul salariat, dans la baisse de la

productivité, s’avère donc un peu court et passe à côté

de la réalité.

• Un important mouvement de l’individualisme

vers le collectif s’est déroulé, non sans difficulté au

Luxembourg. Le Code civil de 1804 a créé l’individu, ce

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 48

qui accorde tout le pouvoir économique au patronat.

La création de la protection sociale1 prépare

« l’intégration de l’individu dans le collectif ». C’est le

passage de la responsabilité individuelle à la

responsabilité collective : le salarié jouit de « garanties

minimales contre les risques de l’existence sociale ».

• Nicolas Schmit2, ministre du travail, a pointé

quelques problèmes liés à l’emploi : au Luxembourg le

marché de l’emploi est « convalescent », situation au

milieu de l’année 2014.

Le renforcement du dialogue social est une

priorité, d’où le projet de loi sur la réforme du

dialogue social. L’Allemagne a une longueur

d’avance dans ce domaine.

La mobilité interne à l’entreprise doit être

renforcée et les entreprises sont invitées à

investir davantage dans leur personnel.

La flexibilité3 n’est pas forcément négative ; il

faut tenir compte à la fois de l’intérêt des

salariés et de la situation objective de

l’entreprise.

* * *

La population est souvent subdivisée en trois grands

groupes4 d’âge : enfance/jeunesse, âge adulte,

vieillesse (3e âge). Le deuxième âge est l’âge de

l’activité professionnelle, donc de l’autonomie. Premier

âge et troisième âge sont déconsidérés : le premier,

car il n’est pas encore autonome, le 3e âge, car il n’est

plus autonome, puisque non actif.

Après la Seconde guerre mondiale les premier et

deuxième groupes deviennent plus visibles. « C’est

l’émergence de la figure juvénile5 dans l’espace public

et le développement des politiques de jeunesse ». La

presse a parlé parfois de « classes dangereuses » ; une

minorité de « blousons noirs » a attiré l’attention. C’est

1 Pour les deux citations voir : Robert Castel, Le choix de l’Etat

social, in : Philippe Auvergnon, Philippe Martin, Patrick Rozenblatt

et Michèle Tallard, L’Etat à l’épreuve du social, Paris, 1998, p. 99-

100. 2 Dans une interview accordée à paperjam, juillet-août 2014, p.

59-60. 3 Voir dans le même numéro le dossier Un besoin de flexibilité, p.

100-104. 4 Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune, être vieux dans

la société française – Un bilan sociologique des évolutions depuis

l’après-guerre, Paris, 2011 (3e éd.), p. 43-64 ; bibliographie p.

64.68 ; y comprise la citation. 5 Voir par exemple : Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse,

Paris, 2011, 5e édition, 250 pages.

le temps de la remise en cause des valeurs dites

traditionnelles.

Quant au troisième âge, le passage du vieillard vers le

retraité signifie son émancipation rendue possible par

un relèvement de son niveau de pension. S’y ajoute un

accroissement de la longévité, permettant au

troisième âge de se projeter dans l’avenir, de concevoir

des projets d’activité. La vie hors de la vie active prend

alors une nouvelle dimension.

Entre 1960 et 2011 la part des jeunes de moins de 20

ans passe de 27,6% à 23,3% (de 87 041 personnes à

119 173). La proportion des plus de 65 ans passe de

10,8% à 14% (de 33 958 personnes à 71 742) : leur

nombre a plus que doublé.

Terminons par quatre remarques.

• Des modifications se déroulent aux limites de

l’âge adulte. Quant à la forme, on a : jeunes de 0 à 19

ans ; à l’autre bout de la pyramide des âges on a : 60

ans et plus, 65 ans et plus.

A la limite inférieure des adultes des jeunes ont

tendance à rester davantage dans le premier âge,

qualifié par sa dépendance. Ainsi, crise et chômage

gardent les jeunes plus longtemps auprès de leurs

parents (coût du logement, loyer élevé).

A la limite supérieure de la pyramide des âges le

troisième âge est non seulement financièrement

indépendant, mais il est devenu un groupe de « vieux »

dont la retraite ne correspond plus à la fragilité et à la

précarité d’antan. D’ailleurs, la vie plus longue a fait

émerger le quatrième âge : à partir de 75 ans.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 49

Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance

En 1960 il n’y a pas de centenaires, en 2011 ils sont

61 personnes (dont 48 femmes).

• En cinquante ans il y a eu basculement autour

du groupe central, l’âge des adultes : la part des

jeunes diminue, celle des « vieux » augmente. Cela

rappelle le mouvement de bascule autour du secteur

secondaire : le primaire baisse, le tertiaire augmente

(cf. tableau 1.1.).

• Le groupe de l’âge adulte, c’est-à-dire le

deuxième âge, contribue à financer la retraite du

troisième âge. Vu la croissance des plus de 75 ans le

sociologue Louis Chauvel1 a suggéré une idée

intéressante : faire contribuer le troisième âge à

financer la retraite du quatrième âge « dans une

logique de solidarité intergénérationnelle véritable ».

Ainsi, une cotisation de 1% à 2% sur les revenus qui

servent d’assiette au calcul de la contribution à

l’assurance dépendance, semble être une piste utile.

Ceci est d’autant plus justifié que le troisième âge,

souvent bien situé financièrement, peut davantage

profiter des niches fiscales.

• Au Luxembourg le départ précoce à la retraite

a été un instrument – entre autres – de la lutte contre

la crise sidérurgique. Il est évidemment difficile de

faire marche arrière, maintenant qu’il faut retenir le

plus longtemps possible dans la vie active les

personnes entre 60 et 65 ans.

Retenons quelques précisions sur le chômage, le

paradoxe luxembourgeois et l’inflation, que le STATEC2

vient de publier.

Le chômage a augmenté les dernières

années : à peine supérieur à 2% au début des

1 Louis Chauvel, Qu’en est-il des rapports intergénérationnels en

France ? Débat avec L. Chauvel et alii, in : Centre d’analyse

stratégique, Paris, 2007 (Documentation française), p. 128. 2 Note de conjoncture 1-2014 : La situation économique au

Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg,

2014, 166 pages.

années 2000, le taux de chômage dépasse 7%

à la fin de 2013.

Ce qu’on appelle le paradoxe luxembourgeois

est la coexistence entre la croissance du

chômage et la croissance de l’emploi.

L’inflation de la zone euro est inférieure à 1%

depuis le dernier trimestre 2013. Au

Luxembourg le taux d’inflation est de 0,8% en

avril 2014.

* * *

L’image sociale que le Luxembourg a gardée – à tort

ou à raison – de sa société industrielle est celle d’une

époque apaisée (surtout au temps du fordisme) :

protection sociale généreuse, absence de chômage,

salaires appropriés, etc. La financiarisation de notre

économie a généré une modification du rapport au

travail qui s’est considérablement détérioré (chômage,

précarité, incertitude, …).

Du temps de la sidérurgie une relation particulière a

lié salariés et patronat de cette branche industrielle :

la fidélité du salarié vis-à-vis de la société dans

laquelle il travaille. Aujourd’hui ce lien s’est estompé.

La mobilité des salariés est devenue importante, la

précarité est en hausse.

L’entreprise protectrice, voire même paternaliste,

comme l’Arbed jadis, s’est raréfiée, sinon a disparu.

Actuellement, l’entreprise, surtout financière mais pas

seulement, se considère plutôt comme « un

rassemblement provisoire de facteurs de production,

taillant dans les effectifs quand le besoin s’en fait

sentir 3».

• Mathieu Pigasse4 présente une vue quelque

peu pessimiste sur le vieillissement. « Mais la

préférence pour les vieux dépasse de loin les seuls

sujets économiques et financiers. Elle explique l’usure

du modèle européen, son manque de ressort, de

3 Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 163.

4 M. Pigasse, op. cit. p. 174.

Masc. Fém. total Masc. Fém. total

1960 4 723 6 483 11 206 1 007 2 818 4 815

1960 42,1 57,9 100 41,5 58,5 100

2011 12 930 21 362 34 292 6 681 13 047 19 728

2011 37,7 62,3 100 33,9 66,1 100

Année

Population de 75 ans et plus Population de 80 ans et plus

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 50

capacité de renouvellement et d’élan. Elle

s’accompagne d’une dérive conservatrice ».

• Nicolas Cuzacq1 a posé une question

pertinente. « Le système de retraite par répartition est

fondé sur la solidarité entre actifs et inactifs. Mais où

est-elle quand les actifs doivent payer des cotisations

d’un montant substantiel pour financer des niveaux de

retraite dont ils ne bénéficieront pas pour des raisons

démographiques et économiques ».

• Le philosophe Jean-Luc Marion2 ne se fait

guère d’illusions quant aux réformes. « Ces réformes

sociétales, …, qu’elles soient de droite ou de gauche,

ne visent qu’un objectif : transformer l’ensemble de la

population en groupe de consommateurs homogène ».

1.5 Annexe : Lectures

1.5.1 Marché et démocratie

Le marché a cela de commun avec la démocratie que

son fonctionnement optimal suppose une parfaite

égalité des acteurs. Tel n’est manifestement pas le cas

dans la réalité : les hommes sont différents dans leur

degré de richesse tant matérielle qu’intellectuelle ; ils

sont plus ou moins libres. Le mot libéralisme implique

cette notion de liberté et l’Etat doit en être le garant.

Etre un homme libre dans la société actuelle, c’est avoir

la capacité de ses choix individuels, c’est avoir la

maîtrise de la compréhension du monde qui nous

entoure. Les conditions minimales de la liberté passent

donc par la correction par l’Etat des inégalités

matérielles les plus fortes, par la protection de ceux qui

restent au bord du chemin, par l’éducation du plus

grand nombre. Rendre des hommes libres, en faire des

citoyens, au sens de membres de la cité et d’acteurs de

la scène économique devrait être l’objectif central de

toute politique publique plutôt que de chercher à

manipuler les termes du marché pour s’efforcer

d’influencer la croissance ou l’emploi. C’est déjà un

programme si ambitieux que bien rares sont les Etats

pouvant se targuer de l’avoir totalement mis en œuvre.

Philippe Chalmin (économiste/historien, Université

Paris-Dauphine), Le marché – Eloges et réfutations,

Paris, 2000, p. 46-47.

1 Nicolas Cuzacq (Université Paris-Est-Créteil), Pour un impôt de

solidarité entre les générations, in : Le Monde du 30 avril 2013. 2 Jean-Luc Marion, philosophe et académicien français, dans Le

Figaro du 21 août 2013.

1.5.2 Classes d’âge et autonomie

D’une part, à toutes les étapes de la vie, l’autonomie

constitue un enjeu majeur pour les individus

contemporains. C’est le cas dans la jeunesse, dont

l’existence est marquée par la tension entre une norme

d’autonomie croissante en termes relationnels et de

choix de vie et des conditions d’indépendance plus

difficiles à acquérir. C’est le cas également pour les

personnes âgées lorsque les difficultés du grand âge les

rendent davantage dépendantes d’autrui et les

confrontent au défi du maintien de leur souveraineté

sur leur existence et sur les décisions qui engagent leur

avenir. Quant à l’âge « adulte », défini justement

comme celui de l’autonomie, il est aussi marqué par

des situations de dépendance financière ou physique

qui entrent en tension avec la satisfaction de la norme

d’autonomie. Au niveau sociétal, l’enjeu consiste à

accompagner le déroulement de vies plus longues, dans

lesquelles les périodes passées hors du marché du

travail occupent une place accrue. Il s’agit donc

d’organiser la prise en charge de ces phases croissantes

d’inactivité, tout en assurant le maintien de

l’autonomie de ceux qui se trouvent ainsi placés en

situation de dépendance.

Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune,

être vieux dans la société française contemporaine,

in : Olivier Galland et Yannick Lemel, La société

française – Un bilan sociologique des évolutions

depuis l’après-guerre, Paris, 2011 3e édition, p. 63.

1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique

Ce qui est en cause ici, c’est l’impuissance de l’analyse

et des concepts économiques à rendre compte d’une

crise panique qui s’ingénie à brouiller l’ensemble des

catégories. Tout l’appareil de la théorie économique

doit être remisé au placard lorsque le système

économique en vient à se comporter comme une foule

panique. Cela un économiste de génie le comprit, à

l’occasion d’une crise non moins terrible que la

tourmente actuelle : John Maynard Keynes. Non pas le

Keynes rationaliste et cybernéticien que nous

présentent les manuels d’économie au chapitre de

l’économie dite « keynésienne ». Mais celui qui perçut

qu’en temps de panique des marchés la psychologie

collective, ou psychologie des masses, devient la

discipline reine. Engoncée dans son orgueil, la théorie

économique n’a toujours pas compris la leçon.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 51

Jean-Pierre Dupuy (Ecole polytechnique, Université

Stanford), La marque du sacré, Paris, 2008, p. 15.

1.5.4 Une économie de petit espace

1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation

La globalisation est bien plus que l’interdépendance

croissante des économies. Elle est un processus

dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par

des mutations technologiques et par des décisions

politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette

accélération de la circulation (des biens et services, des

capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et

de la diffusion des innovations.

De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les

économies de très petit espace sont particulièrement

vulnérables et exposées aux profondes mutations en

cours. Ainsi l’évolution économique du Luxembourg est

bien plus volatile que celle des pays voisins plus grands,

Par ailleurs, les chocs à l’issue d’une crise sont en

général plus véhéments, d’autant plus si le secteur

(largement dominant) est plus affecté. Au Luxembourg,

ce fut le cas en 1975 avec la sidérurgie et en 2009 avec

le secteur financier. Il est d’ailleurs utile de souligner

que l’ampleur du recul de 2009 fut inférieure à celle de

1975, ce qui est une exception en Europe ; tous les

autres pays ont comparé l’effet de la crise de 2009 à

celui des années trente.

Guy Schuller, Une économie de petit espace face aux

mutations du monde, in : Guy Schuller (coord.),

Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de

variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 25.

1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie

En 1848, le franc devenait légalement la monnaie du

pays en remplacement du florin hollandais, les

paiements se faisant en Thalers ou autre monnaie du

Zollverein. Dès 1919, le franc belge s’installe

graduellement comme monnaie de fait au Luxembourg

et la convention établissant l’UEBL crée une

association monétaire et consacre le franc

luxembourgeois.

L’effet principal d’une adhésion à une association

monétaire consiste dans le fait qu’une série de

contraintes monétaires (comme la politique de change,

y compris la gestion des réserves) sont transférées à la

zone, tout en étant remplacées par des contraintes qui

opèrent dans la sphère réelle. En revanche, l’évolution

sur laquelle l’économie de très petit espace devra

ajuster son développement, lui sera dictée par la zone

et notamment par le partenaire dominant. En raison

des parités fixes au sein de la zone, le petit partenaire

se voit privé de l’instrument d’ajustement que

constitue encore partiellement le taux de change.

Indépendamment de ces restrictions, une économie de

très petit espace aura tout intérêt à privilégier la

coopération en matière monétaire. L’association

monétaire décharge le petit partenaire d’un certain

nombre de responsabilités et contraintes monétaires et

lui permet de bénéficier d’une unité monétaire à plus

grand rayonnement. Les avantages pour lui sont

d’autant plus grands que la monnaie est bien gérée et

qu’elle l’est au profit de l’ensemble de l’association.

En contrepartie, l’économie de très petit espace

renonce à toute autonomie en matière de monnaie et

de change, réalise les ajustements de son économie

dans la sphère réelle au lieu de le faire, du moins

partiellement, à l’aide d’instruments monétaires et

cambiaires.

Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch

Gilbert (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et

du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 102.

1.5.5 Démocratie de consensus

Neben der Weiterentwicklung des Sozialstaates war es

vor allem das auf dem Konsens der gro en

gesellschaftlichen Gruppen aufgebaute System des

Interessenausgleichs, das die innenpolitische Stabilität

während der Langen Fünfziger Jahre garantierte. Die

Praxis des bundesrepublikanischen

Interessenausgleichs bestand zum einen darin, den

Verbänden und Gro organisationen von Wirtschaft

und Gesellschaft weitgehende Autonomie in der

Regelung ihrer Angelegenheiten zu lassen. Soweit es

um Fragen von nationaler Bedeutung ging, wurde die

Problemlösung in der Kooperation der betroffenen

Verbände gesucht, wobei dem Staat die Rolle eines

Moderators zufiel.

Die Neuordnungsvorstellungen der Gewerkschaften

richteten sich nach 1945 zunächst auf die Überführung

der wichtigsten Wirtschaftsbereiche

(Schlüsselindustrien) in eine gemeinwirtschaftliche

Ordnung, die den Rahmen für eine betriebliche und

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 52

überbetriebliche Mitbestimmung der Arbeitnehmer und

der Verbraucher am Wirtschaftsgeschehen bieten

sollte.

Werner Abelshauser (Université Bielefeld), Deutsche

Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart,

Munich, 2004, p. 355.

1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel

Plus les membres adultes d’une famille sont happés

vers des enjeux professionnels extra-familiaux, plus les

fonctions exercées initialement par la famille sont

externalisées et prises en charge par des professionnels

de l’enfance ou de l’adolescence, de la santé, de la

culture et de l’art, de l’éducation religieuse, de

l’instruction, du travail domestique, etc. : les crèches,

les garderies, les jardins d’enfants ou les nourrices

s’occupent des bébés et des enfants en bas âge, le

système scolaire prend en charge l’instruction des

enfants, des adolescents et des jeunes adultes, le

système de santé (…) s’occupe des soins de tous, les

institutions socioculturelles et sportives de toute une

myriade d’activités que les parents n’ont pas eux-

mêmes les compétences ou le temps d’organiser, les

Eglises du catéchisme, les psychologues des problèmes

relationnels, du mal-être et des troubles du

comportement … et jusqu’aux maisons de retraite des

personnes âgées autrefois insérées jusqu’à leur mort

dans l’univers familial.

La distribution des fonctions et des activités vers des

institutions distinctes contribue à rendre beaucoup

plus hétérogènes les conditions de la socialisation des

enfants et les cadres de la vie sociale. La spécialisation

des tâches et des fonctions ainsi que le processus

d’externalisation de ces tâches et de ces fonctions

originellement accomplies en interne conduisent à un

processus de dessaisissement. Chaque fonction retirée

à la famille (ou dont ses membres se dessaisissent plus

ou moins volontairement) contribue à bouleverser

l’ordre familial des choses.

La famille reste néanmoins l’un des derniers lieux

socialement non spécialisé (où le culturel, l’éthique,

l’affectif, le religieux, le politique, le sportif, etc., se

mêlent en permanence) d’un monde hautement

différencié et hyperspécialisé.

Bernard Lahire, Monde pluriel – Penser l’unité des

sciences sociales, Paris, 2012, p. 178-179.

1.5.7 Société civile et démocratie

Der Begriff der Zivilgesellschaft dient einem doppelten

Zweck. Er hilft uns zu verstehen, wie eine bestimmte

Gesellschaft eigentlich funktioniert und wie sie sich

von alternativen Gesellschaftsformen unterscheidet. In

der Zivilgesellschaft sind Staat und Wirtschaft

voneinander getrennt ; der Staat ist ein

untergeordnetes Werkzeug, kann aber extreme

Indivudualinteressen in Schach halten und wird

seinerseits von Institutionen mit ökonomischer Basis in

Schach gehalten ; sie ist auf Wirtschaftswachstum

angewiesen, das kognitives Wachstum erforderlich und

so ein ideologisches Monopol unmöglich macht. Das ist

ihr Ort auf der Landkarte möglicher

Gesellschaftsformen. Ihre historischen Wurzeln

scheinen im Stadtstaat zu liegen und im politischen

Zentralismus des autoritären Staates und sogar einem

vereitelten, aber nicht gänzlich unterdrückten Streben

nach einer Umma. Sie ist eine Gesellschaftsform neben

anderen. Es ist sinnlos, ihre Einführung zu predigen,

wenn die Bedingungen dafür nicht gegeben sind.

Zugleich hilft uns der Begriff « Zivilgesellschaft » zu

einem klaren Bewu tsein unserer sozialen Normen,

unserer Werte und der Gründe, warum sie uns zusagen.

In dieser Hinsicht ist « Zivilgesellschaft » einem Begriff

wie « Demokratie » deutlich überlegen, der uns, auch

wenn er vielleicht die Tatsache betont, da wir

Konsens der Gewalt vorziehen, herzlich wenig über die

gesellschaftlichen Voraussetzungen erfolgreich

praktizierten sozialen Konsenses und sozialer

Partizipation sagt.

Ernest Gellner, Bedingungen der Freiheit – Die

Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Stuttgart, 2001, 2e

édition, p. 222. Traduction de l’anglais par Siegfried

Kohlhammer, titre original: Conditions of Liberty –

Civil Society and its Rivals, Londres, 1994.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 53

1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois

1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée

Très populaire, le « paradoxe luxembourgeois » sert

régulièrement d’explication médiatique commode à

toute poussée du nombre de demandeurs d’emplois.

L’argument repose en gros sur la porosité du bassin

d’emplois de la grande Région et la mobilité des

travailleurs transfrontaliers. Cependant, on omet de

mentionner, un constat établi dans plusieurs Notes de

Conjoncture, à savoir que la part des frontaliers dans la

création d’emplois a sensiblement diminué sur les

dernières années. De plus, un encadré de la présente

Note de Conjoncture montre que la croissance de

l’emploi et le taux de chômage restent fortement

corrélés même s’il faut, en moyenne, moins d’emplois

pour peser sur la courbe du taux de chômage que par le

passé. En effet, le taux de chômage s’arrête de

progresser lorsque la création d’emploi passe le seuil de

3% en moyenne annuelle, un seuil inférieur à ceux en

vigueur il y a une décennie encore. Cela devrait

permettre de combattre le chômage plus facilement.

Serge Allegrezza (directeur du STATEC), Préface à la

Note de Conjoncture 1-2014, p. 5.

1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ?

Le taux de chômage connaît une hausse quasi-

continue sur les dernières années. Dépassant

légèrement les 2% au début des années 2000, il s’est

progressivement hissé jusqu’à atteindre un niveau

supérieur à 7% à la fin de 2013. De fait, le chômage a

ainsi connu une progression presque structurelle sur la

dernière décennie, avec quelques rares et courtes

périodes de rémission. Cette hausse quasi-continue du

chômage s’est produite alors que l’emploi a lui aussi

été continuellement orienté à la hausse sur cette

période, ce que d’aucuns ont qualifié de « paradoxe

luxembourgeois ». Il n’y a pourtant rien de paradoxal à

ce qu’une progression de l’emploi s’accompagne d’une

hausse du taux de chômage, surtout si d’une part la

taille de la population augmente rapidement et que

d’autre part la part de l’emploi frontalier est

conséquente, deux conditions que le Luxembourg

remplit parfaitement. Le problème, observé sur les

données luxembourgeoises au cours des dernières

années, ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de créations de

nouveaux emplois – c’est même l’un des pays d’Europe

où l’emploi a le plus progressé – mais c’est que la

création de nouveaux emplois a été insuffisante – bien

inférieure par exemple à ce qu’elle avait été à la fin des

années 1990/début des années 2000 – pour absorber le

flux de demandeurs d’emploi.

Note de Conjoncture 1-2014 : La situation

économique au Luxembourg – Evolution récente et

perspectives, Luxembourg, 2014, p. 92.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 54

… les institutions européennes devraient soutenir : égalité réelle entre les pays,

coopération fondée sur le gain mutuel et sur celui de l’Europe comme un tout.

Robert Salais, Le viol d’Europe - Enquête sur la disparition d’une idée,

Paris, 2013, p. 374

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 55

2. De la société agraire à la financiarisation de la société

Le passage de la société agraire à la société tertiaire

est présenté de manière stylisée.

2.1 De la société agraire …

Selon une optique économique la société

luxembourgeoise de la première moitié du 19e siècle

est identifiée par des institutions et le couple

Etat/marché.

Des institutions

Deux aspects saillants interviennent: l'introduction du

Code civil et la création de la Chambre de commerce.

Le Code civil de 1804 a généré deux effets: l'égalité

devant la loi de tous les citoyens et le pouvoir de

contracter. Ce sont-là des conditions indispensables

au développement du commerce et de l'artisanat.

La Chambre de commerce, créée en 1841, représente

les intérêts de l'activité commerciale. Le commerce

dispose ainsi très tôt d'une organisation capable d'agir

avantageusement dans la société. Par contre, le

salariat s'organise tardivement au Luxembourg: entre

les deux guerres mondiales seulement le salariat, par

le canal des syndicats, est pleinement reconnu par le

patronat.

Le couple Etat/marché

L’Etat détient l’Autorité publique et détient seul la

force légitime, qui protège aussi la vie économique. Il

manifeste encore son pouvoir et sa force d’influence

par la réglementation de la vie économique et de la

protection sociale.

Le marché est représenté par un capitalisme

d’individus et/ou de puissantes entreprises. Fernand

Braudel et Immanuel Wallerstein ont développé le

concept « économie-monde » : l’économie s’est

développée à l’échelle mondiale, dépassant les limites

étroites des Etats.

Le problème fondamental est l’existence récurrente

d’intérêts divergents entre Etat et marché. Dans

l’Union européenne les Etats nationaux ont cédé une

partie de leurs prérogatives au profit des Autorités

communautaires (par exemple en matière monétaire).

Par contre, les entreprises voient leur périmètre

d’influence agrandi au-delà des frontières nationales.

Revenons brièvement aux institutions. L’Etat fait

partie de « l’environnement ‘institutionnel’, au sens

large du terme, à savoir les règles ou organismes

participant de l’organisation de la société 1». Il s’agit

des institutions nationales, internationales,

européennes et aussi d’organismes non liés à des

Autorités publiques.

Revenons au temps de l'indépendance (1839). En 1841

la Chambre de commerce apparaît, en 1842 le

Luxembourg rejoint le Zollverein. C'est alors qu'une

administration étatique est (laborieusement) mise en

place. En d'autres mots, le Grand-Duché a d'abord un

marché avant de disposer d'une administration

nationale bien établie.

* * *

Les traits remarquables de la société agraire, à cette

époque, se présentent en quelques points2.

• La population luxembourgeoise est composée

de deux blocs. La masse de la population (96%) est

intiment liée à la terre: paysans, journaliers, individus

mi-ouvriers mi-paysans, individus mi-artisans mi-

paysans. On y ajoute les domestiques, même s'ils

travaillent dans une famille bourgeoise. Ce bloc peut

être qualifié de bloc rural. Le reste de la population,

représenté par la bourgeoisie ou bloc bourgeois, est

composé comme suit: bourgeoisie foncière et

marchande (y compris les maîtres de forge), hauts

fonctionnaires, juristes (avocats, magistrats, notaires),

professeurs à l'Athénée, prélats, médecins, etc. Il faut

y ajouter quelques exploitants agricoles aisés, même

chose pour les artisans.

• Cette société agraire est définie par deux

statuts. Le premier concerne une minorité, la

bourgeoisie dont le pouvoir est lié à la propriété

foncière, protégée par le Code civil de 1804; son

pouvoir politique est cadenassé par le cens, bien que

celui-ci baisse jusqu'à sa disparition en 1919. La

1 Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi, Paris, 2013, p. 168.

2 Les développements présentés ci-après sont complémentaires à

ceux du cahier économique n° 113, que le lecteur a intérêt à

consulter.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 56

qualité de propriétaire est le critère général

d'appartenance à cette classe dominante.

Le second groupe, la masse de la population, reste

exclu de la décision politique, qui est réservée à la

classe possédante.

• La reproduction sociale (cf. P. Bourdieu) est au

cœur de cette société. La masse de la population

s'autoreproduit, c'est-à-dire l'éducation de ses enfants

se fait "sur le tas": dans l'exploitation agricole,

artisanale ou industrielle (sidérurgie ancienne). Seuls

les enfants d'une minorité (bloc bourgeois) jouissent

d'une réelle instruction (cf. Athénée). Coexistent alors

autoreproduction économique et autoreproduction

éducative.

• Cette société a une « structure ordonnée »1.

Les différents rôles ont été fixés, c'est-à-dire cette

société est peu compatible avec la croissance,

l'innovation et le changement. L'agriculture autant

que la sidérurgie de l'époque sont ancrées dans

l'archaïsme: l'équipement reste traditionnel, dépassé.

Toutefois il ne faut pas en conclure à un immobilisme

complet, il y a lente évolution, perceptible seulement

dans le long terme. Ecoutons Henri Mendras2 : « A la

limite on peut dire que l’innovation n’a pas de place

dans ces sociétés ».

• La période agraire sous revue est aussi celle

où une partie substantielle de la population ne sait

pas lire. Vers le début des années 1840 « au moins les

trois quarts des habitants des campagnes étaient

illettrés »3 A partir de la loi organique sur

l'enseignement primaire (loi du 26 juillet 1843) les

améliorations sont sensibles. En 1856 on a la situation

suivante4: 7,5% d'analphabètes (ni lire ni écrire),

14,2% de semi-analphabètes (lire mais pas écrire) et

4,5% ont une formation dépassant l'école primaire.

1 Ernest Gellner (anthropologue, Université de Cambridge), Nations

et nationalisme, Paris, 1989, p. 97; voir aussi p. 41, p. 50, p. 115.

Traduction de l'anglais par Bénédicte Pineau. Voir aussi du même

auteur : Bedingungen der Freiheit – Die Zivilgesellschaft und ihre

Rivalen, Frankfurt, 2001 (1994). Traduit de l’anglais par Siegfried

Kohlhammer. 2 Henri Mendras, La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin

des paysans vingt ans après, Paris, 1992 (1984), p. 56. 3 Albert Calmes, La création d'un Etat (1841-1847), Luxembourg,

1954, p. 267. 4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine,

Luxembourg, 1981, p. 103.

• L’analphabétisme n’est pas a priori

incompatible avec la société agricole. Ne pas savoir

bien lire et/ou avoir de sérieuses difficultés à écrire,

n’empêche nullement le travail agricole, qui s’apprend

sur le tas. Par ailleurs, l’obligation scolaire (pendant

six ans) est introduite seulement en 1881, contre l’avis

des députés conservateurs.

Ecoutons deux avis autorisés. Selon Augé-Laribé5 « le

retard de l’instruction générale, simplement

élémentaire, est une des explications de la lenteur du

progrès matériel et intellectuel. On n’enseigne pas

facilement des techniques méthodiques à des

illettrés ». Et selon H. Mendras6 « pour le paysan

d’autrefois il suffit de savoir manier sa houe, sa faux

et sa faucille, et conduire sa charrue ou son araire ».

Le dispositif culturel et éducatif est mis en place pour

une minorité de la population. Il produit une palette

de clercs qui se servent d’une ou de deux langues

mortes (latin et grec), étrangères à la masse de la

population. Voilà qui achève leur domination politique

sur les exclus de la culture.

• La situation linguistique du Luxembourg est

inédite. Le « dialecte » ou « idiome » luxembourgeois

(langue depuis 1984) prédomine dans le périmètre

familial, c'est-à-dire dans la vie quotidienne.

L'allemand et le français sont les deux langues écrites

que l'article 29 de la Constitution de 1868 consacre

langues officielles. Mais dès la création du Grand-

Duché le Mémorial (journal officiel) est publié à la fois

en français et en allemand. En dehors de la langue

parlée (le luxembourgeois) le bloc rural pratique

l'allemand, sauf illettrisme.

Le bloc bourgeois comprend à côté de la bourgeoisie

proprement dite ce qu’E. Gellner appelle la « classe des

clercs ». Celle-ci, sinon l'ensemble du bloc bourgeois,

est séparée du bloc rural par une double barrière

linguistique. C'est d'abord le français, puis ce sont les

deux langues mortes enseignées à l'Athénée. A

l'époque le nombre d'élèves en classe terminale (classe

de 1re classique) reste limité

7; année scolaire 1839/40:

13 élèves, année scolaire 1859/60: 33 élèves,

1879/80: 48 élèves. La pénétration de l'écrit dans la

campagne se fait par l'allemand.

5 Michel Augé-Laribé, La révolution agricole, Paris, 1955, p. 283.

6 Henri Mendras, 1992, op. cit. p. 199.

7 Michel Schmit, Regards et propos sur l'enseignement supérieur et

moyen au Luxembourg, Luxembourg, 1999, p. 577-578.

Publication de la Section historique de l'Institut Grand-Ducal, vol.

CXVI.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 57

Retenons un effet aggravant : la césure entre les deux

blocs. Une partie de la bourgeoisie élève ses enfants

en français, la langue de la culture1.

• Cette société agraire est profondément

inégalitaire: une petite minorité, bourgeoisie foncière

et marchande, avec la classe des clercs, dirige

exclusivement la politique et l'économie du pays.

Selon E. Gellner2 ces effroyables inégalités sont

supportables, car « elles sont stables et sont

consacrées par la coutume ».

• Albert Calmes3 a judicieusement résumé la

situation de l’industrie luxembourgeoise au temps de

l’avènement de l’indépendance: « Ce qui manquait à

l’industrie luxembourgeoise, c’était à la fois les voies

de communication vers les marchés intérieurs et

étrangers, les connaissances techniques et les

capitaux ».

2.2… à la société industrielle

Exposons les particularités et attributs de la société

industrielle luxembourgeoise en quelques points.

• Selon le sociologue Anthony Giddens4 « dans

les sociétés industrialisées surtout (…) nous sommes

entrés dans une phase aiguë de la modernité, rompant

avec les amarres rassurantes de la tradition, … ».

• L’époque industrielle c’est le basculement du

secteur primaire vers le secteur secondaire, c’est bien

connu. Mais c’est aussi l’apparition du tertiaire, qui

est une conséquence naturelle de l’industrialisation.

• L’industrialisation a déclenché deux

mouvements de fond: apparition du salariat et de la

bourgeoisie. Le rude combat qui les a animés se

termine par un armistice honorable : intégration du

monde salarial dans la société civile ; les conventions

collectives de 1936 (ouvriers), de 1937 (employés) en

sont un instrument.

• Selon Max Weber5 un « speziell rationaler

kapitalistischer Betrieb ist ein Betrieb mit

Kapitalrechnung, d. h. ein Erwerbsbetrieb, der seine

1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 103.

2 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 43.

3 Albert Calmes, Aperçu de l’histoire économique de 1839 à 1939,

in : Le Luxembourg – Livre du Centenaire, Luxembourg, janvier

1948, p. 132. 4 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, 1994

(1990), p. 183. 5 Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991 (1923), p. 238.

Weber parle davantage de « l’industrialisme » dans sa publication

« Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus ».

Rentabilität rechnerisch durch das Mittel der

modernen Buchführung und die Aufstellung der Bilanz

kontrolliert ». La rationalité est au centre de

l’entreprise industrielle, tout en contraste avec

l’exploitation agricole6, axée pleinement sur la

tradition et la coutume.

• La société agraire est ordonnée: l’avenir d’un

paysan luxembourgeois du début du 19e siècle est

l’image du passé de son père. Est privilégiée la

pérennité de l’exploitation agricole. Mais cette société

n’est pas immobile, elle change lentement, parfois très

lentement. Le passage à la société industrielle c’est le

saut dans l’incertain, dans l’aléatoire. Dans cet ordre

d’idées M. Ungeheuer7 a noté des renvois d’ouvriers

dans la sidérurgie luxembourgeoise lors de la chute de

la production (par exemple entre 1873 et 1878).

• Revenons à Max Weber8; cohérence et

efficacité sont les mots-clés de l’entreprise. Ecoutons-

le: « Was letzten Endes den Kapitalismus geschaffen

hat, ist die rationale Dauerunternehmung, rationale

Buchführung, rationale Technik, das rationale Recht,

aber auch nicht sie allein; es mu te ergänzend

hinzutreten die rationale Gesinnung, die

Rationalisierung der Lebensführung, das rationale

Wirtschaftsethos ». Pour cet auteur la rationalité est

au centre de l’entreprise industrielle. S’y ajoute un

autre aspect : la continuité; celle-ci n’a guère été

assurée dans la sidérurgie ancienne.

• La société industrielle est liée à la mobilité et

à la communication, contrairement à la société

agraire. Cette communication est attachée à l’écrit. Le

système éducatif est renforcé et prend une place de

choix dans la société luxembourgeoise.

L’enseignement classique est complété par un

enseignement scientifique et technique. Retenons que

ce changement commence timidement mais

effectivement avec la réforme de l’enseignement

secondaire en 1848. Ecoutons Gellner9: « Le fait que

seule une culture transmise non par le peuple mais

par l’école confère à l’homme de l’époque industrielle

son utilité, sa dignité et le respect de soi montre que,

de ce point de vue, elle est incomparable ». L’Etat est

définitivement appelé à exercer la fonction éducative

des jeunes. C’est le temps de l’éducation pour tous, le

droit à l’éducation.

• Revenons à l’éducation/instruction, ou plutôt

à son poids dans le passage de la société agraire vers

la société industrielle. L’espace dans lequel évolue

6 Henri Mendras, La fin des paysans, op. cit. Voir par exemple p. 56

et suivantes. Pour ce qui est du Luxembourg voir par exemple

cahier économique n° 113, p. 64 et suivantes. 7 M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 230.

8 Max Weber, 1991, op. cit. p. 302.

9 E. Gellner, 1999, op cit. p. 58.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 58

tout individu est un ensemble culturel borné par cette

éducation/instruction, qui reste son investissement le

plus précieux. L’éducation reste en fait une activité

rurale: le village est l’horizon indépassable. Une telle

société peut s’accommoder de l’existence de

l’analphabétisme dans une partie de la population.

Seule une minorité a accès à l’enseignement (cf.

Athénée grand-ducal), par opposition à la masse de la

population. Selon Nicolas Ries1 « la conception du

monde de la masse du peuple … est dirigée par le

sentiment et la volonté, non par l’intelligence et la

connaissance ».

Le symbole de l’ordre social dans la société agraire est

la justice qui a souvent la main lourde2. La société

industrielle a comme symbole social l’enseignement.

Gellner3 a retenu une formule percutante : « A la base

de l’ordre social moderne se trouve non le bourreau

mais le professeur ». Voilà qui met en évidence le rôle

de l’Etat dans l’éducation, qui seul peut remplir cette

fonction essentielle.

La société industrielle est dotée d’une « haute culture

qui permet de maîtriser l’écrit et fournit une

formation 4». Au Luxembourg une particularité

persiste : malgré le passage à la société industrielle,

l’enseignement secondaire reste longtemps élitaire. En

d’autres mots, la société industrielle garde dans

l’enseignement secondaire des traits caractéristiques

provenant de la société agraire.

Notons quelques statistiques5 à ce sujet. Le nombre

total d’élèves de l’enseignement secondaire (par

moyennes quinquennales) est de 514 élèves en

1845/50, de 1 203 élèves en 1895/1900. Le cap des

8 000 élèves est seulement (légèrement) dépassé lors

de l’année scolaire 1979/80. Retenons une autre

information numérique. Le nombre de diplômes

terminaux6 conférés par des jurys luxembourgeois est

de 7 en 1850, mais seulement 13 en 1900.

• Mobilité et communication favorisent la

productivité, qui elle-même encourage l’égalitarisme.

Selon Gellner7 « la société moderne n’est pas mobile

1 N. Ries, 1920, op cit. p. 211.

2 Cahier économqie n° 113, op. cit. p. 56.

3 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 56.

4 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 60.

5 Michel Schmit, Regards et propos sur l’enseignement supérieur et

moyen au Luxembourg, 1999, op. cit. p. 606 et p. 684/5. 6 Il s’agit des matières suivantes : philosophie et lettres, sciences

physiques et mathématiques, droit, médecine (avec médecine

vétérinaire), pharmacie. 7 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 42.

parce qu’elle est égalitaire ; elle est égalitaire parce

qu’elle est mobile. De plus, elle doit être mobile,

qu’elle le veuille ou non, parce que la satisfaction de

ce terrible et insatiable appétit de croissance

économique l’exige ». Industrialisation et

éducation/instruction pour tous est propice à l’égalité.

Mais l’industrialisation a un autre effet, de sens

contraire : la division de la société en deux classes ;

classe de la bourgeoisie et classe ouvrière. Selon

Gellner8 « une classe est ainsi définie, quand elle est

fondée sur un attribut qui a une tendance marquée à

ne pas se diffuser de manière égale dans la société

tout entière, même quand du temps s’est écoulé

depuis la fondation d’une société industrielle ».

La classe de la bourgeoisie est dotée du pouvoir

politique et économique. La classe ouvrière a comme

attribut central la dépendance totale et subjective.

Cette constellation persiste au Luxembourg au moins

jusqu’à la Première guerre mondiale. L’entre-deux-

guerres intègre le monde ouvrier dans la société

luxembourgeoise.

• La société agraire, du fait de sa structure

rigide, est peu compatible ni avec la croissance

économique ni avec l’innovation. La société

industrielle, par contre, est fermement liée à un

régime de croissance relativement constante et

ininterrompue. Cette société est animée de l’idéal de

progrès en flot continu.

La société industrielle reste liée à la division du travail

nécessaire à la productivité. Revenons une dernière

fois à E. Gellner9 : « Chaque type de fonction est, par

exemple aujourd’hui, lié à au moins un type de

spécialiste : ainsi les garages se spécialisent selon les

marques de véhicules dont ils s’occupent ». Le nombre

de tâches distinctes est croissant, ce qui entraîne la

société industrielle vers davantage de spécialisation. A

cela la société agraire oppose une configuration

contrastée : le paysan luxembourgeois du 19e siècle

reste à la fois paysan et artisan10. Selon N. Ries

11 le

paysan luxembourgeois « était à la fois forgeron et

fondeur, maçon, tailleur et cordonnier, charpentier et

menuisier ».

• Quel est au Luxembourg le lien entre

évolution agricole et évolution industrielle12 ?

8 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 99.

9 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 44.

10 Cf. Cahier économique n° 113, du STATEC, op. cit. p. 64-73.

11 N. Ries, 1920, op. cit. p. 101.

12 Cahier économique n° 113, op. cit. p. 64 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 59

L’industrialisation a entraîné la révolution agricole (cf.

scories Thomas, mécanisation de l’agriculture).

L’agriculture a évolué lentement au 19e siècle, c’est-à-

dire ce mouvement n’est perceptible que dans le long

terme. L’industrialisation du pays a sorti l’agriculture

de sa léthargie. Une situation paradoxale est apparue

au 19e siècle : de l’industrialisation émane une forte

demande de main-d’œuvre, mais de nombreux

Luxembourgeois émigrent vers les Amériques. Au 19e

siècle le Luxembourg est à la fois un pays d’émigration

et à partir de l’industrialisation un pays d’immigration.

Notons que le poids du passé agricole a pesé

longtemps sur la société industrielle.

• Quel est le lien entre révolution

institutionnelle et révolution économique au

Luxembourg ? Au cours de la première moitié du 19e

siècle la révolution institutionnelle (par exemple Code

civil) ne se répercute guère sur le domaine du

développement économique (cf. Régime néerlandais).

Il faut attendre la seconde moitié du 19e siècle. La

révolution institutionnelle (création d’une

administration spécifiquement luxembourgeoise à

partir des années 1840) est intimement liée à la

révolution industrielle. Les deux se complètent

judicieusement. La révolution institutionnelle

constitue un choc endogène.

L’industrialisation forme en grande partie, mais pas

exclusivement, un choc exogène : par exemple

technologie (procédé Thomas-Gilchrist), main-d’œuvre

étrangère, entrée dans le Zollverein. Le succès de

l’industrialisation est lié à l’interaction entre les deux

révolutions. Le choc endogène a été un préalable au

choc exogène.

• Les chemins de fer, c’est l’invention de la

vitesse1, ce qui a deux effets.

D’un point de vue technologique deux aspects jouent

un rôle décisif. Il y a d’abord, la première fois dans

l’histoire de notre pays, la possibilité technique de

transporter des objets lourds et encombrants. Ensuite,

l’immense baisse des coûts du transport a une prise

directe sur l’activité économique.

Dans l’optique sociétale la conception même du

voyage a été révolutionnée. Ecoutons Bruno Marnot2:

« Le chemin de fer a bouleversé en profondeur les

1 Christophe Studeny (docteur en histoire, agrégé en éducation

physique), L’invention de la vitesse, France XVIIIe – XX

e siècle, Paris,

1995, 416 pages. 2 Bruno Marnot (Université Michel-de-Montaigne Bordeaux III), La

mondialisation au XXe siècle (1850-1914), Paris, 2012, p. 201.

rapports de l’homme à l’espace et au temps, dans un

monde où le pas du cheval constituait depuis toujours

l’étalon de la mobilité ». Le repli sur le local recule : un

sentiment de cohésion nationale se répand dans le

Luxembourg. Les chemins de fer à voie étroite3 y ont

contribué de manière non négligeable. Pour terminer

écoutons l’historien Charles Barthel4: « Qu’est-ce qui,

avant l’implantation des lignes ferrées, a bien pu unir

toutes ces gens ? Un monde a dû les séparer ! ».

• Dans la première moitié du 19e siècle le

Luxembourg est un désert financier. Il n’y a pas encore

de banque, signe d’un développement modéré du

commerce. Le régime financier de l’époque s’appuie

sur deux axes.

Le premier axe est lié à ce que Jacques Le Goff5

appelle « le marchand-banquier. Les deux sont alors

indissociables ». L’apparition de ce « couple » remonte

donc au Moyen Age. Au moment de l’indépendance6

« les seuls instituts qu’on pouvait qualifier de banque

étaient ceux de J.-P. Pescatore à Luxembourg et de

Joseph Tschiderer à Diekirch ». Un peu plus tard, la

« Handlungshaus Wagner und Schoemann » de Trêves

s’installe à Luxembourg. En fait ces « maisons »

pratiquent à la fois des opérations de commerce et

des opérations bancaires simples.

Il n’y a pas encore d’infrastructure financière au

Luxembourg. L’année 1856 marque un début de

développement timide, mais réel. Au cours de cette

année sont créées la Caisse d’épargne7 de Luxembourg

et la Banque8 internationale à Luxembourg (avec droit

3 Voir par exemple : Ed Federmeyer, Schmalspurbahnen in

Luxemburg, Luxembourg, 1991, Band 1, 417 pages et Band 2, 501

pages. 4 Charles Barthel, Les chemins de fer et le « démantèlement » de la

forteresse de Luxembourg avant le traité de Londres de 1867, in :

nos cahiers, n° 4, 2009, p. 28. 5 Jacques Le Goff, A la recherche du Moyen Age, Paris, 2003, p. 72.

6 Paul Margue et Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa

monnaie, Luxembourg, 1990, p. 56. 7 Loi du 21 février 1856 portant établissement d’une caisse

d’épargne et abrogation des lois du 18 et 20 mars 1853 sur le

crédit foncier et la caisse de prévoyance, Mémorial 1856, p. 33-34.

Voir : Pierre Guill, Caisse d’Epargne de l’Etat du Grand-Duché de

Luxembourg Banque de l’Etat, 125e anniversaire, Luxembourg,

1981, 189 pages suivies d’une large documentation

photographique. Raymond Kirsch, Images d’une Banque 1856-

1996, Luxembourg, décembre 1995, 190 pages. 8 Arrêté grand-ducal du 8 mars 1856, approuvant les statuts de la

Banque internationale de Luxembourg, Mémorial 1856, p. 69-70.

Ces statuts sont publiés (en allemand) à la suite de l’arrêté.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 60

d’émission). A partir de la fin de 1858 l’Etat garantit

l’intégralité des dépôts faits à la Caisse de ‘Epargne1.

Le second axe est en relation avec une activité

particulière des notaires : le crédit aux paysans. Ce

système a perduré jusqu’à l’invasion allemande de

1940. En 1944 seulement, le rôle de banquier rural des

notaires est définitivement abrogé2.

• L’industrialisation et le Zollverein font entrer

le Grand-Duché dans la logique du marché : la

barrière douanière entre le marché national et les pays

membres du Zollverein tombe ; une part croissante de

la population (luxembourgeoise et immigrée) s’engage

dans la sidérurgie, travaillant pour l’économie

internationale.

L’électrification3 du Luxembourg est généralisée à

partir de 1928 par l’intermédiaire de la Cegedel. Cette

électrification :

fournit un second souffle à l’économie du

pays ;

se répercute à la fois sur la vie quotidienne de

la population et sur la production des

entreprises ;

est une condition indispensable à l’entrée

dans la société de consommation.

• L’Arbed a occupé une place à part dans la

société luxembourgeoise4. Selon le sociologue Michel

Crozier une entreprise peut être considérée comme

une institution5 : une telle entreprise a « des aspects

institutionnels sans en être légalement une ». Et

encore, selon le même auteur « ce qui transforme une

organisation en institution, c’est la durée, la

formalisation et l’engagement des participants ».

L’Arbed a parfaitement correspondu à une telle

configuration, avant de devenir une victime de la crise

permanente de la sidérurgie mondiale. L’influence de

1 Loi du 28 décembre 1858 sur la caisse d’épargne, Mémorial 1859,

p. 2. 2 Arrêté grand-ducal du 25 octobre 1944 complétant l’art. 6 de

l’ordonnance royale grand-ducale du 3 octobre 1841 sur

l’organisation du notariat, Mémorial 1944, p. 79. Cet arrêté est

pris à Londres. Retenons l’énoncé du Mémorial : « Il est défendu

aux notaires de recevoir des dépôts ». 3 A ce sujet voir l’ouvrage de l’historien Paul Feltes,

L’électrification du Luxembourg – Genèse et développement de la

Cegedel (1928-2003), Luxembourg, 2003, 180 pages. 4 Gilbert Trausch, L’ARBED dans la société luxembourgeoise,

Luxembourg, 2000, 96 pages. 5 Michel Crozier, Nouveau regard sur la société française, Paris,

2007, p. 141 et suivantes. L’ouvrage se présente sous la forme d’un

entretien avec Bruno Tilliette (sociologue).

l’Arbed sur la société luxembourgeoise a été

largement au-delà de celle qu’une entreprise détient

généralement dans un pays.

• L’effondrement des régimes soviétiques de

l’Europe de l’Est et le déclin de la classe ouvrière

permettent une approche nouvelle. Le rôle des classes

sociales n’est plus réduit à leur seule place dans le

processus de production.

• La frontière entre industrie et services s’est

estompée6. L’industrie travaille actuellement sous

forme de « réseaux internationaux de production ». Y

sont mobilisés les différents intervenants de la

conception jusqu’à la commercialisation. Entre ces

deux stades l’étape de production perd du poids au

profit des éléments suivants7 : « intellectualisation

croissante, rôle des innovations, réorganisation des

systèmes réticulaires avec la mise en place des flux

tendus, … ». Ceci est encouragé par « la montée des

fonctions internationales de gestion des grandes

firmes transnationales ». Dans cette chaîne de

production les services sont de plus en plus impliqués.

Les services aux entreprises profitent autant à

l’industrie qu’aux entreprises de services stricto sensu.

Dans ce contexte on distingue les services aux

entreprises et les services aux particuliers. Il s’agit du

secteur marchand. A côté de celui-ci existe le secteur

de services non marchands (administrations, écoles,

santé, services sociaux, justice, etc.), qui ne relèvent

pas du système productif.

Le Luxembourg est pleinement plongé dans cette

société de services. Ceux-ci sont offerts à la fois à la

place financière, aux petites et moyennes entreprises

industrielles, au commerce, à l’artisanat.

6 François Bost (agrégé de géographie, professeur à l’université de

Reims Champagne-Ardenne), La France : mutations des systèmes

productifs, Paris, 2014, p. 29 et suivantes, la citation y comprise. 7 Laurent Carroué (professeur des universités, géographie

économique et industrielle), La France – Les mutations des

systèmes productifs, Paris, 2014, p. 129.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 61

2.3 Bourgeoisie et industrialisation

Présentons en quelques mots rapides l’ouvrage de

Josiane Weber1 sur la bourgeoisie luxembourgeoise de

la seconde moitié du 19e siècle. Son influence

omniprésente est évidemment bâtie sur

l’accumulation de ses pouvoirs politique, économique

et culturel. Ceux-ci sont liés à trois facettes : une

politique familiale, une éducation spécifique, un train

de vie (Lebensführung, Lebenswelten).

La pérennité, c’est-à-dire la garantie de la durée,

découle d’une politique de mariages gardant et

améliorant la fortune familiale. Le mariage n’est pas

seulement l’union de deux personnes qui forment une

famille, mais aussi et surtout la réunion de deux

fortunes. Le mariage « met en relation deux familles,

et au-delà leurs réseaux d’alliance 2». On parle de

mariage mal assorti (cf. mésalliance) si la fortune se

limite à une seule famille.

La bourgeoisie luxembourgeoise se compose alors

d’une vingtaine de familles liées entre elles par des

liens de parenté et d’alliance (mariages entre cousins

et cousines, endogamie sociale) : Metz3, Pescatore,

Servais, de Blochhausen, de Roebé, de Tornaco, Jurion,

Vannérus, Le Gallais, de Colnet d’Huart, de Scherff,

Richard, Boch, de Gargan, Turk, Wurth4, de La

Fontaine, Jacquinot, etc.

Josiane Weber a établi les relations familiales entre

des familles bourgeoises: par exemple entre les

familles Richard et Boch; entre les familles Servais,

Collart, Majerus et Wurth; entre les familles Nothomb,

Boch, Tesch, Metz, Muller et Barbanson.

Dans ce contexte quelques volets ont joué un rôle de

premier plan.

1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg –

Elitenbildung & Lebenswelten 1850-1900, Luxembourg, 2013, 593

pages. Cet ouvrage est incontournable, dès qu’on se propose

d’étudier la société luxembourgeoise du 19e siècle. Voir aussi :

Edmond Thill (dir.), Charles Bernhoeft – Photographe de la Belle

Epoque, Luxembourg (MNHA), 2014, 800 pages. 2 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la

bourgeoisie, Paris, 2000, p. 47. Voir aussi le dernier ouvrage paru

des deux sociologues : La violence des riches, Paris, 2013, 252

pages. 3 Voir Jules Mersch, Les Metz, la dynastie du fer, in : Biographie

nationale du pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos

jours, XIIe fascicule, Luxembourg, 1963, p. 311-612.

4 Jules Mersch, La famille Wurth, in : Biographie nationale, op. cit.

XVe fascicule, Luxembourg, 1967, p. 165-378.

• Vu l’étroitesse du territoire nationale cette

politique familiale de la bourgeoisie est d’une

redoutable efficacité: influence et richesse vont

croissant au cours de cette période. Par ailleurs, cette

politique n’est-elle pas imposée par le Code civil de

1804? La succession est partagée entre les frères et

les sœurs. Pour échapper à l’érosion de la fortune

familiale ceux-ci sont amenés à épouser des

partenaires plutôt fortuné(é)s.

• La bourgeoisie a envoyé ses fils5 à l’Athénée

ou parfois à un établissement à l’étranger (cf.

internat). Ils ont continué des études supérieures

(surtout le droit) ou non. Dans cette dernière

éventualité ils ont souvent bénéficié d’une formation

dans une entreprise à l’étranger; ce qui les différencie

du reste de la population. A l’époque l’Athénée royal

grand-ducal est considéré comme un établissement

élitaire.

L’éducation des filles de la bourgeoisie est laissée à la

famille et/ou à l’enseignement privé; par exemple

Ecole Sainte-Sophie, d’un niveau élevé. Cet

enseignement est en général axé sur des aspects

ménagers y compris organisationnels, sur le rôle que

les jeunes filles vont jouer dans la société et sur des

activités artistiques, culturelles et caritatives.

Ce qui distingue cette bourgeoisie ce n’est pas

seulement son instruction, mais aussi et surtout sa

façon d’être et de vivre (Lebenswelt).

• La bourgeoisie est la (seule) classe de la

mobilité : « L’histoire de la bourgeoisie, après tout,

n’est guère plus que l’histoire de la circulation6».

• L’industrialisation débute vers 1870. L’ère des

entreprises sous forme de sociétés (anonymes surtout)

a commencé. Un double avantage apparaît:

rassembler d’importants capitaux et limiter la

responsabilité personnelle à concurrence de l’apport

en société. Comme dans les pays voisins la bourgeoisie

luxembourgeoise profite de ces opportunités

nouvelles.

• Toute bourgeoisie se caractérise par sa

fortune foncière (dont la résidence, souvent un

château) et par des revenus élevés. L’éventail des

5 Pour l’éducation des fils de la bourgeoisie voir Josiane Weber, op.

cit. p. 103-1160 et pour l’éducation des filles, p. 69-101. 6 Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes, Lefebvre

et la culture consumériste, in : Céline Pessis, Sezin Topçu et

Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses »,

op. cit. p.268.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 62

revenus1 entre ouvriers et bourgeoisie est de 1 à 100

et même plus. L’industrialisation du Luxembourg s’est

déroulée dans une société inégalitaire.

• Au 19e siècle la fortune bourgeoise est le plus

souvent nette de dettes, donc moins exposée aux

aléas économiques.

Mais fortune et revenus ne sont pas les seuls critères

de définition de la bourgeoisie. Intervient son activité

culturelle et surtout un aspect particulier : à la

domination économique et culturelle s’ajoute ce que

les sociologues2 Michel Pinçon et Monique Pinçon-

Charlot appellent la « domination symbolique ». La

domination matérielle et culturelle s’appuie

solidement sur l’acceptation dans la mentalité de la

masse de la population de cet état des choses. En

d’autres mots « les dominés participent alors eux-

mêmes à leur domination en reconnaissant celle-ci

comme bien fondée ». Voilà qui consolide largement la

domination bourgeoise : elle est devenue incontestée,

voire incontestable.

Au cours de la seconde moitié du 19e siècle le face-à-

face bourgeoisie et monde ouvrier est difficile, car figé

dans une incompréhension totale.

A titre d’information relevons le décompte du nombre

des ouvriers lors du recensement3 de 1907.

Voilà mis en évidence le poids du monde ouvrier dans

la société luxembourgeoise. Entre celui-ci (grand

nombre) et la bourgeoisie (pouvoir politique et

économique) se sont glissées les classes moyennes.

Celles-ci, surgies sous la poussée de l’industrialisation,

se composent de deux volets. Les commerçants4

1 Josiane Weber, op. cit. p. 388.

2 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, 2000, op. cit. p. 46-47, avec la

citation afférente. 3 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, fasc.

XXII, p. 25, p. 89-92. 4 Cahier économique n° 108, op.cit. p. 29 et suivantes.

commencent à s’organiser à partir de 1906. Les

employés comptent 5 078 personnes (dont 421 de

sexe féminin) et relèvent à la fois du secteur privé et

du secteur public.

Entre 1907 et 1935 la population active totale

augmente de 14%, face à une hausse de 86% de la

population active du secteur tertiaire. Voilà un signe

de moyennisation de notre société5.

L’entre-deux-guerres opère des changements dans la

structure de la bourgeoisie, dans le sens que le

caractère exclusif de cette bourgeoisie s’estompe sous

l’impact de plusieurs facteurs, par exemple :

L’introduction de la progressivité de l’impôt

sur le revenu (1919).

Le droit de vote universel affaiblit le pouvoir

politique de la bourgeoisie.

Des fortunes se sont évanouies, par exemple

avec l’effondrement des valeurs mobilières

allemandes et russes.

La réduction de l’activité économique limite

les revenus de cette bourgeoisie.

Un facteur clé du recul de cette bourgeoisie

est la concomitance de la crise économique et

financière et la disparition de sa domination

symbolique, nécessaire à sa reproduction

sociale. La population ne reconnaît plus le

bien fondé de la domination bourgeoise.

L’élément déclencheur a été la Première

guerre mondiale, une cause exogène.

Avant même la Première guerre mondiale le

pouvoir économique de la bourgeoisie a été

atténué. Revenons au Code civil de 1804 dans

la perspective de l’ouvrier: sa responsabilité

est entièrement engagée en cas de maladie et

en cas d’accident du travail. Ainsi, le salarié

accidenté ne peut toucher une indemnité que

si les trois conditions6 suivantes sont remplies:

un dommage dans le chef du travailleur; ce

dommage est la conséquence de l’activité

salariale; il faut démonter une faute du

patron.

5 Cahier économique n° 113, op. cit. p. 112 et suivantes.

6 André Thill, La protection sociale, in: MEMORIAL 1989 – La

société luxembourgeoise de 1839 à 1989, Luxembourg, 1989, p.

628.

Nombre total d’ouvriers 83 886 100

Dont :

dans l’industrie 35 265 42

dans l’agriculture 36 098 43

dans le commerce/transport 7 012 8

domestiques* 3 550 4

* Les domestiques sont assimilés aux ouvriers dans le recensement ; ces

domestiques (dont 3 423 de sexe féminin) vivent dans le ménage du

patron.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 63

Cette troisième condition est difficile, sinon

impossible à démontrer devant la juridiction

civile. L’ouvrier est complètement désarmé

vis-à-vis du patronat. Celui-ci, par contre, est

fermement installé dans une position

privilégiée : comme propriétaire-actionnaire

dans une société anonyme sa responsabilité

personnelle est limitée à ses apports dans la

société, mais sa fortune personnelle est

préservée.

Bref, le Code civil établit la responsabilité

totale du salarié, le Code de commerce réduit

la responsabilité du patron à ses apports en

société. Le Code civil met le « droit » du côté

de la bourgeoisie. Voilà qui résume

parfaitement les relations asymétriques entre

patronat et salariat.

Les lois sociales du début du 20e siècle (lois du

31 juillet 1901, du 5 avril 1902, du 6 mai

1911) changent la donne : passage du droit

commun au droit social. En d’autres termes la

responsabilité personnelle ou faute du salarié

est remplacée par la responsabilité sociale.

Cette révolution sociale a rééquilibré quelque

peu les relations entre patronat et salariat.

Avec le recul qui est le nôtre la société

luxembourgeoise a « admis qu’il existait une

responsabilité proprement sociale, irréductible

au jeu des responsabilités individuelles 1».

Ce n’est évidemment pas la disparition de la

bourgeoisie luxembourgeoise, mais il y a extension de

cette notion, peut-être peut-on parler de sa

« démocratisation ». La domination exclusive de la

bourgeoisie a disparu. D’ailleurs la frontière entre la

nouvelle bourgeoisie et les classes moyennes n’est pas

étanche.

Finalement le temps de la bourgeoisie « héréditaire »

(dynasties bourgeoises) est révolu, dans le sens que :

• Les pouvoirs politique, économique et

juridique sont dorénavant davantage séparés.

• La pérennité des dynasties bourgeoises n’est

plus assurée.

Le Luxembourg est dirigé par une élite, en nombre

restreint, issue de la bourgeoisie (cf. grandes familles).

Le professeur de sociologie Michael Hartmann2 a bien

1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos

néolibéral, Paris, 2012, p. 433. 2 Michael Hartmann, Geschlossene Gesellschaft – Interview mit

Michael Hartmann, Professor für Soziologie an der Technischen

formulé cet aspect : « Es gibt nur vier wirkliche

Kerneliten, die aus Wirtschaft, Politik, Justiz und

Verwaltung. Die treffen die wichtigsten

Entscheidungen ». Tout au long du 19e siècle, jusqu’à

la Première guerre mondiale au moins, cette

constatation s’applique pleinement au Grand-Duché.

Selon Josiane Weber3 seuls 10% des ministres au 19

e

siècle sont issus des milieux agricoles et ouvriers ; le

cabinet formé en 1866 par de Tornaco est

exclusivement composé de nobles, d’où l’expression

« gouvernement des barons ».

* * *

La bourgeoisie luxembourgeoise de l’époque pratique

des relations mondaines dans un cercle relativement

restreint. Les classes moyennes se rencontrent dans

les cafés de la Ville. Ecoutons Guy May4 : « Das

gesellschaftliche Leben für den Normalbürger spielt

sich zum Teil in den Wirtshäusern der Stadt und mit

besonderer Vorliebe in den Gartencafés au erhalb der

Festungsmauern ab ». Cet auteur indique quelques

lieux de rendez-vous connus des classes moyennes :

dans le périmètre en dehors de la forteresse, on

compte 196 cafés et 11 hôtels.

2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation

2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation

Sans entrer dans les détails de la théorie de la

régulation présentons brièvement les principes de

base de cette approche.

• L’accumulation du capital

Il s’agit de « l’ensemble des régularités assurant une

progression générale et relativement cohérente de

l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de

résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et

déséquilibres qui naissent en permanence du

Universität Darmstadt, in : Forum, für Politik, Gesellschaft und

Kultur, n° 314, janvier 2012, p.16. 3 Josiane Weber, Politische Eliten in Luxemburg – Die Rekrutierung

der Minister in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, in :

Forum, n° 314, op. cit. p. 21 et p. 22. Voir aussi, dans la même

publication : Henri Wehenkel, De la formation des élites

intellectuelles dans un petit pays, p. 36-40. 4 Guy May, Kultur und Gesellschaft in der Bundesfestung und der

Stadt Luxemburg (1815-1914), Luxembourg, 2013, p. 92.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 64

processus lui-même 1». Sont concernés les liens entre

les éléments suivants : organisation de la production,

état de la technique, partage de la valeur ajoutée,

origine de la demande.

• Les formes institutionnelles

Il s’agit de dégager les conditions dans lesquelles

opère l’ensemble des entreprises. Il importe de préciser

les relations entre les entreprises, de préciser le

rapport salarial. Sont impliquées cinq formes

institutionnelles majeures : la forme de la

concurrence, le rapport salarial, la nature de l’Etat, le

régime monétaire, l’insertion dans le régime

international. Il s’agit de l’organisation générale d’une

économie nationale.

• La régulation

« Parler de régulation d’un mode de production, c’est

chercher à exprimer la manière dont se reproduit la

structure déterminante d’une société dans ses lois

générales 2». Réguler, c’est ajuster les différents

éléments de l’accumulation du capital et les formes

institutionnelles. L’Ecole de la régulation connaît une

succession de régimes d’accumulation en relation avec

le mode de régulation. Il n’y a donc pas une seule

forme de régulation. Le marché n’est pas

autorégulateur ; les institutions permettent des

ajustements assurant l’accumulation, donc la

croissance à long terme. L’histoire indique des

changements du régime d’accumulation. Appliquons

grossièrement cette configuration à la situation du

Grand-Duché.

Selon le régulationnisme, le capitalisme connaît deux

grands modes de régulation : la régulation

concurrentielle et la régulation monopoliste (ou

monopolistique). La première est typique du 19e siècle

(concurrence effrénée, des salariés dépourvus de droits

sociaux, flexibilité tous azimuts pour les seuls

salariés). La seconde se situe dans un autre contexte :

grands groupes industriels, conventions collectives,

intervention de l’Etat. Le capitalisme, au cours de son

histoire, a parcouru différentes formes

institutionnelles. A l’opposé de la théorie classique le

régulationnisme intègre les sciences sociales (par

exemple histoire, sociologie) dans l’analyse

1 Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation –

l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 567. Cet ouvrage comprend un

glossaire (p. 556-570) adapté à une information rapide. 2 R. Boyer et Y. Saillard, op. cit. p. 569.

économique. Le régulationnisme sort l’analyse

économique de sa « splendid isolation ».

R. Boyer3 parle de « la théorie de la régulation comme

réinsertion de l’économie politique dans l’histoire du

capitalisme ».

Contrairement à la théorie économique classique, le

régulationnisme connaît donc des métamorphoses, et

ceci à deux niveaux. Dans le temps, par exemple le

régime fordiste diffère du régime concurrentiel de la

fin du 19e siècle. Dans l’espace, c’est-à-dire dans les

différents pays, par exemple le capitalisme anglais et

le capitalisme français. Nous sommes là dans le cœur

de la régulation.

Le régulationnisme s'intéresse prioritairement aux

transformations structurelles et institutionnelles du

capitalisme.

2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation

En un raccourci rapide la régulation adresse une

double critique4 à la théorie classique.

Celle-ci, autonome (indépendante du contexte

historique et sociale) est animée par l’homo

oeconomicus, déterminé par un comportement

individuel et rationnel. Selon le régulationnisme

« l’économie est encastrée dans les pratiques sociales,

que les comportements individuels s’inscrivent dans

les normes générales et que la dynamique économique

est irréversible, dépendante de sa trajectoire passée ».

La seconde critique s’adresse au marxisme, situé dans

« une reproduction automatique de la dynamique

économique ». Les travailleurs sont considérés

« comme des supports passifs des relations de

production ». Au contraire, le régulationnisme voit

ceux-ci pleinement engagés dans la lutte sociale (cf.

années 1917-1921 au Luxembourg).

D’ores et déjà la position du Luxembourg peut être

esquissée.

L’accumulation a joué pleinement au Grand-Duché,

grâce notamment aux formes institutionnelles, au

3 Robert Boyer, L’économie peut-elle (re)devenir une science

sociale ? A propos des relations entre économie et histoire, in :

Revue française de socio-économie, premier semestre 2014, n° 13,

p. 211. 4 Christian Chavagneux, Economie politique internationale, Paris,

2010, page 104 (citations) et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 65

sens large ; par exemple création d’un Etat

luxembourgeois avec une administration performante,

montée du salariat, un système concurrentiel

acceptable. La régulation fonctionne sans trop

d’accrocs.

Ce système est fortifié par la stabilité internationale

qui prend successivement différentes formes :

Zollverein, UEBL, traités européens. Elles protègent, en

grande partie, le Luxembourg vis-à-vis de la

mondialisation. Finalement, le succès de la régulation

au Grand-Duché est lié principalement à son aspect

international. Cette protection s’effrite avec la crise de

2007.

Au Luxembourg l’évolution du capitalisme fait

remonter plusieurs époques successives. Le 19e siècle

présente deux périodes successives de régulation : la

régulation à l’ancienne, la régulation concurrentielle

(type 19e siècle).

2.4.2.1 La régulation à l’ancienne

La régulation à l’ancienne se déroule de l’Ancien

régime jusque vers le milieu du 19e siècle. L’Ancien

régime est lié à des structures rurales et présente les

caractéristiques suivantes.

Un capitalisme de négoce et d’industrie

sidérurgique ancienne.

La dynamique économique – si elle existe –

est liée aux incertitudes de l’agriculture.

Des crises dites d’Ancien régime sont

déclenchées, avec leur engrenage bien connu.

Mauvaise récolte prix agricoles grimpants

disette/famine offre industrielle>demande

baisse salaires crise générale

Ce schéma de régulation, de par la surmortalité (cf.

disette/famine), rappelle le modèle malthusien.

2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19e siècle)

Ce mode de régulation est tout à fait différent du

précédent, car l’industrie sidérurgique est au cœur de

la régulation. Résumons ses caractéristiques.

Des phases prospérité/retournement se

succèdent : les salaires sont soumis aux

fluctuations de l’accumulation.

Les prix sont concurrentiels et ceci à double

titre. D’abord, le Luxembourg, membre du

Zollverein, est exposé à la concurrence

industrielle de ce territoire. Ensuite, nous

sommes en présence de mécanismes

concurrentiels dans la relation salariale, avec

une forte sensibilité salariale à la conjoncture.

Marcel Ungeheuer1 a mis en évidence les

mouvements conjoncturels de la sidérurgie.

Les salariés sont soumis aux fluctuations de

l’accumulation et n’ont aucune influence sur

le salaire nominal ; il n’y a pas encore de

syndicats dans la sidérurgie luxembourgeoise.

Retenons une particularité institutionnelle :

notre régime monétaire2 inédit. Le

Luxembourg est entré dans le Zollverein en

1842, mais lors du premier renouvellement de

ce traité en 1847 le Luxembourg est dispensé

(petite dimension oblige) de ses contraintes

monétaires (Münzverein). Il fait partie du

Zollverein, mais pas du Münzverein. La

situation monétaire est la suivante : sont

admis comme monnaie le thaler prussien, les

francs français et belge ; jusqu’en 1848 le

florin néerlandais est admis dans les caisses

de l’Etat. Le franc luxembourgeois est une

monnaie de compte. Ce régime a bien

fonctionné et ceci essentiellement pour deux

raisons : la flexibilité ainsi fournie à notre

négoce international, l’absence totale de

consommation de masse. Toutefois, ce

système a évidemment été adapté au fil du

temps. Par exemple en 1854 apparaissent les

premiers signes monétaires luxembourgeois3

(monnaie divisionnaire, mais pas de billets) ;

le mark allemand devenu la principale

monnaie des transactions commerciales,

remplace le thaler. Par ailleurs, l’appartenance

au Zollverein empêche l’entrée dans l’Union

monétaire latine.

Dans ce contexte la monnaie est un puissant

instrument de la régulation au Luxembourg, souvent

sous-estimé.

L’accumulation est de nature extensive : le

capitalisme étend ses relations de production,

1 M. Ungeheuer, 1910, op cit. 362 pages.

2 Paul Margue, Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa

monnaie, Luxembourg, 1990, 192 pages. Pour ce qui est de la

monnaie au Luxembourg, le lecteur intéressé est renvoyé à cet

ouvrage. 3 Ibid. p. 50 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 66

mais ne change pas substantiellement les

conditions de production.

Le salariat industriel au Luxembourg reste

encore minoritaire : il contribue de façon

décisive à la création du profit, mais ne

participe pas à la formation de la demande et

on parle de « demande tirée par le profit »

(Robert Boyer). Parmi les 123 116 personnes

actives (population totale : 249 822) on

compte 83 886 ouvriers dont 35 265 dans

l’industrie (36 098 dans l’agriculture) ;

données statistiques1 liées à l’année 1907.

Ce régime économique n’est jamais au repos.

2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres

Cette période est le temps de profondes modifications

économiques, financières, politiques, sociales et

sociétales, comparables aux transformations opérées

par la Révolution française au Luxemboourg.

Caractérisons la régulation particulière de cette

période.

Retenons d’emblée que l’entre-deux-guerres

est une époque particulière dans le sens que

l’ancienne régulation disparaît sans qu’une

nouvelle soit installée. Une crise profonde

s’est abattue sur le pays.

Le salariat a obtenu – non sans difficultés –

des droits (syndicats, grève). Le rapport

salarial a changé. Le temps des contrats

collectifs est amorcé : 1936 pour les ouvriers,

1937 pour les employés.

Les formes institutionnelles sont modifiées,

par exemple le droit de vote universel. La

salarisation croissante de la société modifie le

rapport de force entre capital et travail. Le

rôle de l’Etat s’étend dans le sens d’une plus

grande intervention ; par exemple : journée

de huit heures de travail, indemnités de vie

chère, indemnité de chômage.

L’entre-deux-guerres présente une

accumulation capitalistique intense, mais

dotée d’une certaine incohérence liée à

l’absence de consommation de masse, ce qui

n’est pas sans brutalité vis-à-vis des salariés

(chômage, conditions de vie détériorées,

stagnation sinon recul des salaires).

La marche vers une nouvelle régulation est

inexorable, mais lente, car le patronat a

longtemps tenté d’enrayer cette évolution.

1 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907,

Luxembourg, 1912, fascicule XXII, p.89, p. 92, p.2.

Avec le recul qui est le nôtre cette période

peut être considérée comme la préparation du

fordisme.

2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme

La régulation au temps du fordisme2 est différente de

la régulation concurrentielle. On parle de régulation

monopoliste.

Le rapport salarial est transformé par

l’indexation3 du salaire nominal sur les prix :

la productivité du travail est anticipée.

La protection sociale se modifie dans le sens

que des « éléments collectifs entrant dans le

mode de vie salarié (accès à l’éducation, à la

santé et partiellement au logement) sont

incorporés dans des systèmes de couverture

sociale 4», de type bismarckien pour le

Luxembourg, car les cotisations sociales des

salariés et des patrons alimentent la

couverture sociale.

La sensibilité du salaire à la conjoncture

économique est en déclin : il y a progression

quasi continue du salaire réel, lié au caractère

stagflationniste des récessions.

Salariat et patronat sont appelés à

collaborer : par exemple création en 1966 du

Conseil économique et social (CES).

Les modifications institutionnelles ont un

sérieux impact sur la régulation, qualifiée

alors de monopoliste.

On peut parler d’accumulation intense :

production de masse et consommation de

masse.

Des rythmes différents, en relation avec des

régulations nationales divergentes sont

2 Robert Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 47 et suivantes,

p. 57 et suivantes. 3 L’échelle mobile des salaires et traitements est introduite en

1921 (arrêté grand-ducal du 14 mai et loi du 9 août 1921) au

profit des agents publics et des chemins de fer. Dans la sidérurgie

les salaires sont déjà adaptés à l’évolution du coût de la vie (mais

pas encore sur une base légale). Pour une information très rapide

voir : L’économie luxembourgeoise au 20e siècle, Luxembourg 1999

(STATEC), p. 163-164. Voir aussi : La réforme de l’indice des prix à

la consommation – Historique, Réforme de 1984, Séries

statistiques, Echelle mobile, Luxembourg (STATEC), 1985, 179

pages ; cahier économique n° 69. Voire aussi deux publications de

Pierre Camy : Un demi-siècle d’échelle mobile au Luxembourg et

Un demi-siècle d’indice des prix au Luxembourg, in : cahiers

économiques de la Banque internationale à Luxembourg (n° 3/77,

40 pages et n° 4/76, 42 pages). 4 Robert Boyer, op. cit. p. 48.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 67

corrigés grâce aux réajustements des taux de

change.

La politique joue un rôle de choix dans la

régulation ; cela commence après la Première

guerre mondiale avec le Gouvernement Emile

Reuter, poussé à l’intervention par les

événements. Après la Seconde guerre

mondiale le Gouvernement Pierre Dupong

crée quelques organismes renforçant ce rôle1 :

par exemple la Conférence nationale du

travail (10.11.1944), le Conseil de l’économie

nationale (04.08.1945).

Ecoutons encore Robert Boyer2 : « Sous le

fordisme, la dynamique de la progression

négociée du salaire réel n’est-elle pas le

stimulant de la productivité et de

l’innovation ? ».

Pour terminer écoutons une approche critique du

professeur Isabelle Cassiers3 : « La théorie n’étant pas

totalement bouclée, ne pouvant pas l’être, il s’agit de

mettre en œuvre ces concepts dans une recherche

historique, comparative ou même prospective ».

Quant à la régulation au temps de la société de

services, voir sous 2.6.2.

2.4.2.5 Conclusion d’étape

Selon R. Boyer4 « la théorie de la régulation répond par

la négation à l’idée de lois d’évolution immanentes du

capitalisme ». Et encore : … ce qui importe c’est « la

forme précise que prennent les rapports sociaux

capitalistes, tels qu’ils sont façonnés par les conflits

sociaux et politiques, la concurrence des espaces

nationaux, ou encore les grandes crises qui marquent

le développement de ce système économique ». Voilà

qui s’applique à merveille à la crise générale de la

société luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Les

conflits5 sociaux et politiques peuvent être symbolisés

1 Pour des détails voir : Gérard Trausch, Le Conseil économique et

social et la société luxembourgeoise. Luxembourg, 2006, p. 6 et

suivantes. 2 Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris,

2004, p. 223. 3 Isabelle Cassiers (université catholique de Louvain), Boyer Robert

– La théorie de la régulation : une analyse critique, in : Xavier

Greffe, Jérôme Lallement, Michel de Vroey, Dictionnaire des

grandes œuvres économiques, Paris, 2002, p. 69. Voir aussi, dans

un autre genre: Isabelle Cassiers (dir.), Redéfinir la prospérité,

Paris, 2013 (2011), 382 pages; préface de Dominique Méda. 4 R. Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 105, y comprise la

citation suivante. 5 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du

Luxembourg 1914-1922, 1974, 118 pages.

par les grandes grèves de 1917 et 1921 et l’attitude

intransigeante et rigide du patronat. La concurrence

des espaces nationaux est relevée par la disparition du

Zollverein et la création de l’union économique du

Luxembourg avec la Belgique (UEBL), vers laquelle la

France a poussé le Luxembourg. Enfin la grande crise

de l’entre-deux-guerres (politique, économique,

sociale et sociétale) a complètement bouleversé la

société luxembourgeoise.

R. Boyer6 parle des « Vingt douloureuses » pour les

années 1970 et 1980. Ceci ne s’applique pas au

Luxembourg. L’industrie fordiste est bel et bien en

crise (cf. concurrence des pays hors d’Europe).

Toutefois au Luxembourg le recul sidérurgique (1975-

1985) aurait dû mener à une vraie catastrophe, car

parler industrie, c’est pointer la sidérurgie. Il n’en est

rien, deux effets ont joué.

En 1963 les Etats-Unis sont occupés à lutter contre le

déficit de la balance des paiements. L’interest

equalization tax rend les achats de titres étrangers

plus onéreux. La réponse est simple : les dollars et les

entreprises prennent le chemin de l’Europe. Pour le

Luxembourg, c’est le temps « heureux » des euro-

dollars et des euro-obligations, car la finance y est

encore peu développée. Jusque-là les banques sont

surtout tournées vers le petit marché intérieur : il y a

donc peu de réglementation bancaire et financière.

Entre 1968 et 1974 la Bundesbank augmente les

réserves obligatoires non rémunérées pour lutter

contre l’inflation. En 1974 l’Allemagne introduit une

retenue à la source sur les intérêts. En réponse des

banques allemandes s’installent au Luxembourg. De

fait le Luxembourg n’a pas attiré euro-dollars et euro-

obligations et les banques allemandes. Au contraire,

l’étranger a saisi l’opportunité offerte à cette époque

par la situation particulière du Luxembourg.

L’ère fordiste a été prolongée au Luxembourg par le

secteur financier/bancaire, parce que la productivité

et les rendements d’échelle sont au rendez-vous, au

moins par rapport aux pays voisins. Voilà qui explique

cette ère de prospérité fordiste, renforcée par la

légendaire stabilité politique et un environnement

économique et social favorable au Luxembourg. Le

fordisme se prolonge donc au Luxembourg jusque vers

les années 1990.

* * *

6 R. Boyer, op. cit. p. 73.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 68

Pourquoi la société fordiste s’est-elle enrayée ? Pour

aborder cette question, revenons – en résumé – sur

ses caractéristiques. L’ère fordiste est définie par ce

qu’on appelle le « cercle vertueux ».

• Accroissement simultané de la production et

de la productivité avec partage des fruits de

la croissance entre salariat et patronat.

• Il y a consensus social : collaboration entre

patronat et salariat. La proximité entre

salariat et patronat (du temps de la

sidérurgie) y a contribué.

• Le plein-emploi règne : absence de chômage.

• Un système généreux de protection sociale

est mis en place.

• Le Luxembourg bascule dans la société de

consommation : la consommation n’est plus

réservée à la bourgeoisie, l’ensemble de la

population y accède.

• Le dispositif de la protection sociale est axé

sur l’activité professionnelle.

La redistribution sociale est de nature assurantielle

(comme dans les pays voisins). Cette configuration

économique et sociale a été un succès, parce que ces

divers points fonctionnent ensemble, se complètent

mutuellement ; il y a enchaînement excellent entre

ces points. Ainsi, le partage de la valeur ajoutée entre

salariat et patronat suppose une certaine concertation

entre les deux.

Le régime de protection sociale marche sans difficulté,

car il y a absence de chômage. L’accès à la

consommation de la masse de la population mène à la

pleine acceptation de la société fordiste.

Au Luxembourg l’ère fordiste a duré davantage que

dans les pays voisins. Ses avantages ont joué plus

longtemps. En effet, l’économie financière a pu

prendre la relève au moment du déclin sidérurgique.

Le recul fordiste est lié à une forte atténuation, sinon

à la disparition des caractéristiques définissant le

fordisme. A l’image de la liste précédente le constat

suivant peut être dressé.

• La productivité dans le tertiaire a baissé, ce qui

a entraîné des problèmes dans le partage des

fruits de la croissance. Le consensus social est

ébranlé : le patronat a boycotté le CES en 2011.

• Le chômage croissant a bouleversé la donne : le

coût du modèle luxembourgeois devient

exorbitant. Il en est de même des dégâts

sociaux et psychologiques subis par les

chômeurs. L’emploi a un effet intégrateur, or le

chômage freine cette mécanique.

• A la protection sociale assurantielle s’ajoute un

volet de solidarité, donc non lié au travail. Ceci

augmente le risque de l’assistanat. D’où une

évolution potentiellement dangereuse :

protection sociale assurantielle solidarité

nationale (nécessaire)

protection sociale assistantielle.

En d’autres mots, la protection sociale, au lieu

de cibler ceux qui en ont besoin, pratique

l’arrosoir social, facile à mette en œuvre, mais

coûteux, car difficile à arrêter.

• Les immigrants traditionnels d’Italie, puis du

Portugal n’ont guère posé de problèmes

d’intégration : la société industrielle a su offrir

du travail même à ceux qui ne disposent

d’aucune formation. Dans la société de services

les immigrants sans formation sont confrontés

à de sérieux problèmes. Actuellement la moitié

des chômeurs n’a aucune formation ; un quart

d’entre eux n’a pas fréquenté les écoles du

pays. Une situation spécifique peut se

présenter : des immigrants font face à un

environnement culturel qui leur est tout à fait

étranger. Ils peuvent être heurtés par le

« laxisme des mœurs, …, partie de la liberté

démocratique 1». Des problèmes d’intégration

apparaissent et peuvent peser sur la cohésion

sociale.

