avril 2017 - Attac

40
aNGLEs d’ avril 2017

Transcript of avril 2017 - Attac

Page 1: avril 2017 - Attac

aNGLEs d’ avril 2017

Page 2: avril 2017 - Attac

Président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, est un bou-tefeu. Dans une interview publiée le 20 mars par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, le socialiste dé-

clare : «Durant la crise de l’euro, les pays du Nord ont fait montre de solidarité avec les pays touchés par la crise. En tant que social-démocrate, j’accorde une importance exceptionnelle à la solidarité. Mais on a aussi des obligations. Je ne peux pas dépenser tout mon ar-gent en schnaps et en femmes et ensuite vous demander de l’aide»…

LE

Le porte-parole du tonique hollandais a beau monter au créneau deux jours plus tard pour tenter d’éteindre l’incendie –expliquant que les pro-pos de M. Dijsselbloem ne s’adressaient à aucun Etat en particulier–, les médias et le personnel politique du Sud de l’Europe réagissent au quart de tour. Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, réclame sa démission –l’accusant d’avoir tenu des propos «racistes» et «xénopho-bes» à l’égard des pays du Sud de «la zone euro». «C’est un commen-taire malheureux, autant sur la forme que sur le fond», regrette le mi-nistre espagnol de l’économie Luis de Guindos. «LA HONTE». Même sa famille politique lâche le Néerlandais : «Je me demande comment une personne avec de telles convictions peut en-core être considérée comme apte à être Président de "l’Eurogroupe"», estime l’Italien Gianni Pittella, chef de file des sociaux-démocrates au Parlement européen, jugeant ses propos «honteux». Finalement la pression de ses pairs a raison de son stoïcisme et Dijsselbloem avoue regretter des propos «mal interprétés».

Page 3: avril 2017 - Attac

Puis, il s’empresse de rassurer ses fans : non, il ne compte «pas démission-ner». Dans une «Europe sérieuse», Jeroen Dijsselbloem serait «déjà viré», avait pourtant insisté le Premier ministre portugais. Après concertation en in-terne, le groupe socialiste du Parlement européen avait formulé la même de-mande. JUGE DES RÉFÉRÉS. Dans ce contexte agité, «nos» socialistes ne pouvaient pas être en reste. C’est donc au «chef de la délégation PS belge au Parlement eu-ropéen» [sic], Marc Tarabella, qu’est confié le rôle de juge en référé. Titre de son réquisitoire : «Adieu M. Dijsselbloem, personne ne vous regrettera»… «Vos propos […] sont absolument scandaleux ! Ils sont ressentis comme une offense grave […] par bon nombre de citoyens européens qui ne comprennent pas qu’un homme avec de si hautes responsabilités européennes puisse être si méprisant envers la moitié du continent. Votre discours est ignoble et me taire ferait de moi un complice. Nous sommes vous et moi, tous deux, membres de la famille socialiste mais nous n’avons rien en commun. Cette semaine, vous nous avez fait honte, vous avez fait honte à l’Europe. Vous avez giflé ces mil-lions de travailleurs et travailleuses du Sud de l’Europe qui ont grande peine à trouver un travail dans leur propre pays ou même à nourrir leur famille, et ce, quel que soit leur niveau d’éducation. Au nom de mon grand-père et de mon père qui, comme des millions d’autres travailleurs migrants, ont dû quitter leur pays natal pour travailler très dur pour se construire un futur ailleurs, je peux encore moins vous laisser tenir ces propos aussi abjects que l’est votre man-que d’empathie. Je ne vois, en toute honnêteté, que deux actions que vous pourriez accomplir afin d’estomper quelque peu le déshonneur et le préjudice que vous avez créé de toutes pièces. La première est de présenter vos excuses à l’égard des per-sonnes que vous avez profondément humiliées, dans des propos qu’on aurait pu prêter au PVV de Geert Wilders ; la seconde est de présenter votre démis-sion de votre poste de Président de "l’Eurogroupe"

Page 4: avril 2017 - Attac

Vous n’êtes plus digne de cette fonction et il ne manque pas de candidats qui veulent améliorer la situation européenne sans vouer un mépris certains à la moitié de sa population. Je vous écris cette lettre à titre personnel, sans avoir consulté personne et il serait de bon ton que la famille socialiste européenne me suive et vous le de-mande massivement car devant l’abjecte, il n’y a pas de couleur politique qui vaille d’être mentionnée. J’en appelle à votre éthique, pour autant qu’il vous en reste» [sic]… Evidemment. Evidemment. Les propos du Premier des ministres des Finances de l’Eurozone sont «dégueulasses». Mais on est en droit de se demander, dans cette affaire scandaleuse, qui sont les plus hypocrites voire les plus cyniques. Dijsselbloem qui dit tout haut ce que les grands argentiers européens pensent «tout bas» ? Ou le chœur des faux écor-chés vifs qui s’accommodent de la tyrannie exercée par une institution constituée pour saigner les peuples ? «CLUB MED». Car les propos du zélote hollandais sur l'alcool, les femmes et «les pays du Club Med» en disent long sur la façon dont l'Eurogroupe conçoit la crise des dettes souveraines. Il y aurait d'un côté les pays du Nord disciplinés et soli-daires, de l'autre les pays du sud laxistes et débraillés. Une fable, à base de cigales et de fourmis, xénophobe et très éloignée de la réalité. La crise que vi-vent les Grecs, les Italiens, les Espagnols, les Portugais n'a pas été déclenchée par une mauvaise gestion de leurs comptes publics, mais par les désordres de la finance internationale qui ont déstabilisé les pays les plus fragiles de «la zone euro». Par ailleurs, «l'argent» des programmes a essentiellement permis de financer les remboursements des dettes et la recapitalisation des banques, pas des concerts de mandoline arrosés d'ouzo. Le pire, c’est que le Président de l’Eurogroupe entretient ce mythe d’un «sauvetage» de la Grèce. C’est pourquoi il faut le répéter : l’argent qu’on a prêté (pas donné !) a servi à rembourser (et donc à sauver) les grandes banques européennes, françaises et allemandes d’abord, mais aussi hollandaises, qui avaient prêté sans discrimination aux gouverne-ments grecs.