• Enfin, à cela s’ajoute la crise économique :

augmentation des dépenses, mais les recettes

augmentent aussi (au moins jusqu’à

maintenant).

1 Dominique Schnapper (sociologue), La cohésion sociale : de quoi

parle-t-on ? in : Christophe Fourel et Guillaume Malochet, Les

politiques de cohésion sociale – Acteurs et instruments, Paris,

2013, p. 25. Centre d’analyse stratégique, Rapports et documents

n° 55.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 69

2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation

2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir

Retraçons brièvement les tendances politiques1

existant au 19e siècle au Luxembourg. Deux camps se

détachent nettement : les libéraux, les catholiques.

Le premier camp comprend les libéraux doctrinaires et

les libéraux progressistes.

Les libéraux doctrinaires sont autoritaires dans leur

optique politique, conservateurs dans leur optique

sociale, orangistes et anticléricaux. Il s’agit surtout de

hauts fonctionnaires, sans grande résonance dans la

population. Le Roi Grand-Duc les installe au pouvoir

dans le contexte de la constitution de 1841. Ignace de

la Fontaine (1787-1871) est leur chef de file.

Les libéraux progressistes témoignent d’un esprit plus

ouvert : élargissement du pouvoir législatif, liberté de

presse, liberté individuelle. Ces finalités profitent en

premier lieu à ce groupe qui se dit plus accessible au

domaine social, mais se refuse au suffrage universel.

La révolution de 1848 les installe au pouvoir qu’ils

perdent avec le « coup d’Etat » du Grand-Duc de 1856,

mais ils reviennent au pouvoir avec la constitution

libérale de 1868. Leur chef de file est la dynastie

Metz.

Le second camp est représenté par les catholiques et

s’oppose au premier. D’abord progressistes, ils sont

pour le droit de vote universel en 1848, par la suite ils

deviennent de plus en plus conservateurs sous la

houlette de leur chef de file Charles-Gérard Eyschen

(1800-1859).

Notons en quelques traits la situation sociale du pays

et le regard que la bourgeoisie y porte. Les notables ne

sont guère capables de saisir la gravité du problème

social. « Ils ne s’occupent du chômeur et de l’ouvrier

devenu invalide par maladie, l’accident de travail ou la

vieillesse que sous l’aspect de la répression de la

mendicité. 2».

1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 54.

2 Albert, Calmes, La Révolution de 1848 au Luxembourg,

Luxembourg, 1957, p. 148.

Le Journal de la Ville de Luxembourg3 du 4 novembre

1829 parle avec enthousiasme du travail en usine de

garçons et de filles entre 8 et 12 ans. Le 19 décembre

1829 le même journal relate le travail de 60 à 70

petites filles, la plupart en dessous de huit ans, dans

une usine de fourrures de gants. Il faut attendre la loi

du 6 décembre 1876 pour interdire aux enfants avant

l’âge de douze ans révolus les travaux en usines ou

ateliers. Cet âge est porté à 16 ans pour des travaux

de nuit ou des travaux souterrains (mines, minières,

carrières).

Retenons un comportement symptomatique de la

bourgeoisie à l’égard du domaine social à la veille de

la révolution4 de 1848. « Une loi de Napoléon du 19

janvier 1805, …, avait mis aux frais de l’Etat

l’éducation, à partir de l’âge de dix ans, dans un lycée

ou une école des arts et métiers d’un enfant mâle de

chaque famille qui en comptait sept vivants. Le 17

avril 1847 cette loi étant encore en vigueur, un

cultivateur de Sandweiler, père de 15 enfants vivants,

en demanda le bénéfice pour son 10e fils, âgé de 10

ans. Sur cette demande, le gouvernement proposa aux

Etats l’abrogation de la loi. Le 22 juin 1847, les Etats

votèrent la suppression de cette aide aux familles

nombreuses … ». La loi de 1805 est abrogée à

l’unanimité, ce qui témoigne d’un manque total de

sensibilité sociale.

Au Luxembourg la révolution de 1848 a un aspect

distinctif par rapport aux pays voisins. Ecoutons Albert

Calmes5. La première différence est « l’inertie des

pouvoirs publics lors des famines de 1846 et 1847 ».

Selon la seconde « la révolution fut déclenchée dans

les communes et non, comme dans les autres pays, à

l’échelon de l’Etat et dans la capitale. Et ceci non pour

des griefs financiers, …, mais pour des motifs

politiques culminant dans l’opposition aux oligarques

locaux. Promus édiles non par les votes des

administrés, mais par la faveur du gouvernement, et

gérant les affaires communales dans le secret, ils ne

pouvaient échapper au soupçon de soigner leurs

intérêts personnels au détriment de l’intérêt général et

ceux de leur classe à l’encontre des besoins des petites

gens ».

Ce contexte explique la grande réforme des

communes, dès 1848, par la Chambre issue des

élections de septembre 1848. Cette réforme est

effectivement une urgence. Revenons à Albert

3 Albert Calmes, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume

des Pays-Bas (1815-1830), Bruxelles, 1932, p. 43-44. 4 Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 149.

5 Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 23-24.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 70

Calmes1 : « Comparée à la loi belge de 1836, qui avait

régi les communes du Grand-Duché, sauf la capitale,

la loi de 1843 était en recul des libertés communales

et de la liberté tout court. En effet, bourgmestre,

échevins, conseillers et fonctionnaires communaux,

sous des formes diverses et parfois après un simulacre

d’élections, étaient en fait désignés par le

gouvernement, qui, armé du droit de révocation, les

tenait bien en mains ». En plus, « la loi interdit la

publicité des séances du conseil communal ».

Quels sont les gagnants et les perdants de la

révolution de 1848 ?

• Les vrais gagnants sont du côté de la

bourgeoisie libérale, malgré la régression entre 1856

et 1868. Leur pouvoir politique et économique,

consolidé, est devenu incontesté, sinon incontestable.

• Le monde ouvrier est le vrai perdant. Leur

adresse2 aux Etats, présentant des revendications

démocratiques modérées, est esquivée. Une

commission3 d’enquête des Etats, meilleur moyen pour

enterrer des revendications, passe sous silence leurs

doléances et ne retient que la question du chômage.

Comble de l’ironie ou du sarcasme, cette commission

préconise d’utiliser les crédits prévus au budget à des

travaux publics pour peser sur le chômage. La détresse

sociale dans le pays persiste : pauvreté, précarité,

chômage. S’y ajoute le truck system et le livret

d’ouvrier4.

• Les troubles de 1848 sont majoritairement

apparus dans les communes ; par exemple Ettelbruck,

Diekirch, Mersch, Grevenmacher, Wiltz, Esch/Alzette,

Esch/Sûre, Echternach, Luxembourg. Les manifestants

dans ces communes sont mi-gagnants, mi-perdants.

Ils sont gagnants, car la loi communale de 1848

améliore la situation dans les communes ; ils sont

perdants, car la situation sociale du pays reste

préoccupante.

* * *

1 Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg,

1954, p. 252. 2 Albert Calmes, La première manifestation ouvrière au

Luxembourg, en avril 1848, in : même auteur, Au fil de l’histoire,

Luxembourg, 1968, p. 65-75. 3 Cette commission de sept membres est composée comme suit :

deux membres du Gouvernement, un grand propriétaire et quatre

industriels. Ni ouvriers ni artisans (aucun salarié) ne sont

représentés dans cette commission. 4 Pour des détails, voir cahier économique n° 113, surtout p. 23-

24, p. 49 et suivantes, p. 79 et suivantes.

L’industrialisation mène à des modifications notables

de la société luxembourgeoise. Résumons.

Cette industrialisation est marquée par le

passage vers l’usine utilisant exclusivement le coke et

la minette. Dès 1865 une telle usine est installée à

Dommeldange5.

Vers la fin des années 1860 seul un tiers du

minerai extrait6 au Luxembourg est transformé sur

place. A partir de 1880 apparaissent les clauses

d’interdiction de trafic dans les conventions de

concession : le minerai luxembourgeois en profite

directement.

L’industrialisation a deux effets :

concentration technique dans le sud du pays des

usines et concentration financière. La sidérurgie se

déplace vers le sud du pays et la répartition

géographique suit le mouvement. S’y ajoute une

salarisation croissante de la société luxembourgeoise.

Les capitaux allemands sont largement majoritaires

dans la sidérurgie luxembourgeoise. Le pays compte

cinq grandes sociétés7 : Gelsenkirchener Bergwerks

AG, Arbed (1911), Deutsch-Luxemburgische

Bergwerks- und Hütten-AG, SA Ougrée-Marihaye et

Felten et Guillaume. En 1913 et selon une estimation8

bilantaire 69% des usines sidérurgiques appartiennent

ou sont exploitées par des sociétés allemandes.

* * *

La notion de « libéralisme » revêt des significations

différentes. Dans le monde anglo-saxon ce terme a

une connotation de gauche. En Amérique latine et en

Europe du Sud il a une résonance conservatrice, sinon

néolibérale.

5 Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIX

e – XX

e siècles),

Bruxelles, 2012, p. 34. 6 Ibid. 2012, op. cit. p. 35.

7 Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 37 et 39.

8 Travaux de la Commission sur l’orientation économique du

Grand-Duché de Luxembourg, IIe partie : Rapport sur la

métallurgie, rédigé par Paul Wurth (ingénieur), Luxembourg, 1919,

p. 3 et p. 4. Voir aussi la réponse à cette Commission de Léon

Nemry (consul attaché à la légation de Belgique à Luxembourg) :

Die wirtschafliche Zukunft des Gro herzogtums Luxemburg –

Kritik der Arbeiten der « Kommission für das Studium der durch

den Krieg hervorgerufenen wirtschaftlichen Probleme und deren

eventuellen Folgen », Luxembourg, 1919, 128 pages ; traduit du

français.

Page 71: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 71

L’écrivain et essayiste Mario Vargas Llosa1 (prix Nobel

de littérature 2010) a même établi une liaison entre

une certaine forme de libéralisme et le marxisme. « Il

existe par exemple des libéraux qui pensent que

l’économie est le domaine au travers duquel tous les

problèmes se résolvent, et que le marché libre est la

panacée à tous les maux, de la pauvreté au chômage,

en passant par la discrimination et l’exclusion sociale.

Ces libéraux, de véritables algorithmes vivants, ont

parfois fait plus de tort à la cause de la liberté que les

marxistes, lesquels furent les premiers à proclamer

l’idée absurde que l’économie est la force motrice de

l’Histoire. Cela n’est tout simplement pas vrai. Ce sont

les idées et la culture, et non l’économie, qui

distinguent la civilisation de la barbarie ».

« L’économie à elle seule … ne peut constituer un

objectif à la vie ».

Cet auteur se déclare libéral et considère « la liberté

comme une valeur absolument essentielle. Ses

fondements sont la propriété privée et l’Etat de droit.

Ce système réduit au maximum les formes possibles

d’injustice, génère mieux que tout autre le progrès

matériel et culturel, contient le plus efficacement la

violence et veille au respect des droits humains. Les

libertés politique et économique présentent les deux

faces d’une même médaille ».

* * *

Revenons à la « bourgeoisie triomphante », imprégnée

de libéralisme. P. Rosanvallon2 distingue trois

libéralismes : le libéralisme politique, le libéralisme

moral et le libéralisme économique.

Le libéralisme politique est lié à une notion juridico-

politique. L’aspect juridique est représenté par le Code

civil de 1804 et par un ensemble de lois ou

règlements. Ainsi, les dispositions assurant le travail

sur place du minerai luxembourgeois est en faveur de

la bourgeoisie/patronat.

Le libéralisme moral est lié à l’individualisme, c’est-à-

dire à l’autonomie individuelle. Celle-ci implique la

responsabilité individuelle, parfois dramatique pour le

salarié. Pour celui-ci le chemin est bien long de la

responsabilité professionnelle (ou faute) issue du droit

commun à la responsabilité sociale. La loi du 5 avril

1 Extrait d’une conférence prononcée le 21 août 2014 lors de la

réunion des lauréats du prix Nobel à Lindau (Allemagne). 2 Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique – Histoire de l’idée

de marché, Paris, 1999, p. IX.

1902 sur l’assurance accident est une avancée sociale

de taille. Le salarié accidenté ne doit plus prouver une

faute de l’employeur pour toucher une indemnité,

faute difficile à prouver devant un tribunal civil.

Le libéralisme économique (voir plus loin sous 3.1.) est

mis en scène par le marché. A. Smith part de la

division du travail en relation avec un espace de libre-

échange, c’est-à-dire un marché. Il résume cette

approche par une phrase3 lapidaire : « Donne-moi ce

que je veux et tu auras ce que tu veux, … ». Selon P.

Rosanvallon4 A. Smith « pense l’économie comme

fondement de la société et le marché comme

opérateur de l’ordre social ». Le même auteur parle de

« société de marché généralisé ».

L’ensemble de ces trois libéralismes permet à la

bourgeoisie luxembourgeoise de dominer sans entrave

la vie politique, économique et sociale du pays.

L’industrialisation a dégagé trois groupes dans la

population.

Un petit groupe de grands bénéficiaires : la

bourgeoisie/patronat, à l’abri des trois

libéralismes.

Un grand groupe de petits bénéficiaires

(relatifs) : les ouvriers de la nouvelle

sidérurgie. Malgré une situation sociale

parfois difficile (cf. logement) leurs salaires

dépassent en général ceux des autres salariés

(ouvriers agricoles et ouvriers en dehors de la

sidérurgie, journaliers, domestiques).

Un troisième groupe comprend justement ces

autres salariés, dont les salaires restent

constamment à la traîne par rapport à la

sidérurgie.

La vie politique est entre les mains de la bourgeoisie. Il

n’y a pas encore de partis politiques, mais entre les

différentes tendances (par exemple entre libéraux et

catholiques) les joutes oratoires sont parfois

mémorables. Des groupements autour de fortes

personnalités se font et se défont facilement.

Un phénomène curieux est apparu. Ecoutons Gilbert

Trausch5. « On chercherait en vain entre 1872 et 1906

ces grandes joutes politiques qui caractérisent les

années 1848 à 1872, … ». Est-ce que la bourgeoisie

3 Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse

des nations, Paris, 2000, p. 20. Nouvelle traduction coordonnée

par Philippe Jaudel, responsable scientifique Jean-Michel Servet. 4 P. Rosanvallon, 1999, op. cit. p. 70.

5 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 64.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 72

s’est concentrée sur l’industrialisation, car consciente

des nouvelles perspectives offertes ? La bourgeoisie

est-elle davantage unie que ne le suggère les diverses

tendances politiques ?

L’ère de l’industrialisation est aussi le temps de

passage du capitalisme des grandes familles (par

exemple les Metz, Pescatore, Brasseur, Collart, Wurth,

Munchen), vers le grand capitalisme (sociétés

anonymes).

Quelle relation entre la bourgeoisie et les lois sociales

de 1901, 1902 et 1911 ? Trois facteurs ont joué.

* Le Luxembourg est membre du Zollverein qui a

évidemment une influence sur sa législation.

D’ailleurs, le Luxembourg réagit avec un certain

retard.

* Paul Eyschen1, « un libéral modéré » (selon Gilbert

Trausch) et « un stratège incontournable » (selon Denis

Scuto) fait avancer les choses après mûre réflexion.

* Les trois lois sociales sont strictement adossées au

travail, ce n’est pas une protection sociale universelle.

L’industrialisation a généré du pouvoir d’achat. Les

augmentations des salaires dans la sidérurgie

reviennent, au moins partiellement, par un détour de

consommation, à la bourgeoisie marchande, sous

forme de « profits différés 2».

La Première guerre mondiale a marqué une crise

généralisée ; c’est aussi une crise de la bourgeoisie

luxembourgeoise. Ecoutons Immanuel Wallerstein3 :

« … ce n’est pas parce qu’un système est en crise qu’il

n’essaie pas de continuer à fonctionner comme à

1 Paul Eyschen (1841-1915) est ministre d’Etat, président du

Gouvernement de 1888 à 1915. Voir par exemple Jules Mersch,

Paul Eyschen, in : Biographie nationale du pays de Luxembourg

depuis ses origines jusqu’à nos jours, Ve fascicule, Luxembourg,

1953, p. 71-153 ; Antoine Funck, Eyscheniana, in : ibid. p. 155-

168 ; Léon Metzler, In memoriam Paul Eyschen, homme d’Etat et

jurisconsulte, in : ibid. p. 169-234 ; Marcel Noppeney, Paul

Eyschen entre la France et l’Allemagne, in : ibid. p. 235-241. 2 L’expression est d’Immanuel Wallerstein, Le capitalisme

historique, Paris, 2002 (3e éd.), p. 59.

3 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde – Introduction à

l’analyse des systèmes-monde, Paris, 2009 (2004), p. 138. Dans la

foulée voir aussi du même auteur : La construction d’une

économie-monde européenne 1450-1750, in : Philippe Beaujard,

Laurent Berger et Philippe Norel, Histoire globale, mondialisations

et capitalisme, Paris, 2009, p. 191-202. Traduction de Philippe

Beaujard.

l’accoutumée. … les habitudes sont familières et elles

assurent des bénéfices … ».

La bourgeoisie espère continuer les affaires comme

par le passé, appuyée sur une longue tradition de

monopolisation du pouvoir économique et politique.

Voilà qui explique son attitude intransigeante et

arrogante. Gilbert Trausch4 a constaté « un mur

d’incompréhension qui sépare en ces années le

patronat et le salariat ».

Dans un contexte de pénurie alimentaire, de perte de

pouvoir d’achat, de revendications salariales

(licenciements, baisses de salaire), la lutte du monde

ouvrier contre ces calamités débouche, après la

guerre, sur la lutte pour la reconnaissance et la

légitimité des syndicats dans l’entreprise. Le monde

patronal, cantonné dans une attitude de rejet vis-à-vis

du monde ouvrier, a mis du temps pour pressentir, au-

delà de la crise économique, une crise sociétale.

Face à la bourgeoisie/patronat, le monde ouvrier fait

son entrée dans la société luxembourgeoise. On a

reproché au mouvement ouvrier une réaction

excessive.

En réponse au comportement rigide et fermé à toute

concession, les ouvriers ont eu recours au seul moyen

d’exprimer leur mécontentement : manifestations et

grèves. Les deux grèves de 1917 et 1921 sont bien

connues. Gilbert Trausch5 a dénombré une série de 17

petites grèves en 1919 et en 1920.

Le Gouvernement, désemparé vis-à-vis de cette

situation inédite, dans la personne d’Emile Reuter

(ministre d’Etat de 1918-1925) « a préféré tergiverser.

Pour lui il s’agissait d’éviter l’irréparable, d’empêcher

que le sang ne coulât. Il y a pleinement réussi et ce

n’est pas un mince mérite 6». Reuter joue l’apaisement

(par exemple conseil d’usine, journée de huit heures

de travail).

Il est vrai que les ouvriers ont pratiqué un langage

outrancier, mais n’est-ce pas un moyen de se faire

entendre par la bourgeoisie/patronat. En 1848 elle a

traité les ouvriers avec mépris tout en ignorant

superbement leurs doléances. Le dénouement est bien

4 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du

Luxembourg, op. cit. p. 84. Pour bien comprendre cette période de

l’histoire du Luxembourg, cet ouvrage de 118 pages est

incontournable. 5 Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 86-87.

6 Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 110.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 73

connu : un compromis1. Au cours de l’entre-deux-

guerres les syndicats, pleinement acceptés, se

penchent vers des problèmes qui leur sont propres (par

exemple salaire, conditions de travail) et laissent le

champ politique aux partis politiques.

2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein

Abordons la dimension historique de cette époque

selon l’approche du sociologue américain Immanuel

Wallerstein2. A cet effet prévoyons deux étapes : la

période avant l’industrialisation et l’époque de

l’industrialisation.

2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation

Dans cette communauté purement agraire la cellule

fondamentale de la société est la famille. Cette

situation est encore renforcée par la Révolution

française3 : pas d’intermédiaire entre l’Etat et les

citoyens ; le Code civil de 1804 est caractérisé par une

absence de privilèges liés à la naissance.

La famille ou le ménage se compose des époux, des

enfants, d’autres membres de famille, de journaliers

ou domestiques. C’est à la fois un lieu de production

de produits agricoles et même de produits artisanaux,

c’est un lieu de reproduction sociale (l’avenir des

enfants est le passé des parents), c’est un lieu stable

mais changeant (naissances, décès, départs/arrivées).

Cette famille est une communauté de vie et de survie

dans un milieu rural. Tout au long de la première

moitié du 19e siècle disettes et famines persistent. On

parle des « horreurs de la famine 4» de 1816 et 1817.

Retenons les principales famines ou disettes : 1831,

1846, 1847, 1848 et la dernière en 18535. Notons

1 Pour des détails voir l’ouvrage (1974) de Gilbert Trausch.

2 Rappelons que Wallerstein s’est inspiré à la fois de Karl Marx

(théorie du développement inégal) et de Fernand Braudel (Ecole

des Annales, dont il emprunte la très longue durée). Le lecteur

intéressé par les écrits de Marx et des marxistes peut consulter

des extraits d’ouvrages dans : Kostas Papaioannou (historien),

Marx et les marxistes, Paris, 2001, 505 pages. 3 Voir premier chapitre du cahier économique n° 113, op. cit. p.

11-34. 4 P. Ruppert, Les Etats provinciaux du Grand-Duché de

Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. 133. 5 Albert Calmes, La disette de 1853, in : Albert Calmes, Au fil de

l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179-182.

l’appréciation d’Albert Calmes6 : « A partir de 1845, les

cris de misère s’élèvent de toutes parts. Il ne s’agit pas

de l’effroyable dénuement de prolétaires tels que ceux

des fabriques de Birmingham, de Gand, de Paris, de

Lyon et de Silésie. Au Luxembourg et en Rhénanie,

c’est des populations rurales que montent les cris : De

l’ouvrage ! Du pain ! ». Et encore du même auteur7 :

« En 1842, des bandes d’affamés parcoururent le pays.

Des gens moururent de faim lors de la famine de 1847

et de nouveau des bandes parfois menaçantes

parcoururent les campagnes ».

Le Luxembourg préindustriel et agricole souffre de la

faim. Souvent l’émigration semble la seule issue. A.

Calmes8 fournit quelques indications sur l’émigration

au cours des années 1840, entre parenthèses la part

de ceux partis pour l’Amérique ; 1843 : 917 (253) ;

1844 : 377 (24) ; 1845 : 526 (218) ; 1846 : 1 587

(991). Au cours des quatre premiers mois de 1847, on

compte déjà 1 521 émigrants.

A l’époque autosuffisance et autoconsommation sont

des mots-clés. Le nombre des salariés est encore

réduit. D’ailleurs, journaliers et domestiques sont

partiellement rémunérés en nature (nourriture et

logement), le salaire résiduel est forcément réduit. On

est loin d’une société salariale.

Cette société est dominée par la pauvreté. Ecoutons

Gilbert Trausch9 : « Les conditions de vie des classes

populaires restent précaires. Les pauvres se

nourrissent mal : pommes de terre, pain et lait, voilà

l’essentiel de leur menu tout au long de l’année. La

viande (aux riches protéines) est un plat rare, réservé

aux grandes occasions. La famine n’a pas encore

disparu. Dans cette société encore agraire, il suffit

d’une ou deux mauvaises récoltes pour qu’il y ait crise

alimentaire. De soudaines poussées de prix des

céréales mettent le pain hors de la portée du pauvre

journalier ». Concluons avec Emmanuel Servais10 : « …

un petit peuple toujours inquiet au sujet du sort que

l’avenir lui réserve ».

6 Albert Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 424.

7 Albert Calmes, La disette de 1853, in : A. Calmes, Au fil de

l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179. 8 A. Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 431.

9 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 114.

10 E. Servais (1811-1890), Autobiographie, préface de Christian

Calmes, Luxembourg, 1990, p. 47. E. Servais a été Ministre d Etat,

président du Gouvernement de 1867 à 1874.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 74

2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation

Notons la situation de la famille dans les classes

populaires. Selon Immanuel Wallerstein1 « l’unité

économique engagée est le ménage ». Son harmonie

est liée à l’engagement familial de ses membres.

Comment assurer sa survie ? Ses ressources sont

diverses : salaire, autoconsommation, vente sur le

marché de produits agricoles (par exemple légumes,

œufs), autres contributions de membres du ménage.

L’industrialisation change la donne. Cette

industrialisation a deux conséquences majeures : la

salarisation et la division du travail à l’intérieur des

ménages. L’industrialisation fait grimper

mécaniquement le nombre de salariés, surtout les

ouvriers. Ainsi, entre 1871 et 1907, le nombre des

ouvriers2 occupés dans l’industrie sidérurgique et

minière augmente de 3 383 à 15 218 (multiplication

par 4,5). Sur la même période la population active3

dans l’agriculture baisse de 60,4% à 43,2%, face à

une augmentation du secteur secondaire de 20,2% à

38,4%. Salarisation et industrialisation sont les deux

piliers d’un même phénomène.

Nous venons de relever les diverses ressources du

ménage préindustriel. Au fur et à mesure que

l’industrialisation avance, la part du salaire prend une

ampleur croissante. Dans ce contexte une

différenciation du travail du ménage4 s’opère. Le

mari/père et le cas échéant les jeunes gens travaillent

à l’extérieur du ménage et touchent un salaire.

L’épouse/mère avec les filles vivant dans le ménage

s’occupent du ménage, font du jardinage et

s’occupent de la basse-cour, etc.

A cela s’ajoute une évaluation des travaux. Le travail à

l’extérieur du ménage et générant un salaire est

qualifié de productif. Le travail effectué à l’intérieur

du ménage est traité d’improductif, même si la

ménagère vend des produits du jardinage sur le

marché. Cette évaluation des travaux a achevé le

partage des rôles entre les sexes et les générations.

Ainsi, l’homme salarié est classé « breadwinner » du

ménage, la femme affectée aux travaux ménagers, est

devenue « femme au foyer » ; son travail est dévalué.

Le « breadwinner » est économiquement actif, tel n’est

1 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 24.

2 Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 79.

3 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.

III, p.122. 4 I. Wallerstein, 2002, op.cit. p.24 et suivantes.

pas le cas pour la femme au foyer. « Ainsi le sexisme

s’est-il trouvé institutionnalisé », selon I. Wallerstein5.

Cette architecture est entrée dans les statistiques et

est loin d’avoir disparu au Luxembourg. Ainsi, le

recensement de la population6 de 1960 parle d’aides

familiaux ou aidants : « personnes qui travaillent dans

une entreprise économique exploitée par un membre

de leur famille et qui vivent dans le ménage du chef

d’entreprise ». Ce recensement7 indique encore 12 931

aidants (dont 9 227 dans l’agriculture), face à une

population active totale de 128 475 personnes (ce qui

fait 10%). Ces aidants assistent le chef de ménage

dans son travail productif.

Considérons les ressources d’un ménage ouvrier : le

salaire, d’autres moyens de subsistance. Dans ce cas le

salaire monétaire peut être inférieur à ce qu’il est

dans l’hypothèse où le ménage ne touche que le seul

salaire monétaire. Le salaire minimal à accorder à

l’ouvrier doit au moins correspondre à assurer sa

survie. La bourgeoisie/patronat, qui préfère « payer

moins que plus 8», a un avantage à ce que le ménage

ouvrier dispose de ressources dépassant le seul salaire

monétaire. Elle paie un salaire monétaire moins élevé,

car le ménage ouvrier dispose encore pour survivre

d’autres ressources.

Wallerstein9 qualifie un ménage ouvrier de semi-

prolétarisé, s’il dispose d’autres ressources que le seul

salaire. Le même auteur parle de ménage prolétarisé,

si celui-ci a comme revenu uniquement le salaire.

Quelle est la situation au Luxembourg ?

Selon le recensement10 de 1907 des 66 663

professions accessoires exercées 48 719 (74%)

relèvent de l’agriculture ; 19% sont liés au

commerce/transport et 7% sont en relation avec

l’industrie. Les ouvriers sont majoritaires parmi ceux

qui ont une activité accessoire. Ainsi, ils représentent

61% des professions accessoires dans le canton

d’Esch, région industrielle par excellence et encore

50% dans le canton de Mersch, région agricole.

5 I. Wallerstein, 2002, op cit. p. 25.

6 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.

VI, p. 85. 7 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.

III, p. 18. 8 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 26.

9 Ibid. p. 27.

10 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, op. cit.

fascicule XXII, p. 169 et p. 161.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 75

Tableau 2.1*: Population active, population à charge et population dépendante (en %tage)

De nombreux ménages ouvriers ont encore une

occupation accessoire dans l’agriculture. Ils ont une

petite « exploitation » agricole (volaille, quelques

cochons, une ou même plusieurs vaches, quelques

lopins de terre) ou parfois aident dans une autre

exploitation agricole plus grande. Dans la terminologie

de Wallerstein il s’agit de ménages semi-prolétarisés.

Faute de statistiques détaillées sur une longue

période nous utilisons la relation suivante :

population dépendante = population active +

personnes à charge1.

Le tableau 2.1 explique cette relation pour les trois

secteurs économiques. Une transformation en

profondeur de la société luxembourgeoise se déroule

entre 1871 et 1907, sur deux niveaux. D’abord, et c’est

bien connu, la population active du secteur primaire

baisse au profit du secondaire, de 60,4% en 1871 à

43,2% en 1907. Puis, la population dépendante du

secondaire passe de 16,9% à 43,5%, toujours au cours

de la même période. En fait, ce principe montre la

formation croissante de ménages semi-prolétarisés. En

d’autres mots, au cours de ce laps de temps

l’industrialisation a généré la division sexuelle et

générationnelle du travail (travail productif et travail

improductif).

• Revenons à deux idées-forces de Wallerstein.

La bourgeoisie/patronat a tendance à payer des

salaires situés aux environs de ce qui est

nécessaire à la survie des ménages. Cette

approche peut-elle s’appliquer à la sidérurgie

du 19e siècle ?

Une réticence de la population rurale vis-à-vis de

l’embauche dans la sidérurgie liée à une demande de

main-d’œuvre dans cette industrie, a un effet

1 Les personnes à charge comprennent les enfants (y compris

étudiants), la femme au foyer et d’autres adultes au foyer. Selon le

recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. V

+ VI, p. 82.

amplificateur sur les salaires. D’ailleurs, celle-ci se fait

une réputation croissante de servir des salaires plutôt

élevés, au moins en comparaison avec les salaires hors

sidérurgie. Ici le schéma de Wallerstein ne semble

guère jouer de rôle. Toutefois, cette configuration en

relation avec l’existence des ménages semi-

prolétarisés explique au moins partiellement que les

renvois secs d’ouvriers ont été possibles : « Von 1873

bis 1878 waren 30-40% Arbeiter sowohl auf Hütten

wie in den Gruben entlassen worden 2». Dans le même

ordre d’idées des baisses de salaire ont été facilitées.

Selon Wallerstein3 a été encouragée « la

reconnaissance de groupes ethniques bien

définies, en cherchant à les affecter dans

toute la mesure du possible à des tâches

spécifiques, auxquelles étaient associés des

niveaux différents de rémunération réelle ».

Voilà qui s’applique parfaitement au

Luxembourg. Le groupe visée au Luxembourg

est représenté par les immigrants italiens,

sans qualification, venus sans famille, mal

logés, ils sont malléables et corvéables à

merci.

Dans l’optique wallersteinéenne un employeur

préfère une main-d’œuvre issue d’un ménage

semi-prolétarisé à celle provenant d’un

ménage prolétarisé. Selon cet auteur « au lieu

d’avoir à expliquer les causes de la

prolétarisation, il nous fallait expliquer

pourquoi elle a été si incomplète ». En

d’autres mots, toujours selon le même auteur

« l’appartenance des salariés à des ménages

semi-prolétarisés a justement été la norme

statistique, et non l’exception ».

Au Luxembourg la bourgeoisie/patronat a disposé d’un

double avantage. Sans l’intervention des nombreux

ménages ouvriers semi-prolétarisés, des salaires plus

élevés auraient dû être payés par les employeurs. Le

2 M. Ungeheuer, op. cit. p. 230.

3 I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris 2002 (1983), p. 28,

y comprises les deux citations qui suivent.

1871 1907 1871 1907 1871 1907

Primaire 60,4 43,2 72,8 31,6 66,3 37,6

Secondaire 20,2 38,4 13,2 49,1 16,9 43,5

tertiaire 19,4 18,4 14,0 19,3 16,8 18,9

* Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p. 122.

Secteur

Population active Population à charge Population dépendante

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 76

groupe délimité des Italiens joue à la fois le rôle de

variable d’ajustement et de moyen de pression sur les

salaires. La concurrence des ouvriers Italiens vis-à-vis

des autres ouvriers empêche toute solidarité ouvrière,

ce qui favorise le patronat.

La théorie de Wallerstein est renforcée par une

analyse empirique de Simon Kuznets, parfois appelée

« loi de Kuznets ». Ecoutons cet auteur1 : » … in the

early phases of industrialization in the

underdeveloped countries income inequalities will

tend to widen before the leveling forces become

strong enough first to stabilize and then reduce

income inequalities ».

Cette situation est celle du Luxembourg au début de

l’industrialisation. Ainsi, les salaires sont à la baisse au

moins pendant les années 1870. Par la suite les gains

de productivité du travail ne se répercutent guère

dans les salaires du monde ouvrier. Ces gains sont

largement accaparés par le patronat.

Dans le contexte des analyses de Wallerstein et de

Kuznets le comportement des ouvriers de 1917 à 1921

devient bien plus compréhensible.

* * *

En dehors des explications inédites de Wallerstein et

de Kuznets d’autres facteurs, que l’on peut qualifier de

classiques, sont avancés.

Selon Leibbrandt2 la persistance de la mentalité rurale

est la conséquence de l’absence de prolétarisation et

non sa cause. Mais sa relation peut aussi être

inversée : l’absence de prolétarisation est la

conséquence de la mentalité rurale. Finalement on en

revient toujours à trois facteurs3 : la révolution

industrielle tardive, l’absence de concentration

démographique et le lien entre monde rural et monde

ouvrier.

De nombreux auteurs luxembourgeois ont souligné le

lien persistant – devenu mythique entre-temps –

entre le monde rural et le monde industriel ; par

1 Simon Kuznets, Economic Growth and Income Inequality, in : The

American Economic Review, vol. XLV, n° 1, mars 1955, p. 24. 2 J. G. Leibbrandt, Zware Industrie In Een Agrarische Omgeving –

Rapport over de door Utrechtse studenten in de sociologie

gemaakte excursie naar het Groothertogdom Luxemburg in

juni/juli 1957, Utrecht (Sociologisch Instituut Van de

Rijksuniversiteit Te Utrecht), 1957, 47 pages. 3 Cahier économique n° 108 du STATEC, op. cit. p.28.

exemple Nicolas Ries4, Paul Weber

5, Joseph Hess

6,

André Heiderscheid7 Gilbert Trausch

8 et Denis Scuto

9.

* * *

En résumé la bourgeoisie-patronat a selon Wallerstein

un quadruple avantage.

• Les salaires servis par le patronat aux ouvriers

de ménages semi-prolétarisés sont moins

élevés du fait d’autres sources de revenus (par

exemple exploitation agricole).

• Pour la même raison des réductions du salaire

des ouvriers sont possibles (par exemple entre

1873 et 1878).

• Un groupe d’ouvriers étrangers (Italiens) est

discriminé à deux points de vue au moins :

salaire, conditions de travail ; d’où logements

insalubres par exemple. La situation est

encore aggravée si ces ouvriers ne font pas

partie d’un ménage semi-prolétarisé.

• Le patronat profite largement des gains de la

productivité du travail au cours de

l’industrialisation du Luxembourg.

* * *

L’analyse de Wallerstein est complétée par les

développements de la philosophe Silvia Federici10.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, avec

l‘industrialisation, apparaît la famille ouvrière, calquée

« sur le modèle de l’usine ».

L’épouse/mère est confinée dans la maison (ménage,

enfants, jardinage, etc.). « On dit que le père travaille

4 Nicolas Ries, Le peuple luxembourgeois – Essai de psychologie,

Diekirch, 1920 (2e éd.), 294 pages.

5 Paul Weber, Histoire de l’économie luxembourgeoise,

Luxembourg, 1950, p. 7-8. 6 Jos. Hess, Quelques aspects de la vie populaire, in : Le Grand-

Duché de Luxembourg, brochure publiée à l’occasion de

l’exposition universelle et internationale à Bruxelles en 1935,

Luxembourg et Bruxelles, 1935, p. 124-130. 7 André Heiderscheid, Aspects de sociologie religieuse du Diocèse

de Luxembourg, tome 1, L’infrastructure de la Société Religieuse –

La Société Nationale, Luxembourg, 1961, p. 138. 8 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, op.

cit. p. 117. 9 Denis Scuto, La naissance de la protection sociale au Luxembourg

(le contexte économique et social, les acteurs et les enjeux

politiques), in : Bulletin luxembourgeois des questions sociales, vol.

10, Luxembourg 2001, p.47. 10 Silvia Federici (université Hofstra à New York), Caliban et la

sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, 2014

(2004), 461 pages. Les deux citations proviennent d’une interview

dans Le Monde du 11 juillet 2014.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 77

tandis que la mère est au foyer. Il n’y a pourtant rien

de naturel dans la famille, dans le travail, dans les

rôles sexués. Tout est construit pour un marché, … ».

Finalement, l’épouse/mère est domestiquée au foyer,

le mari est domestiqué à l’usine.

2.6 La société de services

D’emblée, résumons un siècle d’histoire économique

en une seule phrase. Au début du 20e siècle l’économie

luxembourgeoise est caractérisée par une sur-

industrialisation et une sous-financiarisation ; au

début du 21e siècle la situation est inversée : sous-

industrialisation et sur-financiarisation.

La marche vers la tertiarisation de l’économie

luxembourgeoise n’a pas son origine dans une action

volontariste des divers Gouvernements

luxembourgeois, mais est le fruit de dispositions

légales/réglementaires à l’étranger, notamment aux

Etats-Unis et en Allemagne. La tertiarisation a généré

une réglementation nouvelle.

2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation

Retenons d’emblée un point commun

fondamental à l’économie industrielle et à

l’économie financière : les deux ont eu de

puissants effets d’entraînement sur l’ensemble

de l’économie.

Un autre point commun se dégage

rapidement, la spécialisation économique. Au

temps du Zollverein l’industrie sidérurgique

est un fournisseur (Zulieferer) de l’industrie

sidérurgique allemande. Actuellement, le

Luxembourg est spécialisé dans « l’industrie »

des fonds d’investissement.

Enfin, un dernier point commun : le

Luxembourg, de par sa petite dimension est

économiquement dépendant de l’extérieur.

Ceci vaut surtout pour un petit pays dont la

production sidérurgique et, plus tard, la

production financière est largement

supérieure aux besoins domestiques. Peut-

être faut-il parler de dépendance complète.

La stabilité politique du Luxembourg est bien

connue. De son indépendance (1839) jusqu’à

la Première guerre mondiale le Luxembourg

échappe aux bouleversements politiques

internationaux. Ni la crise internationale de

1866 (neutralité du Luxembourg), ni la guerre

franco-prussienne de 1870, ni

l’industrialisation du pays n’ont pu détruire

cet équilibre. Les événements qui ont suivi

cette guerre décrivent un pays où l’aspect

social (absence de protection sociale) et

l’aspect démocratique (absence de droit de

vote universel) ne sont pas à la hauteur de la

stabilité politique.

Apprécier la tertiarisation de la population

c’est surtout définir la population active en

fonction des trois secteurs économiques (cf.

tableau 2.2.).

Du point de vue du secteur tertiaire trois étapes se

dégagent. La première est liée à l’ère préindustrielle :

le secteur tertiaire reste forcément limité et ne

dépasse pas ou de peu les 20%.

Au cours de la deuxième étape l’industrialisation de

l’économie génère des services liés par exemple au

commerce, à l’extension de l’administration publique

et à l’enseignement. Des services spécifiques

apparaissent : services bancaires divers, services

juridiques, marketing, etc. L’extension du tertiaire est

encore liée à une protection sociale croissante. Cette

étape s’étend grosso modo depuis la veille de la

Première guerre mondiale jusque vers 1970. Retenons

que l’émergence des services suit avec un certain

décalage l’industrialisation.

A partir des années 1970 s’amorce la troisième étape :

l’émergence de la place financière. C’est le règne

absolu du tertiaire. De nombreux services liés à la

Place surgissent ; par exemple : OPC (organisme de

placement collectif), PSF (autres professionnels du

secteur financier), …, ABBL (Association des banques

et banquiers de Luxembourg), …, fiduciaires…, CSSF

(Commission de surveillance du secteur financier),

Banque Centrale, …, Commissariat aux Assurances,

etc. Patrice Pieretti, Arnaud Bourgain et Philipe

Courtin dessinent une présentation structurée1 de

l’architecture de la Place.

1 P. Pieretti, A. Bourgain, P. Courtin, Place financière de

Luxembourg, Analyse des sources de ses avantages compétitifs et

de sa dynamique, Bruxelles, 2007, p. 23-39.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 78

Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques

Notons un abus lié à la finance1. Pour cela

remontons à la création de la société anonyme dans la

seconde moitié du 19e siècle. Elle vise en fait deux

buts : rassembler les capitaux pour l’industrie lourde,

réduire la responsabilité des actionnaires à leurs seuls

apports. C’est l’ère de la responsabilité limitée qui

commence, dans les grandes entreprises constituées

sous forme de société à actions. Trois étapes se sont

déroulées successivement.

La première correspond au temps des grandes sociétés

anonymes, à leur tête de grands « capitaines » de

l’industrie le plus souvent fondateurs de l’entreprise

(par exemple famille Metz). C’est une génération de

« directeurs-propriétaires », souvent charismatiques

qui ont agi avec un succès indéniable.

La deuxième étape est liée à la taille croissante des

entreprises. Les familles fondatrices détiennent en

général une part inférieure à 10% du capital social.

Apparaît alors une génération de manageurs

professionnels (directeurs salariés) qui gèrent les

sociétés. Ils visent la maximisation du profit, mais ils

peuvent aussi maximiser les ventes au lieu du profit

(revenant aux actionnaires), sans perdre de vue leurs

propres intérêts.

D’où la troisième étape. Des actionnaires, sous

l’impulsion du néolibéralisme, poussent davantage sur

le profit. La parade est vite trouvée ; la « shareholder-

value » doit être maximisée : « principe de la

maximisation de la valeur pour l’actionnaire ». C’est

l’entente entre actionnaires et dirigeants pour

maximiser l’enrichissement des actionnaires. Les

dirigeants voient leur rémunération attachée à ce but.

Des taux de rendement des actions non de 4% à 5%

(norme jusque-là) sont visés, mais des taux supérieurs

à 10%. C’est l’enfer. L’entreprise travaille au seul

profit immédiat des actionnaires et au détriment de

toutes les autres parties prenantes dans l’entreprise :

1 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le

capitalisme, Paris, 2012 (2010), p. 33-46 ; y comprises les

citations. Traduction de l’anglais par Françoise et Paul Chemla.

salariés, fournisseurs, clients ; tous sont pressurisés à

souhait.

En temps de crise l’entreprise mise alors sur la baisse

des dépenses, augmenter les recettes est bien plus

difficile. C’est la réduction inexorable de l’emploi, dans

un climat (malsain) d’insécurité : bonjour les dégâts

(stress, burn-out) ! S’y ajoutent la baisse des

investissements (en recul au profit des actionnaires) et

la montée des inégalités des revenus. « Dans cette

orgie des profits » les dirigeants ne sont pas oubliés ;

ils bénéficient de stock-options et d’autres avantages.

Retenons que les actionnaires sont les moins attachés

à l’entreprise dans le sens qu’ils peuvent vendre leurs

actions, ce qui les libère de toute responsabilité. Les

autres parties prenantes sont davantage liées à

l’entreprise, surtout le personnel.

Au Luxembourg la « shareholder-value » a été

pratiquée, bien qu’elle ne soit pas seule responsable

des plans sociaux (cf. crise généralisée). En Allemagne

une parade a été trouvée : stabiliser l’actionnariat par

une participation dans les grandes entreprises (au

niveau fédéral et des Länder).

Pour conclure on peut retenir que la « shareholder-

value est « l’idée la plus bête du monde », qui mène

tout droit à la désindustrialisation.

2.6.2 Un mode de régulation tertiaire

L’emploi tertiaire, largement majoritaire au

Luxembourg (cf. tableau 2.2.) a introduit dans la

régulation une dose d’incertitude. L’articulation des

formes institutionnelles en est perturbée. Ainsi, le

dialogue social à l’intérieur du CES entre patronat et

salariat a été interrompu en 2011. Une concurrence

salariale risque même de mener à la « balkanisation 2»

des contrats de travail. La configuration est d’autant

moins stable que le fordisme a duré davantage au

Luxembourg. L’ancienne régulation est en crise : la

2 Robert Boyer, 2013, op. cit. p.50.

Secteur 1871 1907 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011*

Primaire 60,4 43,2 30,2 26,1 15,1 11,2 7,5 5,0 3,6 1,8 1,5

Secondaire 20,2 38,4 38,4 39,7 44,1 45,0 43,9 33,7 26,3 20,4 16,0

Tertiaire 19,4 18,4 31,4 34,2 40,8 43,8 48,6 61,3 70,1 77,8 82,5

* Le total de la population ayant un emploi indique 13% de non indiqués dans les trois secteurs économiques. Ils n’ont pas été retenus

dans les calculs.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 79

libéralisation et une certaine rigidité institutionnelle y

ont contribué. Il en est de même de la

déréglementation pour le travail. Deux facteurs1 sont

avancés. Le chômage et l’emploi augmentent en

même temps. Ainsi, le taux d’emploi augmente de

67,2% à 70,1% entre 2003 et 2011, face à une hausse

du chômage de 8 504 unités en 2005 à 13 494 unités

en 20112.

La baisse du pouvoir des salariés (cf. syndicats en

perte d’audience) est une caractéristique du déclin

fordiste, au profit du pouvoir des « actionnaires

financiers 3». Du temps du fordisme les relations

apaisées salariat-patronat se déroulent sur un pied

d’égalité (si l’on peut parler d’égalité entre patronat et

salariat). Actuellement le salariat, dans la société

tertiaire luxembourgeoise, semble être réduit à un

coût, ce qui mène finalement à un rôle de variable

d’ajustement. La viabilité d’un tel modèle de

régulation est douteuse, au moins dans le long terme.

Nous sommes en pleine dérive capitaliste ou faut-il

dire délire capitaliste : le règne de la « shareholder-

value ».

2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise

La notion de régulationnisme a été brièvement

exposée (cf. 2.4.). Reprenons-la en quatre points.

• Le régulationnisme sort définitivement de la

conception marxienne de l’universalisme des

lois de l’économie, figées dans l’aspect du

processus de production. D’ailleurs le

néolibéralisme témoigne lui aussi d’une

attitude universaliste.

• La régulation4 délaisse le « système de

marchés » au profit du capitalisme. Celui-ci

est « conçu comme ensemble de rapports

sociaux institutionnellement appareillés ».

• C’est le retour de l’histoire dans l’analyse

économique, car « le capitalisme change

parce que ses armatures institutionnelles

1 Pascal Petit, Emploi, chômage et politique économique, in : R.

Boyer et Y. Saillard, 2002, op. cit. p. 256-257. 2 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,

op. cit. p. 33 et Note de conjoncture 3-2012, p. 66. 3 L’expression est de Sabine Montagne, Le trust, fondement

juridique du capitalisme patrimonial, in : Frédéric Lordon (dir.),

Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Paris,

2008, p. 223. 4 Les quelques citations proviennent de Frédéric Lordon, La société

des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p.

113-114.

changent ». Le capitalisme correspond donc à

« une succession historique de (ses) régimes

d’accumulation ».

• La crise représente la transition d’une époque

d’accumulation à l’autre et se manifeste par

des variations brusques de paramètres

économiques : par exemple baisse du taux de

croissance, explosion des dettes.

Expliquons les crises économiques de 1929 et 2007

selon le régulationnisme.

Au Luxembourg la crise de 1929 est une crise

typiquement régulationniste (cf. 2.4.2.3.) : passage

d’une période d’accumulation (celle d’avant la

Première guerre mondiale) à une autre (celle du

fordisme).

La crise économique de 2007, qui a frappé le

Luxembourg, peut être interprétée selon le

régulationnisme ou selon l’approche ordolibérale.

L’importance du secteur bancaire fait du

Luxembourg une économie de services, c’est

bien connu. La baisse brusque de l’activité

financière témoigne d’une crise

d’accumulation. Toutefois, et c’est-là le

problème, on ne voit guère le passage à une

autre période d’accumulation, du moins

jusqu’à maintenant. Il n’y a pas de

transformations institutionnelles visibles dans

notre pays. Celles-ci sont liées aux pratiques

politiques, ce qui ouvre la voie à l’incertitude

dans l’analyse économique. Peut-être la crise

est-elle à la base d’une « érosion par la

finance de la plupart des formes

institutionnelles et de l’arrivée aux limites du

mode de régulation, … 5».

L’interprétation ordolibérale est peut-être une

solution à ce problème. Notre secteur

financier a été continuellement dérégulé

depuis une vingtaine d’années au moins et

l’ordolibéralisme s’est estompé au profit du

néolibéralisme. Ses caractéristiques typiques

apparaissent : restrictions budgétaires,

tentations de réduire le social, mise en

évidence de la flexibilité liée à la

compétitivité. Par ailleurs, les prérogatives des

marchés financiers n’ont guère été rognées

par des dispositions européennes. Au plan

national le secteur financier reste maître du

5 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux,

Paris, 2004, p. 99.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 80

jeu. La prochaine crise financière est-elle déjà

en marche ? Une intervention ordolibérale est

nécessaire : fixer les règles du jeu. Or, c’est

justement le problème : ces règles sont fixées

en dehors du petit Luxembourg. Elles sont

imposées par le monde financier anglo-saxon

au reste du monde (par exemple normes

comptables). Dans ce contexte on peut se

demander si le Luxembourg ne prend pas le

chemin vers le régulationnisme concurrentiel

(cf. 2.4.2.2.).

Ce que la crise révèle pour l’avenir, c’est le retour

nécessaire vers un contrôle par les Autorités de la

logique des marchés.

* * *

Selon Robert Boyer il y a « un espace bien délimité,

précisément défini par la monnaie ». A cet égard le

Grand-Duché est dans une position inédite.

D’abord, surgit le problème d’une monnaie réelle,

c’est-à-dire ayant cours international, vu la petite

dimension du pays. Jusqu’en 1848 le florin néerlandais

est accepté dans les caisses de l’Etat ; plus tard, le

Thaler allemand a cours (cf. industrialisation), le franc

luxembourgeois est une monnaie de compte. Tout au

long de l’UEBL le franc belge a cours légal au

Luxembourg, en dehors du franc luxembourgeois.

Enfin, avec l’euro la question monétaire semble

résolue.

Ensuite, intervient l’aspect zone monétaire délimitée.

Le Grand-Duché a toujours disposé d’une zone

monétaire dépassant largement sa petite dimension

territoriale (cf. annexe 1.5.4.2.).

2.7 La situation géo-économique du Luxembourg

Notons quelques mots sur la situation géographique

du Luxembourg en relation avec son développement

économique. David Cosandey1, dans une approche

géo-historique de l’innovation, pose la question de

savoir pourquoi l’industrialisation a émergé en Europe

et non pas dans une autre région du monde. Selon cet

auteur2 la proximité à la mer a joué un rôle décisif. Le

« contour côtier extrêmement découpé a favorisé le

transport par mer, voie royale du commerce ». Cet

auteur3 a calculé quelques indices (par exemple le

rapport de la longueur des côtes à l’aire totale),

expliquant la situation géographique privilégiée de

l’Europe occidentale par rapport à d’autres régions du

monde (par exemple Asie : Chine, Inde).

Dans ce contexte écoutons l’historien Paul Bairoch4 :

« Le continent européen est, sans conteste, la région la

plus ouverte sur l’extérieur en raison de la forte

échancrure de ses côtes ». Et encore : « Cela contraste

avec le caractère massif des quatre autres

continents ». Toujours selon cet auteur, « si l’on

excepte la Russie, …, aucun lieu d’Europe (occidentale)

ne se trouve à plus de 500 km de la mer ». Enfin, « si,

par exemple, on se limite à la péninsule indienne, on

trouve des lieux qui se situent à plus de 1 500 km de

la mer, et pour l’Asie en général à plus de 2 000 km ».

Cosandey5 parle de 800 km de distance maximale à la

mer pour l’Europe occidentale.

Au moment de l’indépendance (1839) le lien très

ancien avec la nouvelle province belge de Luxembourg

est définitivement rompu, malgré la loi belge de

faveur. Toutefois la proximité avec la mer persiste

évidemment. L’isolement géographique du

Luxembourg vis-à-vis des pays voisins est lié à son

manque de moyens de transport. Les chemins de fer

vont résoudre cette difficulté. Le Luxembourg dispose

alors d’un double avantage : proximité relative à la

mer, position avantageuse (cf. Zollverein) par rapport

à l’industrie allemande (Ruhr, Sarre).

1 David Cosandey (docteur en physique théorique), Le secret de

l’Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique,

Paris, 2008 (1997), édition corrigée, 865 pages. 2 D. Cosandey, op. cit. p.103, y comprises les deux citations.

3 D. Cosandey, op. cit. p. 556 et suivantes.

4 Paul Bairoch, Victoires et déboires – Histoire économique et

sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, t. I, Paris, 1997, p.

260. 5 D. Cosandey, op. cit. p. 559.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 81

2.8 Annexe : Lectures

2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation

L’attachement des Luxembourgeois à leur terre est

ancien. Sous l’Ancien Régime il va au « pays », mot pour

lequel nos ancêtres désignent tantôt le duché de

Luxembourg dans son ensemble, tantôt le coin familier

dans lequel ils habitent, une vallée, un haut plateau ou

une plaine. Ils s’attachent surtout au petit espace dans

lequel vivent des hommes qui ont quelque chose en

commun et qui se sentent solidaires. La constitution du

grand-duché dans ses frontières de 1839 fait du pays

un Etat. A partir de ce moment ce qui n’était qu’un

patriotisme régional ou local va pouvoir se transformer

en véritable attachement national. L’Etat joue alors

pleinement sa fonction de matrice de la nation.

En dernière analyse le passage de l’Etat à la nation est

de nature mentale. Une nation existe d’abord dans les

têtes. En prenant conscience d’elle-même elle tient à

affirmer sa légitimité en justifiant son passé.

Gilbert Trausch, Le Luxembourg – Emergence d’un

Etat et d’une Nation, Anvers 1989, p. 367.

2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements

A partir de 1960, et de façon plus spectaculaire encore

au cours des années 70, l’économie luxembourgeoise a

cependant subi des mutations structurelles profondes.

La crise grave dans la sidérurgie (principal secteur de

l’industrie), d’une part, et l’extraordinaire expansion du

secteur bancaire, d’autre part, sont à l’origine d’un

brusque passage d’une société industrielle vers une

société de services. Le changement fut même si

spectaculaire, que d’aucuns se sont alarmés pour

dénoncer tantôt une « tertiarisation » exagérée

(orientée en outre largement vers le secteur bancaire),

tantôt une « désindustrialisation » démesurée.

Cette impression générale d’un bouleversement de la

structure économique doit toutefois être nuancée : La

répartition sectorielle (« industrie/services ») du

Luxembourg ressemble aujourd’hui assez fortement à

celle des autres pays industrialisés. (…).

C’est surtout pendant la période 1960-1974 que le

secteur industriel occupait une place plus importante

dans la structure économique du Luxembourg que dans

celle des autres pays européens. A cette époque, le

secteur des services était déjà proportionnellement

plus développé dans les principaux pays partenaires du

Luxembourg. (…).

Au cours des années 60, la balance commerciale a

essentiellement déterminé le solde de la balance

courante, les échanges extérieurs de services étant

encore très modestes.

Dès le début des années 70, les transactions sur

services ont cependant connu un développement très

dynamique. Alors que la valeur des exportations de

services ne représente même pas la moitié du montant

des ventes à l’étranger de marchandises en 1970, elle

est presque quatre fois plus importante en 1985.

Grâce à cette extraordinaire progression des échanges

de services, l’économie luxembourgeoise a réussi à

dégager un excédent courant, et ce même au

lendemain de la crise sidérurgique et à la suite du

renchérissement brutal des prix des produits pétroliers.

Le développement extraordinaire du secteur bancaire

explique en très grande partie cette évolution positive.

Guy Schuller, Balance des paiements courants du

Luxembourg – Evolution de la structure des

transactions courantes du Luxembourg au cours du

dernier quart de siècle (1960-1985), in : repères,

Bulletin économique et financier, Luxembourg (BIL),

déc. 1986, n° 7, p. 7 et p. 13-14.

2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises

Die Bedeutung der Familienorganisationen für die

Entwicklung des Kapitalismus in den west-

europäischen Ländern steht au er Zweifel. Bis zum

Ersten Weltkrieg blieben die meisten europäischen

Firmen in Familienbesitz. Der Aufschwung der

Luxemburger Wirtschaft lässt sich nicht vorstellen

ohne das Engagement ganzer Familien, das schon vor

der Gründung der Firmen begann. Es waren fast immer

die vorherigen Generationen, die den Grundstock des

Vermögens legten und die Richtung der Investitionen

vorgaben, ob das nun im Bereich der Eisenhütten bei

den Familien Servais, Metz und Collart, in der

Porzelanherstellung bei der Familie Boch oder im

Tabakhandel bzw. im Bankgeschäft bei der Familie

Pescatore der Fall war. Die Vorfahren der

« Gründergeneration » stammten teilweise aus dem

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 82

Herzogtum Luxemburg in seinen Grenzen vor 1815 wie

die Familien Servais, Collart und Metz und teilweise

aus dem Ausland wie die Familien Pescatore und Boch.

Beim Vergleich der Familiengeschichten fallen mehrere

Parallelen, aber auch etliche Differenzen zwischen den

einzelnen Wirtschaftsdynastien auf. …

Josiane Weber, Familien der Oberschicht in

Luxemburg – Elitenbildung & Lebenswelten 1850-

1900, Luxembourg, 2013, p. 328.

2.8.4 Une nouvelle grande transformation

Rétrospectivement, il apparaît que l’origine lointaine,

mais structurelle, de la crise actuelle n’est autre que la

progressive re-marchandisation du travail sous l’effet

de la remise en cause du compromis salarial fordien, de

la mise en concurrence des économies nationales et de

la délocalisation des unités de production des

économies du centre vers les pays neufs. Sous le mot

d’ordre général de flexibilisation du marché du travail,

se sont développées des stratégies multiformes visant à

faire du travail une marchandise comme les autres.

Symétriquement, les capitalismes développementistes

ont créé une nouvelle masse de salariés, mais ces

derniers n’ont pas su s’organiser pour conquérir un

pouvoir de négociation équivalent à celui qu’avaient

perdu les salariés dans les capitalismes historiques.

Ainsi, salaire et emploi redeviennent les variables clés

de l’ajustement macroéconomique, ce que renforce

l’affirmation progressive d’un capital financier qui

entend défendre des taux de rendement du capital

hauts et stables.

Les innovations financières ont eu pour conséquences

la privatisation des décisions de crédit et l’articulation

de la finance avec la création monétaire a changé. En

organisant de nouveaux marchés, liquides et profonds

pour reprendre l’expression consacrée, les financiers

ont cru qu’ils pouvaient se passer de la monnaie,

comme institution fondatrice de la collectivité

nationale. L’effondrement du système financier est

venu rappeler que la monnaie de la banque centrale

était la seule source de liquidité susceptible de relancer

les échanges marchands.

Robert Boyer (économiste, CNRS, EHESS ; un des

principaux artisans de l’Ecole de la régulation), Les

financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, 2011, p.

212.

2.8.5 Ein marginalisiertes Europa

Warum hat Europa es nicht geschafft ? Dafür gibt es

eine Vielfalt von Gründen und noch mehr Erklärungen,

von denen einige hier schon erwähnt wurden. Die

Loyalität der Europäer hat jahrhundertelang in erster

Linie immer dem Nationalstaat gegolten, während die

Idee einer europäischen Solidarität jüngeren Datums

ist. Die Unterschiede in Weltanschauung, Kultur und

Lebensart zwischen den vielen Ländern sind

beträchtlich. Es gibt keine gemeinsame Sprache und

wenig Vertrauen. Niemand ist bereit, souveräne Rechte

an eine Zentralmacht abzugeben, die kein gro es

Zutrauen erweckt und wenig Führungsqualitäten

gezeigt hat.

Der Niedergang Europas, das einst das Zentrum der

Welt war, lässt sich vor allem als ein Niedergang des

Willens und der Dynamik interpretieren – oder als

Abulie, um einen Begriff zu gebrauchen, der in

Frankreich im 19. Jahrhundert in der Psychiatrie

auftauchte. Im ganzen Verlauf der Geschichte sind

dominante Mächte aufgestiegen und wieder verfallen.

(…).

Warum wurde Europa marginalisiert ? Die beiden

Weltkriege, die einige als europäische Bürgerkriege

betrachten, spielten eine entscheidende Rolle. Doch sie

schufen auch den Antrieb zur Gründung der

Europäischen Union. Europas Erholung nach 1945

machte die Herausbildung des Wolfahrtstaates

möglich, doch es bedeutete auch, dass Europa mit

Niedriglohnländern nicht mehr konkurrieren konnte.

Vor allem gab es das Verlangen, keine wichtige Rolle

mehr in der Weltpolitik zu spielen ; « die Bürde des

wei en Mannes », die darin bestanden hatte, den

Heiden das Christentum zu predigen, wandelte sich zur

Predigt von den Menschenrechten vor Ungläubigen.

Die Europäer begriffen jedoch nicht ganz, dass das

Sich-Heraushalten aus der Weltpolitik keinen Schutz

vor den Folgen der Weltpolitik bot, und das zu einer

Zeit, da wir in einer keineswegs friedlicher gewordenen

Welt leben, wo die Verbreitung von

Massenvernichtungswaffen und der Kampf um

Rohstoffe sowie auch extremistische Religionen und

gescheiterte Staaten (manchmal in Wechselwirkung)

ernsthafte Bedrohungen des Weltfriedens darstellen.

Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall,

Munich, 2012 (2011), p. 313-315. Traduit de l’anglais

par Klaus Pemsel.

Page 83: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 83

2.8.6 Des traités différents des traités habituels

Le pacte fondateur (1951) se distinguait des traités

traditionnels. Il prévoyait en effet, hormis les

obligations réciproques habituelles, la création de deux

institutions composées de personnes qui ne

représenteraient ni leur gouvernement ni leur

parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité

(devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt général

européen, était appelée à prendre des décisions, et

d’une Cour chargée de veiller au respect du traité. C’est

là que résidait la rupture. Soulignant la différence que

l’on cherchait à atteindre par rapport à la diplomatie,

Schuman, l’un des initiateurs, put écrire à l’époque de

la signature du pacte : « Désormais, les traités devront

créer non seulement des obligations, mais des

institutions, c’est-à dire des organismes

supranationaux dotés d’une autorité propre et

indépendante. De tels organismes ne seront pas des

comités de ministres, ou des comités composés de

délégués des gouvernements associés. Au sein de ces

organismes, ne s’affronteront pas des intérêts

nationaux qu’il s’agirait d’arbitrer ou de concilier ; ces

organismes sont au service d’une communauté

supranationale ayant des objectifs et des intérêts

distincts de ceux de chacune des nations associées. Les

intérêts particuliers de ces nations [associées] se

fusionnent dans l’intérêt commun ».

Luuk Van Middelaar (philosophe/historien), Le

passage à l’Europe – Histoire d’un commencement,

Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais par

Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot.

2.8.7 Un déni d’histoire

Il n’est pas certain que cette foi soit bien vivace chez

les dirigeants européens. Ils semblent incapables

d’instaurer une unité politique plus ambitieuse que

celle d’une zone économique de libre-échange. Elle

pourrait s’ouvrir indéfiniment au-delà des 27 membres

actuels sans la moindre considération pour leur culture

passée. Les peuples européens croient-ils d’ailleurs en

un héritage commun à partir de leurs patrimoines

particuliers. Deux décisions de l’Union européenne

permettent d’en douter. Alors que toutes les monnaies

de l’histoire ont été frappées d’un emblème qui figurait

l’identité de leur pays, les billets de l’Euro sont, pour la

première fois, dénués de tout signe représentatif de

l’Europe. (…).

En second lieu, le refus d’inscrire le patrimoine chrétien

dans la constitution européenne témoigne d’une

volonté de nier sa propre histoire au moment où le

devoir de mémoire devient impératif pour les crimes

prêtés à l’Europe. Pourtant, les Pères fondateurs de

l’Union européenne se réclamaient tous du

christianisme, Robert Schuman en premier lieu, mais

aussi Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer, et ne

réduisaient pas l’identité de l’Europe à la Haute

Autorité du charbon ».

Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe –

Grandeur et misère de la culture européenne, Paris,

2011, p. 12-13.

2.8.8 Aux origines de la régulation

Le courant régulationniste trouve son origine dans une

critique sévère et radicale du programme néoclassique,

qui postule le caractère autorégulateur des économies

de marché et livre une vision erronée des déséquilibres

et contradictions qui marquent la fin des Trente

Glorieuses. Fallait-il pour autant adopter les

problématiques marxistes traditionnelles ? Des raisons

de type historique comme théorique vont conduire à

une réponse négative. Les recherches historiques qui

marquent le point de départ de la régulation font

ressortir les transformations en longue période des

capitalismes américain puis français et invalident la

théorie marxiste orthodoxe, par exemple celle qui

attribue à l’Etat un rôle central dans le prolongement

du capitalisme monopoliste de l’entre-deux-guerres.

Pour sa part, la réinterprétation structuraliste de Marx

ne faisait qu’analyser les conditions de la reproduction

du capitalisme, sans accorder suffisamment

d’importance aux transformations qui ont été

nécessaires pour assurer cette surprenante résistance

aux crises économiques et aux conflits. La notion de

régulation permet précisément d’étudier la dynamique

contradictoire de transformation et de permanence

d’un mode de production. Seconde caractéristique

essentielle, le programme de recherche est guidé, dès

l’origine, par l’observation du dérèglement progressif

des processus qui avaient conduit à considérer comme

automatique et garantie une croissance rapide. Là où

la majorité des économistes voyaient les turbulences

d’une économie prospère, les régulationnistes

diagnostiquaient l’entrée dans une crise structurelle.

Robert Boyer, Aux origines de la théorie de la

régulation, in : Robert Boyer et Yves Saillard (dir.),

Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris,

2002, p. 21-22.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 84

Une très petite économie développée est contrainte à l’ouverture. De ce fait, elle subit

très directement et rapidement les effets – positifs ou négatifs – des mutations de

l’économie mondiale.

Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de

variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 18

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 85

3. La concurrence, un concept central

La concurrence est une notion qui remonte au

libéralisme1 économique. Celui-ci est séparé – dans

1 Retenons quelques publications liées au libéralisme économique,

pour le lecteur intéressé. D’abord, contentons-nous de six livres,

dont trois très critiques.

* Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle,

Paris, 2012, 628 pages. Voir aussi du même auteur : Une voie

allemande du libéralisme ? ordo-libéralisme, libéralisme

sociologique, économie sociale de marché, in : L’économie

politique, n°60, Paris, 2013, p. 48-76.

* Serge Audier, Le Colloque Lippmann – Aux origines du « néo-

libéralisme », nouvelle édition augmentée, texte intégral précédé

de : Penser le « néo-libéralisme », Paris, 2012, 495 pages.

* Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources

de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, 272 pages. Cet

ouvrage reprend les contributions faites à l’occasion du colloque

sur l’ordolibéralisme allemand les 8 et 9 décembre 2000 à

l’université de Cergy-Pontoise.

* René Passet, L’illusion néo-libérale, Paris, 2000, 303 pages.

* Christian Chavagneux, Les dernières heures du libéralisme, Paris,

2009, 169 pages. Edition revue et corrigée.

* Guillaume Duval, Le libéralisme n’a pas d’avenir – Big business,

marché et démocratie, Paris, 2003, 173 pages.

Ensuite, voici six autres livres, de nature diversifiée, concernant le

libéralisme.

*Alain Laurent et Vincent Valentin, Les penseurs libéraux, Paris,

2012, 918 pages. Une centaine de textes de divers auteurs ; une

généalogie du mot « libéralisme », un dictionnaire des auteurs

libéraux. Malheureusement les pages 801 à 832 manquent.

* Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages.

* Valérie Charolles, Le libéralisme contre le capitalisme, Paris,

2006, 273 pages.

* Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique,

politique, société, Paris, 2009, 843 pages.

* Pierre Larrouturou, Le livre noir du libéralisme – Crise boursière –

Chômage – Précarité – Sécurité sociale – Retraites – Salaires,

Paris, 2007, 383 pages. Avec une préface de Michel Roccard. Du

même auteur voir : Nous ne voulons pas mourir dans les

décombres du néolibéralisme ! in : Le Monde (Eco & entreprise) du

2 mai 2012.

* Michel Santi, Splendeurs et misères du libéralisme, Paris, 2012,

173 pages.

Ajoutons-y encore l’ouvrage suivant sous la direction de Philippe

Nemo et Jean Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris,

2006, 1 427 pages.

Enfin, voici quelques ouvrages en langue allemande :

* Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, Berlin,

1989 (9e éd.), 279 pages.

* Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945

bis zur Gegenwart, Munich, 2011, 620 pages.

* David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg.),

Deutschland als Modell ? Rheinischer Kapitalismus und

Globalisierung seit dem 19. Jahrhundert, Bonn, 2010, 440 pages.

* Ralf Ptak, Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft –

Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004,

334 pages.

une optique simplifiée – en quatre courants

élémentaires ; le libéralisme économique classique, le

néolibéralisme ou Ecole marginaliste, le néo-

libéralisme actuel et l’ordo-libéralisme.

3.1 Le libéralisme économique

Pour les besoins de ce travail le libéralisme est observé

selon quatre optiques.

3.1.1 Le libéralisme économique classique

Trois auteurs, devenus des « classiques » du genre,

sont à la base de cette pensée libérale. Adam Smith

(1723-1790), « père » de l’économie politique. David

Ricardo (1773-1823), réputé premier économiste

moderne et théoricien du libéralisme : théorie des

coûts comparatifs, théorie de le rente différentielle,

théorie de la valeur-travail. Jean-Baptiste Say (1767-

1832), prône les principes de la libre concurrence et

s’oppose au protectionnisme et au dirigisme.

Cette pensée économique s’appuie sur trois grandes

idées.

• Les individus se comportent de manière

rationnelle : ils sont indépendants et informés.

L’intérêt personnel aboutit à l’intérêt général. Deux

aspects interviennent selon A. Smith. L’ordre naturel

réconcilie intérêt personnel et l’intérêt général. La

main invisible y contribue en assurant à la fois l’ordre

social et l’ordre économique, appuyés sur le marché.

Actuellement on voit dans cette configuration « la

base d’une soumission sans limites de toute activité

humaine à la science économique 2».

Ecoutons le célèbre passage d’A. Smith3 : « Ce n’est

pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du

boulanger que nous attendons notre dîner, mais de

l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous

Christoph Butterwegge, Bettina Lösch, Ralf Ptak (Hrsg),

Neoliberalismus – Analysen und Alternativen, Wiesbaden, 2008,

420 pages. 2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem, Comprendre les théories

économiques, Paris, 2011, p. 171. 3 Adam Smith, Recherche sur la Nation et les Causes de la

Richesse des Nations (Livres I et II), Paris, 2000, p. 20. Nouvelle

traduction coordonnée par Philippe Jaudel, responsable

scientifique Jean-Michel Servet.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 86

nous adressons non à leur humanité mais à leur

amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de

nos propres besoins mais de leur avantage ».

• Le marché est justement au cœur de

l’économie, sa force motrice (cf. 1.1.2.). En d’autres

mots, le marché est le régulateur par excellence de

l’économie. Quatre aspects1 dominent cette notion de

marché.

Sur le marché circulent les informations.

Le libre fonctionnement du marché assure la

meilleure allocation des ressources (d’où le

plein-emploi). L’individu y maximise sa

satisfaction, l’entreprise y maximise son

profit.

Le marché élimine des entreprises faibles ou

incompétentes : la concurrence évite la

formation de rentes et abaisse les prix.

L’entreprise est au centre de cet ensemble

d’ajustements.

• Les valeurs s’échangent contre des valeurs :

c’est la loi des débouchés, très appréciée par D.

Ricardo. Selon les classiques l’échange se fait sur le

modèle du troc, car la monnaie n’est qu’un voile, une

marchandise comme les autres.

3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste

Parmi les chefs de file de cette pensée économique

figurent William Stanley Jevons (1835-1882), Léon

Walras (1834-1910) et Carl Menger (1840-1921).

L’Ecole marginaliste fait une analyse en quatre points.

• Le marginalisme est centré sur le

comportement individuel, l’économie classique se

réfère plutôt aux classes sociales : Les classiques

parlent de théorie objective liée à la valeur-travail, les

marginalistes distinguent la théorie subjective liée à la

valeur-utilité.

• L’utilité marginale et la rareté sont au centre

de cette approche : il s’agit du supplément d’utilité

résultant de la détention d’une unité supplémentaire

d’un bien. L’utilité marginale est donc décroissante au

fur et à mesure que nous consommons et que le

besoin est satisfait.

• Selon les marginalistes la rémunération des

facteurs de production (travail et capital) correspond à

la productivité marginale de ce facteur. Ainsi, un

employeur embauche tant que le salarié rapporte plus

qu’il ne coûte.

1 J.-M. Albertini et A. Silem, 2011, op. cit. p. 180-181.

• Selon les marginalistes les forces du marché,

c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande, jouent

un rôle central dans la détermination du prix, qui est

un prix d’équilibre. Les classiques par contre

considèrent des prix naturels, c’est-à-dire liés à une

structure technique et sociale donnée de la

production. Le prix du marché « gravite » autour de ce

prix naturel.

Ces trois économistes sont considérés comme les

« pères fondateurs » de la révolution marginaliste, ce

qui n’empêche nullement des approches divergentes.

Ainsi, Menger repousse l’analyse mathématique, au

contraire de Walras, adepte et pionnier de la

modélisation mathématique en économie. Jevons s’est

concentré – à la suite de Jeremy Bentham (1748-

1832) – sur la notion d’utilitarisme2.

3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel

Il n’est pas question, dans le cadre de ce travail, de

développer la « nébuleuse néolibérale ». Tout

commence avec le Colloque Lippmann3 à Paris à

l’Institut International de Coopération intellectuelle

(du 26 au 30 août 1938). Son but général est de

revaloriser la pensée du libéralisme économique (des

libéraux « hantés par le communisme et le

fascisme 4»). Celle-ci n’en reste pas moins hétérogène.

Ainsi, il y a ceux qui préconisent un retour en arrière à

un libéralisme sans préoccupation sociale. D’autres

recommandent une intervention étatique pour tenir

compte de considérations sociales. Une exigence

dominante, qui fait consensus, est formulée dans la

séance5 du 30 août 1938 : « Le libéralisme

économique admet comme postulat fondamental que

seul le mécanisme des prix fonctionnant sur des

marchés libres permet d’obtenir une organisation de la

production susceptible de faire le meilleur usage des

moyens de production et de conduire à la satisfaction

maxima des désirs des hommes, tels que ceux-ci les

éprouvent réellement et non tels qu’une minorité

centrale prétend les établir en leur nom ».

2 Voir : Cathrine Audard (textes choisis et présentés par),

Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, t. II

L’utilitarisme victorien (1838-1903), Paris, 1999, 279 pages et t.

III, L’utilitarisme contemporain, Paris, 1999, 374 pages. 3 Du nom de l’intellectuel, écrivain et journaliste américain Walter

Lippmann (1889-1974), auteur de : An Inquiry into the Principles

of the Good Society (1937), traduit en français sous le titre La Cité

Libre. Des 26 membres du Colloque les plus connus sont en dehors

de W. Lippmann: R. Aron, F. von Hayek, Ludwig von Mises, C.

Polanyi, W. Röpke, J. Rueff, A. Rüstow. 4 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 140.

5 Serge Audier, op. cit p. 485.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 87

La Société du Mont Pèlerin, créée en 1947 au bord du

lac de Genève, est, au moins partiellement, la

continuation du Colloque de 1938. Ces économistes

sont à contre-courant de la pensée keynésienne.

Friedrich von Hayek (1899-1992), cofondateur de

cette société et ancien du Colloque Lippmann, est un

« ultralibéral ». Ainsi, aucune intervention de l’Etat

n’est justifiée : il recommande même la privatisation

de la monnaie. Selon Ludwig von Mises le socialisme

planificateur est voué à l’échec, car il y a absence de

mécanisme de fixation des prix par le marché.

Alexander Rüstow1 appelle ces économistes « die

Paläoliberalen ». Karl Polanyi2, par contre, dénonce les

excès du libéralisme.

* * *

Présentons brièvement les exigences3 du

néolibéralisme : un vrai « crédo libéral ».

• Réduction de l’intervention publique.

Sont particulièrement visés les points suivants :

réduire les dépenses publiques,

réduire les prélèvements fiscaux,

réduire le nombre de fonctionnaires,

réduire les programmes sociaux.

• Encourager l’initiative privée.

Favoriser le secteur privé, c’est le corolaire à la

réduction du secteur public. D’un côté il faut réduire,

sinon éliminer, les subventions publiques ; d’un autre

côté il faut encourager les entreprises privées (par

exemple la réduction de l’impôt sur les sociétés de

capitaux).

• Libéraliser l’environnement économique.

D’abord alléger les réglementations, et la législation

pesant sur les affaires. Ensuite, c’est la flexibilité du

travail.

En vrac, énumérons quelques exemples d’exigences

néolibérales : licenciements facilités, réduction des

1 A. Rüstow, Paläoliberalismus, Kommunismus und

Neoliberalismus, in : Wirtschaft Gesellschaft und Kultur –

Festgabe für Alfred Müller-Armack, Berlin, 1961, p. 63.

Herausgegeben von Franz Grei und Fritz W. Meyer. 2 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques

et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), 419 pages. 3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit

traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut

être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 99-100.

barrières tarifaires, allègements des autorisations pour

créer une entreprise, réduire le nombre de documents

officiels liés au commerce, etc.

Ce modèle néolibéral, de texture anglo-saxonne, n’est

pas sans brutalité sociale. Il serait en plus

d’application universelle, c’est-à-dire on ne tient pas

compte ni de la géographie, ni de l’histoire d’un pays.

Au centre de ce modèle se situe la déréglementation

tous azimuts.

* * *

A ce dogme ultralibéral s’oppose la déclaration de

Philadelphie4 du 10 mai 1944, dont le but général est

d’établir un ordre international adossé au droit et à la

justice. Son titre est le suivant : Déclaration

concernant les buts et objectifs de l’Organisation

internationale du travail (OIT) ; elle est d’application

universelle. Notons quelques extraits de cette

Déclaration :

« Le travail n’est pas une marchandise »

« la possibilité pour tous d’une participation

équitable aux fruits du progrès … »

« l’extension des mesures de sécurité sociale

en vue d’assurer un revenu de base à tous

ceux qui ont besoin d’une telle protection

ainsi que des soins médicaux complets ».

3.1.4 L’ordolibéralisme

3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme

L’Ecole de Fribourg ou Ecole de l’ordolibéralisme a été

fondée dans les années 1930 à l’université de

Fribourg-en-Brisgau par l’économiste Walter Eucken

et les juristes Franz Böhm et Hans Grossman-Doerth :

« … les fondateurs de l’Ecole avaient pour souci

commun la question des fondements constitutionnels

d’une économie et d’une société libre 5».

L’ordolibéralisme est la version allemande du

libéralisme économique. Ce courant de pensée est

représenté par quelques figures emblématiques. Son

chef de file, Walter Eucken (1891-1950), a enseigné à

l’université de Fribourg en Allemagne (1927-1950).

4 Alain Supiot (professeur de droit), L’esprit de Philadelphie – la

justice sociale face au marché total, Paris, 2010, 182 pages. Le

texte de la Déclaration renvoie aux pages 175 à 179. 5 Viktor J. Vanberg, L’Ecole de Fribourg : Walter Eucken et

l’ordolibéralisme, in : Philipe Nemo et Jean Petitot, Histoire du

libéralisme en Europe, Paris, 2006, p. 911.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 88

Wilhelm Röpke (1899-1966) a enseigné à l’université

d’Istanbul, puis à Genève. Il a « une vision humaniste

proche de la pensée sociale catholique 1». Alexander

Rüstow (1885-1964) a enseigné aux universités

d’Istanbul2 et de Heidelberg. D’autres noms peuvent

être avancés : A. Müller-Armack. 3, F. Böhm, F. A. Lutz,

H. C. Lenel, L. Miksch, K. F. Maier, etc.

Au cours de l’entre-deux-guerres l’Allemagne est

devenue « das höchst kartellisierte Land der Welt 4».

Tout a commencé vers la fin du 19e siècle. Le

« Reichsgericht », par décision du 4 juillet 1897, a

permis en règle générale la formation de cartels. En

1905 l’Allemagne compte 385 cartels (Kartelle oder

kartellartige Gebilde) ; en 1925 leur nombre a grimpé

à 2 5005.

Le remède efficace c’est introduire de la concurrence

dans l’économie. L’interventionnisme – selon Rüstow –

va dans le sens du marché, et non contre le marché.

Müller-Armack, auteur en 1947 de l’expression

« soziale Marktwirtschaft », est le théoricien de cette

doctrine économique, qu’il a conçue dès le début des

années 1930. Il est partisan d’une « sozialgesteuerte

Marktwirtschaft 6» : le social et l’interventionnisme

sont liés.

Wilhelm Röpke7 a bien résumé la finalité à atteindre

après la Seconde guerre mondiale « : Aufrichtung der

Marktwirtschaft als einer echten

Wettbewerbsordnung : das ist die erste klare Linie in

dem architektonischen Grundri , den wir zu

1 Jean-Michel Ycre, Les sources catholiques de l’ordolibéralisme

allemand : Röpke et la pensée catholique sociale allemande, in :

Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p.167. 2 Röpke et Rüstow ont dû fuir le régime nazi en 1933.

3 Alfred Müller-Armack (1901-1978) est professeur à l’université

de Cologne, Abteilungsleiter (Grundsatzfragen) au ministère de

l’économie, puis secrétaire d’Etat ; il est proche de Ludwig Erhard,

son ministre. 4 Volker Berghahn, Rheinischer Kapitalimus, Ludwig Erhard und der

Umbau des westdeutschen Industriesystems, in : David Gilgen,

Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg), Deutschland als

Modell – Rheinischer Kapitalismus und Globalisierung seit dem 19.

Jahrhundert, Bonn, 2010, p. 96. Historisches Forschungszentrum

der Friedrich-Ebert-Stiftung, Reihe : Politik- und

Gesellschaftsgeschichte, Band 88. 5 Walter Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Munich, 1967,

p. 118 et suivantes. Voir aussi, du même auteur : Die Grundlagen

der Nationalökonomie, Berlin, 1989 (9e éd.), p. 32 et suivantes, p.

55. 6 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945

bis zur Gegenwart, Munich, 2011, p. 90. 7 W.Röpke, Civitas humana – Grundfragen der Gesellschafts- und

Wirtschaftsreform, Berne/Stuttgart, 1979 (1e publication en 1944),

4e éd. p. 74 et p. 79.

entwerfen haben ». Le même auteur précise encore le

fondement de la politique économique ordolibérale :

« 1. Rahmenpolitik 2. Marktpolitik (liberaler

Interventionismus) ».

L’ordolibéralisme est – entre les deux guerres

mondiales – la réponse à la cartellisation de l’industrie

allemande, à la grande crise de 1929 et au refus du

nazisme. A cette époque Ludwig Erhard a affirmé trois

principes : le rejet de la lutte des classes, la nécessité

d’une intervention étatique (limitée) et la primauté de

l’Etat sur l’économie, tout en conservant la liberté des

acteurs économiques. D’où son aversion pour les

cartels.

Toutefois la loi anticartel n’entre en vigueur que le

premier janvier 1958. Cette loi est parfois appelée

« Grundgesetz der Sozialen Marktwirtschaft ».

L’ordolibéralisme a été mis en pratique par A. Müller-

Armack et L. Erhard. Selon Ralf Ptak8 on a : « die

soziale Marktwirtschaft als Träger des ordoliberalen

Programms ».

Ci-après est brièvement présenté l’ordolibéralisme.

• L’ordolibéralisme se fonde sur le couple

marché/concurrence, mais sans le « laisser-

faire » des néolibéraux. L’Etat intervient par

des normes juridiques et fixe les règles ; par

exemple le code du travail. En résumé :

« autant de marché que possible, autant

d’Etat que nécessaire ».

• Le libéralisme économique allemand est

accompagné d’un libéralisme politique :

liberté politique (partis politiques) et liberté

économique (concurrence). L’ordolibéralisme,

comme la première partie du terme l’exprime,

se réfère à l’ordre, en l’occurrence à l’ordre

constitutionnel et procédural ; c’est dire

l’importance du droit dans cette société.

• La population allemande a la phobie de

l’inflation (cf. hyperinflation en 1923), d’où

une double réaction : l’Etat doit maîtriser ses

dépenses et la Bundesbank doit être

indépendante, ou « la justification

ordolibérale de l’indépendance 9».

8 Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus zur sozialen

Marktwirtschaft, Stationen des Neoliberalismus in Deutschland,

Wiesbaden, 2004, p. 201. 9 Eric Dehay, L’indépendance de la banque centrale en Allemagne :

des principes ordolibéraux à la pratique de la Bundesbank, in :

Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources

de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 248.

Page 89: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 89

• L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre

un « ordre de concurrence » et un « ordre

institutionnel » : il y a correspondance

efficace entre régime concurrentiel et

armature institutionnelle.

* * *

Pour terminer notons ce qui a amené les Allemands

vers l’ordolibéralisme, selon Raymond Aron1 : « … le

fait décisif me paraît le complet épuisement des

idéologies qui, de la patrie de Marx et de Hitler,

étaient parties à la conquête du monde. Le peuple

allemand a vécu jusqu’au bout la folie nationaliste, il

a du régime soviétique une expérience

incomparablement plus directe que n’importe quel

autre peuple d’Europe ».

3.1.4.2 Le modèle allemand

Le modèle allemand2 se résume en trois points.

• La priorité absolue aux exportations, cet

aspect est bien connu, car tout en contraste

avec d’autres pays de l’Union. Ces

exportations permettent à la fois de réinvestir

dans l’industrie, de fournir les moyens pour

financer les importations (par exemple

produits énergétiques et matières premières)

et la protection sociale.

• La cogestion privilégie la concertation au

détriment de l’affrontement dans l’entreprise :

l’Allemagne fédérale est le pays de la

Mitbestimmung3. Pour les syndicats allemands

l’entreprise n’est pas « l’ennemi »,

contrairement à la position des syndicats

français. Le professeur Werner Abelshauser4

parle de « Konsensdemokratie ».

• La primauté est accordée au producteur et

non pas au consommateur, ou seulement en

second lieu. Cette attitude est liée aussi à la

1 Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris,

2005, p. 561. Première publication dans la Nouvelle NRF (Nouvelle

Revue Française), 22, 1954. 2 Une rapide comparaison entre les modèles français et allemand

est effectuée par Jean-Louis Beffa (dirigeant d’entreprises) dans Le

Monde du 12 septembre 2013, supplément EUROPA : Trop forte

l’Allemagne ? p. VIII. Voir aussi du même auteur : La France doit

choisir, Paris, 2012, 287 pages. Guillaume Duval, Made in Germany

– Le modèle allemand au-delà des mythes, Paris, 2013, 231 pages.

Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture – L’Europe en

danger, Paris, 2013, 205 pages. 3 Mitbestimmungsgesetz du 4 mai 1976.

4 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftgeschichte, op. cit. p.

355.

destruction du tissu industriel au cours de la

Seconde guerre mondiale. Au centre figure la

création de richesses. Notons la formulation

de Michel Foucault5 : « L’homo oeconomicus

qu’on veut reconstituer, ce n’est pas l’homme

de l’échange, ce n’est pas l’homme

consommateur, c’est l’homme de l’entreprise

et de la production ». Et encore, selon le

même auteur6 : « Ça veut dire, d’un côté,

généraliser en effet la forme entreprise à

l’intérieur du corps ou du tissu social ; ça veut

dire reprendre ce tissu social et faire en sorte

qu’il puisse se répartir, se diviser, se

démultiplier selon non pas le grain des

individus, mais le grain des entreprises ».

La structure du pouvoir7 dans l’Allemagne fédérale

repose sur trois piliers : l’appareil de production

(industrie), la Bundesbank (indépendante) et les

Länder (décentralisation). Le chancelier joue le rôle

d’arbitre/coordinateur. La différence est saisissante

avec l’Allemagne nazie, fondée sur le « Führerprinzip ».

« La nouvelle Allemagne fédérale va, au nom de

l’ordolibéralisme, prendre le contre-pied de la

politique de Hitler ».

« Le projet géopolitique du pays va se confondre avec

la géostratégie des grands groupes. L’intérêt de ces

derniers est de pousser à la création de la CECA, puis

du Marché commun. Cela correspond au désir du

protecteur américain et reprend les idées d’union

douanière d’avant 1914, inspirées elles-mêmes du

Zollverein ».

L’ordolibéralisme, non seulement permet l’intervention

étatique, mais la recommande même dans certains

cas ; par exemple protection sociale, préservation de

la concurrence.

Notons la référence quant à la position de la

protection sociale : en Allemagne fédérale c’est un

Etat fort, dans le monde anglo-saxon c’est l’individu,

en France c’est un Etat volumineux. Le Luxembourg

est proche de la position allemande.

5 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège

de France 1978-1979, op. cit. p. 152. A l’occasion du trentenaire

de sa mort voir : le dossier dans Le Monde des Livres du 9 mai

2014, sous le titre « Vitalité de Michel Foulcault » ;

« Foucauldmania » dans Le Monde du 21 juin 2014 (culture &

idées). 6 Ibid. p. 247.

7 Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des Empires – Etats-Unis,

Chine, Allemagne : qui domine l’économie-monde ? Paris, 2014, p.

144-145 ; les deux citations y comprises.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 90

Le modèle allemand suscite parfois des réactions

excessives.

D’un côté, ce serait un modèle à imiter, car la solution

aux problèmes économiques, une vraie panacée. En

fait, ce modèle, issu de l’ordolibéralisme, s’applique en

priorité à la situation spécifique de l’Allemagne de

l’après-guerre. Par ailleurs, l’économie allemande n’est

pas dépourvue de faiblesses ; par exemple il y a un

manque flagrant d’investissements dans

l’infrastructure, sa politique énergétique (abandon

brusque du nucléaire) présente de sérieuses

incertitudes quant à l’avenir, sa faible natalité

renchérit le coût des retraites. S’y ajoute une faiblesse

structurelle : toute chute des exportations pose

problème à la fois à l’Allemagne même et à l’Union.

D’un autre côté, ce serait un modèle catastrophique.

Ainsi, Bruno Odent a publié l’ouvrage suivant, au titre

évocateur : Modèle allemand, une imposture –

L’Europe en danger. L’Allemagne fédérale n’est pas ce

modèle exécrable décrit par ce journaliste (chef du

service Monde de l’Humanité).

En fait, la réalité se situe loin de ces deux extrêmes.

3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme

Théories régulationniste et ordolibérale sont fort

éloignées l’une de l’autre. Toutefois au moins deux

aspects les rapprochent, malgré les oppositions qui les

caractérisent1. D’abord, le régulationnisme étudie les

systèmes capitalistes et leurs institutions. Or,

l’ordolibéralisme est la source, sinon le pilier du

capitalisme rhénan. Dans ce sens les régulationnistes

sont intéressés par ce capitalisme.

Ensuite, les théories régulationniste et ordolibérale

réintroduisent l’histoire dans l’analyse économique :

c’est « la réconciliation entre l‘histoire et la théorie ».

Et encore : « Malgré leurs divergences, la

confrontation entre l’ordolibéralisme et la théorie de

la régulation montre qu’il existe en France et en

Allemagne des modes de théorisation relativement

proches et alternatifs à ceux du mainstream néo-

classique ».

Terminons par une comparaison rapide entre la pensée

néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand.

1 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste

du détour par l’ordolibéralisme, in : Patricia Commun,

L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 49-66.

Ecoutons le professeur (émérite) François Bilger2 : « …

si la France privilégie l’approche déductive de la

réalité économique à partir de modèles

mathématiques, la méthode euckenienne de

l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la

méthode inductive développée par l’Ecole historique

allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans

une philosophie politique et sociale libérale

individualiste, à dominante anti-étatiste,

l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une

préoccupation d’harmonie sociale et une vision

kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi

morale ».

3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme

L’économiste américain Henry Charles Carey (1793-

1879) a développé une approche originale sur le

commerce des Etats-Unis. Il écarte la théorie de D.

Ricardo sur le libre-échange, car c’est en fait justifier

la domination industrielle de la Grande-Bretagne, qui

devient l’atelier industriel du monde.

Carey propose l’architecture suivante pour protéger le

commerce des Etats-Unis : à l’intérieur le libéralisme

économique s’impose, mais vers l’extérieur il faut

dresser des barrières douanières. Carey est même plus

sévère que Friedrich List (1789-1846) et prévoit toute

une palette de droits de douane.

La théorie de Carey s’applique aisément à notre pays.

Au lendemain de notre indépendance le Luxembourg

est intégré dans un espace dépassant largement sa

petite dimension. Le Zollverein protège notre

sidérurgie de la concurrence située au-delà de cette

union douanière. Le Luxembourg reste à l’abri du

Zollverein entre 1842 et 1918. L’UEBL prend la relève

du Zollverein en 1921. Dans les années 1950 les

traités européens jouent le même rôle (voir plus loin).

A chaque fois les produits luxembourgeois sont

protégés, au moins partiellement, de la concurrence

mondiale (par exemple de la concurrence des produits

sidérurgiques anglais au 19e siècle). Par contre, nos

produits peuvent circuler librement à l’intérieur de

l’espace protégé.

D’ailleurs, les avantages de cette protection ont été

démontrés par leur absence entre 1873 et 1878 : la

sidérurgie luxembourgeoise est écrasée par la

2 François Bilger, La pensée néolibérale française et

l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme

allemand, op. cit. p. 17. Sur l’Ecole historique allemande voir :

Marc Montoussé, L’Ecole historique allemande, Origine, portée et

postérité, Paris, 2010, 186 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 91

concurrence située hors du Zollverein (notamment

anglaise).

La Belgique, contrairement au Luxembourg, est un

pays libéral tant économique que politique. Paul Van

Zeeland, Premier ministre belge de 1935 à 1937, est

partisan du libéralisme1, bien qu’il ne soit pas hostile à

un interventionnisme tempéré. Il a présenté un

rapport d’inspiration néolibérale sur la collaboration

économique internationale, contre le protectionnisme

et les politiques d’autarcie, rapport qui fait débat en

France et en Belgique. Par ailleurs, le frère du Premier

ministre belge est le seul représentant belge au

Colloque Lippmann. Dans un tel contexte le

Luxembourg, plus proche du protectionnisme, est dans

une situation plutôt fragile par rapport à la Belgique.

La Belgique est un pays de tradition libérale, face au

Luxembourg, protectionniste, habitué au bouclier du

Zollverein. C’est au Luxembourg de s’adapter. Cette

situation de faiblesse est encore accentuée par deux

aspects.

Selon l’historien Gilbert Trausch2 « la guerre révèle

(aussi) la fragilité du statut international du

Luxembourg. Aux yeux des puissances européennes, le

grand-duché demeure un Etat de convention, créé par

elles selon leurs convenances, pour ainsi dire à titre

provisoire ».

Le traité de l‘UEBL, entré en vigueur en 1922, présente

deux dangers : les Luxembourgeois n’en voulaient pas,

des difficultés de rodage.

L’entre-deux-guerres révèle deux mouvements.

D’abord, le Luxembourg est amené à diversifier ses

débouchés face à un partenaire économique doté d’un

effet d’entraînement réduit par rapport au Zollverein.

Ensuite, la crise économique diminue le transit

international du commerce. Emile Etienne3, directeur

de la Fédération des industriels luxembourgeois en

1935, l’a bien exprimé : « Essentiellement pays de

transformation, dépourvu de marché intérieur, le

Luxembourg devra donc poursuivre une politique de

libre-échange que les tendances actuelles du monde

semblent cependant répudier de plus en plus ».

1 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit. p. 196 et suivantes.

2 Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une

nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg, op. cit.

2002, p. 238. 3 Emile Etienne, Les courants commerciaux du Grand-Duché de

Luxembourg, in : Le Grand-Duché de Luxembourg, brochure

publiée à l’occasion de l’Exposition universelle et internationale de

Bruxelles en 1935, Luxembourg/Bruxelles, 1935, p. 67.

Rappelons que le Luxembourg affronte à la fois deux

difficultés majeures : le Zollverein a été longtemps un

abri (trop !) confortable ; la réorientation est difficile

avec un partenaire économique tourné

traditionnellement vers le libre-échange.

Antoine Funck4, chargé d’Affaires du Grand-Duché de

Luxembourg à Paris lors de l’exposition internationale

de 1937, espère un redémarrage de l’activité

économique du Luxembourg et exprime son désir « de

collaborer, dans la paix et la prospérité, avec tous les

pays, petits ou grands ».

L’ensemble de ces circonstances ont probablement

contribué à la situation difficile du Luxembourg de

l’entre-deux-guerres.

L’Union européenne est une large zone économique

dont le Luxembourg profite. Longtemps elle a

constitué un rempart contre la concurrence hors

Union. Tel n’est plus autant le cas avec la

mondialisation : l’afflux (presque) sans limites de

produits dans l’Union européenne a des conséquences

graves ; chômage et désindustrialisation, bien que

l’Union européenne ne soit pas la seule cause. En

d’autres termes, l’euro-enthousiasme des

Luxembourgeois au cours des années 1950/1960 s’est

estompé. C’est la montée de l’euroscepticisme, même

au Luxembourg, longtemps élève modèle de l’Europe.

Celle-ci est de plus en plus ressentie comme une

entité exposée aux ravages du libéralisme

économique. L’Union européenne est une (des)

victime(s) du néo-libéralisme. Dans ce contexte on

peut se demander si l’Union n’a pas intérêt à se

rapprocher quelque peu de la théorie de Carey.

* * *

Comparons le modèle allemand de l’économie sociale

de marché issue de l’ordolibéralisme au modèle

luxembourgeois. De nombreuses similitudes

apparaissent.

• Le Luxembourg est obligé d’exporter, à la fois

du temps de la sidérurgie et actuellement. Et

ceci d’abord à cause de sa petite dimension,

puis les mêmes raisons que pour l’Allemagne

surgissent : financer les importations

(matières premières et énergétiques) ; s’y

ajoute la nécessité d’importer son équipement

4 Antoine Funck, La participation luxembourgeoise à l’exposition

internationale de Paris 1937, in : Les Cahiers luxembourgeois,

1937, XIVe année n° 7, p. 753.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 92

industriel ; assurer le financement de l’Etat

providence, réinvestir.

• A l’instar de la République fédérale allemande

le Luxembourg a établi une législation sur la

cogestion1, qui privilégie la concertation au

détriment de l’affrontement (cf. paix sociale).

Cette cogestion implique l’accès aux

informations économiques et financières des

représentants des syndicats, ce qui mène à un

sentiment de coresponsabilité. Le modèle

allemand est axé sur le « couple

Arbeitgeber/Arbeitnehmer 2». Le Luxembourg

est proche de ce modèle.

• Contrairement à l’Allemagne, le Luxembourg

ne met pas l’accent sur la production, dans le

sens qu’il n’a pas subi la destruction de son

industrie au cours de la guerre. Le

Luxembourg a pu favoriser la consommation

et c’est d’autant mieux. Notre niveau de vie

est exceptionnel à l’intérieur de l’Union.

Toutefois, dans le contexte de la crise actuelle

le Luxembourg doit veiller à ne pas financer

sa consommation par l’endettement. Voilà qui

vaut à la fois pour l’Etat et pour les

consommateurs. Faire quelques centaines de

millions d’euros de dettes budgétaires par an

peut rapidement mettre en danger le modèle

luxembourgeois.

Dans une approche stylisée le modèle luxembourgeois

peut être brièvement caractérisé3, à l’image de

l’Allemagne fédérale :

• Ordolibéralisme, teinté de corporatisme libéral

(cf. tripartite, CES).

• Individualisme conservateur, déjà traditionnel,

car remontant au Code civil de 1804.

1 Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri Goedert, La représentation des

salariés dans les organes des sociétés en droit luxembourgeois et

en droit ouest-allemand, thèse pour l’obtention d’un doctorat

d’Etat, Nancy, 1983, 590 pages. Voir aussi. Guy Bemtgen, Die

Mitbestimmung der Arbeitnehmer in Deutschland unter

Berücksichtigung der ‘participation aux décisions dans l’entreprise’

in Frankreich und Luxemburg – Historischer Abriss, aktuelle

Probleme, Luxembourg, 1983, 161 pages. Mémoire présenté pour

l’obtention du grade de professeur en sciences économiques et

sociales. 2 Alfred Grosser, L’art du dialogue social à l‘allemande, in : Le

Figaro du 17 juin 2014. 3 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste

du détour par l’ordolibéralisme, op. cit. p. 57. Pierre-Cyrille

Hautcoeur (président de l’Ecole des hautes études en sciences

sociales) et Eric Monnet (économiste), Changer l’enseignement des

sciences économiques à l’université – Interdisciplinarité,

pluralisme, innovation pédagogique, in : Le Monde du 17 juin

2014.

• Economie sociale de marché, construite au

cours de l’ère fordiste.

3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques

Le libéralisme classique vise la réduction de la toute

puissance de l’Etat : garder un espace libre de

l’intervention de l’Etat pour faire jouer la rationalité

économique. C’est le fameux « laisser-faire » d’Adam

Smith. Ce n’est pas la toute puissance de l’économie

ni celle de l’Etat : « d’un côté le marché et la

rationalité économique et, de l’autre, l’Etat et la

rationalité politique 4». Smith réagit contre la toute

puissance de l’Etat. Selon Norbert Campagna5 Thomas

Hobbes « développe une théorie libérale en l’inscrivant

dans un cadre institutionnel qui, par certains aspects

du moins, ne l’est guère ».

Le néolibéralisme est tout à fait différent : « il s’agit

ici de diffuser le marché partout 6». Ecoutons Michel

Foucault7 : « La société régulée sur le marché à

laquelle pensent les néolibéraux, c’est une société

dans laquelle ce qui doit constituer le principe

régulateur, ce n’est pas tellement l’échange de

marchandises, que les mécanismes de la concurrence.

… ce qu’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société

soumise à l’effet-marchandise, c’est une société

soumise à la dynamique concurrentielle ». Le projet

néolibéral est d’une radicalité inouïe : la concurrence

doit être le seul régulateur de cette société.

L’ordolibéralisme est le néolibéralisme allemand, mais

sans sa radicalité, ce qui a permis l’évolution vers

l’économie sociale de marché.

Ordolibéralisme et néolibéralisme doivent donc être

nettement distingués. A cet effet mettons en évidence

la définition du capitalisme selon Robert Boyer8 :

« Une interdépendance de l’économie, de la société et

de la politique ».

4 Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur

le libéralisme, la théorie et la politique, Paris, 2012, p. 50. 5 Norbert Campagna (philosophe), Thomas Hobbes, L’ordre et la

liberté, Paris, 2000, p. 30. 6 Geoffroy de Lagasnerie, op. cit. p. 51.

7 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège

de France 1978-1979, Paris, 2004, p. 152. Edition établie sous la

direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel

Senellart. 8 Robert Boyer, Le capitalisme d’une crise à l’autre : résilience et

transformations, in : Problèmes économiques, hors-série :

comprendre le capitalisme, Paris, mars 2014, p. 52-60. Citations

pages 52, 53 et 60.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 93

* L’ordolibéralisme est pleinement imbriqué dans la

société. Ainsi, selon la définition de l’ordolibéralisme

(cf. 3.1.4.1.) le premier volet de la définition du

capitalisme (l’économie) est représenté par le couple

marché/concurrence. Le deuxième volet est lié à la

société : liberté politique et liberté économique avec

une organisation décentralisée de la société civile

(séparation entre décideurs économiques et décideurs

politiques). Le troisième volet est en relation avec la

politique ; par exemple maîtrise des dépenses

publiques, protection de la population vis-à-vis de

l’inflation. L’ordolibéralisme est aussi le retour de

l’histoire dans l’analyse économique.

Selon Robert. Boyer « … des solutions

significativement différentes pourront être données

selon les sociétés qui peuvent déboucher sur autant

de formes de capitalisme ».

* L’approche néolibérale s’appuie sur l’économie de

marché qui postule « un quasi automatisme des

ajustements de marché ». Ceux-ci sont indépendants

de la société civile, c’est-à-dire de l’organisation

sociale et politique. Une crise éventuelle a donc un

caractère exogène, situé en dehors de la sphère

économique. L’histoire est évacuée de ce modèle.

Pierre-Cyrille Hautcoeur et Eric Monnet1 regrettent

« que l’enseignement de l’histoire des crises

financières avait presque entièrement disparu des

cursus ».

Conclusion : modèle néolibéral et modèle ordolibéral

s’excluent mutuellement. Selon Catherine Audard2

« L’ultralibéralisme de Milton Friedman, repris par les

gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement

intégrable dans le camp libéral, car il bascule très vite

dans le conservatisme, par la forme de son

argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout

autant que par le contenu de ses idées ».

* * *

Actuellement l’ordolibéralisme se situe entre deux

bornes : l’économie sociale de marché et une nouvelle

« conception ultra 3», qui semble prendre de

l’ampleur : c’est « la mise en concurrence des systèmes

institutionnels eux-mêmes ; par exemple dans les

1 Op. cit.

2 Catherine Audard (professeur de philosophie politique et morale

à la London School of Economics), Le « nouveau » libéralisme, in :

L’Economie politique n° 44 d’octobre 2009, p. 26. 3 Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La

nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris,

2009, p. 349 ; les citations y comprises.

domaines de la fiscalité et de la protection sociale.

Dans une posture critique on parle de dumping social

et/ou fiscal. Une tendance dangereuse se dessine :

« non plus fabriquer l’ordre de la concurrence par la

législation européenne, mais fabriquer la législation

européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui

semble ainsi se dessiner aujourd’hui, c’est une sorte de

mutation de certains courants de l’ordolibéralisme,

… ».

* * *

Récapitulons quelques critiques adressées à

l’ordolibéralisme.

Dès les traités européens des années 1950

l’ordolibéralisme s’impose aux Six. Cette

Europe évolue alors dans un monde

ordolibéral. « Parce qu’elle voulait

sanctuariser ses propres principes de politique

économique, l’Allemagne a trouvé la solution

simple de les faire inscrire dans les traités 4».

En Allemagne l’ordolibéralisme n’est pas

l’enjeu de l’alternance électorale. Quelle que

soit la coalition gouvernementale, les règles

ordolibérales sont acceptées et appliquées.

L’ordolibéralisme implique un ordre

monétaire : l’indépendance de la Banque

centrale. L’Allemagne a-t-elle davantage peur

de 1923 que de 1929 ? Voilà qui semble

quelque peu étonnant : ce n’est pas

l’hyperinflation des années 1920 qui a initié

les succès électoraux d’Hitler, mais plutôt la

déflation liée à la crise de 1929.

L’ordolibéralisme est un modèle destiné à une

situation spécifique : l’Allemagne de l’après-

guerre. Ce modèle est-il applicable à l’époque

actuelle et à l’ensemble des pays de l’Union ?

Les principes ordolibéraux sont en perte de

vitesse, voire même complètement dépassés,

c’est bien connu. Toutefois, il faut nuancer ;

deux aspects interviennent.

Premier aspect. L’ordolibéralisme a permis

l’installation, en Allemagne, d’une démocratie

parlementaire qui fonctionne toujours, grâce

à une représentation nationale réussie. Voilà

une vraie prouesse liée à l’ordolibéralisme.

Second aspect. Paradoxalement, la mise en

cause de l’ordolibéralisme est plutôt liée à

l’économique (par exemple mondialisation).

Un nouveau départ, voire un nouveau modèle

économique, du côté de l’écologie, est

4 Frédéric Lordon, La malfaçon – Monnaie européenne et

souveraineté démocratique, Paris, 2014, p. 63.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 94

susceptible de déclencher des

recherches/innovations favorisant la

croissance économique. Dans un tel contexte

les principes ordolibéraux peuvent être

renouvelés et aboutir à des projets d’avenir

qui, à leur tour, peuvent fortifier les principes

démocratiques. L’ordolibéralisme est autant

politique qu’économique (cf. constellation

juridico- constitutionnelle).

Malgré des faiblesses l’ordolibéralisme a

assuré à l’industrie allemande une position

centrale tant en Allemagne même que dans la

zone euro.

Intercalons une petite remarque sur l’ouvrage bien

connu de Thomas Piketty, qui compare dans le temps

et l’espace, le taux de croissance du rendement du

capital et le taux de croissance économique. Retenons

une appréciation générale de Robert Boyer1 : « La plus

importante contribution de l’ouvrage est sans doute

de réintégrer l’histoire économique et sociale au cœur

de la discipline économique ».

3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme

Les excédents commerciaux allemands sont bien

connus. L’Allemagne est la championne incontestée

dans le trio : machine/outil, chimie et automobile. Ces

excédents se sont installés dans la durée, ce qui pose

problème au reste de l’Europe. Mettons brièvement en

évidence les griefs adressés à l’Allemagne et la

réponse de celle-ci2.

Le FMI et la Commission de Bruxelles reprochent à

l’Allemagne cet excédent, qui dans leur optique, est

exorbitant et compromet l’équilibre économique dans

l’Union européenne et même dans le monde :

l’Allemagne exporte trop et ne consomme pas assez.

La réponse allemande ne se fait pas attendre. En règle

générale un excédent commercial est favorable à

l’emploi, au niveau de vie, à la protection sociale. Est-

ce que le Gouvernement allemand doit obliger la

population à consommer, interdire aux entreprises

d’exporter ? L’économie ne fonctionne pas selon ce

schéma. Contrairement à la Chine, l’Allemagne ne

bénéficie nullement d’un taux de change fixé par

1 In : Alternatives Economiques, n° 336, juin 2014, p. 63.

2 Patrick Welter, Deutscher Exportüberschuss – Das Märchen vom

Gleichgewicht, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 novembre

2013 ; la citation y comprise. Ce journaliste, spécialiste

d’économie, est correspondant à Washington.

l’Etat, ni d’une aide de l’Etat, il y a absence de

dumping. Le succès allemand est lié à l’innovation, à

la qualité, donc à une clientèle satisfaite.

L’Allemagne est entièrement plongée dans une

économie de concurrence où il n’est guère possible

d’interdire de produire et de vendre ; elle a mis

l’accent sur la production pour assurer la croissance.

Concurrence et production sont deux facteurs clés de

l’ordolibéralisme. D’ailleurs, prendre le chemin de

l’interventionnisme étatique, sans nécessité, garantit

la « Friedhofsruhe der staatlich gelenkten Wirtschaft ».

Le succès allemand est aussi lié à une particularité3 :

l’entente, entre banques et grande industrie, orientée

vers l’exportation. Cette collusion entre banque et

industrie lourde a déjà existé du temps de Bismarck :

les banques sont focalisées sur le financement de

l’industrie allemande, même les petites et moyennes

entreprises industrielles profitent du crédit bancaire.

En France la situation est différente : ainsi, « entre

1897 et 1903, 30% des profits du Crédit Lyonnais

provinrent des affaires russes 4». En Allemagne le lien

entre banques et industrie reste une caractéristique de

l’ordolibéralisme5 et persiste toujours.

Un autre élément de succès est la concordance entre

productivité du travail et niveau des salaires. Ecoutons

le journaliste allemand Wolfgang Münchau6 : « Eine

der wichtigsten ökonomischen Beziehungen ist die

zwischen den Löhnen und der Produktivität. Man kann

Lohnniveau nicht unabhängig von der Produktivität

betrachten ». L’Allemagne en a fait l’expérience lors de

la réunification. Le taux de change est inadéquat. Un

mark (fort) de l’Allemagne de l’Ouest contre un mark

(faible) de l’Allemagne de l’Est. La productivité du

travail en Allemagne de l’Est était trop faible, face à

l’économie de marché, qui y a été introduite. Les

difficultés étaient préprogrammées, mais le problème

était autant politique qu’économique.

* * *

3 Patrick Velley, L’échelle du monde, Paris, 2013 (1997), p. 796 ;

Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, 2003, p. 42-

43. 4 Suzanne Berger, op. cit. p. 42.

5 Hermann Josef Abs (1901-1994) est le « symbole » de cette

entente : il a été un champion du nombre de sièges détenus dans

les conseils d’administration des banques et de l’industrie. 6 Wolfgang Münchau, Das Ende der Sozialen Marktwirtschaft,

Munich/Vienne, 2006, p. 136. W. Münchau ist Europa-Kolumnist

und Associate Editor der Financial Times Limited mit Sitz in

Brüssel.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 95

Dans ce contexte retenons un « malentendu » entre la

France et l’Allemagne, remontant à l’époque de

l’ordolibéralisme.

L’Allemagne, adossée à l’ordolibéralisme, défend une

politique de l’offre : priorité à la production et à

l’exportation, une monnaie forte, etc. La crise,

enclenchée à partir de 2007, doit être contrée par des

mesures structurelles : compétitivité, innovations (par

exemple industrielles), productivité des travailleurs,

assouplissement du marché du travail, simplification

administrative, etc.

La France, par contre, a une préférence pour une

politique de la demande : l’origine de la crise de 2007

résiderait dans la demande. La croissance économique

doit être stimulée par des mesures keynésiennes. Par

ailleurs, les Allemands redoutent que si Bruxelles

accorde de nouveaux délais à la France pour redresser

ses finances publiques, celle-ci en profitera pour

retarder les réformes nécessaires.

Pour terminer, abordons le modèle allemand selon

deux points de vue1 : allemand (Mathieu von Rohr,

correspondant du Spiegel à Paris), français avec

Guillaume Duval (économiste et rédacteur en chef

d’Alternatives économiques) et l’économiste Alain

Fabre.

Ecoutons von Rohr : « … je suis étonné de la virulence

avec laquelle l’Allemagne est traitée par les médias et

les hommes politiques ».

« La préoccupation française pour l’Allemagne

s’apparente parfois à une obsession. C’est un peu

comme si la France devait constamment se mesurer à

l’aune de l’Allemagne, qu’il s’agisse du modèle

économique, de la notation AAA, de la natalité ou du

poids de sa politique étrangère dans le monde. Sans

doute cela reflète-t-il, pour de nombreux Français, le

manque d’assurance lié à la faiblesse actuelle de

l’économie française ».

G. Duval souligne trois éléments. L’Allemagne aura de

sérieux problèmes avec sa démographie déclinante. En

plus l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE où les

investissements publics sont inférieurs à l’usure des

infrastructures. Toutefois, l’Allemagne a un avantage

avec la chute du Mur, malgré le coût de la

1 Le « modèle allemand », objet de passions en France, dans Le

Monde du 21 septembre 2013 : Mathieu von Rohr, « Un géant en

trompe-l’œil » ; Guillaume Duval et Alain Fabre : Le capitalisme

rhénan : affaibli ou revitalisé ? Interview avec Alain de Tricornot.

réunification : les Allemands ont « pu intégrer les pays

d’Europe centrale et orientale dans leur système

productif ».

A. Fabre pense que l’Allemagne a « l’économie la plus

robuste d’Europe ». Ce pays a démontré que protection

sociale et mondialisation sont compatibles. Enfin,

Fabre compare la gouvernance des systèmes sociétaux

dans les deux pays : en Allemagne « la société

gouverne l’Etat, contrairement à la France, où l’Etat

gouverne la société ». Cet auteur va encore plus loin :

« … l’Allemagne est un miroir un peu troublant du

déclassement français ».

* * *

A la suite des développements précédents quatre

conceptions du marché peuvent être dégagées : le

marché classique (Adam Smith et Jean-Baptiste Say) ;

le marché néolibéral (Alfred Marshall : vulgarisateur

du néoclassicisme2 en Angleterre) ; le marché hayekien

(Friedrich. von Hayek et Ludwig von Mises) et le

marché ordolibéral (Walter Eucken).

3.2 La concurrence

3.2.1 Notion de concurrence parfaite

Des générations d’élèves de notre enseignement

classique et technique ont été et sont toujours

confrontées à la notion de concurrence pure et

parfaite. Rappelons brièvement les conditions

fondamentales.

• Atomicité du marché: grand nombre de

vendeurs et d'acheteurs. Aucun d'entre eux

n'a une influence individuelle sur le marché.

• Homogénéité du produit: sur un même

marché tous les produits sont censés être

identiques.

• Libre accès au marché: il n'y a pas d'entrave à

l'entrée sur le marché.

• Transparence du marché: l'information des

participants au marché est parfaite et sans

coût.

• Hypothèse de mobilité: les facteurs de

production sont parfaitement mobiles.

2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem utilisent ce terme tout au

long de leur ouvrage : Comprendre les théories économiques, Paris,

2011 4e éd. 744 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 96

Le fonctionnement du marché de concurrence parfaite

est assujetti à ces conditions. En présence des quatre

premières conditions on parle de concurrence parfaite,

l'ensemble des cinq conditions mène plutôt à

l'expression concurrence pure et parfaite. L'usage s'est

répandu d'utiliser la construction ramassée

concurrence parfaite, même si les cinq conditions sont

visées1.

Relevons deux paradoxes de la concurrence.

• En régime de concurrence parfaite – selon

Bernard Guerrien2 – la compétitivité fait en sorte que

la meilleure entreprise gagne et à la limite on risque

d'aboutir à un monopole. En d'autres mots, la

concurrence parfaite court le risque de se détruire

elle-même. Selon le philosophe Michel Foucault3 « il

serait (donc) dans la logique historico-économique de

la concurrence de se supprimer elle-même, … ».

Notons la formulation pertinente de quelques

économistes4 : « si les coûts unitaires de production

diminuent de manière continue lorsque la taille de la

firme augmente, elle élimine ses concurrents et le

marché atteint une situation de monopole ».

• Le second paradoxe a été relevé par Piero

Sraffa. Selon cet économiste le régime de concurrence

parfaite est incompatible avec la notion d'économie

d'échelle à l'intérieur de l'entreprise. Selon la première

condition il faut un grand nombre de producteurs.

Comment fabriquer des voitures (ou des avions) dans

de petites unités de production?

3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite

3.2.2.1 Modélisation selon Walras

A l'économiste Léon Walras (1834-1910) revient le

grand mérite d'avoir présenté formellement le modèle

d'équilibre général de concurrence parfaite, en 1874.

Cet auteur imagine, dans un modèle mathématique, n

biens et services, donc n marchés différents.

L'existence même d'un équilibre général se réduit à un

problème mathématique: résoudre le système à n

1 Alain Beitone, Antoine Cazorla, Christine Dollo, Anne-Mary Drai,

Dictionnaire des sciences économiques, Paris, 2007, (2e éd.), p. 86.

2 Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, p. 107.

3 Michel Foucauld, Naissance de la biopolitique, op. cit. p. 140.

4 C. Chavagneux, F. Milewski, J. Pisani-Ferry, D. Plihon, M. Rainelli

et J.-P. Warnier, Les enjeux de la mondialisation, III Les grandes

questions économiques et sociales, Paris, 2007, p. 10.

équations, qui indique les prix égalisant offre et

demande des différents marchés.

Walras a su mettre en évidence l'interdépendance des

prix et des quantités sur les différents marchés, ce que

l'économiste Oskar Lange (1904-1965) a appelé loi de

Walras.

Résumons la critique du modèle walrasien en quelques

points.

• Les intervenants sur le marché sont des «

price-takers »; c'est-à-dire ils « prennent » les prix, car

ils n'ont pas d'influence sur eux. Alors qui a « donné »

les prix? Walras passe par la fiction d'un commissaire-

priseur, coordinateur, suggérant par là « un système

très centralisé, ce que n'est pas censé être le

marché »5. Son intervention permet, par tâtonnements,

d'atteindre l'équilibre. Les ménages et les entreprises

formulent de nouvelles offres et demandes à de

nouveaux prix que le « commissaire-priseur »

confronte, ce qui le conduit à proposer de nouveaux

prix, jusqu'à l'équilibre de concurrence.

• Walras admet, dans son modèle, la neutralité

de la monnaie; aucune intervention de l'Etat n'est

prévue dans ce modèle.

• Le modèle walrasien6 a un caractère normatif,

c’est-à-dire il « ne cherche nullement à décrire la

concurrence telle qu’elle est mais bien plutôt à en

reconstruire le concept adéquat telle qu’elle devrait

être 7».

• L'équilibre de Walras est un optimum social8,

qui ne peut évidemment être atteint que si les

conditions de concurrence parfaite sont remplies. Or,

ces conditions ne sont pas réunies et l'Etat doit agir

de différentes manières: par exemple, établir des lois

anti-trust, introduire des lois sur la concurrence. « Une

grande partie de l'activité de la Commission de

Bruxelles consiste à lutter contre les monopoles et

pour la concurrence ».

• Retenons une hypothèse de l'équilibre

walrasien illustrée par l'image des tâtonnements: «

5 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 83.

6 L’adjectif dérivé de Walras se retrouve sous deux formes dans la

littérature économique : walrasien et walrassien. 7 André Orléan, L’empire de la valeur – refonder l’économie, Paris,

2011, p. 68. 8 Philippe Simonnot, L'invention de l'Etat - Economie du droit,

Paris, 2003, p. 237, y comprise la citation.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 97

l'absence d'échanges tant que les prix d'équilibre n'ont

pas été atteints, les quantités offertes et demandées

tout au long du processus ne sont que virtuelles »1.

• Revenons brièvement au commissaire-priseur

de Walras, en relation avec son « marché-mécanisme

». « Les discours qui font référence à l'économie de

marché renvoient tous à cette vision issue de Walras.

Mais, si elle était vérifiée dans la vie réelle, alors la

planification centralisée aurait dû s'imposer contre le

marché ». (...). « Une agence centrale de planification

serait une réponse plus réaliste que ce personnage

hérité d'une assimilation du marché au

fonctionnement de la Bourse de valeurs »2.

• Selon l’économiste Oscar Lange, l’Etat doit

jouer le rôle de commissaire-priseur, ce que Hayek

juge impossible.

• Selon la loi de l’offre et de la demande toute

augmentation du prix pousse l’offre à croître et la

demande à baisser. Si, au départ, il y a situation de

pénurie, celle-ci tend à se résorber. Ainsi, la flexibilité

des prix permet de piloter efficacement la rareté.

Dans ce modèle3 la qualité est définie ex ante, c’est-à-

dire elle est exogène au modèle. Dès que la qualité

n’est pas déterminée préalablement, elle devient

endogène et la quantité demandée dépend à la fois du

prix et de la qualité. Or la qualité est une fonction

croissante du prix de marché. Il y a donc deux effets,

de sens contraire. L’effet rareté ; la demande baisse

lorsque le prix augmente, ainsi que l’effet qualité ; la

demande augmente lorsque le prix augmente en

relation avec la qualité.

Lorsque l’effet rareté l’emporte, la pente des courbes

d’offre et de demande est de sens opposé et il y a

équilibre. Si l’effet de qualité l’emporte, les deux

courbes (d’offre et de demande) ont des pentes

positives et l’équilibre disparaît. Selon A. Orléan gérer

à la fois la rareté du bien et sa qualité est une mission

impossible, dans une situation d’asymétrie

d’informations. Selon le modèle walrasien la qualité

du bien a un caractère exogène et on reste dans une

situation de gestion de la rareté. Cette condition est

nécessaire à l’équilibre walrasien.

1 Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique, Paris,

2009, p. 224. 2 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique - Essai

sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Paris, 2000, p. 21. 3 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 92 et suivantes.

Ecoutons le professeur Jacques Généreux4 « A partir de

Léon Walras en effet, le souci d'imiter les méthodes

des sciences physiques conduit le courant dominant

de la science économique – le courant néoclassique –

à des coupes claires dans son objet d'études. Les lois

de la nature étant intemporelles et indépendantes de

l'action humaine, l'économie ne peut énoncer de telles

lois qu'à la condition d'être hors du temps,

anhistorique et totalement déconnectée des réalités

de l'action humaine, c'est-à-dire également amorale,

asociale et apolitique »

• Pour terminer retenons la critique sur Walras,

ancienne mais toujours d'actualité, du professeur

Bertrand Nogaro5. « En fait, il n'est pas exact que tout

acheteur ou tout vendeur ne soit acheteur ou vendeur

qu'à un certain prix. Il n'est pas exact que, à tout

moment, le prix soit fonction d'un rapport entre une

quantité offerte et une quantité demandée qui, elles-

mêmes, seraient fonction et uniquement fonction,

d'un prix. Cette formule statique n'explique, d'ailleurs,

pas comment et pourquoi se forme le prix du marché,

car celui-ci se forme à travers le temps, à la suite

d'actions et de réactions dans lesquelles prix et

quantités jouent alternativement le rôle d'antécédent

et de conséquent, de variable indépendante et de

fonction ».

3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu

Le modèle de Walras est problématique et les

néoclassiques avec un de leurs représentants anglais

(Alfred Marshall, 1842-1924) délaissent l'équilibre

général walrasien et se limitent à des équilibres

partiels. Par la suite le modèle de Walras s'estompe

quelque peu, car peu connu dans le monde anglo-

saxon. Les Principes d'économie politique d'A. Marshall

deviennent le manuel de référence pour des

générations d'étudiants. Ce manuel remplace celui de

J. S. Mill (1806-1873), daté de 1848.

Au cours des années 1950 deux éminents économistes

Arrow et Debreu6 ont repris le modèle de Walras et

ont – à partir de conditions qu'ils ont jugées

4 Jacques Généreux (Sciences Po), Les vraies lois de l'économie,

Paris, 2001, p. 38. 5 B. Nogaro, La valeur logique des théories économiques, Paris,

1947, p. 67 (ensemble de la critique p. 53-67). Voir aussi une

critique ramassée mais dense du professeur Jean-Jacques

Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIIIe-XX

e,

Genève/Zurich/Bâle, 2004, p. 113-116. 6 Kenneth Arrow (né en 1921), prix Nobel de sciences économiques

en 1972 (conjointement avec John Hicks) et Gérard Debreu (1921-

2004), prix Nobel 1983.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 98

raisonnables – démontré l'existence d'un équilibre

général dans une situation de concurrence. Ces

conditions sont principalement liées à la rationalité

des consommateurs et au comportement des

entreprises. L'équilibre général « est considéré par les

économistes néoclassiques comme le résultat le plus

important de la science économique. Il prouve (selon

Arrow et Debreu), que les informations fournies par les

prix d'équilibre suffisent à coordonner les décisions

prises par les agents économiques »1. Voilà qui a ravivé

l'intérêt porté au modèle walrasien. Pour les théories

néoclassiques, repliées avec A. Marshall sur les

équilibres partiels, de nouvelles perspectives sont

ouvertes.

Vers le début des années 1970 Hugo Sonnenschein2

montre que les fonctions de demande et d'offre liées à

l'équilibre général selon Arrow et Debreu (de forme

quelconque) ne convergent pas a priori vers un

équilibre général stable et unique. Ce résultat reste

vrai même si quelques hypothèses de départ sont

modifiées. « … une courbe de demande peut prendre

n’importe quelle forme, à part celle d’une courbe se

coupant elle-même. Dès lors, la loi de la demande ne

s’applique pas à la courbe de demande de marché 3».

Selon Bernard Guerrien, c'est « un vrai désastre pour

les néoclassiques, puisqu'il met en cause l'équilibre de

concurrence parfaite en tant qu'état de référence »4.

Claude Mouchot5 pense même que « l'équilibre général

n'est en définitive qu'une construction vide et

inutilisable ». Enfin, selon le professeur Steve Keen

« l’économie néoclassique est bien davantage un

système de croyances qu’une science ». Cet auteur

parle d’une méthodologie qui marche sur la tête6. Et

encore, tout récemment: « La théorie dominante

s'apparente à un système de croyance7 ».

1 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 86.

2 H. Sonnenschein, né en 1940, mathématicien/économiste;

Université de Chicago, dont il a été président de 1993 à 2000. 3 Steve Keen (directeur du département Economie, Histoire et

Politique de l’université de Kingston à Londres), L’imposture

économique, Paris, 2014, p. 88 et p. 136 pour la seconde citation.

Titre original : Debunking Economics : The Naked Emperor

dethroned ? Préface et direction scientifique de Gaël Giraud ;

traduit de l’anglais par Aurélien Goutsmedt . 4 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 87.

5 C. Mouchot (Université Lumière-Lyon-2), Méthodologie

économique, Paris, 1993, p. 263. 6 Steve Keen, op. cit. p. 196-212 ; il s’agit de l’intitulé du chapitre

VIII. 7 Titre d'une interview accordée par le professeur Keen à

Alternatives Economiques, n° 341, déc. 2014, p. 66-67.

3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée

Les sciences économiques se sont séparées en deux

groupes8; le premier à prédominance axiomatique, lié

à des approches théoriques formalisées (algèbre

classique, théorie des ensembles, topologie

algébrique). A titre d'exemple retenons deux

représentants de cette tendance, prix Nobel

d'économie: Kenneth Arrow (Universités de Chicago,

de Stanford, de Harvard) et Gérard Debreu (Universités

de Chicago, de Yale, de Berkeley). Ils sont autant

mathématiciens qu'économistes. D'ailleurs, Debreu est

à la fois professeur de mathématiques et professeur

d'économie. L'incertitude est en grande partie absente

du modèle de la concurrence parfaite. Voilà qui est

favorable au traitement mathématique, mais fait

douter de la pertinence de ce modèle9, car « tout peut

arriver, à condition de choisir les croyances et le cadre

institutionnel approprié ». Le second groupe est lié « à

la connaissance et l'interprétation des processus et

phénomènes observables »10. Notons deux

représentants de ce groupe: Ronald Coase (prix Nobel

en économie 1991) et Friedrich von Hayek (prix Nobel

d'économie en 1974 conjointement avec Gunnar

Myrdal).

Ronald Coase (London School of Economics,

Universités de Buffalo, de Virginie, de Chicago) a

développé le concept de coût de transition qui ne

découle pas de la production. Il a traité de ce qu'on

appelle aux Etats-Unis « law and economics ». Cet

économiste s'est gentiment moqué du premier groupe

par une boutade. « Dans ma jeunesse, on avait

l'habitude de dire que ce qui était trop stupide pour

être dit pouvait toujours être chanté. Dans l'économie

moderne, on l'exprime par les mathématiques »11.

Hayek (docteur en droit et docteur en science

politique de l'université de Vienne) fait une critique

sévère du socialisme et note que la planification

socialiste est impossible. Dans la vue hayékienne le

marché fait le travail du planificateur; les pouvoirs

publics doivent s'abstenir d'y intervenir. Il parle de

l'illusion mathématique en économie politique, de

même il taxe la macroéconomie d'illusoire (par

8 Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis

Keynes – Historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris,

1993, p. 106. 9 B. Guerrien, Marché, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le

dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 742. 10 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 106.

11 R. Coase, L'entreprise, le marché et le droit, Paris, 2005, p. 212.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 99

exemple la notion de niveau général des prix a peu de

signification).

Hayek1 a une vue d'ensemble de la société et prévoit

trois ordres: les ordres artificiels ou ordres construits

par l'homme; les ordres naturels où les sciences

révèlent des régularités. Enfin, les ordres spontanés ne

sont pas une construction délibérée de l'homme, mais

un produit de l'évolution (par exemple le marché, la

monnaie, la morale, le langage).

Et encore, selon M. Beaud et G. Dostaler2: « Discipline

éclatée, la science économique d'aujourd'hui se

développe à travers une multitude de travaux,

consacrés pour la plupart à des objets ponctuels,

abordés à travers des approches réductrices. Le temps

des synthèses et des reconstructions paraît encore

loin ».

Selon Jacques Sapir3 les agents « sont de purs

automates; ils réagissent à des signaux (les prix) ». Au

cœur même de ce modèle est posée « l'affirmation

que, sur les marchés concrets, les échanges se

dénouent grâce à la concurrence. Or ceci n'est rien

d'autre que la main invisible d'Adam Smith ». Toujours

selon le même auteur: « L'être humain n'est pas un

automate programmé, il est fondamentalement un

animal social. Ses comportements sont en grande

partie déterminés par les interactions qu'il a avec

d'autres individus ». L'homme n'est pas un être isolé,

indemne de toute influence de la société dans laquelle

il vit, uniquement préoccupé, ou faut-il dire obsédé

par l'idée de prendre des décisions rationnelles au sens

de Walras/Arrow/Debreu (par exemple « choix

rationnels indépendants de ceux des autres 4 »).

Dans ce contexte le prix Nobel d'économie A. Sen5

parle « des idiots rationnels ». Selon cet auteur « la

question principale est de savoir si l'on peut accepter

l'hypothèse de la poursuite systématique de l'intérêt

personnel dans chaque acte ».

1 Pour une information rapide sur Hayek voir par exemple: Gilles

Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages. 2 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 207.

3 J. Sapir, Les trous noirs de l’économie, Paris, 2000, op. cit. p. 49

et p. 55. 4 P. Calame, Essai sur l’œconomie, Paris, 2009, p. 107.

5 Amartya Sen, Des idiots rationnels - Critique de la conception du

comportement dans la théorie économique, in: A. Sen, Ethique et

économie et autres essais, Paris, 1993 (1991), p. 87-116; citation

p. 115.

Lisons Robert Boyer6 : « La rationalité est rarement

substantielle et complète puisqu’elle est toujours

institutionnellement et historiquement située. De plus,

au modèle normatif de la théorie néoclassique qui

assimilerait toutes les relations économiques à des

relations de concurrence sur des marchés idéaux, la

théorie de la régulation oppose la hiérarchie des

formes institutionnelles qui est le reflet de relations

de pouvoir, s’exprimant dans des coalitions

politiques ».

Revenons une dernière fois à B. Guerrien7 : « … la voie

suivie par la théorie néoclassique est sans issue,

indépendamment de la virtuosité mathématique de

ses adeptes. Il y a deux raisons à cela, qui relèvent

chacune d’une forme d’indétermination :

l’indétermination de l’issue de tout marchandage et

l’indétermination de décisions dans lesquelles les

croyances jouent un rôle essentiel. Le fait que les

théoriciens néoclassiques aient besoin de recourir à

des modèles aussi étranges que celui de la

concurrence parfaite pour lever ces indéterminations

prouve, a contrario, leur caractère insurmontable, du

moins tant que l’accent est mis exclusivement sur les

individus et leurs choix ».

Le sociologue Frédéric Lebaron8 parle d'une « longue

chaîne de la croyance économique », qui s'étend du

plus abstrait (par exemple théorie de l'équilibre

général) jusqu'aux préoccupations concrètes (par

exemple choix d'investir dans un titre financier,

acheter tel ou tel produit).

Selon Jacques Généreux9 « cette économie-là n'est pas

une science économique mais une théologie

économique qui énonce une vérité transcendante au-

delà du réel au-delà de l'histoire ». Et encore, du

même auteur: « … les grands économistes sont

souvent assez intelligents pour ne pas prendre leurs

jeux de l'esprit pour la réalité. Aussi redoutent-ils

d'autant moins de s'aventurer dans des modèles trop

abstraits qu'ils ne se sentent en rien liés par ces

derniers pour leurs choix réels de citoyens. Ils peuvent,

comme Walras, démontrer la supériorité théorique

d'un système de marchés parfaits et soutenir des

6 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux,

Paris, 2004, p. 106. 7 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 91.

8 Frédéric Lebaron (Université Picardie-Jules-Verne à Amiens), La

croyance économique – Les économistes entre science et

politique, Paris, 2000, p. 10-11. Voir aussi, du même auteur: La

crise de la croyance économique, Paris, 2010, 234 pages. 9 Jacques Généreux, 2001, op. cit. p. 188 et p. 191.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 100

politiques socialistes de régulation de l'économie »

(nationalisation des terres)!

* * *

Abordons brièvement la notion de valeur1 dans la

pensée économique2. En fait il n’y a que deux

paradigmes : la valeur travail selon Adam Smith

(1723-1790), Karl Marx (1818-1883), David Ricardo

(1772-1823) et la valeur utilité selon William Stanley

Jevons (1835-1882), Carl Menger (1840-1921) et

Léon Walras (1834-1910).

Ce dernier paradigme a bénéficié d’un développement

mathématique très sophistiqué et reste toujours

dominant dans la théorie économique. Dans ce

contexte l’approche de l’échange se fait par le troc,

c’est-à-dire marchandise contre marchandise. Marx

procède de la même façon, Walras aussi. La monnaie

est écartée dans les échanges, bien que les

marchandises s’échangent contre de la monnaie. A.

Orléan3 pose la bonne question. « Comment expliquer,

dans ces conditions, que Marx et Walras, comme

l’immense majorité des économistes, et malgré

l’évidence empirique, abordent l’étude de la

circulation des marchandises en partant du troc ? ».

Même Gérard Debreu, dans son ouvrage monumental4

sur la valeur, ne parle que de l’échange direct (troc) :

la monnaie est absente. Or le troc est le signe d’un

dysfonctionnement économique ; par exemple dans

l’Allemagne de 1945 la population a dû recourir au

troc, pour survivre.

* * *

Quelques mots sur la théorie des jeux : les participants

visent la maximisation de leur gain. Sans entrer dans

les détails5, retenons deux conditions : « chaque joueur

prévoit correctement ce que l’autre va faire » ; « les

joueurs annoncent simultanément et une fois pour

toutes la stratégie qu’ils ont choisie ». Si « aucun des

1 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 27 et suivantes.

2 Sur la notion de valeur voir par exemple : Gilles Dostaler, Valeur

et prix, histoire d’un débat, Paris, 2013, 218 pages. Nouvelle

édition révisée et augmentée ; avec une préface de Michel Beaud. 3 A. Orléan, L’empire de la valeur, op. cit. p. 28.

4 Gérard Debreu, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de

l’équilibre économique, Paris, 2001, 2e édition, 224 pages.

5 Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La théorie

économique néoclassique – Microéconomie, macroéconomie et

théorie des jeux, Paris, 2008 (3e éd.), p.126-152 ; citations p.

144/5, p. 137 et p. 152. Voir aussi de Bernard Guerrien, La théorie

des jeux, Paris, 2010, 4e éd. 112 pages.

joueurs ne regrette son choix après avoir constaté

celui des autres », on est en présence d’un équilibre de

Nash6. Un point commun avec la concurrence parfaite

surgit : on est entré dans un monde imaginaire ; les

comportements individuels sont-ils « vraiment

rationnels » ? La théorie des jeux ne permet pas « de

résoudre des problèmes concrets ou de faire des

prédictions ou des recommandations en rapport avec

la vie réelle, … ».

Toutefois, la théorie des jeux présente au moins deux

avantages sérieux. D’abord, elle s’éloigne enfin de

l’omniprésente concurrence parfaite et ensuite, elle

est susceptible de déboucher sur de nouveaux

développements théoriques. Ses possibilités sont loin

d’être épuisées, contrairement à la concurrence

parfaite.

* * *

Concluons avec le professeur Jean-Marc Daniel7: « Les

économistes d'aujourd'hui sont des milliers qui se

déchirent comme des théologiens médiévaux ». Selon

André Orléan8 la discipline économique est confrontée

à un manque flagrant de pluralisme : « Faut-il

rappeler l’aveuglement des économistes face à la crise

financière de 2007 ? Cet aveuglement est le résultat

prévisible de l’uniformisation qu’a connue la pensée

économique au cours des vingt dernières années ».

3.3 La concurrence au niveau des traités européens

Un fonctionnaire européen9, spécialiste de la

concurrence, a bien situé le poids de la concurrence

dans le Traité de la CECA10. « Les règles

communautaires de concurrence sont au cœur de

l'acte fondateur de la construction européenne qu'est

le traité CECA de 1951 ». L'article 67 du traité

6 Du nom de John Nash, né en 1928 : mathématicien de génie, prix

Nobel d’économie en 1994 ; a connu de graves problèmes

psychiatriques (schizophrénie), qui ont entravé quelque temps sa

carrière. 7 J.-M. Daniel, Histoire vivante de la pensée économique, Paris,

2010, p. 418. 8 André Orléan (président de l’Association française d’économie

politique), Renouveler le recrutement des enseignants-chercheurs,

in : Le Monde du 17 juin 2014. 9 François Arbault, Concurrence, in: Yves Bertoncini, Thierry

Chopin, Anne Dulphy, Sylvie Kahn, Christine Manigand (dir.),

Dictionnaire critique de l'Union européenne, Paris, 2008, p. 77. 10 Communauté européenne du Charbon et de l'acier, ou traité de

Paris (18 avril 1951), ou plan Schuman.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 101

examine le concept de concurrence de la CECA. Si,

dans les industries du charbon et de l'acier, des

actions sur les conditions de la concurrence ne sont

pas engendrées par des variations de rendements,

alors la Haute Autorité peut intervenir. En fait elle est

seulement « habilitée » à prononcer les

« recommandations nécessaires ».

Selon le Traité de la CEE1, l’article 85 a « pour objet ou

pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le

jeu de la concurrence à l’intérieur du marché

commun ». Les règles de concurrence, de pratique

antidumping et les aides accordées par les Etats sont

régies par les articles 85-94. Selon l’exposé des

motifs2 « à l’intérieur de la Communauté, la

concurrence n’est pas seulement admise, elle est

appelée à jouer un rôle capital ».

Le Traité sur l'UE, signé à Maastricht le 7 février 1992,

reprend cette disposition : « un régime assurant que la

concurrence n'est pas faussée dans le marché intérieur

»3. De même prévaut le « respect du principe d’une

économie de marché ouverte où la concurrence est

libre ».

Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, a

modifié l’architecture de l’Union : « le traité de

Lisbonne, à l’image des précédents traités modificatifs,

se contente d’apporter des amendements aux traités

existants, c’est-à-dire le traité sur l’Union européenne

(TUE) et le traité instituant la Communauté

européenne, rebaptisé ‘traité sur le fonctionnement de

l’Union européenne’ (TFUE) 4». Les anciens articles 85

et 86 réapparaissent dans le TFUE sous les articles 101

et 102.

A la suite du référendum négatif sur la Constitution

européenne la France a obtenu (traité de Lisbonne) de

retirer « la concurrence libre et non faussée » des

objectifs de l’Union. Toutefois, la notion de

concurrence réapparaît dans les protocoles du traité

1 Communauté économique européenne (marché commun) ou

traité de Rome du 25 mars 1957. 2 Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et

Institutions communes – Documents et Discussions

parlementaires, Luxembourg, 1957 (Chambre des Députés), p. 499. 3 Projet de loi n° 3601, portant approbation du Traité sur l’Union

Européenne et de l’Acte final, p. 36 ; ou : Les traités de Rome,

Maastricht et Amsterdam, textes comparés, Paris (La

Documentation française), 1999, p. 47 et p. 48 (selon les

modifications résultant de l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande

et de la Suède). 4 Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn et

Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union

européenne, Paris, 2008, p. 432.

de Lisbonne (« un système garantissant que la

concurrence n’est pas faussée 5»). Les protocoles ont la

même force juridique que le traité de Lisbonne lui-

même. Voilà une attitude ambiguë vis-à-vis de la

notion de concurrence.

* * *

Quelle est l’origine de la régulation supranationale de

la concurrence en Europe ? Après la grande crise de

1929 avec ses tendances protectionnistes et la

cartellisation en Allemagne (Konzerne), la notion de

concurrence présente un intérêt évident. Le

fondement de la concurrence – inscrit dans le traité

CEE – a une triple origine : le Sherman Act américain

de 1890, l’ordolibéralisme et les dispositions du Traité

de Paris liées à la concurrence.

L’approche par le Sherman Act est préconisée par Jean

Monnet, fin connaisseur du monde anglo-saxon, mais

il n’y a pas consensus en France. Selon François

Denord6 l’approche ordolibérale a un effet « régulateur

de conflits, abstentionniste dans la sphère de la

production et des échanges, mais prêt à sanctionner

les écarts de conduite par le droit et la justice » : un

modèle concurrentiel. Néanmoins, selon le même

auteur le néo-libéralisme présente « un projet

cohérent : créer les conditions institutionnelles d’une

société libérale ; restreindre le périmètre de l’action

étatique sans revenir au laissez-faire ; ouvrir de

nouveaux espaces au mécanisme concurrentiel ;

défendre sans concession la libre-entreprise ». Dans ce

contexte le mot-clé est concurrence. Enfin, le Traité

de Paris, malgré ses insuffisances liées à la

concurrence, a été une référence pour les articles 85

et 86 du Traité de Rome. Le principe même de

concurrence, apparu vers 1950/51 dans le contexte

européen, devient une caractéristique dans la

réflexion sur les relations entre entreprises.

Selon Laurent Warlouzet7 « c’est clairement la vision

ordolibérale qui constitue l’influence dominante grâce

à un réseau de décideurs allemands occupant des

postes stratégiques à la Commission européenne, au

premier chef, le commissaire à la concurrence Hans

5 Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, doc. parl.

5833, p. 142. 6 François Denord, Néo-libéralisme et « économie sociale de

marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne

de la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société,

2008/1, 27e année, p. 25-26.

7 Laurent Warlouzet, La politique de la concurrence européenne

depuis 1950 : surveiller les entreprises et les Etats, Arras

(Université d’Artois), 2012, p. 4.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 102

von der Groeben » et son chef de cabinet Albrecht.

Toutefois il ne faut pas croire à une germanisation :

« … the German model was perhaps the most

influential in the development of early EEC

competition policy but there was no process of

‘Germanization’, as the complex interaction between

the national and the supranational institutions,

policies, and reflections suggests 1».

Comparons brièvement CECA et CEE en relation avec

le concept de concurrence. Le Traité CECA concerne

uniquement le charbon et l’acier. Le Traité CEE est lié

à l’ensemble de l’économie. La Haute Autorité a en

fait peu de moyens pour intervenir dans deux

branches industrielles protégées (charbon et acier)

quant à la concurrence. La Commission de la CEE, par

contre, peut intervenir si les articles 85 et 86 sont

bafoués. Elle est confortée dans cette direction par le

premier règlement d’application des articles 85 et 86

du traité émanant du Conseil de la CEE (règlement CE

17/62 pris le 6 février 1962 à Bruxelles ; cf. art. 3). S’y

ajoute le concours de la Cour européenne de justice,

installée à Luxembourg.

* * *

Quels sont les instruments de la politique de

concurrence ? Cette politique communautaire prévoit

trois instruments2 : le contrôle des concentrations, la

lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, le

contrôle des aides de l’Etat.

• Le contrôle des concentrations

Ce contrôle est préventif et sert davantage à prévenir

les comportements nuisibles à la concurrence qu’à les

punir. Du point de vue technique deux conditions sont

nécessaires.

L’ensemble des entreprises doit réaliser un

chiffre d’affaires dépassant les cinq milliards

d’euros dans l’Espace économique européen

(c’est-à-dire l’Union, à laquelle on ajoute la

Norvège, l’Islande et le Liechtenstein).

Le chiffre d’affaires réalisé par au moins deux

entreprises individuelles doit dépasser

1 Adrian Kuenzler and Laurent Warlouzet ; National Traditions of

Competition Law – A Belated Europeanization through

Convergence ? In : Kiran Klaus Patel and Heike Schweitzer, The

Historical Foundations of EU Competition Law, Oxford (UK), 2013,

p. 124. 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et

Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e

édition, p. 247 et suivantes.

ensemble 250 millions d’euros dans la

Communauté.

En 2004 d’autres séries de seuils interviennent. Une

exception est prévue : si une entreprise réalise les

deux tiers de son chiffre d’affaires dans un seul pays

membre, c’est ce pays qui est compétent pour la mise

en œuvre de la procédure de contrôle des

concentrations.

Le contrôle se fait en six étapes chronologiques3 :

« Première étape : y a-t-il concentration ? Deuxième

étape : cette concentration relève-t-elle du contrôle

d’une autorité de concurrence ? Troisième étape :

quels sont les marchés concernés par l’opération ?

Quatrième étape : cette concentration affecte-t-elle

les marchés ? Cinquième étape : comment porter

remède aux difficultés rencontrées ? Sixième étape :

quelle décision rendre ? ».

• Lutte contre les pratiques anticoncurrentielles

Ces pratiques anticoncurrentielles sont au nombre de

quatre.

Les cartels. « Un cartel est généralement

défini comme une structure de production par

laquelle les différents producteurs d’un bien

ou service s’entendent entre eux pour

constituer une situation de monopole 4». Le

terme même de cartel a une résonance

négative (« l’idée d’une collusion entre

producteurs ou même d’un complot pour

obtenir des gains aux dépens des

consommateurs »). On distingue plusieurs

types de cartel, par exemple cartel des prix,

cartel de répartition géographique des

marchés.

Les accords horizontaux. Ces accords sont

conclus entre entreprises situées sur des

niveaux commerciaux identiques et de ce fait

se font concurrence. Des exceptions sont

prévues : des accords de recherche-

développement concernant des produits ou

des procédés (à certaines conditions).

Les accords verticaux lient des entreprises qui

se situent à des niveaux commerciaux

différents. Il faut un effet anticoncurrentiel,

en général atteint si la part du marché

dépasse 30%.

3 Ibid. p. 249-250.

4 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.

123 ; y comprise la citation suivante.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 103

L’abus de position dominante amène une

entreprise à se comporter comme opérant en

situation de monopole. Deux critères-clés

interviennent : la part du marché et la

dépendance.

• La politique des aides de l’Etat

Le but visé est d’éviter des aides accordées par les

Autorités nationales, faussant la concurrence.

Plusieurs critères sont exigés : l’intervention d’un Etat

avec ses ressources, susceptibles d’entraver la

concurrence et de peser sur les échanges entre Etats

membres, conférer des avantages à l’entreprise qui en

bénéficie.

La politique de la concurrence a une position clé dans

l’architecture européenne. Retenons deux indications

statistiques1 : le montant total des amendes (au profit

du budget communautaire) s’élève à 2 868 millions

d’euros en 2010, mais se réduit à 400 millions en

2012. Les « opérations de concentration notifiées »,

c’est-à-dire le contrôle des concentrations, sont au

nombre de 274 en 2010, de 283 en 2012 ; le montant

le plus élevé est de 402 en 2007.

* * *

« La politique de la concurrence est une politique de la

construction européenne 2». Et encore : « La politique

de la concurrence a une place particulière dans

l’Union européenne ». Le rôle de l’Europe joue sur trois

axes.

• Une compétence fondamentale de l’Union

Cette compétence est très large, car elle concerne

toute pratique susceptible d’affecter le commerce

entre les Etats membres. Est visé le maintien d’un

marché à structure concurrentielle. La finalité de la

concurrence consiste en des avantages au profit des

consommateurs et en des encouragements à la

compétitivité de l’Europe.

1 Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Julien

Sorin, op. cit. p. 268. 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et

Julien Sorin, op. cit. p. 240 et suivantes, les citations suivantes

incluses. Voir surtout le chapitre 9 intitulé La politique de la

concurrence, p. 240-273.

• Une politique européenne intégrée

La concurrence est un des (rares) domaines dans

lesquelles la Commission peut agir seule. « Qu’il

s’agisse du contrôle des concentrations, de la politique

des aides d’Etat ou de la poursuite des pratiques

anticoncurrentielles, c’est très largement seule que la

Commission agit ».

• Une construction originale

Depuis le traité de Rome la concurrence occupe une

position centrale. « Aujourd’hui encore, la concurrence

bénéficie d’une présomption favorable au sein de la

Commission européenne, et plus largement dans les

instances européennes, dès lors qu’il s’agit d’orienter

une politique européenne ».

La notion de concurrence n’est pas exempte de

critique : elle risque de déboucher, au fil du temps, sur

le dogmatisme. Ainsi, serait empêchée la formation

d’entreprises capables de résister aux entreprises

géantes situées hors de l’Union. En fait il ne s’agit pas

d’apprécier la taille des entreprises, mais d’assurer une

juste compétitivité au profit du consommateur.

Enfin, l’ouverture des marchés ne correspond pas

toujours aux attentes espérées. Une question se pose :

la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008

doit-elle influencer la politique de concurrence ?

* * *

Quel est le point de vue luxembourgeois ? A cet effet

considérons les documents parlementaires liés à la

notion de concurrence du traité de la CECA. Selon

l'exposé des motifs3 l'article 67 « règle le problème

délicat des relations entre les économies générales des

Etats adhérents et celle du charbon et de l'acier

soumis à la juridiction de la Haute Autorité.

Les décisions et interventions des Etats pourraient, en

effet, réfléchir dans leurs effets sur le secteur des

industries mises en commun et y affecter

sensiblement les conditions de concurrence ». C'est

dire l'importance du concept de concurrence pour

l'ensemble des Six.

3 Document parlementaire n° 395, p. 134. Projet de loi portant

approbation du Traité instituant la Communauté du Charbon et de

l'Acier et des Actes complémentaires, signés à Paris le 18 avril

1951.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 104

Selon l'exposé des motifs1 « la création d'un marché

commun pour les produits de charbon et d'acier

constitue la pierre angulaire des dispositions

économiques et sociales du traité. Celles-ci répondent

aux nécessités majeures qu'entraîne le passage des

économies nationales cloisonnées à l'économie

ouverte du secteur unifié.

Le principe posé exige, en effet, l'abolition de toutes

entraves à la libre circulation des biens mis en pool.

Toutes les barrières existant du fait de l'homme

devront disparaître ». L'abolition de ces entraves à la

libre circulation et l'abolition des barrières existantes

sont visées par la réalisation de la concurrence.

Mais une certaine angoisse perce dans ces documents

parlementaires, ce qui d’ailleurs est tout à fait normal.

• Le Conseil d’Etat2 a souligné l’importance de

l’enjeu par quelques indications statistiques liées à

l’année 1949 : la valeur de la production sidérurgique

représente 71,78% par rapport à toute l’industrie du

pays ; la part des exportations de la sidérurgie s’élève

à 89,75% ; les salaires bruts payés par l’industrie

sidérurgique se chiffrent à 65,81% par rapport au

total des salaires industriels ; enfin, la part des

ouvriers dans la sidérurgie fait 57,74% du nombre

total des ouvriers industriels.

Au Luxembourg viser l’industrie c’est viser purement

et simplement la sidérurgie. Engager notre sidérurgie

dans la CECA est donc un geste beaucoup plus lourd

que dans les autres pays. Le poids de notre sidérurgie

est renforcé par son effet d’entraînement sur

l’ensemble de l’économie. Le Luxembourg a toujours

été soumis à un lien de dépendance vis-à-vis de la

conjoncture internationale.

• La section centrale3 de la Chambre, dans son

rapport du 2 mai 1952, estime que « la capacité

concurrentielle future de notre sidérurgie doit rester

assurée ».

• Le Conseil d'Etat4 insiste – entre autres – sur

l'aspect suivant: « assurer à tous les utilisateurs du

marché commun placés dans des conditions

comparables un égal accès aux sources de production

». Voilà qui peut éviter des goulots d'étranglement.

* * *

1 Ibid. p. 129.

2 Ibid. p. 163.

3 Ibid. p. 188.

4 Ibid. p. 157.

Examinons brièvement l'idée de concurrence dans le

Traité de la CEE selon Pierre Werner, qui, à l'époque

ministre des finances, ramasse en cinq points les

moyens aptes à instituer une communauté

économique européenne, à la Chambre des Députés5 le

19 novembre 1957:

« - la suppression progressive des droits de

douane et des contingents entre les Etats

membres et la création d'un tarif extérieur

commun,

l'élimination des entraves à la circulation des

services, des capitaux, des travailleurs et à la

liberté d'établissement entre les divers Etats

membres,

fixation de règles de concurrence,

la coordination des politiques économiques et

monétaires et

le rapprochement des législations nécessaires

à la réalisation du Marché commun ».

Les trois premiers points sont liés directement au

concept de concurrence, les deux derniers le sont de

manière indirecte tout au plus.

La concurrence est le fil conducteur du traité. La

Chambre de commerce6, dans son avis, pense que la

CEE « écarte dans la mesure du possible les obstacles

qui s'opposent à la libre circulation des biens, des

hommes et des capitaux ». La Chambre des métiers7 a

quelques appréhensions, car « les entreprises

artisanales seront exposées à une concurrence accrue,

provenant dès lors non pas seulement d'un pays, mais

de trois pays limitrophes ».

Les articles 85 à 91 de la CEE sont directement liés à

la concurrence (et au dumping). Il y a une certaine

continuité dans ce domaine. Ainsi, l'article 65 du

traité de la CECA est élargi par l'article 85 du traité de

la CEE.

Selon la Chambre de commerce les règles sur la

concurrence des traités européens sont inspirées par

les lois « antitrust » des Etats-Unis. Il faut éviter « une

répartition à l'amiable des marchés qui aurait pu

5 Doc. parl. n° 637, p. 6 : Marché Commun – Euratom –

Institutions communes, Documents et discussions parlementaires,

Luxembourg (Greffe de la Chambre des députés), 1957, 749 pages. 6 Doc. parl. n° 637, p. 585.

7 Doc. parl. n° 637, p. 615.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 105

anéantir les effets de la suppression des barrières

douanières »1.

Les traités d'Amsterdam (2 octobre 1997) et de Nice

(26 février 2001), qui modifient le traité de

Maastricht, gardent les dispositions sur la

concurrence, mais mettent l'accent sur d'autres sujets.

L'exposé des motifs2 lié au traité d'Amsterdam

n'aborde plus le sujet de la concurrence. Il en est de

même du projet de loi en relation avec le Traité de

Lisbonne3.

La notion de concurrence donne lieu à deux

remarques en relation avec les traités européens.

• Les règles de la concurrence ne s'entendent

pas strictu sensu. Ces règles comprennent tout ce qui

est susceptible d'entraver le commerce entre Etats

membres: le marché intérieur doit être préservé (cf.

art. 81 et 82).

La Commission européenne est appelée à jouer le rôle

de gardien de la concurrence. Elle peut engager des

procédures d'infraction vis-à-vis d'entreprises (par

exemple pour abus de position dominante) ou contre

des Etats membres (par exemple pour aides

incompatibles avec les règles du marché commun). La

mission de la Commission n'est pas sans ambiguïtés.

Elle peut revêtir le rôle de gendarme du marché ou au

contraire se rapprocher d'un dogmatisme libéral. La

légitimité du pouvoir de la Commission reste donc un

sujet de discussion. Les initiatives de la Commission4

peuvent aboutir à « de véritables choix de politique

économique » (par exemple libéralisation du secteur

des télécommunications au cours des années 1990).

Toutefois, le Conseil des ministres devient actif, en

priorité pour des options très politiques (par exemple

libéralisation du transport aérien et ferroviaire).

• Les règles de la concurrence s'appliquent à

deux niveaux: au niveau des entreprises, au niveau des

Etats membres.

1 Doc. parl. n° 637, p. 594-595.

2 Document parlementaire n° 4381, p. 2 – 23. Projet de loi portant

approbation du Traité d'Amsterdam modifiant le Traité sur l'Union

européenne, les Traités instituant les Communautés européennes

et certains Actes annexes, signé à Amsterdam, le 2 octobre 1997. 3 Document parlementaire n° 5833, p. 3-35 de l'exposé des motifs.

Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, modifiant

le Traité sur l'Union européenne instituant la Communauté

européenne, des Protocoles, de l'Annexe et de l'Acte final de la

Conférence intergouvernementale, signé à Lisbonne, le 13

décembre 2007. 4 Ibid. p. 79.

Le jeu concurrentiel se déploie évidemment en premier

lieu à l'intérieur des entreprises de chaque Etat

membre. Il faut protéger les consommateurs et éviter

la formation de cartels ou d'accords secrets entre

entreprises concurrentes, méprisant les règles de la

concurrence. De telles pratiques risquent de mener à

la monopolisation du marché et, partant, à des rentes

non justifiées. Les traités européens (art. 82)

interdisent « les accords qui affectent le commerce

entre les Etats membres et restreignent la concurrence

de manière appréciable »5 (par exemple abus de

position dominante, distribution sélective). Dans le

même esprit la Commission procède au contrôle des

opérations de fusion/acquisition d'envergure

communautaire.

Les règles de concurrence jouent à l'égard des Etats

membres. Un principe général (art. 87) interdit les «

aides » d'Etat qui affectent le commerce entre Etats.

Ainsi, la Commission peut exiger le remboursement

d'aides d'Etat incompatibles avec les règles de la

concurrence.

Certaines activités échappent à ces règles (par

exemple enseignement, santé). Par contre, la

législation d'un pays membre peut conférer certaines

activités à un monopole national, pour des raisons

d'intérêt général (par exemple la Poste a un droit

exclusif de distribution du courrier de moins de 50

grammes). Certaines catégories d'aide peuvent être

compatibles avec les règles du marché commun: par

exemple aide à des restructurations d'entreprises, en

matière d'environnement, certaines aides à caractère

social.

* * *

Retenons deux observations de la Commission

spéciale6 de la Chambre des Députés au sujet du projet

de loi portant approbation du Traité instituant la

Communauté Economique Européenne.

La première est en relation avec la question d’adhérer

ou non à la CEE. « Tout ceci ne touche évidemment

pas la question de l’opportunité de l’adhésion du

Grand-Duché aux chartes nouvelles. Cette question ne

saurait être discutée sérieusement. Le marché

commun et l’Euratom ne sont plus pour le Grand-

Duché une question de plus ou moins de prospérité ;

5 Ibid. p.78.

6 Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et

Institutions – Documents et discussions parlementaires, op. cit. p.

722 et 720.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 106

le choix est celui d’être ou de ne pas être ». Le

Luxembourg n’a pas été confronté à un choix réel : la

situation géographique, économique et l’étroitesse du

territoire ont impérativement exigé son adhésion.

La seconde observation concerne une question tout à

fait inédite à l’époque : la question de savoir si une

Allemagne réunifiée pourrait entrer dans la CEE. Voici

la réponse de la Commission spéciale. « L’Allemagne

réunifiée n’existe pas actuellement comme sujet de

droit international. N’étant pas titulaire d’obligations

à présent, elle ne saurait devenir titulaire de droits

plus tard. Les traités sont conclus pour demeurer en

vigueur, rebus sic stantibus. Que l’Allemagne réunifiée

veuille se substituer à l’Allemagne fédérale, ce

changement constituerait un fait nouveau qui, en

droit pur, nécessiterait une révision complète de la

situation. L’Etat fédéral disparaissant et l’Etat

d’Allemagne réunifiée se présentant comme membre

nouveau, les Traités deviendront caducs ». Avec le

recul qui est le nôtre nous savons pertinemment que

les choses se sont passées différemment : la RDA a

disparu par son intégration dans l’Allemagne fédérale

et les traités ont persisté.

3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg

Avant d’aborder la notion de concurrence au niveau

national, présentons schématiquement les principales

dispositions réglementaires et légales y relatives.

• Article 309 du Code pénal.

• Article 311 du Code pénal.

• Loi du 5 juillet 1929, concernant la

concurrence déloyale, Mémorial 1929, p. 643-

645.

• Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdisant

la remise de primes ou de bons-primes dans le

commerce, Mémorial 1934, p. 574-575.

• Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la

spéculation illicite en matière de denrées et

marchandises, papiers et effets publics,

Mémorial 1935, p. 463-464.

• Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936,

concernant la concurrence déloyale, Mémorial

1936, p. 49-54. A la suite de cet arrêté est

publié l’avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté

grand-ducal qui précède, concernant la

concurrence déloyale, même Mémorial, p. 54-

56.

• Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de

vente, Mémorial 1944, p. 7-8, arrêté pris à

Londres le 9 août 1944.

• Arrêté du 8 novembre 1944 portant création

d’un office des prix, Mémorial 1944, p. 106-

107, arrêté pris à Londres le 8 novembre

1944.

• Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945

complétant l’article 4 de l’arrêté grand-ducal

du 28 octobre 1944 pris en exécution de

l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944

permettant au Gouvernement de prendre les

mesures nécessaires à l’approvisionnement du

pays, ainsi que l’article 6 du 8 novembre 1944

portant création d’un Office des Prix,

Mémorial 1945, p. 272-273.

• Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948

complétant l’arrêté grand-ducal du 8

novembre 1944 portant création d’un Office

des Prix, Mémorial 1948, p. 208.

• Arrêté ministériel du 16 septembre 1953,

obligeant les producteurs, importateurs et

commerçants à signaler toute hausse des prix

à l’Office des Prix, Mémorial 1953, p. 1224.

• Arrêté ministériel du 29 mars 1956,

soumettant à autorisation toute hausse des

prix, Mémorial 1956, p. 520.

• Arrêté ministériel du 13 novembre 1956,

remplaçant celui du 29 mars 1956,

soumettant à autorisation toute hausse des

prix, Mémorial 1956, p. 1215-1218.

• Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet

1°d’habiliter le Grand-Duc à réglementer

certaines matières ; 2° d’abroger et de

remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre

1944 portant création d’un Office des prix,

Mémorial 1961, p. 489-491. Doc. parl. n° 833.

• Règlement grand-ducal du 15 février 1964

concernant le prix normal des produits et

articles de marque importés, Mémorial 1964,

p. 425-426.

• Règlement grand-ducal du 9 décembre 1965

portant réglementation des prix imposés et du

refus de vente, Mémorial 1965, p. 1332.

• Loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques

commerciales restrictives, Mémorial 1970, p.

892-894. Doc. parl. n° 1236.

• Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970

fixant les prix de vente maxima aux

consommateurs pour les combustibles

minéraux solides destinés à l’usage

domestique, Mémorial 1970, p. 1205-1207.

• Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970

fixant les marges maxima applicables au

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 107

matériel de chauffage central, Mémorial

1970, p. 1207-1208.

• Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30

juin 1961 ayant pour objet, entre autres,

d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal

du 8 novembre 1944 portant création d’un

office des prix, Mémorial 1983, p. 1217-1219.

Doc. parl. n° 2660.

• Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant

1. la loi du 17 juin 1970 concernant les

pratiques commerciales restrictives ; 2. La loi

du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin

1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger

et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8

novembre 1944 portant création d’un office

des prix, Mémorial 1989, p. 504-505. Doc.

parl. n° 3302.

• Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence,

Mémorial 2004, p. 1111-1121. Doc. parl. n°

5229.

• Loi du 23 octobre 2011 relative à la

concurrence, Mémorial 2011, p. 3756-3767.

Doc. parl. n° 5816.

Retenons que le respect des marges maximales a été

assuré par des règlements grand-ducaux1.

* * *

Les plus anciennes dispositions sur la concurrence

concernent les prix et le secret de fabrication dans

l’optique du salarié. Elles remontent au Code pénal2,

articles 309 et 311. Notons ce dernier article : « Les

personnes qui, par des moyens frauduleux

quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du

prix des denrées ou marchandises ou papiers et effets

publics, seront punies d’un emprisonnement d’un mois

à deux ans et d’une amende de trois cents francs à dix

mille francs ».

Enfin, écoutons l’article 309 : « Celui qui aura

méchamment ou frauduleusement communiqué des

secrets de la fabrique dans laquelle il a été ou est

encore employé, sera puni d’un emprisonnement de

trois mois à trois ans et d’une amende de cinquante

francs à deux mille francs ».

1 Un état de ces règlements est dressé par le doc. parl. n° 5229,

exposé des motifs, p. 27-28. 2 Pierre Ruppert, Code pénal – Code d’instruction criminelle et Lois

et Règlements en matière répressive, Luxembourg, 1900.

La loi3 du 5 juillet 1929 a comme but de combattre la

concurrence déloyale. Cette loi est articulée en trois

parties. D’abord l’article 1 de la loi : « Sera puni d’un

emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende

de 51 fr. à 5 000 fr. ou d’une de ces peines seulement,

celui qui, dans l’intention de faire naître dans le public

la croyance qu’il vend des marchandises à des

conditions particulièrement favorables, aura annoncé

de mauvaise foi et publiquement, sur la nature,

l’origine, le mode de production ou de fabrication, la

quantité, le prix ou la provenance des marchandises

en magasin, sur la possession de récompenses

industrielles ou de distinctions honorifiques

quelconques, ou enfin sur le but ou les motifs de la

vente, des indications fausses, propres à tromper

l’acheteur ».

Ensuite c’est le secret d’affaires et le secret de

fabrication qui sont visés, selon l’article 4 qui

remplace l’article 309 du Code pénal : « Celui qui,

étant ou ayant été employé, ouvrier ou apprenti d’une

entreprise commerciale, ou industrielle, dans un but

de concurrence ou dans l’intention de nuire à son

patron, divulgue, pendant la durée de son engagement

ou endéans les deux ans qui en suivent l’expiration,

les secrets d’affaires ou de fabrication dont il a eu

connaissance par la suite de sa situation, sera puni

d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et

d’une amende de 51 fr. à 10 000 fr ».

Enfin, divers sujets sont traités : par exemple le refus

de vendre une marchandise exposée à la vente avec

indication de prix (art. 6) ; et encore la vente de

marchandises neuves (art. 5).

Cette loi présente trois caractéristiques. Les sanctions

prévues sont sévères (jusqu’à trois ans

d’emprisonnement, art.4 ; jusqu’à un an, art.1). Cette

loi est rédigée de manière à permettre de passer

facilement à travers ses mailles. Sa rédaction n’est pas

sans un certain flou. Il s’ensuit une efficacité réduite.

L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 doit pallier les

lacunes.