Page 5: avril 2017 - Attac

Le pire, c’est le mensonge toujours entretenu : l’échec des «plans de sauvetage» suc-cessifs (le troisième, en cours, échouera comme les deux premiers) s’expliquerait par l’indolence des Grecs. Or, c’est la dose massive d’austérité –une austérité dont on n’a sans doute pas idée au Nord– qui a plongé la Grèce dans une situation pire que la Grande Dépression américaine des années 30. Ce n’est pas tout. A la tête de l'Eurogroupe, Dijsselbloem s'est toujours montré raide dans les discussions avec les pays du Sud, particulièrement avec la Grèce. En cela, il était et reste parfaitement en phase avec l'approche allemande de Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances allemand, au point de souvent se conformer à ses exigences sans consulter les autres ministres. Qui plus est, c’est l’Eurogroupe en tant qu’instrument de domination qui devrait ici être mis en cause et pas les sentiments non contrôlés de son principal porte-paroles. DESPOTISME. Car l’Eurogroupe est une instance despotique, digne d’un régime totalitaire, puisque ses membres n’ont de compte à rendre à personne, n’est tenue à aucune publi-cité de ses actes et décisions, et ne peut être poursuivie devant aucune juridiction. L’Eurogroupe n’est pas une institution communautaire, il n’a pas de consistance et d’existence légales. L'Eurogroupe, vingt ans après sa création, n'est qu'un cadre de ré-union dépourvu de véritable existence juridique (et donc a fortiori de règles statutaires démocratiques) au sein de l'Union européenne. Or son rôle est désormais majeur puisqu’ il concerne directement le traitement des soubresauts financiers ou monétaires qui se-couent les États ayant adopté l'euro. Or toute cette machinerie «hors contrôle» a été constituée, pérennisée et collégialisée avec la complicité de tous les grands partis euro-péistes (de la droite à la gauche dite «social-démocrate»). L’Eurogroupe –l’institution la plus puissante de «la zone euro», après la Banque centrale européenne [BCE]– a ainsi ses propres règles, incroyables, comme de ne tenir aucun verbatim de ce qui s’y dit ou d’exclure d’autorité –comme ce fut le cas à la fin juin 2015– l’un de ses membres : en l’occurrence, le ministre grec des Finances Yánis Varoufákis. On s’en souvient encore. Pendant six mois, seule contre tous, la Grèce avait ainsi été clouée au pilori par ses partenaires lors de réunions innombrables et interminables –l’Union européenne dévoilant à cette occasion (pour ceux qui n’osaient l’imaginer) un vi-sage intraitable, vindicatif et ignoble

Page 6: avril 2017 - Attac

Dans un texte sans complaisance, honnête et circonstancié, Varoufákis avait tenu à faire connaître l’arrogance et la brutalité avec laquelle l’Eurogroupe n’avait cessé de traiter un pays pourtant souverain. Mais de cette forme de dictature modernisée, éclairant la véritable portée de la construction européenne, nos démocrates patentés n’ont apparemment jamais rien contesté. Ni hier, ni aujourd’hui. Le Rapport du ministre grec reste pourtant d’une actualité ou-trageante et féroce. Extraits. «[…] Le 30 janvier, quelques jours après ma nomination au poste de ministre des Finances, le Président de "l’Eurogroupe", Jeroen Dijsselbloem, m’a rendu visite. Il s’était à peine écoulé quelques minutes qu’il me demandait déjà ce que je comptais faire au sujet du Mémorandum, l’accord que le précédent gouvernement avait signé avec "la Troïka". Je lui ai répondu que no-tre gouvernement avait été élu pour le renégocier ; bref, que nous allions solliciter la révision, dans leurs grandes lignes, des politiques budgétaires et des mesures qui avaient causé tant de dégâts au cours des cinq dernières années : chute d’un tiers du revenu national et mobilisation de l’ensemble de la société contre l’idée même de réforme. La réponse de M. Dijsselbloem fut aussi immédiate que catégorique : "Cela ne marchera pas. C’est le Mémorandum ou l’échec du programme". En d’autres termes : soit nous acceptions les politiques imposées aux gou-vernements précédents, alors même que nous avions été élus pour les remettre en question puisqu’elles avaient si lamentablement échoué, soit nos banques seraient fermées. Car voici, en termes concrets, ce qu’implique "un échec du programme" pour un Etat membre qui se re-trouve privé d’accès aux marchés : "la BCE" coupe tout financement à ses banques, qui n’ont alors d’autre choix que de fermer leurs portes et de mettre hors service leurs distributeurs de billets. CHANTAGE. Cette tentative à peine voilée d’exercer un chantage sur un gouvernement fraî-chement –et démocratiquement– élu n’a pas été la seule. Lors de la réunion de "l’Eurogroupe" onze jours plus tard, M. Dijsselbloem a confirmé son mépris des principes démocratiques les plus élémentaires. Mais M. Schäuble est parvenu à surenchérir. Le ministre des Finances français Michel Sapin venait de prendre la parole pour inviter chacun à trouver un moyen de concilier, d’une part, la validité de l’accord en vigueur et, d’autre part, le droit du peuple grec à nous donner un mandat pour en renégocier des pans importants. Intervenant juste après lui, M. Schäuble n’a pas perdu un instant pour remettre M. Sapin à ce qu’il estimait être sa place : "On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit", a-t-il tranché, cependant qu’une large majorité des ministres présents opinaient du chef.

Page 7: avril 2017 - Attac

A la fin de cette même réunion, alors que nous préparions la déclaration commune qui devait être publiée, j’ai demandé que nous accolions le terme "amendé" à une réfé-rence au Mémorandum. Il s’agissait d’une phrase où notre gouvernement s’engageait à en respecter les termes. M. Schäuble a mis son veto à ma proposition, arguant qu’il n’était pas question que l’accord soit renégocié au seul prétexte qu’un nouveau gou-vernement avait été élu. Après quelques heures passées à essayer de sortir de cette impasse, M. Dijsselbloem m’a mis en garde contre "un naufrage imminent du pro-gramme", ce qui se traduirait par la fermeture des banques le 28 février, si je persistais à vouloir adjoindre le terme "amendé" à la référence au Mémorandum. Le Premier mi-nistre Aléxis Tsípras m’a invité à quitter la réunion sans que nous nous soyons enten-dus sur un communiqué, préférant ignorer la menace de M. Dijsselbloem, qui ne fut pas directement mise à exécution. Mais ce n’était qu’une question de temps. J’ai perdu le compte du nombre de fois où l’on a brandi devant nous le spectre d’une fermeture de nos banques lorsque nous refusions d’accepter un programme qui avait fait la démonstration de son inefficacité. Les créanciers et "l’Eurogroupe" restaient sourds à nos arguments économiques. Ils exigeaient que nous capitulions. Ils m’ont même reproché d’avoir osé leur "faire la leçon"… Voilà, en substance, l’atmosphère dans laquelle les négociations avec les créanciers se sont déroulées : sous la me-nace. Et il ne s’agissait pas de paroles en l’air ; nous l’avons très vite compris. Mais nous n’étions pas disposés à baisser la garde ou à abandonner l’espoir que l’Europe change d’attitude. Quelques semaines après notre prise de fonctions, "la BCE" multipliait les signaux suggérant qu’elle couperait le robinet de financement du système bancaire grec. Au moment le plus opportun pour "l’Eurogroupe", elle aggravait de la sorte la fuite des ca-pitaux, phénomène qui allait "justifier" la fermeture des guichets, comme nous en avait avertis M. Dijsselbloem. L’entrée des technocrates dans la ronde des négociations a confirmé nos pires craintes

Jeroen D. et le ministre grec des Finances Euclide TSAKALOTOS à Bruxelles le 6 décembre 2016

Page 8: avril 2017 - Attac

Le ministre des Finances allemand Wolfgang SCHÄUBLE, le Président de la Banque Centrale européenne Mario DRAGHI et Jeroen DIJSSELBLOEM

En public, les créanciers clamaient leur souhait de récupérer leur ar-gent et de voir la Grèce se réformer. En réalité, ils n’avaient qu’un objec-tif : humilier notre gouvernement et nous forcer à capituler, même si cela signifiait l’impossibilité définitive pour les nations prêteuses de récupérer leur mise ou l’échec du programme de réformes que nous seuls pouvions convaincre les Grecs d’accepter. A de multiples reprises, nous avons pro-posé de concentrer nos efforts législatifs sur trois ou quatre domaines, en accord avec les institutions européennes : des mesures visant à limiter l’évasion fiscale, à protéger le fisc des pressions des pouvoirs politique et économique, à lutter contre la corruption dans l’attribution des contrats publics, à réformer l’appareil judiciaire, etc... Chaque fois, la réponse a été la même : "Certainement pas !". Aucune loi ne devait être votée avant la fin d’un examen approfondi de notre situation […]. AGENOUILLEMENT. Le 25 juin, j’ai participé à mon avant-dernier "Euro-groupe". On m’y a présenté la dernière offre de "la Troïka", "à prendre ou à laisser". Nous avions cédé sur neuf dixièmes des exigences de nos in-terlocuteurs et nous attendions d’eux qu’ils fassent un effort afin que nous parvenions à quelque chose qui ressemble à un accord honorable. Ils ont choisi au contraire de durcir le ton, sur la TVA par exemple. Le doute n’était plus permis. Si nous acceptions de le signer, ce texte détruisait les derniers vestiges de l’Etat social grec. On exigeait de nous une capitula-tion à grand spectacle qui montre aux yeux du monde notre agenouille-ment. Le jour suivant, le Premier ministre Tsípras annonçait qu’il soumettrait l’ultimatum de "la Troïka" à un référendum. Vingt-quatre heures plus tard, le samedi 27 juin, je participais à ma dernière réunion de "l’Eurogroupe", celle qui a déclenché le processus de fermeture des banques grecques ; une façon de nous punir d’avoir eu l’audace de consulter la population de notre pays. Au cours de cette rencontre, le Président Dijsselbloem a an-noncé qu’il était sur le point de convoquer un second rendez-vous, le soir même, mais sans moi. Sans que la Grèce soit représentée.