L’arrêté4 grand-ducal du 9 mai 1934 interdit la remise

de primes ou bons-primes dans le commerce. Selon

l’article 1 « sera considérée comme prime toute chose

offerte ou accordée indistinctement à tout acheteur à

3 Loi du 5 juillet 1929, concernant la concurrence déloyale,

Mémorial 1929, p. 643-645. 4 Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934, interdisant la remise de

primes ou de bons-primes dans le commerce, Mémorial 1934, p.

574-575.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 108

titre d’accessoire aux marchandises offertes en

vente ».

Trois exceptions sont prévues : s’il s’agit d’objets sans

réelle valeur, d’objets de réclame et désignés comme

tels, d’accessoires occasionnels, conformes aux usages

du commerce.

L’entrée en vigueur de cet arrêté est prévue pour le 1er

juin 1934. Mais à la demande de la Chambre de

commerce cette date est reportée au 1er octobre 1934,

par l’arrêté grand-ducal du 28 mai 1934. Toutefois la

longévité de l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 est

réduite : il est abrogé par l’arrêté grand-ducal du 15

janvier 1936 (voir infra).

L’arrêté grand-ducal1 du 31 mai 1935 a été pris face à

la crise économique. Il n’a guère été appliqué, ne

prévoit que la seule voie judiciaire et s’inspire du Code

pénal. Cette disposition est dirigée uniquement contre

la spéculation illicite.

Sont punis ceux qui ont opéré ou tenté d’opérer et de

maintenir à la hausse ou à la baisse les prix « des

denrées, des marchandises ou des papiers et effets

publics » (art. 1). Les sanctions prévues sont sévères :

emprisonnement de huit jours à cinq ans et/ou une

amende de 51 à 10 000 francs. Il revient aux

tribunaux d’apprécier souverainement « le caractère

anormal de la hausse ou de la baisse » (art. 2).

L’arrêté2 grand-ducal du 15 janvier 1936 entend

redresser les lacunes de la loi du 5 juillet 1929 et de

reprendre l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934. Des

modifications d’une loi par un arrêté grand-ducal sont

rendus possibles par la loi3 du 10 mai 1935. Selon

cette loi « le pouvoir exécutif est autorisé à prendre en

matière économique des règlements d’administration

publique, même dérogatoires à des dispositions légales

existantes » (art. 1). Le Conseil d’Etat, dans son avis

sur l’arrêté du 15 janvier 1936, convient qu’il n’y a pas

« le moindre doute » quant à la légalité de cette

procédure.

Le nouvel arrêté est en fait ramifié en trois parties. La

première définit la concurrence déloyale dans son

article 1 : « Comment un acte de concurrence déloyale

1 Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la spéculation illicite en

matière de denrées et marchandises, papiers et effets publics,

Mémorial 1935, p. 463-464. 2 Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, concernant la

concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 49-54. 3 Loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en

matière économique, Mémorial 1935, p. 411.

tout commerçant, industriel ou artisan qui, par un

acte contraire aux usages honnêtes en matière

commerciale ou industrielle, enlève ou tente d’enlever

à ses concurrents ou à l’un d’eux une partie de sa

clientèle ; ou porte atteinte ou tente de porter

atteinte à leur capacité de concurrence ». Suivent les

détails des infractions possibles (art. 2). La deuxième

partie s’occupe des ventes spéciales et des

liquidations. Enfin, la dernière partie traite des

poursuites et pénalités. La sanction est de nouveau

sévère : « Toute infraction contre les prescriptions du

présent arrêté sera punie d’une peine

d’emprisonnement de 8 jours à 5 ans et d’une amende

de 51 à 10 000 francs ou d’une de ces peines

seulement » (art. 9).

Le Conseil4 d’Etat parle des « faiblesses » de la loi du 5

juillet 1929 qui « n’a pas donné les résultats qu’on

attendait ».

L’arrêté du 9 mai 1934 est abrogé (au profit du nouvel

arrêté). Les articles 1, 2, 3, 5, 6 et 7 de la loi du 5

juillet 1929 sont abrogés, « mais la disposition 7 pour

autant seulement qu’elle n’est plus applicable aux

infractions du présent arrêté » (du 15 janvier 1936).

Retenons un dernier point. Dans le préambule de

l’arrêté du 15 janvier 1936 on parle de « protéger les

producteurs, commerçants et consommateurs contre

certains procédés tendant à fausser les conditions

normales de la concurrence ». Pour la première fois

apparaît dans un texte la notion de « fausser … la

concurrence ».

Dès le 9 août 1944 le Gouvernement luxembourgeois

prend un arrêté grand-ducal5 permettant – dans une

situation de guerre – de fixer et de contrôler « les prix

de vente de tous produits, matières denrées ou

marchandises ». A cet effet est créée une Commission

des prix. L'arrêté, pris à Londres, doit être rapidement

adapté en fonction de l'évolution des événements liés

à la guerre.

L'arrêté grand-ducal6 du 8 novembre 1944 – toujours

à Londres – abroge celui du 9 août et le remplace par

des dispositions plus adaptées à la situation et

davantage détaillées. Un Office des prix est constitué,

4 Avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté grand-ducal qui précède,

concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 55. 5 Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de vente, du 9 août

1944, Mémorial 1944, p. 7-8, y comprise la citation. 6 Arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d'un

office des prix, Mémorial 1944, p. 106-107, y comprises les

quelques citations.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 109

chargé d'une mission générale de « fixer, contrôler et

surveiller » les prix de tout ce qui est vendu ou acheté.

L'Office est doté « d'un droit d'investigation le plus

large ». Cet arrêté reste intiment lié à la situation de

guerre dans laquelle le pays est plongé; l'expression

fixer, contrôler et surveiller va dans ce sens. D'ailleurs

l'Office est « sous la direction du Commissaire au

Ravitaillement et aux Affaires économiques ». A

l'Office est adjointe la Commission des prix ; celle-ci

est composée de « représentants des consommateurs,

producteurs, industriels, commerçants et artisans » et

comprend au plus 12 membres.

Il est évidemment interdit de dépasser les prix fixés

par l'Office, sous peine de sanctions (amende ne

dépassant pas 100 000 francs et/ou une peine

d'emprisonnement de 8 jours à 3 ans). « A défaut de la

fixation d'un prix il est interdit de demander un prix

supérieur au prix normal ». Le caractère normal du prix

est déterminé par le Commissaire au Ravitaillement et

aux Affaires économiques, par les tribunaux à un

échelon supérieur.

L’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 est

complété par ceux du 12 mai 19451 et du 21 janvier

19482. Ainsi, le premier de ces deux arrêtés permet au

Ministre du Ravitaillement et des Affaires

économiques de transiger sur l’amende et la

confiscation (une délégation de pouvoir est possible).

Le Ministre doit observer quelques conditions : par

exemple, circonstances atténuantes ou amende

inférieure à 20 000 francs.

L’arrêté du 21 janvier 1948 réserve aux Conseils

communaux le droit de créer « des commissions

locales chargées de contrôler l’observance des prix

maxima et des règles concernant l’affichage des prix ».

Le bourgmestre est président d’office de cette

commission locale. Toutefois, il peut se faire remplacer

en cas d’empêchement par un délégué, soit un

échevin, soit le commissaire de police. La commission

locale de contrôle comprend au maximum cinq

membres, porté à neuf, si la localité dépasse les

20 000 habitants. Notons que les membres de ces

1 Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 complétant l’article 4 de

l’arrêté grand-ducal du 28 octobre 1944 pris en exécution de

l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 permettant au

Gouvernement de prendre les mesures nécessaires à

l’approvisionnement du pays, ainsi que l’article 6 (de l’arrêté

grand-ducal) du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des

prix, Mémorial 1945, p. 272-273. 2 Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 complétant l’arrêté

grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des

Prix, Mémorial 1948, p. 208.

commissions n’ont ni le droit d’examiner les livres ou

la comptabilité, ni de procéder à des confiscations.

L'architecture des deux arrêtés grand-ducaux de 1944

est d'abord le pur produit des pénuries de l'après-

guerre. Ensuite, intervient une large absence de

réglementations dans le domaine de la concurrence

avant la guerre. A l’époque on ne ressent guère la

nécessité de réglementer. D'ailleurs, dès 1947 des voix

s'élèvent pour demander l'abrogation de l'arrêté du 8

novembre 1944. Il n'en est rien.

* * *

La loi3 du 30 juin 1961 « a pour objet de conférer au

Gouvernement des pouvoirs spéciaux pour prendre par

la voie réglementaire des mesures d’ordre

économique, … 4». Dans le cadre de cette loi deux

facettes apparaissent. La première a trait aux

interventions urgentes du Gouvernement en matière

de mesures économiques. Par exemple, en ce qui

concerne le Traité instituant l’Union économique

Benelux. Il s’agit « d’adapter notre législation

économique au régime créé par les conventions

internationales économiques 5».

Ensuite, des mesures liées à la concurrence sont

prises. « Les prix d’achat et de vente, les prix de

production, de fabrication, préparation, détention,

transformation, emploi, réparation, exposition,

livraison et transport de tous produits, matières,

denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations

de toutes prestations à l’exception des honoraires,

traitements et salaires et des prix, dont la fixation est

attribuée à des organes déterminés par des lois

spéciales, pourront être fixés, contrôlés et surveillés »

(art. 5 de la loi).

Les mesures, liées à cet article, sont prises par des

arrêtés grand-ducaux et publiés au Mémorial. En cas

d’urgence, ces mesures peuvent être prises par le

Ministre des Affaires économiques et publiées dans

deux journaux quotidiens au moins et entrent en

vigueur le lendemain de leur publication. Toutefois ces

mesures doivent être ratifiées par arrêté grand-ducal

dans le délai d’un mois après leur publication par la

voie de la presse.

3 Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet 1° d’habiliter le Grand-Duc

à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de remplacer

l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un

office des prix, Mémorial 1961, p. 489-491. 4 Rapport de la Section centrale de la Chambre des Députés, doc.

parl. n° 833. 5 Ibid.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 110

Relevons une particularité, sinon une curiosité de la

loi du 30 juin 1961. L’arrêté du 8 novembre 1944

portant création d’un office des prix, tel qu’il a été

modifié et complété par les arrêtés grand-ducaux du

12 mai 1945 et du 21 janvier 1948, est abrogé par la

loi du 30 juin 1961 (art. 4). La même loi (art. 5)

prévoit « un office des prix (est) chargé de la

surveillance des mesures arrêtées conformément aux

dispositions ci-dessus ». A l’image de l’arrêté du 8

novembre 1944 la nouvelle loi prévoit de nouveau un

office des prix, composé de maximum 12 membres

nommés par le Ministre et représentant les

consommateurs, producteurs, industriels,

commerçants et artisans. Cet office dispose d’un large

droit d’investigation. Des sanctions (sévères) sont

prévues : un emprisonnement n’excédant pas cinq ans

et/ou une amende inférieure à un million de francs.

Elles sont constatées par la police et par l’office des

prix ou par le Ministère des Affaires économiques. De

nouveau le ministre compétent peut transiger sur

l’amende ou la confiscation (dans certains cas).

Le règlement grand-ducal1 du 9 décembre 1965

interdit, lors de la vente de marchandises ou de

prestations de services, « de procéder à une fixation

verticale des prix, …, ayant pour objet d’imposer

individuellement ou collectivement des prix minima de

vente … ». De même il est interdit « d’imposer le

caractère de prix minima aux prix conseillés, aux prix

indicatifs, aux prix ou marges bénéficiaires maxima

fixés par l’office des prix, … ».

Des dérogations, limitées dans le temps et accordées

par le Ministre de l’économie nationale, sont prévues.

La décision de dérogation doit être motivée et peut

être publiée au Mémorial.

Il est interdit de déjouer les dispositions du règlement

grand-ducal par un refus de vendre à des acheteurs

des marchandises ou des prestations de services ne

présentant aucun caractère anormal et venant de

demandes de bonne fois. Enfin, des sanctions sont

prévues : amende de cinq cent un à cinquante mille

francs.

* * *

1 Règlement grand-ducal du 9 décembre1965 portant

réglementation des prix imposés et du refus de vente, Mémorial

1965, p. 1332.

Il faut attendre l'année 1970 pour voir apparaître une

nouvelle réforme: loi2 du 17 juin 1970 concernant les

pratiques commerciales restrictives.

Le contexte économique et social a bien changé par

rapport à toutes les dispositions légales et

réglementaires précédentes. D’emblée, on peut faire

les constatations suivantes.

• Cette loi est en fait la première disposition

légale cohérente sur la concurrence.

• Un aspect est tout à fait nouveau : les traités

de Paris et Rome interviennent sur le sujet de

la concurrence. Or les traités européens ont le

pas sur la législation interne

luxembourgeoise. Le Luxembourg est obligé

de réagir : le bricolage, en matière de

concurrence, ne suffit plus.

• L’extension de l’activité économique de par le

monde entier a généré des pratiques

commerciales restrictives : entente, quasi-

monopole, … . Une législation économique est

nécessaire. L’éminent juriste luxembourgeois

Pierre Pescatore3 a défini cette législation

économique. « C’est l’ensemble des

dispositions qui régissent l’intervention de

l’Etat dans la vie économique, pour la

sauvegarde des intérêts de l’économie

nationale. Il y a une certaine polarité entre le

droit commercial et la législation

économique. Alors que le droit commercial est

axé sur l’idée de l’intérêt particulier et fondé

sur un principe de liberté, la législation

économique est dominée par les besoins des

structures économiques plus larges –

économie nationale, économie européenne et

même mondiale ».

• Vers la fin des années 1960 le Luxembourg a

basculé dans la société de consommation : les

pratiques commerciales changent. Il faut

protéger les consommateurs.

Selon l'exposé des motifs4 trois préoccupations se

dégagent des travaux parlementaires. D'abord, il faut

sortir des dispositions liées à l'après-guerre. Ensuite, il

faut éviter toute pratique commerciale restrictive

(ententes et accords d'entreprises ayant comme but

de réduire la concurrence; les monopoles ou quasi-

2 Mémorial 1970, p. 892-894.

3 Pierre Pescatore, Introduction à la science du droit, Luxembourg,

1960, réimpression avec mise à jour 1978, p. 21-22. 4 Projet de loi n° 1236 concernant les pratiques commerciales

restrictives, p. 1085 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

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monopoles de fait). Enfin, la nouvelle loi est conforme

aux traités européens.

• Pendant les quelques années de l’après-guerre

les difficultés sont liées à des pénuries générales et les

mesures prises visent à éviter les manipulations de

prix.

• Par la suite des phénomènes d’entente et de

collusion doivent être combattus sur le territoire de

l’Europe pour garantir la concurrence. Vu l’exigüité du

territoire les ententes en tous genres ont leur origine

le plus souvent hors des frontières nationales. Ce qui

explique que la législation luxembourgeoise contre ces

pratiques soit peu étoffée.

• Enfin, le Luxembourg doit se conformer aux

règles de la concurrence des traités européens. Voilà

qui a plutôt favorisé cette loi.

Reprenons brièvement les principales dispositions de

la loi de 1970.

Des sanctions sont prévues par cette loi (art. 1) :

en cas d’accord entre entreprises

(associations, pratiques, …) en vue de

restreindre ou d’empêcher ou de fausser le jeu

de la concurrence ;

en cas de position dominante abusive sur le

marché.

Ne sont pas visés les accords :

qui résultent d’un texte législatif ;

qui contribuent à augmenter la production

(ou distribution) de produits, ou qui

améliorent le progrès technique et

économique, tout en respectant les intérêts

des consommateurs.

Pour instruire les cas tombant sous le coup de l’article

1 une commission des pratiques commerciales

restrictives est créée qui émet des avis adressés au

Ministre, concernant les cas d’infraction. La

commission, composée de six membres (y compris son

président), est nommée par ce Ministre. Le mandat, de

cinq ans, est renouvelable. Cette commission dispose

d’un secrétariat et peut s’adjoindre des experts avec

l’autorisation du Ministre.

En pratique, une instance administrative du Ministère

de l’économie intervient auprès de l’entreprise en

question. Si celle-ci ne réagit pas, le Ministre prend la

décision au vue de l’instruction de la commission qui a

constaté l’infraction, de transmettre le dossier au

procureur, aux fins de poursuivre. L’appréciation des

tribunaux reste souveraine dans l’instance judiciaire.

Après avoir pris l’avis de la commission sur des

propositions relatives à des mesures à prendre vis-à-

vis des personnes faisant l’objet d’une instruction, le

Ministre a, selon l’article 7, trois possibilités : classer

l’affaire, adresser aux parties intéressées des

avertissements ou des recommandations, interdire

totalement ou partiellement des mesures ou pratiques

reconnues contraires à l’article 1.

Pour conclure retenons trois aspects liés à cette loi :

Les chambres professionnelles vont dans le sens de

l’intérêt de leurs membres. La Chambre de commerce

insiste sur la liberté économique, la Chambre du

travail met en évidence la protection des

consommateurs, la Chambre des métiers reste

hésitante.

Une législation sur la concurrence existe aux Pays-Bas

et dans les pays voisins. Selon Antoine Wehenkel1

« seul le Luxembourg constituait un îlot vierge sous ce

rapport au sein de la Communauté ».

Au Luxembourg aucune localité n’est éloignée de plus

de 25 km de la frontière la plus proche. « Ainsi

l’avantage naturel dont jouit une entente sur la

concurrence étrangère, se réduit généralement chez

nous à la très modeste différence dans les frais de

transport 2». De vastes manipulations commerciales

redoutées par des consommateurs sont donc peu

probables.

* * *

La loi3 du 7 juillet 1983 a son origine

4 dans les

discussions de la tripartite en 1982 concrétisées dans

la loi du 24 décembre 1982 favorisant le maintien

dans l’emploi. Une conclusion en est la perte de

compétitivité de l’économie luxembourgeoise.

1 A la Chambre des Députés le 29 avril 1970.

2 Avis du Conseil d’Etat du 20 mai 1969 ; doc. parl. n° 1236.

3 Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour

objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal

du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix,

Mémorial 1983, p. 1217-1219. 4 Projet de loi n° 2660

1 : avis de la Chambre de commerce du

15.02.1983, p. 2.

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Cahier économique 119 112

Le projet de loi (n° 2660) garde les caractéristiques

fondamentales de la loi du 30 juin 1961, c’est-à-dire

se limite aux changements strictement nécessaires,

tout en cherchant à améliorer la compétitivité de

notre économie. Selon l’exposé des motifs « le présent

projet de loi n’entend pas élargir démesurément les

compétences attribuées en matière de prix au

Gouvernement et à l’Office des prix à la faveur de la

loi du 30 juin 1961 ».

Les modifications apportées par la nouvelle loi de

1983 peuvent être ramassées en quatre points.

• Le champ d’application de la loi de 1983 est étendu,

par exemple au secteur tertiaire. A cet égard retenons

l’article 1 de la loi.

« Les prix d’achat et de vente, les prix de production,

fabrication, préparation, détention, transformation,

emploi, distribution, exposition, livraison et transport

de tous produits, matières, denrées ou marchandises,

ainsi que les rémunérations de toutes les prestations

de service peuvent être surveillés, contrôlés et fixés.

Tombent également sous le champ d’application de la

présente loi les prix des spécialités pharmaceutiques.

En sont exclus les honoraires, traitements et salaires.

Il en est de même des indemnités, prix et tarifs dont la

fixation relève de lois spéciales. Ces indemnités, prix

et tarifs sont toutefois soumis à contrôle et à

surveillance, conformément aux dispositions de la

présente loi ».

Retenons encore l’article 3 :

« Il est interdit de dépasser les prix et marges fixés

conformément à l’article 2 de la présente loi. A défaut

de fixation d’un prix, il est interdit de demander un

prix supérieur au prix normal. Dans ce cas, le caractère

normal des prix est apprécié par le ministre ayant

dans ses attributions l’économie et les classes

moyennes ou son délégué et, en cas de litige, par la

juridiction saisie ».

• L’Office des prix voit son pouvoir

d’investigation renforcé. Cet office se compose

dorénavant de 15 membres1. Ses agents, dotés du

1 La composition est la suivante : un délégué du Ministre

(président), 4 représentants du Gouvernement, 4 représentants des

organisations patronales, 4 représentants des syndicats, un

représentant des professions libérales, un représentant d’une

association des consommateurs.

pouvoir nécessaire par le Ministre, ont un droit

d’investigation très étendu. Ils peuvent contrôler sur

place tous les documents comptables et autres pièces

justificatives. Ils peuvent interroger les parties

intéressées, susceptibles de leur fournir des

renseignements utiles.

• La commission des prix dispose du droit

d’investigation dans certains domaines. Ainsi, elle a

« le droit de faire des propositions, d’examiner les

demandes de hausse de prix émanant d’un secteur

économique et de soumettre au ministre du ressort

des suggestions concernant les travaux de l’office des

prix ». En contrepartie de leur pouvoir les membres de

la commission des prix sont tenus de garder le secret

à l’égard des informations confidentielles portées à

leur connaissance.

• A l’instar de la loi du 30 juin 1961 des

sanctions sont prévues. Retenons que le Ministre

garde son droit de transiger sur l’amende et la

confiscation.

Enfin, pour terminer, notons une particularité quant à

la politique des prix. Deux thèses radicalement

opposées s’affrontent. Celle du patronat attachée à la

liberté économique, celle du salariat axée sur un

renforcement du contrôle des prix. Le CES, dans son

avis2 spécifique de 1982, a tenté une synthèse de ces

deux approches : la possibilité d’une « voie médiane ».

La loi3 du 20 avril 1989 est destinée à corriger

quelques insuffisances de la loi du 7 juillet 1983 et de

ce fait ne présente pas d’autres nouveautés. Ecoutons

le Conseil d’Etat4 « Le projet a pour but de combler des

lacunes qui sont apparues à la suite de l’abrogation

des articles 4 à 12 de la loi du 30 juin 1961 ayant

pour objet d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-

ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un

office des prix, abrogation réalisée par l’article 9 de la

loi du 7 juillet 1983 ».

* * *

2 CES, La politiques des prix, in : CES, Avis spécifiques du Conseil

économique et social, période 1977-1982, p. 479-512, annexes p.

513-532, Luxembourg, en date du 20 juillet 1982. 3 Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant 1° la loi du 17 juin

1970 concernant les pratiques commerciales restrictives ; 2° la loi

du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour

objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal

du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix,

Mémorial 1989, p. 504-505. 4 Avis du Conseil d’Etat, au 13 déc. 1988, sur le projet de loi n°

3302.

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La loi1 du 17 mai 2004 réalise la grande réforme de la

concurrence au Luxembourg. Selon l’exposé des

motifs2 « le présent projet de loi engage une des

réformes les plus radicales du droit public économique

du pays ».

Deux périodes se dégagent quant à la politique des

prix.

A partir de la fin de la Seconde guerre mondiale

commence le temps des prix surveillés, fixes ou

administrés. Les années 1940 après la guerre sont

celles d’une certaine pénurie. Des mesures sont prises

pour éviter des dérapages de prix. Nous venons de voir

les arrêtés des 9 août et 8 novembre 1944. L’avis du

11 juillet 1950 de l’Office des prix concerne le blocage

des prix.

Selon l’arrêté3 ministériel du 16 septembre 1953 toute

hausse des prix (avec motivation) doit être signalée à

l’Office des prix, sauf pour les produits agricoles et les

marchandises soumises au régime des prix maxima.

L’arrêté4 ministériel du 29 mars 1956 revient à la

hausse de prix. Toute hausse de prix nécessite une

autorisation préalable auprès de l’Office des prix. Mais

l’avis du 11 juillet est abrogé. L’arrêté5 ministériel du

13 novembre 1956 remplace celui du 29 mars. Il faut

toujours une autorisation préalable. Toutefois, si la

hausse ne dépasse pas 5% aucune autorisation n’est

requise.

Le règlement6 grand-ducal du 15 février 1964

introduit la notion de prix normal au consommateur.

Ce prix, pour les produits importés, comprend le prix

au consommateur du pays d’origine augmenté des

frais et droits de douane, de la taxe d’importation et

de l’impôt sur le chiffre d’affaires, des frais de

1 Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Mémorial, 2004, p.

1111-1121. 2 Doc. parl. n° 5229, p. 26.

3 Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, obligeant les

producteurs, importateurs et commerçants à signaler toute hausse

des prix à l’Office des prix, Mémorial, 1953, p.1224. Arrêté signé

par le Ministre des Affaires économiques, Michel Rasquin. 4 Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation

toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 520. Arrêté signé par le

même ministre. 5 Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29

mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix,

Mémorial, 1956, p. 1215-1218. Cet arrêté porte la signature du

même ministre. 6 Règlement grand-ducal du 15 février 1964 concernant le prix

normal des produits et articles de marque importés, Mémorial,

1964, p. 425-426.

transport et d‘assurance, d’un forfait de 5% pour frais

d’importation.

Notons encore deux règlements grand-ducaux. Celui

du 15 octobre 19707 fixe les prix maxima de vente de

l’anthracite et du charbon à usage domestique. Celui

du 16 octobre8 de la même année indique les marges

maxima applicables au matériel de chauffage pour

grossiste et pour installateur (importateur).

Toutes ces dispositions – avec d’autres9 – ont mené à

la pratique des prix fixes ou administrés. Cette

mentalité a persisté longtemps au Luxembourg.

Dès les années 1980 l’économie est peu à peu

libéralisée. Par exemple les règlements grand-ducaux

des 15 et 16 octobre 1970 sont abandonnés. Le

régime des prix perd de sa rigidité. La période de la

libéralisation des prix commence, mais le cadre légal

reste inapproprié, car la tutelle de l’Etat pèse

lourdement sur les prix (cf. Office des prix : prix

maxima, notion de prix « normal », prix fixes, respect

d’une certaine marge commerciale). La voie

réglementaire est alors la voie royale.

Quelques mots sur la nécessité d’une réforme. Deux

aspects prévalent : l’obsolescence de la

réglementation, l’instrument de contrôle inadéquat.

La réglementation, axée sur l’immédiat après-guerre,

est devenue complètement inadaptée aux réalités

économiques de notre société de services.

L’inadaptation des textes en vigueur peut être mise en

évidence par deux exemples. L’Office a reconnu sans

ambages que certains textes réglementaires ne sont

plus applicables. Ainsi, le règlement sur les jouets ne

tient pas compte des jouets électroniques. Les marges

commerciales prescrites ne correspondent plus à la

réalité économique sur le terrain.

L’organe de contrôle, l’Office des prix, de par

l’accumulation de textes s’enfonce dans la

bureaucratisation. D’ailleurs, il a offert la possibilité de

procéder à des déclarations collectives de hausse de

prix. Son droit d’investigation est démesuré dans le

sens que l’Office peut s’immiscer dans les relations

7 Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 fixant les prix de

vente maxima aux consommateurs pour les combustibles

minéraux solides destinés à l’usage domestique, Mémorial 1970, p.

1205-1207. 8 Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges

maxima applicables au matériel de chauffage central, Mémorial,

1970, p. 1207-1208. 9 Doc. parl. n° 5229, Exposé des motifs, p. 27.

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contractuelles de l’entreprise et qu’il dispose d’un

droit de regard sur la stratégie financière de

l’entreprise. En outre, les sanctions pénales sont

exorbitantes (jusqu’à trois ans de prison). S’y ajoute

des notions tout à fait subjectives, par exemple le

concept de « prix normal ».

En 2001 la Commission européenne exhorte les

Autorités luxembourgeoises à moderniser leur

législation sur les prix, c’est-à-dire en priorité « les

prix fixes et administrés ». L’année suivante la

Commission revient à charge (« dispositions obsolètes

sur les prix »).

Le corollaire de la libération des prix est l’instauration

de la concurrence. Justement, la loi du 17 mai 2004 a

comme finalité la concurrence. Notons que cette

réforme est d’autant plus nécessaire que notre

environnement économique international est de plus

en plus marqué par la liberté des prix.

Présentons brièvement la structure de la loi du 17 mai

2004.

• Concurrence et marché

Notons la première phrase de l’article 2 de la loi : « Les

prix des biens, produits et services sont librement

déterminés par le jeu de la concurrence ». Voilà qui est

clair : le marché décide en règle générale du prix des

biens et services, bien que des exceptions soient

prévues (par exemple circonstances exceptionnelles,

anormalité manifeste du marché). Une conséquence

immédiate est l’interdiction des ententes (art. 3),

susceptibles de fausser le jeu de la concurrence. Dans

la même lancée se situe l’interdiction des abus de

position dominante. L’article 5 fournit une liste de

quatre cas d’abus possibles.

• Instruments de la concurrence

Il s’agit du Conseil de la concurrence et de l’Inspection

de la concurrence. Le Conseil est l’autorité

administrative indépendante, chargée d’appliquer le

principe de la liberté des prix et de combattre les

ententes. Sa composition, nomination et son

fonctionnement sont prévus par la loi (art. 7).

Selon l’article 8 de la loi « il est créé un service auprès

du ministre, sous la dénomination Inspection de la

concurrence ». Sa mission consiste à recevoir les

plaintes, à rechercher les infractions. A cette fin « elle

en rassemble les preuves et en saisit le Conseil ». Le

Conseil peut être saisi par l’Inspection ou toute autre

personne physique ou morale ayant un intérêt

légitime. Il peut prendre des mesures coercitives ou

conservatoires. Il peut infliger des amendes (« de

façon motivée pour chaque amende ») aux entreprises,

proportionnées à la gravité et à la durée des faits

retenus (art. 18).

• Considérations finales

La loi du 17 mai 2004 est la grande réforme de la

concurrence au Luxembourg. On est tenté de dire la

seule. La loi du 17 juin 1970 n’a guère fait de

jurisprudence, « pour peu qu’elle ait été appliquée 1».

La cause en est probablement que « la loi

luxembourgeoise n’édicte aucune interdiction de

principe des ententes et des abus de position

dominante, et ne prévoit pas non plus la nullité de tels

accords 2». La nouvelle loi a été d’autant plus indiquée

que le « Luxembourg est le seul pays européen à ne

pas disposer d’une autorité de concurrence 3».

La loi4 du 23 octobre 2011 est la dernière en date sur

la concurrence. Depuis il y a eu évolution5 du concept

des fonctions et missions de l’autorité de concurrence.

L’accent est mis sur « un important travail de

sensibilisation et d’éducation en vue de promouvoir

une véritable culture de la concurrence ». De sérieuses

améliorations sont possibles.

La loi de 2004 a trop insisté sur le volet répression. Or

l’expérience a montré que le jeu de la concurrence

peut être faussé par les agissements des autorités

publiques sur lesquelles les autorités de concurrence

n’ont pas de prise.

L’autorité de concurrence doit effectuer un travail de

sensibilisation aux problèmes de libre concurrence ;

elle ne devrait pas seulement s’adresser aux

entreprises en raison de faits passés.

La concurrence n’est pas une fin en soi, car d’autres

fins sont à considérer, par exemple la compétitivité

des entreprises. Selon la Chambre6 des employés privés

« le principe de la libre concurrence doit bénéficier au

1 Ibid. p. 38.

2 Ibid., p. 44.

3 Doc. parl. n° 5229

8, Rapport de la Commission de l’économie, de

l’énergie, des postes et des transports, p. 2. 4 Loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, Mémorial,

2011, p. 3756-3767. 5 Doc. parl. n° 5816, Exposé des motifs, p. 2.

6 Doc. parl. n° 5816, Avis de la Chambre des employés privés du 21

février 2008, p. 3.

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Cahier économique 119 115

consommateur final pour lequel les prix doivent

toujours être abordables ».

Retenons la formulation des chambres1 de commerce

et des métiers : « La Chambre de commerce et la

Chambre des métiers soulignent en premier lieu

qu’elles souscrivent entièrement aux finalités

poursuivies par le droit de la concurrence. Une

concurrence saine ne contribue pas seulement à

l’amélioration de la compétitivité mais encourage

encore l’innovation et la recherche, l’esprit

d’entreprise et vise à garantir une allocation optimale

des ressources. Elle contribuera par ailleurs à

améliorer la qualité des produits et services, à élargir

l’éventail de choix des consommateurs et à réduire les

prix. Les deux chambres professionnelles appuient

donc pleinement le rôle assuré par les autorités de

concurrence qui consiste en la sauvegarde de l’ordre

public économique ».

Une optimisation des travaux de l’autorité de

concurrence est visée. L’existence de deux instances

(Conseil et Inspection) a mené à une

bureaucratisation, car entre les deux autorités il n’y a

ni lien organique ni lien hiérarchique. La nouvelle loi

prévoit l’intégration de l’Inspection dans le Conseil de

concurrence. Cette création d’une seule autorité de

concurrence a amélioré à la fois son fonctionnement

et sa visibilité. Les chambres2 de commerce et des

métiers, s’opposent à cette intégration parce qu’en cas

de litige les droits de la défense sont négligés. « Le

Conseil cumulerait et confondrait ainsi entre ses

mains les fonctions d’un procureur (par le fait de

l’autosaisine), les pouvoirs d’un juge d’instruction (par

le fait de ses investigations et enquêtes) et des

fonctions juridictionnelles (par le fait des décisions

qu’il prononcera). Les deux chambres professionnelles

ne sauraient adhérer à cette proposition trop peu

soucieuse des droits de la défense … ». D’ailleurs, à la

suite du refus formel du Conseil d’Etat, un second vote

(12.10.2011) à la Chambre a été nécessaire (oui : 39 ;

abs: 21 ; non : 0 ; total : 60).

De l’extérieur il n’a pas toujours été facile de percevoir

la répartition des compétences entre Conseil et

Inspection. La nouvelle et dernière loi sur la

concurrence introduit une simplification

administrative et procédurale. Enfin, cette autorité

bénéficie d’outils supplémentaires dans

l’accomplissement de ses missions : pouvoir

1 Doc. parl. n° 5816

4, Avis commun de la Chambre de commerce et

de la Chambre des métiers, p.1. 2 Ibid.

consultatif, exécution d’enquêtes de marché et

sectorielles.

Pour terminer présentons quelques règlements grand-

ducaux qui, bien qu’ils existent toujours, sont tombés

en désuétude ou en oubli, sans parler des avis

(obsolètes) de l’Office des prix.

• Règlement grand-ducal du 30 mai 1967

concernant la vente de pain, Mémorial 1967,

p. 521-522.

• Règlement grand-ducal du 17 février 1971

concernant les prix normaux des papiers

peints, Mémorial 1971, p. 256-257.

• Règlement grand-ducal du 18 mars 1976

fixant un prix maxima pour les pommes de

terre, Mémorial 1976, p. 130.

3.5 Conclusion

Quelques considérations finales sur le concept de

concurrence peuvent être abordées sur deux niveaux:

au niveau de la théorie économique, au niveau

européen et national.

3.5.1 Au niveau de la théorie économique

La concurrence parfaite reste toujours au cœur de la

microéconomie comme modèle central. Cet état des

choses est soutenu par la mathématisation croissante

de l'économie politique (par exemple de Walras à

Arrow/Debreu). Dans cette configuration l'ensemble

des hypothèses de départ en matière de concurrence

parfaite a tendance à s'effacer devant l'ampleur de

l'appareil mathématique. Selon Beaud et Dostaler3

« l'investissement de la science économique par les

techniques et le langage mathématique ont contribué

au fait qu'elle est devenue de plus en plus difficile à

définir par son objet ».

Que les mathématiques restent indispensables à la

discipline économique est hors de doute, mais les

auteurs notent « des relations complexes de

fascination/répulsion ». De tels rapports, qui ne sont

pas sans ambiguïtés, s'étendent même au cercle

restreint des prix Nobel d'économie.

Revenons dans le contexte de la concurrence parfaite,

à la notion de rationalité économique4. Partons

3 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, p. 105 et p. 106.

4 Sur le concept de rationalité voir C. Mouchet, op. cit. 2003, p.

423-464.

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d'abord du point de vue du consommateur. Cette

rationalité se justifie par le fait que tout individu

tente « d'obtenir la plus grande satisfaction possible

de ses besoins »1. N'importe quel comportement peut

alors être qualifié de rationnel et cette notion est

dépourvue de sens.

Selon l'économiste autrichien Ludwig von Mises la

science économique est « une science des moyens à

mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies »2.

Elle est amorale et wertfrei selon Max Weber.

Ecoutons von Mises3: « De quelque manière que l'on

s'y prenne, l'on ne parviendra jamais à formuler la

notion d'action irrationnelle sans que son irrationalité

ne soit fondée sur un jugement de valeur arbitraire ».

Selon le professeur Ph. Simonnot4: « Même si pour

démontrer la fausseté de la théorie de l'action

rationnelle, on s'efforçait de faire un acte purement

irrationnel, cet acte serait encore rationnel puisqu'il

serait mis au service d'une fin, la démonstration en

question! En un mot comme en cent: il est

absolument impossible de sortir de la rationalité ! ».

Par contre le professeur Jon Elster – titulaire de la

chaire Rationalité et Sciences sociales au Collège de

France (2006-2011) – parle de « l'indétermination de

la théorie du choix rationnel ».

La théorie économique, pour sortir des généralités,

introduit alors la recherche du plus grand gain,

exprimé en unités monétaires. Deux remarques rapides

peuvent s'appliquer à la notion de rationalité, en

relation avec son réalisme.

• D'autres finalités peuvent être visées: par

exemple pouvoir, prestige, estime, popularité. Elles ne

s'expriment pas par une mesure monétaire. Certains

aspects au moins du comportement humain ne sont

guère expliqués par l'hypothèse de rationalité.

• Pour le prix Nobel d'économie Gary Becker5

(1992) tout comportement humain peut s'expliquer

1 Cl. Mouchet, op. cit. 2003, p. 433.

2 Citation de Philippe Simonnot, 2003, op. cit. p. 108.

3 ibid. p. 113.

4 ibid. p. 113.

5 Gary Becker part du principe d’hédonisme : le moins d’efforts

possibles pour atteindre le plus de richesses. Il y ajoute le principe

de transitivité au niveau individuel, mais ce principe ne se

généralise pas au niveau de la collectivité (paradoxe de

Condorcet). Enfin, Becker retient le principe de la stabilité des

choix individuels, s’il n’y a pas d’autres informations. Spécialiste

du comportement humain, il a étudié quatre domaines : la

discrimination, la criminalité, la famille, le capital humain. Gary

Becker est né le2 décembre 1930 à Pottsville en Pennsylvanie et

par une approche économique. Cet économiste montre

que l'ensemble des comportements humains peut être

exprimé par les principes fondamentaux de l'analyse

économique néoclassique.

Qu'il s'agisse de se marier, d'effectuer un cambriolage,

de frauder le fisc, ... , l'individu, pour prendre une

décision, compare le bénéfice à retirer au coût engagé

dans une perspective de maximisation de la

satisfaction. Ecoutons Becker6 quant à la décision de

contracter mariage. « Entsprechend dem

ökonomischen Ansatz heiratet ein Mensch, wenn der

Nutzen, den er von einer Heirat erwartet, den Nutzen

übersteigt, den er sich vom Alleinbleiben oder von

weiterer Suche nach einem passenderen Partner

verspricht ». De fait, Becker ne semble pas avoir besoin

des sciences humaines (psychologie, sociologie) pour

expliquer le comportement humain. Beaud et Dostaler7

parlent d'une « science économique qui prétend se

substituer aux autres sciences sociales, et même à la

psychologie ».

Adoptons maintenant la position du producteur. Sa

rationalité est la recherche du profit. En réalité

d'autres finalités apparaissent: par exemple prendre

des parts de marché, augmenter la puissance ou le

prestige de l'entreprise. Le profit reste une donnée

centrale, mais est davantage un moyen pour

l'entreprise qu'une finalité (par exemple subsister à

long terme).

Sur le marché de concurrence parfaite le seul lien

entre les acteurs économiques (offreurs et

demandeurs) est le prix. Que les décisions y prises

soient strictement rationnelles est utopique. L'homo

rationalis est un leurre.

Lisons Max Weber8 : « Les prix chiffrés en monnaie

sont le résultat de luttes et de compromis, autrement

dit, ils découlent de la puissance respective des parties

engagées ». Ces marchandages – sur base de

puissance – n’interviennent pas dans le modèle de

Walras. Il en est de même des relations sociales qui

peuvent se nouer sur un marché.

est mort le 3 mai 2014 à Chicago (Jean-Marc Daniel dans Le

Monde du 7 mai 2014). 6 Gary s. Becker, Ökonomische Erklärung menschlichen Verhaltens,

Tübingen, 1993 (2e éd.), p. 10. Traduction de Monika et Viktor

Vanberg. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Becker, voir

Ramon Febrero et Pedro S. Schwartz (éd.), The essence of Becker,

Stanford University, California, 1995, 665 pages. 7 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 240.

8 Max Weber, Economie et société, tome I Les catégories de la

sociologie, Paris, 1995, p. 158.

Page 117: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 117

Sur un marché les individus agissent selon leur intérêt

égoïste, mais la somme de leurs comportements

individuels assure nécessairement l'intérêt général de

la société. Est-ce la main invisible d'A. Smith (1776)

ou sommes-nous dans la parabole de Bernard

Mandeville1 ? Selon cet auteur viser son seul intérêt

personnel, être cupide et aimer la luxure, mène à une

amélioration du bien-être général de la société. Dans

une société prospère où règne l'abondance la moralité

humaine serait une illusion.

Le prix Nobel d'économie H. Simon a affiné l'analyse

de la rationalité économique en la plaçant dans un

contexte plus complexe, celui de l'information

imparfaite. D'où la notion de rationalité limitée: les

individus sont appelés à choisir parmi quelques

possibilités, car ils ne peuvent pas les envisager

toutes.

3.5.2 Au niveau européen et national

« Dans les systèmes dits d'économie de marché, dans

lesquels la concurrence entre les entreprises est

considérée comme le système le plus efficace

d'allocation des ressources, toute politique de

concurrence a pour but essentiel de veiller à ce que

les différents opérateurs n'adoptent pas des

comportements susceptibles de remettre en cause son

existence, de la fausser, cela à la fois dans l'intérêt

général et au-delà, pour le bien-être des

consommateurs. La politique communautaire de

concurrence s'inscrit dans cette logique »2.

Les effets de la politique de concurrence dans les

communautés européennes sont de taille:

décloisonnement des marchés nationaux au profit du

marché intérieur. Le tissu économique a changé

significativement; par exemple baisse de prix (pas

d'ententes), émergence de nouveaux produits. Les

bénéficiaires de cette politique sont les

consommateurs. La politique communautaire de la

1 B. Mandeville est un médecin néerlandais qui s'est installé à

Londres au début des années 1690. En 1723 il publie La fable des

abeilles (2e éd. augmentée), qui fait scandale à l'époque. D'ailleurs

le sous-titre nous éclaire à cet égard: les vices privés font les

vertus publiques. Pour une information rapide sur B. Mandeville,

voir par exemple Mathieu Lainé (dir.), Dictionnaire du libéralisme,

Paris, 2012, p. 385-387. Enfin, voir une réédition récente : Bernard

Mandeville, La fable des abeilles, suivie de Recherches sur l’origine

de la vertu morale, Paris, 2013, avec une notice de l’éditeur

(Damien Theillier), 54 pages. 2 Laurence Idot, La politique communautaire de concurrence, in:

Jacques Ziller (dir.), L'Union européenne - Edition Traité de

Lisbonne, Paris, 2008, p. 85 (Les notices de la Documentation

Française).

concurrence a constitué une véritable régulation sur

les marchés et dans un tel contexte reste

indispensable, même si des lacunes subsistent. Par

ailleurs, on peut estimer que cette politique de

concurrence a contribué au succès du fordisme. La

politique de concurrence date d'une époque

d'expansion et un ajustement est probablement

nécessaire pour tenir compte de la crise. S'y ajoute les

divers élargissements de l'Union. Les défis à relever ne

sont pas minces. Ainsi, la politique de concurrence

doit, à l'avenir, se situer davantage dans des

préoccupations d'ordre social.

Au niveau national la loi luxembourgeoise intervient

dès que le commerce intercommunautaire n'est pas

concerné. La loi du 23 octobre 2011 est entrée en

vigueur le 1er février 2012.

Nous avons constaté un retard dans la législation

luxembourgeoise sur la concurrence. A première vue

cela peut étonner. En fait, l'arrêté du 8 novembre

1944 a été largement suffisant au cours de l'après-

guerre, parce que le vrai problème c'est de prévenir

une explosion des prix. Avec la loi du 17 juin 1970 la

concurrence semble sauvegardée entre petites et

moyennes entreprises. La sidérurgie, par contre, en fait

l'Arbed, n'est guère concernée. La modernisation de la

loi sur la concurrence est liée à la

désindustrialisation/financiarisation de notre

économie et aux exigences de Bruxelles.

Notons quelques remarques rapides quant à l’Autorité

de concurrence au Luxembourg3.

• La loi de 2004, mal ficelée, a été peu efficace

(par exemple, Conseil versus Inspection). L’Autorité de

concurrence joue surtout à partir de la loi de 2011.

• Ce qui a joué un rôle indéniable c’est l’effet

petite dimension. Bruxelles considère les fusions à

partir d’un certain seuil de grandeur, rarement atteint

au Luxembourg.

• Le Conseil de la concurrence mise non pas sur

la répression, mais sur le conseil et la procédure

d’arrangement, attitude dérivée du modèle

luxembourgeois.

• Dans le milieu restreint luxembourgeois les

dénonciations auprès de l’Autorité sont rares.

3 Voir l’article de Bernard Thomas dans d’Lëtzebuerger Land n° 37,

du 12 septembre 2014, p. 9.

Page 118: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 118

• Les sanctions sont peu nombreuses et le

montant des amendes est réduit (cf. effet de petite

dimension).

• Une question se pose : « Une entreprise

luxembourgeoise, qui a la taille pour jouer dans la

ligue internationale, ne se retrouvera-t-elle pas

automatiquement en position dominante sur le

marché luxembourgeois ? ».

* * *

La notion de concurrence est devenue une véritable

obsession et ceci à deux égards. D'abord, elle est

omniprésente dans l'économie politique; par exemple

la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo

évolue dans le cadre de la concurrence parfaite (cf.

4.5.). Ensuite, l'Union européenne semble envoûtée par

la fameuse « concurrence non faussée ». Ceci vaut

d'autant plus que l'Union est la partie du monde la

plus ouverte. Cette ultra-ouverture économique perd

de sa pertinence face à un monde où le

protectionnisme persiste. Ainsi, des pays émergents

n'hésitent pas à recourir à des mesures

protectionnistes, même indirectes (notamment des

mesures administratives); par exemple la Chine, on

peut y ajouter les Etats-Unis.

La concurrence est une notion complexe et parfois

ambiguë, qui ne peut pas être traitée à fond dans ce

travail. Limitons-nous à trois pistes1.

Selon Schumpeter une situation de monopole

est plus propice à l’innovation qu’un marché

concurrentiel, car pour la

recherche/innovation un certain pouvoir de

marché est nécessaire.

A l’inverse, selon Arrow le remplacement des

produits est plus aisé en concurrence que

dans le cas du monopole.

Enfin, les Autorités de surveillance de la

concurrence, tant nationales que

communautaires, privilégient le court terme

et l’approche statique.

* * *

Le Grand-Duché en tant que petit pays a été le plus

souvent exposé à la concurrence économique des pays

limitrophes, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Pour

1 Noboru Kawahama, Concurrence et innovation : une relation

complexe, in : Problèmes économiques, n° 3065, avril 2013, p. 20-

25. Numéro consacré à « La bataille pour la concurrence ».

échapper à cette situation inconfortable le

Luxembourg a cherché refuge dans des espaces

économiques plus larges. Ce rôle revient d'abord au

Zollverein (1842-1918).

La position économique de l'Allemagne2 des années

1870 peut être résumée sommairement en six

observations.

• Le Zollverein est pleinement engagé dans le

libre-échange et sa sidérurgie est exposée à la

concurrence anglaise et belge. Ces deux pays ont déjà

modernisé leur industrie sidérurgique.

• L'Allemagne est en récession ou plutôt en

déflation (Preisverfall). Cette récession a été précédée

d'une onde de haute conjoncture de 1850 à 1873 et

ceci à l'échelle mondiale. La récession présente le

caractère d'une crise de surproduction. L'indice global

des prix du commerce de gros (100 en 1870) baisse de

130,4 à 88,0 entre 1873 et 1879. Le cours en bourse

des actions recule de 63%. L'indice des prix de la

fonte brute n'est pas mieux loti: il passe de 208,7 à

80,6, toujours au cours de la même période. Retenons

que la Ruhr a été le plus durement touchée: le prix de

la fonte passe de 190 à 45 Mark entre automne 1873

et fin 1874.

• L'Allemagne de cette période a un avantage

inédit: l'impact de la récession est atténué par les

exportations (déjà !).

• Ces années sont aussi le temps de la

modernisation industrielle. Trois effets peuvent être

dégagés: amélioration de la production industrielle,

rationalisation/intensification du travail industriel,

innovations industrielles.

• Une nouvelle concentration géographique est

amorcée. Ecoutons l'historienne Monique Kieffer3: «

Les sidérurgies lorraine et luxembourgeoise, séparées

certes par une frontière politique mais faisant partie

du même espace économique (le Zollverein), seront à

la veille de la Première guerre mondiale le deuxième

pôle d'industrie lourde du Reich à côté du bassin

2 Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte 1849-

1914, Munich, 2006, 2e éd. tome 3, p. 546-595. Voir aussi,

Maurice Niveau et Yves Crozet, Histoire des faits économiques

contemporains, Paris, 2010, 3e éd. p. 203 et suivantes.

3 Monique Kieffer, Le Grand-Duché de Luxembourg: le pays du fer

et de l'acier, in: Hélène Fréchet, Industrialisation et sociétés en

Europe occidentale de 1880 à 1970, Paris, 1997, p. 178.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 119

rhénan-westphalien ». L'historien H. Kiesewetter1 parle

de « Lothringen als Wachstumsmotor ».

• Enfin, un facteur technique a joué un rôle de

premier plan tant pour le Luxembourg que pour le

Zollverein: l'introduction, à la fin des années 1870, du

procédé Thomas-Gilchrist permet l'utilisation du

minerai contenant du phosphore ; le procédé

Bessemer ne tolère pas l'emploi de minerai

phosphoreux. Le nouveau procédé permet

l'exploitation intense des bassins luxembourgeois et

lorrain.

Après les années euphoriques (1850-1873) deux

facteurs ont eu un impact sévère: la crise de

surproduction sidérurgique et le basculement dans

une phase de libre-échange. Pour le Luxembourg les

conséquences2 sont graves; résumons en trois points.

• Des 20 hauts fourneaux existant en 1877,

seuls 8 sont en activité.

• La production sidérurgique est en baisse: la

fonte produite atteint 230 500 tonnes en 1874; en

baisse de 26 000 tonnes par rapport à l'année

précédente.

• Entre 1873 et 1878 le nombre des ouvriers

dans la sidérurgie baisse de 30 à 40%: la casse sociale

est évidente.

Les effets de la dépression sont largement amplifiés

par des mesures libre-échangistes. Le Luxembourg est

ainsi à la merci de décisions du Zollverein, sur

lesquelles il n'a guère d'influence. Ceci est d'autant

plus grave que le Luxembourg n'est pas associé à la

gestion de cette union douanière (le directeur des

douanes luxembourgeoises est allemand). Le retour

vers une attitude plus protectionniste est lié à

quelques facteurs3: « Übergang vom liberalen

Freihandel zum Zollprotektionismus ».

• Les doléances des industriels soumis à la

concurrence étrangère.

1 Hubert Kiesewetter, Industrielle Revolution in Deutschland -

Regionen als Wachstumsmotoren, Stuttgart, 2004, p. 190-193. 2 M. Ungeheuer, Die Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen

Eisenindustrie im XIXten

Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227 et

p. 230. 3 H.-U. Wehler, 2006, op. cit. p. 547-567; y comprises les deux

citations.

• Un conservatisme croissant apparaît, lié au

recul des libéraux (« Zerfall der Liberalen »).

• Les droits de douane deviennent une source

budgétaire appréciée.

Trois éléments4 vont sauver la sidérurgie

luxembourgeoise: le rétablissement des droits de

douane, le progrès technique, la concentration

économique et technique.

L'effet des droits de douane a été nécessaire, mais pas

suffisant. Le progrès technique a rendu possible

l'utilisation du minerai contenant du phosphore. Les

scories Thomas ont une retombée inédite (engrais)

pour l’agriculture. Enfin, La concentration économique

et technique a été un levier de productivité.

L'essor de notre économie en général et de notre

sidérurgie en particulier prend son envol. En 1886 est

construite la première aciérie du pays à Dudelange.

Une fois le facteur technique acquis et la

concentration effectuée, le premier facteur devient

déterminant: la protection douanière du Zollverein,

contre la concurrence située hors du territoire

douanier.

Selon l'article 4 du traité d'union douanière de 1842 le

Luxembourg s'est engagé à adapter son système des

taxes de consommation (Verbraucherabgaben) à celui

de son partenaire (notamment en ce qui concerne la

taxation de la bière, du vin de l'eau de vie et du sel).

Le Luxembourg reste exposé à des mesures douanières

de son grand partenaire qui peuvent même prendre un

aspect chicanier (par exemple taxation de l'eau de

vie). Ecoutons l'historien Gilbert Trausch5. « L'inégalité

entre les deux partenaires est trop grande pour que le

Luxembourg puisse avoir droit au chapitre. Dans

l'ordre économique le petit Etat doit se plier à la

volonté du grand Etat. Le Luxembourg n'a même pas

de délégué dans les organes du Zollverein; c'est la

Prusse qui y représente le Luxembourg ». Le

Luxembourg a effectivement profité du Zollverein –

protection contre la concurrence anglaise et belge –

mais le « prix à payer » n'est pas anodin.

Retenons un contexte particulier: l'économie

luxembourgeoise évolue dans un mouvement

4 M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 236 et suivantes.

5 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 30-31.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 120

économique de longue durée appelé Kondratieff1, de

baisse entre 1873 et 1896, à l'intérieur duquel se

situent des mouvements conjoncturels. Cette baisse

de long terme est atténuée au Luxembourg par les

trois éléments que nous venons de voir.

Le Grand-Duché a dénoncé le Zollverein avec effet au

premier janvier 1919. Deux problèmes majeurs

apparaissent.

• Le problème des débouchés

Deux indications numériques2 renseignent à ce sujet: à

la veille de la Seconde guerre mondiale 56% de la

fonte produite au Luxembourg est transformée en

acier. Du reste la presque totalité est exportée vers

l'Allemagne (Ruhr) pour y être transformée. Le

pourcentage grimpe de 56% à 88% en 1925 et à 93%

en 1929. Voilà qui témoigne d'une sérieuse

restructuration de notre sidérurgie (par exemple

recherche et écoulement de nouveaux produits).

• Le problème de la concurrence belge

Le Luxembourg entre dans un espace

traditionnellement libre-échangiste, tout en sortant

d'un territoire protégé par des barrières douanières. Le

marché de la Belgique est trop réduit pour écouler

l'importante production sidérurgique

luxembourgeoise. L'UEBL3 est loin d'avoir l'épaisseur

économique du Zollverein. La sidérurgie

luxembourgeoise est contrainte de s'adresser au

marché mondial, c'est-à-dire d'affronter la

concurrence internationale. L'agriculture

luxembourgeoise, confrontée à la productivité élevée

de l'agriculture belge, se réfugie rapidement dans le

protectionnisme. Toute l'époque de l'entre-deux-

guerres a été une période de restructuration complète

(économique, financière, politique). Dans ce contexte

l'UEBL a été un apprentissage utile pour l'entrée

ultérieure dans les communautés européennes.

Nous avons déjà parlé de la concurrence à l'intérieur

des communautés européennes. Concluons par

quelques remarques.

• Plus l'espace économique, dans lequel le

Luxembourg évolue, se compose de nombreux

1 M. Niveau et Y. Crozet, 2010, op. cit. p. 204.

2 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg, 1990 (STATEC),

p. 216. 3 Sur l'UEBL voir: Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans

l'UEBL, Luxembourg, 1972 (2e éd.), 91 pages.

pays, moins le Luxembourg a d'influence sur cet

espace.

• A aucun moment le Luxembourg n'a eu le choix

d'entrer ou non dans un espace économique. A

chaque fois le Luxembourg a été obligé

d'adhérer à une union pour éviter son isolement

économique. D'ailleurs, le pays n'a pas eu le

choix du partenaire.

• Prenons une éventualité extrême. Admettons

que le Luxembourg soit surendetté et demande

l'aide financière de l'Union. Cette aide pourrait-

elle être subordonnée à une réduction de son

secteur financier, comme cela a été exigé pour

Chypre, ce secteur y a été jugé pléthorique ? Ce

serait la ruine de notre secteur financier.

• A chaque fois que le Luxembourg a bien

bénéficié d'un large espace économique, les

contraintes n'ont pas manqué, bien que –

jusqu'à maintenant – les avantages l'aient

emporté.

* * *

Nous venons de constater que la notion de

concurrence est au centre des préoccupations des

sciences économiques et est une obsession

européenne.

Toutefois la concurrence fiscale entre pays membres

est mal vue par les Autorités communautaires. Dans

ce contexte, une absence de concurrence fiscale dans

l'Union risque d'augmenter l'impôt sur les sociétés et

de peser sur les investissements. Est-ce que Bruxelles

tente d'élargir son espace de décisions en matière

fiscale?

La concurrence est une chose à la fois nécessaire et

terrible.

Elle est nécessaire, car une économie sans aucune

concurrence risque de sombrer dans une société de

type soviétique (hyper bureaucratique, répressive et à

niveau de vie dérisoire). En règle générale la

concurrence réduit à la fois les rentes et les

rémunérations excessives (superprofit) ; elle tire les

prix vers le bas et favorise donc le pouvoir d’achat des

consommateurs. Dans cette perspective la

concurrence encourage la demande.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 121

Elle est terrible, car elle est en grande partie (mais pas

exclusivement) responsable de la désindustrialisation

de l'Europe. La Chine est devenue le fournisseur

industriel de l'Europe, grâce à ses travailleurs migrants

faiblement rémunérés. En d'autres mots, c'est la

montée des inégalités à la fois en Europe et en Chine

(cf. 4.4.2.). Par ailleurs, la Chine a montré que

dictature et succès économique sont compatibles

(mais avec corruption).

Thomas Hobbes a parlé de la « guerre de chacun

contre chacun 1» ; peut-on parler actuellement de

concurrence de chacun contre chacun ?

3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence

Selon François Denord2 « la politique de la concurrence

présente un aspect paradoxal. Elle peut à la fois être

pensée comme un outil de démocratie économique et

comme un instrument de préservation du capitalisme

moderne ».

« A vrai dire, les partisans du libéralisme se sont

montrés parfois réducteurs et même maladroits. Au

XIXe siècle notamment, de nombreux libéraux n’ont

pas hésité à justifier le libéralisme de manière

caricaturale et contestable comme un simple laissez-

faire, à l’origine d’un prétendu homo oeconomicus –

l’homme ramené à la dimension d’un acteur rationnel

du marché, l’homme unidimensionnel brocardé par le

marxiste Marcuse – et d’une mythique concurrence

pure et parfaite entre des individus réduits au rang

d’atomes ». Voilà une critique3 percutante à la fois du

libéralisme et de la notion de concurrence.

Comment expliquer la pérennité de la représentation

walrasienne de la concurrence ? Lisons André Orléan4 :

« … elle demeure jusqu’à aujourd’hui le modèle de

référence, celui qu’on trouve dans tous les manuels de

microéconomie. Il en est ainsi essentiellement parce

que aucune modélisation alternative ne s’est imposée,

malgré de nombreuses tentatives ».

1 Pour un commentaire sur cette notion voir : Norbert Campagna,

Thomas Hobbes – L’ordre et la liberté, Paris, 2000, p. 38 et

suivantes. 2 François Denord, Néo-libéralisme et économie sociale de

marché : les origines intellectuelles de la politique européenne de

la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société,

2008/1, 27e année p. 23.

3 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.

16. 4 André Orléan, L’empire de la valeur, 2011, op. cit. p. 69.

Selon Pascal5 Salin le « monopole est mauvais, mais

les seuls monopoles durables sont les monopoles

publics ».

* * *

Revenons brièvement au temps de l'industrialisation.

Plusieurs facteurs ont joué.

• A l'époque le droit (code civil) est le trait

fondamental de cette société, car il a réglé le droit de

propriété et a instauré une société civile hiérarchisée

(bourgeoisie, monde ouvrier).

• L'Etat luxembourgeois met progressivement

en place une structure administrative au cours des

années 1840. Il n'intervient pas par des mesures

macroéconomiques, mais prend des mesures

législatives aptes à favoriser la vie économique

(industrie sidérurgique, agriculture). Prenons quelques

exemples. Entre 1870 et 1898 les conditions des

concessions minières sont réglementées. En 1870 une

loi « déclare l'Etat propriétaire de tous les gisements

miniers d'une certaine profondeur. ... En 1897, l'Etat

impose au concessionnaire l'obligation de lui fournir

10 tonnes de scories Thomas, par an et par ha, à un

prix de faveur »6. En 1863 l'Etat lance un emprunt par

obligations7 de 8,5 millions de francs, au profit des

chemins de fer et de l'exécution de grands travaux.

• Le Luxembourg, membre du Zollverein, est

dans une structure décentralisée, favorable à notre

pays. Une telle architecture est difficilement

concevable avec la France, pays centralisé.

• L'industrialisation luxembourgeoise a été

facilitée par le couple stabilité/innovation. La stabilité

est politique, mais aussi et surtout juridique. D'abord,

les droits de propriété ne donnent pas lieu à des

problèmes depuis le Code civil de 1804, condition que

D. North a soulignée. Ensuite, il faut disposer, selon

Max Weber8, d'un «rationales, das hei t berechenbares

Recht ». La stabilité semble donc assurée.

Les innovations sont liées à l'industrialisation. Les

premières proviennent de l'étranger (par exemple

5 Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007,

p. 242. 6 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 67 et 68.

7 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l'Etat au cours du dernier

siècle, Luxembourg, 1955, p. 8. 8 Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991, deux citations,

p.239 et 240.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 122

machine à vapeur, procédé Thomas-Gilchrist); par la

suite notre industrie prend résolument le chemin de

l'innovation. En témoigne la longue liste des brevets1

délivrés au Luxembourg (le plus souvent déposés par

des entreprises luxembourgeoises) en vertu de la loi

du 30 juin 1880 et existant au 1er novembre 1900.

D'ailleurs, le plus ancien brevet de cette liste (19 juin

1886) est en relation avec notre sidérurgie (laminage

optique et ses produits).

Quant à la technique, Max Weber parle d'une «

rationale, das hei t im Höchstma berechenbare und

daher mechanisierte Technik ».

Ces différents facteurs ont confirmé la hiérarchisation

de la société luxembourgeoise: bourgeoisie/patronat

contre salariat.

* * *

Notons une dernière critique2 liée à l'aspect théorique

de la concurrence. « Dans la théorie de la concurrence

pure et parfaite, on démontre alors qu'un équilibre est

atteint lorsque le profit devient nul! Cette situation

est cependant considérée comme optimale parce que

les consommateurs sont censés obtenir ainsi le

maximum de biens au prix le plus faible possible.

Malheureusement, cette théorie traditionnelle décrit

un monde purement imaginaire qui n'a rien à voir

avec le monde réel et l'on devrait donc la considérer

comme un pur jeu intellectuel sans conséquence

pratique. Il est donc regrettable qu'elle inspire les

législations et les jurisprudences qui essaient de forcer

la réalité à devenir semblable à ce modèle, par

exemple dans le cadre de la politique de

concurrence ».

Dans cette citation le terme consommateur intervient.

Celui-ci devrait être placé au centre des

préoccupations de la législation sur la concurrence,

tant au niveau européen qu'au niveau national. « ... au

XIXe siècle, le consommateur n'existe pas du point de

vue droit »3.

* * *

1 En annexe au Rapport général sur la situation de l'industrie et du

commerce pendant les années 1898 et 1899, annexe au n° 2 du

Mémorial 1901, 67 pages avec la table alphabétique des objets

brevetés. 2 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.

146-147. 3 Alessandro Stanziani (EHESS, CNRS), Les règles de l'échange ou

l'idéal de non-concurrence: le capitalisme français aux XVIIIe - XX

e

siècles, in: L'économie politique n° 58, avril 2013, p. 91.

Reprenons brièvement la notion de concurrence dans

le long terme. Le libéralisme classique met l’accent sur

l’échange. Les libéraux (marginalistes ou actuels)

parlent de concurrence, seule capable d’assurer la

rationalité économique, grâce au mécanisme des prix

(marché). Il y a absence de l’Etat ou Etat minimum.

Les ordolibéraux mettent en avant à la fois la

concurrence et un interventionnisme compatible avec

la liberté du marché. La concurrence n’est plus une

finalité, mais un moyen et peut donc être aménagée. Il

n’y a plus de gouvernement « économique », qui se

contente de « reconnaître et d’observer les lois

économiques 4», mais un gouvernement qui agit dans

et sur la société (par exemple environnement

juridique, protection sociale). Dans ce contexte l’Etat

fixe non seulement les règles du jeu, mais il est appelé

à intervenir en continu.

3.7 Ordolibéralisme et unification européenne

Le ministère fédéral allemand de l’économie

(Bundeswirtschaftsministerium) est une réelle

pépinière de l’ordolibéralisme. Ceci est d’autant plus

considérable que les ordolibéraux de ce ministère

négocient les traités CECA, CEE et Euratom. Les deux

figures de proue sont : Alfred Müller-Armack et Hans

von der Groeben. Lors des négociations deux

approches s’affrontent.

* L’approche ordolibérale, que nous avons amplement

relevée, liée – entre autres – à la notion de

concurrence.

* La conception française est différente : même sur un

marché commun l’Etat doit garder une influence

décisive. Selon Hans von der Groeben5 « Herr Debré,

der Finanzminister war, war der Meinung, da diese

Konzeption der Wettbewerbspolitik falsch wäre oder

der Staat eher sehr viel mehr Einflu haben mü te ».

4 Michel Senellart, Michel Foucault : la critique de la

Gesellschaftspolitik ordolibérale, in : Patricia Commun,

L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 44. 5 Hans von der Groeben, Europäische Integration aus historischer

Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler, Zentrum

für Europäische Integrationsforschung (Rheinische Friedrich-

Wilhelms-Universität Bonn), Discussion Paper C108, 2002, p. 21.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 123

Au cœur du problème se situe l’interprétation1 des

articles 85 et 86 sur la concurrence (Traité de Rome).

L’interprétation française voit dans ces articles plutôt

une « feuille de route » ; pour les ordolibéraux il s’agit

d’une sorte de « Constitution économique », liée à un

ordre juridique de la concurrence. Ecoutons François

Denord et Antoine Schwartz2 : « Alors qu’en

Allemagne, où traditionnellement les économistes

sont proches du pouvoir politique et économique, il (le

néolibéralisme) inspire les gouvernants et les

pratiques administratives, en France, la revendication

néolibérale se trouve davantage confinée ».

Terminons par quatre remarques.

* La position française est surtout défensive ; or une

telle attitude ne peut que s’effriter dans le temps.

* L’ordolibéralisme est en relation étroite avec le droit

en général et le droit constitutionnel en particulier. De

ce fait, les juristes sont davantage attirés par

l’ordolibéralisme que par le néolibéralisme, modèle

théorique, abstrait, mathématisé et négligeant le

droit. Franz Böhm est le représentant le plus marquant

des juristes ordolibéraux.

* La CEE a des traits proches de l’ordolibéralisme.

Selon Antoine Vauchez3 « Hans von der Groeben

parvient à imposer ses vues courant 1961 par un

règlement (17/62) qui confère des pouvoirs quasi

juridictionnels à la Commission en matière de contrôle

des ententes ».

* Le plan Werner est plus proche de l’ordolibéralisme

que du néolibéralisme (cf. 4.3.5.3.).

3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg

L’évolution économique du Luxembourg peut être

abordée par le canal du commerce extérieur. Pour bien

saisir la problématique liée au commerce extérieur de

1 Antoine Vauchez, L’Union par le droit – L’invention d’un

programme institutionnel pour l’Europe, Paris, 2013, p. 97 ; y

comprises les deux expressions citées. 2 F. Denord et A. Schwartz, L’économie (très) politique du Traité de

Rome, in : Politix, vol. 23, n° 89, 2010, p. 37. 3 A. Vauchez, 2013, op. cit. p. 98.

notre pays, il est indispensable de s’adresser aux

travaux et publications de Guy Schuller4.

Examinons brièvement le commerce extérieur du

Luxembourg après la Seconde guerre mondiale et ceci

à deux époques différentes : au cours de l’époque

industrielle (sidérurgie) et à l’époque de la place

financière (voir annexe 3.9.7.).

• Le commerce extérieur lié à la sidérurgie

Au début de la décennie 1950 la Belgique est notre

partenaire privilégié5 : environ 50% de nos

importations et 25% de nos exportations. Au cours

des années 1960 l’Allemagne devient notre principal

débouché ; l’impact des communautés européennes y

a joué un rôle non négligeable.

Saisissons le commerce extérieur à deux moments

différents6 : 1973 et en 1992.

« En 1973 les exportations de métaux ferreux ont

représenté près des deux tiers des exportations

totales, contre un tiers pour l’ensemble des autres

livraisons à l’étranger 7».

• Le commerce extérieur du temps de la place

financière

Vingt ans plus tard notre commerce extérieur a

changé sensiblement : « En 1992 la situation s’est

entièrement inversée : les produits autres que les

métaux ferreux couvrent près des deux tiers des

exportations de marchandises 8». Actuellement, les

4 Guy Schuller, Relations économiques extérieures, in : Guy

Schuller (coord.), Luxembourg • un demi-siècle de constantes et

de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.131-146. Guy

Schuller, l’économie de très petit espace face à la globalisation –

Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des

sciences morales et politiques, Luxembourg, 2000, vol. V p. 177-

205. Guy Schuller, Des origines et des conséquences de la

globalisation, in forum n° 200, Luxembourg, 2000, p. 14-19. Guy

Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch, Le

Luxembourg au tournant du siècle, Luxembourg, 1999, p. 78-111.

Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992,

Luxembourg, cahier économique n° 83, mars 1994, 76 pages,

suivies de nombreux tableaux statistiques. Guy Schuller, Balance

des paiements courants du Luxembourg (1960-1985), in : Repères

– Banque Internationale du Luxembourg, 1986. 5 Bulletin du STATEC, Le commerce extérieur du Luxembourg, vol.

XV, n° 5, 1969, p. 100. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, op. cit. p.

15. 7 Ibid. p. 15.

8 Ibid. p. 15.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 124

exportations liées à la place financière ont pris une

position de choix. Toutefois, « transport aérien de

marchandises et de personnes, communications,

informatique, assurance et une large panoplie de

services aux entreprises sont les vecteurs porteurs de

cette évolution 1».

Suivre le commerce extérieur du Luxembourg sur une

longue période, c’est talonner de près son histoire

économique.

3.9 Annexe : Lectures

3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité

Si l’on examine l’histoire de la pensée économique, on

observe que deux réponses se sont successivement

imposées : la valeur travail et la valeur utilité. La

première caractérise la période classique, celles des

pères fondateurs, Smith, Ricardo et Marx ; la seconde,

la période néoclassique qui a pour origine les travaux

marginalistes de Jevons, Menger et Walras. Cette

dernière réponse a connu une élaboration

extrêmement sophistiquée grâce au développement de

l’économie mathématique. Elle est aujourd’hui

absolument dominante. C’est dans le cadre de celle-ci

que raisonnent tous les économistes contemporains, ou

peu s’en faut.

… chez Marx … elle (la valeur) est une construction

conceptuelle et non pas un fait d’observation.

Il s’est agi pour Marx comme pour Walras de mettre au

jour une grandeur, le travail socialement nécessaire,

pour le premier ; la rareté pour le second, qui fonde la

valeur et, ce faisant, l’échange.

Une première caractéristique commune à ces deux

approches est à trouver dans le rôle primordial qu’y

joue l’échange direct d’une marchandise contre une

autre, le troc. On le constate chez Marx qui prend pour

point de départ de son analyse l’échange froment

contre fer. Commet justifier la mise à l’écart de

l’échange monétaire alors que, dans la réalité, les

marchandises sont universellement échangées contre

de la monnaie ? Pourquoi un tel point de départ si

contraire aux faits ? On a vu que Walras faisait de

même. Une fois la valeur spécifiée, il passe à l’étude de

l’échange de deux marchandises entre elles. Plus

généralement, on constate que les théoriciens de la

1 Guy Schuller, juin 2013, op. cit. p. 139.

valeur s’intéressent prioritairement au troc. C’est

essentiellement de lui dont il est question. Ainsi, dans

Théorie de la valeur, le livre dans lequel Gérard Debreu

présente l’approche moderne sous sa forme

paradigmatique, il n’est question que d’échanges

directs. La monnaie en est absente.

André Orléan, L’Empire de la Valeur – Refonder

l’économie, Paris, 2011, p. 21-28.

3.9.2 Ordolibéralisme et Etat

L’Etat doit évidemment commencer par respecter

l’égalité des chances dans le jeu concurrentiel en

supprimant tout ce qui pourrait ressembler à un

privilège ou une protection accordée à tel intérêt

particulier aux dépens des autres. L’un des arguments

majeurs de la doctrine, que l’on retrouve dans d’autres

courants libéraux, veut que l’un des principaux biais du

capitalisme, la concentration excessive et la

cartellisation de l’industrie, ne soit pas de nature

endogène, mais qu’il trouve son origine dans des

politiques de privilège et de protection menées par

l’Etat quand il est sous le contrôle de quelques grands

intérêts privés. C’est pourquoi il faut un « Etat fort »

capable de résister à tous les groupes de pression et

affranchi des dogmes « manchestériens » de l’Etat

minimum.

L. Erhard a très bien résumé l’esprit de cette doctrine

dans son ouvrage La Prospérité pour tous. L’Etat a un

rôle essentiel à jouer : il est le protecteur suprême de la

concurrence et de la stabilité monétaire, considérée

comme un « droit fondamental du citoyen ». Le droit

fondamental de jouir de l’égalité des droits et des

chances et d’un « cadre stable », sans lesquels la

concurrence serait faussée, légitime et oriente

l’intervention publique. A ses yeux, la politique consiste

à s’en tenir à des règles générales sans jamais

privilégier aucun groupe particulier, car ce serait

introduire des distorsions graves soit dans l’affectation

des revenus, soit dans l’allocation des ressources dans

l’ensemble de l’économie.

Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur

la société néolibérale, Paris, 2009, p.203.

3.9.3 Concurrence parfaite : I

D’une part, la coordination par les prix telle que

l’envisage le modèle de concurrence parfaite a lieu à

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 125

travers une forme d’organisation très centralisée, fort

éloignée de l’idée qu’on se fait habituellement du

marché. D’autre part, le processus du type « loi de

l’offre et de la demande », qui devrait conduire à

l’équilibre, ne le fait généralement pas (il est instable).

En fait, le théorème de Sonnenschein enlève tout espoir

d’obtenir, dans le cadre de l’équilibre général, d’autres

résultats que le théorème d’existence.

Dans ces conditions, les théoriciens néoclassiques ont

dû, à leur grand regret, se replier vers deux types

d’approches :

l’approche par l’équilibre partiel, qui a pour

inconvénient de ne pas faire intervenir les

choix individuels (elle raisonne directement à

partir de courbes d’offre ou de demande,

données a priori) ; cette approche est

notamment utilisée dans les modèles de

concurrence imparfaite,

l’approche par « l’agent représentatif », qui

revient à éliminer les interactions des choix

individuels en réduisant l’économie à un seul

individu – ce qui est pour le moins radical !

Cette approche est utilisée dans le cadre de la

« macroéconomie néoclassique ».

Le principal argument avancé jusqu’à présent pour

justifier le modèle de concurrence parfaite est celui de

sa relative simplicité, conséquence des hypothèses

faites. Il existe toutefois une autre raison pour

privilégier la concurrence parfaite : elle est d’ordre

normatif, ses équilibres ayant une propriété

d’optimalité, ou d’efficience, qui en font des

affectations des ressources souhaitables.

Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La

théorie économique néoclassique – Microéconomie,

macroéconomie et théorie des jeux, Paris, 2008

(1999), p.81-82.

3.9.4 Concurrence parfaite : II

Il est d’usage chez les économistes, quel que soit leur

bord, de dire que le modèle de la concurrence parfaite

est « irréaliste ». Mais toute théorie l’est dans la mesure

où elle privilégie certains aspects de la réalité et en

néglige d’autres. Les néoclassiques aiment faire la

comparaison avec les frottements qui sont négligés

lorsqu’on étudie la chute d’un corps ; dans leur langage,

les frottements deviennent des « imperfections ». Cette

analogie est toutefois trompeuse, puisque le modèle de

concurrence parfaite n’a rien à voir avec les économies

qu’il est censé décrire, même approximativement. Il

serait donc plus juste de dire à son propos qu’il est

« non pertinent », plutôt qu’« irréaliste ». Vu la place que

la concurrence parfaite occupe dans la théorie

néoclassique, cela reviendrait à mettre en cause la

pertinence de celle-ci, ce que peu osent faire. Alors

tout le monde continue à parler de l’irréalisme de la

concurrence parfaite, chacun y mettant ce qu’il veut.

Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007,

p. 125.

3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché

Der Ordoliberalismus als deutsche Ausprägung des

internationalen Neoliberalismus und das Konzept der

Sozialen Marktwirtschaft als Leitbild der

westdeutschen Wirtschaftsordnung bilden einen

gemeinsamen historischen Pfad. Trotz vohandener

Spannungen und Differenzen besteht zwischen beiden

Ebenen ein komplementäres Verhältnis zwischen

theoretischer Basis und politischer

Handlungsorientierung : Ohne den Ordoliberalismus als

theoretische Grundlage hätte es die Soziale

Marktwirtschaft nicht gegeben, wie umgekehrt der

Ordoliberalismus wohl ohne bedeutenden

gesellschaftlichen Einflu geblieben wäre, wenn nicht

mit der Sozialen Marktwirtschaft eine auf

gesellschaftliche Praxis zielende Konzeption

vorgelegen hätte.

Im schwierigen Unterfangen, Erfolg oder Mi erfolg von

Ordoliberalismus und Sozialer Marktwirtschaft

festzustellen, ergibt sich eine ambivalente Bilanz. Was

den Ordoliberalismus betrifft dürfte – bei allen

Schwierigkeiten ihn als liberale Richtung überhaupt

genau abzugrenzen – sein grö ter Einflu in der

Gründungsphase der Bundesrepublik gelegen haben.

Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus

zur Sozialen Marktwirtschaft – Stationen des

Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p.

289 et p. 298.

3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme

Cette contribution rappelle les principales

convergences et divergences entre la pensée

néolibérale française et la pensée ordolibérale

allemande : rejet partagé des doctrines collectivistes et

autoritaires, volonté commune de réactualiser les

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 126

principes fondamentaux du libéralisme classique, tout

en substituant à la notion d’ordre naturel des

classiques celle d’un ordre positif, inscrit dans le cadre

constitutionnel et juridique d’une liberté organisée. Les

divergences tiennent à une tradition scientifique,

philosophique et éthique, différente en France et en

Allemagne : si la France privilégie l’approche déductive

de la réalité économique à partir de modèles

mathématiques, la méthode euckenienne de

l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la

méthode inductive développée par l’Ecole historique

allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans

une philosophie politique et sociale libérale

individualiste, à dominante anti-étatiste,

l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une

préoccupation d’harmonie sociale et une vision

kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi

morale.

François Bilger, La pensée néolibérale française et

l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun (dir.),

L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de

l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 17.

3.9.7 Equilibre selon Walras

Selon la théorie néoclassique, l’équilibre advient dans

un marché particulier quand la demande à un prix

donné égale l’offre pour ce même prix. Pour que

l’équilibre soit réalisé simultanément sur tous les

marchés, le prix de chaque marché doit être tel que la

demande et l’offre y soient égales. Cependant, une

variation du prix sur un marché affecte la demande des

consommateurs sur tous les autres. Cela implique

qu’un pas vers l’équilibre sur un marché pourrait

conduire tous les autres à s’éloigner de l’équilibre. Il est

évidemment possible que cette « danse des marchés »

ne se fixe jamais à l’équilibre.

C’est tout particulièrement vrai quand les échanges se

déroulent en réalité pour des prix de déséquilibre,

comme c’est le cas en pratique, car qui pourrait savoir,

dans le monde réel, si un marché est à l’équilibre ou,

plus compliqué encore, si tous les marchés s’y

trouvent ? Un échange déséquilibré signifie que les

gens gagnants de la transaction (les vendeurs si le prix

est plus élevé que l’équilibre) obtiendront un revenu

réel supérieur, aux dépens des perdants, contredisant

ainsi ce que suppose l’équilibre standard. Ce

changement dans la distribution du revenu affectera

alors les autres marchés, rendant la danse des marchés

encore plus chaotique. …

Walras envisageait le marché comme une vente aux

enchères. …

Steve Keen, L’imposture économique, Paris, 2014

(2011), p. 215-216. Préface de Gaël Giraud ;

traduction de l’anglais par Aurélien Goutsmedt.

3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois

3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg

Depuis des décennies les activités économiques des

« pays industrialisés » sont largement dominées par les

services. Le secteur tertiaire représente en effet entre

les deux tiers et les trois quarts de la production ou de

l’emploi de ces pays. Si la révolution industrielle a

permis à ces économies de connaître un essor

économique notable et si le secteur secondaire a été

pendant longtemps le secteur moteur, c’est toutefois le

secteur tertiaire qui s’est largement développé depuis

la Seconde Guerre mondiale au sein de ces économies

nationales.

En revanche, les échanges économiques extérieurs de

la plupart de ces économies n’ont pas connu ce

bouleversement et ils restent largement dominés par le

commerce extérieur (de biens). Ainsi les exportations

de biens représentent environ 80% du total des

échanges mondiaux de biens et de services. Au cours

des dernières années la progression des transactions

sur services a certes été un peu plus rapide que celles

des biens, mais les proportions n’ont que faiblement

varié.

La situation du Luxembourg est aujourd’hui bien

différente ; elle est même totalement inversée par

rapport à celle du monde ou de l’Europe, car ce sont les

exportations de services qui représentent plus des

quatre cinquièmes du total et les exportations de biens

ne couvrent qu’un cinquième. Ainsi pour le Luxembourg

on peut noter une certaine convergence entre la

structure de production et celle à l’exportation. Ceci

n’est sans doute pas surprenant pour une économie

très ouverte.

3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg

Pour pallier l’absence de ressources naturelles et pour

élargir la palette des biens et services, le Luxembourg

recourt depuis son origine à l’importation. Grâce aux

performances à l’exportation, la valeur totale des biens

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 127

et services achetés à l’étranger a toujours été plus que

compensée.

Au cours des cinq décennies sous revue, la structure à

l’importation a fortement varié. Comme pour les

exportations, les biens ont largement dominé au début

de la période, mais depuis 1999 la valeur des

importations de services dépasse celle des importations

de biens.

L’Allemagne est de loin le principal pays fournisseur de

biens et de services. Néanmoins pour les biens

considérés isolément, la Belgique est le premier pays

d’approvisionnement, alors que pour les services c’est

l’Allemagne qui devance la Suisse, le Royaume-Uni et

la France, la Belgique n’arrivant qu’en cinquième

position.

Guy Schuller, Les mutations structurelles des

exportations et du même auteur, Les mutations

structurelles des importations, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes

et de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.

137-138 et p. 142.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 128

A modern economy, … means not a present-day economy … that is, the will and the

capacity and aspiration to innovate.

Edmund Phelps (Nobel laureate in economics - 2006), Mass flourishing – How

Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton and

Oxford, 2013, p. 19.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 129

4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social

4.1 De l’Etat à l’Etat social

4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social

Selon l’économiste Christophe Ramaux1 l’Etat social

repose sur quatre piliers : la protection sociale, la

régulation des rapports du travail, les services publics

et les politiques économiques.

4.1.1.1 La protection sociale

La protection sociale, mise en place au début du 20e

siècle, se compose d’un ensemble de régimes

d’assurances contre les principaux risques sociaux :

maladie, accident du travail, vieillesse, chômage.

Actuellement le Luxembourg est doté d’une sécurité

sociale généralisée à l’ensemble de la population.

Le sociologue Robert Castel2 a posé les bonnes

questions : « la protection sociale doit-elle s’exercer

préférentiellement en direction des plus démunis pour

leur ménager des secours minimum ? Ou doit-elle

concerner tout le monde, c’est-à-dire s’efforcer

d’assurer à l’ensemble des citoyens les conditions de

leur indépendance sociale ? ».

Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg a réussi à

étendre la protection sociale à la (presque) totalité de

la population : un large réseau social a été créé. Le

fondement général en est un régime obligatoire et

contributif, adossé au travail. La montée du chômage

change la donne, car le régime repose sur un système

proche du plein-emploi. Voilà qui laisse une

population (dont surtout des jeunes) sans ressources.