Page 9: avril 2017 - Attac

J’ai protesté, soulignant qu’il n’avait pas le droit, seul, d’exclure le ministre des Finances d’un Etat membre de "la zone euro", et j’ai exigé une clarification juridique à ce sujet. Après une brève pause, le Secrétariat nous a répondu : "L’Eurogroupe n’a pas d’existence légale. Il s’agit d’un groupe informel et, en consé-quence, aucune loi écrite ne limite l’action de son Président". Ces mots ont résonné à mes oreilles comme l’épitaphe de l’Europe […]. Quelques jours plus tard, en dépit de la fermeture des ban-ques et de la campagne de terreur orchestrée par des médias corrompus, le peuple grec a clamé haut et fort son "NON" au Mémorandum. Lors du Sommet des chefs d’Etat de "la zone eu-ro" qui a suivi, Aléxis Tsípras s’est vu imposer un accord qu’on ne saurait décrire autrement que comme une reddition. L’arme de chantage utilisée ? La perspective, illégale, d’une expulsion de "la zone euro". Qu’importe l’opinion que chacun se fait de notre gou-vernement : cet épisode restera dans l’Histoire comme le moment où les représentants officiels de l’Europe ont utilisé des institu-tions ("l’Eurogroupe", le Sommet des chefs d’Etat de "la zone eu-ro") et des méthodes qu’aucun Traité ne légitimait pour briser l’idéal d’une union véritablement démocratique. La Grèce a capi-tulé, mais c’est le projet européen qui a été défait. Aucun peuple de la région ne doit plus jamais avoir à négocier dans la peur» [«Leur seul objectif était de nous humilier», Yánis Varoufákis, août 2015]

Jean FLINKER

Page 10: avril 2017 - Attac

nnée après année, la situation empire. Je n’ai plus d’espoir !»… La mine de Dimitris Panogiotakopoulos s’allonge dès qu’il évoque la situation de l’école primaire qu’il dirige, à Elefsína, à une vingtaine de kilomètres d’Athè- nes. «Entre 2009 et aujourd’hui, mon budget a diminué de 70%, déplore-t-il. Nous n’avons même pas de quoi acheter les craies ! Et pour nous pro-curer des fournitures scolaires, nous avons dû organiser une collecte sur la place centrale de notre ville». Kostas Vamvakas, professeur de sport, souscrit aux propos de Dimitris : la situation est identique dans son lycée. Face au dénuement, les deux hommes ont monté un réseau de solidarité. «Cet hiver, des gamins n’avaient même pas de blouson à se mettre sur le dos ! Et certains en pleuraient de froid», témoigne l’enseignant. «DESCENTE AUX ENFERS». «Notre réseau a été lancé spontanément quand la compagnie d’électricité publique "DEI" a commencé à couper l’électri- cité aux familles en difficulté», expliquent les deux hommes. Depuis, Dimi-tris et Kostas multiplient les actions : collectes, distributions alimentaires… Ils ont même «mobilisé des médecins pour examiner et vacciner les en-fants». Mais Kostas Vamvakas reste amer. «En 2015, nous espérions qu’Aléxis Tsípras et son parti, Syriza, stopperaient notre descente aux en-fers». A la place, c’est une chute qui n’en finit pas. «C’est sans fin», lâche-t-il.

Page 11: avril 2017 - Attac

Alors pour Dimitris Panogiotakopoulos, seule une sortie de l’euro mettra un terme à cette dégradation de chaque instant. Le mois passé, Dimitris est allé à Athènes pour écouter plusieurs économistes qui présentaient le scénario d’un Grexit. Justifier son choix ? Il lui suffit de décrire «sa ville» avant la crise. Dans sa banlieue ouvrière de bord de mer, les cheminées des raffineries crachaient leurs fumées noires de jour comme de nuit. Les chantiers navals tournaient à plein régime. Deux entreprises métallurgiques et deux cimenteries bordaient une route nationale souvent embouteillée. Et, un peu partout, des commerces vivaient de ces activités. Et puis viennent la crise et son lot de réformes struc-turelles édictées dans ces fameux «Mémorandums», trois textes signés par les gouvernements grecs avec les créanciers en échange de prêts pour éviter au pays le défaut de paiement. En guise de thérapie : des baisses de salaires et de pensions, la suppression des conventions collectives remplacées par des contrats individuels, des hausses d’impôts, des taxes à n’en plus finir, des privatisations et des coupes drastiques dans les dépenses publiques… «À VENDRE». «L’industrie est ruinée», souligne le directeur de l’école, par ail-leurs élu de l’agglomération d’Elefsína-Asprópyrgos. Sur la route nationale, toutes les entreprises sont fermées. Sur les devantures de nombreux maga-sins, toujours ces mêmes affiches : «À vendre» ou «À louer». Dans cette ville qui sera capitale européenne de la culture en 2021, un tiers des 30.000 habi-tants sont au chômage. «Depuis 2009, mon chiffre d’affaires a baissé de plus de 60% !» martèle Giorgia Fratzeskaki. Cette coiffeuse d’Asprópyrgos se de-mande combien de temps son salon pourra encore rester ouvert. Certes, elle s’en sort, ou plutôt survit, grâce à la pension de son mari

Eva AGKISALAKI, 61 ans, ne bénéficie d'aucune pension. En échange d’une aide bénévole, elle reçoit des bons pour la soupe populaire qu'elle partage avec sa fille au chômage et son fils.

Page 12: avril 2017 - Attac

SEPTEMBRE 2016. Elisabeth Xidaki, 27 ans,

alterne chômage et petits boulots à l’instar de très nombreux jeunes.

Une génération délibérément sacrifiée.

Mais son montant a déjà fondu de moitié. A 58 ans, elle «espère tenir encore deux ans, mais ce n’est pas gagné… Je déclare tout. La fiscalité aug- mente et maintenant nous versons même certai-nes taxes par anticipation. C’est à te pousser à travailler au noir», se désole-t-elle. Et d’ajouter : «Avant, ici, quatre coiffeuses ne suffisaient pas pour faire le travail.» Le samedi matin, seules deux clientes sont là, dont la tante de la patronne. «PLUS AUCUN PROJET DE VIE». Maria Papada, 50 ans, renchérit : «Aujourd’hui, avec 830 euros par mois, je gagne moitié moins qu’en 2010. Pire en-core, puisqu’il me faut bosser quatorze heures par jour. Les heures sup, ils ne les payent plus. Les primes de Noël et de Pâques ont disparu». Elle s’estime «encore heureuse d’avoir un travail». L’un de ses fils, 25 ans, est au chômage, l’autre, 28 ans, «se fait exploiter en intérim. Mais il se garde bien de protester, sinon c’est la porte !». Autour, la discussion s’anime. La tante de Giorgia souligne : «Mon fils est chercheur en cancérologie. A l’uni- versité à Athènes, il n’y avait même pas de papier dans les toilettes ! Il est parti en novembre 2016 en Arabie Saoudite». Toutes ces femmes sont formelles : «Avec l’euro et les Mémorandums, la Grèce ne peut pas survivre».

Page 13: avril 2017 - Attac

Une seule certitude, celle de l’évidence d’un pays qui se paupérise à vitesse grand V. Chercheur à l’Institut grec du Travail, Christos Triandafillou es-time que plus d’un tiers des Grecs se rapprochent de la trappe à pauvreté ou de l’exclusion sociale, alors que 21,4% vivent déjà sous le seuil de pauvre-té. Et l’économiste de souligner qu’«avec les bais-ses successives des salaires, le seuil de pauvreté ne cesse de baisser. De 6.120 euros par an en 2007 pour une personne seule, il est passé à 4.512 euros aujourd’hui». Le nombre de chômeurs longue durée a explosé «et ils n’ont aucune indemnité ni couver-ture sociale. Il n’y a plus d’espoir». Conséquence : «L’instabilité et l’insécurité sont les deux mots qui décrivent l’état psychologique actuel des Grecs, selon Christos Koutsaftis, psychologue et psycha-nalyste à Glyfáda, une ville huppée de la banlieue d’Athènes. Les Grecs ne font plus de projets de vie… Impossible de construire quand on ne sait même pas si l’on aura encore un emploi dans six mois». Après sept années de crise et trois Mémo-randums, la société grecque est en dépression collective

Fabien PERRIER

Page 14: avril 2017 - Attac

vril 2007, il y a juste dix ans, la New Century Financial Corpora- tion sombrait. Cette faillite du deuxième plus important fournis- seur de prêts hypothécaires subprime des États-Unis allait déclencher une crise financière sans précédent depuis 1929. Aujourd’hui, le capitalisme ne s’en est toujours pas remis. Crois- sance atone, sous-emploi endémique, perspectives moroses…

Les banques centrales ont brisé (presque) tous leurs tabous pour élargir la pa-lette de leurs moyens d’intervention. Las ! Leur action atteint ses limites. La ten-tative de réinsuffler un peu de vie au néolibéralisme échoue. Les pouvoirs publics n’ont pourtant pas ménagé leur peine. Au cours de l’hiver 2008-2009, les pays riches ont mobilisé l’équivalent de 50,3% de leur pro-duit intérieur brut (PIB) –leur production de richesse annuelle– pour tenter de ra-nimer un système financier au bord de l’apoplexie. Recapitalisations ou prêts ex-ceptionnels aux banques en difficulté, émission de liquidités supplémentaires pour relancer le crédit, rachats d’actifs toxiques qui grevaient les bilans des éta-blissements financiers : tous les canaux budgétaires et monétaires ont été ou-verts à plein débit pour restaurer la vigueur du système financier. Rassemblés pour la première fois au niveau des chefs d’État et de gouvernement les 14 et 15 novembre 2008 à Washington, les pays du G20 (Russie, Chine, Brésil et Inde inclus) avaient décrété la mobilisation générale autour d’un mot d’ordre : garantir la stabilité financière et sauver la mondialisation. Réaffirmant leur foi «dans les principes de l’économie de marché, du libre-échange et de la liberté d’investisse- ment», ils s’étaient engagés à agir de concert pour qu’une crise globale de cette ampleur ne se reproduise pas. MISSION ACCOMPLIE ? Dans une certaine mesure. L’économie n’a pas connu l’ef- fondrement des années 1930. Le PIB mondial a recommencé à croître et la contraction du commerce a été enrayée. Mais le néolibéralisme est-il pour autant tiré d’affaire ? Rien n’est moins sûr. Si le capitalisme n’est pas tombé comme un fruit trop mûr, le système s’est enlisé dans les sables de la stagnation. En 2009, le monde semblait basculer. Ceux qui, hier, avaient adulé Milton Friedman (1912-2006), l’un des pères fondateurs de l’école monétariste dont la crise venait de signer l’échec, redécouvraient soudain John Maynard Keynes (1883-1946), associé aux politiques de relance et d’investissement de l’État.