Cette population ne relève pas d’une logique

d’assurance, car elle ne travaille pas. La réponse se fait

sur trois niveaux : indemnités de chômage (limitées

dans le temps), mesures d’insertion. S’y ajoute ce

qu’on appelle les « minima sociaux ». Prenons

l’exemple du revenu mensuel minimum garanti : il est

de 1 348,18 euros brut pour un adulte et de 2 022,27

1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos

néolibéral, Paris, 2012, p. 29 et suivantes. Voir aussi du même

auteur, Emploi : éloge de la stabilité – L’Etat social contre la

flexicurité, Paris, 2006, 320 pages. 2 R. Castel, Protection sociale, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan

(dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 916.

pour une communauté domestique de deux personnes

et de 2 144,82 avec un enfant3.

Quelques aspects méritent d’être soulignés.

Le système des minima sociaux opère en

dehors de la logique assurantielle : la

solidarité nationale entre en jeu, financée par

la fiscalité.

Le système assurantiel de la sécurité sociale

est affaibli par la dégradation du travail

(chômage) et du marché (baisse de l’activité

économique).

Sous l’influence de la poussée néolibérale une

nouvelle tendance a percé : assurer certains

risques sociaux par le secteur privé (par

exemple assurances).

Au lieu de parler de cotisations sociales la

terminologie néolibérale parle plutôt de

charges sociales, pour mieux faire accepter

l’idée de fardeau qu’il faut alléger.

4.1.1.2 La régulation des rapports du travail

Cette régulation comprend le droit du travail, la

négociation du travail et la politique de l’emploi. Un

trait commun justifie ces trois points : l’asymétrie

profonde entre salariat et patronat. A cet égard trois

périodes peuvent être dégagées : avant la Première

guerre mondiale, l’entre-deux-guerres et l’après

Seconde-guerre-mondiale.

La période d’avant la Première guerre

mondiale

Prenons quelques exemples liés au travail. La loi4 du 6

décembre 1876 interdit aux enfants de moins de 12

ans révolus de travailler dans des usines/ateliers, sauf

dans le cadre familial. La loi du 20 juin 1869 crée un

service des mines. La loi5 du 20 avril 1881 introduit

l’enseignement primaire obligatoire de six à douze ans

(mais pas encore la gratuité). En 1912 l’obligation

scolaire est portée à sept ans.

3 Barèmes valables à partir du 01.10.2013.

4 Cette loi est complétée par l’arrêté grand-ducal du 24 août 1876.

5 Il s’agit en fait de trois lois : loi du 20 avril 1881 sur

l’organisation de l’enseignement primaire, loi du 20 avril 1881

concernant l’enseignement obligatoire et loi du 20 avril 1881 liée

aux traitements (et frais) des inspecteurs d’école.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 130

Voilà des exemples de mesures en faveur du monde du

travail. La bourgeoisie/patronat reste sceptique vis-à-

vis de ces dispositions. Ecoutons Alexis Brasseur1 :

« Quant aux salaires, …, ils sont souvent mal utilisés

par l’ouvrier ». Et encore du même auteur : « La classe

ouvrière, rendue à la liberté depuis un siècle, n’a su ni

prévoir, ni calculer ». La liberté dont parle Braseur est

celle du Code civil de 1804, qui laisse l’ouvrier

désemparé vis-à-vis du patron. Toutefois Brasseur

approuve la loi de 1881, car « un enfant qui, au sortir

de l’école primaire, devient à son tour ouvrier, entre

dans la vie pratique, moralement et intellectuellement

formé ; son intelligence est cultivée, on lui a inculqué

en outre des principes de religion et de morale ». Dans

cette perspective l’instruction/éducation des jeunes

génère des avantages au bénéfice du patronat.

A l’époque on est face à un Etat libéral, qui « repose

en fin de compte sur l’affirmation de la primauté de

l’individu dans l’organisation sociale et politique 2». Le

libéralisme est lié à l’individualisme, ce qui se fait aux

dépens des salariés (par exemple responsabilité selon

le code civil).

La période de l’entre-deux-guerres

C’est l’époque du grand chambardement de la société

luxembourgeoise. Retenons trois mesures-phare dans

le champ social.

La journée de travail de huit heures est introduite en

1919. Son but visé à l’époque est en fait un essai

d’apaiser les tensions dans le monde du travail, mais

c’est aussi et surtout une percée sociale de taille.

Les syndicats sont pleinement acceptés et entrent

dans les entreprises. Les entraves au syndicalisme

disparaissent. Ainsi, le fameux article 311 du Code

pénal est abrogé en 1936.

Les contrats collectifs apparaissent en 1936 pour les

ouvriers et l’année suivante pour les employés. On

peut parler de l’intégration du monde salarial dans la

société luxembourgeoise.

1 A. Brasseur (1833-1906), avocat, député de 1866 à 1899, est

chef de file des libéraux. Son fils Robert prend la relève comme

député (1899-1925) et chef de file des libéraux. Les citations

d’Alexis Brasseur proviennent d’un exposé repris par Ed. Metz et

Ch. Gemen, La situation de l’industrie et du commerce,

Luxembourg (statistiques historiques), 1889, p. 101 et suivantes. 2 Jacques Chevallier (professeur à l’université Panthéon-Assas),

L’Etat, Paris, 2011 (2e éd.), p. 65.

L’introduction des lois sociales de 1901, 1902 et 1911

est souvent qualifiée de révolution sociale. Alors,

l’entre-deux-guerres est la seconde révolution sociale.

Une nouvelle société émerge.

La période de l’après-guerre

L’ère du fordisme est à la fois le temps de la

production et le temps du social. La production de

masse est intimement liée à l’augmentation de la

productivité, le social repart après la Seconde guerre

mondiale à partir de la seconde révolution sociale et

peut s’étendre considérablement.

Cette extension est triple. D’abord, la protection

sociale « traditionnelle », appuyée sur le travail, c’est-

à-dire financée conjointement par le salariat et le

patronat. Puis la protection sociale non financée par

les entreprises. Enfin, une protection sociale liée à la

solidarité nationale.

La première protection sociale est en fait une

amélioration sensible de ce qui a été élaboré au cours

de l’entre-deux-guerres, par exemple dans le domaine

médical. La deuxième protection sociale n’est plus

financée par le patronat. Ainsi, l’assurance

dépendance (obligatoire) est financée par les

contributions prélevées sur les revenus professionnels,

les revenus de remplacement et les revenus du

patrimoine des personnes assurées (à l’exclusion des

entreprises), une contribution annuelle de l’Etat et une

redevance du secteur de l’énergie. Enfin, la protection

liée à la solidarité nationale a pris une ampleur

considérable au cours de l’ère fordiste ; par exemple,

revenu minimum garanti, l’allocation de vie chère, le

forfait d’éducation (la fameuse « Mammerent »), les

prestations familiales.

Le Luxembourg a un système de sécurité sociale

performant couvrant la presque totalité des habitants.

Notre système de sécurité sociale se fonde sur une

gestion tripartite, voire quadripartite, avec un rôle

déterminant revenant à l’Etat en matière de

financement, de gestion et d’organisation.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 131

4.1.1.3 Les services publics

« Les services publics sont des activités d’intérêt

général, considérés comme indispensables à la

cohésion sociale, dont les pouvoirs publics assurent la

mise en œuvre. Ils répondent à des besoins sociaux

non satisfaits par le marché 1».

Un service public peut être rendu soit par une

administration publique, soit par le secteur privé.

Celui-ci intervient par exemple dans le domaine des

soins (médecine, pharmacie) et de l’éducation

(crèches, écoles privées). On voit qu’un service public

peut être rendu par le secteur privé.

Trois aspects apparaissent : les délimitations de l’Etat,

ses fonctions, la négociation collective.

Délimitations de l’Etat

La principale limite de l’Etat répond à la question

suivante : qu’est-ce qui relève du public, qu’est-ce qui

relève du privé ? En d’autres mots ; il faut distinguer

ce qui revient à l’Etat et ce qui revient au privé. Les

contours de l’un et de l’autre sont du domaine

politique.

Les dernières décennies l’Europe et avec elle le

Luxembourg s’est acheminée vers le néolibéralisme où

prévaut le marché. En d’autres termes voilà une vision

qui porte « un modèle global de rationalité2 », qui

place la concurrence au centre des activités

économiques.

Dans ce cadre d’idées le marché est la règle générale,

l’intervention de l’Etat est l’exception, c’est-à-dire

cette intervention doit être continuellement

questionnée. En d’autres termes, la protection sociale

a une importance réelle, mais elle ne doit pas troubler

le bon fonctionnement du marché.

Fonctions de l’Etat

Dès l’indépendance le Luxembourg établit une

administration spécifique, c’est bien connu. Il s’agit

d’un Etat-gendarme qui est proche du « laisser-faire

économique » : cet Etat est réticent à intervenir dans

la vie économique. A l’instar des pays voisins le

Luxembourg évolue dans la trajectoire économique

1 A. Beitone, A. Cazorla, C. Dollo et A.-M. Drai, Dictionnaire des

sciences économiques, Paris, 2007, 2e édition, p. 435-436.

2 Christophe Ramaux, 2012, op. cit. p. 28.

libérale, malgré les lois sociales du début du 20e siècle.

Une particularité apparaît : la souveraineté du

Luxembourg reste limitée dans le sens que le

Luxembourg n’est pas maître de son pouvoir

monétaire ni de ses compétences en matière

douanière. Curieusement l’introduction de l’euro

« augmente » son pouvoir monétaire : Le Luxembourg

est doté d’une banque centrale et devient – toutes

proportions gardées – un Etat à l’égal des autres Etats

de la zone euro, au moins sur le plan juridique.

La période de l’entre-deux-guerres marque le passage

(difficile) de l’Etat vers l’Etat social3. Décidément, cette

époque est, à bien des égards, le temps des

bouleversements. Pour la première fois au Luxembourg

l’inégalité flagrante entre salariés et employeurs est

combattue : il faut protéger le premier groupe vis-à-

vis du second groupe.

Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg entre de

pleins pieds dans l’Etat social. Celui-ci se caractérise –

en résumé – par sa politique sociale en général et par

sa politique de redistribution en particulier. Dans ce

contexte la baisse des taux d’imposition sur les

revenus peut être assimilée à un recul de la politique

de redistribution.

Une remarque s’impose : l’Etat social est productif,

contrairement à ce que l’on prétend souvent. « Ils (les

services publics) le sont en termes de valeur d’usage,

soit l’utilité de l’enseignement, de la santé, de la

sécurité, etc., mais ils le sont aussi de richesse

monétaire, de valeurs monétaires 4». L’Etat social

contribue à la formation du PIB.

Négociations collectives

Depuis 1936 le Luxembourg est entré dans la logique

des négociations collectives. Interviennent les

syndicats et le patronat ; s’y ajoute l’Etat qui en fixe le

cadre général. Selon l’article 2 de la loi sa finalité

générale consiste « à prévenir et à aplanir les conflits

collectifs de travail qui n’ont pas autrement abouti à

une conciliation ». Ecoutons l’article 3 de la loi :

« Lorsqu’il se produit un conflit d’ordre collectif ayant

trait aux conditions du travail dans une ou plusieurs

entreprises, il est porté, avant tout arrêt ou cessation

de travail, devant le Conseil National du Travail par la

partie qui a des réclamations à faire valoir ». Et

3 Pour une information rapide sur l’Etat social voir par exemple :

Pierre Rosanvallon, Etat-Providence, in : Sylvie Mesure et Patrick

Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, op. cit. p. 393-

395. 4 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 132

encore : « Le Conseil National peut, à défaut des

parties de le faire, se saisir de tout différend d’ordre

collectif qui lui est signalé ».

Cette construction a une double rationalité

contractuelle (domaine privé), car elle rapproche

syndicats et organisations patronales et

institutionnelles (domaine public), dans le sens de

l’intervention de la loi de 1936.

Les caisses de maladies sont régies par salariat et

patronat ensemble ; la logique des contrats collectifs

peut être rapprochée de cette configuration.

4.1.1.4 Les politiques économiques

Les politiques économiques comprennent une palette

variée1 : la politique des revenus, les politiques

budgétaire, fiscale, monétaire, commerciale et

industrielle.

Toutes ces politiques économiques ont un impact sur

l’Etat social. Ainsi, les politiques fiscale et budgétaire

ont un effet redistributeur avéré. La politique de

l’emploi (cf. chômage) est une composante forte du

quatrième pilier de l’Etat social. L’Etat intervient

encore par le canal de nombreuses réglementations

dans les secteurs économiques, dont l’effet se

répercute sur l’Etat social.

* * *

Retenons quelques mots rapides sur la pauvreté2.

D’ores et déjà deux facettes se dégagent :

la persistance de la crise économique fait

augmenter la pauvreté,

le Luxembourg reste dans une position

favorable à l’intérieur de l’Union.

Le directeur du STATEC a bien résumé la situation :

« La tendance inégalitaire a de nouveau repris son

cours, même si jusqu’ici, le degré d’inégalité et de

risque de pauvreté restent inférieurs à la moyenne

européenne ». Dans ce contexte la question clé se

pose ; écoutons de nouveau le directeur du STATEC :

« Une question fondamentale est de savoir quel est le

degré d’inégalité matérielle que la société

luxembourgeoise est prête à accepter, dans une

1 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34 et suivantes.

2 Toutes les données et citations proviennent de : Rapport travail

et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg

(STATEC), 2013.

perspective de croissance économique faible et dans

un contexte d’ajustements budgétaires réduisant la

magnanimité redistributive de l’Etat ».

Enfin, retenons quelques indications statistiques.

Soulignons quelques écarts notables : « 10% des

personnes en emploi sont en situation de risque de

pauvreté en 2012, contre 52% des personnes au

chômage et 19% des personnes inactives (autres que

retraitées) ». Entre 1996 et 2012 le coefficient de Gini

passe de 0,25 à 0,28, témoignant d’une aggravation

des inégalités.

* * *

Terminons par quelques remarques.

* Si cette conception de l’Etat social est large, c’est

qu’il a non seulement une fonction redistributrice,

mais qu’il intervient aussi dans la création de

richesses. Le PIB est le cumul de richesses produites

par le secteur privé (entreprises) et par l’Etat social.

Par ailleurs l’Etat social ne se limite pas à la seule

protection sociale.

* Les quatre piliers ne sont pas indépendants, au

contraire, ils sont irrémédiablement imbriqués les uns

dans les autres. Ils forment un ensemble doté d’une

logique interne, fortifiée par la crise économique.

* Ecoutons C. Ramaux3 : « La singularité de l’Etat

social, à l’inverse des initiatives privées, est de mettre

en jeu l’intervention publique et, partant, un certain

rapport à la loi et aux obligations qu’elle crée ».

* La théorie de la régulation (cf. 2.4) met en évidence

cinq formes institutionnelles. L’Etat, et partant l’Etat

social, est une forme institutionnelle majeure de cette

théorie.

* Selon le philosophe/sociologue Nicos Poulantzas4 un

Etat est dit « libéral » s’il est au « stade du capitalisme

concurrentiel ».

3 Ibid. p. 22.

4 Nicos Poulantzas (université Paris, VIII), L’Etat, le Pouvoir, le

socialisme, Paris, 2013 (1978), p. 237.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 133

4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social

Présentons de manière stylisée l’Etat en quelques

points1, qui sont interdépendants.

La souveraineté est un critère central du droit

public (classique). Cette souveraineté est en

relation avec un territoire et une population.

Retenons d’emblée que l’Etat a toujours un

but spécifique : l’ordre public. Entre Etat et

population s’est établi un lien de protection.

L’autorité de l’Etat est liée à sa légitimité,

laquelle est attachée à l’élection des

responsables politiques.

L’Etat est aussi et surtout un Etat de droit.

L’organisation de l’Etat s’appuie sur des lois,

dont la première est la loi constitutionnelle.

L’Etat a des moyens spécifiques : moyens

humains (la fonction publique), moyens

matériels (domaine public), moyens financiers

(finances publiques).

Alors que l’origine de l’Etat social remonte au début

du 20e siècle, il n’existe, à vrai dire, pas de théorisation

de cet Etat social, à l’image du marché, lequel fait

l’objet de nombreuses études théoriques, qui justifient

le marché. A cet égard au moins quatre théories ont

surgi : théorie classique (cf. 3.1.1.), théorie

néoclassique (cf. 3.1.2.), théorie hayekienne (3.1.3.) et

théorie ordolibérale (cf. 3.1.4.). Seul François Ewald2 a

réussi un travail de théorisation de la protection

sociale (surtout le premier pilier, mais il néglige

complètement le quatrième pilier).

Comment expliquer cette absence de théorisation de

l’Etat social. La raison profonde remonte à Karl Marx,

pour qui l’Etat est complètement instrumentalisé par

la bourgeoisie. Selon Marx3 : « … la bourgeoisie depuis

l’établissement de la grande industrie et du marché

mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté

politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne.

Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère

les affaires communes de la classe bourgeoise tout

entière ». Notons le texte en allemand : « …

erkämpfte sie (die Bourgeoisie) sich endlich seit der

Herstellung der gro en Industrie und des Weltmarktes

1 Michel Guénaire, Le retour des Etats, Paris, 2013, p. 157 et

suivantes. 2 François Ewald, L’Etat providence, Paris, nouveau tirage 2006

(1986), 608 pages. 3 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, 1962, p. 21.

Présentation de Robert Mandrou et le texte en allemand : Karl

Marx . Auswahl und Einleitung von Franz Borkenau, Frankfurt am

Main, 1971 (1956), p. 100.

im modernen Repräsentativstaat die ausschlie liche

politische Herrschaft. Die moderne Staatsgewalt ist

nur ein Ausschu , der die gemeinschaftlichen

Geschäfte der ganzen Bourgeoisieklasse verwaltet ».

L’expression affaires communes suggère une

bourgeoisie hétérogène, ce qui est effectivement le

cas. Ainsi, il y a bourgeoisie d’affaires (ou marchande),

bourgeoisie financière, bourgeoisie locale, bourgeoisie

politique, bourgeoisie industrielle (bourgeoisie

sidérurgique, bourgeoisie textile, etc.).

La théorie keynésienne préconise l’intervention

publique dans la vie économique. Ainsi, l’approche

keynésienne recommande – entre autres – de soutenir

l’investissement dans le secteur privé. Cette

intervention est justifiée par l’imperfection du marché.

Voilà la thèse marxiste plutôt confirmée.

L’approche marxiste moderne reste fidèle à cette

analyse. Ainsi, selon le professeur

(philosophe/sociologue) Nicos Poulantzas4 (1936-

1979) l’Etat reste toujours un Etat de classes.

Quelle est la situation au Luxembourg ? La thèse

marxiste, approfondie par N. Poulantzas, semble

confirmée, au moins au 19e siècle, jusqu’à la Première

guerre mondiale. Toutefois, l’hétérogénéité de notre

bourgeoisie n’est pas aussi prononcée que dans les

pays voisins. De par les dimensions réduites du pays et

par un certain manque de spécialisation, notre

bourgeoisie (par exemple une famille bourgeoise –

sous l’influence de la parenté – est engagée à la fois

en politique et dans l’industrie) est plus homogène

que dans les pays voisins.

Au Luxembourg la bourgeoisie est alors maîtresse de

l’Etat, mais celui-ci ne se réduit pas à cela. En d’autres

mots, il garde une certaine autonomie et ceci pour

deux raisons, selon N. Poulantzas. D’abord, la classe

dominante n’est pas homogène. Ensuite, la division du

travail, fondement du capitalisme, s’étend aussi à la

classe dominante. Ces deux raisons ont moins joué au

Luxembourg. La relative homogénéité de notre

bourgeoisie, en relation avec la petite dimension du

pays, explique – au moins partiellement – sa

longévité, sa position incontestée, son règne

« absolu », sa résistance dans l’entre-deux-guerres aux

changements de la société.

* * *

4 N. Poulantzas, 2013, op. cit. 387 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 134

Le sociologue Gøsta Esping-Andersen1, parle de

« l’inadéquation des modèles théoriques existants ».

Pour lui « seule la recherche empirique comparée peut

traduire de manière adéquate les propriétés

fondamentales des catégories d’Etats-providence ».

4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale

Prélèvements obligatoires et protection sociale sont

liés. Prenons deux exemples extrêmes. Dans les pays

du Nord de l’Europe ces prélèvements se situent aux

environs de 45% à 50% et même plus. A ce niveau

élevé de prélèvements correspond une sécurité sociale

performante et bien organisée. En Roumanie et en

Bulgarie la situation est inversée : prélèvements

obligatoires peu élevés et protection sociale minime.

En d’autres mots, chaque société doit faire un choix2 :

Mettre en commun une grande partie des richesses

produites au cours d’une année sous forme de

prélèvements divers (impôts, taxes, cotisations, …).

Deux problèmes interdépendants sont au centre des

préoccupations.

Se pose la question des dépenses publiques en

relation avec la protection sociale, les

infrastructures, l’enseignement, la place des

dépenses publiques. Une telle masse de

prélèvements est évidemment questionnée en

permanence, à juste titre d’ailleurs.

Nous sommes là au cœur de la démocratie :

c’est à la population de faire les choix liés à la

dépense publique. En fait, le peuple se

contente de participer aux élections

législatives d’où doit sortir un gouvernement,

sans qu’il soit réellement question des choix

fondamentaux à arbitrer.

Avec les « reaganomics » c’est la course à la baisse des

impôts qui a commencé. C’est un chemin qui n’est pas

sans danger : la protection sociale peut en souffrir,

par exemple fuite dans l’endettement pour financer la

sécurité sociale, mise en danger des classes moyennes.

Imposer de moins en moins les riches, est aux

antipodes d’une politique sociale. Avec le niveau de

fiscalité qui est le nôtre, le Luxembourg doit garder sa

1 Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence –

Essai sur le capitalisme moderne, Paris, 2e éd. 2

e tirage, 2009

(1999), p. 17. 2 Interview avec Thomas Piketty dans Alternatives Economiques, n°

336, juin 2014, p. 63-68.

protection sociale, tout en évitant les abus et la

bureaucratisation. Ce n’est pas une mince affaire.

4.1.4 Conclusion

Une première conclusion qu’on tire est bien concise :

pour sauver l’Etat social il importe de sortir du

marxisme et du néolibéralisme, le paradigme

dominant en économie.

Revenons à la protection sociale au début du 20e

siècle : entre protection sociale et salarié il y a un

lien ; le travail est au cœur du système. S’y ajoute, et

c’est essentiel, le principe de l’assurance. Dans

l’optique de l’assurance privée la prime doit

correspondre au risque et il n’y a pas de transfert. Les

assurances sociales, par contre, procèdent à une

répartition active liée à la distribution politique de la

richesse créée. En effet, le principe de l’obligation

intervient : la loi confère « à l’assujetti un droit

auquel il ne contribue que pour une part 3».

Le néolibéralisme expose à un danger : « L’Etat social

(…) tend à être réduit au rang de simple soutien à

l’accumulation du capital 4».

Le marché est une pièce-maîtresse de notre système

économique, mais en fait il n’est pas capable d’assurer

le plein emploi, de réduire les inégalités, de relever les

défis écologiques, etc. L’intervention publique est

nécessaire. En d’autres mots l’équilibre ne peut être

rétabli que si marché et Etat social sont assurés

ensemble.

Le temps de la guerre froide a été favorable à

l’extension de l’Etat social. Depuis l’effondrement des

régimes soviétiques dans l’Europe de l’est, c’est plutôt

l’inverse qui se produit, sous l’impact du

néolibéralisme.

Le marché est lié à une logique contractuelle (codes

civil et de commerce), l’Etat social relève d’une

logique institutionnelle (chambres professionnelles,

Conseil économique et social, tripartite).

La construction de l’Etat social a exigé des

dispositions législatives et réglementaires tantôt dans

la fiscalité, tantôt dans la sécurité sociale. Parfois on a

transposé une disposition de l’une à l’autre. S’y ajoute

le fait d’empiler les lois/règlements sociaux les uns sur

3 François Ewald, L’Etat providence, op. cit. p. 343.

4 Christophe Ramaux, op. cit. p. 204.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 135

les autres sans trop questionner leur logique interne.

Les conséquences sont graves. Incohérences dans les

lois sociales et fiscales ; bureaucratisation excessive,

trop lourde à porter par un petit pays.

Revenons à la période de l’entre-deux-guerres. Au

Luxembourg la production de masse existe déjà quant

aux produits sidérurgiques, mais bien moins en ce qui

concerne ceux de la consommation des ménages. Les

fruits de la production industrielle ne se répercutent

guère sur l’ensemble de la population. Les institutions

pour assurer une distribution des gains de productivité

dans le sens de la consommation se mettent

lentement en place. Ce sera le cas avec l’apparition de

l’Etat social, mais seulement après la guerre.

4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays

Jacques Le Goff1 vient encore de souligner le rôle

décisif joué par les villes dans l’évolution des sociétés.

« … la ville offre deux choses nécessaires à la

création : le nombre et la proximité ». Et encore, du

même auteur : « La ville est devenue plus que jamais

un centre de production et a ainsi achevé de posséder

tous les atouts qui lui ont permis d’être un moteur ».

Les villes ont toujours été des lieus d’échanges et de

dialogues.

Comme pour le cahier économique précédent (n°

113 : page 132 et suivantes) nous présentons

quelques mots sur la Ville de Luxembourg. A cet effet,

dégageons trois points.

4.2.1 Changements sociétaux

La société traditionnelle remonte au temps du Code

civil de 1804. La Révolution française supprime les

organisations intermédiaires entre Etat et population,

parce que cela rappelle par trop l’Ancien régime. Reste

la famille, cellule fondamentale de la société. La

situation de cette famille « traditionnelle » (ou

« classique ») peut être abordée en trois points2.

1 J. Le Goff, dans une interview dans Le Monde du 23 janvier 2014,

supplément histoire & civilisation, .p. III. Le lecteur avisé est invité

à lire le magnifique ouvrage (bien documenté et richement

illustré) de cet éminent médiéviste : Pour l’amour des villes,

entretiens avec Jean Lebrun, Paris, 1997, 156 pages. 2 Pour des détails voir cahier économique n°108 du STATEC, op. cit.

p. 48-50 ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes.

La hiérarchie des sexes

La femme mariée est considérée comme mineure, le

mari est chef de ménage. Ecoutons Portalis3 :

« L’autorité maritale est fondée sur la nécessité de

donner, dans une société de deux individus, la voix

pondérative à l’un des associés, et sur la prééminence

du sexe auquel cet avantage est attribué ». La

dépendance économique de la femme mariée envers

son mari est complète (cf. ancien article 217 du Code

civil).

La maternité des femmes

La « véritable vocation » des femmes serait la

maternité et l’éducation des enfants. Dans ce contexte

les jeunes filles ne font pas d’études, sauf dans le

domaine ménager.

L’indissolubilité du ménage

La contrepartie de la hiérarchie des sexes est une

certaine sécurité juridique de la femme mariée. En

France le divorce est apparu en 1792 et est abrogé en

1816 ; en 1884 il est réintroduit. A la fin du Régime

français le divorce n’est pas abrogé au Luxembourg.

Ce n’est pas un signe de modernité, mais plutôt

l’expression d’une certaine inertie. Malgré cette

possibilité, le divorce est rare au Luxembourg. Ainsi,

entre 1841 et 1890 le nombre total de divorces reste

limité à 35 unités.

La famille est alors marquée par le « patriarcat » et est

donc inégalitaire. Ce modèle de famille s’est

généralisé, dans le sens qu’il vaut autant dans le

milieu urbain que dans la campagne. Voilà qui assure

sa longévité car pleinement accepté par la population.

Retenons une particularité : le recensement de 1907

constate que 30% de la population active sont des

femmes. C’est que les femmes mariées ont largement

travaillé dans l’agriculture et dans le commerce.

Le modèle rigide de la famille change à partir de la

seconde moitié des années 1960. Quatre causes4 y ont

joué un rôle prépondérant.

3 Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil,

préface de Michel Massenet, Paris, 1999, p. 32. Portalis, Bigot de

Préameneu, Tronchet, et Maleville ont élaboré le projet de Code

civil ; Portalis a été le rédacteur du projet. Pour des détails voir :

François Ewald, Naissance du Code civil, an VII-an XII 1800-1804,

Paris, 1989, 409 pages. 4 Pour des détails voir cahier économique n° 108, p. 61 et

suivantes et cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 136

La révolution contraceptive

La « pilule » se répand à partir du milieu des années

1960 : procréation et sexualité sont désormais

séparées. Une réelle révolution, car de nouvelles

perspectives s’ouvrent aux femmes.

Dans la bourgeoisie du Grand-Duché, depuis le 19e

siècle, l’éducation des jeunes filles se déroule dans une

« atmosphère vertueuse » (chasteté, virginité,

abstention sexuelle). Josiane Weber1 parle de

« Erziehung zur Frömmigkeit und Innerlichkeit ». Et

encore : « Die Reinheit Marias und Unbeflecktheit der

Jungfrau wurden zum Symbol der Perfektion

hochstilisiert und zum Identifikationsmodell für

Mädchen, die Marias Qualitäten wie Unschuld,

Sanftmut und Güte zum Vorbild nehmen und

nachahmen sollten ». Ce comportement ne se limite

pas à la seule Bourgeoisie (cf. classes moyennes), ni au

19e siècle. Le régime capitaliste est parfois rendu

responsable de cette attitude. Il n’en est rien, paraît-il,

car avec l’apparition de moyens de contraception sûrs,

le « comportement vertueux » s’est rapidement

estompé.

La révolution de l’enseignement des jeunes

filles

A partir de 1968 l’enseignement secondaire devient le

même pour garçons et jeunes filles. Vers le début des

années 1980 le nombre de jeunes filles inscrites à

l’examen de fin d’études secondaires dépasse le

nombre de garçons. Ces jeunes filles continuent leurs

études et par la suite entrent dans une activité

rémunérée. L’autonomie financière mène à

l’autonomie sociale. La femme mariée, qui a un travail

rémunéré à l‘extérieur du ménage, est financièrement

indépendante vis-à-vis de son mari. La structure du

mari seul gagne-pain est en déclin. Voilà qui n’est pas

sans se répercuter sur la famille : le mariage est plus

facilement rompu, ce qui nous mène à la troisième

cause.

La réalisation de soi2

La dépendance mutuelle des époux diminue ; c’est

l’avènement de la famille « individuelle » et

1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg, op. cit. p.

85. 2 Ulrich Beck, Risikogesellschaft auf dem Weg in eine andere

Moderne, Frankfurt am Main, 1986, p. 155 et suivantes. En langue

française : Ulrich Beck, La société du risque sur la voie d’une autre

modernité, Paris, 2008 (1986), p. 209 et suivantes. Traduit de

l’allemand par Laure Bernardi et préface de Bruno Latour.

relationnelle, qui mène à la démocratisation du lien

conjugal. Le mariage n’est plus la seule forme possible

du couple et le divorce augmente, c’est bien connu.

L’aspect individuel dans le couple occupe une

importance croissante.

Un questionnement lancinant surgit autour de la

« réalisation de soi » (« Selbstverwirklichung ») et de la

« quête de l’identité » (« Suche nach der eigenen

Identität »). Il faut « développer ses capacités

personnelles » (« Entwicklung der persönlichen

Fähigkeiten ») et « toujours être en mouvement » (« In-

Bewegung-Bleiben »).

« Est-ce que je suis vraiment heureux ? Est-ce que je

me suis vraiment accompli ? » … etc. Cette expansion

fort ambivalente de la sphère privée, initiée par

l’industrie de la culture et du loisir, n’est pas

simplement une idéologie, elle correspond à un

processus bien réel et représente une opportunité

réelle de forger soi-même les conditions de sa propre

existence ».

Les changements dans la société proviennent du

milieu urbain, c’est-à-dire de la ville de Luxembourg.

La campagne est toujours traditionnelle et

conservatrice à la fin des années 1960 et au début des

années 1970. La Ville est le lieu de départ des

modifications dans la société luxembourgeoise. A titre

d’information retenons que les lois3 réformant la

famille datent de 1972 et 1974.

La séparation des couples

La montée des divorces et des unions libres a mené à

deux mouvements de sens contraire. Le lien conjugal

est incertain, car à reconstruire en continu ; le lien de

filiation est essentiel, car permanent. C’est ici que

surgit le problème des familles recomposées4.

* * *

L’urbanisation est à l’origine d’un fait sociétal de

première importance : la montée des classes

moyennes. La croissance des villes (de Luxembourg et

d’Esch/Alzette) augmente le nombre des

consommateurs : vers la fin des années 1960 le

3 Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg, La loi du

12 décembre 1972 relative aux droits et devoirs des époux et la loi

du 4 février 1974 portant réforme des régimes matrimoniaux,

Documents et Débats parlementaires (sans date). 4 Catherine Bonvalet (démographe), Céline Clément (socio-

démographe) et Jim Ogg (sociologue), Réinventer la famille –

L’histoire des baby-boomers, Paris, 2011, 373 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 137

Luxembourg bascule dans la société de

consommation.

* * *

Pour terminer donnons la parole à Claude Habib1 :

« L’égalité des sexes est devenue un signe identitaire

de l’Occident au même titre que les droits de l’homme,

la reconnaissance de l’homosexualité et la réprobation

de la peine de mort ».

4.2.2 Changements démographiques

L’attractivité des villes de Luxembourg et

d’Esch/Alzette se mesure en deux pourcentages : entre

1851 et 1900 la population de la capitale augmente

de 81,5%, entre 1900 et 1970 elle augmente de

92,9%. Les pourcentages d’augmentation de la ville

d’Esch/Alzette sont de 636,8% et de 151,3%. La

croissance de la ville d’Esch reflète évidemment

l’industrialisation ; la croissance de la capitale est liée

à celle du tertiaire.

Le tableau 4.1 indique, sur la longue période, la

population de la ville de Luxembourg et, à titre de

comparaison, celle d’Esch/Alzette et celle de

l’ensemble du pays. Les services de statistique ont

recalculé la population de la ville de Luxembourg

selon la configuration territoriale introduite en 1920

(incorporation dans la Ville des communes de Hamm,

Hollerich, Rollingergrund et Eich).

Cette présentation suggère une série tout à fait

continue, mais l’année 1920 constitue une véritable

cassure, tant dans l’optique population que dans

l’optique superficie. Le tableau2 numéro 4.2 fournit la

population et la superficie de la Ville et des quatre

communes incorporées, ainsi que la superficie de ces

communes.

La population de la Ville-Haute est de 9 200 habitants

en 1922 ; en 1900 elle a été de 9 828 habitants. La

baisse de population de cette partie de la Ville

correspond à la tertiarisation de l’époque : extension

de l’Administration, en relation avec les mesures

sociales.

1 Claude Habib (professeur de l’université Sorbonne nouvelle), Le

goût de la vie commune, Paris, 2014, p. 136. 2 Résultats du recensement de la population du 1

er décembre 1922

et chiffres de la population de résidence habituelle, Luxembourg,

1923, fasc. 46, p. 2-3 et p. 58-59.

Le traité de Londres du 11 mai 1867 déclare le

Luxembourg neutre et désarmé, ce qui implique le

départ de la garnison prussienne et le démantèlement

de la forteresse. Un verrou a sauté : extension et

développement plus équilibré sont possibles. Une

seconde rupture intervient en 1920 avec

l’incorporation : le tissu urbain est stabilisé et forme

un tout cohérent.

A titre d’information retenons quelques statistiques

liées à la ville de Luxembourg. Le nombre d’habitants

par kilomètre carré est de 770 en 1900, de 1 126 en

1935, de 1205 en 1947, de 1 392 en 1960, de 1 497

en 1966 et de 1 480 en 1970. Si la seule configuration

territoriale de 1900 est utilisée, la densité monte à

5 948 habitants par km2.

En 1935 la part des naissances revenant à la Ville est

de 22,8% ; en 1975 le pourcentage est de 21,5%. En

d’autres mots, le comportement démographique de la

Ville et du pays sont proches l’un de l’autre.

Hervé Le Bras3 note « l’incertitude croissante sur les

limites des agglomérations ». Jusqu’au démantèlement

des fortifications la situation était clarifiée. Avec le

démantèlement à partir de 1867 le périmètre de la

ville de Luxembourg est plus difficile à définir

exhaustivement. En 1920 l’incorporation des quatre

communes dans la Ville fait coïncider ville

administrative et ville économique.

Ecoutons Robert Philippart4 : « Il fallait urbaniser ce

territoire, garantir à chaque quartier des services

identiques, à commencer par la canalisation, la

construction de trottoirs et d’infrastructures sportives,

l’électrification, l’ouverture de nouvelles écoles, le

raccordement aux tramways et au réseau des autobus.

Pendant 20 ans le bourgmestre Gaston Diderich

surveillait la réalisation de ce programme ».

3 Hervé Le Bras, La ville des démographes, in : Thierry Paquot,

Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot (dir.), La ville et l’urbain –

L’état des savoirs, Paris, 2000, p. 68. 4 Robert Philippart, La Ville de Luxembourg – D’une capitale

provinciale à une capitale européenne, in : Emile Haag, Une

réussite originale LE LUXEMBOURG au fil des siècles, Luxembourg,

2011, p. 529-532. Voir aussi Robert Philippart, La Ville de

Luxembourg – De la ville forteresse à la ville ouverte entre 1867 et

1920, in : Emile Haag, 2011, op. cit. p. 331-343.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 138

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays (suite)

Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922

4.2.3 Changements économiques

Apprécions le poids relatif des villes de Luxembourg et

d’Esch/Alzette à deux moments différents, en 1973

(juste avant la crise sidérurgique) et en 1986 (vers la

fin de la crise sidérurgique)1.

La valeur de la production, au cours de cette période,

augmente de 137% pour l’ensemble du pays, face à

une hausse de 125% pour la ville de Luxembourg et

de 84% pour la ville d’Esch. La moindre performance

de la ville d’Esch est évidemment liée à la crise

économique. D’ailleurs, sa part dans l’ensemble de la

valeur de la production baisse de 42% à 33%,

toujours au cours de la période 1973 à 1986.

Des changements2 notables sont intervenus entre

1981 et 2001 ; résumons en trois points.

Le rayonnement de la ville de Luxembourg se

fait surtout aux dépens du Bassin minier. La Ville est

même « victime » de son succès. Le périmètre de la

Ville est devenu trop étroit ; 8 000 travailleurs

résidant dans la Ville travaillent en dehors d’elle. C’est

le troisième « verrou » qui a sauté (après le premier :

1 Selon les Recueil de statistiques par commune, de 1977 et de

1986. 2 Fernand Fehlen (dir.), La société luxembourgeoise à travers le

recensement de 2001, Luxembourg, 2003, p. 99 et suivantes.

démantèlement de la forteresse) et le deuxième

(incorporation dans la Ville en 1920). Après le déclin

sidérurgique, c’est la tertiarisation galopante du pays.

Le travail dans la Ville déborde sur les communes des

alentours. Peut-être peut-on penser à une nouvelle

incorporation dans la Ville, par exemple du Howald et

de Strassen, qui forment un tissu continu avec le

territoire de la Ville.

La « région Nordstad » comprend 15

communes et le « noyau Nordstad » est composé de

cinq communes (Diekirch, Erpeldange, Ettelbruck,

Bettendorf et Schieren). Son influence rayonne vers

l’ensemble du nord du pays. Mais l’influence de la ville

de Luxembourg empêche la Nordstad de s’étendre vers

le sud. La Nordstad est la destination de travailleurs

venant du nord du pays. Ainsi, le nombre de

communes, dont entre 20% et 40% des actifs

travaillent dans la Nordstad, passe de 8 à 14.

Le Bassin minier a vu son influence réduite, en

liaison avec le déclin de la sidérurgie, c’est bien connu.

S’y ajoute la concurrence de la capitale qui attire en

permanence de la main-d’œuvre du sud pays. « Entre

1981 et 2001, la zone d’influence a fondu. 34

communes voyaient au moins 5% de leurs travailleurs

partir dans le Bassin Minier en 1981, elles ne sont plus

que 25 en 2001 3». L’installation de l’Université du

3 F. Fehlen (dir.), 2003, op. cit. p. 105.

Population 1821 1851 1871 1880 1890 1900 1910 1922 1930

Ville de Luxbg 15 091 21 754 26 303 30 205 32 767 39 488 45 169 46 530 53 837

Ville d’Esch/A. 810 1 489 3 946 5 082 6 855 10 971 16 461 20 437 29 429

du pays 134 082 194 719 204 028 210 507 211 481 236 125 259 027 261 643 299 782

Population 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011

Ville de Luxbg 57 822 61 996 71 653 77 055 76 159 78 912 75 833 76 688 95 058

Ville d’Esch/A. 27 517 26 851 27 954 27 921 27 574 25 144 24 018 27 146 30 125

du pays 296 913 290 992 314 889 334 790 339 841 364 802 384 634 439 539 512 353

Ancien territoire Eich Hamm Hollerich Rollingergrund total

Population 20 816 7 084 1 180 16 002 2 477 47 559

Superficie 3,56 km2

13,27 km2

5,80 km2

20,92 km2

7,74 km2

51,29 km2

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 139

Luxembourg (avec son campus) dans le sud du pays

peut être l’occasion, à l’avenir, d’une nouvelle

attractivité pour le Bassin minier.

* * *

A partir du milieu des années 1970 la structure

économique du Luxembourg est modifiée : recul de la

sidérurgie et émergence du secteur financier.

Retenons quelques informations statistiques1 à ce

sujet. La part de la sidérurgie dans le PIB est d’environ

30% en 1960, de 12% en 1980 et atteint à peine 2%

en 2011. La valeur ajoutée générée par le secteur

financier est de 1,4% en 1960, de 22% en 1995 et de

28,3% en 2010.

Retenons encore le nombre d’entreprises par secteur

économique. En 1958 les services représentent 62%

du nombre total des entreprises, 11% reviennent au

bâtiment et 27% à l’industrie. En 2011 les services

font 87% du nombre total des entreprises, le bâtiment

fait 10% et l’industrie 3%.

Voilà résumés à l’extrême les changements structurels

de l’économie luxembourgeoise entre 1958 et 2010.

Cette transformation se fait aux dépens du Bassin

minier et au bénéfice de la capitale. La part dans la

valeur ajoutée des services immobiliers, de location et

aux entreprises passe de 17,2% en 1995 à 22,5% en

2010.

La concentration de services dans la ville de

Luxembourg est telle que celle-ci ne peut pas absorber

cette masse de services. Le « trop-plein » est résorbé

par la « première couronne2 » de la Ville ; ce sont les

dix communes suivantes : Walferdange, Steinsel,

Niederanven, Sandweiler, Hesperange, Roeser,

Leudelange, Bertrange, Strassen et Kopstal. Prenons

un exemple concret : les deux grandes compagnies

luxembourgeoises d’assurance La Luxembourgeoise

(Lalux) et le Foyer ont déplacé leur siège de la Ville

vers Leudelange.

1 Lucia Gargano, L’essor du secteur tertiaire, in : Guy Schuller

(coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de

variables, p. 106-110 ; dans le même volume : Robert Michaux, Le

secteur bancaire au Luxembourg, p. 111- 116 ; Laurent Pütz,

L’essor du secteur de l’assurance au Luxembourg, p. 117-122 ;

Simone Casali, L’industrie sidérurgique, p. 92-97. 2 F. Fehlen (dir.), 2003, op.cit. p. 99.

4.3 Le Luxembourg et l’Europe

4.3.1 Origine de l’Europe

L’empire de Charlemagne3 « qui comprenait la Gaule,

une partie de la Germanie, l’Italie du Nord et du

Centre, débordait légèrement sur l’Espagne au sud des

Pyrénées, et sur quelques régions d’Europe centrale

comme la Bavière et la Carinthie ». A l’est la frontière

correspond à l’Elbe, comme du temps de l’ancien

« rideau de fer ». La configuration de cette Europe

correspond grosso modo à l’Europe des Six. Quelques

caractéristiques de cette époque4 sont placées en

relation avec cette Europe des Six.

• Le droit a un aspect ethnique prononcé : droit

des Francs, droit des Burgondes, droit des

Lombards, droit des Goths. Charlemagne a

prévu d’unifier ces différentes législations :

première tentative d’unification juridique

européenne. Dans ce sens elle a une

signification révolutionnaire.

• Une certaine unification monastique est

apparue : « règle rénovée de saint Benoît par

tous les monastères du royaume franc ».

L’Europe des Six est en quête de sujets

unificateurs.

• L’Europe féodale est rurale : terre et

agriculture sont au centre des préoccupations.

Dès le début de l’unification européenne les

problèmes agricoles prennent une place de

choix : politique agricole commune (PAC).

• Le latin est la langue universitaire, ce qui

permet aux étudiants de passer facilement

d’une université à l’autre. Lisons Jacques Le

Goff5 : le latin « fonde l’unité linguistique de

l’Europe qui se poursuit au-delà des XIIe- XIII

e

siècles, époque où, dans les couches les plus

basses de la société et dans la vie

quotidienne, les langues vernaculaires (tel le

français) remplacent ce latin périmé ».

L’historien Serge Gruzinski6 parle de

3 Pierre Gerbet (professeur des universités, agrégé d’histoire), La

construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition, p. 4. Le professeur

Michael Gehler donne une vue d’ensemble sur l’historique de

l’Europe : Europa – Von der Utopie zur Realität, Innsbruck-Wien,

2014, 423 pages. 4 Jacques Le Goff, L’Europe est-elle née au Moyen Age ? Paris,

2003, p.52, p. 73, p. 177, p. 258. 5 Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en

tranches ? Paris, 2014, p. 107-108. 6 Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde – Histoire d’une

mondialisation, Paris, 2004, p. 399.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 140

« globalisation du latin ». On peut se

demander si l’anglais n’est pas en passe de

s’installer comme langue universitaire, et ceci

non seulement en Europe, mais à l’échelle

mondiale.

• Le professeur Jacques Brasseul1 a bien résumé

la situation de cette Europe : « Un

morcellement en milliers de seigneuries,

principautés, évêchés et villes libres, où seule

l’Eglise apparaît comme un élément d’unité.

On parle alors de la Chrétienté pour désigner

le continent, expression relevant bien le seul

aspect politique unitaire qui la caractérise ».

Retenons un aspect négatif mis en évidence par J. Le

Goff2 : « … Charlemagne envisagea même, par

exemple, de donner des noms francs aux mois du

calendrier. Cet aspect est rarement mis en valeur par

les historiens. Il est important de le souligner, parce

que c’est le premier échec de toutes les tentatives de

construire une Europe dominée par un peuple ou un

empire. L’Europe de Charles Quint, celle de Napoléon,

et celle de Hitler, étaient en fait des anti-Europe, … ».

* * *

Au milieu du 19e siècle une vague d’idées libérales

s’apprête à déferler sur l’Europe. Le point de départ est

l’Angleterre ; des signes avant-coureurs se sont

manifestés ; par exemple entre 1846 et 1849 les corn

laws sont abrogées, en 1832 une réforme du système

électorale élargit le nombre d’électeurs urbains

favorables au libre-échange.

Trois facteurs ont largement favorisé le libre-échange.

• David Ricardo a développé la théorie des

coûts comparatifs : chaque pays a intérêt à

produire ce pour quoi il est relativement le

plus apte3. C’est un plaidoyer pour le libre-

échange, donc pour la concurrence entre

pays.

• L’Angleterre est dans une position de force :

premier pays industrialisé et en avance

technologique. Le libre-échange ne peut que

renforcer cette position économique

dominante.

1 Jacques Brasseul, Un monde meilleur ? Pour une nouvelle

approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 41. 2 Jacques Le Goff, 2003, op. cit. p. 47.

3 Pour une information rapide voir par exemple : Denis Clerc,

Comprendre les économistes, Paris, 2009, p. 99-101.

• Au libéralisme économique s’associe le

libéralisme politique ; « Modernité et

démocratie : en ces domaines l’Angleterre

donne le la 4».

La révolution industrielle en Angleterre a pris un

caractère normatif pour le reste de l’Europe. Le

symbole même du libéralisme économique sur le

continent est le traité de libre-échange entre la

France et l’Angleterre. Ce traité est usuellement

appelé traité Cobden/Chevalier du nom des deux

négociateurs. Richard Cobden (1804-1865) est un

industriel, engagé activement dans la lutte contre les

corn laws ; Michel Chevalier (1806-1879) est

professeur d’économie au Collège de France.

En 1892 la France revient au protectionnisme par le

canal des tarifs Méline, ministre de l’agriculture à

l’époque.

* * *

Le Congrès de Vienne (1815), en fait les cinq

puissances européennes (Grande-Bretagne, Autriche,

Russie, France, Prusse), redistribue les cartes en

Europe. La Confédération germanique (Deutscher

Bund), dominée par l’Autriche, prend la relève du Saint

Empire germanique (Heiliges römisches Reich

deutscher Nation) : 37 souverains indépendants et 4

villes libres5. Ce morcellement politique a des

conséquences économiques : des barrières douanières

pèsent lourdement sur le développement économique.

La Prusse réussit à mettre sur pied un large espace

économique, le Zollverein, opérationnel depuis le 1er

janvier 1834 et qui s’agrandit par la suite. A un espace

politique morcelé correspond un espace économique

unifié. A cet espace, qui a déjà fait ses preuves, le

Luxembourg adhère en 1842 : c’est le cadre

économique dans lequel l’industrialisation du Grand-

Duché se réalise. Relevons trois aspects particuliers.

• A l’abri du Zollverein le Luxembourg effectue

son industrialisation, conformément à la théorie de

Friedrich List sur les industries naissantes. Cette

configuration est la conditio sine qua non de notre

industrialisation, confirmée a contrario par les années

1870 où le Luxembourg est submergé par une vague

4 Jean-Michel Gaillard et Antony Rowley, Histoire du continent

européen, Paris, 1998, p. 23. 5 Pour une information rapide voir par exemple : Der grosse Ploetz,

Die Daten-Enzyklopädie der Weltgeschichte, 32e éd. 1999, p. 703

et p. 841.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 141

libérale, avec à la clé un recul de la production

sidérurgique (concurrence anglaise). En d’autres mots

le Luxembourg reste exposé à la politique économique

du Zollverein sur lequel il n’a pas d’influence. Le petit

partenaire doit impérativement s’adapter au grand

partenaire et céder des droits souverains. La

Confédération germanique, issue de la réorganisation

de l’Europe en 1815, a un caractère nettement

réactionnaire, de par le principe monarchique. Le

Zollverein, par contre, est considéré comme moderne,

plus « progressiste ». Le Luxembourg est membre des

deux organisations et donc exposé aux pressions des

deux : les menées réactionnaires de la Confédération

germanique et l’autoritarisme prussien exercé à

travers le Zollverein.

• L’industrialisation du Luxembourg est sauvée

par un retour au protectionnisme à la fin des années

1870, c’est bien connu. Deux groupes de pression ont

agi dans le nouveau Reich : à l’est les « Junker » gros

propriétaires terriens, subissent la concurrence du blé

américain. A l’ouest la sidérurgie craint la concurrence

anglaise. Les effets conjugués des deux groupes de

pression ont mené au protectionnisme, qui génère des

recettes douanières au profit du Reich.

• Depuis l’indépendance le Luxembourg est

confronté à sa première économie-monde (au sens de

F. Braudel et I. Wallerstein), centrée sur l’Europe. Le

Zollverein pratique une politique économique

différenciée. Ainsi, il préconise le libre-échange, mais

dans sa politique du textile et en matière de produits

sidérurgiques il fait du protectionnisme. Le

Luxembourg vit cette économie-monde par le canal

du Zollverein.

• L:’économiste Guy Schuller1 a bien formulé

une constante de l’économie luxembourgeoise : « A

aucun moment de son histoire, le Luxembourg n’a

formé un territoire douanier propre ».

* * *

Ecoutons brièvement le professeur (émérite) Jean-

Mattéi2 sur l’identité de l’Europe : « L’identité de

l’Europe tient bien à la durée du mouvement qui

l’anime et qui s’inscrit dans ce que Braudel nommait

la continuité des civilisations ». Et encore du même

1 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch (dir.), Le

Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette,

1999, p. 100. 2 Jean-François Mattéi (université de Nice, membre de l’Institut

universitaire de France), Le procès de l’Europe – Grandeur et

misère de la culture européenne, Paris, 2011, p. 230 et p. 11.

auteur : « Les historiens font remonter au XIVe siècle

l’usage politique du mot ‘Europe’ qui va remplacer le

terme religieux de ‘chrétienté’ ».

4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe

A la fin de la Seconde guerre mondiale l’Europe est

ravagée et désorganisée, sans parler de la débâcle

morale (cf. Auschwitz). C’est aussi le temps de

l’effondrement de l’Europe en tant que puissance

mondiale ; deux nouvelles puissances mondiales ont

surgi : l’URSS et les Etats-Unis. Avant même la fin de

la guerre ceux-ci ont réorganisé le système monétaire

international à leur profit à Bretton Woods.

Dans ce contexte se développe l’idée d’une unification

de l’Europe ; l’idée n’est pas nouvelle. Dans les années

1930 Aristide Briand3 (1862-1932) et Richard

Coudenhove-Kalergi4 (1894-1972) ont agi dans ce

sens.

Coudenhove-Kalergi a mené toute sa vie un combat

pour l’unité politique de l’Europe et ceci dès les

années 1920. Le professeur Max Haller5 note, « da

sein Denken sehr elitär war und inspiriert von

Gro machtambitionen für ein Vereintes Europa ». Il

constate par ailleurs que son mouvement

paneuropéen a quatre caractéristiques :

« Christentum, konservativ, europäisch und liberal ».

Dans un discours retentissant à Zurich le 19

septembre 1946 Churchill préconise l’unité

européenne, mais sans l’Angleterre. Le Congrès de La

Haye (du 7 mai au 10 mai 1948) est le premier

rassemblement des mouvements européens (présence

de Churchill et d’Adenauer).

A titre d’information retenons la déclaration de foi

européenne du député A. Wehenkel6 : « Je suis

Européen convaincu et fier de pouvoir me compter

parmi les fondateurs du Mouvement fédéraliste

3 A. Briand a présenté en 1930 un mémorandum sur un régime

d’union fédérale européenne. Il a été vingt-cinq fois ministre (dont

Ministre des affaires étrangères) et onze fois Président du Conseil

(selon le Larousse). Esprit conciliateur, il a obtenu le prix Nobel de

la paix en 1926. 4 Fondateur du Mouvement paneuropéen en 1926 à Vienne.

D’origine austro hongroise il a été naturalisé français en 1939. 5 Max Haller, Die Europäische Integration als Elitenprozess – Das

Ende eines Traums ? Wiesbaden, 2009, p. 380. Dr. Max Haller ist o.

Univ. Professor am Institut für Soziologie der Karl Franzens-

Universität Graz. 6 Le 13 mai 1952 à la Chambre des Députés (42

e séance).

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 142

luxembourgeois. J’ai voté avec enthousiasme la loi1

d’autorisation (du Traité de la CECA) qui nous fut

soumise, … ».

Au moins quatre facteurs incitent à l’unification de

l’Europe.

• En 1947 les Etats-Unis décident de soutenir

l’économie européenne par l’European Recovery

Program (connu communément sous le nom de plan

Marshall). Sur l’insistance des Etats-Unis

l’Organisation Européenne pour la Coopération

Economique (OECE) est créée en 1948 pour

coordonner l’aide américaine.

• L’ampleur de la reconstruction européenne est

telle que la seule solution nationale est insuffisante :

non seulement une coopération au-delà de la

frontière est nécessaire en Europe, mais des

organisations supranationales ne sont pas moins

nécessaires. La coopération intergouvernementale ne

suffit plus.

• La question allemande est omniprésente :

quelle place l’Allemagne occupera-t-elle en Europe ?

Ceci est d’autant plus actuel que l’industrie allemande

se relève rapidement après la création de la

République fédérale en 1949. La position française,

rappelant plutôt celle d’après la Première guerre

mondiale, est la suivante : « partition en états plus

petits ; absence de gouvernement central ; annexion

de la Sarre ; ‘internationalisation’ de la Ruhr ; aucune

relance de l’économie avant acceptation de ces

conditions politiques 2». C’est à la fois un

démantèlement de l’Allemagne et un frein à son

développement économique. La France est isolée. Le

monde anglo-saxon appuie une relance économique

rapide de l’Allemagne (face au bloc soviétique). Le

Benelux a besoin du marché allemand pour exporter.

Pour rattacher l’Allemagne fédérale au monde

occidental, il faut l’intégrer dans une Europe unifiée.

Ceci implique l’égalité des droits de tous les pays

membres.

Le professeur René Girault3 a bien mis en évidence

l’impasse dans laquelle la France s’est jetée : la « …

1 Voir plus loin, sous 4.3.3.3.

2 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une

idée, Paris, 2013, p. 89. 3 R. Girault, Interrogations, réflexions d’un historien sur Jean

Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, in : Gérard Bossuet et

Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la

paix, Paris, p. 16. Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997

organisé par l’Institut Pierre Renouvin de l’Université Paris-

première politique allemande, faite d’une volonté

d’imposer aux Allemands de dures contraintes

politiques ou économiques, était un échec devant

l’hostilité déclarée des Anglo-Saxons de bien intégrer

la partie occidentale de l’Allemagne dans le système

défensif de l’Occident face au danger soviétique ». Le

même auteur note « que l’un des chemins de la paix

en Europe passait par une transformation des rapports

franco-allemands, jusque-là marqués par un

antagonisme ancien et profond. Le moyen essentiel de

la solution fut de proposer une association

économique à l’échelle européenne ; d’où une

première étape dans la construction européenne ».

• La menace soviétique pousse l’Europe à s’unir.

Les Etats-Unis pressent les Européens dans cette

direction : seule une Europe unie peut sauver l’Europe.

A cet effet il importe d’amarrer fermement

l’Allemagne à l’Europe.

* * *

A titre d’information retenons une démarche4 en

faveur de l’Europe de Coudenhove-Kalergi. Il envoie

aux membres des parlements des pays démocratiques

en Europe une lettre-circulaire, avec la

question : « Etes-vous partisan de la création d’une

fédération européenne dans le cadre des Nations-

Unies ? Sur 4 256 personnes interrogées, 1 818

répondirent, dont 1 766 affirmativement. Plus de la

moitié des parlementaires avaient répondu oui en

Italie, au Luxembourg, en Grèce, aux Pays-Bas, en

Belgique et en France ; … ».

4.3.3 Le Traité de Paris (CECA)

4.3.3.1 De Yalta à la CECA

En février 1945 les trois « grands » (Roosevelt, Staline

et Churchill) se sont rencontrés à Yalta. Le sort de

l’Europe est en jeu, mais elle-même est absente.

Churchill représente davantage les intérêts du

Royaume-Uni que ceux de l’Europe continentale.

1/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique Allemand de Paris.

Notons que l’historien Gilbert Trausch a collaboré à la table ronde

finale du colloque. Sur Jean Monnet voir Philippe Mioche

(université de Provence), Jean Monnet, homme d’affaires à la

lumière de nouvelles archives, in : Parlement(s), Revue d’histoire

politique, hors-série n° 3, 2007 (Penser et construire l’Europe), p.

55-72. 4 Rapportée par P. Gerbet, La construction de l’Europe, op. cit. p.

40.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 143

L’Europe doit penser au plus urgent ; ceci vaut surtout

pour les pays de l’Europe de l’ouest, occupés par les

Allemands au cours de la guerre. D’où un accord de

consultation économique entre la France, la Belgique,

les Pays-Bas et le Luxembourg, signé à Paris1 le 20

mars 1945. La finalité de cet accord est « de résoudre

dans un esprit de coopération internationale les

problèmes de restauration et de reconstruction … 2».

Cinq domaines d’intérêt sont prévus, dont les deux

premiers concernent particulièrement le Luxembourg :

« Ravitaillement en denrées alimentaires et fournitures

d’objets de première nécessité ; Livraison mutuelle de

matières premières et d’outillage indispensables à la

remise en état de la production agricole et

industrielle ».

Après la guerre retentit un immense cri en Europe :

« plus jamais cela ». C’est une demande intense

d’unification politique de l’Europe. Toutefois, c’est-là

que surgissent les difficultés et les divergences. La

France reste obsédée par la puissance industrielle

allemande, les Allemands visent la reconnaissance

politique internationale (à égalité avec les autres pays

européens), les Anglais restent en dehors de l’Europe,

les Américains insistent sur l’unification européenne.

Le Benelux aspire à des échanges économiques avec

l’Allemagne : la Belgique industrielle souhaite exporter

vers l’Allemagne, les Pays-Bas tiennent à exporter vers

l’Allemagne des produits agricoles ; enfin, le

Luxembourg a un besoin manifeste d’échanges

économiques avec ce pays voisin.

Dans la foulée de la guerre il y a un foisonnement de

mouvements européens tant dans leur programme que

dans leur diversité organisationnelle3. Les mouvements

les plus audacieux sont fédéralistes, car ils prévoient

une fédération de différents Etats européens avec un

véritable gouvernement européen. D’autres

mouvements sont confédéralistes ou sont favorables à

une sorte de « Commonwealth » européen. Le monde

professionnel et syndical s’empare de l’idée

européenne. L’unité de l’Europe est dans l’air.

1 Le ministre des Affaires étrangères (Georges Bidault) signe pour

la France ; les trois autres pays sont représentés par leurs

ambassadeurs, qui signent. Du côté luxembourgeois Antoine Funk

signe l’accord. Arrêté grand-ducal du 5 juin 1945, approuvant

l’Accord économique de consultation mutuelle entre la République

française, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays-Bas et le

Grand-Duché de Luxembourg, signé à Paris, le 20 mars 1945,

Mémorial 1945, p. 901. Suit le texte de l’Accord, p. 901-903. 2 Selon le préambule à l’Accord signé le 20 mars 1945 à Paris.

3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 38 et suivantes.

Dans ce contexte se déroule à La Haye le Congrès des

divers mouvements européens, avec un retentissement

éclatant : environ 800 personnalités y assistent4. Le

résultat est mitigé. D’un côté l’idée européenne fait

l’unanimité : l’enthousiasme est sans limites, la prise

de conscience d’un nouveau départ de l’Europe

s’impose. Le Congrès décide de créer un Mouvement

européen destiné à encadrer les divers mouvements

existants. Celui-ci est constitué le 25 octobre 1948 à

Bruxelles. D’un autre côté, apparaît une diversité trop

considérable de l’idée européenne, souvent l’apanage

des élites politiques et économiques. Ecoutons Pierre

Gerbet5 : « La conversion de l’opinion publique à l’idée

de l’Europe n’était pas assez profonde, ni assez

passionnelle pour pouvoir conduire à une pression

directe des masses. Les partis politiques de leur côté,

quand ils étaient favorables à l’unité européenne, ne

lui donnaient pas la première place dans leurs

programmes ni dans leurs campagnes électorales en

raison de leurs préoccupations de politique

intérieure ».

La réalisation de l’unité politique européenne est en

panne. Reste l’unification économique. En Europe trois

« possibilités » économiques se présentent ; simplifions

considérablement :

• La planification à la française ; Jean

Monnet, premier commissaire au plan dès

1946, a lancé le premier plan de

modernisation et d’équipement en France

(1947-1953).

• Le marché à l’allemande : c’est

l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4).

• La planification totalitaire6 : Staline a

remplacé « le marché par la terreur en tant

qu’instrument de régulation 7». L’Allemagne

nazi a fourni la preuve « que le totalitarisme

pouvait tout à fait se passer de la

suppression de la propriété privée des

moyens de production et d’échange ».

4 Relevons la présence de François Mitterrand, encore peu connu à

l’époque. 5 P. Gerbet, op. cit. p. 44.

6 Pierre Bezbakh (Université Paris-Dauphine), Staline, instigateur

de la planification totalitaire, in : Le Monde du 1er juin 2013.

7 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 103 ; les

deux citations y comprises.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 144

4.3.3.2 Le Traité de Paris

Dans le contexte politique que nous venons

d’esquisser, la formation d’une Europe1 unie passe par

quelques personnages charismatiques.

Jean Monnet (1888-1979) a présenté à Robert

Schuman2 (1886-1963) un projet de réconciliation

franco-allemand appuyé sur la mise en commun entre

les deux pays du charbon et de l’acier. C’est beaucoup,

mais s’y ajoutent deux aspects franchement

révolutionnaires : d’abord, la création d’une autorité

supranationale. Ceci est effectivement révolutionnaire

dans le sens que jusqu’ici seules des organisations

intergouvernementales sont intervenues : la nouvelle

autorité est indépendante des gouvernements.

Ensuite, selon l’article 49 du Traité, « la Haute Autorité

est habilitée à se procurer les fonds nécessaires à

l’accomplissement de sa mission :

en établissant des prélèvements sur la

production de charbon et d’acier ;

en contractant des emprunts ».

Retenons encore que la Haute Autorité « peut recevoir

à titre gratuit ».

1 Sur l’unification voir par exemple les six publications suvantes :

Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition,

580 pages ; Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert,

Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e

édition, 606 pages ; Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur

la disparition d’une idée, Paris, 2013, 432 pages ; Max Haller, Die

europäische Integration als Elitenprozess – Das Ende eines

Traumes ? Wiesbaden, 2009, 545 pages ; Hans Herbert von Arnim,

Das Europa Komplott – Wie EU-Funktionäre unsere Demokratie

verscherbeln ; Yves. Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy,

Sylvain Kahn, Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de

l’Union européenne, Paris, 2008, 494 pages. 2 Sur les deux « pères » de l’Europe voir par exemple : Gérard

Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les

chemins de la paix, Paris, 1999, 536 pages (Actes du Colloque de

Paris du 29 au 31 mai 1997 organisé par l’Institut Pierre Renouvin

de l’Université Paris-I/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique

Allemand de Paris) ; François Roth, Robert Schuman Du Lorrain

des frontières au père de l’Europe, Paris, 2008, 656 pages (avec

une chronologie sommaire de la vie de Robert Schuman, p. 591-

596) ; René Lejeune Robert Schuman – Père de l’Europe 1886-

1963 - La politique, chemin de sainteté, Paris, 2000, 254 pages (R.

Lejeune a été un collaborateur de Robert Schuman de 1945 à

1958) ; Hans August Lücker, Jean Seitlinger, Robert Schuman und

die Einigung Europas, Luxembourg, 2000, 223 pages. Voir aussi,

dans un autre contexte : Gérard Bossuat, Face à l’histoire ! Les

décideurs politiques français et la naissance des traités de Rome,

in : Michael Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen

Unionsbildung. 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007,

Wien·Köln·Weimar, 2009, p.147-168.

Mais attention au mythe de la création européenne !

Le projet de Monnet n’a pas été son premier choix.

Proche du monde anglo-saxon, il a proposé un « projet

transatlantique », une sorte de directoire à trois

(Etats-Unis, Grande-Bretagne, France) que les

Américains ont évidemment décliné, car ils ne

partagent pas avec les Français un pouvoir sans

contrepartie.

Le deuxième projet proposé (par Monnet) aux

Britanniques a lui aussi été refusé : la Grande-

Bretagne donne la préférence à ses relations avec les

Etats-Unis (en dehors de celles avec son

Commonwealth). Il ne reste plus que le projet franco-

allemand.

R. Schuman, ministre des affaires étrangères, a

immédiatement saisi la portée de ce projet. En

conséquence il a agi discrètement pour ne pas le

mettre en péril. A la veille de son fameux discours il

soumet le projet au chancelier allemand, qui

approuve, car l’Allemagne abandonne une

souveraineté qu’elle n’a pas encore, contrairement à la

France, qui renonce à une part de souveraineté.

Notons encore que R. Schuman a fait affiner le projet

par J. Monnet et ses collaborateurs (Etienne Hirsch,

son adjoint au commissariat général au Plan, Pierre

Uri et Paul Reuter). Par ailleurs, Bernard Clappier,

directeur de cabinet de Schuman, a réussi une liaison

parfaite entre son ministre et l’équipe de J. Monnet.

Dean Acheson (Secrétaire d’Etat américain) a poussé

R. Schuman à agir dans le sens de l’unification

européenne. Le projet de Monnet n’est donc pas une

surprise totale pour R. Schuman, qui a su agir

rapidement et en toute discrétion. Mais le 9 mai 1950

il a, par sa déclaration solennelle, frappé l’opinion

publique.

D’une part, J. Monnet présente, après deux échecs, un

projet d’avenir lié à la réconciliation franco-allemande

dans un cadre européen. D’autre part, R. Schuman est

confronté à défendre la politique française vis-à-vis

de l’Allemagne, notamment en ce qui concerne la

Sarre (politique que le monde anglo-saxon

désapprouve), et à accepter l’Allemagne comme

partenaire à part égale (Gleichberechtigung). Un

exercice passablement difficile : le plan de Monnet est

apparu à R. Schuman, « un homme de la frontière3 »,

comme une planche de salut.

* * *

3 L’expression est de Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 78.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 145

Le Conseil de l’Europe1, préconisé par le Congrès de La

Haye et encouragé par Churchill, est créé par le traité

de Londres du 5 mai 1949 par dix Etats fondateurs

(Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas,

Luxembourg, Italie, Islande, Danemark, Suède,

Norvège) ; actuellement 47 pays membres. Ils visent

une union de plus en plus étroite entre ces pays. Le

fonctionnement du Conseil est bicéphale. Un Comité

des ministres est l’organe décisionnel et une

Assemblée parlementaire composée justement de

parlementaires des différents pays. Cette

configuration bicéphale, remontant au Congrès de La

Haye, est à l’origine d’une « tare » fondamentale de

l’architecture européenne : le Conseil des ministres est

tenté de défendre prioritairement des intérêts

nationaux, forcément au détriment de l’Europe.

* * *

Le Traité CECA est signé le 18 avril 1951 à Paris par

les Six : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas,

Luxembourg.

La CECA est une construction sui generis ; c’est le

carré institutionnel : Haute Autorité, Conseil des

ministres, Assemblée commune, Cour de justice.

• La Haute Autorité est indépendante des

gouvernements : ses neuf membres n’agissent pas en

tant que représentants des Etats. Chaque pays ne peut

avoir plus de deux membres nommés par les six

gouvernements et ces membres doivent exercer leur

fonction en toute indépendance. La Haute Autorité est

une véritable novation institutionnelle.

• A la demande des petits pays (pays du

Benelux) est créé le conseil des ministres. Ces petits

pays craignent, à tort ou à raison, la prépondérance

exclusive du « duopole » franco-allemand. Le Conseil

assure la liaison entre la CECA et les représentants des

six gouvernements et entre les secteurs charbon/acier

et la Haute Autorité.

• L’Assemblée est constituée à la demande des

parlementaires des six pays désireux d’exercer un

contrôle démocratique sur la Haute Autorité. Cette

assemblée se compose de 78 membres : 18 pour

chacun des trois grands pays, 10 pour la Belgique et

10 pour les Pays-Bas, 4 pour le Luxembourg.

L’Assemblée commune peut être considérée comme

l’ancêtre du Parlement européen.

1 Pour une information rapide voir Birte Wassenberg, Conseil de

l’Europe, in : Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain

Kahn, Christine Manigand, Dictionnaire critique de l’Union

européenne, op. cit. p. 80-81.

• La Cour de justice a deux finalités : jouer le

rôle de gardien du traité et trancher des différends

entre pays membres.

Cet ensemble institutionnel a une logique interne

réelle, bien qu’elle semble quelque peu compliquée.

Ceci est lié à l’aspect fédéral de la nouvelle

construction : transferts de certaines compétences

nationales (en matière de charbon et d’acier) à la

Haute Autorité.

Notons la formulation du philosophe et historien Luuk

Van Middelaar2 : « Le pacte fondateur (1951) se

distinguait des traités traditionnels. Il prévoyait en

effet, hormis les obligations réciproques habituelles, la

création de deux institutions composées de personnes

qui ne représenteraient ni leur gouvernement ni leur

parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité

(devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt

général européen, était appelée à prendre des

décisions, et d’une Cour chargée de veiller au respect

du traité. C’est là que résidait la rupture ».

Le bilan de la CECA est appréciable dans le domaine

qui la concerne. Résumons, selon Pierre Gerbet3 :

« L’intensification des échanges fut réalisée grâce à la

suppression des droits de douane et contingents, à la

disparition des discriminations dans les tarifs des

transports (qui représentent un élément déterminant

des prix du charbon et de l’acier) et à l’instauration de

tarifs internationaux directs. Les livraisons de charbon

et surtout d’acier entre les partenaires de la

Communauté ont progressé, ce qui a contribué à

atténuer la pénurie du charbon, etc. ».

Le rôle politique n’est pas négligeable : c’est le début

d’un développement ultérieur et de formation d’un

esprit communautaire. La réconciliation franco-

allemande a été réalisée et est devenue un acquis

définitif.

Quelques mots sur la question du siège des nouvelles

institutions. Les candidatures ne manquent pas :

Strasbourg, Turin, La Haye, Liège. Robert Schuman,

pour sortir de l’impasse, propose Sarrebruck, destinée

à devenir une sorte de district européen. Solution

inacceptable pour l’Allemagne qui craint une

séparation durable de la Sarre. Selon Gilbert Trausch4

2 Luuk Van Middelaar, Le passage à l’Europe – Histoire d’un

commencement, Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais

par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot. 3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 97.

4 Gilbert Trausch, Avant-propos, in : Gilbert Trausch, Edmée Croisé-

Schirtz, Martine Nies- Berchem, Jean-Marie Majerus et Charles

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 146

Adenauer a fait signe à J. Bech, qui a su faire accepter

le Luxembourg comme siège de la Haute Autorité et

de la Cour de justice, bien qu’à titre provisoire

seulement.

L'historien Charles Barthel1 (Directeur du Centre

d'études et de recherches Robert Schuman) a fait une

étude critique de la CECA dans l'optique de la

sidérurgie.

4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA

Avant d’aborder les réactions du Luxembourg au plan

Schuman, situons brièvement l’économie

luxembourgeoise dans ce contexte. Le Grand-Duché

apporte la sidérurgie dans la CECA, c’est-à-dire la

quasi-totalité de son industrie ; environ 90% des

exportations industrielles proviennent de la

sidérurgie ; 70% de son transport par chemin de fer

sont liés à cette industrie. Le Luxembourg est donc de

loin le pays dont l’économie est le plus engagée dans

la nouvelle organisation.

Selon Pierre Gerbet2 « dans les pays du Benelux,

l’accueil a été plus réservé qu’ailleurs. Sans doute

parce que ces pays étaient en train de se lancer dans

une expérience alors peu concluante. L’union

douanière avait beaucoup de mal à se faire. Le

principe de l’unité économique était adopté, mais les

disparités étaient telles entre les Pays-Bas, d’une part,

la Belgique et le Luxembourg, d’autre part, qu’on se

demandait si l’on arriverait jamais à une véritable

union ». Et encore du même auteur : « Le Luxembourg,

gros exportateur d’acier, était intéressé, mais inquiet ».

En règle générale les petits pays hésitent davantage

que les grands à entrer dans une configuration

internationale plus large. L’autorité commune aura

toujours des difficultés à imposer à un grand pays une

décision contre laquelle il manifeste de sérieuses

réticences. A l’intérieur de toute autorité

supranationale le rapport de force n’est pas

négligeable. Le Luxembourg en a fait l’expérience par

deux fois (cf. Zollverein, UEBL).

Barthel, Le Luxembourg face à la construction européenne,

Luxemburg und die europäische Einigung, Luxembourg, 1996, p. 8.

Pour des détails, voir la contribution d’E. Croisé-Schirtz, La bataille

des sièges (1950-1958), p. 67-104. 1 Charles Barthel, La crise sidérurgique des "Golden Sixties". La

renaissance du pacte international de l'acier et l'effacement de la

Haute Autorité de la CECA (1961-1967), in: Terres rouges. Histoire

de la sidérurgie luxembourgeoise, Luxembourg, 2010, volume 2, p.

36-217. 2 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 89.

La question de la CECA comporte deux volets.

Le premier est lié à la facette politique ; la

réconciliation franco-allemande profite

immédiatement et durablement au Luxembourg : sa

sécurité est définitivement assurée, phénomène

nouveau par rapport au passé.

Le second volet concerne une situation inédite : le

Luxembourg, obligé d’exporter la presque totalité de

sa production sidérurgique, n’a – à vrai dire – pas le

choix de son entrée dans la CECA. Entouré des pays

membres de la CECA son appartenance à cette

organisation internationale a été inévitable.

* * *

Le Luxembourg hésite entre franc assentiment à la

CECA et une certaine appréhension. Prenons quelques

exemples dans les documents parlementaires.

Selon la Chambre de commerce3, dans son avis (du 20

novembre 1951), « il ne saurait être une voix

discordante » quant à la CECA. « C’est une œuvre de

paix, appelée à constituer un premier pas vers

l’unification de la fédération de l’Europe … ». La

Chambre fait une réflexion intéressante : Le

Luxembourg « déléguera à une Haute Autorité plus de

droits que son Gouvernement n’a jamais songé à

s’attribuer ».

Parfois perce une certaine crainte, voire même du

pessimisme : « Pour l’avantage d’une liberté bien

aléatoire des échanges sur un marché prétendument

commun, liberté qui risque fort de tourner aux dépens

des pays à production chère et à monnaie

relativement forte, le Grand-Duché placera le sort des

entreprises dont dépend son existence sous l’autorité

exclusive et souveraine d’une institution

internationale ». Et encore : « Sans assurer l’avenir

collectif de l’Europe, le plan engagera le sort du

Grand-Duché d’une façon plus incisive et plus

irrévocable que celui des autres Etats-membres. Nous

estimons donc qu’une ratification sans réserve serait à

éviter, et que la réserve la plus formelle s’imposerait

au sujet de la durée de la Convention et de la période

transitoire ».

3 Avis de la Chambre de commerce sur le projet de loi portant

approbation du traité instituant la Communauté européenne du

Charbon et de l’Acier et des actes complémentaires, signés à Paris

le 18 avril 1951, doc. parl. n° 395, p. 144-146.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 147

Retenons deux aspects relevés par la Chambre de

commerce.

« Vu la menace d’inefficience des autorités instituées,

la plupart des juristes et techniciens mettent en garde

contre l’exclusion des chefs d’entreprises d’une

coopération efficace ». En fait R. Schuman n’a pas

voulu prendre préalablement l’avis des industriels pour

ne pas risquer de voir son plan retardé, puis dilué.

La Chambre de commerce a bien résumé l’essence du

traité :

« a) la constitution d’un marché commun »,

« b) la création d’une autorité supranationale

par l’abandon de certains secteurs de la

souveraineté des Etats. »

Le Conseil d’Etat1, dans son avis du 9 avril 1952, a

adopté d’emblée deux positions tout à fait générales.

D’abord, il estime « que l’intérêt bien compris du Pays

demande l’approbation du Traité ». Ensuite, il

manifeste une certaine appréhension, voir même une

réelle crainte de l’avenir : … le Plan peut nous réserver

bien des difficultés et (que) l’avenir reste lourd de

risques, …, elles pourraient surgir un jour ou l’autre ».

A part cette formulation un peu vague, le Conseil

d’Etat met l’accent sur trois domaines : le Traité et la

Constitution, l’esprit dirigiste du Traité, l’impact sur la

société luxembourgeoise.

* En tant que gardien de la Constitution, le Conseil

d’Etat se pose la question de la compatibilité entre

Constitution et Traité. Selon le Conseil « l’organisation

interétatique que le traité ne tombe certainement pas

sous les prévisions de notre loi fondamentale. ». Et

encore : « Il ne sera pas possible d’éviter, à la longue,

la création d’une disposition constitutionnelle

expresse qui permettra d’intégrer dans le droit positif

national les règles interétatiques qui envahissent de

plus en plus le droit interne ». Finalement le Conseil a

dégagé un soubassement juridique permettant

l’approbation du traité. « Il apparaît (donc) que les

notions d’indépendance et de souveraineté ont évolué

en marge des textes constitutionnels. Il semble au

Conseil qu’un état de droit ayant persisté chez nous

depuis plus d’une centaine d’années puisse être

constitutif d’une coutume constitutionnelle

susceptible de servir de base juridique à l’approbation

du Traité ».

1 Doc. parl. n° 395 : Avis du Conseil d’Etat, p. 151-167 ; citations

pages : 162, 155, 156, 168, 157, 160, 150, 184, 188.

Le Gouvernement, par son ministre des Affaires

étrangères (Joseph Bech), répond par un mémorandum

à la critique du Conseil d’Etat, qui « préconise

l’entérinement des actes de la Haute Autorité par voie

de règlement d’administration publique ». En outre le

Conseil met en cause l’article 2 du Traité contenant

« une clause d’approbation anticipée d’accords

internationaux exécutifs ». Le mémorandum, bien

structuré, se réfère – entre autres – à des précédents

(liste à l’appui) et fait appel à la doctrine belge et

française.

* Le Conseil d’Etat voit une contradiction entre le

Traité et le dirigisme y contenu. « Il est curieux de

constater que le Traité cherche à mettre en

concordance deux notions qui, à première vue,

paraissent contradictoires ou au moins contraires : la

libre concurrence et la planification ».

Par ailleurs le Conseil d’Etat semble avoir des idées

économiques plutôt libérales et appréhende, en outre,

que le Luxembourg ne prenne le chemin de la

planification : « … c’est la conception centraliste et

dirigiste qui a prévalu sur celles d’inspiration

libérale ». Et encore, toujours selon le conseil d’Etat le

Traité « contient certainement la possibilité

d’instituer un dirigisme international dans le domaine

limité par le Traité. Il faut espérer que ceux qui seront

appelés à réaliser les objectifs du Plan auront assez de

clairvoyance, de doigté et de modération pour

n’imposer à l’économie des entraves que dans la

mesure où l’intérêt général le demande réellement ».

* Le Conseil d’Etat examine l’impact du Traité sur

l’économie luxembourgeoise. Ainsi, il se demande « si

la réglementation concernant les ententes et les

concentrations adoptée par le Traité ne va pas trop

loin ». Il rejoint partiellement l’avis de la Chambre de

commerce, qui plaide pour un contrôle des

ententes/concentrations par la Haute Autorité et non

pour leur interdiction pure et simple.

Le Conseil fait un large tour d’horizon sur les

problèmes économiques que le pays doit affronter

dans la nouvelle communauté ; par exemple : les tarifs

des chemins de fer ; le niveau des salaires, avec les

craintes habituelles (salaires de 20% plus élevés qu’en

Belgique et même de 60% plus élevés qu’en France).

Quant aux garanties en faveur de l’économie

luxembourgeoise le Conseil prévoit deux types.

D’abord, celles relevant du Traité (par exemple

présence luxembourgeoise au Conseil et dans la Haute

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 148

Autorité), puis celles liées à l’acier luxembourgeois

(pour la Belgique c’est le cas des charbonnages).

Si l’on résume à l’extrême la position du Conseil

d’Etat, on a : oui, mais …

L’avis de la Chambre de travail est plutôt confiant,

loin de l’alarmisme de la Chambre de commerce et du

Conseil d’Etat. La Chambre de travail se préoccupe

évidemment d’un éventuel nivellement des conditions

de travail, mais ne craint pas le dirigisme du Traité, car

« tout plan présuppose un certain dirigisme ». La

Chambre parle de la « solidarité effective » du Traité,

mais surtout, elle est optimiste quant à l’avenir ; elle

pense « que la participation syndicale sera respectée ».

Elle a « confiance dans la force des syndicats

luxembourgeois et dans les qualités de leurs dirigeants

politiques et syndicalistes ». Voilà une belle leçon

d’optimisme.

La Section centrale de la Chambre des Députés a fait

un rapport ramassé dont émergent trois points.

* Qu’il y ait une certaine inquiétude, liée à cette

nouvelle étape de notre vie économique, n’a rien

d’extraordinaire : « 80 à 85% environ de toute notre

activité économique » sont visés par le Traité.

* Le Luxembourg doit céder de sa souveraineté, mais

c’est inévitable pour un tout petit pays à économie

très ouverte. On peut y ajouter que ce n’est pas

nouveau pour le Luxembourg (cf. Zollverein, UEBL).

* La Section centrale estime que la « capacité

concurrentielle future de notre industrie sidérurgique

doit être assurée, si le Pays veut vivre ». Le rapport

fournit quelques aspects techniques, et surtout, est

d’avis qu’il est souhaitable « que la Haute Autorité use

des pouvoirs qui lui sont confiés avec modération, en

limitant ses interventions au minimum compatible

avec la réalisation des objectifs généraux du traité ».

Le Conseil d’Etat a exprimé le même souci.

* * *

Présentons brièvement un témoin luxembourgeois de

l’époque de la création de la CECA. Il s’agit de Nicolas

Hommel, secrétaire de légation à la Légation de

Luxembourg à Paris et membre de la Délégation

luxembourgeoise du Plan Schuman. Le 7 mai 1951 il a

fait à Luxembourg une conférence1 remarquable,

justement sur le Plan Schuman. Une assistance

prestigieuse y assiste : membres du Gouvernement,

membres du Conseil d’Etat, le président de la Chambre

des Députés, le président de la Chambre de commerce,

représentants de la vie économique, hauts

fonctionnaires, représentants des syndicats, etc.