Page 15: avril 2017 - Attac

Ainsi, Martin Wolf, éditorialiste en chef du Financial Times et auteur en 2004 de l’ouvrage Why Globalization Works («Pourquoi la mondialisation fonctionne»), célébrait le réveillon de Noël 2008 en publiant une tribune intitulée «Désormais, nous sommes tous keynésiens». Mais, dès 2010, les promesses de relance cèdent la place aux politiques d’austérité. LE GOUFFRE. De la Grèce au Royaume-Uni, les privatisations, «l’assou-plissement» de la réglementation du travail et les coupes budgétaires n’engendrent toutefois pas le rebond escompté. Dans les pays riches, la croissance végète autour de 1,5%, en fort déclin par rapport aux décen-nies précédentes, tandis que le chômage et le sous-emploi restent endé-miques en Europe et aux États-Unis. Incapables de générer une dynami-que suffisamment autonome, les économies en développement n’enre- gistrent pas de meilleurs résultats. En 2016, la Chine connaît son plus fai-ble taux de croissance depuis 1990, tandis que le PIB se contracte en Russie et au Brésil, confirmant le positionnement périphérique de ces deux pays dans le capitalisme mondial. De 2007 à 2012, les projections de croissance de l’Organisation de Coo-pération et de Développement Economiques (OCDE) se sont systémati-quement avérées trop optimistes par une marge de 1,5% en moyenne : un gouffre. C’est peu dire que cet échec a surpris. Cette anomalie éclaire la conjoncture dans laquelle l’économie mondiale semble avoir pénétré. Le capitalisme a perdu sa dynamique d’expansion perpétuelle, et la pro-messe de prospérité généralisée ne fait plus illusion. L’invalidation de ce principe de légitimation débouche sur une reconfigura-tion politico-idéologique qui, pour l’heure, profite avant tout aux conserva-teurs, à commencer par Donald Trump aux Etats-Unis

Patricia LINDSAY (deuxième à gauche) ex-vice Présidente de la «New Century Financial Corporation», lors de sa prestation

de serment devant la Commission d’enquête sur la crise des «subprimes», le 7 avril 2010 à Washington DC…

Page 16: avril 2017 - Attac

Olli REHN, le Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires 

«Le moment est venu de se souvenir de ce que l’État peut faire de bon». Prononcés non par l’un des héritiers d’Hugo Chávez en Amérique latine, mais par Theresa May devant le Congrès du Parti conservateur britannique, le 5 octobre 2016, ces mots sonnent le glas d’une époque. Sans tourner le dos aux milieux d’affaires, la Première ministre formule un constat : l’austérité n’a pas apporté la reprise espérée ; la tentative de redonner la main aux marchés à travers l’arme monétaire a échoué. Depuis 2010, les pays du G7 ont amputé leurs dépenses publiques, ré-duisant leurs déficits d’une moyenne de 6,6% en 2009 à 2,7% en 2015. À l’époque, Olli Rehn, Commissaire européen aux affaires économiques et monétaires, résumait la position dominante en ces termes : « Per-sonne ne peut vivre éternellement au-dessus de ses moyens, pas même les États. Aussi bien la modélisation théorique que l’expérience pratique soutiennent qu’une politique budgétaire orientée vers la stabilité favorise bien davantage la croissance sur le moyen-long terme que des dépen-ses inconsidérées». À l’objection selon laquelle l’austérité entrave la croissance et dope le chômage, il rétorquait qu’elle permet au contraire «de renforcer la confiance des consommateurs et des investisseurs et, ainsi, de transformer une reprise nette mais fragile en une période de croissance pérenne et de création d’emplois». En réalité, les arguments invoqués par M. Rehn ne résistent pas à l’exa- men. Le drame grec aurait pu achever de convaincre les hésitants : de-puis 2010, le pays a tranché dans ses dépenses sans que sa situation économique s’améliore. Mais rien n’y fait : l’austérité demeure la princi-pale boussole des dirigeants politiques. TOUS LES POUVOIRS À LA FINANCE. Conséquence de ce choix, les États se privent des moyens d’intervenir sur le front macroéconomique, lais-sant les banques centrales agir seules. Chargées de faciliter le crédit afin de stimuler l’activité, celles-ci ont fait preuve d’un activisme extraor-dinaire, au sens propre. Elles ont d’abord réduit leurs taux d’intérêt (les taux directeurs). En parallèle, les banquiers centraux ont déployé de nouveaux instruments, dont «l’assouplissement quantitatif» (Quantitative easing) : ils ont acheté des titres de dette publique et privée sur les mar-chés secondaires afin d’en réduire le rendement.