Le conférencier a exposé cinq causes qui ont

encouragé la création de la CECA ; deux d’entre elles

sont liées directement au Luxembourg.

• Vers le début de l’année 1950 les prix de

l’acier tombent de 4 000/5 000 francs la

tonne à 2 600 francs. Cet effondrement est lié

principalement à la concurrence que se livrent

les sidérurgistes luxembourgeois et belges. On

parle même de surproduction.

• A la même époque, l’Allemagne fédérale fait

sa rentrée politique et économique. Elle tend

vers l’affranchissement politique complet. La

CECA en est le moyen.

Pour le Luxembourg deux avantages surgissent. La

réconciliation franco-allemande, résultat immédiat de

la nouvelle création, est enfin atteinte, après trois

guerres en moins de 75 ans. Le second avantage est

économique : le Luxembourg peut librement importer

les matières premières nécessaires à son industrie du

fer et exporter les produits sidérurgiques fabriqués sur

place.

N. Hommel cite le sociologue Raymond Aron : « Le

Plan Schuman est une tentative pour assurer une

planification supranationale, en vue d’arriver à un

marché concurrentiel ». Selon le conférencier « deux

notions qui depuis toujours paraissent exclusives l’une

de l’autre viennent se marier ici dans le cadre de cette

Communauté du charbon et de l’acier ». Notons que le

Conseil d’Etat reprend une année après la même

citation de R. Aron dans son avis2 sur la loi

d’approbation de Traité.

1 L’exposé de N. Hommel est entièrement repris dans le Bulletin

d’information du Ministère de l’Etat (Service Information et

Presse), n° 3-4, 1951, p. 42-52. 2Doc. parl. n° 395, p. 157.

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Cahier économique 119 149

4.3.4 La CEE

4.3.4.1 Le chemin vers la CEE

Au départ la situation est la suivante.

• En 1950 c’est « l’Annonce faite aux

Européens 1» ; en d’autres mots l’Europe se

fait par le haut.

• La nouvelle communauté (CECA) se limite à

deux produits : le charbon et l’acier, bien

qu’ils soient de première importance pour le

développement économique.

• Les « vieilles logiques politiques nationales »

n’ont pas disparu : le Conseil des ministres

représente les Etats nationaux.

Après l’instauration de la CECA, une réelle demande

vers davantage de communauté surgit parmi les Six.

Deux facettes jouent un rôle déterminant.

Le succès même du pool charbon/acier encourage une

extension de cette expérience : d’autres produits

doivent en bénéficier. Le discours du 9 mai 1950 n’a

rien perdu de son élan.

La seconde facette se rapporte à la fameuse

Communauté Européenne de Défense (CED), instituée

à Paris le 27 mai 1952. Tout commence avec la guerre

de Corée (25 juin 1950) : les Etats-Unis interviennent

militairement sous la houlette des Nations-Unies. Ils

prônent un renforcement de la défense de l’Europe de

l’ouest, face au bloc soviétique. A cet effet, le

réarmement de l’Allemagne leur semble inévitable,

malgré l’opposition de la France.

Après maintes péripéties2 le traité de la CED est ratifié

à partir du printemps 1953 dans les divers pays

européens, sauf en France. Au Luxembourg le traité

est ratifié3 le 27 avril 1954, par 46 voix contre les

quatre voix communistes. Le 30 août 1954

l’Assemblée nationale à Paris rejette la CED, ce qui

signifie son abandon définitif.

* * *

1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 127.

2 Voir par exemple P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 99-133 ; chapitre 5 :

l’échec de la Communauté européenne de défense (1953-1954). 3 Loi du 24 avril 1954 portant approbation du Traité instituant la

Communauté Européenne de Défense et des actes connexes,

signés à Paris, le 27 mai 1952, Mémorial 1954, p. 643-675 et les

actes et protocoles annexes, p. 676-714. Voir le projet de loi n°

454.

L’échec de la CED est aussi l’échec de l’intégration

politique. La seule voie à suivre reste celle de la

poursuite de l’intégration économique, à l’image de la

CECA. La France est affaiblie par cet échec et par la

malheureuse opération franco-anglaise à Suez (1956).

Le Benelux, appuyé par l’Italie prend une initiative. La

Conférence de Messine (du 1er au 3 juin 1955)

représente la volonté politique des Six d’avancer ; ceci

est réalisé par le Mémorandum Benelux. Ce chemin

n’est pas aisé, car les approches sont divergentes. La

France opte pour une extension de l’intégration par

secteur. L’Allemagne et les Pays-Bas préfèrent une

sorte de marché commun général, que les Français

redoutent plutôt. Le Benelux et l’Italie pointent des

problèmes d’harmonisation des charges sociales, de la

réadaptation de la main-d’œuvre.

La Conférence de Messine ne prend aucune décision,

mais fixe comme objectif (ambitieux) « la construction

d’un Marché commun européen exclusif de tout droit

de douane ». De nouveau des divergences

apparaissent : la France se méfie de la

supranationalité, l’Allemagne est plutôt pour.

Sous l’impulsion des pays du Benelux une méthode

originale de travail est mise en œuvre : une

personnalité politique doit diriger les travaux, assistée

de techniciens ; par exemple Pierre Uri et Hans von

der Groeben (déjà à l’œuvre lors de la création de la

CECA) et le diplomate belge Albert Hupperts. Paul-

Henri Spaak est désigné pour conduire la politique de

relance ; c’est le fameux comité Spaak4, qui a mené au

Traité de Rome.

Lisons Pierre Gerbet5 : « Le rapport Spaak a été

approuvé sans difficulté par les ministres des Affaires

étrangères des Six à la conférence de Venise des 29 et

30 mai 1956. Un second comité intergouvernemental,

toujours sous la présidence de Paul-Henri Spaak, a été

chargé de rédiger, à partir des principes énoncés par le

rapport, deux traités distincts, l’un établissant le

Marché commun général et l’autre la Communauté

européenne de l’énergie nucléaire ».

4 Voir une approche critique du rapport Spaak par Robert Salais,

2013, op. cit. p. 174-185. 5 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 151.

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Cahier économique 119 150

Selon Hans von der Groeben1 européen et

ordolibéral convaincu – le rapport Spaak présente

deux particularités.

* Paul-Henri Spaak a su présenter un rapport unique

et cohérent à partir de propositions fort diverses, ce

n’est pas un mince mérite.

* Ce rapport est largement compatible avec

l’ordolibéralisme. Ecoutons von der Groeben : « Paul-

Henri Spaak hat ein gro es Verdienst an dem

Zustandekommen der Verträge. Er war insofern ein

Phänomen, als er bei den Verhandlungen mit den

Ministern unsere Konzeption in einer hervorragenden

Form vertreten hat. So schön hätten wir das nicht

machen können. Der Spaak-Bericht wurde als

Grundlage der Regierungsverhandlungen

angenommen ».

4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE)

En fait, il s’agit de deux traités signés le 25 mars 1957

à Rome : le traité concernant la Communauté

Economique Européenne (CEE) et le traité créant la

Communauté européenne de l’énergie nucléaire

(appelé communément Euratom).

Les objectifs généraux de la CEE peuvent être résumés

en quelques points.

* Approfondir l’intégration économique entre les Etats

membres.

* Mettre en place une union douanière. Retenons

d’emblée que cet aspect est particulièrement

important pour les habitants du petit Luxembourg.

Quel que soit leur lieu de résidence, ces habitants

restent proches d’une frontière. Ils perçoivent

directement le recul des frontières, pour ainsi dire au

quotidien. L’Europe est bien visible pour eux ; l’idée

même de l’Europe est populaire au Luxembourg.

* Etablir un marché commun.

* Faciliter les échanges entre Etats membres.

* Mettre en place une politique commune ; par

exemple dans l’agriculture, dans les transports.

1 Hans von der Groeben – Europäische Integration aus historischer

Erfahrung, Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler (Universität

Insbruck), Zentrum für Europäische Integrationsforschung,

Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, 2002, p. 14.

* * *

Avec le recul qui est le nôtre, le traité de Rome semble

avoir, dès le départ, deux défauts de taille.

• La concurrence est devenue, avec

l’introduction de la CEE, une obsession dévastatrice

pour l’emploi en général et l’industrie en particulier.

Comparons brièvement la notion de concurrence dans

les traités CECA et CEE. Selon l’article 65 (CECA)

« sont interdits tous accords entre entreprises, toutes

décisions d’associations d’entreprises et toutes

pratiques concertées qui tendraient, sur le marché

commun, directement ou indirectement, à empêcher,

restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence

… ». Mais, et c’est décisif, l’article 48 stipule que « le

droit des entreprises de constituer des associations

n’est pas affecté par le présent Traité. L’adhésion à ces

associations doit être libre. Elles peuvent exercer toute

activité qui n’est pas contraire aux dispositions du

présent traité … ». Or, selon Robert Salais2 « de tels

accords favorisent l’édiction de standards de qualité

communs, réduisent les prix d’achat et autorisent les

entreprises à se spécialiser d’un commun accord sur

leurs points forts respectifs, ce qui est de nature à

favoriser la constitution d’un tissu économique dense.

Le mode de spécialisation, choisi dès Rome par

l’Europe, fut la sélection par la concurrence, les forts

mangeant les faibles ou les faisant disparaître, ce qui

ne favorise évidemment pas un climat de

coopération ». Les articles 85 et 86, du Traité de Rome,

liés à la concurrence, ont fait disparaître purement et

simplement des dispositions encourageant l’industrie.

• Le rapport Spaak3 a déjà pris une direction

dangereuse quant à l’ajustement de la balance des

paiements par dévaluation : « … que les ajustements

puissent s’opérer à travers la structure des productions

et des coûts, au lieu de devoir se répercuter par paliers

brusques dans la valeur extérieure des monnaies ». Et

encore : « Quand, à défaut d’un équilibre général par

le change ou d’autres moyens de politique monétaire,

l’équilibre des paiements est assuré par des

interventions portant sur les coûts de production, … ».

Le rapport Spaak, menant au Traité de Rome, semble

comporter des aspects néolibéraux ; par exemple

l’ajustement par les coûts, c’est-à-dire le salaire

devient la variable d’ajustement ; la politique

monétaire est privilégiée.

2 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 182.

3 Comité intergouvernemental créé par la Conférence de Messine,

Rapport des chefs de délégation aux Ministres des Affaires

étrangères, Bruxelles, 21 avril 1956, p. 72.

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Cahier économique 119 151

Les difficultés actuelles de l’Union européenne

remontent, au moins partiellement, à la seconde

moitié des années 1950.

* * *

Revenons à la position de l’Allemagne à la veille de la

signature du Traité de Rome. Le 21 mars 1957 Ludwig

Erhard1 se plaint devant le Bundestag de ce que les

« Verträge enthielten protektionistische und

dirigistische Elemente und böten zahlreichen

wettbewerbspolitischen Ausnahmeregelungen Platz ».

Cette crainte du dirigisme et d’une attitude

anticoncurrentielle est celle d’un ordolibéral.

Le Ministère allemand de l’économie se caractérise

« als profilierteste und ambitionierteste

Zentralbehörde der neuen Bundesrepublik

Deutschland ». Voilà qui signale le futur chemin de

cette Allemagne. Il ne faut pas attribuer à ce ministère

l’attitude d’un bloc unifié ; le pragmatisme prévaut. Le

personnel de ce superministère présente tant des

eurosceptiques que des europhiles. Quant à ces

derniers, Hans von der Groeben est leur chef de file.

4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE

A l’image du Traité de Paris les traités de 1957

suscitent de l’appréhension. Pierre Werner2, ministre

des finances, se demande « si ces appréhensions ne

sont pas inspirées par une conception trop libérale

que les auteurs des avis se font des règles afférentes

du Traité ». A l’heure actuelle il faut bien admettre que

l’interprétation libérale s’est largement imposée : on

peut même parler d’ultralibéralisme.

A l’époque le député Pierre Grégoire exprime ses

inquiétudes « au sujet du fonctionnalisme, du

planisme et de la technocratie internationale ». Le

député communiste Dominique Urbany estime que

« de Marché commun an d’Euratom si keng

Friddensinstrumenter ».

L’exposé des motifs parle de relance européenne.

« L’exemple de la CECA montrait le chemin à suivre :

celui de l’intégration ». La large dimension du Traité

1 Bernhard Löffler, Soziale Marktwirtschaft und administrative

Praxis – Das Bundeswirtschaftsministerium unter Ludwig Erhard,

Stuttgart (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtshaftsgeschichte,

Beihefte n° 162), 2002, p. 565 et p. 575. 2 A la tribune de la Chambre des députés le 19 novembre 1957.

Cette citation, ainsi que les quelques citations suivantes

proviennent du document parlementaire n° 454 ; pages : 25/26,

195, 182, 472, 480, 628, 629, 646, 643, 648.

est soulignée : libre circulation des travailleurs (art.

48), liberté d’établissement (art. 52), libération des

services (art. 59), libre circulation des capitaux (art.

67). Vaste programme, d’où l’expression marché

commun, considéré comme l’objectif du Traité. Il est

beaucoup question d’harmonisation : économique,

financière, sociale. Le « Marché commun entraînera

fatalement cette harmonisation, étant entendu que

tous les partenaires de la Communauté devront faire

les efforts nécessaires pour atteindre le but voulu ». En

fait, il n’y a pas eu d’harmonisation automatique ; au

contraire, avec l’élargissement les niveaux de

développement économiques se sont creusés entre

certains pays (par exemple l’Allemagne fédérale et la

Grèce). Ce qui, à l’époque a paru rassurant, c’est la

période transitoire de douze ans (susceptible d’être

portée à quinze ans).

Le Conseil d’Etat, dans son avis du 27 septembre 1957,

a dégagé trois idées-forces.

• Création d’une union « sans cesse plus étroite

entre les peuples européens ».

• Améliorer le progrès économique « en

supprimant les barrières qui divisent

l’Europe » (« élimination, entre pays membres,

des droits de douane »).

• « Renforcer les liens de solidarité qui existent

entre certains Etats contractants et leurs

territoires d’outremer ».

Le Conseil d’Etat se fait des soucis quant aux

entreprises moyennes, au commerce, à l’agriculture.

Mais il constate que « la question de l’adhésion du

Grand-Duché à cette charte ne saurait être

sérieusement discutée. Aussi, le Conseil d’Etat

propose-t-il les Conventions de Rome à l’approbation

parlementaire ».

Le Conseil d’Etat a fait une comparaison intéressante

avec le Zollverein. A cette époque « l’élément

allemand avait conquis une influence prépondérante

dans toute une série de secteurs économiques … ». On

ne saurait mieux décrire la situation telle qu’elle

existe actuellement. L’Allemagne occupe une position

dominante dans le secteur bancaire luxembourgeois ;

elle pénètre de plus en plus dans l’artisanat ; les

produits allemands (par exemple automobiles) sont

recherchés au Luxembourg, etc.

La Commission spéciale de la Chambre des députés,

dès la première phrase de son rapport, entre dans le

vif du sujet : « Il est bien évident, (…), que le Grand-

Duché de Luxembourg ne peut vivre dans l’isolement

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 152

économique. Notre pays n’a pas les moyens de

produire tout ce qu’il lui faut, il n’est pas plus en

mesure de consommer lui-même tout ce qu’il produit.

Il est donc bien logique qu’il fasse partie de toutes les

formes de communauté économique qui se

constituent autour de lui et qui lui permettront soit

d’importer, soit d’exporter plus facilement et plus

conformément à ses besoins ». La Commission spéciale

a pointé trois volets.

• Avec le Traité CECA le Luxembourg a déjà

apporté l’essentiel de son industrie, c’est-à-

dire la sidérurgie ; l’entrée dans la CEE est

loin d’être traumatisante.

• Toutefois, le Luxembourg introduit dans la

CEE deux secteurs économiques sensibles :

l’agriculture et l’artisanat.

• Enfin, la Commission examine les institutions

politiques de la CEE. Elle relève la complexité

de cette organisation. Mais n’est-ce pas

préserver les droits des petits pays ? C’est

l’élargissement progressif qui produit une

complexification croissante.

Les autres travaux parlementaires se font dans

diverses commissions : la Commission spéciale sur les

aspects économiques et sociaux du Traité (président :

Emile Reuter, secrétaire : Antoine Wehenkel) ; la

Commission spéciale portant sur l’approbation du

Traité, rapport juridique (Président : Emile Reuter,

secrétaire : Adrien van Kauvenbergh).

L’avis de la Chambre de commerce est bien

circonstancié ; l’examen des textes ; le souci des

petites et moyennes entreprises ; des considérations

sociales ; etc. L’inquiétude sur l’avenir économique du

pays est bien présente dans le texte : danger

d’Überfremdung ; quelque doute sur la capacité à

affronter la concurrence internationale, problème du

niveau élevé des salaires par rapport à la France et à

la Belgique ; création d’entreprises plus difficile avec

le nouveau traité ; etc.

La Chambre du travail approuve la conception du

Traité. La Chambre des métiers formule une critique

générale : petites entreprises et artisanat seraient

négligés. La Centrale paysanne se limite à l’aspect

agricole du Traité et en fait une critique sévère, bien

qu’elle ne soit pas contre le Traité. Il faut davantage

tenir compte de la « faiblesse structurelle de

l’agriculture luxembourgeoise ». La Centrale estime

que la période de transition et les dispositions de

sauvegarde au profit de l’agriculture sont « plutôt

fictives que réelles ».

Tous les avis sont favorables au Traité, mais tous font

des réserves sur la capacité à surmonter les difficultés

d’adaptation. Le recul historique permet une autre

approche : cette époque a été une chance pour le

Luxembourg, car elle a permis la modernisation de son

économie, dont la compétitivité internationale a été

améliorée. L’économie luxembourgeoise est mieux

armée pour affronter la concurrence internationale.

* * *

A la fin des années 1960 Pierre Grégoire1, alors

ministre luxembourgeois des affaires étrangères,

rappelle que l’unification européenne ne peut pas se

limiter à l’économique. L’Europe doit faire le « choix

de marcher dans le sens de la Communauté la plus

vaste possible, ce qui est pour lui (l’homme européen)

la voie la plus sûre à suivre dans le sens de l’universel.

C’est elle qui lui dira qu’on ne peut pas vivre pour la

matière, bien que vivant d’elle, et qu’on ne peut pas

exister les uns contre les autres, ni les uns à côté des

autres, mais qu’il est salutaire d’être les uns avec les

autres, et plus salutaire encore d’être les uns pour les

autres ». En fait, c’est un appel à l’Europe culturelle et

sociale.

* * *

Les acteurs de la vie économique et sociale

manifestent dans leurs avis une certaine inquiétude

quant à l’avenir, ce qui est parfaitement légitime.

C’est aussi l’occasion d’exprimer leur volonté

d’adapter l’économie luxembourgeoise à la nouvelle

donne européenne. Deux trains de mesures peuvent

être dégagés : le premier à court terme, lié à la

fiscalité2 ; le second en relation avec l’implantation de

nouvelles industries.

• La loi3 du 7 août 1959 énonce deux

dispositions destinées aux entreprises. Une

réévaluation des immobilisations amortissables : la

base amortissable est augmentée et la plus-value est

considérée comme réserve imposée (donc nette

1 Pierre Grégoire, L’Europe culturelle, in : Dossier de l’Europe des

Six, du plan Schuman à la commission Rey : où en est la

Communauté ? où va-t-elle ? Dossier établi par Maryse

Charpentier, avec la collaboration de plusieurs auteurs, Verviers,

1969, p. 235. Du même auteur : Le baiser d’Europe – Méditations

d’un humaniste communautaire, Luxembourg, 1967, 232 pages. 2 Sylvie Trausch-Schoder, La L.I.R. et son adaptation à la société

luxembourgeoise, in : 50e anniversaire 1961-2011 du Code fiscal,

Luxembourg, 2013, p. 72 et suivantes. 3 Loi du 7 août 1959 portant réforme de l’impôt sur le revenu des

personnes physiques et de l’impôt sur le revenu des collectivités,

Mémorial 1959, p. 853-858 ; annexes (barème), p. 859-893.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 153

d’impôt). Pour les années 1959 et 1960 il est introduit

un dégrèvement fiscal de 20% du prix d’achat (ou de

revient) sur amortissements nouveaux en matériel et

outillage productifs. Les avantages de la loi du 7 août

1959 sont régulièrement reconduits à chaque

échéance.

Dans la législation fiscale luxembourgeoise « il y a des

incidences fiscales qui empêchent le pouvoir

compétitif et pèsent sur notre économie, et qui en

raison de l’entrée dans le Marché Commun, réclament

des mesures immédiates. C’est l’objet propre de la

petite réforme fiscale 1». La loi du 7 août 1959 n’a

donc pas comme objet une grande réforme fiscale,

mais une adaptation immédiate aux conditions de la

CEE. Par cette loi le Gouvernement entend « accentuer

la fonction économique de l’impôt au moment de la

mise en vigueur des traités européens 2».

• La loi3 du 2 juin 1962, complétée par la loi

4 du

5 août 1967, vise la modernisation des entreprises

industrielles et de services. Selon l’article 5 différentes

aides sont prévues : bonification d’intérêt, garantie de

l’Etat, subvention en capital, dégrèvement fiscal,

acquisition et aménagement de terrains et de

bâtiments.

Ces lois5 ont eu un impact considérable sur

l’économie6 luxembourgeoise : modernisation et

adaptation à la nouvelle donne économique. S’y

ajoute l’apparition de nouvelles entreprises étrangères

(notamment américaines). Le STATEC indique (dans la

dernière publication de la note précédente) une liste

de 39 entreprises installées au Luxembourg, avec objet

social, date de la constitution, début de la production,

capital social.

1 Projet de loi portant réforme de l’impôt sur le revenu … ; doc.

parl. 709 ; rapport de la commission spéciale (rapporteur Tony

Biever), p. 1781 2 Considérations générales du doc. parl. n° 709, p. 725.

3 Loi du 2 juin 1962 ayant pour but d’instaurer et de coordonner

des mesures en vue d’améliorer la structure générale et l’équilibre

régional de l’économie nationale et d’en stimuler l’expansion,

Mémorial 1962, p. 492-497 ; doc. parl. n° 853. 4 Loi du 5 août 1967 portant aménagement d’une aide fiscale

temporaire à l’investissement, Mémorial 1967, p. 848-850 ; doc.

parl. n° 1227. 5 A l’époque on a couramment parlé de loi-cadre.

6 STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de

diversification industrielles, Luxembourg, 1967, 15 pages ; STATEC,

La politique gouvernementale de reconversion et de diversification

industrielles, Bilan d’ensemble et réalisations récentes,

Luxembourg, 1968, 30 pages ; STATEC, La politique

gouvernementale de reconversion et de diversification

industrielles, Bilan d’ensemble – Réalisations récentes – Projets,

Luxembourg, 1970, 36 pages.

4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome

Rapprochons brièvement l’UEBL, le Benelux et le Traité

de Rome. A la fin de l’année 1918 le Luxembourg

dénonce le Zollverein, ce qui permet deux

constatations.

Le Luxembourg sort du champ d’influence de

la Mitteleuropa et se rapproche de l’Europe de

l’Ouest.

Pour éviter l’asphyxie économique le

Luxembourg est obligé de trouver un nouveau

partenaire économique : la Belgique n’a pas

été son choix. Les difficultés de démarrage de

l’UEBL7 ne doivent donc pas étonner.

L’UEBL est une union qui présente quelques

caractéristiques particulières.

• Ce traité est lié au libre-échange, mais le tarif

douanier commun n’interdit nullement des droits

protectionnistes ; par exemple le Luxembourg protège

son agriculture, en position de faiblesse par rapport à

la Belgique. Il n’y a aucune « réglementation

commune du commerce extérieur 8».

• Le régime monétaire de l’UEBL est inédit ; il y

a un taux de change fixe entre les francs belge et

luxembourgeois : à vrai dire il n’y a pas d’union

monétaire. Le Luxembourg a suivi la dévaluation du

franc belge de 1926, mais pas celle de 1935 ; le

Luxembourg a décroché (1,25 francs belges contre un

franc luxembourgeois9).

• L’union fiscale est limitée10 : « aucun

rapprochement n’est tenté en matière de fiscalité

directe ». Le budget commun ne dépasse guère les

droits de douane.

• Le fonctionnement de l’UEBL repose

essentiellement sur les relations

intergouvernementales11.

7 Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans l’UEBL, Luxembourg,

1972, 2e édition, 91 pages. Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui

s’effondre ? Paris, 2013, p. 182-187. 8 Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 183.

9 Ibid. p. 185.

10 Norbert von Kunitzki, op. cit. p. 27.

11 Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 185.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 154

• De fait « les politiques monétaire, budgétaire

et commerciale extérieure sont mal coordonnées entre

les deux partenaires, surtout en période de crise 1».

Le Luxembourg n’a pas de Banque centrale, mais en

1983 – après la dévaluation déclenchée

unilatéralement par la Belgique (1982) et que le

Luxembourg a dû suivre – est créé l’Institut monétaire

luxembourgeois (IML), future Banque centrale

luxembourgeoise (1999).

Quel est l’impact de l’unification européenne sur

l’UEBL ? Celle-ci est bien renouvelée après cinquante

années d’existence, mais elle est lentement, mais

sûrement, vidée de ses compétences. Deux étapes sont

décisives. D’abord, le marché unique (ou marché

intérieur) est entré en vigueur en janvier 1993.

Ensuite, l’union monétaire de 1999 a épuisé

l’essentiel des attributions de l’UEBL.

Examinons brièvement l’influence du Benelux sur les

traités européens dans l’optique du Luxembourg.

Le Benelux a donné lieu à un vrai mythe, et ceci pour

trois raisons2. « Benelux gilt als Motor der

europäischen Einigung, als Laboratorium für

Experimente und fungiert gleichzeitig als

Sicherheitsnetz für die drei Staaten, als Schutz gegen

eventuelle Rückschläge im Prozess der Europäischen

Integration ».

Caractérisons rapidement le Benelux dans l’optique

luxembourgeoise et par rapport au Traité de Rome.

• Malgré les décisions au cours de la guerre

(octobre 1943 et septembre 1944), de créer une union

entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, ce

n’est qu’au 1er janvier 1948 qu’une union économique

(incomplète) est créée. Le 15 octobre 1949 une

esquisse d’union est dressée, aboutissant au 3 février

1958 au Traité Benelux (signé à La Haye), entré en

vigueur le 1er novembre 1960.

• La convention du 15 août 1949 est la dernière

que l’UEBL a signée avec les Pays-Bas. Dorénavant le

Luxembourg est un partenaire à part entière : dans ce

sens le Benelux est un moteur de la souveraineté

1 Ibid. p. 187.

2 Yves Carl, Die BENELUX-Staaten von den Römischen Verträgen

bis zum « Luxemburger Kompromiss » unter besonderer

Berücksichtigung der luxemburgischen Position, in : Michael

Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung.

50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009,

p. 307.

luxembourgeoise. Ecoutons Yves Carl3 : « Teilnahme an

der BENELUX-Union war ein wichtiger Bestandteil der

aktiven Au enpolitik des Gro herzogtums : Sie

sicherte die Gleichberechtigung mit den

unmittelbaren Partnern. Im Zuge der BENELUX-

Integration erhielt Luxemburg auch eine

gleichberechtigte Stimme in der BLWU (Belgisch-

Luxemburgische Wirtschaftsunion) durch die

Unterschrift unter die BENELUX-Währungskonvention

und emanzipierte sich gegenüber Belgien. Zum ersten

Mal in seiner Geschichte war das Gro herzogtum

einem Vertrag ohne politischen Zwang beigetreten ;

somit hatte es die Rolle des passiven Zuschauers auf

der internationalen Bühne verlassen ».

• La notoriété internationale du Benelux est liée

au mémorandum élaboré par les trois ministres des

Affaires étrangères4 pour relancer l’Europe après

l’échec de la CED. Ce mémorandum est le point de

départ de cette relance européenne.

• Le Luxembourg est le plus faible des Six ; en

cas de revers dans la construction européenne, le

Benelux joue le rôle de refuge. J. Bech5 a justifié à La

Haye en 1958 le maintien du Benelux malgré le Traité

de Rome. « Nous avons toujours aimé désigner le

Benelux comme le modèle et le précurseur d’une

intégration européenne plus large. […] Les traités

européens ne sont encore en ce moment qu’un départ,

l’inventaire pour ainsi dire de nos plans et de nos

espoirs, alors que le traité d’Union que nous signons

aujourd’hui est, avant tout, un aboutissement et la

condition de nos expériences ».

Pour le Luxembourg Benelux et Traité de Rome sont

complémentaires ; le premier est un « abri » en cas de

recul de la construction européenne.

Concluons avec Guy Schuller6 : « A aucun moment de

son histoire, le Luxembourg ne formait un territoire

douanier propre ».

3 Ibid. p. 309.

4 Paul-Henri Spaak, Jan Willem Beyen et Joseph Bech.

5 Jacques F. Poos, Le Luxembourg dans le Marché commun,

Lausanne, 1961, p. 74. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992,

Luxembourg, mars 1994, p. 65 ; cahier économique n° 83 du

STATEC.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 155

4.3.5 Maastricht et ses conséquences

4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht

Une étape importante est l’Acte1 unique européen de

1986 : un pas réel sur la voie de l’union européenne. Il

s’agit en fait de la première grande modification du

traité de la CEE.

L’acte unique européen est signé en deux étapes.

D’abord, à Luxembourg il est signé le 17 février 1986

par neuf pays2; puis le 28 février à La Haye par le

Danemark, l’Italie et la Grèce. Ce traité entre en

vigueur le 1er juillet 1987. Son contenu peut être

ramassé en trois volets.

• La création d’un vaste marché commun est au

cœur même de l’Acte unique. Le but visé est un espace

européen sans frontières internes : libre circulation

des marchandises, des personnes, des capitaux et des

services. Suppression et/ou réduction des frontières

douanières face au passage des personnes.

• Des dispositions institutionnelles sont

devenues nécessaires du fait de la transition de 6 à

10, puis à 12 Etats membres. C’est une question

d’efficacité, par exemple quant au processus

décisionnel. Le principe de majorité qualifiée prend le

pas sur le principe de l’unanimité, difficile à appliquer

face à un nombre croissant d’Etats membres.

• Le volet « cohésion économique et sociale »

est destiné à réduire les écarts de développement

entre pays et régions (par exemple entre Europe du

Nord et Europe du Sud).

Dans ce contexte Pierre Gerbet3 insiste sur un aspect

crucial : « L’acte unique donne à la Communauté la

capacité monétaire, c’est-à-dire la base juridique

nécessaire pour progresser vers l’union européenne et

monétaire, corollaire indispensable du grand marché

intérieur ».

Concluons avec le même auteur : « Le traité intitulé

Acte unique européen ne devait donc pas être

considéré comme un point d’aboutissement mais

comme un moyen de progresser en utilisant

1 Le terme unique signifie unifier et compléter les traités

européens précédents. 2 Allemagne, Belgique, Espagne, France, Islande, Grande-Bretagne,

Pays-Bas et Portugal. 3 Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 355 et p. 353.

conjointement méthode communautaire et

coopération intergouvernementale ».

* * *

Le Conseil d’Etat, dans son avis du 26 juin 1986,

« approuve le projet de loi qui a été soumis pour avis »,

sur l’Acte unique, mais rend attentif, comme par le

passé, à des « difficultés de transferts de pouvoirs et

de compétences » vers des autorités supranationales.

4.3.5.2 Le Traité de Maastricht

Le Traité de Maastricht4 – ou Traité sur l’Union

européenne – est un ensemble étendu, touffu,

indigeste de plus de 300 articles, complétés par 17

protocoles et 33 déclarations. Ce traité modifie les

traités antérieurs (CECA, CEE et Acte unique).

La présentation du nouveau traité laisse à désirer dans

le sens que les seules modifications sont reprises ; la

compréhension du texte en est rendue difficile. Cet

aspect formel (bureaucratique) s’ajoute à la

complexité du Traité résultant des compromis

indispensables liés à deux tendances opposées :

approche supranationale, approche

intergouvernementale. Dans un tel contexte on

comprend que la population n’a pas réservé un accueil

enthousiaste à ce traité. Voilà qui est d’autant plus

regrettable que le Traité de Maastricht est, après

l’échec de la CED en 1954, le traité qui apporte pour

la première fois de grands changements politiques. Le

Traité CEE a surtout une résonnance économique.

Le traité de Maastricht est axé sur trois « piliers 5».

Premier pilier

Il s’agit du Traité sur l’Union européenne : Union

européenne, qui va au-delà du domaine économique,

et remplace la CEE, qui comme son nom l’indique se

concentre sur l’économique ; la CECA et l’Euratom.

4 Pour le texte du Traité Maastricht voir : Office des publications

officielles des Communautés européennes, Traité sur l’Union

européenne, Luxembourg, 1992, 253 pages. Ou bien Projet de loi

portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte

finale, signés à Maastricht, le 7 février 1992 ; projet de loi n°

3601, déposé à la Chambre des Députés le 9 mars 1992, 170

pages. 5 B. Alomar, S. Daziano, T. Lambert, J. Sorin, Grandes questions

européennes, op. cit. p. 360 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 156

Deuxième pilier

Ce pilier est lié aux dispositions concernant la

politique étrangère et la sécurité commune.

Troisième pilier

Cette fois les dispositions relatives à la coopération

policière et judiciaire en matière pénale sont visées.

Remarque : le premier pilier relève de la procédure

communautaire, les deux autres relèvent de la

procédure intergouvernementale.

La politique économique et monétaire, relevant du

premier pilier, est une innovation de taille du Traité1,

car c’est la marche vers l’Union économique et

monétaire, avec comme finalité la monnaie commune,

l’euro. Selon l’article 2 du Traité on a : « La

Communauté a pour mission, par l’établissement d’un

marché commun et d’une union économique et

monétaire … de promouvoir un développement

harmonieux 2». En 1988 le comité Delors prévoit la

mise en place de la monnaie unique, au plus tard en

1999.

Cinq conditions3, dites de convergence, doivent être

remplies pour passer à monnaie unique.

• Déficit public inférieur à 3% du PIB.

• Dette publique inférieure à 60% du PIB.

• Un taux d’inflation qui ne peut dépasser de

plus de 1,5% la moyenne des trois meilleures

performances de l’Union.

• Le taux d’intérêt à long terme ne peut

dépasser de plus de 2% la moyenne des trois

taux les plus faibles.

• Au cours des deux années précédant l’entrée

dans la nouvelle monnaie, le respect des

marges de fluctuation du SME doit être

observé.

A la vue de ces critères 11 pays ont été sélectionnés,

mais avec parfois une interprétation très souple ; par

exemple l’Italie présente une dette publique de 115%

du PIB (au lieu de 60%). Les 60% ne sont pas

considérés comme un couperet, la tendance à

l’amélioration est prise en compte (cf. art. 104c).

1 Voir doc. parl. n° 3601, p. 44 et suivantes.

2 Ibid. p. 35.

3 Voir par exemple une présentation ramassée de Jean-Paul Piriou,

Lexique de sciences économiques et sociales, Paris, 2003, p. 33.

L’instauration de la monnaie unique a nécessité de

nombreux changements institutionnels. Un système de

banques centrales (SEBC) est constitué avec une

Banque Centrale européenne (BCE). « Le SEBC est

composée de la BCE et des banques centrales

nationales » (art. 106). « L’objectif principal du SEBC

est de maintenir la stabilité des prix » (art. 105).

Le passage à la monnaie unique se fait en trois étapes.

• La première, dès le milieu des années 1990, prévoit

la libre circulation des capitaux et la convergence de

la politique macroéconomique.

• La seconde, depuis le 1er janvier 1994, est la phase

transitoire liée à la réalisation des critères de

convergence.

• la troisième étape consacre l’avènement de la

monnaie unique, l’euro, au 1er janvier 1999.

Installation des banques centrales européennes,

indépendantes de leur Gouvernement.

4.3.5.3 Le plan Werner

Si l’on aborde le Traité de Maastricht, l’étude du plan

Werner est incontournable, même s’il a finalement

échoué. Il est en effet la première tentative visant une

monnaie unique.

Au sommet de La Haye (1er et 2

e décembre 1969) deux

possibilités d’approfondissement communautaire se

présentent.

• Le processus économique est pratiqué depuis

l’échec de la CED en 1954 (cf. 4.3.4.1).

• Le processus politique est visé. A la suite des

difficultés de la livre, de la dévaluation du

franc français (cf. événements de mai 1968),

de la réévaluation du mark allemand, la voie

de l’union économique et monétaire est

empruntée. C’est aussi un moyen de

consolider l’union douanière et d’éviter

d’autres turbulences monétaires.

Au sommet de La Haye le Conseil de la CE charge

Pierre Werner de présenter des propositions en vue

d’une intégration plus large, notamment en matière

monétaire.

Pierre Werner délaisse l’approche théorique abstraite

au profit d’une démarche pragmatique. « Le groupe

(Werner) n’a pas cherché à construire dans l’abstrait

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 157

un système idéal 1». A ce propos écoutons Pierre

Werner2 (dans ses mémoires) : « Mon européisme était

plutôt d’action que de doctrine ». Il se rapproche de

Robert Schuman3 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup,

ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par

des réalisations concrètes créant une solidarité de

fait ». La réalisation concrète c’est la création d’une

monnaie unique, déclenchant une solidarité de fait.

Le comité (ou groupe) Werner fait preuve de souplesse

pragmatique dans sa méthode de travail : un point de

départ et un point d’arrivée. Au point de départ se

situe une problématique centrale de l’intégration

européenne des Six que le plan Werner4 a bien mis en

évidence : « L’interpénétration croissante des

économies a entraîné l’affaiblissement de l’autonomie

des politiques conjoncturelles nationales. La maîtrise

de la politique économique est devenue d’autant plus

difficile que cette perte d’autonomie au niveau

national n’a pas sa contrepartie dans l’instauration de

politiques communautaires ».

Les points suivants caractérisent la situation de

l’époque et indiquent en même temps les

améliorations à effectuer.

• Harmoniser efficacement les politiques

économiques (par exemple fixer des objectifs

quantitatifs).

• Libéraliser davantage les mouvements de

capitaux.

• La libre circulation des personnes n’est pas

encore assurée de façon satisfaisante.

• Combattre les mouvements spéculatifs de

capitaux.

• Dans les domaines de politique régionale et

des transports les réalisations restent modestes.

1 Conseil – Commission des Communautés européennes, Rapport

au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes

de l’Union Economique Monétaire dans la Communauté, Rapport

Werner (texte intégral), in : Supplément au Bulletin 11 – 1970 des

Communautés européennes, Luxembourg, 8 octobre 1970, p. 9. 2 Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens –

Evolutions et souvenirs, 1945-1985, tome II, Luxembourg, 1991, p.

167. 3 Déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950.

4 Rapport Werner, 1970, op. cit. p. 8.

• Manque de coordination (suffisante) dans les

domaines économique et monétaire. A cette situation

correspond une interdépendance croissante des

économies (industrielles à l’époque) des Six. Une étape

de départ, préalable et indispensable à davantage

d’intégration est toute tracée : « harmonisation des

politiques économiques et monétaires ».

Le point d’arrivée est une union économique et

monétaire qui exige la réalisation de réformes

substantielles. Résumons5.

• Le centre de gravité évolue vers la

centralisation de la politique monétaire, « qu’il s’agisse

de la liquidité, des taux d’intérêt, des interventions sur

le marché des changes, la gestion des réserves ou de

la fixation des parités de change vis-à-vis du monde

extérieur ».

• Non moins important est la politique

budgétaire, « dont la gestion harmonieuse constituera

un facteur essentiel de cohésion de l’union ». Ce qui

importe c’est « la variation du volume des budgets, de

l’ampleur du solde et des modes de financement du

déficit ou de l’utilisation des surplus éventuels ».

• L’harmonisation fiscale est une autre

préoccupation, « notamment en ce qui concerne la

taxe sur la valeur ajoutée, les impôts susceptibles

d’exercer une influence sur les mouvements de

capitaux et certaines accises ».

• Il faut supprimer tous les obstacles de

manière à « aboutir à un véritable marché commun

des capitaux sans distorsions ».

• Une politique structurelle et régionale

« permettra d’éliminer les distorsions de concurrence ».

• Des réformes institutionnelles sont

nécessaires, car il y a évidemment « création ou (la)

transformation d’un certain nombre d’organes

communautaires ». Une création institutionnelle est

essentielle : « un centre de décision pour la politique

économique, un système communautaire des banques

centrales ». Un tel centre de décision pour la politique

monétaire doit fonctionner de manière indépendante.

Que ces éléments suscitent des problèmes politiques,

est évident. D’ailleurs, des modifications du Traité de

Rome sont inévitables.

5 Les citations proviennent du rapport Werner, op. cit. p. 10-14.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 158

* * *

Notons le passage le plus « dangereux » du rapport

Werner. « Dans une telle union, seule importe la

balance des paiements globale de la Communauté vis-

à-vis du monde extérieur. L’équilibre au sein de la

Communauté sera à ce stade réalisé, comme à

l’intérieur d’un territoire national, grâce à la mobilité

des facteurs de production et aux transferts financiers

des secteurs public et privé ».

A l’intérieur du territoire communautaire aucune

dévaluation dans un pays n’est possible : l’équilibre

doit se faire à travers les facteurs de production. En

fait, l’équilibre est surtout visé par le canal du facteur

travail, qui joue le rôle de variable d’ajustement. Cette

situation est actuellement celle qui prévaut dans une

partie au moins de l’Union. En d’autres mots, un des

défauts majeurs de l’unification européenne est

inhérent au rapport Werner. D’ailleurs, ce défaut

remonte déjà au rapport Spaak (cf. 4.3.4.2.).

Nous venons de relever que ce rapport parle

d’harmonisation fiscale : « une suppression progressive

et complète des frontières fiscales dans la

communauté 1». Dans ce contexte et selon Pierre

Jaans2 « ce fut un coup de chance pour le

Luxembourg que la place financière encore

balbutiante en 1971 n’ait pas été éliminée par une

marche vers l’union monétaire telle qu’elle avait été

programmée par le Plan Werner ».

* * *

Le plan Werner prévoit trois étapes ; résumons.

La première doit se dérouler sur trois ans, à partir du

1er juin 1971. Elle peut être ramassée en deux

dispositions au niveau des Six. La politique

d’harmonisation économique à l‘intérieur

communautaire pour réduire les niveaux de

développement économique. La seconde disposition

est liée à la monnaie : resserrer l’amplitude des

fluctuations monétaires dans les Etats membres, pour

aboutir à des limites stables.

La deuxième étape cherche à approfondir la première,

et ceci avec davantage de contrainte. En 1973 est créé

1 Rapport Werner, op. cit. p. 20.

2 Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la

Belgique – Rétrospection, bilan et éloge posthume, in : Actes de la

Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-

Ducal, Luxembourg, 2013, vol. XVI, p. 161.

le Fonds européen de coopération monétaire

(FECOM) ; son but est d’intervenir sur le marché aux

fins de réduire les fluctuations monétaires et garantir

une certaine cohésion monétaire parmi les Six.

La dernière étape n’a jamais été abordée, car le plan

Werner s’est enlisé au cours de la deuxième étape. La

troisième aurait dû voir instaurée l’union économique

et monétaire.

* * *

Résumons à l’extrême le plan Werner.

• Un but général est de préserver les Six de

l’instabilité financière.

• Un autre but visé est la création d’un centre

de décision lié à la politique économique

communautaire ; par exemple coordonner les

politiques budgétaires des Six. La convergence

progressive des politiques économiques est ciblée.

• Enfin, le plan Werner présente un aspect

inédit : une démocratisation des institutions

communautaires. Ainsi, le centre de décision serait

responsable devant le Parlement européen doté d’un

mode d’élection démocratique.

• Pour assurer l’union économique et

monétaire, « il importe d’associer les partenaires

sociaux à la préparation de la politique économique

communautaire » ; de plus il faut « une consultation

systématique et continue » avec ces partenaires

sociaux3.

Relevons un avertissement – toujours valable –

prononcé par le rapport Werner4 : « … l’unification

économique et monétaire est un processus irréversible

dans lequel il convient de s’engager avec la ferme

volonté de le mener en acceptant toutes les

implications qu’il comporte sur les plans économique

et politique ». En d’autres mots, il faut soigneusement

préparer l’union économique et monétaire, car il est

difficile d’en sortir. Ainsi, sortir de l’euro peut se

révéler plus coûteux que d’y rester.

* * *

3 Rapport Werner, op. cit. p. 13 et p. 19.

4 Rapport Werner, op. cit. p. 14-15.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 159

Quelles sont les raisons de l’échec du plan Werner ?

• La première grande raison de son échec est

liée aux désaccords entre les Six. Le refus par la

Bundesbank a probablement été décisif : elle « était

hostile à l’idée d’une monnaie européenne 1».

• Une autre cause d’échec plus générale est en

relation avec les désordres monétaires des années

1970 (dévaluations et réévaluations). S’y ajoute la

rupture unilatérale par les Etats-Unis le 15 août 1971

de la convertibilité des dollars en or : c’est l’abandon

des accords de Bretton Woods de juillet 1944.

• Enfin, intervient l’inflation des années 1970,

aggravant les troubles monétaires. S’y ajoute le choc

pétrolier de 1973.

Deux observations peuvent être adressées au rapport

Werner.

Le rapport Delors s’est appuyé, au moins

partiellement, sur le rapport Werner, bien que

les deux rapports présentent des différences

non négligeables.

Selon Robert Salais2 « du rapport Werner

subsistera le serpent monétaire qui naît dans

les années 1970, auquel succède le Système

monétaire européen (SME) dans les années

1980 ».

* * *

Etablissons une comparaison rapide entre rapport

Werner (1970) et rapport Delors (1989).

Retenons d’emblée que le rapport Delors, axé sur la

monnaie, est bien plus technique que le rapport

Werner.

Une différence3, aux conséquences graves, se situe

dans la composition4 des deux comités. Le comité

Delors comprend 17 personnes, dont quatre seulement

ne sont pas des banquiers centraux. Leurs travaux

sont orientés principalement vers la nouvelle

1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.

2 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.

3 Frédéric Clavert (historien), Plan Werner et plan Delors : les non-

dits d’une comparaison, Internet, 2013, 5 pages. Notons un

ouvrage remarquable de cet auteur : Hjalmar Schacht, financier et

diplomate (1930-1950), Bruxelles, 2009, 473 pages. 4 Selon le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE),

Sanem, Grand-Duché de Luxembourg.

monnaie : système européen de banques centrales

(SEBC), dont la marque essentielle est l’indépendance.

Le comité Werner se compose de 14 personnes (moitié

membres titulaires, moitié membres suppléants), dont

l’origine est bien plus diversifié (seulement deux

banquiers5 centraux). Voilà qui entraîne un rapport

plus différencié que celui de Delors, représentant

surtout, sinon exclusivement, le domaine monétaire.

Par opposition au rapport Delors, le rapport Werner

garde des aspects démocratiques (par exemple

responsabilité devant le parlement européen) et

sociaux (par exemple consultation permanente des

partenaires sociaux). Dans ce contexte « Pierre Werner

propose (ensuite), lors du Conseil du 9 juillet 1970, de

consulter les partenaires sociaux en cas de décision

monétaire importante 6».

Selon Robert Salais7 ces « audaces démocratiques

furent soigneusement oubliées par le rapport Delors

de 1988 ». Les vingt années qui séparent les deux

rapports voient un changement de paradigme

économique. En 1970 le déclin du keynésianisme est

pleinement amorcé ; une vingtaine d’années plus tard

c’est l’ère du néolibéralisme qui règne. Dans ce

contexte Karl Otto Pöhl (Bundesbank), membre du

comité Delors, se déclare opposé à la nouvelle

monnaie. Le chancelier Kohl passe toutefois outre. On

dit que l’abandon du mark allemand est le prix à payer

pour la réunification allemande.

Ecoutons Frédéric Allemand8 : « la crise provoque

l’obsolescence des prémisses sur lesquelles repose le

plan initial. En revanche, sur le fond, le rapport

Werner se distingue par sa clairvoyance et sa très

grande modernité ».

Concluons rapidement : le rapport Werner a un aspect

ordolibéral, le rapport Delors exprime une approche

néolibérale.

* * *

5 Dont Hans Tietmeyer, futur président de la Bundesbank dans les

années 1990. 6 Elena Danescu, Une relecture du plan Werner de 1970 à la

lumière des archives familiales Pierre Werner, projet de recherche

CVCE « Pierre Werner et l’Europe », Luxembourg, 2011, p. 13. 7 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.

8 Frédéric Allemand (maître de conférences à l’Institut d’études

politiques de Paris, chercheur au CVCE, Luxembourg), Crise de la

zone euro : modernité du plan Werner (1970), in : futuribles –

analyse et prospective, Paris, février 2012, n° 382, p. 71.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 160

France et Allemagne ont deux approches économiques

différentes. Résumons.

• La France préfère Keynes à Schumpeter : la

dette publique est destinée à faire

(re)démarrer l’appareil économique,

dégageant les moyens nécessaires au

remboursement de cette dette. La

« destruction créatrice » de Schumpeter y est

confrontée à un certain scepticisme.

• L’Allemagne fédérale donne la préférence à

l’ordolibéralisme. En d’autres mots elle se

réfère au « trio » : industrie – exportations –

consensus social.

Quant à l’Europe, les conceptions de la France et de

l’Allemagne ne sont pas moins nuancées.

• L’Allemagne a vu dans l’Europe un moyen de

revenir sur la scène internationale et de

permettre la renaissance de son économie.

• Pour la France l’Europe est un « jardin à la

française », où elle s’occupe de la politique

étrangère de l’Europe unifiée et où elle fait

(par exemple Traité de Paris) ou défait

l’Europe (par exemple CED, politique de la

« chaise vide » 1965/66, le non à l’adhésion de

la Grande-Bretagne en 1963 et en 1967).

Cette attitude française a définitivement

échoué sous l’impact de deux événements : la

réunification allemande et les nouvelles

adhésions en 2004.

• Après la Seconde guerre mondiale l’Allemagne

est séparée en deux Etats. L’Allemagne de

l’Ouest se considère comme une formation

non complète et de ce fait n’a aucune

réticence à s’intégrer dans une Europe unie.

La chute du Mur, « un symbole du désespoir

communiste 1», change la donne.

L’Allemagne fédérale actuelle est moins

orientée vers l’Europe de l’Ouest que celle

d’avant 1989, car la nécessité d’une

intégration européenne est beaucoup moins

prononcée. Par ailleurs, l’absorption de

l’Allemagne de l’Est (RDA) par l’Allemagne

fédérale a notablement transformée celle-ci.

L’Allemagne est devenue un aimant

économique vis-à-vis de la Mitteleuropa.

Actuellement, des pays de celle-ci se sentent

1 Göran Therborn (sociologue), Les sociétés d’Europe du XX

e au XXI

e

siècle – La fin de la modernité européenne ? Paris, 2009, p. 352.

Traduit de l’anglais par Mathieu Zagrodzki.

menacés par la politique extérieure de la

Russie et de ce fait risquent de se tourner

davantage vers l’Allemagne du point de vue

économique et vers les Etats-Unis du point de

vue défense.

4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht

D’emblée, présentons trois avantages dont le

Luxembourg peut profiter, à la suite de l’introduction

de la monnaie unique.

• Les pays membres des communautés

européennes sont appelés à perdre une partie de leur

souveraineté, notamment monétaire, au profit du

supranational. Pour des pays comme la France et

l’Allemagne cette perte de souveraineté monétaire

pose problème. Par contre, pour le Luxembourg c’est

plutôt l’inverse qui se produit, car notre pays n’a

jamais disposé d’une souveraineté monétaire

complète. Le Luxembourg sera doté d’une banque

centrale, à l’image des autres pays.

Ecoutons le Conseil d’Etat2 quant à la position du

Luxembourg vis-à-vis de Maastricht : « Pour le

Luxembourg, l’abandon du franc luxembourgeois pour

l’écu sera sans doute moins dramatique, notre pays

n’ayant jamais connu une autonomie monétaire

entière. D’aucuns considèrent même que l’écu pourrait

constituer un filet de sauvetage intéressant dans la

mesure où les querelles institutionnelles en Belgique

grèveraient la stabilité du franc belge ».

• Voilà qui nous mène directement au deuxième

avantage. L’introduction de l’euro rompt le lien de

dépendance monétaire vis-à-vis de la Belgique. Le

franc belge, exposé aux querelles linguistiques, aurait

pu vaciller sous la pression de la spéculation

internationale ; un éclatement de la Belgique n’est

d’ailleurs pas exclu.

Toutefois l’UEBL a bien fonctionné, une fois les

difficultés de démarrage surmontées (années

1920/30). Pierre Jaans3 l’a bien exposé : même la

dévaluation inopinée de 1982 par la Belgique sans en

avertir le Luxembourg, a été bénéfique aux

exportations luxembourgeoises, notamment

sidérurgiques.

2 Projet de loi portant approbation du Traité sur l’Union

Européenne et de l’Acte final, doc. parl. n° 36011, p. 16.

3 Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la

Belgique – Rétrospective, Bilan et éloge posthume, op. cit. 15

pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 161

• Enfin, tous les Luxembourgeois profitent

directement de l’introduction de la monnaie unique.

Les dimensions du pays sont telles que partout on y

reste en « zone frontalière ». En d’autres mots, les

Luxembourgeois ont un avantage pratique immédiat :

en se déplaçant au-delà de la frontière ils ne sont pas

soumis au change. Le monde du commerce de la

Grande région en profite lui aussi : une simplification

appréciable. Et encore : pensons aux étudiants

luxembourgeois effectuant des études dans les pays

voisins.

La Commission1 spéciale de la Chambre des députés

(« Traité de Maastricht ») constate que la devise belgo-

luxembourgeoise a été, au cours de l’année 1991

« une des monnaies les plus fortes du S.M.E ». Ceci est

lié à des mesures prises par notre partenaire belge

dans le domaine monétaire (par exemple « diminution

du précompte mobilier, décision de lier le franc au

DM »), ce qui a pour effet d’attirer des investisseurs.

Quelle est la position du Luxembourg par rapport aux

critères de convergence ? « La marge de manœuvre en

matière d’endettement total est encore très

confortable. En revanche (…) elle l’est beaucoup moins

en ce qui concerne les déficits publics ».

« En ce qui concerne (…) la stabilité des prix et celle

du taux de change de sa monnaie, tout comme le

niveau des taux d’intérêt à long terme, notre pays se

classe (…) parmi les pays-modèles de la

Communauté ». Ce que la Commission spéciale

redoute, c’est un dérapage des finances publiques à

l’avenir.

Toujours selon cette commission le Grand-Duché « n’a

jamais vraiment été associé au pouvoir monétaire de

la Banque Nationale de Belgique » et il « est le seul

pays parmi les Douze à voir son pouvoir monétaire

s’accroître au sein de l’UEM ».

Le Conseil2 économique et social (CES), dans son avis

du 1er avril 1992, note « que ces critères sont

exigeants et a priori aucun Etat membre, quelle que

soit sa situation actuelle, ne saurait se prévaloir d’un

ticket d’entrée acquis d’office ». Et encore : « Pour le

Luxembourg, il s’agira essentiellement de surveiller les

1 Doc. parl. 3601

1. Jean Asselborn (actuellement ministre des

Affaires étrangères) est le président de la Commission spéciale. Les

citations proviennent de ce document. 2 CES, Evolution économique, financière et sociale du pays, 1992,

in : Avis sur la situation économique, financière et sociale du pays,

période 1991-1995, p. 137.

performances en matière de prix et en matière

budgétaire ».

Ecoutons une dernière fois le Conseil d’Etat3 : « Pour le

Luxembourg, ce grand projet présente plus

d’avantages que de risques ou de contraintes. En effet,

notre économie se trouvera insérée dans un cadre

monétaire élargi et qui reconnaîtra mieux que par le

passé notre droit de participer au pouvoir monétaire,

même si ce pouvoir restera très relatif, compte tenue

de la taille de notre pays ».

4.3.5.5 Quelques mots de conclusion

Ce n’est pas ici ni l’endroit ni le moment de retracer

l’histoire de l’unification européenne ; la littérature à

ce sujet est très vaste. Nous avons présenté les traités

fondateurs de l’Europe unie (traités de Paris, de

Rome) ; le Traité de Maastricht a été évoqué.

Maastricht a été un moment fort : l’introduction de la

monnaie unique. A chaque fois le contexte

luxembourgeois est présenté. En fait, l’unification

européenne est effectuée par le canal de sept traités

(cf. annexe 4.6.2.). Le Traité de Lisbonne, dernier en

date (2008) « synthétise les précédents traités 4».

Les fondateurs de l’unification européenne sont

ordolibéraux (cf. 3.1.4.) ; actuellement cette Europe

semble devenue « allemande ». Jean-Michel

Quatrepoint5 parle de trois empires : les Etats-Unis, la

Chine et l’Allemagne. Dans ce dernier pays

l’ordolibéralisme a réussi en grande partie, parce que

ce modèle a tenu compte de l’état de la société, de

son histoire. Appliquer le néolibéralisme sans ces

précautions, comme la France l’a largement pratiqué,

ne peut mener qu’à de sérieuses difficultés. D’ailleurs,

l’Union monétaire pourrait-elle fonctionner, si tous

ses pays membres appliquaient l’ordolibéralisme ?

L’Union monétaire est une construction sui generis : il

n’existe actuellement aucun modèle lui applicable.

Cette union n’est ni un Etat, ni un ensemble d’Etats

jouissant chacun de toute sa souveraineté. Le modèle

économique d’une telle construction reste à créer.

3 Doc. parl. n° 3601

1, p. 20.

4 Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de

Strasbourg), Comprendre le débat européen – Petit guide à l’usage

des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, Paris, 2014, p. 20. 5 Jean-Michel Quatrepoint, Les choc des empires – Etats-Unis,

Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? Paris, 2014,

265 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 162

Ulrich Beck1 propose quelques principes à observer par

les différents Etats membres de l’Union.

1er principe : la fairness

L’Union a créé des relations de dépendance et

d’obligations entre les différents pays membres. Il

importe que celles-ci soient perçues comme justes par

ces pays. Ainsi, l’Allemagne conteste l’existence de la

place financière de Luxembourg. En fait, des mesures

prises par ce puissant voisin étaient à la base de cette

place financière. Ainsi, la Bundesbank avait imposé à

ses banques des réserves non rémunérées, avec la

conséquence que des banques allemandes prirent le

chemin du Luxembourg pour échapper à cette charge.

S’y ajoutait une retenue à la source sur les intérêts.

2e principe : un juste équilibre entre Etats

Il s’agit de protéger les petits Etats de l’Union contre

les grands et puissants. Le Luxembourg n’est pas seul

dans une telle situation. La manière dont les grands

traitent les petits est un signe de l’apaisement ou non

des relations entre les Etats membres.

3e principe : la conciliation entre Etats

L’Union est caractérisée par des cultures, des

économies, des démocraties variées. Il s’agit de les

concilier : en d’autres mots les grands doivent

respecter les petits.

4e principe : Eviter l’exploitation

A cet égard des verrous institutionnels doivent

protéger les faibles vis-à-vis des forts. En priorité

l’Allemagne est concernée, car sa domination

économique est évidente. Est-ce que les traités

protègent les petits Etats contre les abus des grands ?

* * *

Un point fort du Conseil d’Etat a été l’analyse de

compatibilité de la constitution luxembourgeoise avec

les Traités européens. Selon Ulrich Beck2 une telle

attitude est « charakteristisch für die Argumentation

der Nationalstaatsorthodoxen ». Du même auteur :

« … was vom Grundgesetz her verboten ist, ohne

1 Ulrich Beck, Das deutsche Europa, Berlin, 2012, p. 56-57. Voir

aussi : Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un Empire européen,

Paris, 2007 (2004). Traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo. 2 Ulrich Beck, 2012, op. cit. p. 34-35.

ernsthaft der Frage nachzugehen, ob das, was vom

Grundgesetz her verboten ist, geboten sein könnte, um

den Euro, die Europäische Union (…) vor dem

Zusammenbruch zu bewahren ». Et encore : « Wer die

Gefahr, die Europa droht, ignoriert oder kleinredet, um

den grundgesetzlich geregelten Zustand in Marmor zu

mei eln, macht es sich zu einfach ». Et finalement

Ulrich Beck note « da die Nationalstaatsothodoxen

sich in die Grauzone einer illegitimen Legalität

begeben, weil sie zwar das nationalstaatliche

(Verfassungs-)Recht auf ihrer Seite wissen, während

sie keine Antwort auf die Gefährdung Europas

haben ».

Le professeur Dani Rodrik3 a bien formulé à la fois le

succès et les difficultés du making Europe. Ecoutons-

le : « For all its teething problems, Europe should be

viewed as a great success considering its progress

down the path of institution building. For the rest of

the world, however, its remains a cautionary tale. The

European Union demonstrates the difficulties of

achieving a political union robust enough to underpin

deep economic integration even among a

comparatively small number of like-minded countries.

(…) The European Union proves that transnational

democratic governance is workable, but its experience

also lays bare the demanding requirements of such

governance. »

4.4 Le Luxembourg et la mondialisation

Une définition de la mondialisation aboutit le plus

souvent à une description longue et débordante.

Retenons une définition concise : « La mondialisation

est un processus par lequel la production et les

échanges tendent à s’affranchir des contraintes

imposées par les frontières et la distance 4». Et

encore : « … le terme mondialisation s’est imposé

pour désigner le processus d’interdépendance

croissante des économies nationales et la constitution

3 Dani Rodrik (Professor of Social Science at the Institute for

Advanced Study in Princeton), The Globalization Paradox – Why

Global Markets, States, and Democracy Can’t Coexist, Oxford (UK),

2011, p. 220. A titre d’information retenons une traduction

allemande : D. Rodrik, Das Globalisierunsparadox, Die Demokratie

und die Zukunft der Weltwirtschaft, Munich, 2011, 416 pages.

Traduit de l’anglais par Karl Heinz Siber. 4 P. Bezbakh et S. Gherardi, Dictionnaire de l’économie, op. cit. p.

38. Le phénomène mondialisation y est décrit de la page 385 à la

page 388.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 163

d’un espace économique mondial de plus en plus

intégré 1».

Ecoutons l’approche de Guy Schuller2. « Globalisation

et mondialisation sont les termes de référence phare

de la fin du XXe siècle. Il est surprenant de constater

que ce terme jouit désormais d’une notoriété qui n’a

d’égale que son manque de spécificité et de

précision ».

Et encore du même auteur : « Rarement de nouvelles

notions ne furent si rapidement propagées et si

fréquemment utilisées en dépit – ou peut-être à cause

– de l’absence d’une définition claire et unanimement

acceptée ».

En fait, il y a deux mondialisations, celle de 1870 à

1914 et celle dans laquelle nous vivons actuellement.

4.4.1 Première mondialisation

La première mondialisation se situe dans les années

1870 à 1914, bien qu’à l’époque ce terme ne soit pas

utilisé. Mais on peut légitimement parler de

mondialisation, parce que les échanges internationaux

ont pris une dimension déterminante : « … les

marchés extérieurs y déterminent de plus en plus les

prix, c’est-à-dire la distribution des ressources et des

revenus 3».

Quatre facteurs clé sont intervenus.

• L’extension considérable du commerce

international

L’industrialisation de l’Allemagne et des Etats-Unis y a

largement contribué, tandis que les pays qui ont

terminé leur industrialisation (l’Angleterre, la

Belgique) vendent depuis longtemps leurs produits

dans le monde entier.

Sous le Second Empire la France a basculé dans le

libre-échange, surtout au profit de l’industrie. En 1892

1 A. Beitone, A. Cazorla et alii, Dictionnaire des sciences

économiques, op. cit. p. 322. Le phénomène mondialisation y est

décrit de la page 322 à la page 328 ; y comprise une bibliographie

ramassée. 2 Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à la

globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes

de la Section des sciences morales et politiques, Vol. V, 2000, p.

178. 3 Suzanne Berger (MIT – Etats-Unis), Notre première

mondialisation, Paris, 2003, p. 17.

la France plonge dans le protectionnisme avec les

fameux tarifs Méline4 : en fait un large système

protectionniste en faveur des agriculteurs. Selon

Augé-Labiré5, J. Méline a su « se faire reconnaître par

les agriculteurs comme leur bienfaiteur dévoué ».

Réputé père du protectionnisme agricole, grand

spécialiste des questions agricoles, il s’est beaucoup

démené pour l’agriculture française. Toutefois, par son

attitude protectionniste, il a freiné la modernisation

de l’agriculture française et sa nécessaire adaptation à

un monde qui change.

Malgré Méline le commerce international de la France

a augmenté au cours de cette période, et ceci en

relation – entre autres – avec l’importation de

matières premières et avec le commerce colonial.

• Les mouvements migratoires

La croissance démographique en Europe au 19e siècle

pousse à la migration6 ; par exemple de l’Italie vers la

France7, à la natalité déclinante, et vers le

Luxembourg8 ; de la Russie et de la Pologne vers

l’ouest. Le 19e siècle est relativement ouvert aux

migrations transfrontalières. Voilà un instrument

puissant de la première mondialisation. Ce n’est qu’au

20e siècle que les frontières se ferment

progressivement.

• L’intervention de l’Etat

L’Etat-nation devient la forme dominante en Europe, à

partir de la seconde moitié du 19e siècle. En d’autres

mots, les Etats gardent leur marge de manœuvre et les

frontières restent un puissant moyen de régulation des

flux économiques.

Au Luxembourg l’Etat est intervenu à deux niveaux: il

favorise la mise en place des chemins de fer (cf.

emprunts) ; il « nationalise » les richesses du sous-sol

4 Du nom de Jules Méline (1838-1925), député, sénateur, ministre,

président de l’Assemblée nationale, président du Conseil. Pour une

information rapide voir Pierre Bezbakh (université Paris-Dauphine),

Jules Méline, chantre du protectionnisme, in : Le Monde (Eco &

Entreprise) du 30 août 2014. 5 Michel Augé-Labiré, La Révolution agricole, Paris, 1955, p. 195.

Retenons que J. Méline est avocat, mais pas agriculteur. 6 Voir par exemple Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les

frontières ? Paris, 1999, 116 pages. Voir aussi du même auteur :

Les nouvelles migrations – Lieux, hommes, politiques, Paris, 2013,

201 pages. 7 Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, Paris, (La

Documentation Française), 2003, 128 pages. 8 Voir Cahier économique n° 113 du STATEC, op. cit. p. 66 et

suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 164

(système de concessions autorisant l’exploitation

minière).

• Accélération technique

La première mondialisation a été grandement facilitée

par la révolution technique.

Chemin de fer, bateau à vapeur : la baisse du

coût de transport est considérable ; le

transport de marchandises encombrantes (par

exemple coke) n’est plus un problème ; la

différence est saisissante par rapport au

transport lié à la seule force animale.

Communication : télégraphe, téléphone

reliant l’Europe aux Etats-Unis.

L’espace-temps est considérablement réduit. En 1902

le « bouclage » du monde est réalisé avec des câbles

transpacifiques.

Quelle est la position du Luxembourg ?

Le Luxembourg est entré dans le Zollverein en 1842,

c’est bien connu ; ceci a deux effets.

Le Luxembourg dispose d’un vaste marché,

indispensable à son industrialisation.

Le Zollverein joue le rôle d’amortisseur des

conséquences de la mondialisation. Première

mondialisation et industrialisation du

Luxembourg sont deux phénomènes

concomitants. Le Zollverein protège, au sens

de Friedrich List, l’industrialisation

luxembourgeoise vis-à-vis de la concurrence

située hors de cette union douanière. Le

Luxembourg reste largement à l’abri de la

mondialisation, mais reste assujetti aux

dispositions du Zollverein, où il n’a pas droit

au chapitre.

4.4.1.1 Jaurès1, le protectionnisme et le libre-échange

Jules Méline a été un partisan convaincu du

protectionnisme. Jean Jaurès2, bien qu’adversaire du

libre-échange, a une approche nuancée sur le

problème. Ecoutons-le : « Je déclare que je ne suis pas

un ennemi du régime protecteur ; non seulement je

reconnais avec beaucoup de mes collègues qu’il peut

être bon à certaines heures de déroger aux principes

du libre-échange, mais j’ai la conviction absolue que

la protection, … répond aux exigences de l’idée

démocratique ». Et encore, la doctrine protectionniste

« affirme le droit et le devoir du gouvernement

d’intervenir dans la distribution, dans l’emploi des

capitaux, … ». Mais Jaurès met aussi en garde contre

des abus du protectionnisme : il y a le risque

d’accorder une « rente plus élevée à ceux qui

possèdent davantage, … ».

Le professeur Igor Martinache3 montre – dans

l’optique de Jaurès – « que le débat entre libre-

échange et protectionnisme marque le véritable

enjeu : la redistribution des richesses ». En d’autres

mots Jaurès a pointé le fond du problème : les gains

du protectionnisme (ou du libre-échange) reviennent-

ils au capital ou au salariat ? Dans ce sens Jaurès reste

moderne et son attitude n’a rien perdu de son

actualité.

4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange

La théorie classique prône le libre-échange, parce qu’il

serait avantageux à tous les pays qui le pratiquent.

David Ricardo a développé la loi des avantages (ou

coûts) comparatifs (formulée en 1817). Si chaque

pays, dans le commerce international, se spécialise

dans une ou plusieurs production(s), où il a un

avantage, c’est-à-dire où il est le plus efficace, tous

les pays engagés dans le commerce international en

retirent un bénéfice. Ricardo utilise le fameux exemple

de la fabrication de drap en Angleterre et la

production de vin au Portugal. La spécialisation

respective des deux pays leur procure des avantages

relatifs, par rapport à l’absence de spécialisation. Cela

ressemble à une loi du bon sens, mais à première vue

1 A l’occasion du 100

e anniversaire de la mort de Jean Jaurès, Le

Monde a publié un hors-série : Jean Jaurès, un prophète socialiste

– une vie, une œuvre, Paris, 2014, 122 pages. 2 Les citations proviennent de Jean Jaurès, A qui profite le

protectionnisme ? Extraits de discours présentés et annotés par

Igor Martinache (université Paris-Est-Créteil), Paris, 2012, p. 21, p.

49, p. 52. 3 Ibid. p. 13-14.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 165

seulement. En plus, les échanges doivent être le plus

« libres » possibles. Et encore : la loi des avantages

comparatifs suppose une parfaite information des

parties en présence. Voilà qui est rarement le cas ;

l’analogie avec la concurrence parfaite est frappante

(cf. 3.2.1. et 3.2.2.).

La « loi » de Ricardo pérennise dans sa supériorité le

pays économiquement le plus développé (Angleterre)

au détriment du plus faible (Portugal). Cette loi est

statique, car elle ne tient pas compte d’un

développement ultérieur. D’ailleurs, l’industrialisation

au 19e siècle a montré que des avantages comparatifs

ne sont pas durables.

Le pays qui a intérêt au libre-échange est celui qui est

techniquement en avance, c’est-à-dire capable

d’innover et d’exporter des produits à valeur ajoutée

élevée. Le libre-échange ne profite pas forcément à

tous les pays. Par ailleurs, « au XIXe siècle les

canonnières de la Royal Navy ont plus fait pour

convertir le monde au libre-échange que les

prédications d’Adam Smith 1». On peut y ajouter celles

de David Ricardo.

Enfin, la spécialisation de la production n’est pas sans

risque. Ceci s’applique surtout aux petits pays,

contraints de se spécialiser, vue leurs petites

dimensions. Ainsi, le Luxembourg, membre du

Zollverein, s’est spécialisé dans des produits

sidérurgiques semi-finis de la sidérurgie destinés à

l’Allemagne. Après la Première guerre mondiale la

réorientation économique du Luxembourg a posé de

sérieux problèmes.

Les économistes Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul

Samuelson ont « modernisé » la « loi » des avantages

comparatifs. Ils mettent en évidence des dotations de

départ, différentes selon les pays, en équipement et en

travail qualifié. Ce qui importe, c’est de mieux

valoriser les pays dotés de peu de travail qualifié, pour

les faire participer au commerce international.

Il y a évidemment d’autres modèles. Selon le

professeur Michel Rainelli2 « les conclusions obtenues

sont très sensibles à des hypothèses apparemment

mineures ». Selon cet économiste « il en est de même

si les modalités de la concurrence entre les firmes

sont changées ».

1 Jean-François Bayart (CNRS, Céri), Une mondialisation … pas très

mondiale ! in : Alternatives Economiques, Hors-série n° 101,

Mondialisation & Démondialisation, 2014, p. 72. 2 Michel Rainelli, La nouvelle théorie du commerce international,

Paris, 2003 3e éd. p. 109.

Revenons au cas de l’Angleterre : avant de pratiquer le

libre-échange, elle a en fait utilisé le protectionnisme

pour accéder à une position lui permettant une

attitude de libre-échange. Ce pays, le premier à

monter l’échelle de la grandeur industrielle, a rejeté

cette échelle3 pour les autres pays, c’est-à-dire elle

leur a imposé le libre-échange dont elle est le

bénéficiaire principale. Une question générale se

pose : « In short, are the developed countries trying to

'kick away the ladder' by insisting that developing

countries adopt policies and institutions that were not

the ones that they had used to develop ? 4».

Selon Paul Bairoch5 le temps du libre-échange est un

intermède réduit : de 1860 (traité de commerce

franco-anglais) à 1879 (retour en force du

protectionnisme).

Néanmoins, l’Angleterre, sûre de sa puissance

industrielle, a commencé à pratiquer une politique

économique libérale à partir de 1846 (abrogation des

corn laws de 1815).

Ce qu’il faut absolument retenir, c’est que

protectionnisme ou libre-échange ne sont comme tels

ni mauvais ni bons. Il faut éviter de faire de l’un ou de

l’autre un dogme.

Emmanuel Todd6 fait une critique sévère des

avantages comparatifs : « Déviant notablement dans

la mise en pratique de ce conte de fées, les Etats-Unis

se spécialisent dans la consommation, avec beaucoup

d’efficacité il est vrai, ainsi qu’en témoigne leur déficit

commercial annuel de 800 milliards de dollars ». Selon

cet auteur il s’agit d’une « spécialisation loufoque ».

Par contre, le professeur (émérite) Pascal Salin7 est un

partisan convaincu de la « loi » de Ricardo : « dès lors

qu’il existe des différences, du côté de l’offre ou du

côté de la demande, l’échange est possible et

profitable pour tous les partenaires ». Mais il se peut

que ce soit plus profitable pour les uns que pour les

autres.

Revenons une dernière fois à l’Angleterre du 19e

siècle : face à celle-ci les pays européens subissent

3 Ha-Joon Chang, Kicking Away The Ladder – Development

Strategy In Historical Perspective, Londres 2006 (2003), 187 pages. 4 Ibid. p. 139.

5 Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique,

Paris, 1999 (1993), p. 39. 6 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 154.

7 Pascal Salin, La tyrannie fiscale, Paris, 2014, p. 236.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 166

des « désavantages comparatifs 1». Remplaçons

l’Angleterre par la Chine, ce qui nous mène à la

seconde mondialisation.

4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation

Au cours de la première mondialisation

protectionnisme et échanges commerciaux font bon

ménage. Comment est-ce possible ? Trois phénomènes

expliquent ce paradoxe.

• Les dispositions tarifaires internationales des

différents Etats jouent moins en ce qui concerne les

importations au Luxembourg. Lors de

l’industrialisation le Luxembourg peut importer du

coke pour ses hauts fourneaux et de l’équipement

industriel. Par contre nos exportations sont sensibles

aux tarifs douaniers ; par exemple concurrence des

produits sidérurgiques anglais.

• La baisse des coûts de transport a été le

lubrifiant de l’industrialisation luxembourgeoise. On

pense évidemment, et à juste titre, aux chemins de

fer. Mais le Luxembourg profite indirectement de la

baisse du coût du transport maritime (cf. bateaux à

vapeur), condition de la participation (même modeste)

du Luxembourg au commerce maritime.

• Enfin, le Luxembourg profite de

l’internationalisation des économies à l’intérieur du

Zollverein. Retenons par exemple le financement de

notre sidérurgie par des capitaux allemands.

4.4.2 Seconde mondialisation

D’emblée retenons la différence fondamentale avec la

première mondialisation : « La globalisation marque

en effet la fin du monopole que l’Occident détient

depuis le XVIIe siècle sur l’histoire du monde

2». A la

cela s'ajoute une autre considération: cette

mondialisation revalorise la notion de concurrence,

car la seule alternative semble être l'autarcie ou

l'isolement complet (cf. Corée du Nord). Résumons la

seconde mondialisation en trois positions.

• Accélération du commerce international

1 Frank Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de

Tricornot, Inévitable protectionnisme, Paris, 2012, p. 30. 2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation – Le pire est à

venir, Paris, 2008, p.11.

A partir des années 1980 le commerce international

(matières premières, produits énergétiques, produits

finis, etc.) s’est considérablement étendu. Entre 2002

et 2012 les exportations à l’échelle du monde ont été

multipliées par 2,7 (OMC).

Ceci est évidemment en relation avec l’émergence des

fameux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du

Sud). Cette nouvelle mondialisation assure un

changement de paradigme : les acteurs principaux se

situent en dehors de l’Europe. En d’autres mots, celle-

ci est réduite à subir la mondialisation. Les

conséquences sont graves : délocalisations, pour rester

concurrentiel, ce qui pèse sur le chômage (par

exemple fermeture d’usine). La protection sociale est

ébranlée, en relation avec la montée du chômage. On

ne peut pas parler de « mondialisation heureuse ».

D’ailleurs, lors de la première mondialisation, les pays

situés en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord,

n’ont certainement pas non plus éprouvé une

« mondialisation heureuse ». Lors de la première

mondialisation les Etats européens ont activement

accompagné ce mouvement. Actuellement, les Etats

européens sont affaiblis par deux facteurs :

Délégation de pouvoir à Bruxelles.

Les Etats ne sont plus maîtres de leur

politique économique et ceci non seulement à

cause de l’unification européenne, mais du

fait du pouvoir grandissant des

multinationales. Est-ce la revanche des

marchés sur les Etats ? On a effectivement :

« marchés contre Etats 3» ; avec le

néolibéralisme il semble que les premiers s’en

sortent mieux. En matière économique les

relations internationales semblent l’emporter

sur les relations interétatiques.

• La technologie

A l’image de la première mondialisation la technologie

joue un rôle d’accélérateur. Les réseaux internationaux

ont réduit sinon brisé les distances : les informations

circulent en temps réel de par le monde entier.

L’informatique est devenue indispensable à la

production, à la distribution et à la gestion, c’est bien

connu.

• La financiarisation

3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit

traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut

être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 100.

Page 167: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 167

L’origine de la financiarisation remonte au moins

jusqu’au 15 août 1971 : les Etats-Unis renoncent à la

convertibilité du dollar en or. Le système de changes

flottants impose la réduction des obstacles à la libre

circulation des capitaux. Ceci a été encouragé par les

facilités internationales issues des euro-emprunts et

des eurodollars. Au cours des années 1980 commence

le grand mouvement de la dérégulation financière,

portée par la vague néolibérale, à partir des pays

anglo-saxons. La séparation traditionnelle entre

banques de dépôts (ou banques commerciales) et

banques d’affaires (ou banques d’investissement),

introduite aux Etats-Unis par Roosevelt en 1933, est

abrogée en 1999. Finalement, la route est ouverte à la

financiarisation : dérégulation continue, titrisation

effrénée, instauration de normes comptables anglo-

saxonnes propices à la spéculation, etc. Le résultat est

bien connu : la plus grave crise financière et

économique depuis 1929.

* * *

La liberté de circulation à la fois des marchandises et

des capitaux a des effets graves : un bouleversement

des rapports de force internationaux. Le pouvoir

d’intervention de l’Etat dans la vie économique se

rétrécit, face à un pouvoir grandissant des

multinationales.

La mondialisation soulève alors la question du

protectionnisme. A cet effet, comparons les

avantages/désavantages comparatifs en Europe et en

Chine.

L’Europe concentre des désavantages comparatifs :

chômage croissant, fermeture d’usines,

désindustrialisation, mise en danger du régime de

protection sociale, finances publiques en difficultés,

etc.

Cette situation désastreuse est due à une large liberté

de circulation de marchandises à laquelle l’Europe est

soumise. Les pays européens ont établi un système de

protection sociale efficace, même chose pour la santé

publique ; des normes sociales et écologiques ont été

érigées.

La Chine, à l’inverse, accumule des avantages

comparatifs : exportations massives, accumulation de

réserves (autour de 3 000 milliards de dollars),

industrialisation galopante, modernisation de

l’économie, etc. La Chine a atteint ces résultats, grâce

à un ensemble de facteurs : « une monnaie sous-

évaluée – et maintenue comme telle malgré l’adhésion

à l’OMC – , une production subventionnée et dirigée

par l’Etat, un système de décision opaque, une société

policière, l’absence de syndicats et d’élections libres

ou de législation sociale et environnementale

vraiment appliquée, etc. 1».

Le commerce Chine-Europe est un système « perdant-

perdant ».

En Chine quelques millions de paysans sont jetés dans

des usines tournant au profit des exportations. Leurs

rémunérations sont dérisoires, au sens de Karl Marx.

La précarité est le mot clé ; la contrepartie est

l’accumulation d’énormes réserves de devises.

En Europe l’entrée sans restrictions des marchandises

chinoises mène tout droit à la baisse de l’activité

industrielle, à la fermeture d’usines et à la précarité.

Est-ce le début de la fin des classes moyennes en

Europe ?

Il est permis de parler de jeu « perdant-perdant »,

parce que les deux parties prenantes ont des

désavantages. Toutefois, la Chine poursuit

probablement un autre but, hégémonique celui-là.

Trois aspects poussent dans cette direction.

• La monnaie chinoise

Le yuan est sous-estimé de 20% à 40% par rapport au

dollar2. Les Etats-Unis ont le déficit, la Chine dispose

d’excédents, donc le yuan devrait s’apprécier

notablement par rapport au dollar. Or, tel n’est pas le

cas. Les manipulations du yuan déstabilisent le

commerce international.

• Le transfert de technologie

Les entreprises occidentales installées en Chine sont

plus ou moins obligées de faire connaître leurs

procédés de fabrication. Ce transfert de technologie

fait gagner à la Chine « de précieuses années de

savoir-faire 3». Les entreprises étrangères sont

dominées par le court terme (« tyrannie du présent »),

face à la Chine opérant à long terme. Celle-ci a ainsi

la possibilité de concurrencer rapidement les

entreprises européennes, d’autant plus qu’elle ne se

préoccupe pas trop du respect de la propriété

intellectuelle.

1 F. Dedieu, B. Masse-Stamberger, A. de Tricornot, Inévitable

protectionnisme, op. cit. p. 31. 2 Ibid. p. 145.

3 Ibid. p. 35.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 168

• L’achat de terres rares

La Chine achète, à tour de bras, des terres rares et des

terres arables de par le monde entier.

Ces trois aspects de la politique économique de la

Chine montrent la direction : une voie hégémonique,

sinon impérialiste. L’économie de la Chine ne

s’explique pas par la main invisible d’Adam Smith,

mais par la main visible1 de l’Etat chinois. Il n’y a là

rien de libéral, ni de libre-échangiste.

Dans ce contexte présentons la prise de position

d’Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard2 :

1. « Le commerce international, dans ses

modalités actuelles, est ruineux pour l’Europe

et les Etats-Unis ».

2. « Sa poursuite, dans les conditions actuelles,

accélérera nécessairement la

désindustrialisation ; … ».

3. « La Chine n’est pas une puissance capitaliste

comme une autre : c’est une puissance

capitaliste totalitaire ayant un objectif de

domination du monde ».

4. « Elle ne se sent d’ailleurs aucunement

responsable du devenir de celui-ci : elle ne

cherche nullement à aider les Etats-Unis mais

bien plutôt à précipiter leur chute, sur le plan

économique d’abord, puis sur le plan

politique, diplomatique et militaire ; … ».

On a l’impression que les BRICS3 et les Etats-Unis

pratiquent un double langage dans leur commerce

extérieur : libre-échangiste vis-à-vis des exportations

et protectionniste vis-à-vis des importations.

D’ailleurs, au cours des années 1970 le Japon s’est

livré à cette politique envers l’Europe (cf.

1 Michel Aglietta et Guo Bai, La voie chinoise – Capitalisme et

Empire, Paris, 2012, p. 109 et suivantes. Voir aussi, dans un autre

genre : Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin – Les promesses de

la voie chinoise, Paris, 2009 (2007), 504 pages. Cet auteur est

docteur en économie et professeur de sociologie à la Johns

Hopkins University (Maryland) ; préface d’Alain Lipietz, traduction

de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Voir aussi et surtout Guy

Schuller, Ré-émergence de la Chine – De quelques répercussions

sur l’économie mondiale et sur celle du Luxembourg, in : Actes de

la Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-

Ducal, vol. X, Luxembourg, 2007, p. 169-201. Enfin, voir le n° 3092

de Problèmes économiques consacré à la Chine, juin 2014. 2 Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de

la Chine – L’impérialisme économique, Paris, 2011, p. 180. 3 Sur les BRICS voir par exemple : Thierry de Montbrial et Philippe

Moreau Defarges, Le défi des émergents, Ramses (Rapport annuel

mondial sur le système économique et les stratégies) 2015, Paris

(Institut français des relations internationales), 2014, 402 pages.

automobiles). « Avec ses pudeurs commerciales,

l’Europe pourrait bien passer pour l’idiot du village

global, selon la formule si évocatrice d’Hubert

Védrine 4».