Page 17: avril 2017 - Attac

Les grands argentiers ont donc créé des quan-tités massives de monnaie, triplant leur bilan cumulé. De 6.000 milliards de dollars en 2008, celui est passé à environ 17.500 milliards en 2016. Ces politiques ont produit certains des effets attendus. Les taux d’intérêt à long terme des titres publics ont spectaculairement dimi-nué. En d’autres termes, l’endettement public est devenu gratuit, quand il ne permet pas de gagner de l’argent. En décembre 2016, le taux d’intérêt exigé par les investisseurs pour ac-quérir de la dette française à cinq ans était négatif (autour de moins 0,28%) ; à dix ans, il s’établissait autour de 0,65%. Dans le même temps, l’augmentation des prix à la consom-mation (l’inflation) s’élevait en France à 0,7% par an. S’ENRICHIR EN S’ENDETTANT. Dans une telle conjoncture, et sans même prendre en compte la légère croissance du PIB, qui vient gonfler les recettes fiscales, l’État s’enrichit lorsqu’il s’endette. «C’est le moment d’emprunter, et d’emprunter à long terme», concluait en août 2016 le futur Président américain D. Trump… L’action des banques centrales –et notamment celle, tardive, de la Banque centrale euro-péenne (BCE)– a tari la source de la spécula-tion sur les dettes publiques, à l’origine de la mutation de la crise des subprime en crise de l’euro. Mais ces mesures ne visaient ni à sou-tenir l’investissement public ni à financer l’em- ploi. Au contraire : pour les pays sous assis-tance de la Troïka –Fonds monétaire interna-tional, BCE et Commission européenne–, l’éli- gibilité au programme de rachat de dettes pu-bliques par la BCE demeure conditionnée à la réduction des déficits. L’aubaine de taux d’in- térêt au plancher n’a pas échappé aux entre-prises. Comme s’y attendaient les banquiers centraux, elles se sont endettées auprès des banques et, plus encore, auprès des marchés. Aux États-Unis, par exemple, le montant des obligations (titres de dette) a quadruplé de-puis 2007. Qu’ont fait les entreprises de ces sommes ? Une note publiée en octobre 2016 par le grou- pe «Edmond de Rothschild» répond à la ques-tion (non sans une certaine candeur) : «Les entreprises ont fait deux choix : tout d’abord, augmenter les dividendes et, ensuite, effectuer des rachats d’actions. Les deux sont bénéfi-ques à l’actionnaire –le premier par la simple rémunération que procurent les dividendes, le deuxième par la hausse des cours boursiers qui résultent des rachats d’actions. Non seu-lement ces pratiques ont représenté un sou-tien aux cours boursiers, mais elles ont aussi amélioré les bénéfices par action»

Page 18: avril 2017 - Attac

Aux États-Unis, le constat est sans ambiguïté : depuis 2014, les rachats d’actions dé-passent 500 milliards de dollars par an, et les dividendes, 600 milliards, renouant avec les niveaux record de versement aux marchés financiers des années 2000. En Europe, les premiers éléments portant sur les effets du programme de rachat d’actifs de la BCE poin-tent dans la même direction : l’abondance de crédit profite aux actionnaires, sans se tra-duire par le moindre frémissement de l’investissement. Celui-ci a diminué de deux à trois points de PIB dans les principales économies par rap-port à la période d’avant 2007. Lorsqu’on s’intéresse à l’investissement net, c’est-à-dire lorsqu’on tient compte de l’usure et de l’obsolescence du capital existant, la dynamique prend un tour dramatique : pour chaque dollar de revenu, à peine 4 centimes sont réinves-tis aux États-Unis, 2 dans «la zone euro» et pratiquement rien au Japon. Traduction : ces économies ne préparent pas l’avenir. Dans certains États, comme la Grèce ou l’Italie, la si-tuation s’avère plus grave encore : les capacités de production diminuent depuis plusieurs années, jusqu’à afficher un recul proprement terrifiant de 7 à 8% par an dans la péninsule hellénique. PENSIONS RÉDUITES DE MOITIÉ. La situation n’a pas dégénéré en dépression généralisée, c’est entendu. Mais la stagnation persiste, et déjà de nouvelles béances apparaissent. Une première série de fragilités résulte directement du succès de la politique monétaire. Effet collatéral de la diminution des taux d’intérêt, les rendements des actifs les plus sûrs (qui constituent une très grande part du portefeuille des fonds de pension, des assurances-vie et d’une partie du système bancaire) ont diminué. Cette dynamique a aggravé la crise, la-tente mais généralisée, des systèmes de retraite dans tous les pays où domine un sys-tème par capitalisation. Le 16 décembre 2016, le Trésor américain a pour la première fois validé le coup de rabot proposé par le fonds de pension des travailleurs de la métallurgie basé à Cleveland. Si le processus aboutit, il se traduira par une diminution moyenne de 20% des retraites versées –avec, selon les situations individuelles, des pics allant jusqu’à 60%. Les responsables d’une structure chargée des retraites de 34.000 chauffeurs routiers de l’État de New York ont également proposé d’«alléger» les pensions de 20%. Aux Pays-Bas, plusieurs fonds vont trancher dans les versements dès cette année, tandis qu’au Royaume-Uni, où le déficit du système de retraite des grandes sociétés a triplé en 2016, ces dernières exigent du gouvernement de pouvoir réduire leurs obligations vis-à-vis des salariés.