Que faire ? La réponse n’est pas facile, mais il semble

que la seule voie possible soit le protectionnisme,

devenu inévitable. L’OMC n’a pas réussi à faire

observer les règles du libre-échange, malgré la

création de l’Organe de règlement des différends au

sein même de l’OMC. Les grandes puissances

économiques ont des difficultés à observer les règles

du jeu. Le cas de la Chine vient d’être relevé ; les

Etats-Unis ont depuis longtemps abusé de la position

particulière du dollar : à la fois monnaie nationale

d’un pays et monnaie de réserve internationale.

En l’absence d’une réglementation internationale

efficace le recours au protectionnisme devient

inévitable pour l’Europe. Il faut partir du point de vue

que protectionnisme et libre-échange sont deux

possibilités de politique économique : sans jeter

l’anathème sur l’un ou l’autre. D’ailleurs l’une peut

être préférable à l’autre, selon le contexte économique

et social, lequel n’est pas immuable.

Le seul protectionnisme à appliquer par l’Europe serait

celui qui mettrait l’Union et une autre région

économique sur le même pied d’égalité : par exemple

éliminer l’avantage comparatif de la Chine lié à une

pratique protectionniste indirecte (par exemple

bureaucratique). Le but n’est pas d’empêcher l’entrée

de marchandises chinoises dans l’Union, mais de

préserver le régime social européen.

Ce protectionnisme doit réduire la désindustrialisation

(forte en France), augmenter les salaires (par exemple

en Allemagne), préserver le tissu industriel en général.

Retenons qu’un tel protectionnisme n’est pas appelé à

durer, il est lié à un résultat.

Tout le monde a conscience qu’une politique

protectionniste est toujours dangereuse, mais si

l’Union pratique seule le libre-échange, c’est plus

dangereux encore. Un protectionnisme appliqué à

ceux qui méprisent les règles du libre-échange semble

justifié. Dans cette perspective le protectionnisme

n’est plus un gros mot.

* * *

4 Dominique David et Frank Dedieu, Gouvernance et

protectionnisme, in : Problèmes économiques, n° 3089 : La

mondialisation en question, mai 2014, p. 16.

Page 169: Cahier 119 GTrausch Avril 2015 - gouvernement · 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 . La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 169

A la suite de la seconde mondialisation l’œuvre

pionnière de F. Braudel sur l’économie-monde est

revalorisée. Il en est de même de l’œuvre d’I.

Wallerstein ; l’histoire globale a pris un relief

particulier1.

* * *

Quel est le positionnement du Luxembourg vis-à-vis

de la seconde mondialisation ?

Les premiers traités européens (Traité de Paris, Traité

de Rome, Acte Unique) ont joué le rôle de bouclier à

l’égard de la seconde mondialisation. Cette protection,

bien que relative, a été réelle, mais surtout les vingt

premières années.

L’Europe est alors fort appréciée au Luxembourg, car

synonyme de sécurité. Par la suite l’Union a de plus en

plus basculé vers le libre-échange, avec des droits de

douane dérisoires à l’entrée. Par contre, les deux

autres grandes Régions économiques (Chine, Etats-

Unis) ne se privent pas d’ériger des barrières

douanières de formes diverses. A ce jeu de dupes l’idée

de l’Europe devient perdante. Voilà qui explique, au

moins partiellement, la perte de popularité de

l’Europe, le Luxembourg ne fait pas exception.

L’Europe est considérée par une grande partie de la

population luxembourgeoise comme responsable de

cette situation difficile.

* * *

Selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard2 il faut

« réfléchir à deux fois au protectionnisme

antichinois ». Et ceci pour quatre raisons.

• Une grande partie des exportations chinoises

sont le fait de firmes étrangères installées en Chine. Le

protectionnisme peut alors se retourner contre le pays

importateur.

• « Ensuite, le contenu en importations des

exportations chinoises est très élevé ». En d’autres

termes, la Chine est aussi un centre d’assemblage

(c’est-à-dire dernière étape de fabrication) de produits

1 Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, 2009, 264

pages et du même auteur : L’invention du marché – Une histoire

économique de la mondialisation, Paris, 2004, 368 pages. Voir

aussi Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.),

Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, 2009, 502

pages. 2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La France sans ses usines,

Paris, 2011, page 112 et suivantes ; les citations sont de la page

113 et de la page 114.

provenant d’autres pays asiatiques. La notion de

« pays d’origine » en est brouillée.

• Se protéger par des droits de douane contre

des produits asiatiques n’a de sens économique que si

les produits européens peuvent y être substitués.

• Enfin, la Chine, à son tour, peut prélever des

droits de douane sur les produits européens, bien que

jusqu’à présent les importations chinoises à partir de

l’Europe occidentale soient encore modestes.

La dépendance économique de l’Europe occidentale

envers les économies asiatiques n’est pas négligeable.

La Chine est dirigée3 par le parti communiste, opaque,

secret, tentaculaire : 6,3% (2013) de la population

sont membres de ce parti. La contestation du régime

est le fait d’une petite minorité, car le régime offre

croissance économique et stabilité politique.

* * *

A une époque où le néolibéralisme prône à tout prix le

libre-échange et la disparition des frontières, écoutons

le philosophe Régis Debray4, qui fait entendre une

autre musique : « Face au rouleau compresseur de la

convergence, avec ses consensus, concertations et

compromis, ranimons nos dernières forces de

divergence … ».

4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg

Croissance et échange5 restent au cœur de l’économie

moderne. Esquissons brièvement l’histoire de ce

couple.

• Adam Smith, dans son ouvrage majeur de

1776, place la division du travail au centre, car

générant la productivité. Cette approche de la division

du travail est appelée à s’appliquer au niveau

international.

• Justement, David Ricardo continue sur cette

lancée : la productivité est une condition

indispensable à l’accumulation de capital. La

croissance économique résulte de l’échange

3 Jean-Pierre Cabestan, Le système politique chinois, Paris, 2014,

708 pages ; l’indication du pourcentage provient de la page 404. 4 Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, 2010, p. 87.

5 Charles-Albert Michalet, 2004, op. cit. p. 14 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 170

international lié à l’investissement industriel.

D’ailleurs, l’industrialisation du Luxembourg s’est

déroulée dans ce contexte d’échanges internationaux

(cf. Zollverein).

• Karl Marx reprend le développement de

Ricardo tout en le complétant : c’est l’analyse en

termes d’impérialisme. Dans la foulée marxiste Rosa

Luxemburg (1871-1919) insiste sur le rôle des

exportations : surproduction structurelle de biens de

consommation, ce qui exige de nouveaux débouchés ;

cette quête de débouchés peut mener à de sérieux

conflits (par exemple guerre).

• L’extension du capitalisme implique

l’extension des marchés à l’échelle du monde. La

mondialisation va au-delà de l’échange de biens et de

services. Selon une interprétation moderne les

échanges internationaux comprennent aussi les

investissements directs à l’étranger (IDE) et la

circulation des capitaux financiers.

Les IDE consistent en investissements

directement effectués par des entreprises, le

plus souvent multinationales, dans un autre

pays. Deux approches se présentent. Acquérir

une partie du capital social d’une entreprise

déjà existante ou nouvellement créée, voilà

qui permet le contrôle de cette entreprise. Ou

bien, créer une filiale à l’étranger. Le

Luxembourg a bénéficié de cette approche

dès le début des années 1950 (cf. installation

de Goodyear dans le Grand-Duché).

Les investissements financiers ou de

portefeuille sont des placements dans des

sociétés cotées en Bourse, par des institutions

financières, bancaires ou non et même par

des particuliers. Ces placements visent la

rentabilité. S’y ajoutent des « institutions »

comme les fonds de pension, les mutual

funds, les finance companies et les hedge

funds.

La mondialisation ce n’est pas seulement l’addition

échanges de biens + flux d’IDE + mouvements de

capitaux, mais c’est aussi l’interaction entre ces

termes, car il y a interdépendance, ce qui rend la

mondialisation si complexe.

Situons brièvement le Luxembourg dans ce contexte

international.

Lors de son industrialisation le Luxembourg a

bénéficié d’investissements directs effectués de

l’étranger, en fait de l’Allemagne. Cette industrie

naissante est assujettie à la loi de la compétitivité. En

d’autres termes le Luxembourg est obligé d’exporter

pour réaliser des économies d’échelle.

Prenons un autre exemple, la Belgique, pays plus

grand que le Luxembourg, mais petit par rapport à la

France ou à l’Allemagne. L’industrialisation a forcé la

Belgique à exporter pour valoriser ses économies

d’échelle.

Lors du déclin de la sidérurgie luxembourgeoise,

l’économie financière prend la relève ; la situation est

similaire à celle de l’industrialisation : il faut exporter

des services financiers.

Rappelons que les capitaux étrangers ont pris le

chemin du Luxembourg, à la suite de dispositions aux

Etats-Unis et en Allemagne fédérale. Que plus tard le

Luxembourg valorise ces atouts, nous semble

légitime : ce petit pays doit lutter pour sa survie

économique.

* * *

Revenons au commerce mondial. L’accord de Bali,

scellé laborieusement le 7 décembre 2013 a

finalement échoué sur un véto de l’Inde, au dernier

moment (31 juillet 2014). Cet accord a visé à faciliter

les procédures douanières en général et à libérer les

services en particulier (de ses 160 Etats membres).

Est-ce « l’irrémédiable déclin de l’OMC ? 1».

4.6 Annexe : Lectures

4.6.1 Situation de la sécurité sociale

Les finances publiques se sont dégradées sur la période

2001-2004 et le solde budgétaire des administrations

publiques a basculé d’un excédent de 6,1% du PIB en

2001 à un déficit de 1,1% en 2004. (…). Sur l’ensemble

de la période 1995-2010 le secteur de la sécurité

sociale (régimes de soins de santé et de longue durée,

régime d’assurance accidents, régime d’assurance

prévoyance-vieillesse du secteur privé et de régime de

prestations familiales) est excédentaire. La position

financière actuellement favorable du secteur de la

sécurité sociale résulte principalement d’une

croissance continue du marché du travail suite à une

migration soutenue et à un apport de main-d’œuvre

non résidente considérable au cours des décennies

1 Editorial dans Le Monde du 5 août 2014.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 171

passées. Ainsi la situation est telle qu’un grand nombre

d’assurés participent pleinement au financement des

régimes de protection sociale (cotisations sociales et

impôts) et que le nombre élevé des actifs actuels

dépasse le nombre réduit d’actifs nécessaires pour

assumer les charges du système de protection sociale.

Or ces actifs d’aujourd’hui seront les bénéficiaires de

demain (pensions, soins de santé et de longue durée) de

manière à ce que le système social se verra confronté à

des problèmes de soutenabilité à moyen terme, et ceci

en termes d’adéquation des prestations et des

ressources financières nécessaires.

Rapport général sur la sécurité sociale au Grand-Duché de Luxembourg, 2012, Ministère de la Sécurité

Sociale – Inspection générale de la sécurité sociale,

Luxembourg, 2013, p. 17.

4.6.2 L’Europe en sept traités

Ce bel et ambitieux projet d’une Europe pacifiée a

ouvert le chemin de l’intégration. On est ainsi allé par

étapes successives de la Communauté européenne du

charbon et de l’acier (CECA) en 1951 à la monnaie

unique en 1999, en passant par la Communauté

économique européenne (CEE) et le marché unique.

D’où les quatre traités les plus importants :

le traité CECA (1951) ;

le Traité de Rome (1957) crée la CEE ;

l’Acte unique européen (1986) met en place le

grand marché intérieur (dit aussi le marché

unique) et unifie les traités européens

existants, d’où son nom ;

le traité de Maastricht (1992) porte la décision

historique de lancer l’euro.

Après cela deux autres traités ont surtout contribué à

compléter les textes européens, sans pour autant poser

des avancées déterminantes :

le traité d’Amsterdam (1997) ;

le traité de Nice (2001).

L’Union européenne (UE) vit actuellement dans le cadre

de son septième traité :

le traité de Lisbonne (2008).

Ce traité synthétise les traités précédents. Il apporte

quelques innovations et contribue à améliorer le

fonctionnement des institutions.

Un tel empilement de textes reflète une construction

par strates qui a contribué à rendre l’Europe peu

compréhensible au regard des non-spécialistes.

Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de

Strasbourg), Comprendre le débat européen, Petit

guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à

l’Europe, 2014, p. 20.

4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation

La globalisation est bien plus que l’interdépendance

croissante des économies. Elle est un processus

dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par

des mutations technologiques et par des décisions

politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette

accélération de la circulation (des biens et services, des

capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et

de la diffusion des innovations.

De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les

économies de très petit espace sont particulièrement

vulnérables et exposées aux profondes mutations en

cours. En dépit de la réduction, voire de la perte de

quelques atouts, ces économies peuvent faire valoir

certains avantages inhérents à la petite taille, comme

la proximité et la flexibilité qui leur assurent des

capacités d’adaptation rapide.

Grâce à une évolution très favorable au cours des deux

dernières décennies, l’économie luxembourgeoise a pu

générer une « spirale vertueuse » et créer des conditions

de vie, des infrastructures, ainsi qu’un environnement

politique, social, fiscal et légal qui s’avèrent fort

intéressants pour les investisseurs étrangers.

L’implantation d’entreprises performantes contribue

largement au renforcement des différents facteurs

d’attractivité.

La conjonction de plusieurs éléments – qu’ils soient

inhérents à la petite taille ou la conséquence de la

situation géographique ou le résultat des efforts de

diversification ou encore la résultante de l’audace des

autorités politiques – fait aujourd’hui la spécificité de

l’économie luxembourgeoise. Dans la mesure où les

niches de souveraineté vont disparaître, il conviendra

de dégager des niches de spécificités (qu’il s’agira de

bien cerner et d’exploiter), qui constitueront les

« nouveaux avantages comparatifs ». La « spirale

vertueuse » constitue une base très propice de la

« Corporate Identity » de l’économie luxembourgeoise.

Elle gagnerait sans doute en crédibilité et en

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 172

perspective par l’intégration de l’un ou l’autre élément

visionnaire dans un projet de société explicité.

Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à

la globalisation – Is small beautiful in the global

village ? in : Actes de la Section des sciences morales

et politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg,

2000, vol. V, p. 200-201.

4.6.4 Une société de seniors

La question des seniors (…) structurera notre avenir

commun aussi bien dans le domaine politique,

économique et social que spatial ou familial. Notre

regard ne doit pas rester focalisé sur les enjeux liés à la

santé ou à l’économie. Voilà déjà au moins vingt ans

que nous aurions dû anticiper ces changements et

mettre en œuvre des politiques prenant en compte les

dimensions sociales, culturelles et géographiques

induites par ces bouleversements.

Le vieillissement pose de multiples questions qui

interrogent les conditions du vivre ensemble et les

priorités que la société compte se donner : emploi,

financement des retraites, modes de vie, relations

sociales, solidarité et coopération entre les

générations, allocation des ressources, habitat, prise en

charge du grand âge, évolution des normes collectives,

implication dans l’aide de proximité, soutien à la

formation des jeunes …

Longtemps ignorée, la rupture démographique s’impose

progressivement. Elle est visible depuis les rues des

grandes métropoles jusqu’au fin fond des campagnes,

en passant par les aéroports, les halls de gare ou les

couloirs du métro. Partout la présence des séniors se

fait sentir, structurant une large part de la vie sociale,

de l’espace urbain et de l’offre des entreprises.

… les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à

voir avec leurs aînés. Non seulement on vit plus

longtemps qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup

moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni

moins ouverts que les plus jeunes. Ce n’est pas l’âge qui

détermine notre rapport au monde, mais l’histoire

personnelle, les origines et le caractère.

Serge Guérin (sociologue, professeur à l’Ecole

Supérieure de Gestion Management School), La

nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 38-39 et

p. 196.

4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat

Aber schon aus dem schieren Gegenüber von

Individuum und Organisation ergibt sich eine

grundsätzliche Asymmetrie der Macht. Der

einflu reiche amerikanische Soziologe James S.

Coleman (1982) vertritt sogar die Auffassung, da die

Machtasymmetrie zwischen Individuen und

Organisationen (bzw. zwischen natürlichen und

juristischen Personen) das grundlegende

Strukturmerkmal der modernen Gesellschaft sei, die er

deshalb als die asymmetrische Gesellschaft bezeichnet.

Auf dem Arbeitsmarkt steht ein « Heer » von

individuellen Anbietern von Arbeitskraft einer sehr viel

kleineren Zahl von organisierten Firmen als

Arbeitgebern gegenüber. Das ist die Grundkonstellation

des kapitalistischen Wirtschaftslebens. Das hei t, die

Kapitalseite tritt immer schon in organisierter Form auf

den Plan, die Arbeitnehmerschaft aber mu sich erst

organisieren, um überhaupt nennenswerte

Gegenmacht entfalten zu können.

… empfielt es sich, noch eine weitere Asymmetrie

zwischen Kapital und Arbeit hervorzuheben, die sich

ausdrücklich auf deren Konfliktfähigkeit als kollektive

Akteure bezieht – die Asymmetrie der Interessenlagen.

Die These ist, da die Mitglieder von

Unternehmerverbänden zwar direkte

Marktkonkurrenten sein können, da ihr leitendes

Interesse – das Profitprinzip – aber eindeutig feststeht

und für alle kapitalistischen Unternehmen gilt. Der

Arbeitsmarktpolitische Zielrahmen der

Unternehmerverbände ist deshalb unkontrovers : Ihre

primäre Aufgabe ist die Erhaltung bzw. Schaffung von

möglichst vorteilhaften

Kapitalverwertungsbedingungen. Die Voraussetzungen

sind daher günstig, da es den Verbandsvertretern der

Arbeitgeberseite gelingt, die internen

Konkurrenzprobleme auszuklammern und « mit nur

einer Zunge » zu reden.

Reinhard Kreckel, Politische Soziologie der sozialen

Ungleichheit, 3e édition, Frankfurt, 2004, p. 168, p.

169, p. 171-172 (« Theorie und Gesellschaft », Band

25). R. Kreckel ist Professor für Soziologie an der

Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 173

4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation

La théorie néoclassique se concentre sur la notion

d’équilibre, quand bien même étudierait-on le

processus de croissance, car il est censé converger vers

un sentier doté de stabilité dynamique, que le système

de prix suffit à caractériser. De plus, cette théorie

minore l’impact de la monnaie et ignore le caractère

dynamique du processus d’accumulation typique d’une

économie capitaliste.

La théorie du déséquilibre lève l’hypothèse de prix

walrassiens et considère qu’ils résultent d’un processus

oligopolistique de formation des prix, ce qui correspond

effectivement aux formes contemporaines de la

concurrence. Pourtant, sauf exception, les modèles

correspondants ne prennent pas en compte la

dynamique de l’accumulation, pas plus que le rôle des

institutions dans la coordination des stratégies des

agents économiques.

La théorie de la régulation prend la pleine mesure de

l’impact des formes institutionnelles, que sont le

rapport salarial, les formes de la concurrence, le régime

monétaire, sur la dynamique de l’accumulation qui ne

résulte plus du seul jeu des prix relatifs. Dans la mesure

où certains prix tels que le salaire ou le taux d’intérêt

résultent du jeu des formes institutionnelles, les outils

forgés par la théorie du déséquilibre, en particulier la

notion de rationnement, peuvent être mobilisés pour

formaliser les modes de régulation.

Robert Boyer, Théorie de la régulation, Paris, 2004, p.

51.

4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident

4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident

Premièrement, une cohésion sans précédent sous

l’égide de Washington, accepté en définitif par tous.

Dans un monde multipolaire, l’Occident est le seul

ensemble unipolaire. Jamais un Chinois ne se laisserait

représenter par un Indien, et vice versa. Jamais un

Brésilien par l’Argentine, ou un Nigérien par l’Afrique

du Sud. L’Occident n’a qu’un numéro de téléphone en

cas de crise, la Maison Blanche.

Deuxièmement, le monopole de l’universel : l’Occident

est la seule fraction du monde capable de représenter

ses intérêts particuliers comme ceux de l’humanité en

général. L’expression la plus élevée de la conscience

universelle, l’ONU, se situe à New York, au cœur de

l’hyperpuissance, la seule qui dispose de bases

militaires sur les cinq continents. Preuve que le droit

est là où se tient la force. Personnellement, j’aurai

préféré que l’ONU ait pour siège Jérusalem, ville sainte,

frontière de l’Orient et de l’Occident, où 180 pays

auraient à cœur la sécurité de leur personnel.

Troisièmement, l’Occident, c’est aussi l’école des cadres

de la planète. L’Amérique n’a pas d’émigrants, mais 42

millions d’immigrés. Elle a des fils adoptifs partout. Y

compris les fils des dirigeants chinois qui viennent se

former dans ses business et universités. L’Amérique est

« muiltidiasporique », ce qui est un cas unique.

Quatrièmement, le formatage des sensibilités

humaines, ce qu’on appelle aussi le soft power, qui est

une façon d’imprimer l’imaginaire du monde entier.

4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident

Tout d’abord, l’hybris, la folie des grandeurs. Une

ignorance condescendante du monde extérieur : The

West and the Rest, dit-on outre-Atlantique. L’Occident

a mis huit ans à comprendre que ses troupes étaient

des occupants en Afghanistan. La perte du sacré et le

déni du sacrifice ensuite : le 26 août 1914, 26 000

soldats français ont été tués et le président Poincaré

n’est pas sorti de son bureau. C’était normal.

Aujourd’hui, un soldat est tué au Mali et c’est un

drame. Notre relation à la mort a fondamentalement

changé, d’où la recherche de la guerre zéro mort ou du

drone de guerre. Le sacré est ce qui commande le

sacrifice et interdit le sacrilège. Il n’y a pas d’Européens

prêts à mourir pour l’Europe. L’Orient a gardé le sens du

sacré, donc du sacrifice, et c’est son point fort.

Régis Debray (philosophe/écrivain), L’Occident est-il

en déclin ? in : Le Monde (Décryptages) du 18 juillet

2014.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 174

… ist doch die EU der einzige Integrationsraum auf der Welt, der Demokratie und

Modernität bisher in erfolgreicher Weise miteinander zu verbinden verstanden hat. Das

war Ausdruck ausgesprochenen rationalen Denkens und vernunftgemä en Handelns.

Michael Gehler (Direktor Institut für Neuzeit- und Zeitgeschichtsforschung –

INZ, Wien), Europa – Von der Utopie zur Realität, Vienne, 2014, p. 331-332.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 175

5. Eléments de conclusion

Les développements précédents permettent de tirer

quelques conclusions. Auparavant dressons un résumé

de la société civile luxembourgeoise :

• A partir des développements du politologue

Manfred Schmidt ; la société

luxembourgeoise a pris la voie du milieu (cf.

1.1.4.).

• A partir des développements d’Immanuel

Wallerstein ; une interprétation inédite de

l’industrialisation du Luxembourg (cf. 2.5.2.2.).

• A partir du régulationnisme (Robert Boyer1) ;

le Grand-Duché a parcouru plusieurs périodes

d’accumulation au cours de son histoire (cf.

2.4.).

5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise

5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt

Le politologue Manfred Schmidt a présenté un modèle

économique et social : la voie du milieu, qui s’applique

parfaitement au Luxembourg. Récapitulons-la en trois

points.

• Le socle du modèle est l’efficience

économique et sociale liée à la productivité, dont

l’augmentation permet de faire participer les salariés

aux fruits de la croissance économique.

• La réussite économique rend possible

l’installation et l’extension de la protection sociale,

financée à la fois par les cotisations sociales et

l’impôt. L’Etat n’a pas le monopole des relations

sociales (cf. chambres professionnelles, CES,

tripartite).

• La stabilité politique et la stabilité sociale

pérennisent le modèle. La stabilité politique est

assurée par une coalition de deux des trois grands

partis politiques (parti chrétien social, parti

démocratique, parti socialiste). Vers la fin de 2013 un

quatrième parti (les Verts) entre en coalition avec les

1 Rappelons d’autres régulationnistes : Michel Aglietta, Bernard

Billaudot, Alain Liepitz, Benjamin Coriot, Jacques Mistral, etc.

Cette école est essentiellement française.

partis démocratique et socialiste (une première du

genre). La stabilité sociale est liée au dialogue entre

patronat et salariat. Ce dialogue a été mis à mal par le

crise économique de 2007.

Manfred Schmidt a élaboré ce modèle à destination

de l’Allemagne, mais il s’applique autant, sinon mieux,

au Luxembourg. La raison principale est une plate-

forme largement commune : l’ordolibéralisme qui a

permis l’économie sociale de marché.

5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein

L’industrialisation a deux effets : la division du travail

et la salarisation. Quelles sont les ressources d’un

ménage ? Elles sont diversifiées : salaire,

autoconsommation, vente de produits agricoles (par

exemple œufs, légumes) sur le marché. Au fur et à

mesure que l’industrialisation avance, la part du

salaire augmente.

La division du travail se répercute sur le ménage. D’un

côté, le mari/père et les jeunes gens vivant dans le

ménage, mais travaillant à l’extérieur touchent un

salaire. D’un autre côté, l’épouse/mère et les filles

vivent et travaillent dans le ménage, font du jardinage

et s’occupent éventuellement de quelque bétail.

A cette spécialisation du travail s’ajoute son

évaluation. Le travail salarié à l’extérieur du ménage

est réputé productif ; le travail à l’intérieur du ménage

est qualifié d’improductif. Cette distinction génère à la

fois les rôles entre les sexes et entre les générations.

Revenons aux ménages des ouvriers lors de

l’industrialisation. Wallerstein distingue un ménage

ouvrier, dont la ressource est le seul salaire : il s’agit

d’un ménage prolétarisé. Si le ménage ouvrier a

d’autres sources de revenu, Wallerstein parle de

ménage semi-prolétarisé.

La sidérurgie luxembourgeoise peut payer des salaires

moins élevés aux ménages semi-prolétarisés, car ils

disposent encore d’autres revenus. La bourgeoisie-

patronat luxembourgeoise préfère donc des ménages

ouvriers semi-prolétarisés. On peut admettre que des

ménages prolétarisés ont dû se transformer en

ménages semi-prolétarisés pour arriver à boucler les

fins de mois. Voilà une explication complémentaire du

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 176

grand nombre d’ouvriers de notre sidérurgie

pratiquant une occupation secondaire dans

l’agriculture. D’autres causes1 interviennent, par

exemple la mentalité rurale de la population, etc.

5.1.3… à partir du régulationnisme

Tout en contraste à la théorie classique, le

régulationnisme tient compte des métamorphoses,

c’est-à-dire l’histoire et la sociologie sont

réintroduites dans l’analyse économique (par exemple

passage de la société bourgeoise à la société des

salariés). Cette approche est articulée sur trois axes.

Premier axe : l’accumulation de capital

Les facteurs suivants interviennent : organisation de la

production, avec la technique, le partage de la valeur

ajoutée entre patronat et salariat, origine de la

demande.

Deuxième axe : les formes institutionnelles

Les conditions dans lesquelles évoluent les entreprises

sont les suivantes : la forme de la concurrence, le

rapport salarial, la nature de l’Etat, le régime

monétaire, l’insertion dans le régime international. Il

s’agit de l’organisation générale d’une économie

nationale. A un niveau supérieur on parle de la

régulation internationale. Voilà qui peut donner lieu à

des tensions économiques en relation avec des agents

situés hors du territoire national. S’y ajoutent des

contraintes résultant de « procédures institutionnelles

convenues entre les Etats 2». Le Luxembourg est

particulièrement concerné : Zollverein, UEBL, Benelux,

traités européens.

Troisième axe : la régulation

La régulation consiste dans l’ajustement entre

accumulation de capital et formes institutionnelles.

Au Luxembourg cinq périodes de régulation se

succèdent.

• Le premier mode de régulation fonctionne à

l’ancienne : de l’Ancien régime jusque vers le milieu

du 19e siècle. Deux piliers soutiennent cette

1 Voir par exemple cahier économique du STATEC n° 108,

Luxembourg, 2009, p. 27 et suivantes ; cahier économique n° 113,

Luxembourg, 2012, p. 111-112. 2 Bernard Billaudot, Régulation et croissance – Une

macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, 2001, p. 68.

régulation : un capitalisme de négoce et d’industrie

sidérurgique ancienne ; l’agriculture est au centre de

la vie économique et sociale, avec ce que l’on appelle

des crises d’Ancien régime (une mauvaise récolte peut

mener à une crise générale).

• Le deuxième mode de régulation met

l’industrie sidérurgique au centre : prix concurrentiels,

salaires assujettis aux fluctuations de l’accumulation,

accumulation intense, absence de consommation de

masse, formation d’un salariat industriel qui contribue

à la formation du profit mais n’y participe pas, régime

économique perpétuellement en mouvement (cf.

mouvements conjoncturels à amplitude parfois

sévère).

• Le troisième mode de régulation se situe entre

les deux guerres mondiales. Cette période est tout à

fait inédite, car la régulation précédente disparaît,

mais la nouvelle ne s’installe que lentement.

Résumons.

Le salariat conquiert de nouveaux droits (par

exemple syndicalisme, droit de grève).

Amélioration des institutions : le droit de vote

universel est introduit, le rôle de l’Etat est

élargi (cf. régulation).

Accumulation capitalistique intense, mais pas

encore de consommation de masse.

Lente marche vers une nouvelle régulation.

• Le quatrième mode de régulation concerne le

temps du fordisme. Résumons :

Le rapport salarial est transformé (par

exemple indexation) ; productivité croissante

du travail.

Age d’or de la protection sociale.

Réduction de la sensibilité du salaire à la

conjoncture.

Collaboration entre patronat et salariat (cf.

CES).

L’accumulation permet à la fois la production

et la consommation de masse.

• Le cinquième mode de régulation est une

régulation tertiaire. Elle a introduit une proportion

non négligeable d’incertitude dans notre vie

économique et sociale. On a :

Baisse du dialogue social.

Le néolibéralisme gagne du terrain (cf.

« actionnaires financiers »).

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 177

Recul du pouvoir des salariés.

Protection sociale en perte de vitesse.

Le mode de régulation actuelle est en crise : le mode

de régulation précédent est en recul, mais il n’y a pas

de nouveau mode de régulation en perspective. La

crise du régulationnisme se manifeste : baisse de la

croissance, explosion de la dette publique.

5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise

5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg

Au début des années 1980 une politique néolibérale

est mise en œuvre par R. Reagan et M. Thatcher : une

politique de l’offre. La chute des régimes soviétiques

de l’Est semble confirmer cette politique. Selon le

professeur émérite Pascal Salin1 (ancien président de

la Société du Mont Pèlerin), « il existe une relation très

forte entre le degré de liberté économique dont

jouissent les individus dans un pays et leur

prospérité ».

Les deux protagonistes anglo-saxons ont pratiqué une

politique de baisse d’impôt, selon la fameuse formule

de Laffer, conseiller de Reagan : « trop d’impôt tue

l’impôt ».

La politique keynésienne de la relance par la demande

est une politique de dépenses, destinée à redémarrer

l’appareil économique ; le regain d’activité

économique permet de financer la politique de

relance. Cette politique a eu un vif succès après la

Seconde guerre mondiale. A partir des années 1970

cette politique échoue. Ainsi, en France l’endettement

public a triplé entre 1975 et 1981 : politique de la

relance de la demande menée par le président Giscard

d’Estaing. Entre 1981 et 1983 la même politique

keynésienne conduit à une sévère aggravation de

l’endettement public, sous la présidence Mitterrand.

Le keynésianisme semble à bout de souffle. Les

économistes2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard

parlent de « paléo-étatisme » et de « paléo-

keynésianisme ».

1 Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007,

p. 184. 2 Patrick Artus (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne) et Marie-

Paule Virard (journaliste économique), Les apprentis sorciers – 40

ans d’échecs de la politique économique française, Paris, 2013, p.

160.

L’ordolibéralisme s’appuie sur l’offre, comme le

néolibéralisme, mais il met l’accent sur le consensus

social. Ainsi, est ciblé l’équilibre entre l’économique et

le social. La réussite de l’Allemagne fédérale est

intimement liée à ce contexte.

L’ordolibéralisme peut être considéré comme le cadre

théorique de l’économie de marché ; les deux restent

liés. D’ailleurs, en Allemagne l’ordolibéralisme, sous

l’impact de la réussite économique au cours des

années 1950, a fourni une « nationale

Ersatzidentität 3».

Le Luxembourg est situé plus près de l’ordolibéralisme

que du keynésianisme. Le couple

production/consensus social y a été une vraie réussite.

La production, c’est-à-dire la création de richesses, est

d’abord liée à la sidérurgie, puis à la finance. La crise

économique de 2007 a sévèrement mis en danger ce

consensus. Par ailleurs, une politique de relance par la

demande est exclue, vue les petites dimensions du

pays.

5.2.2 Le rôle de l’Etat

Tout au long de ce travail il a été question du rôle de

l’Etat. Concluons en quelques points.

• Actuellement l’Etat a une mission centrale en

liaison avec la protection sociale : préserver et

pérenniser l’Etat providence. Ceci implique, le cas

échéant, les réformes nécessaires pour y arriver.

• Le rôle de l’Etat a été différent selon la

première ou la seconde mondialisation. Au cours de la

première un double mouvement s’est déroulé. D’abord,

le poids de l’Etat dans la vie économique et sociale

s’est accentué : il y a formation de l’Etat-nation

luxembourgeois4. L’Etat favorise l’éclosion économique

du pays (par exemple « nationalisation » des richesses

du sous-sol, lancement d’un emprunt par obligations

pour la construction des chemins de fer). La notion

même de nationalité luxembourgeoise se consolide.

Ensuite, l’économie luxembourgeoise s’inscrit de plus

en plus dans le contexte international (cf. du

Zollverein aux traités européens). En d’autres mots, la

première mondialisation a renforcé l’Etat et

« internationalisé » l’économie luxembourgeoise.

3 Ralf Ptak, Vom Ordolibéralismus zur sozialen Marktwirtschaft –

Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004,

p. 298. 4 Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIX

e – XXI

e siècles),

Bruxelles, 2012, p. 19-42.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 178

La seconde mondialisation a généré un recul de l’Etat

luxembourgeois, sous l’impulsion de trois effets.

Cession aux Autorités communautaires (cf.

traités européens) de droits souverains, bien

que l’inverse ait été possible (création en

1999 de la Banque centrale luxembourgeoise).

Les entreprises multinationales privent l’Etat

luxembourgeois d’une grande partie de son

pouvoir économique.

Le secteur financier est largement tourné vers

l’extérieur, où la plupart des grandes décisions

concernant la place financière sont prises (par

exemple installation à ou retrait de la Place

d’une banque).

• L’innovation est le moteur de l’économie, c’est

bien connu. Dans un tel contexte l’Etat a une certaine

responsabilité ; par exemple veiller à consacrer une

part minimale à la recherche/innovation. A cet égard

l’université1 du Luxembourg et les divers centres de

recherche en sont un support.

Selon Carlo Thelen2 les crédits budgétaires publics

dans le domaine de la recherche/innovation passent

de 28 millions d’euros en 1980 à 247,7 millions en

2011 (0,13% puis 0,68% du PIB). Et encore : « Le

Luxembourg enregistre une performance satisfaisante

en ce qui concerne les dépenses intérieures de

recherche et développement des entreprises ».

Ecoutons le STATEC3 : « Entre 1998 et 2000, 45% des

entreprises luxembourgeoises du secteur de l’industrie

et d’une sélection de secteurs des services ont innové

en introduisant un produit ou un procédé qu’elles

considèrent nouveau pour leur entreprise ». Retenons

encore deux autres aspects d’ordre général.

L’innovation est en fonction de la taille de l’entreprise,

ce qui est plutôt un handicap pour les entreprises

luxembourgeoises. Se distinguent les entreprises ayant

1 Voir Henri Entringer, Les défis de l’Université du Luxembourg –

Essai d’analyse interrogative sept ans après la création de l’UL,

Luxembourg, 2010, 277 pages. Il s’agit d’une publication de

l’Institut Grand-Ducal, Section des Sciences Morales et Politiques. 2 Carlo Thelen (directeur de la Chambre de commerce depuis la fin

de 2013), Recherche et innovation – Un état des lieux sous

l’optique du monde des entreprises, Actes de la Section des

Sciences Morales et Politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XV,

Luxembourg, 2012, p. 175-214. 3 V. Dautel, Quelles entreprises ont innové au Grand-Duché de

Luxembourg entre 1998 et 2000 ? in : L’innovation au Luxembourg

– L’enquête communautaire sur l’innovation (ECI 3) et quelques

aspects complémentaires, cahier économique du STATEC n° 97, p.

134 et p. 136. Pour des détails voir cette analyse, ainsi que

quelques autres contributions.

des activités informatiques, car elles ont deux fois

plus de chances d’innover que celles relevant du

transport. Le premier aspect est confirmé par une

étude plus récente du STATEC4 : « la taille (est le)

déterminant principal de l’intensité de la R&D ». Entre

1998 et 2000, 45% des entreprises couvertes par

l’enquête Eurostat ont innové au Luxembourg. Selon le

STATEC5 « l’incidence directe sur l’emploi est faible

sauf dans les services aux entreprises ». Pour terminer

rapportons la dépense de R&D au PIB6 : 1,66% en

2000 (dont 0,12% en relation avec l’Etat et 0,01% en

relation avec l’enseignement supérieur) ; 1,48% en

2010 (dont 0,29% en relation avec l’Etat et 0,19% en

relation avec l’enseignement supérieur).

En situation de crise, de productivité déclinante, la

recherche/innovation prend un relief particulier. Selon

Nicolas Baverez7 « l’innovation est le moteur du

capitalisme dans ses phases d’expansion mais aussi de

la sortie de ses grandes crises ». François Caron8 note

que « la construction des savoirs techniciens est le

fruit de la rencontre entre plusieurs types de savoirs ».

• La mondialisation financière s’appuie sur des

acteurs économiques privés ; par exemple les grands

cabinets d’audit (PWC, KPMG, EY, Deloitte). Leur

influence est croissante tant sur la Place que par

rapport aux Autorités. Ils contribuent à élaborer les

règles comptables dans le monde : les principes de

comptabilité anglo-saxonne prévalent. Ainsi, la valeur

d’un actif doit être déterminée par le marché, face à la

notion de coût historique sur le continent. D’autres

préconisent une « comptabilité universelle » liée aux

éléments suivants9 : « intégrité, objectivité,

compétence et diligence professionnelle ». Le coût

historique est plus près de ces éléments que le prix du

marché, qui ouvre la porte à la manipulation.

Les « Big Four », les grands cabinets d’avocats10

d’affaires, les cabinets comptables et fiscaux disposent

4 Serge Allgrezza, Leila Ben Aoun et Anne Dubrocard, Regards sur

les dépenses privées de R & D au Luxembourg, (STATEC) n° 14,

2011, 4. 5 Ibid. p. 3.

6 Annuaire statistique 2012, op. cit. p. 366.

7 Nicolas Baverez, L’innovation, clé de la sortie de crise, in : Le

Figaro du 27 mai 2013. 8 François Caron, La dynamique de l’innovation – Changement

technique et changement social (XVIe-XX

e siècle), Paris, 2010, p.

438. Cet ouvrage fait l’historique de la notion d’innovation. 9 Gérard Schoun, Jacques et Pauline de Saint-Front, Michel

Veillard, Manifeste pour une comptabilité universelle, Paris, 2012,

p. 126. 10 Voir d’Lëtzebuerger Land du 16 mai 2014, n° 20 : Les maîtres.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 179

d’un redoutable pouvoir, face à l’Etat, exposé

pleinement à ces groupes de pression.

Les associations professionnelles nationales ou

internationales jouent un rôle de lobby auprès des

Autorités (Ministère des finances, Ministère de

l’économie, …).

* * *

Présentons en quelques traits la productivité au

Luxembourg, selon IDEA1.

La productivité du travail (productivité

horaire) est située à un niveau de 60%

environ supérieur à la moyenne des pays de la

zone euro et 30% supérieur à celle des trois

pays voisins.

Entre 2007 et 2012 cette productivité a

baissé de 12% au Luxembourg. Par rapport

aux pays de la zone euro la baisse est de 25%.

« Entre 2007 et 2012, la productivité

apparente du travail a reculé de 18% dans les

activités financières et de 34% dans les

activités industrielles, alors qu’elle progressait

de 23% dans les activités liées aux transports

et aux communications. Plus généralement, 3

secteurs sur 4 (présentant 82% de la valeur

ajoutée totale et 85% de l’emploi) ont affiché

un recul de productivité sur la période ».

La productivité du secteur financier (en valeur

ajoutée horaire) est huit fois supérieure à

celle du secteur agricole.

Entre 2000 et 2013 la productivité

luxembourgeoise, bien que située à un niveau

élevé, ne progresse que de 0.2% par an, face à

0,8% en moyenne pour l’Union et à 1,2%

pour les pays de l’OCDE.

Retenons trois pistes pour endiguer cette perte de

productivité de l’économie luxembourgeoise.

Le contexte institutionnel joue un rôle

primordial ; par exemple la « flexibilité en

matière de contrats de travail » et ceci dans

un pays à niveau de vie élevé. Les délais

nécessaires à la création d’entreprises sont

trop longs, par rapport aux autres pays de

1 IDEA, La productivité : clé de la réussite économique du

Luxembourg, in : MERKUR (Bulletin de la Chambre de commerce

du Grand-Duché de Luxembourg), mai 2014, p. 4-10. Les citations

suivantes sont empruntées à ce travail. IDEA est un laboratoire

d’idées autonome, pluridisciplinaire et ouvert, créé à l’initiative de

la Chambre de commerce.

l’OCDE. Les lourdeurs administratives sont

excessives.

Notre système d’enseignement est inadapté,

car il est sous-performant ; par exemple il

importe de réexaminer et de réformer les

différentes filières techniques et de les

rapprocher de la vie économique.

Enfin intervient le complexe recherche et

développement, que nous venons de relever.

Au Luxembourg le taux annuel de création

d’entreprises est à un niveau faible, au moins

dans la comparaison internationale. Il est

inférieur à 10% du nombre total des

entreprises.

Pour rétablir la situation de notre compétitivité il faut

agir sur les trois pistes à la fois. Lever les obstacles à

la création d’entreprises est une priorité.

Une déclaration de Madame Emma Marcegaglia,

patronne des patrons européens, souligne l’importance

de la compétitivité : « Bruxelles devrait sanctionner les

pays qui pénalisent leur compétitivité 2».

* * *

Entre 1980 et 2011 le nombre de

fonctionnaires/employés de l’Etat augmente de 111%,

face à une hausse de 42% de la population totale.

Une réforme de l’Etat s’impose d’autant plus qu’il

s’agit d’une « administration assez traditionnelle et

dans une certaine mesure ancrée dans ses

traditions 3».

A titre d’exemple considérons trois pistes:

Regrouper les compétences dans un même ministère

de manière à ce que le public ait un seul interlocuteur

avec qui traiter (par exemple autorisations de

construire).

Mieux légiférer, dans le sens de vérifier pour chaque

loi le supplément de poids administratif créé. Ainsi, les

administrations financières sont appelées à gérer des

milliers de dossiers, par exemple liés aux revenus

immobiliers, au taux réduit de TVA dans la

construction. Une simplification peut réduire le

nombre des fonctionnaires, ou au moins freiner

l’augmentation de leur nombre.

2 Interview dans Le Figaro (économie) du 4 juillet 2014.

3 OCDE, Mieux légiférer en Europe : Luxembourg, Paris, 2010, p.

47.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 180

Enfin, le nombre de lois a explosé. Il suffit de

consulter le Mémorial à quelques dates différentes.

Entre 1910 et 1960 le nombre de pages du Mémorial

est multiplié par 1,7 ; entre 1960 et 2010 le nombre

de pages est multiplié par 2,8 ; enfin le multiplicateur

passe à 4,7 entre 1910 et 2010. Il ne faut donc pas

s’étonner du nombre croissant de lois mal ficelées.

5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme

Les approches régulationniste (cf. 2.4.) et ordolibérale

(cf. 3.1.4.) sont évidemment différentes. La première

s’appuie sur une démarche originale : accumulation,

formes institutionnelles et régulation (cf. 2.4.1.). Elle a

intégré dans son analyse l’histoire et la sociologie et

se distingue nettement de la théorie classique. La

seconde, pragmatique, a été destinée à une situation

spécifique : à l’Allemagne après la débâcle complète

de 1945. Ceci n’a pas empêché son application au

Luxembourg, moyennant adaptations ; par exemple le

Luxembourg insiste moins sur l’aspect production que

l’Allemagne.

Bien que les deux approches aient des points de

départ entièrement différents, des intersections

existent. Prenons deux exemples.

• Selon l’économiste J.-P. Piriou1 le « compromis

institutionnalisé » relève de la théorie de la régulation.

Ce même compromis est à la base du modèle

ordolibéral : concertation entre patronat et salariat

(cf. partage des fruits de la productivité). C’est là aussi

un point commun entre les modèles allemand et

luxembourgeois.

• Les deux approches recourent à l’intervention

de l’Etat dans la vie économique et sociale ; par

exemple rapprocher patronat et salariat, soutenir la

protection sociale.

Ainsi, deux approches économiques dont l’origine est

tout à fait différente, peuvent présenter des

convergences. Prenons un dernier exemple :

« l’approche régulationniste se situe sur le même

terrain que l’école des conventions 2».

1 Jean-Paul Piriou, Lexique de sciences économiques et sociales,

op. cit. p. 25. 2 Denis Clerc, Comprendre les économistes, op. cit. p. 75.

5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers

Récapitulons l’évolution de la famille3 au Luxembourg

en relation avec l’évolution économique ; à cet effet

dégageons trois facteurs sociétaux.

• L’accès des femmes à l’enseignement

secondaire (classique et technique) a ouvert le chemin

à des études supérieures. Elles ne s’arrêtent pas à ce

stade et entrent dans la vie active.

• Les moyens modernes de contraception

permettent aux femmes de planifier la venue des

enfants.

• Le travail rémunéré à l’extérieur du ménage

assure à la femme mariée une certaine indépendance

financière.

Examinons deux facteurs économiques qui

contribuent à attirer les femmes dans le circuit du

travail : le prix du logement, l’accès à la société de

consommation.

• Le problème du coût du logement est bien

connu au Luxembourg. Depuis les années 1970 un

ménage qui s’apprête à acquérir un logement doit

disposer de deux salaires. Le prix du logement est lié

au déséquilibre entre demande et offre de logements

(appartements et maisons).

La demande de logements a été encouragée, à juste

titre, par les Autorités publiques. Cette politique est

un succès dans le sens que lors du recensement de la

population4 de 2011 69% des ménages sont

propriétaires (ce qui correspond à 73% des

personnes) ; 28,3% sont locataires (ou 24,9% des

personnes) ; le reste est logé gratuitement. La

conséquence est une offre insuffisante. Plusieurs

éléments ont joué un rôle.

La bureaucratisation croissante en matière

d’autorisations à bâtir pèse lourdement sur les prix,

c’est bien connu. Ces autorisations, multiples et

tatillonnes, peuvent mettre des années avant d’être

délivrées.

3 Voir cahier économique du STATEC n° 108, p. 48 et suivantes, p.

67 et suivantes ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. 4 La société luxembourgeoise dans le miroir du recensement de la

population, Luxembourg (STATEC, Uni. lu, Saint Paul), 2014, p. 121.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 181

La France compte environ 3 700 normes

techniques dans la construction. Ce nombre n’est

guère inférieur au Luxembourg, car il puise dans les

normes des pays voisins tout en les rendant parfois

plus sévères.

Les compétences liées aux autorisations de

construire sont éparpillées sur communes, ministères

et administrations. Les délais d’instruction des dossiers

sont excessifs.

Les procédés techniques changent, parfois

rapidement, mais les normes techniques retenues par

une loi sont plutôt difficiles à modifier. Par ailleurs, le

coût des normes inutiles ou dépassées n’est pas

négligeable.

Selon Christian Julienne1, « le concept même

de périmètre urbain condamne toute évolution de la

ville ».

Du fait des divorces, le nombre de ménages

(privés) augmente plus vite que la population totale.

Ainsi, entre les recensements de 2001 et de 2011 le

nombre de ménages a augmenté de 21,3%, alors que

la population progresse de 16,6%. Voilà qui se

répercute sur la demande de logements.

Ces facteurs, il y en a d’autres, poussent à la hausse

du coût de l’immobilier. Parfois l’Allemagne est citée

en exemple : le coût du logement y est beaucoup plus

modeste, et ceci tant pour le prix d’acquisition que

pour le loyer. En fait, cette comparaison est biaisée :

l’Allemagne est un pays à démographie2 déclinante.

Entre 2001 et 2011 la population diminue légèrement

(-0,5%) en Allemagne, face à une hausse de 16% au

Luxembourg. Il ne faut donc pas s’étonner que la

pression démographique sur l’immobilier soit plus

sévère au Luxembourg qu’en Allemagne.

• Outre les dépenses importantes pour le

logement (remboursement prêt ou loyer), le couple

désire légitimement participer à la société de

consommation, qui a débuté au cours des années

1960. Voilà qui confirme amplement la nécessité, pour

les deux conjoints d’exercer une activité rémunérée.

* * *

1 Christian Julienne, Logement – Solutions pour une crise

fabriquée, Paris, 2006, p. 186. 2 Selon Gilles Pison (INED), Tous les pays du monde, in : Population

& Sociétés, n° 370 juillet-août 2001 ; n° 479 juin 2011. Selon les

recensements de la population pour le Luxembourg.

Rappelons brièvement modération salariale et prix de

l’immobilier. En Allemagne le faible niveau des prix

immobiliers est probablement lié à la fameuse

modération salariale. Au Luxembourg le niveau élevé

des prix immobiliers rend nécessaire un niveau élevé

des revenus. Prix de l’immobilier et revenus sont

interdépendants et ont souvent tendance à évoluer

dans le même sens. Retenons une conséquence non

négligeable. Les Luxembourgeois consacrent une part

trop grande de leur budget et de leur épargne pour se

loger. Les Allemands dirigent cette épargne davantage

vers l’appareil productif industriel.

* * *

Au Luxembourg, la relance keynésienne ne mène

guère à une amélioration de la situation économique :

le pays est trop petit. Il y a au moins une exception, la

construction de logements. La stimulation de la

construction de logements au Luxembourg ne peut

pas être déviée vers les pays voisins, car la

construction immobilière au Luxembourg ne stimule

pas celle des pays voisins, contrairement à la

stimulation de produits de consommation. Selon

l’économiste français Jean-Hervé Lorenzi3, président

du Cercle des économistes, la construction d’un

logement « permet 1,8 emploi ». En 2010 le nombre de

logements4 neufs (maisons unifamiliales et

appartements) est de 2 078 unités et la création

d’emplois serait alors de 3 740. Même si ce procédé

semble bien approximatif, il ne souligne pas moins

l’importance cruciale de la construction pour le

Luxembourg.

Pour terminer, soulignons la sensibilité de la

construction de logements à des dispositions

législatives et réglementaires. Ainsi, en France, la loi

Duflot, sur la construction nouvelle dans le locatif, a

fait chuter – paraît-il – de presqu’un cinquième ce

secteur. Par contre, faire redémarrer la construction

immobilière est bien plus difficile et plus lent à

aboutir à des résultats tangibles.

* * *

Notons quelques renseignements statistiques liés au

patrimoine5. Le patrimoine brut d’un ménage est

3 Dans Le Figaro du 16/17 août 2014, p. 5.

4 Annuaire statistique 2012, p. 296.

5 Cahier économique n° 116, Luxembourg, 2013, op. cit. p. 221-

227. Les données sont liées à une enquête de la BCL, en

collaboration avec le CEPS/INSTEAD, et porte sur un échantillon

représentatif de 950 ménages. La collecte des données s’est

étendue de septembre 2010 à avril 2011.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 182

immobilier, financier, professionnel et comprend les

véhicules et objets de valeur (bijoux, objets d’art, etc.).

Pour le patrimoine net on a :

Patrimoine net du ménage = montant brut – montant

de l’endettement.

La structure du patrimoine brut est la suivante

(période : septembre 2010 à avril 2011) : résidence

principale 52%, autres biens immobiliers 30%,

placements financiers 11%, voitures et objets d’art

4%, patrimoine professionnel 3%. Le patrimoine brut

par ménage atteint 800 000 euros en moyenne, ce qui

place le Luxembourg en tête des pays européens. Voici

quelques indications statistiques.

• 86% des crédits hypothécaires sont liés à la

résidence principale.

• L’endettement est davantage répandu parmi

les ménages aisés ; ils ont plus de garanties à proposer

aux banques et donc plus de crédit auprès de ces

banques. Ainsi, 75% des ménages aisés sont

concernés par l’endettement, mais 45% pour les

moins aisés.

• Au Luxembourg la dette moyenne de chaque

ménage est de 140 000 euros pour tout ménage

endetté, ou 82 000 euros pour l’ensemble des

ménages.

• La moyenne est influencée par les valeurs

extrêmes, ce n’est pas le cas de la médiane. Au

Luxembourg la dette médiane est de 73 400 euros : la

moitié des ménages endettée a une dette inférieure à

ce montant, l’autre moitié a une dette supérieure à ce

montant.

Retenons l’endettement médian (en euros) au

Luxembourg et dans les pays voisins (entre

parenthèses l’endettement hypothécaire sur la

résidence principale) : Luxembourg, 73 400

(121 500) ; Belgique 39 300 (66 800) ; France 18 400

(60 900) ; Allemagne 12 600 (67 000). Les

comparaisons internationales exigent une grande

prudence. Ainsi, il est osé de comparer la médiane au

Luxembourg à celle de la Slovénie 4 300 euros

(6 700). Le niveau d’endettement plus élevé au

Luxembourg est lié à la fois à un niveau de vie plus

élevé et surtout à un prix élevé de l’immobilier ; les

deux sont liés.

• Enfin, ce n’est pas une surprise, ce sont les

jeunes ménages qui supportent le fardeau le plus

lourd de l’endettement, lié à l’immobilier.

5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle

L’historique récapitulatif sur la bourgeoisie

luxembourgeoise se présente en trois époques

successives : avant l’industrialisation, au cours de la

période industrielle et actuellement.

• La bourgeoisie préindustrielle

La bourgeoisie d’avant l’industrialisation vit de la

terre, du négoce et de l’industrie sidérurgique

(ancienne). Cette bourgeoisie est peu attirée par la

technique ; les procédés techniques sont souvent

archaïques tant dans l’agriculture que dans la

sidérurgie. L’ingénieur des mines Engelspach-Larivière1

dénonce cette situation dans l’industrie sidérurgique ;

il parle de l’ignorance des maîtres de forge en matière

technique, de leur attachement à des méthodes

dépassées.

Cette bourgeoisie vit chichement, car l’évolution

économique est lente. Quant à la partie de la

bourgeoisie qui dirige le pays, elle est rarement

engagée dans le négoce ou dans l’industrie.

Voilà une société où la ruralité est omniprésente ; un

pays isolé, dépourvu de moyens de transport. La

population reste pauvre, sauf pour une petite frange

de notables, mais qui est loin de vivre dans l’opulence.

• La bourgeoisie industrielle

C’est le siècle d’or de la bourgeoisie luxembourgeoise :

elle s’enrichit et enrichit le pays. Elle est engagée dans

la vie économique et dirige la politique du

Luxembourg. Enfin, elle anime la vie culturelle et la

finance largement.

Cette bourgeoisie est bien consciente de sa

« mission », mais n’a guère le sens social. C’est

l’époque de la montée du salariat. La

bourgeoisie/patronat ne se rend pas compte des

conditions parfois désastreuses dans lesquelles se

débattent nombre d’ouvriers.

1 Jos Wagner, La sidérurgie luxembourgeoise avant la découverte

du gisement des minettes, Diekirch, 1921, p. 118 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 183

A cette bourgeoisie il faut ajouter la noblesse

luxembourgeoise, peu nombreuse. Au demeurant,

entre le 14 décembre 1866 et le 18 juin 1867

fonctionne le cabinet des barons 1: baron Victor de

Tornaco (ministre d’Etat, directeur général des Affaires

étrangères), Léon de la Fontaine (directeur général de

la Justice), Alexandre de Colnet d’Huart (directeur

général des Finances) et le baron Félix de Blochausen

(directeur général de l’Intérieur).

Aux revendications du monde salarié, la bourgeoisie

oppose un refus obstiné au cours des événements de

1917 à 1921, mais finit par céder. Elle doit

s’accommoder du suffrage universel, accepter la

présence des syndicats et l’extension des lois sociales.

La classe dominante réussit à garder le pouvoir

économique et continue à jouer un rôle essentiel dans

la politique du pays (cf. notables). Cette bourgeoisie

fournit le cadre institutionnel et légal à l’intérieur

duquel se déroulent les relations économiques et

sociales. Voilà qui assure la prépondérance bourgeoise,

malgré le recul des « dynasties » bourgeoises (cf. 2.3.)

et malgré le partage du pouvoir politique avec les

classes moyennes et le monde ouvrier.

• Bourgeoisie actuelle

La bourgeoisie actuelle peut être subdivisée en trois

sous-ensembles.

La bourgeoisie industrielle/commerciale, que

l’on peut qualifier de classique. S’y ajoute

celle liée à l’immobilier.

La bourgeoisie issue de l’économie des

services est évidemment intimement liée à la

place financière. Cette bourgeoisie a fait une

vraie percée dans la vie économique : grands

cabinets d’avocats, bureaux comptables et

fiscaux, les « Big Four », etc.

Enfin, plus difficile à saisir, une bourgeoisie de

spéculation, liée elle aussi à la Place. Des

fortunes peuvent s’accumuler, mais des pertes

parfois sévères sont possibles. Cette

spéculation est économiquement inquiétante

dans le sens qu’elle détourne de

l’investissement productif.

Ces trois catégories de bourgeoisie sont loin d’être

étanches entre elles. S’y ajoutent de nombreux

1 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg

depuis 1848, édition 2011, Luxembourg, (Service Information et

presse), p. 29.

réseaux d’influence : divers clubs de golf, Rotary,

Lions, etc.

5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations

Selon Michel Aglietta2 « les vingt prochaines années

verront partout l’essor des classes moyennes, qui

représenteront jusqu’à 65% de la population

mondiale ». Le professeur (émérite) en tire deux

conclusions.

La majorité de la population mondiale ne sera

pas pauvre.

Le mode de vie à l’occidentale se répand

davantage.

Situons le Luxembourg dans ce contexte. Le seuil des

65% y est dépassé depuis belle lurette. Les classes

moyennes tournent autour de 80%. Voilà qui

témoigne du succès de la lutte contre la pauvreté,

bien que celle-ci n’ait pas disparu.

Deux aspects générationnels contradictoires

apparaissent.

Les retraités jouissent d’une retraite assurée,

indépendante (jusqu’ici au moins) du degré d’activité

économique. Leur emprunt logement est entièrement

remboursé, parfois ils disposent d’une seconde

résidence.

A l’autre bout de l’échelle des âges la situation est

différente. Les jeunes sont soumis à un chômage

croissant ; précarité et incertitude quant à leur avenir

leur sont réservées. Ils sont exposés à la dégradation

de l’enseignement, dont la bonne qualité est un des

meilleurs moyens d’échapper au chômage.

Les inégalités se concentrent sur les jeunes. Ces

inégalités, comparables à celles liées au sexe et à

l’immigration, affectent l’avenir de la collectivité.

Aujourd’hui il est beaucoup plus difficile de démarrer

dans la construction d’un logement, car il n’y a plus

les augmentations confortables des salaires liées aux

quelques décennies de l’après-guerre. La question qui

importe est de savoir si ces inégalités se résorbent

avec le vieillissement. Seul l’avenir le dira.

2 Jacques Attali, (groupe de réflexion présidé par), Pour une

économie positive, Paris (Documentation française), 2013, p. 43.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 184

5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique

Le Luxembourg n’a jamais été aussi démocratique que

de notre temps (cf. 1.1.1.), ce qui n’empêche pas cette

démocratie d’être en crise. La cause principale semble

être la politique économique.

Intervient ici la difficulté à adapter une politique

économique, encourageant la croissance économique,

au profit de l’ensemble de la population, c’est-à-dire

au profit de la redistribution.

La mondialisation a affaibli les instruments de la

politique économique luxembourgeoise, qui est laissée

en grande partie aux mains des technocrates. Prenons

deux exemples. Le Gouvernement recourt de plus en

plus à des experts relevant de grands cabinets en

conseil ; quelle est leur influence sur la politique

économique du pays ? L’indépendance des banques

centrales et de la BCE laissent des décisions

économiques de taille (avec implications sur le

domaine social) à la discrétion des technocrates

nationaux et communautaires, à l’exclusion de tout

contrôle démocratique.

Ce dont le Luxembourg a besoin, c’est de davantage

de légitimité démocratique, dans le sens d’une

réduction de la dépendance vis-à-vis du corps des

technocrates économiques et financiers.

Par ailleurs, on peut se demander si les démocraties

occidentales sont suffisamment adaptées à relever les

défis lancés par des régimes autocrates tels que la

Chine et la Russie. Ceci d’autant plus que la Chine a

montré que le succès économique n’est pas forcément

lié à la démocratie.

Retenons un effet positif de la mondialisation : les

démocraties occidentales expriment un caractère

normatif vis-à-vis du monde entier. Prenons deux

exemples : l’équilibre des pouvoirs, règle de la majorité

liée au respect des minorités.

* * *

Dani Rodrik1 a examiné la place de l’Etat dans une

économie ouverte. Il a établi un lien (empirique) entre

1 Dani Rodrik, Why Do More Open Economies Have Bigger

Governments ? in : Journal of Political Economy, vol. 106, n° 5, oct.

1998, p. 997-1032. Voir aussi : Aymo Brunetti et Béatrice Weder,

More Open Economies Have Better Governments, Economies series

n° 9905, March 1999, Universität des Saarlandes, 27 pages. Benoît

l’ouverture économique et l’envergure du secteur

public.

Cet auteur a constaté une liaison, appuyée sur une

analyse statistique et économétrique entre ouverture

économique et dépenses publiques, ce qui a déclenché

un vaste débat sur cette problématique (cf. place de

l’Etat dans l’économie contemporaine – cf. 4.1.).

Rodrik2 parle de « simple relationship between

openness and government spending in a sample of 23

OECD countries ». Parmi ceux-ci le Luxembourg est

celui qui présente à la fois un degré élevé d’ouverture

économique et de dépenses gouvernementales3. Jetons

un regard critique sur l’approche de Rodrik.

Selon cet économiste l’ouverture économique

génère des dépenses publiques. Ce serait la volatilité

des termes de l’échange qui engendre celle des

revenus et des salaires, ce qui mène à l’intervention de

l’Etat. Toute ouverture économique génère des risques

extérieurs, que l’Etat doit combattre, ce qui augmente

ses dimensions. D’ailleurs, le Luxembourg a fait depuis

le Zollverein, l’expérience de ces risques.

Rodrik ne place pas son analyse dans une

perspective historique.

La petite taille du pays ne constitue pas une

variable expliquant l’ouverture, bien que les petits

pays soient généralement plus ouverts ; le

Luxembourg en est un exemple concret.

Retenons une faiblesse de l’analyse de Rodrik.

« … dans la mesure où D. Rodrik démontre que

l’intervention de l’Etat est la manifestation d’une

fonction d’assurance, il aurait été utile d’essayer de

relier l’évolution de l’ouverture commerciale à celle

des dépenses purement sociales 4».

Rodrik réduit le rôle de l’Etat à son aspect

dépense.

Appliquons la thèse de Rodrik au Luxembourg et

plaçons-la dans un contexte historique. L’année 1842

est le symbole même de l’ouverture économique du

Lesieur a fait une étude sur la publication de Dani Rodrik,

Université Paris-Dauphine, DEA 111, année 2004, 20 pages et

finalement : Gerald Braunberger, Rodriks unmögliches Dreieck –

Nationalstaat, Demokratie und Globalisierung sind zu viel, in :

Frankfurter Allgemeine Zeitung du 28 mars 2011. 2 Dani Rodrik, 1998, op. cit. p. 999.

3 Ibid. p. 1000, graphique n° 1.

4 Benoît Lesieur, op. cit. p. 13.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 185

Grand-Duché. Toutefois, l’action de l’Etat est

largement absente sur la scène économique et sociale.

L’ouverture n’empêche pas :

L’isolation géographique du pays : le

Luxembourg est à l’écart des courants

commerciaux ; il n’y a guère d’infrastructure

de transport.

L’isolation économique du pays : agriculture,

commerce et industrie sont principalement

axés sur le marché local et les exportations

restent limitées.

Pour que l’ouverture économique ait une influence sur

les dépenses publiques, l’exportation est une condition

décisive.

L’industrialisation change complètement la donne :

face à la petite dimension du pays, le Luxembourg est

obligé d’exporter ses produits sidérurgiques. Le

Zollverein joue le rôle de l’ouverture économique.

Grâce aux recettes issues du Zollverein (en moyenne

un quart du budget de l’Etat), le Luxembourg a pu

étoffer son dispositif étatique.

L’Etat intervient à deux niveaux.

Au niveau des conditions du développement

économique. L’Etat agit par des réglementations (par

exemple sur les concessions minières), par

l’amélioration de l’infrastructure des transports (par

exemple lancement d’un emprunt obligataire en

faveur de la construction des chemins de fer).

Au niveau de la protection des plus faibles. Les

salariés (ouvriers et employés), issus de

l’industrialisation, bénéficient d’un système de

protection sociale mis en place au début du 20e siècle.

Au cours de l’entre-deux-guerres l’Etat entre de

nouveau en action : intégrer le monde ouvrier dans la

société luxembourgeoise (par exemple introduction de

la journée de travail de huit heures). Au lendemain de

la Seconde guerre mondiale le rôle de l’Etat s’est

évidemment amplifié.

Les communautés européennes produisent des

changements notables et ceci en deux étapes

successives.

Au cours de la décennie 1950 l’Europe offre au

Luxembourg à la fois débouchés et sécurité. On peut

parler d’ouverture protégée pour le Luxembourg. Par la

suite la mondialisation réduit sensiblement cette

protection.

Depuis les années 1950 l’ouverture économique est

assurée par les communautés européennes, mais les

dimensions de l’appareil étatique restent croissantes.

Est-ce que l’Etat est devenu pléthorique par rapport à

l’ouverture économique ?

* * *

Rodrik, dans ses développements, revient à deux

observations qui en fait ne sont pas nouvelles.

Première observation

Marché et Etat ne sont pas deux notions opposées ou

même contradictoires. Pour que le marché puisse

fonctionner correctement, l’Etat est appelé à garantir

une structure juridique adéquate assurant le

fonctionnement du marché (cf. 1.1.2.). L’Etat doit être

un Etat actif et fort. Dans un tel contexte Rodrik

s’éloigne du néolibéralisme (cf. 3.1.3.) et se rapproche

de l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4.). La justesse de la

position de l’économiste américain a été confirmée

par la mondialisation sans frein des marchés

financiers, menant à la crise de 2007.

Seconde observation

Rodrik ne se limite pas aux seuls Etats-Unis ; au

contraire, il se réfère à un grand nombre de pays. Le

capitalisme revêt des formes diversifiées, liées à

l’histoire, à la géographie, aux aspects culturels, aux

traditions et usages de chaque pays. Dans ce sens

Rodrik se rapproche du régulationnisme (cf. 2.4.1.).

A partir de ces observations Dani Rodrik1 a dressé le

« trilemma » suivant : « we cannot have

hyperglobalization, democracy, and national self-

determination all at once ». Au plus deux de ces

facteurs sont possibles à la fois :

L’ouverture économique et l’Etat national,

mais pas la démocratie.

La démocratie et l’ouverture économique,

mais pas l’Etat national.

L’Etat national et la démocratie, mais pas

l’ouverture économique.

1 Dani Rodrik, The Globalization Paradox, op. cit. p. 200 et

suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 186

En dehors de ces trois cas extrêmes, il y a des

possibilités intermédiaires. Prenons trois exemples

concrets.

Premier exemple : en France vers 2013/14

Le Gouvernement français a prévu un impôt de 75%

sur les revenus des riches. Ce projet risque de capoter,

non pour des raisons économiques, mais les riches se

déplacent hors de la France, ouverture économique

oblige. D’ailleurs le Premier ministre britannique leur a

promis de mettre le tapis rouge. Selon Rodrik on a :

Ouverture économique et Etat national, mais la

démocratie en souffre.

Deuxième exemple : Bretton Woods

Le système de Bretton Woods (1944-1971) a assuré

aux pays concernés l’Etat national et la démocratie,

mais l’ouverture économique est limitée (flux de

capitaux contrôlés, libéralisation limitée du commerce

international).

Troisième exemple : Union européenne

De l’industrialisation du Grand-Duché jusqu’à la

Première guerre mondiale on a la configuration

suivante : ouverture économique et Etat national,

mais démocratie réduite (démocratie censitaire).

Les traités européens, du Traité de Rome jusqu’à

Maastricht, mènent au groupement suivant :

l’ouverture économique est garantie, l’Etat reste en

place ; ce serait donc un recul de la démocratie. Peut-

être y a-t-il recul de la démocratie à l’échelon

national au profit de la démocratie au niveau

européen. Mais, en fait, les Autorités de Bruxelles sont

elles-mêmes en manque de démocratie.

* * *

Selon D. Rodrik la mondialisation a généré deux effets.

La mondialisation a étendu les normes

démocratiques à travers le monde ; par

exemple en Amérique latine, mais pas en

Chine.

La mondialisation a affaibli les Etats (cf.

pouvoir transnational des multinationales) et

a miné les mécanismes de redistribution à

l’intérieur de l’Union (par exemple le Nord

rechigne à aider les payer de l’Europe du Sud).

Les conséquences sont graves : les Etats-nations, dont

la légitimité est émoussée, sont confrontés à des

mouvements séparatistes (par exemple Catalogne,

Flandre, Ecosse). Le Luxembourg n’est pas concerné :

c’est là un avantage de sa petite dimension.

* * *

On parle parfois de deux « trilemmes »1 : celui de R.

Mundell et celui de D. Rodrik, que nous venons de

présenter.

Selon Mundell on ne peut pas disposer à la fois des

trois éléments suivants : liberté de circulation des

capitaux, régime de change fixe et politique

monétaire indépendante (fixer les taux d’intérêt à

court terme).

Les deux triangles d’incompatibilité exprimeraient la

même chose : celui de Mundell dans la perspective

économique, celui de Rodrik dans la perspective

politique.

5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg

5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg

L’unification européenne n’a guère réussi à mettre en

place un pouvoir exécutif qui ait à la fois une

légitimité démocratique et qui défende les intérêts de

la population européenne. Le Conseil européen

comprend les chefs d’Etat ou de Gouvernement ; il

soutient surtout les intérêts particuliers des divers

pays. La Commission, appelée à protéger les intérêts

de l’Europe, manque cruellement de légitimité

démocratique.

Ce modèle génère un vide politique qui, dès la

décennie 1950, est rempli par l’ordolibéralisme.

L’Europe « allemande » est en germe depuis cette

époque. Actuellement l’Allemagne tire de nombreux

avantages de cette situation.

Le professeur Steve Ohana2 a présenté ces avantages

en quelques points.

• « Le maintien de la zone euro signifie le

sauvetage apparent de l’épargne allemande investie

1 Kevin H. O’Rourke, A Tale of Two Trilemmas, Department of

Economics, Trinity College Dublin, mars 2011, 22 pages. 2 Steve Ohana (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), Désobéir

pour sauver l’Europe, Paris, 2013, p. 29-30. Préface de Jacques

Attali.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 187

dans les pays périphériques, le maintien d’un grand

marché européen sur lequel vendre ses produits,

l’impossibilité pour les autres pays de dévaluer leur

monnaie, de restaurer leurs marges, de monter en

gamme et de venir concurrencer son industrie ».

• « Une inflation très faible ».

• « Des taux d’intérêt extrêmement bas, … ».

• « Une croissance modeste mais qui reste

suffisante pour obtenir le plein emploi dans un

contexte de faible natalité ».

• « Le maintien à un niveau correct du volume

global des exportations grâce à une réorientation des

exports vers les pays émergents ».

• « Une monnaie certes sous-évaluée (par

rapport à ce que serait le Deutsche mark) mais qui

reste forte ».

• « La possibilité de recruter des employés

qualifiés à bas prix, en provenance des pays

périphériques et même de la France, ce qui représente

une solution à son problème démographique ».

• « Et enfin la satisfaction morale de servir de

référence à l’Europe entière, … ».

Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Deux

étapes successives y ont mené.

Première étape : les années 1950/60

Le Traité de Rome vise un objectif politique ;

l’Association1 européenne de libre-échange (AELE) par

contre poursuit un seul but, le désarmement douanier.

Les Six forment un tissu économique et même social

largement homogène, en tout cas comparable. C’est le

temps des Trente glorieuses : plein-emploi, extension

de l’Etat social, croissance économique. Il s’en suit un

certain consensus social.

Le Traité de Rome a un but immédiat, c’est-à-dire à

court terme : supprimer progressivement les droits de

douane avec un tarif commun à la frontière extérieure

de la Communauté. Cette logique libre-échangiste

s’arrête à ses frontières : il n’y a pas encore de

1 A l’origine l’AELE regroupe en dehors de l’Angleterre, le

Danemark, la Norvège, la Suède, le Portugal et l’Autriche.

mondialisation. Voilà qui mène à une « cohabitation

de marchés nationaux 2». On a parlé de « libéralisme

encadré 3». Toutefois, on peut aussi parler d’Europe

ordolibérale, car le traité de Rome s’est inspiré de

l’ordolibéralisme.

Seconde étape : l’Acte unique de 1986

L’acte unique change la donne : Les marchés

nationaux sont remplacés par un marché unique. Le

droit de la concurrence, véritable droit normatif, est

placé au centre de la nouvelle politique

communautaire. La Cour de justice des Communautés

européennes, réputée gardienne des traités, est

surtout la gardienne de la concurrence. Claire

Micheau et Antoine Masson posent une bonne

question : « La Cour de Justice : acteur ou

activiste ? 4».

Retenons quelques étapes de la marche vers le

néolibéralisme.

Introduction de l’euro avec création de la BCE.

La création du pacte de stabilité et de

croissance, qui encadre sévèrement la

politique budgétaire des Etats.

Le refus de la solidarité financière entre Etats

(article 103 du traité d’Amsterdam5).

A cela s’ajoute le refus d’augmenter le budget

européen, à un niveau dérisoire (autour de 1% du PIB

européen). Le droit de la concurrence, c’est-à-dire la

liberté du commerce domine largement les droits

sociaux : Il n’y a pas de droit social européen.

Actuellement le Luxembourg est pleinement inscrit

dans ce contexte néolibéral, ce qui a réduit la

2 Collectif, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire,

Paris, 2014, p. 7. Ce collectif comprend les personnes suivantes :

Verveine Angeli, Thomas Coutrot, Guillaume Etiévant, Michel

Husson, Pierre Khalfa, Daniel Rallet, Jacques Rigaudiat, Catherine

Samary, et Aurélie Trouvé. 3 Ibid. p. 23.

4 Claire Micheau et Antoine Masson (Université du Luxembourg),

La Cour de justice des Communautés européennes, moteur de

l’intégration européenne, in : Sandrine Devaux, René Leboutte et

Philippe Poirier (dir.), Le Traité de Rome : histoires

pluridisciplinaires – L’apport du Traité de Rome instituant la

Communauté économique européenne, Bruxelles, 2009, p. 123. 5 « La Communauté ne répond pas des engagements des

administrations centrales, …, ni les prend à sa charge, … ». Et

encore : « Un Etat membre ne répond pas des engagements des

administrations centrales, …, d’un autre Etat membre, ni les prend

à sa charge, … ».

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 188

popularité de l’Europe dans l’opinion publique. La

petite dimension du pays aggrave sa vulnérabilité.

5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg

Le passage à l’euro1 s’étale sur deux étapes : au 1

er

janvier 1999 c’est la fixation définitive des parités

entre les 12 pays candidats à la monnaie unique. Le 1er

janvier 2002, c’est l’introduction des pièces et billets

en euros.

Une question évidente se pose : pourquoi l’euro ?

Cette question est d’autant plus pertinente que l’euro

génère des coûts d’introduction (modifier les logiciels,

double comptabilité et double trésorerie au moins

temporaire, adapter les distributeurs automatiques,

informer le public, …).

En contrepartie l’introduction de l’euro doit mener à

de sérieux avantages, au niveau microéconomique et

au niveau macroéconomique.

Au niveau microéconomique la monnaie unique évite

le coût du change et l’incertitude y liée. Ce n’est pas

un mince avantage, surtout pour le Luxembourg, car

pays très ouvert. Les Luxembourgeois sont des adeptes

de l’euro, sinon enthousiasmés. Rappelons que le

premier essai d’une monnaie unique est le fameux

plan Werner de 1970 (cf. 4.3.5.3.).

Au niveau macroéconomique un avantage de taille

apparaît. A l’intérieur de la zone euro des dévaluations

sauvages sont devenues impossibles : ces dévaluations

sont déloyales, car elles visent à exporter le chômage

vers des pays voisins.

Au marché unique (Acte unique de 1986) correspond

une monnaie unique. A première vue au moins tout

semble parfait. Il n’en est rien ; expliquons

brièvement.

L’euro n’a pas réussi à donner satisfaction sur deux

niveaux au moins.

Au niveau de l’introduction de l’euro.

Du seul point de vue technique le passage à l’euro a

été un plein succès : ce n’est pas une mince affaire

1 Voir par exemple Agnès Bénassy-Quéré (Université Paris-X-

Nanterre) et Benoît Coeuré (Ecole Polytechnique), Economie de

l’euro, Paris, 2002, 123 pages. Sur les aspects théoriques de la

monnaie voir par exemple : Anne Lavigne et Jean-Paul Pollin, Les

théories de la monnaie, Paris, 1997, 125 pages.

pour les douze pays de la zone euro. Mais cette

réussite réelle, dont on a largement parlé, a fait

oublier une négligence grave : aucune mesure

d’accompagnement n’a été réalisée. Selon Jean Pisani-

Ferry2 il n’y a « ni augmentation du budget

communautaire, ni nouvelles politiques communes, ni

même intensification des modes d’intégration

existants ».

La disparition du risque de change dans la zone euro

implique une autre conséquence grave3 pour l’Union :

les ménages sont incités à délocaliser leur épargne, les

entreprises à fixer leurs profits là où la fiscalité est

plus avantageuse. C’est le début du fameux dumping

social et fiscal.

L’introduction de l’euro a fait de la BCE l’institution

monétaire la plus indépendante du monde : la FED est

soumise à la surveillance du Congrès, les missions de

la Banque d’Angleterre sont consignées dans une

simple loi. Dernière précision sur la BCE : « sa

légitimité n’est fondée sur aucune souveraineté

politique 4». S’y ajoute une monnaie unique sans unité

politique.

Au niveau des effets attendus de l’euro.

Lors de l’introduction de l’euro les attentes étaient

fortes : des ajustements allaient opérer, les différences

de développement économique entre pays membres

de la zone euro allaient se résorber dans un avenir

proche. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Au contraire,

selon le professeur Christian Saint-Etienne5, « l’euro,

pièce maîtresse de l’intégration européenne, accentue

bien au contraire les divergences entre ses membres

au point que la monnaie unique est au bord de

l’l’éclatement ».

Dans les pays de la zone euro on constate un

différentiel d’inflation et un degré de développement

économique qui est loin d’être uniforme. Le remède

classique, dans une telle situation, est la dévaluation,

qui est censée ramener la compétitivité. Or chaque

2 Jean Pisani-Ferry, Le réveil des démons – La crise de l’euro et

comment nous en sortir, Paris, 2011, p. 59. Cet auteur est

directeur du think tank européen Bruegel, professeur associé à

l’université Paris-Dauphine et chroniqueur au Monde. 3 Ibid. p. 60.

4 Michel Aglietta, Zone Euro – Eclatement ou Fédération, Paris,

2012, p. 44. 5 Christian Saint-Etienne, La fin de l’euro, Paris, 2009, p. 65. Voir

aussi : Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ? Paris, 2012, 168

pages et Michel Aglietta, Zone euro • Eclatement ou fédération,

Paris, 2012, 188 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 189

pays de la zone euro a abandonné son autonomie

monétaire et se trouve dans l’impossibilité de

dévaluer.

Présentons brièvement la théorie des zones

monétaires optimales de Robert A. Mundell1. Une zone

monétaire est optimale, c'est-à-dire durable, si elle est

dépourvue de différentiel d’inflation, s’il y a parfaite

mobilité du facteur travail et si les capitaux peuvent

circuler librement. S'y ajoute l'absence de chocs

asymétriques: ces trois conditions y contribuent

puissamment. Tout choc asymétrique produit un

différentiel d'évolution économique entre pays de la

zone euro, car il y a rupture des conditions de

production.

Selon cette conception les pays, dont la monnaie est

l’euro, ne forment pas une zone monétaire optimale,

car la mobilité de la main-d’œuvre y est faible (par

exemple la langue est un obstacle de taille; il en est

de même des divers régimes de la sécurité sociale

dans la zone euro). A cette faiblesse de la mobilité du

travail s'ajoute celle de sa flexibilité. La zone euro

peut subsister, mais non sans un certain coût.

Au Luxembourg on constate une certaine mobilité

transfrontalière de la main-d’œuvre, mais le

phénomène, appréciable au niveau du Luxembourg,

est dérisoire au niveau de la zone euro.

Quelle solution au problème posé par Mundell ? En

fait, on a une solution apparente et une solution

réelle.

La solution apparente, en réalité catastrophique, fait

du travail la variable d’ajustement : baisse des salaires

et des pensions ; politique de déflation, etc. Cette

politique d’austérité pèse lourdement sur la vie sociale

et le niveau du PIB.

La solution réelle est une sorte de mécanisme de

compensation financière tel qu’il existe entre les

Länder de l’Allemagne fédérale, le

Länderfinanzausgleich. Un tel mécanisme permettrait

aux pays en graves difficultés économiques (par

exemple la Grèce, le Portugal) de procéder à des

réformes (par exemple de l’appareil d’Etat) et de

moderniser leur économie. En d’autres termes, la

solidarité à l’échelle nationale devrait devenir une

solidarité à l’échelle européenne. Nous en sommes

encore loin.

1 Robert A. Mundell, A Theory of Optimum Currency Areas, in :

American Economic Review, vol. 51, n° 4, p. 657-665.

Gaël Giraud2 lie la survie de l’euro à ces transferts :

« … l’euro comme monnaie unique ne survivra pas

longtemps aux tensions internes qui agitent la zone.

Pourquoi ? Pour des raisons invoquées par certains

économistes dès le début des années 1990 : l’unicité

de la monnaie requiert une véritable fédération

budgétaire qui accompagne les dissymétries

économiques entre pays de la zone par de véritables

transferts ».

* * *

Selon Thierry Grosbois3, « les raisons de l’échec de la

zone euro en tant qu’union monétaire sont bien

connues » :

« absence de convergence des politiques

fiscales »,

« absence de convergence des politiques

budgétaires »,

« absence d’une autorité politique assurant la

gouvernance économique de la zone euro »,

« divergence économique croissante entre les

Etats membres de la zone euro »,

« inadaptation de la politique économique et

monétaire européenne marquée par le

néolibéralisme doctrinaire, ne correspondant

pas aux vœux des populations »,

« absence de légitimité forte des institutions

européennes auprès des citoyens »,

« absence de pluralisme démocratique dans la

prise de décision en matière de gouvernance

économique et monétaire »,

« échec de l’Europe sociale, impliquant

l’absence de convergence des systèmes de

sécurité sociale et des politiques de l’emploi ».

Jean Pisani-Ferry4 indique trois pistes. « Ramenées à

l’essentiel, les multiples interrogations auxquelles les

Européens sont confrontés se résument à trois

problèmes : celui des principes sur lesquels se fonder

pour résoudre la crise des dettes souveraines ; celui de

l’organisation politique de la zone euro ; celui du

redressement de l’Europe du Sud ».

Finalement, les difficultés de l’euro ont révélé les

défauts structurels de la construction européenne. Par

2 Gaël Giraud (jésuite, chercheur en économie au CNRS, membre

de l’Ecole d’économie de Paris, professeur associé à l’ESCP-

Europe), Illusion financière – Pourquoi les chrétiens ne peuvent

pas se taire, Paris, 2012, p. 149-150. 3 Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui s’effondre ? Paris, 2013, p.

35-36. 4 Jean Pisani-Ferry, 2011, op. cit. p. 175.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 190

contre l’euro fort a contribué à la réduction de

l’inflation (cf. importation de produits énergétiques).

* * *

Quelle est la position du Luxembourg ? La sortie de

l’euro poserait de sérieux problèmes au Luxembourg.

L’Allemagne peut de nouveau introduire le

mark, la France le franc. Tel n’est pas le cas

pour le Grand-Duché de Luxembourg, qui n’a

jamais été indépendant du point de vue

monétaire.

Un partenariat avec la Belgique est-il toujours

possible comme par le passé (cf. UEBL) ? Est-

ce que l’unité de la Belgique va résister à

l’éclatement de la zone euro ?

Le Luxembourg a besoin non seulement d’un

partenaire du point de vue monétaire, mais

aussi dans une perspective économique. En

dehors de la Belgique, seuls deux pays, la

France et l’Allemagne, sont susceptibles

d’entrer en partenariat avec le Luxembourg.

Peut-être est-il possible de créer une sorte de

nouveau Zollverein, où le Luxembourg serait

en présence d’autres pays limitrophes de

l’Allemagne.

Un échec de l’euro est plus grave pour le

Luxembourg que pour un autre pays, car il a

un besoin urgent d’un partenaire économique

pour survivre.

Quel serait l’avenir de la place financière en

cas de disparition de l’euro ?

Les conséquences d’un euro fort sont connues1.

1. L’euro fort renchérit la valeur des

exportations, qui risquent de diminuer, ce qui

pèse sur la balance des paiements.

2. L’euro fort réduit les prix des importations :

c’est un avantage pour les consommateurs

nationaux et les importateurs de produits

énergétiques (par exemple produits

pétroliers) ; par contre les produits importés

moins chers par rapport aux produits

nationaux témoignent d’une baisse de la

compétitivité.

3. L’euro fort peut décourager les

investissements dans la zone euro, mais les

1 Marc Touati (économiste, maître de conférences à Sciences Po),

Le dictionnaire terrifiant de la dette, Paris, 2013, p. 135-136. Les

conséquences de l’euro fort figurent sous le titre Euro killer.

investissements hors de cette zone sont

encouragés.

* * *

Finalement, reprenons quelques avis diversifiés sur

l’euro.

Jean-Claude Trichet2 insiste, entre autres, sur deux

aspects. D’abord, « la zone euro a fait preuve d’une

résilience remarquable. Alors que beaucoup

annonçaient son éclatement, elle a totalement

préservé son intégrité ». Au moment de la faillite de

Lehman Brothers la zone euro compte quinze pays ;

trois autres (Slovaquie, Lettonie, Estonie) s’y ajoutent

par la suite, ce qui témoigne plutôt d’une certaine

confiance dans cette monnaie.

Ensuite, le contexte international a changé

notablement (cf. mondialisation) : le dollar se fait

concurrencer par des pays aspirant à former une zone

monétaire ; par exemple la Chine, l’Inde et le Brésil.

Dans une telle configuration internationale seul l’euro

peut résister et non pas les diverses monnaies

nationales.

Selon Anne-Laure Delatte3 la liberté de circulation des

capitaux mène à l’austérité, favorisée par une

politique de libéralisation financière sans limites.

Même si « la monnaie unique est indéfendable, …, le

retour aux monnaies nationales n’est pas la solution ».

La seule solution consiste dans une « union budgétaire

et fiscale. Il nous faut mutualiser les dettes publiques

en créant l’équivalent des bons du Trésor américain ».

Jacques Sapir4 préconise le retour aux monnaies

nationales, car l’Allemagne est seule à profiter de

l’euro (croissance). Les excédents commerciaux

allemands poussent à la hausse le taux de change. « Il

évolue actuellement entre 1,35 et 1,40 dollar.

Excellent pour l’industrie allemande, ce taux est

insupportable pour les autres pays. Un niveau proche

de 1,10 dollar pour 1 euro correspondrait à la France,

et pour l’Italie et l’Espagne il faudrait qu’il soit

2 Jean-Claude Trichet, L’euro protège de la crise, in : Le Monde

(Décryptages : Quel modèle économique pour l’Europe ?) du 23

mai 2014. Il a été président de la BCE entre 2003 et 2011 ;

actuellement il est président du conseil d’administration de

l’Institut Bruegel à Bruxelles. 3 Anne-Laure Delatte (CNRS, OFCE), Pour une union budgétaire et

fiscale, in : Le Monde du 23 mai 2014, op. cit. 4 Jacques Sapir, La fin de l’euro s’impose – Des économistes

s’accordent sur son dramatique échec, in : Le Monde du 23 mai

2014, op. cit.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 191

compris entre 1,05 et 0.95 dollar ». Cet auteur1 est en

faveur de la sortie de l’euro, mais il précise : « Je ne

prône pas l’éclatement de la zone euro, mais sa

dissolution concertée ». A cette prise de position

pervenche Berès répond : « L’éclatement de la zone

euro conduirait immédiatement à l’éclatement du

marché intérieur ».

Enfin, Walter Laqueur2 a prévu trois scénarios

possibles pour l’avenir de l’Union. Selon le premier

scénario l’Union va éclater dans un avenir plus ou

moins proche. Selon le deuxième scénario l’Union va

se reprendre, en relation avec un nouveau départ de la

croissance économique. Cet auteur estime que ce

scénario ressemble à un vrai miracle. Enfin, retenons

le dernier scénario : « Es scheint in der Geschichte ein

verborgenes Gesetz zu geben, wonach Institutionen,

wenn sie einmal bestehen, zum Selbstläufer werden

und wider alle Erwartungen weiterbestehen,

zumindest viel länger als erwartet. Aller

Wahrscheinlichkeit nach wird die EU am Ende einen

Zusammenbruch erleben, aber es gibt immer ein

retardierendes Moment. Einige amerikanische

Wirtschaftsforscher haben verkündet, dass die

Europäische Union einfach deshalb fortbestehen wird,

weil der Austritt zu teuer wäre ». W. Laqueur prévoit

tout de même la disparition de l’Union, mais

seulement à long terme. Le pessimisme de cet auteur

ne peut guère être dépassé.

5.2.9 Economie et société civile

5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins

Le Luxembourg est à la croisée des chemins. Ce n’est

pas la première fois, ni la dernière. Reprenons les

« césures » dans l’évolution économique et sociale du

pays.

D’abord la révolution française nous a apporté le Code

civil et l’organisation administrative. A partir de 1870

le Luxembourg s’industrialise : le fondement de notre

développement économique et social est posé. L’année

1918 marque en fait la fin du 19e siècle : la société

luxembourgeoise est « modernisée ». A partir de la fin

de la Seconde guerre mondiale les Trente glorieuses

poussent le Luxembourg dans la société de

1 Interview de Pervenche Berès et Jacques Sapir dans Alternatives

Economiques, hors-série, n° 95, 1er trimestre 2013, p. 54-56. La

première est députée européenne, présidente de la Commission de

l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, le second

est économiste et directeur d’études à l’EHESS. 2 Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, Munich, 2012

(2011), p. 330 et suivantes. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel.

consommation. Enfin, avec la mondialisation le

Luxembourg se retrouve de nouveau dans une période

de césure.

* * *

La dérégulation financière est bien connue ; elle a

permis la crise financière de 2007 (cf. subprime).

Celle-ci s’est déroulée dans un contexte néolibéral.

Celui-ci a généré le court-termisme économique, une

manifestation de la cupidité liée au nouveau laisser-

aller. Ce court-termisme se réfère à trois éléments.

D’ailleurs, selon Jacques Attali3 « la crise actuelle

s’explique largement par la domination du court terme

sur le comportement de l’ensemble des acteurs ».

Des rendements exagérés

Le rendement « normal » tourne autour de 4 à 5%. A

ces taux se sont substitués des taux de 10%, voire

15%. Ce qui compte c’est du rendement très élevé à

tout prix, quitte à mettre l’existence de l’entreprise en

danger. Il s’agit en fait d’une attitude antientreprise.

Des normes comptables anglo-saxonnes

Les actifs immobilisés sont retenus à la valeur du jour

et non à la valeur historique (ou valeur d’entrée). La

porte est largement ouverte à la manipulation

comptable.

La concurrence

La concurrence est à la fois au cœur de la théorie

économique (cf. 3.2.1. à 3.2.3. et 3.5.1.) et des traités

européens (cf. 3.3. et 3.5.2.). Les conséquences sont

graves, selon J. Attali4 « l’agressivité humaine, qui se

manifeste dans la concurrence sans pitié entre les

nations, comme entre les entreprises et entre les

individus, a régné en maître jusqu’ici ».

Les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise ;

stricto sensu ils sont propriétaires des actions émises

par cette société. Actuellement, le poids des

actionnaires est exorbitant. Les autres parties

prenantes doivent être revalorisées : salariés, clients,

fournisseurs.

3 Jacques Attali (groupe de réflexion présidé par), Pour une

économie positive, Paris, 2013, p. 37. 4Ibid. p. 191.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 192

Revenons aux actionnaires : deux aspects inquiétants

sont apparus. D’abord, les actionnaires ne forment

plus guère un ensemble dans la durée. On peut même

parler d’actionnaires « de passage », ce qui pèse sur la

stabilité de l’entreprise. Ensuite, la gourmandise des

actionnaires à court terme peut mener à un vrai

« pillage » de l’entreprise.

Le droit de propriété induit à la fois le ius utendi et le

ius abutendi. Les personnes morales, par des montages

juridiques, ont davantage accès à cet ius abutendi

dans l’exercice du droit de propriété, que les

personnes physiques. Ces montages peuvent par

exemple dissimuler les vrais propriétaires d’une

société, cacher une partie des transactions au fisc.

Ecoutons Paul Jorion1 : « D’autres montages juridiques

ont permis aux individus les plus fortunés de convertir

les droits qui sont les leurs en tant que personnes

physiques en ceux, bien plus étendus, dont bénéficient

les personnes morales. Le principe démocratique du

suffrage universel a de fait été dévoyé en celui d’un

suffrage censitaire ». La financiarisation de l’économie

luxembourgeoise y a largement contribué.

Voilà qui aide à expliquer, au moins partiellement, que

la bourgeoisie luxembourgeoise a cédé après la

Première guerre mondiale à la fois au Gouvernement

et aux syndicats : son pouvoir économique est resté

intact. La législation sur les holdings (1929) y a

contribué.

En période où le court-termisme et la volatilité du

corps des actionnaires est une caractéristique aux

effets redoutables, le stakeholder model2 est une

alternative réelle au shareholder model dirigé par les

seuls actionnaires. Le premier comprend les parties

prenantes, ayant un intérêt légitime dans l’entreprise,

et est axé sur l’organisation de la société dans un

contexte socio-économique plus large. Les parties

prenantes apparaissent sur deux niveaux. Au niveau

interne à l’entreprise : actionnaires, salariés, direction.

Au niveau externe à l’entreprise on a, en dehors des

fournisseurs, clients, autres créanciers, la société civile

et l’Etat. Dans ce modèle, appliqué en Allemagne, les

représentants des syndicats siègent au conseil

d’administration avec voix délibérative. Parfois des

Länder (en Allemagne) y sont représentés et même des

associations diverses (par exemple liées aux

consommateurs ou à l’environnement). C’est un tel

1 Paul Jorion (sociologue), in : Jacques Attali, 2013, op. cit. p. 191.

2 Michael Gessler (Hrsg), Kompetenzbasiertes Projektmanagement,

Deutsche Gesellschaft für Projektmanagement, Nürnberg, 2011, p.

67 et suivantes.

modèle qu’il faudrait étendre, aussi au Luxembourg,

tout en l’adaptant à ses particularités.

Selon Frédéric Lordon3 « le régime néolibéral se trouve

mis en péril d’avoir laissé toute licence aux marchés

de capitaux et, partant, d’avoir laissé la finance

étendre ses opérations jusqu’au point où

l’accumulation de risques et de dettes n’est plus

gérable, … . ».

Revenons une dernière fois à la position de la société

anonyme : les actionnaires ne sont pas les

propriétaires de l’entreprise, mais des seules actions.

Retenons quelques arguments4 dans ce sens.

• Toute création d’une société de capitaux implique la

séparation sévère entre le patrimoine de la société et

celui des actionnaires.

• Les créanciers n’ont aucun recours contre les

actionnaires.

• Les actionnaires, une fois la société créée, n’ont

aucun accès aux actifs de la société.

• Les actionnaires ne concluent aucun contrat au nom

de la société. Seuls les mandataires sociaux en ont le

droit, sous la surveillance du conseil d’administration.

Les administrateurs n’ont pas ce droit, ni

individuellement, ni collectivement.

Concluons : « Un droit de propriété sur des actions ne

peut en aucune manière être considéré comme un

droit de propriété sur l’entreprise ». En d’autres mots,

la tâche des mandataires sociaux n’est pas de

représenter uniquement les intérêts des actionnaires,

mais l’intérêt général de la société (par exemple

assurer les investissements garantissant l’avenir de la

société). Le profit est un moyen de pérenniser la

société et non un but final. Seul le néolibéralisme

considère le profit comme le but absolu des sociétés.

* * *

3 Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme

des passions, Paris, 2013, p. 112. 4 Jean-Philippe Robé, Comment s’assurer que les entreprises

respectent l’intérêt général, in : L’Economie politique, n° 64,

octobre 2014, p. 22 et suivantes. La citation suivante y comprise,

p. 23.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 193

Revenons brièvement au court-termisme. Ecoutons la

philosophe Cynthia Fleury1 quant à la nouvelle

gestion. « L’idéologie gestionnaire fait ainsi son

apparition et, sous couvert de rationalisation et de

professionnalisation, elle met en place un projet de

domination et de surveillance. On veut des corps

dociles, utiles, efficaces et des âmes motivées ».

Selon la même philosophe le court-termisme, propre à

la realpolitik génère la « realeconomik » ; celle-ci

s’exprime sur deux niveaux.

« La realeconomik se caractérise par une

mondialisation, qui voit les logiques financières se

substituer aux logiques industrielles et les

actionnaires aux entrepreneurs ».

L’économiste Philippe Askenazy2 explique le second

niveau : « Le travail s’est éclipsé du débat social à

mesure que l’emploi l’envahissait. Le problème ne

serait plus de le transformer, de l’organiser

différemment, d’en améliorer les conditions, mais

d’abord d’en avoir, fût-ce au prix de lourdes

concessions sur sa qualité, son intensité, sa

pénibilité ».

Résumons les notions clés du capitalisme de court-

termisme : obsession de la rentabilité, logique de

l’obsolescence, logique de l’actionnaire. La

concurrence est une obsession européenne (cf. 3.3.) et

est directement liée à l’obsession de rentabilité.

* * *

Reprenons brièvement la situation économique et

sociale en Europe et au Luxembourg. Selon Wolfgang

Schäuble3, ministre allemand des finances, « les pays

qui ont encore des difficultés sur le plan économique

les ont parce qu’ils n’ont pas résolu leurs problèmes

structurels. Il n’y a pas à choisir entre austérité et

croissance ». Est-ce que le Luxembourg a fait les

réformes structurelles nécessaires ?

Quant aux relations entre patronat et syndicats W.

Schäuble note : « Bien sûr qu’il y a des intérêts

divergents entre les partenaires sociaux mais il y a une

responsabilité commune. L’économie ne peut pas aller

1 Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, 2005, p.

298 et suivantes ; les citations proviennent de ce ouvrage, sauf

indication contraire. 2 Philippe Askenazy, Les désordres du travail, Enquête sur le

nouveau productivisme, Paris, 2004, p. 5. 3 Selon une interview dans Le Monde du 19 juillet 2014.

bien sans stabilité sociale, vous ne pouvez pas

améliorer les prestations sociales sans une économie

qui marche ».

Enfin, le ministre allemand constate que « les recettes

classiques de la croissance engendrée par des déficits

publics ou par de la création monétaire ne

fonctionnent plus ».

Voilà trois défis auxquels le Luxembourg est

confronté : les problèmes structurels de notre

économie ; la nécessité de la concertation sociale ;

l’abandon des recettes keynésiennes qui n’ont plus

prise sur l’économie, c’est-à-dire engager des dettes

sans que la croissance augmente.

* * *

Considérons la population à statut protégé au

Luxembourg : les fonctionnaires actifs ou retraités, les

retraités du secteur privé. Leurs salaires/pensions sont

assurés quelle que soit l’activité économique ; en

outre ces personnes ne sont exposées à aucun risque

de chômage. En 2011, la part de la population à statut

protégé s’élève à 37,7% par rapport à la population

totale.

Par contre, les jeunes adultes entre 20 et 40 ans

(28,2% de la population totale) sont le plus exposés

aux aléas de la vie économique.

Revenons aux problèmes de génération4, c’est-à-dire

en fait aux difficultés des jeunes (cf. 1.3.1.2. et 1.3.2.).

Les jeunes peuvent être classés selon le risque

décroissant à être exposés au chômage : les jeunes

sans diplôme ou décrocheurs, les jeunes disposant du

bac et finalement les jeunes dotés d’un diplôme

universitaire.

Retenons quelques faits marquants5 concernant les

jeunes, en relation avec le recensement de la

population de 2011.

« Chez les 25-29 ans, la part des chômeurs est

d’autant plus élevée que le niveau d’éducation

est faible ».

4 Monique Dagnaud (CNRS, EHESS, Institut Marcel Mauss), Vers un

conflit de générations ? in : Le Monde (Débats) du 15 juillet 2014. 5 Helmut Willems, Andreas Heinz, François Peltier et Germaine

Thill, La transition des jeunes de l’éducation vers l’emploi,

Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 30,

novembre 2013, 4 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 194

« Avec 46,9%, près de la moitié des jeunes de

nationalité luxembourgeoise travaillent dans

le secteur public et parapublic (administration

publique, éducation, santé et action sociale) ».

« La part des jeunes en emploi augmente

régulièrement à partir de 16 ans pour

atteindre 83,7% chez les personnes âgées de

29 ans. Cependant, la part des jeunes au

chômage augmente également avec l’âge :

1,8% des personnes âgées de 17 ans sont au

chômage ; le taux augmente à 5,3% pour les

personnes âgées de 19 ans, et 7,2% pour

celles de 22 ans. Le pourcentage diminue

ensuite … ».

« 79,6% des Luxembourgeois âgés de 25 à 29

ans sont en emploi, soit un pourcentage

légèrement supérieur à la moyenne de cette

classe d’âge (78,4%). La part des personnes

ayant un emploi parmi les jeunes étrangers

(77,0%) est légèrement inférieure à la

moyenne, mais cela ne doit pas cacher les

écarts entre nationalités. A titre d’exemple, la

part des jeunes qui sont en emploi est

beaucoup plus élevée chez les Portugais

(86,0%) et chez les Belges (86,0%) que chez

des Luxembourgeois (79,6%) ».

« Les jeunes femmes de 15 à 29 ans, tout

comme les femmes âgées de 15 à 64 ans dans

leur ensemble, sont surreprésentées dans les

activités spécialisées, scientifiques et

techniques et activités de service

administratifs et de soutien et dans les autres

services qui incluent notamment les activités

de nettoyage, par exemple. Il y a également

une surreprésentation féminine dans la

branche administration publique, éducation et

santé et action sociale ».

« En ce qui concerne le statut professionnel,

les jeunes ne se distinguent pas très

fortement de l’ensemble des personnes en

emploi. 66,0% des personnes âgées de 15 à

29 ans sont salariés du secteur privé, contre

62,9% de l’ensemble des personnes âgées de

15 à 64 ans ».

Le niveau d’éducation1 peut être présenté brièvement.

« Un peu plus d’un quart (27%) de la population âgée

d’au moins 15 ans ne poursuivant plus d’études

possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce

pourcentage est un peu plus élevé chez les hommes

1 François Peltier, Germaine Thill et Andreas Heinz, Niveau

d’éducation de la population du Grand-Duché de Luxembourg,

Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 19,

juillet 2013, p. 1.

que chez les femmes (29,7% contre 24,5%). En

revanche, un cinquième de la population (19,9%) n’a

pas dépassé le niveau d’enseignement primaire. La

part des personnes ayant atteint le niveau du

secondaire inférieur est de 14,6% et 35,5% de la

population ont atteint un niveau d’éducation du

secondaire supérieur. Depuis 2001, une augmentation

du niveau d’éducation est observée. La part des

diplômés de l’enseignement supérieur passe de 19,6%

en 2001 à 27,0% en 2011 ».

Les jeunes, entrés dans le monde du travail, sont

appelés à prendre la relève pour financer – entre

autres – la retraite de leurs parents. Pas de révolte en

vue des jeunes, bien qu’ils soient les débiteurs de leurs

parents par le paiement des cotisations vieillesse dans

un système de répartition. Au Luxembourg les adultes

actifs âgés et les retraités se retrouvent dans une

position financière leur permettant de secourir leurs

enfants (cf. 1.3.4.2. et 1.4.). La seule limite de cette

aide semble être l’autonomie des jeunes, jaloux de leur

indépendance.

L’avenir des jeunes est lié aux réformes suivantes :

réforme de l’enseignement fondamental (primaire), de

l’enseignement du secondaire technique et du

secondaire classique ; réforme du marché du travail,

réforme de la formation professionnelle. A cet égard

les perspectives restent floues. D’ailleurs, on peut se

demander – place financière oblige – si les Autorités

ne sont pas obsédées par les questions financières,

aux dépens des jeunes.

Il y a eu des réformes sociétales, par exemple le

mariage pour partenaires de même sexe. Pas de

manifestations de masse contre ces réformes,

contrairement à la France. Est-ce que les jeunes au

Luxembourg sont moins conservateurs et plus

tolérants que les jeunes Français ?

La crise semble moins grave au Luxembourg qu’en

France, ce qui a pu réduire les interventions des

Autorités luxembourgeoise. Finalement, le

Luxembourg semble plongé dans une douce léthargie.

* * *

Selon Thomas Piketty2 « L’histoire de la répartition des

richesses est toujours une histoire profondément

2 Thomas Piketty, Le capital au XXI

e siècle, Paris, 2013, p. 47. Voir

une critique de cet ouvrage, par Gaël Giraud, Quelle intelligence

du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXIe siècle de

Th. Piketty, in Revue française de socio-économie, premier

trimestre 2014, n° 13, p.283-294. Voir aussi la réaction de

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 195

politique et ne saurait se résumer à des mécanismes

purement économiques ». La dynamique de cette

répartition s’exprime par la relation suivante où r est

le taux moyen de rendement du capital et g le taux de

croissance de l’économie :

r > g les forces divergentes l’emportent,

g > r les forces convergentes l’emportent.

Piketty se réfère à la relation fondamentale = stock

de capital/flux de revenus.

Quelle est la position du Luxembourg au cours du 19e

siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale ? Au cours

de cette période la croissance (g) est faible. Dans un

tel contexte « les patrimoines issus du passé prennent

naturellement une importance disproportionnée, car il

suffit d’un faible flux d’épargne nouvelle pour

accroître continûment et substantiellement l’ampleur

du stock 1». Voilà qui revalorise le patrimoine hérité

par rapport au patrimoine constitué : l’existence de

« dynasties » bourgeoises ne doit pas étonner (cf.

2.5.1.). Cet effet de divergence a pleinement joué au

Luxembourg.

Retenons un facteur de convergence : c’est le

« processus de diffusion des connaissances et

l’investissement dans les qualifications et la

formation 2». Voilà un facteur central, car il permet,

par l’augmentation de la productivité, d’améliorer la

croissance et il réduit les inégalités. Ernest Gellner3 a

déjà insisté sur ce facteur qui a un poids considérable

dans la société industrielle.

Depuis la création du Grand-Duché jusqu’à la

Première guerre mondiale on a probablement : r > g.

C’est là le signe d’une société inégalitaire, nous

l’avons déjà signalé (cf. 2.5.1.).

Après la Première guerre mondiale des modifications

interviennent : le patrimoine de la bourgeoisie est

ébranlé (par exemple des valeurs allemandes et russes

sont parties en fumée); son enrichissement est

sérieusement, mais temporairement, entravé.

Après la Seconde guerre mondiale, c’est la montée des

classes moyennes dont la participation à la propriété

Piketty : Eléments de réponse à Gaël Giraud, dans la même revue,

p.295-296. 1 Ibid. p. 54

2 Ibid. p. 47.

3 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, 1999 (1983), 208

pages, voir par exemple p. 44.

immobilière augmente. Tout au long des Trente

glorieuses les revenus s’accroissent. Il y a

renversement de tendance : g > r ; les inégalités

reculent.

A partir de la crise de 2007 un nouveau renversement

s’annonce au Luxembourg avec la chute de la

croissance. Mais cette tendance nouvelle a

probablement été amorcée sous l’influence de la

financiarisation de l’économie luxembourgeoise. Par

ailleurs, cette financiarisation rend difficile toute

mesure des patrimoines, ainsi que leur répartition.

Est-ce une nouvelle période qui s’annonce avec r > g,

et son cortège des inégalités du 19e siècle ?

Une comparaison (rapide) de l’approche de Piketty

avec les régulationnistes est possible. La

financiarisation de la société luxembourgeoise a eu

une conséquence grave : l’ancienne régulation ne joue

plus, la nouvelle n’est pas encore installée, c’est la

crise (cf. 2.6.2. et 2.6.3.). Piketty en arrive lui aussi à

une configuration de crise. Il y a changement de

paradigme : de nouveau r > g, comme pour la majeure

partie de l’histoire de l’humanité (selon Piketty). Le

régulationnisme et Piketty ont abouti à un diagnostic

de crise.

Un autre point commun aux régulationnistes et à

Piketty apparaît : les deux ont réintégré l’histoire dans

l’analyse économique.

Terminons par quelques remarques.

• Ecoutons Thomas Piketty4 : « Mes conclusions

sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le

principe d’accumulation infinie et de divergence

perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose

implicitement sur une croissance rigoureusement

nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma

proposé, la divergence n’est pas perpétuelle, et elle

n’est qu’un des avenirs possibles ». En d’autres mots, il

n’y a pas de déterminisme quant à la répartition des

richesses ; le régime capitaliste ne mène pas

automatiquement à la réduction des inégalités.

• Piketty parle de « l’illusion de la Révolution

française 5» en relation avec le Code civil. L’égalité des

droits ne mène pas à l’égalité des fortunes. Au

contraire, cette seule égalité des droits a finalement

abouti à une situation d’inégalités. Ainsi, s’explique

que la France républicaine et l’Angleterre

4 Thomas Piketty, 2013, op cit. p. 56-57.

5 Ibid. p. 577 et suivantes.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 196

monarchique et aristocratique se retrouvent tous les

deux à un niveau d’inégalités comparable à la veille de

la Première guerre mondiale. Le Luxembourg ne fait

pas exception (toutes proportions gardées). La

bourgeoisie luxembourgeoise a su profiter de l’aubaine

du Code civil qui lui a offert ce que Max Weber a

appelé « berechenbares Recht ». L’égalité des droits a

permis à cette bourgeoisie de s’enrichir.

• Nous avons utilisé la notion de capital1. Celui-

ci se compose des deux parties suivantes.

Les actifs non financiers : logements, terrains,

machines, équipements, brevets, bâtiments,

fonds de commerce, autres actifs.

Les actifs financiers : comptes bancaires,

obligations, actions et autres parts de

sociétés, placements financiers, contrats

d’assurance vie, etc.

Selon Piketty « il est utile de préciser que le stock de

capital dans les pays développés se partage

actuellement en deux moitiés approximativement

égales : capital logement d’une part, et capital

productif utilisé par les entreprises et administrations

d’autre part ». C’est dire l’importance du bâtiment

dans l’économie. Ecoutons l’explication de Piketty :

« Pour simplifier, dans les pays riches des années

2010, chaque habitant gagne en moyenne de l’ordre

de 30 000 euros de revenu annuel, et possède environ

180 000 euros de patrimoine, dont 90 000 euros sous

forme d’actions, obligations et autres parts, plans

d’épargne ou de placements financiers, … ».

Au Luxembourg2, le patrimoine brut est de 620 000

euros et le patrimoine net de 571 000 euros, dont

seulement 10% environ sont un patrimoine financier.

« Le patrimoine est très inégalement réparti entre les

ménages » : « … les 10% des ménages avec les

patrimoines les plus importants possèdent plus de

80% du patrimoine total ».

La crise de 2007 a favorisé la configuration r > g.

Selon Piketty « l'entrepreneur tend inévitablement à se

transformer en rentier, et à dominer de plus en plus

fortement ceux qui ne possèdent que leur travail3 ». En

d'autres mots, le Luxembourg est-il sur le chemin vers

une société de rentiers et d'héritiers (cf. 1.3.4.)?

1 Ibid. p. 82 et suivantes ; la citation provient de la page 91.

2 Guillaume Osier, Regards sur le patrimoine des ménages, n° 11,

avril 2011. Rappelons que la différence entre patrimoine brut et

patrimoine net est l’endettement. 3 Thomas Piketty, 2013, op. cit. p. 942.

• Les développements de Piketty sont

évidemment bien plus complexes et plus riches que les

quelques développements le suggèrent. Cet auteur a

présenté les « deux lois fondamentales du

capitalisme » :

Première loi : = r·

désigne le lien entre le rendement des

capitaux et le rapport stock de capital/flux de

revenus. Cette formule « est une pure égalité

comptable. Elle s’applique dans toutes les

sociétés et à toutes les époques, par

définition ».

Seconde loi : = s/g

Il s’agit moins d’une loi que d’une égalité par

construction. C’est « une loi asymptotique,

c’est-à-dire valable uniquement dans le long

terme 4». Le rapport est lié au taux

d’épargne s et au taux de croissance g de

manière simple dans le long terme. D’autres

conditions jouent un rôle. Le lecteur intéressé

s’adresse à l’ouvrage monumental (970 pages)

de Piketty.

• Les années 1914-45 représentent une vraie

cassure pour le Luxembourg, comparable à celle de la

Révolution française. Le Luxembourg constitue alors le

département des Forêts. L’entre-deux-guerres est la

période d’une réorientation du pays : un nouveau

partenaire économique et monétaire a dû être trouvé ;

l’appareil productif a été réorganisé (par exemple

sidérurgie) ; même chose pour l’agriculture ; a été

effectuée l’intégration du monde ouvrier dans la

société et dans la vie politique (participation du parti

socialiste au Gouvernement en 1936).

S’y ajoute la crise de la bourgeoisie ; Thomas Piketty5

décrit la situation en France : « … non seulement par

un effondrement des revenus du capital, mais

également et surtout par une remise à zéro (ou

presque) des compteurs de l’accumulation du capital ».

Cette configuration vaut aussi pour le Luxembourg.

Notre bourgeoisie a mis des années à reconstituer son

capital. Plus tard, la financiarisation à outrance de

l’économie luxembourgeoise explique le nouveau

4 Ibid. p. 265.

5 Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XX

e siècle –

Inégalités et redistribution 1901-1998, Paris, 2001, p. 139. Dans la

foulée voir aussi une interview de Thomas Piketty, par Virginie

Malingre, dans Le Monde du 21. 03. 2002.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 197

retournement : le taux de rendement du capital (r)

dépasse le taux de la croissance économique (g). Ceci

a un effet inégalitaire, à peine atténué par la montée

des classes moyennes.

A la limite le message de Piketty n’est guère

encourageant, et ceci pour deux raisons.

D’abord, pour s’enrichir il vaut mieux passer

par le capital que par le travail. En réalité, ce

n’est pas tout à fait nouveau sous le ciel

capitaliste.

Ensuite, la robotisation croissante, par ses

gains de productivité, entraîne r > g. En

d’autres mots, la précarisation du travail est-

elle le futur du capitalisme ?

Thomas Piketty reste fixé sur la redistribution des

richesses, sans se préoccuper du coût de la

redistribution (impôts, cotisations sociales, …).

* * *

Au 19e siècle l’Occident impose le contrôle des sources

d’énergie et des matières premières, de par le monde,

ce qui a mené à des termes d’échange favorables.

La crise de l’entre-deux-guerres ne change guère cette

situation, malgré 1929. Après la guerre le

keynésianisme de reconstruction aboutit aux Trente

glorieuses, avec une protection sociale généreuse.

A partir des années 1970 des changements

s’amorcent, puis s’amplifient. C’est d’abord les deux

chocs pétroliers, puis les débuts de la mondialisation.

Les conséquences ne se font pas attendre : les termes

de l’échange favorables remontant au 19e siècle se

détériorent ; la désindustrialisation gagne l’Europe.

Le keynésianisme est tombé en panne. Margaret

Thatcher et Ronald Reagan lui ont porté les derniers

coups ; c’est l’émergence du néolibéralisme

(déréglementation, restructuration, globalisation,

marché considéré comme autorégulateur ; etc.).

Sur cette situation peu glorieuse se greffe la crise de

2007. Des craintes quant à la protection sociale ont

surgi. La question centrale est posée. La générosité de

notre protection sociale peut-elle être gardée à

l’avenir si la situation économique se dégrade

davantage ?

Une réponse générale, mais partielle, à cette question

est l’augmentation de la fiscalité et des cotisations

sociales.

Résumons par un indice simple1, mais permettant de

comparer les niveaux de prélèvements obligatoires, la

pression fiscale et sociale pesant sur le salarié moyen

de l’Union. Jusqu’à quel jour de l’année le salarié

moyen de chaque pays de l’Union travaille-t-il pour

financer les dépenses publiques ? Sont pris en compte

l’impôt sur le revenu, la TVA et les charges patronales

et salariales du salarié. L’ensemble est exprimé en

jours de travail.

Présentons le « jour de libération fiscale et sociale »

pour le Luxembourg et les pays voisins, en relation

avec l’année 2014 et entre parenthèses l’année 2010.

On a : Luxembourg 30 mai (16 mai) ; France 28 juillet

(31 mai) ; Belgique 6 août (8 juin) et Allemagne 11

juillet (27 mai). Deux constatations se déduisent de

ces quelques informations.

• Les quatre pays sous revue ont vu leur

position aggravée ; le Luxembourg moins que les trois

autres.

• Parmi ces quatre pays l’Allemagne a un

fardeau fiscal et social élevé pesant sur le salarié

moyen allemand, mais ce pays a une économie des

plus performante. D’autres facteurs ont dû jouer un

rôle : institutions, compétitivité, climat social,

commerce extérieur, etc.

La position relativement favorable du Luxembourg

s’explique aisément : des taux d’imposition trop élevés

ont comme effets de faire fuir les contribuables aisés

ou bien ceux-ci vont faire sortir leur fortune. Vu la

petite dimension du pays, de tels mouvements sont

faciles à effectuer : les taux luxembourgeois doivent

donc être inférieurs aux taux des pays voisins.

Ecoutons un avocat2 fiscaliste français : « … les plus

riches réduisent leur participation à l’impôt lorsque les

taux deviennent excessifs. Pourquoi ? Peut-être parce

que mieux que d’autres ils savent échapper à l’impôt,

ils ont la capacité de s’entourer de conseils avisés à

cet effet, parfois ils quittent la France ou la font

quitter à certains éléments de patrimoine ».

1 Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social

et fiscal de l’employé moyen au sein de l’UE, Institut économique

Molinari, Paris-Bruxelles, 5e édition, juillet 2014, 21 pages.

2 Jean-Philippe Delsol (avec la participation de Nicolas Lecaussin),

A quoi servent les riches, Paris, 2012, p. 125.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 198

* * *

Revenons brièvement à l’Etat providence. Résumons

en quelques points.

• L’Etat providence remonte à 1883, année de

l’instauration de l’assurance accident dans l’Allemagne

de Bismarck. Le Luxembourg suit avec un décalage, à

partir de 1901 (assurance maladie). Deux facteurs ont

joué un rôle décisif : les recettes fiscales et la

démocratisation de la vie politique.

Le Zollverein a assuré à l’Etat des recettes dans le long

terme. La démocratie, relative car liée au droit de vote

censitaire, réussit à faire adopter les lois liées à la

protection sociale, avec l’appui énergique de Paul

Eyschen.

Avant l’industrialisation du Luxembourg, le régime

paternaliste libéral a superbement ignoré les

revendications ouvrières ; par exemple lors des

événements de 1848. Il est vrai qu’à l’époque le

nombre des ouvriers est resté limité. La

bourgeoisie/patronat a réussi à maintenir les « sans-

voix » (cf. vote censitaire) aux alentours du seuil de

survie par le travail (cf. Développement sur

Wallerstein, voir sous 2.5.2.)

• Revenons à la première mondialisation (cf.

4.4.1.). Celle-ci a déclenché des demandes de

protection sociale, ce qui a favorisé la mise en place

d’un bouclier social, malgré le freinage de la

bourgeoisie. En d’autres mots, la première

mondialisation a plutôt encouragé la protection

sociale. « Si la mondialisation est le catalyseur

institutionnel de l’Etat-providence, la Seconde guerre

mondiale apparaît en effet comme son accélérateur

financier 1». Dani Rodrik

2 parle de « social insurance

against external risk ». Ce risque extérieur est la

mondialisation.

• Retournons brièvement aux néoclassiques

(Walras et Pareto) : « une politique économique doit

d’abord viser l’efficacité économique, dont découlera

naturellement, dans le cas idéal, la redistribution,

cette dernière pouvant en tout état de cause faire

1 Eloi Laurent (Observatoire français des conjonctures

économiques ; enseigne à Sciences Po et à l’université de

Stanford), Le bel avenir de l’Etat providence, Paris, 2014, p.25. 2 Dani Rodrik, Why Do Open Economies Have Bigger

Governments ? op. cit. p. 1010.

l’objet d’un traitement compensatoire séparé 3». Cet

esprit a prévalu dans les cercles des économistes

néolibéraux et « explique qu’aujourd’hui, aux Etats-

Unis, 2% de croissance du produit intérieur brut (PIB)

se traduisent dans les faits par une décroissance du

revenu pour 90% de la population : entre

l’accroissement du PIB et les revenus effectivement

distribués à la très grande majorité des Américains

s’interposent les fuites du pouvoir de la finance, … 4».

Voilà qui nous amène au dernier point.

• L’Etat social n’est pas à l’origine de la crise de

2007, au contraire il a dû intervenir pour alléger les

conséquences de cette crise (par exemple le

supplément de chômage lié à la crise). Le Glass-

Steagall Act (ou Banking Act) de 1933 a été une

réponse à la crise de 1929 : séparation des banques en

banques commerciales (ou banques de dépôt) et en

banques d’investissement. En 1999 le Glass-Steagall

Act est abrogé par le Financial Services Modernization

Act. Ce nouveau dispositif est encore aggravé :

certains risques, par exemple liés aux produits

financiers dérivés, sont flanqués hors du bilan des

banques. Voilà une invitation à la manipulation et à la

spéculation financières, c’est-à-dire à l’enrichissement

sans aucune contrepartie. Par ailleurs, on peut se

demander si cette spéculation (argent facile) n’a pas

contribué à la désindustrialisation.

• Relevons deux constatations de Jean Pisani-

Ferry5 applicables au Luxembourg.

Première constatation

« La protection sociale reste dominée par une logique

curative, au détriment de l’action préventive : notre

dépense publique est proche des niveaux scandinaves,

mais la part des dépenses d’éducation et de

prévention des risques sociaux, qui agissent en amont

des risques pour prévenir plutôt que réparer, reste

relativement faible ». Pour augmenter l’efficacité de

notre protection sociale le Luxembourg doit

3 Eloi Laurent, Pour une politique de développement humain, in :

L’Economie politique, n° 63, juillet 2014, p. 48. Cet article est lié à

l’ouvrage que cet auteur a publié au cours de la même année. 4 Ibid. p. 49.

5 Jean Pisani-Ferry (dir.), Quelle France dans dix ans ? Rapport de

France Stratégie au président de la République, Paris, 2014, p.

112-113. Cet auteur est commissaire général à la stratégie et à la

prospective, depuis le 1er mai 2013. Le Commissariat général à la

stratégie et à la prospective remplace le Centre d’analyse

stratégique ainsi que le Conseil de l’emploi, des revenus et de la

cohésion sociale, qui lui-même a remplacé le Commissariat

général au plan. France Stratégie est le nom d’usage du

Commissariat général à la stratégie et à la prospective.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 199

davantage s’occuper de l‘aspect préventif que par le

passé.

Seconde constatation

« Le déséquilibre générationnel se creuse entre les

seniors qui bénéficient des prestations retraite et

santé et les jeunes qui cotisent, mais que le système

soutient peu et protégera moins que leurs aînés ». Le

problème générationnel reste lié à une distorsion

majeure : les seniors avec retraite assurée ; les jeunes

obligés de cotiser pour ces retraites, mais exposés au

chômage et à la précarité.

* * *

Revenons sur le modèle luxembourgeois du dialogue

social. Trois aspects prédominent.

• L’importance du dialogue social n’est plus à

démontrer. Avec la crise de la sidérurgie, puis avec la

crise interminable déclenchée par les subprimes les

enceintes du dialogue social ont proliféré. Ecoutons le

directeur du STATEC, Serge Allegrezza1 : « Le modèle

social devra se réinventer en commençant par mettre

de l’ordre dans le fouillis des institutions du dialogue

social, pléthoriques et redondantes, … ».

Rappelons les institutions du dialogue social :

chambres professionnelles (1924), Conseil économique

et social (CES, 1966), comité de coordination tripartite

(remontant à la crise sidérurgique), conseil supérieur

pour un développement durable (CSDD), comité

permanent pour l’emploi, fédérations professionnelles

et syndicales. A la longue une coordination de ces

institutions semble inévitable.

Deux structures semblent centrales : le CES et la

tripartite, où le CES « pourra très bien être

l’antichambre de négociations tripartites » (Serge

Allegrezza). Des arrangements institutionnels sont

possibles ; par exemple intégrer le CSDD dans le CES

(Serge Allegrezza).

1 Serge Allegrezza, Le dialogue social, un antidote à la société de

défiance, in : Le dialogue social au Luxembourg : Actualités et

perspectives, cahier économique n° 115, Luxembourg (STATEC),

2013, p. 11.

• Ecoutons Franz Clément2 : « … le modèle

luxembourgeois est né d’une crise et semble

aujourd’hui vaciller sous l’effet d’une crise de nature

différente. Alors qu’en 1977, il fallait sauver la

sidérurgie, épine dorsale du Luxembourg, aujourd’hui

c’est une crise financière internationale qui touche le

pays et met à l’épreuve les solutions héritées de la

précédente crise ».

• Vers 2010/2011 c’est l’échec des accords

tripartites. Serge Allegrezza parle d’une « atmosphère

de guerre froide dans différentes instances du

dialogue social national ». Trois interprétations sont

possibles.

Un disfonctionnement passager.

Le signe d’une crise ouverte et grave du

dialogue social.

Une crise d’accumulation : transition d’une

époque d’accumulation à une autre (cf. 2.6.2.

et 2.6.3.).

* * *

Le Luxembourg n’échappe pas à des réformes que l’on

peut situer sur trois axes :

réduction du coût salarial ; des progrès dans

ce sens ont déjà été réalisés ;

politique de dérégulation ; par exemple dans

le bâtiment, qui croule sous le poids de la

surréglementation (légale, communale,

technique) ;

rationalisation de l’appareil de l’Etat.

En fait, il n’y a pas d’alternative à ces réformes.

Parfois, l’augmentation de la fiscalité tient lieu de

réformes. C’est là une voie étroite, limitée dans le

temps. Le chemin des réformes n’est pas sans dangers

en démocratie : l’exemple de l’ancien chancelier

Gerhard Schröder est bien connu. Un contre-exemple

est fourni par la France, qui a privilégié la solution

fiscale ; le résultat en est un ras-le-bol fiscal, menant

même à la fronde fiscale.

2 Franz Clément (CEPS/INSTEAD), Le Comité de coordination

tripartite : l’évolution d’une institution majeure du modèle

luxembourgeois de dialogue social, in : cahier économique n° 115,

op. cit. p. 19. Voir aussi, dans le même cahier, les contributions de

Patrick Thill et Adrien Thomas (CEPS/INSTEAD) ; Claude Wey

(historien, président de la Cellule de Recherches sur la Résolution

de Conflits – CRRC) ; Frédéric Rey (Laboratoire Interdisciplinaire de

Sociologie Economique – LISE-CNRS) ; Carole Blond-Hanten et

Roland Maas (CEPS/INSTEAD) ; Monique Borsenberger et Paul

Dickes (CEPS/INSTEAD) ; Achim Seifert (université d’Iéna).

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 200

Résumons de manière critique l’évolution de

l’unification européenne.

• Au lendemain de la Seconde guerre mondiale

deux blocs dominent le monde : l’Empire américain et

l’Empire soviétique ; l’Europe est l’enjeu. Les Etats-

Unis poussent l’Europe à s’unifier, pour deux raisons.

D’abord, les Etats-Unis ont besoin d’un partenaire

solide et non d’un ensemble de pays qui sont

continuellement en désaccord. Ensuite, l’unification

protège contre l’influence soviétique. A ce moment au

moins on peut estimer que les intérêts des Américains

et des Européens sont convergents. Par contre, l’Union

soviétique s’oppose à l’unification européenne, pour

préserver son influence sur les différents pays

européens. Finalement, l’unification européenne est le

résultat de la rivalité entre les deux empires.

• Le Traité de Rome a un mot clé : la

concurrence. Deux approches sont possibles.

L’approche ordolibérale voit dans la concurrence un

moyen d’empêcher la formation de cartels tels qu’ils

ont existé dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.

L’approche néolibérale considère la concurrence

comme le remède à tous les problèmes économiques,

y comprise la redistribution. L’erreur est

monumentale : inégalités sociales, nivellement vers le

bas des salaires (cf. Allemagne). C’est le glissement de

la première approche vers la seconde qui a déclenché

cette débâcle.

• Le traité de Maastricht (1992) aboutit à

l’introduction de l’euro à partir de 1999. La zone euro

n’est pas une zone monétaire optimale (voir sous

5.2.2.), mais elle est considérée comme la suite

logique de la libre circulation des capitaux. On part de

l’idée que le fait de l’introduction de l’euro aura un

effet autoréalisateur : des mécanismes vont jouer.

Ecoutons Cédric Durand1 : « l’union monétaire va

accroître l’intégration commerciale et donc les

bénéfices de la monnaie unique, l’intégration

financière va faciliter la mise en place de systèmes

d’assurance contre les chocs asymétriques, et les

marchés du travail seront contraints à se flexibiliser ».

Ce « bricolage optimiste » ne s’est pas avéré ; au

contraire, la crise de 2007 a tout balayé. Cette

configuration a été aggravée par des vagues de

spéculations. Cédric Durand note2 : « Le mécanisme

pervers clé est identifié : les flux de capitaux massifs –

1 Cédric Durand, Introduction : qu’est-ce que l’Europe ?, in : Cédric

Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, 2013, p. 33. 2 Ibid.

nourris par les différentiels de taux d’inflation et l’idée

que les risques liés aux opérations financières

internationales ont disparu avec la création de l’euro –

vont nourrir des déséquilibres insoutenables et

dramatiquement aggraver les écarts de compétitivité

au sein de la zone. En ce sens la crise de l’euro est

l’œuvre de l’euro lui-même ; loin de créer des critères

d’optimalité, ce que la monnaie unique crée de

manière endogène ce sont les conditions mêmes de sa

déstabilisation ».

• L’Union européenne s’est scindée en deux

groupes d’Etats, le centre, c’est à-dire l’Allemagne

avec quelques autres pays (par exemple le Benelux et

l’Autriche), qui domine la périphérie, c’est-à-dire les

pays du Sud de l’Europe. Aux inégalités à l’intérieur

des différents pays de la zone euro, s’ajoutent les

inégalités entre pays du Nord et pays du Sud.

• Ecoutons Denord et Schwartz3 : « Souvent

appréhendée en termes de « théorie des jeux », la

politique de la concurrence conduit, comme dans le

dilemme du prisonnier, à mettre des entreprises en

situation d’arbitrer entre aveu et secret, sans savoir

quelle position adoptent leurs complices. Cette façon

de construire, en pratique, le marché montre d’autre

part la conception de la politique économique à

l’œuvre dans Europe communautaire : loin d’un

interventionnisme à vocation sociale, elle consiste

pour l’essentiel à élaborer un cadre légal et à

sanctionner des comportements déviants ».

• Deux interprétations du Traité de Maastricht

sont souvent avancées :

Il importe de « dompter » l’Allemagne

réunifiée en lui enlevant son deutsche Mark.

Entre 1981 et 1983 la France a mené une

politique économique désastreuse :

nationalisation des banques, embauche

massive de fonctionnaires, politique

keynésienne effrénée, qui ne prend plus. C’est

cette débâcle économique qu’il faut éviter à

l’avenir.

• Revenons une dernière fois à un problème

central de l’Union : la crise économique. L’économiste

américain Christopher Sims4, prix Nobel en sciences

3 François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas

lieu, Paris, 2009, p. 114-115. 4 A Lindau (Bavière) se sont rencontrés, du 19 au 20 août 2014,

460 jeunes économistes sous la houlette de la Fédération Nobel.

D’ailleurs, 17 prix Nobel en sciences économiques y étaient

présents, dont Christopher Sims (professeur à l’université de

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 201

économiques (2011), a donné une interview

remarquable dans Le Monde du 23 août 2014. Cet

éminent économiste met en évidence trois aspects

particuliers.

Des transferts fiscaux entre le Nord et le Sud

de la zone euro sont indispensables. A cet

effet on ne peut pas séparer à la longue

politique fiscale et politique monétaire. La

pérennité de l’euro exige un lien entre les

budgets des différents Etats.

La réduction de la dette publique ne doit pas

constituer une finalité sui generis (par

exemple de 100% à 60%). Il faut, bien sûr,

stabiliser d’abord la dette publique et ensuite

la réduire peu à peu, sans peser brutalement

sur la croissance par une austérité excessive.

Les euro-obligations sont un instrument

indispensable à la zone euro, ceci est possible,

toujours selon Sims, car « cela n’implique pas

une coordination fiscale poussée ».

En fait, les deux grandes puissances de l’euro-zone,

l’Allemagne et la France, sont au centre de la

problématique européenne. L’Allemagne insiste sur sa

« souveraineté financière » : pas d’euro-bonds ; il

s’agit d’un refus de la solidarité Nord-Sud en Europe.

La France préconise cette solidarité, mais reste

réticente à réduire sa souveraineté politique au profit

de l’Union (cf. succès du FN). Ces deux puissances

européennes doivent faire des concessions, c’est-à-

dire accepter davantage d’Europe, sauf à mettre en

danger l’avenir de cette Europe.

Finalement, la taille du Luxembourg est telle qu’un

endettement sévère pourrait déstabiliser son

économie et mettre la place financière en danger.

5.2.9.2 Au-delà de l’économie

5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle

L’instauration du libre-échange, à partir de

l’Angleterre, a aussi posé la question de la mobilité,

laquelle soulève le problème de la liberté de

circulation.

Princeton, USA) et Joseph Stiglitz, le plus médiatique. En 2015

c’est au tour des médecins, physiciens et chimistes de se

rencontrer.

Avant même l’apparition du libre échange la France a

mis en place un dispositif1 disciplinaire vis-à-vis du

monde ouvrier, face au nomadisme de cette

population.

D’abord, en 1781 est instauré un « petit cahier »

d’identification ; il est délivré par les « maîtres ». Dix

ans plus tard ce cahier est abrogé sous la Révolution

française, car incompatible avec la liberté du travail.

Ensuite, le consul Napoléon Bonaparte introduit en

1803 le livret d’ouvrier, une sorte de « passeport

intérieur », donc aussi au Luxembourg (Département

des Forêts). Ce livret vise deux finalités :

garder l’ouvrier dans le département de

l’entreprise qui l’emploie,

suivre l’ouvrier à la trace, c’est-à-dire exercer

un contrôle social.

En France le livret est abrogé en 1890, après qu’il soit

tombé en désuétude au cours des années 1860-1870.

Au Luxembourg2 le livret persiste : en 1906 la

Chambre de commerce regrette, dans son rapport

annuel, le relâchement général vis-à-vis du livret. En

1916 le directeur général de l’intérieur adresse une

circulaire aux administrations communales pour leur

rappeler l’existence du livret. Les bouleversements à la

fin de la Première guerre mondiale balayent

définitivement ce livret, un vestige du Régime

français.

* * *

Au cours du XVe siècle est élaborée en Italie du nord la

comptabilité3 à deux entrées, l’une pour le débit,

l’autre pour le crédit (comptabilité à partie double),

menant à la balance d’un compte. Plus récemment des

normes comptables anglo-saxonnes facilitent les

manipulations comptables.

1 Armand Mattelart (professeur émérite à l’université de Paris-VIII)

et André Vitalis (professeur émérite à l’université de Bordeaux-III),

Le profilage des populations – du livret ouvrier au cybercontrôle,

Paris, 2014, p. 26-28. Voir aussi, dans un autre genre: Michalis

Lianos (sociologue), Le nouveau contrôle social – Toile

institutionnelle, normativité et lien social, Paris, 2001, 255 pages. 2 Pour des détails, voir Cahier économique n° 113, Luxembourg

(STATEC), 2012, op. cit. p. 23-24. 3 R. Haulotte et E. Stevelink, Luca Pacioli, sa vie, son œuvre et la

première traduction en français du premier traité de comptabilité

imprimé en 1494 à Venise, Bruxelles, éd. Comptabilité et

Productivité ; 94 pages ; première édition en 1960.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 202

A partir des années 1970 l’informatique a changé

complètement la donne. Des situations de monopole

se sont succédé : l’ère du matériel IBM a dominé

jusque dans les années 1980 ; Microsoft prend la

relève. « A l’orée des années 2000, un nouvel âge s’est

ouvert, celui du contrôle des données personnelles des

internautes. Depuis cette date, une dynamique de

concentration est à l’œuvre sur Internet 1».

« La puissance des effets de réseau, combinée aux

économies d’échelle, a engendré des situations de

monopole » ; par exemple Google. Plus d’un milliard

d’individus se connectent quotidiennement à

Facebook. Amazon est devenu le leader de la vente en

ligne ; Apple a une position solide quant aux tablettes

et quant à la musique en ligne.

Les technologiques numériques déclenchent de

nouvelles mutations. Retenons trois effets plutôt

inquiétants.

La masse des données enregistrées reste

croissante ; la puissance des détenteurs de

ces big data est elle aussi croissante : Google,

Apple, Facebook, Twitter, Amazon, … ; à ces

monopolistes s’ajoutent les Administrations.

Des monopoles privés sont appelés de plus en

plus à stocker des données sur des individus, à

les épier (par exemple sur leur comportement

de consommateur). De notre comportement

passé le futur comportement est même

extrapolé ; « les big data pourraient signifier

que nous sommes à jamais prisonniers de nos

actions antérieures, utilisables à notre

encontre par des systèmes qui prétendent

prédire notre comportement futur : nous ne

pouvons jamais échapper à ce qui s’est

produit antérieurement 2».

Il y a transfert de responsabilité de l’Etat vers

les « plates-formes » privées : « Par exemple,

i Tunes et Amazon sont devenues de fait les

arbitres de la gestion des droits de propriété

intellectuelle entre créateurs de contenu et

consommateurs, en contournant les lois sur le

copyright de la plupart des pays 3».

1 A. Mattelart et André Vitalis, 2014, op. cit. p. 177.

2 Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, BIG DATA La

révolution des données est en marche, Paris, 2014 (2013), p. 238-

239. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hayet Dhifallah. 3 Arun Sundararajan (New York University), Les nouvelles

institutions économiques du XXIe siècle – La révolution numérique

crée des organisations hybrides, in : Le Monde du 18 juillet 2014.

Traduit de l’anglais par Gilles Berton.

Le recul de la sidérurgie luxembourgeoise est bien

connu ; le Luxembourg est devenu une économie de

services. Dans un tel contexte ces nouvelles

technologies prennent une dimension considérable ;

par exemple l’université du Luxembourg est engagée

dans cette direction.

L’informatisation de la vie sociale génère une infinité

de données que l’on n’arrive guère à effacer

complètement : est-ce « la liberté dans le coma4 »?

Apparaît le paradoxe de la vie privée5 : nous aimons

nous exprimer librement, mais nous avons peur d’être

fichés irrévocablement.

Au 19e prévaut la surveillance du monde ouvrier,

considéré comme « classe dangereuse ». Actuellement,

on peut estimer, en paraphrasant Thomas Hobbes, que

« tout le monde surveille tout le monde ».

5.2.9.2.2 L’après-démocratie

Résumons en quelques points l’évolution du régime

politique et du capitalisme au Luxembourg.

Première période : de l’indépendance à la Première

guerre mondiale

Le régime politique est une démocratie libérale

censitaire, qui évolue lentement, mais non sans

soubresauts. Par exemple Gilbert Trausch6 parle de « la

contre-offensive réactionnaire 1853-1860 » ; quant à

l’année 1856 on parle de coup d’Etat. Avec la

constitution de 1868, qui succède à celle de 1856,

réactionnaire, c’est l’apaisement. Le cens continue de

nouveau à baisser.

Le régime économique est un capitalisme libéral,

dirigé par une bourgeoisie dépourvue de sens social.

Contrairement au régime politique l’apaisement à

partir de 1868 au moins ne joue pas sur le plan

économique. Cette bourgeoisie/patronat exerce son

pouvoir économique de manière absolue.

4 Groupe Marcuse, La liberté dans le coma, Paris, 2012, 242 pages.

Groupe Marcuse : Mouvement autonome de réflexion critique à

l’usage des survivants de l’économie. 5 Jean-Marc Manach (journaliste d’investigation), La vie privée, un

problème de vieux cons ? Paris, 2010, 223 pages. 6 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, 1981,

op. cit. p. 60.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 203

Deuxième période : le grand chambardement

L’entre-deux-guerres change la donne : la

bourgeoisie/patronat doit accepter des compromis

tant politiques qu’économiques. Le monde salarié a

dorénavant son mot à dire sur les plans politique et

économique. Le profil de la société luxembourgeoise

est modifié : le Luxembourg entre pleinement dans

une société démocratique, soutenu par des réformes

institutionnelles : par exemple création des chambres

professionnelles, mais il faut attendre 1966, pour que

le CES apparaisse.

Troisième période : le zénith ou le fordisme

La société luxembourgeoise est à son zénith vers

1945-1975 : croissance continue, Etat providence,

société de consommation, niveau de vie en hausse.

C’est l’époque du compromis social : salaires élevés

contre productivité du travail.

C’est aussi la démocratie des partis : parti chrétien

social, parti socialiste, parti libéral. Le Gouvernement

est alors en règle générale issu d’une coalition de deux

de ces trois partis. Par la suite s’y ajoute un quatrième

parti, les Verts (déi Gréng) : les possibilités de former

un Gouvernement s’accroissent ; le dernier

Gouvernement en est un exemple concret.

Quatrième période : prolongement du fordisme

Sous la houlette du secteur financier le fordisme est

prolongé au Luxembourg : de 1975 vers 1990.

Cinquième période : le temps des incertitudes (à partir

de 1990 environ)

La réunification allemande a affaibli l’Allemagne, au

moins au début. La spéculation financière s’envole, la

mondialisation prend son essor. C’est aussi le début de

l’implosion des idéologies.

Sixième période : la crise de 2007

La crise, partie des Etats-Unis, est devenue une crise

généralisée. Elle est loin d’être terminée. Un scénario à

la japonaise est à craindre : croissance molle. Au

Luxembourg une croissance de 4% garantit la

protection sociale généreuse qui est la nôtre. Une

croissance réduite à un pour cent ou même moins

placerait le Luxembourg dans une position précaire

quant au financement de la protection sociale. C’est là

un scénario si la croissance molle persiste longtemps.

* * *

La société européenne est en crise ; le Luxembourg ne

fait pas exception. Les Trente glorieuses, prolongées

quelque peu au Luxembourg, fournissent l’image d’une

société apaisée, car dotée d’une forte redistribution

des revenus.

Des modifications radicales, sous l’impulsion de

Reagan et Thatcher, interviennent à partir des années

1980 :

• Triomphe croissant de l’économie financière,

c’est-à-dire décrochage entre l’économie financière et

les fonctions économiques du capitalisme.

• Les marchés focalisent le pouvoir économique.

• C’est le temps de la désindustrialisation

(surtout dans les pays du sud), de chômage, de la

précarité, etc.

• Le capitalisme financier est une économie de

court terme, par opposition à l’ordolibéralisme qui vise

le long terme. Le court-termisme a fait des ravages

considérables dans notre société.

• L’économie financière est accompagnée d’une

vague de privatisations, même le domaine social est

concerné.

• L’individualisation effrénée est liée au court

termisme. Ecoutons le sociologue Alain Touraine1 : « …

beaucoup d’adolescents ont une grande difficulté à se

préparer à leur vie d’adultes, alors qu’ils sont

entraînés, notamment par les réseaux sociaux, à

privilégier l’immédiat sur le futur et les formes rapides

de sociabilité sur celles qui créent des relations

affectives et cognitives plus complexes et plus

durables ». Et encore du même auteur : « Est-il besoin

d’ajouter qu’une société, pas même la société de

consommation, ne peut reposer seulement sur

l’immédiat, le disponible, le non-conflictuel ? ».

• L’individualisme consommateur s’est imposé

partout : le résultat est une « société atomisée ».

L’Eglise et les syndicats représentent l’aspect

« collectif » dans la société. Ces deux institutions sont

en perte de vitesse.

1 Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, 2013 ; la première

citation provient de la page 592 et la seconde de la page 593.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 204

Vers 1900 la pratique religieuse1 est encore supérieure

à 90% ; en 1974 elle ne dépasse pas 38% ;

actuellement elle est tombée à environ 10% (ou

moins). Ce qui ne signifie nullement la rupture avec

l’Eglise ; il y a par exemple des pratiques persistantes

occasionnelles (baptême, mariage religieux,

enterrement religieux). Les syndicats ont des

problèmes analogues. En 2010 le taux de

syndicalisation2 est de 41% ; vers 1970/71 le taux

3 a

encore atteint 64%.

Les « croyances collectives » sont en recul au profit de

l’individualisme. L’Europe est en crise. Selon

Emmanuel Todd4 « nous sommes angoissés par le vide

religieux qui s’est creusé dans le dernier demi-siècle ».

Au vide religieux Alain Touraine5 ajoute le « vide de la

pensée ». Le même auteur6 parle « d’une pensée

économique incapable de saisir la réalité ».

* * *

L’aboutissement de tous ces changements est un recul

du poids de la démocratie. Retenons quelques causes.

• Le secteur des services a une propension à

créer de la bureaucratie, c’est d’autant plus le cas que

le Luxembourg est devenu une économie de services

par excellence. La bureaucratie a tendance à

accaparer un pouvoir propre qui n’est pas le sien.

• Le législatif perd de sa prééminence au profit

de l’exécutif. En France la Ve République donne la

préférence à l’exécutif, au moins en comparaison avec

la IVe République. Tel n’est pas le cas au Luxembourg :

le recul de l’influence du législatif prend d’autres

formes. Prenons deux exemples concrets. Le premier

est lié aux lois-cadres, aux lois d’habilitation. Ces lois

ont une grande utilité, mais leur prolifération est

inquiétante, car ceci est de nouveau effectué aux

dépens du législatif. Le second exemple est en relation

avec le travail à la Chambre. L’exposé des motifs est

rédigé par les soins du ministère concerné. Mais,

souvent, dès qu’il s’agit d’une matière hautement

technique (par exemple fiscalité), l’Administration est

appelée à contribuer à ce travail en apportant son

1 Gilbert Trausch, 1981, op, cit. p. 216.

2 Jean Ries, Regards sur le syndicalisme au Luxembourg,

Luxembourg (STATEC), 12-2011. 3 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 209.

4 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 38.

5 Alain Touraine, Réinventons le politique, in : Le Monde du 8/9

juin 2014. 6 Alain Touraine, Après la crise, Paris, 2010, p. 78.

savoir technique, ce qui lui accorde une influence non

négligeable. Le recours aux experts du privé présente

lui aussi des risques.

• Les Gouvernements et les Parlements des pays

de l’Union européenne ont transmis une part de leurs

compétences aux Autorités communautaires, c’est

bien connu. Toutefois, selon Philippe Frémeaux7 « il est

excessif de dire que nos lois sont aujourd’hui, pour la

plupart, élaborées au niveau européen ». En effet, les

directives proposées par la Commission de Bruxelles

sont toujours approuvées par le Conseil de l’Union, où

sont représentés les différents Etats. Incriminer

Bruxelles, de la part des Gouvernements de l’Union,

lors de décisions impopulaires, est pour le moins une

attitude quelque peu cynique.

• Des institutions indépendantes disposent d’un

pouvoir de décision incontestable. Cela existe dans

d’autres pays de l’Union, mais c’est plus récent au

Luxembourg. Par exemple la Cour constitutionnelle8

est créée par la loi du 27 juillet 1997. Autre exemple :

la Commission nationale pour la protection des

données. Il y a un danger : des décisions sont prises,

par une personne ou un nombre restreint de

personnes, sur des sujets sociétaux pour lesquels ces

institutions indépendantes n’ont pas de légitimité

démocratique.

• Au Luxembourg il y a un « régime des

partis » ; à ne pas confondre avec le régime des partis

de la IVe République en France. Depuis 1945 il y a trois

grands partis au Luxembourg ; depuis quelque temps

s’y ajoute un quatrième. Chaque parti a un

programme. La coalition formant le Gouvernement est

un compromis du programme des partis de

gouvernement. De ce fait, les partis politiques

disposent d’un pouvoir politique réel, auquel ne

correspond pas forcément un contrôle démocratique.

Retenons que les partis politiques sont intimement

liés à la démocratie représentative. A partir de la

Seconde guerre mondiale trois partis de masse

prédominent au Luxembourg : parti chrétien social,

parti socialiste, parti libéral. Ce sont des partis à

organisation hiérarchisée. Entretemps d’autres partis

politiques sont apparus, parfois plus ouverts sur la

société, car moins structurés : les Verts, ADR, déi Lénk,

7 Philippe Frémeaux (éditorialiste à Alternatives Economiques), Les

missions de l’Europe, in : Alternatives Economiques, hors-série n°

95 : L’Europe a-t-elle un avenir ? Paris, 2013, p. 34. 8 Il n’y a pas de recours direct individuel. Cette Cour exerce un

contrôle a posteriori (saisie par voie préjudicielle), le Conseil d’Etat

exerce un contrôle a priori.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 205

Piratepartei ; le parti communiste existe toujours, bien

que marginalisé. Les partis de masse se sont estompés

quelque peu ; probablement sous l’effet de deux

phénomènes. D’abord, les partis traditionnels semblent

dotés de structures trop rigides pour affronter les

transformations sociales de la société. Ensuite,

Internet avec tous ses réseaux rend ces partis quelque

peu obsolètes. Toutefois, les partis traditionnels, y

compris les Verts, résistent mieux au Luxembourg que

par exemple en France. Une fonction essentielle des

partis est de favoriser et d’assumer le débat politique

au profit de l’ensemble de la population. Est-ce que de

petits partis y réussissent autant que les grands partis

de masse ?

• Parfois pointe une certaine lassitude, de la

part de la population, vis-à-vis de la politique

(Politikverdrossenheit). Sont incriminées les

nombreuses consultations électorales : élections

législatives, élections communales, élections

européennes. A cela s’ajoute probablement, à l’avenir,

le referendum, selon les projets gouvernementaux. En

général ce qui peut créer cette lassitude envers les

hommes/femmes politiques, ce sont les vaines

promesses des politiques, tandis que la crise persiste.

• Le régime démocratique permet à chacun « de

comparer à tout moment sa vie avec celle des

autres 1» ; ce qui peut engendrer des jalousies et des

frustrations. Cette disposition est encouragée par :

- Internet,

- la société luxembourgeoise où « tout le monde

connaît tout le monde »,

- un niveau de vie élevé.

Tocqueville2 a déjà parlé, en relation avec l’Amérique,

de « la mélancolie singulière que les habitants des

contrées démocratiques font souvent voir au sein de

leur abondance, … ».

* * *

Les relatons entre démocratie et capitalisme3 sont un

sujet majeur des sciences sociales. Dans ce contexte la

crise de 2007 peut donner lieu à deux interprétations.

1 Gérald Bronner (sociologue), La planète des hommes –

Réenchanter le risque, Paris, 2014, p. 82. 2 Tocqueville, De la révolution en Amérique, p. 522. Voir référence

complète à la note 4, p. 11. 3 Robert Boyer, Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris,

2011, p. 215.

Dès qu’un processus politique (par exemple

déréglementation financière) exclut une grande partie

de la population, le mécanisme qui en résulte peut

déboucher sur des déséquilibres (parfois cumulés)

affectant l’ordre social et politique, donc la

démocratie.

La « prise de pouvoir » des financiers (Etats-

Unis, Royaume-Uni) peut déclencher deux

conséquences. D’abord, ils s’adonnent à une

spéculation effrénée (cf. produits dérivés). Ensuite, par

le processus d’endettement, le système financier est

mis en péril (cf. faillite Lehman Brothers) et risque de

déboucher sur une crise structurelle majeure,

affectant la démocratie.

Au Luxembourg, deux sortes d’exclusion menacent.

Les jeunes voient, par les déficiences

structurelles de notre enseignement, leurs chances

professionnelles futures amoindries, au moins par

rapport aux générations des Trente glorieuses.

Des jeunes et des moins jeunes actifs sont

confrontés à des augmentations des contributions

fiscales et sociales. Est-ce que cela s’effectue en lieu

et place de réformes structurelles nécessaires ?

* * *

Le sociologue Wolfgang Streeck4 part des tensions

permanentes entre le monde social et le monde

économique, conformément à l’Ecole de sociologie de

Francfort. Le capitalisme en crise recourt, pour

survivre, à l’inflation au cours des années 1970, à

l’endettement public à partir des années 1980 et

finalement l’endettement privé (crédit facile,

subprimes), menant à la crise générale. Trois acteurs

sont en jeu : l’Etat, le capital et les salariés. Les trois

crises successives du capitalisme depuis les années

1970 se déroulent aux dépens de l’Etat (cf. pouvoir

supranational et influence des multinationales) et des

salariés (baisse d’influence des syndicats, précarité),

mais au profit du capital. Deux conséquences

apparaissent : croissance des inégalités sociales,

indifférence politique d’une partie de la population.

Voilà deux ennemis redoutables de la démocratie. Les

crises économiques sont devenues des crises de

légitimation selon W. Streeck.

* * *

4 Wolfgang Streeck (Direktor am Max-Planck-Institut für

Gesellschaftsforschung in Köln), Gekaufte Zeit. Die vertagte Krise

des demokratischen Kapitalismus, Berlin, 2013, 271 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 206

L’économie de court-termisme en relation avec le

modèle « shareholder » permet trois conclusions.

Dans cette société l’emploi et l’investissement

sont devenus des variables d’ajustement, liées

à un modèle « dividendes minimum garantis ».

Rappelons le théorème D’Helmut Schmidt :

Les profits d’aujourd’hui sont les

investissements de demain et les emplois

d’après-demain. Ce théorème1 a été inversé :

« Les licenciements d’aujourd’hui sont les

profits de demain et les dividendes d’après-

demain ».

Dans ce modèle le patronat tend à accaparer

la valeur ajoutée au lieu d’investir, ce qui

mène aux inégalités et à la

désindustrialisation.

Selon Thomas Piketty le différentiel entre rendement

du capital (r) et croissance économique (g), « sous-

jacent à la dynamique du capitalisme 2», mène à la

concentration des richesses au profit du capital, dès

que r>g. Dans un tel contexte on peut se demander

jusqu’à quel seuil un régime démocratique peut tolérer

une telle situation. Au Luxembourg la financiarisation

favorise r aux dépens du travail.

* * *

La sidérurgie a été un point culminant de notre

économie ; actuellement, c’est (toujours) la place

financière qui joue ce rôle. Se pose une seule

question : quelles activités pourront prendre la relève

de la finance ? On avance parfois les communications

au sens large dans ce rôle. Ecoutons Guy Schuller3 à

cet égard : « Si le Luxembourg a intérêt à développer

toutes les potentialités qui s’ouvrent dans ce secteur

de pointe, il semble évident que l’ensemble des

activités ne pourra avoir l’envergure du secteur

sidérurgique dans les années 60 ou du secteur

financier à l’heure actuelle ».

1 Benjamin Coriat, professeur de sciences économiques à

l’université Paris-XIII, dans Le Monde du 28 août 2014. 2 Geneviève Schméder (membre du comité de rédaction de

Futuribles), La répartition des richesses – Quand le capital prime

sur le travail : à propos de l’ouvrage de Thomas Piketty, in :

Futuribles, n° 402, sept.-oct. 2014, p. 69. 3 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le

Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette,

1999, p. 110.

5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance

De l’indépendance jusqu’à la Première guerre

mondiale la bourgeoisie luxembourgeoise dirige à la

fois la politique du pays, l’Etat et la production

(notamment industrielle). Voilà qui permet à cette

bourgeoisie une position dominante quant aux

revenus, au patrimoine (immobilier, monétaire et

financier) et même quant à l’activité culturelle. Cette

bourgeoisie est installée dans la durée, fermement

appuyée sur le Code civil de 1804.

Au cours de l’entre-deux-guerres c’est la grande

transformation du Grand-Duché. Malgré son

intransigeance initiale, la bourgeoisie est amenée à

composer avec le monde ouvrier. Elle est d’autant plus

disposée à le faire qu’elle a su garder son pouvoir

économique et même une grande partie de son

pouvoir politique. La bourgeoisie a réussi à se ressaisir

(cf. Thomas Piketty).

Après la Seconde guerre mondiale c’est l’ère du

fordisme, le temps de la société salariale, fondée sur le

principe hiérarchique. Chaque catégorie

socioprofessionnelle dispose d’un statut4 qu’elle

défend contre vents et marées. Le nombre de statuts

est élevé : chauffeur d’autobus des CFL, ouvrier

carreleur, fonctionnaire de l’Etat, employé d’une

banque, avocat, etc.

Cette société présente deux particularités.

Une large priorité est accordée à la croissance

économique (fordisme oblige) : les fruits de

cette croissance doivent profiter à l’ensemble

de la population et à cet effet les inégalités

les plus incompatibles doivent être éliminées,

selon la seconde loi de justice de John Rawls5.

Le niveau de vie augmente tout au long de

cette période.

La structure de la société est hiérarchique,

mais la mobilité sociale est possible : c’est la

« méritocratie » par l’intermédiaire de l’école,

qui joue un rôle central. Voilà qui permet

4 Gérard Trausch, Le Luxembourg, une société de consensus, in :

Manuel de l’intervention sociale et éducative au Grand-Duché de

Luxembourg, t. 1, Luxembourg, 2009, p. 220. 5 En ce qui concerne les trois principes de justice de John Rawls

voir de cet auteur : Théorie de la justice, Paris, 1997 (1971) ;

traduit de l’anglais par Catherine Audard. Dans la foulée voir

aussi : C. Audard, R. Boudon, J.-P. Dupuy et alii, Individu et justice

sociale, Autour de John Rawls, Paris, 1988, 320 pages.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 207

l’ascension sociale pour soi-même, sinon au

moins pour les enfants. Selon Pierre Bourdieu

il y a un biais : l’augmentation du niveau de

vie est accompagnée du maintien, au moins

partiel, des écarts structuraux entre classes

sociales.

A la suite de la financiarisation de la société

luxembourgeoise et de l’effet de la crise économique,

ce modèle tombe en panne. Nous avons pointé les

raisons économiques et sociales essentielles :

chômage, précarité, … ; le riche Luxembourg a lui

aussi son lot de pauvreté. S’y ajoutent d’autres

éléments. Ainsi, l’importance sociale de l’héritage

augmente, il en est de même de la rente (cf. 1.3.4.). La

méritocratie ne fonctionne plus autant. L’origine

sociale des élèves, c’est-à-dire « des dispositions

transmises par la prime éducation dans le cadre

familial 1», gagne en profondeur. La société

luxembourgeoise est en crise économique et sociale.

Au centre de cette crise se situe le couple infernal

chômage/précarité, véritable venin pour la

démocratie ; il occupera pendant des années encore le

devant de la scène sociale et économique.

Par ailleurs on peut se demander si le troisième

principe de J. Rawls peut jouer pleinement au

Luxembourg. Enonçons-le dans une présentation

simplifiée : dans une société juste les conditions

d’accès au marché doivent permettre d’acquérir des

compétences et qualifications aux chômeurs. Il est

important d’échapper à la logique de l’assistanat. Dans

ce contexte le Gouvernement vient de procéder à des

réformes. Par exemple, la réorganisation de l’Adem

doit permettre d’améliorer sensiblement son efficacité.

Pour terminer, retenons une initiative heureuse : le

nouveau lycée à Junglinster, qui vient d’ouvrir ses

portes. Les élèves y sont soigneusement encadrés ; les

différents ordres d’enseignement y sont réunis dans

un même bâtiment. Voilà qui réduit plutôt l’impact de

l’origine sociale des élèves.

L’Etat a comme charge générale de protéger ses

citoyens. Face à la petite dimension du pays, il devra y

ajouter un aspect devenu primordial avec la

mondialisation : doter les jeunes de capacités les

rendant aptes à affronter la vie économique. C’est dire

l’importance de la formation, de l’école (y compris et

1 Luc Boltanski, Croissance des inégalités, effacement des classes

sociales ? in : François Dubet, Inégalités et justice sociale, Paris,

2014, p. 31.

surtout le life-long-learning, l’école de la deuxième

chance et les cours du soir2).

* * *

Selon les développements précédents, résumons la

situation économique de la zone euro, dans laquelle le

Luxembourg est obligé d’évoluer.

• La zone euro est coincée entre l’équilibre des

finances publiques lié à une réduction de

l’endettement selon le pacte budgétaire d’une part, et

une politique monétaire interdisant une mutualisation

des dettes (euro-bonds) d’autre part.

Un paradoxe est apparu : l’endettement de la zone

euro dépasse probablement 96% vers la fin de 2014.

En d’autres mots, des pays de la zone euro ne seraient

pas admissibles à entrer dans cette zone euro (60%).

Par ailleurs, le FMI estime que la zone euro freine la

croissance mondiale.

• Le chômage restera un problème central de la

zone euro ; le taux de chômage y tourne autour de

12%. Cette situation est encore aggravée par le

chômage des jeunes. « La jeunesse est obligée de

payer la rente d’un capital de bien-être dont les

anciens ont bénéficié par anticipation 3».

• La situation déflationniste dans laquelle la

zone euro est plongée ne pose pas moins de

problèmes : la déflation, c’est la récession. Rappelons

deux exemples historiques, les politiques

déflationnistes du chancelier Heinrich Brüning (1930-

1932) et celle du Président du Conseil Pierre Laval en

1935. Tout au long des années 1930 Keynes n’a cessé

de mettre en garde les responsables politiques contre

la politique de déflation.

Toute politique déflationniste revalorise la dette

publique. Dans ce contexte les Allemands parlent à

juste titre de Geldaufwertungspolitik.

• La crise des subprimes a fait de l’endettement

public un vrai problème. Les spéculations excessives,

voire délirantes, ont précipité des banques

systémiques au bord de la faillite. Les aides publiques

destinées à les sauver ont lourdement pesé sur

2 A titre d’exemple retenons qu’au cours de l’année 2010/11 le

nombre total de participants des cours du soir organisés par l’Etat

s’élève à 15 473, selon l’annuaire statistique 2012, p. 199. 3 Paul Jorion et Bruno Colmant, Penser l’économie autrement,

Conversations avec Marc Lambrechts, Paris, 2014, p. 142.

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Cahier économique 119 208

l’endettement. La réglementation de la finance reste

une urgence, même si des progrès ont été réalisés.

• Revenons au partage des gains de

productivité, répartis entre capital et travail ; ils

fournissent le fondement du fordisme au Luxembourg.

L’accent mis actuellement sur la « shareholder value »

a gonflé la part revenant aux actionnaires. Le surplus

leur revenant devrait être retenu dans l’entreprise

pour contribuer à son financement et ainsi à sa

pérennité.

• La crise de 2007 donne lieu à différentes

interprétations.

La crise reste devant nous, car la croissance

n’est pas au rendez-vous, la politique

d’austérité aveugle y contribue certainement.

La crise des subprimes a déclenché « un

basculement sociétal fondamental 1». Les

crises économiques depuis les Trente

glorieuses annonceraient « la grande

transformation » (Karl Polanyi) économique,

géopolitique et culturelle.

L’économiste américain Robert Gordon

(Northwestern University, Illinois, USA), a

lancé la thèse d’une grande stagnation (panne

d’innovation, montée des inégalités). Le temps

de la révolution industrielle serait révolu, car

il s’agirait d’une période unique, non

susceptible de revenir.

* * *

La Commission Juncker, qui vient de démarrer, est

confrontée à un immense défi : le danger

d’éclatement de l’Union. Ce ne sont guère les petits

pays en difficultés économiques (comme la Grèce ou

le Portugal) qui posent problème, mais les trois

grandes puissances européennes, l’Allemagne, la

France et la Grande-Bretagne.

L’Allemagne est empêtrée dans un juridisme effréné,

remontant à la pensée ordolibérale (cf. 3.1.4.) : lien

entre concurrence, institutions et Constitution ; on a

parlé de « patriotisme constitutionnel ». Une mauvaise

surprise, pour l’Europe, provenant du

Bundesverfassungsgericht, n’est pas à exclure. Trois

effets au moins seraient liés à un tel scénario. D’abord

et surtout, les marchés financiers seraient plongés

dans la défiance, les éléments les plus rigides de la

Bundesbank seraient fortifiés ; le parti politique

1 Ibid. p. 237.

antieuropéen Alternative für Deutschland serait

conforté dans ses vues.

La France, depuis la défaite de 1940 et l’occupation

humiliante qui s’en est suivie, est ultra-sensible aux

questions de souveraineté politique (par exemple refus

de la CED, politique de la chaise vide pratiquée par de

Gaulle). Ceci vaut d’autant plus que la marge de

manœuvre du Gouvernement français reste étroite,

face au succès du FN, figé dans une attitude

antieuropéenne ; l’Europe sert de bouc émissaire aux

difficultés économiques.

Enfin, la Grande-Bretagne veut surtout profiter du

marché commun, mais n’est pas autant portée sur la

solidarité européenne. Rappelons l’attitude de

Margaret Thatcher (« I want my money back »).

Séparer le couple marché-commun/solidarité, c’est

mener l’Union dans l’impasse.

La seule et unique solution pour s’en sortir est

davantage d’Europe, qui doit surmonter la paralysie

politique, dans laquelle le non français (et néerlandais)

à la Constitution européenne a plongé l’Union à partir

de 2005. Garder le statu quo, c’est reculer en réalité.

Dans ce contexte retenons la position inédite de

Joschka Fischer2 (ancien ministre allemand des

Affaires étrangères). On ne peut pas faire à la fois des

réformes structurelles et observer strictement les

critères de Maastricht. Le Gouvernement allemand n’a

pas observé ces critères, non par mépris, mais parce

qu’il a effectué des réformes structurelles (cf. Agenda

2010). Il n’est donc pas pertinent d’acculer la France à

effectuer des réformes structurelles et suivre

pleinement les critères de Maastricht.

Dans les pays occidentaux la création du marché

intérieur a consolidé le pouvoir de l’Etat au 19e siècle.

Au Luxembourg le marché a précédé la création de

l’Etat : il y a bien en 1839 indépendance du Grand-

Duché, mais la création d’une structure étatique

s’étend sur des années, alors que le volet économique

apparaît très tôt (apparition de la Chambre de

commerce en 1841, adhésion au Zollverein en 1842).

Le Zollverein pratique à la fois le protectionnisme vers

l’extérieur et le désarmement douanier à l’intérieur.

D’ailleurs les Etats-Unis ont procédé de la même façon

au 19e siècle (cf. 3.1.5.).

2 Joschka Fischer, Scheitert Europa ? Cologne, 2014, 160 pages.

Voir aussi son interview dans : Der Spiegel, 42 / 2014.

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La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 209

L’Union a opéré différemment à partir de 1986 (Acte

unique européen) ; elle a à la fois :

ouvert le marché intérieur ;

abaissé les barrières douanières par rapport à

l’extérieur de l’Union ;

renoncé à une gouvernance économique.

Ecoutons le professeur Jacques Mistral1quant à la crise

des dettes souveraines et de l’euro : « cette crise est-

elle une vengeance de la rationalité économique sur la

volonté politique ? Ou bien est-ce seulement une crise

de jeunesse ? La cohérence du système n’était pas

suffisamment assurée, et la crise était inévitable à un

moment ou à un autre, mais on peut perfectionner

cette construction en créant – il n’est pas trop tard –

une gouvernance appropriée ».

Le défi de la Commission Juncker est d’établir cette

gouvernance et de sortir l’Union de la crise

permanente ; cela n’est pas une mince affaire.

1 Jacques Mistral (universités Harvard, Michigan, Nankin), Guerre

et paix entre les monnaies, Paris, 2014, p. 182.

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Annexes statistiques

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