Page 19: avril 2017 - Attac

La voie de l’argent bon marché s’avère donc bouchée. Comme le résume l’American Enterprise Institute, l’un des principaux think tanks patronaux outre-Atlantique, la situation est alarmante : «La combinaison de hauts niveaux d’endettement, de prix ne reflétant pas les risques de crédit et de failles gran-dissantes dans l’économie mondiale [comme le Brexit, le ralentissement chi-nois et la crise bancaire rampante dans «la zone euro»] rend très probable une crise financière généralisée dans les deux prochaines années». L’OCDE en convient : la stratégie macroéconomique qui a prévalu jusqu’ici tourne à vide. «La politique monétaire a été trop sollicitée, il est temps d’activer les leviers de la politique budgétaire dans la bonne direction». L’arrivée au pouvoir de Theresa May et de Donald Trump marquerait-elle un début d’évolution dans ce domaine ? Peut-être. Mais leur disposition à user du levier budgétaire pourrait se heurter à l’opposition de certaines fractions du secteur privé, que tout pousse à préférer l’austérité. Or la doctrine de «l’assainissement des finances publiques» donne la main aux milieux d’affaires –toute politique venant contrarier leurs desseins se voyant sanctionnée par une baisse de l’investissement et de l’emploi. OSER L’AUDACE. Un État pourrait choisir de prendre ce risque et tenter de sti-muler la croissance. Les expériences de l’URSS, du New Deal du Président américain Franklin Delano Roosevelt, de la planification à la française des an-nées 1950 ou des économies de guerre en témoignent : un gouvernement peut intervenir pour obtenir le plein-emploi, à la seule condition qu’il assure la cou-verture des importations par des exportations. Les «experts» liés à la finance et à l’industrie écartent cette option, puisqu’ils rejettent toute extension du do-maine de compétence de l’État, vue comme un empiétement intolérable sur la souveraineté regagnée de haute lutte par le capital au cours des dernières décennies LA GRANDE DÉPRESSION aux Etats-Unis

Page 20: avril 2017 - Attac

  Mais ce choix de l’audace trouverait des alliés inattendus auprès des fractions des clas-ses dominantes qui constatent l’incapacité de la politique monétaire à réactiver l’accumulation. HYPER CONCENTRATION. Les difficultés décou-lent-elles toutefois uniquement des décisions po- litiques (désastreuses) prises depuis 2010 dans le domaine économique ? Sans doute pas. La crise de 2007 a accéléré le phénomène de concentration des acteurs économiques. Les très grandes sociétés ont profité des liquidités mises à leur disposition pour multiplier les opé-rations de fusion-acquisition. En 2015 et 2016, celles-ci ont dépassé leurs records historiques d’avant la crise. Ces opérations permettent de supprimer des postes de travail, d’augmenter les parts de mar-ché et de drainer un flux de nouveaux profits, puisqu’elles élargissent la clientèle et améliorent le pouvoir des sociétés vis-à-vis de leurs four-nisseurs. Les grandes entreprises se muent a- lors en forteresses économiques inexpugnables. Dans un Rapport publié en avril 2016, les con- seillers économiques du Président Barack Obama (Council of Economic Advisers) s’inquiétaient des risques de cette concentration. Ils faisaient état d’une forte diminution du nombre de créa-tions d’entreprises (alors même que leur mortali-té reste constante) et d’une hausse des con- damnations pour collusion dans le cadre des procédures antitrust. Pour illustrer la menace, ils avançaient un chif-fre : le retour sur investissement des grandes sociétés appartenant au décile le plus perfor-mant est aujourd’hui cinq fois plus élevé que le retour sur investissement médian des grandes entreprises –contre seulement deux fois il y a vingt-cinq ans. Cette évolution indique une con- centration aiguë des profits chez «les plus gran-des des plus grandes» sociétés de l’économie américaine. Comme le rappelle l’hebdomadaire britannique The Economist, la concentration transforme éga- lement l’actionnariat. Des investisseurs institu-tionnels géants comme BlackRock, State Street et Capital Group contrôlent 10 à 20% de la plu-part des grandes entreprises américaines, y compris lorsqu’elles se trouvent en concurrence les unes avec les autres. Ces actionnaires im-posent des stratégies uniformes visant à maxi-miser les retours à court terme tout en limitant les investissements. La concentration du pouvoir économique profite par ailleurs des entraves à l’innovation liées à la multiplication des brevets, des avantages asso-ciés à l’accumulation des données, qui ont en-gendré les géants de l’économie numérique, et du rôle accru de la réglementation dans la concurrence intercapitaliste.

Page 21: avril 2017 - Attac

Paul SWEEZY (à droite)

Ainsi, les dépenses de lobbying ne cessent de progresser, reflétant l’avantage compétitif cumula-tif que procure aux sociétés les plus puissantes la capacité à peser pour l’adoption de règles fa-vorables à leurs activités. UN MOMENT HISTORIQUE. Il y a sans doute là de quoi expliquer, en partie, l’étrange situation éco-nomique actuelle : des entreprises gorgées de liquidités (plus de 800 milliards de trésorerie aux États-Unis)... qui n’investissent pas. L’un des principaux économistes marxistes du 20ème siècle, Paul Sweezy, suggère que la monopolisation nourrit la financiarisation et la stagnation : en situa-tion d’oligopole, les entreprises reçoivent un flux de profits garantis tel qu’il n’existe pas pour elles d’autres occasions d’investir aussi avantageuses. Elles détournent alors une part grandissante des bénéfices que dégage leur production vers la finance, nourrissant des bulles à répétition, la stagnation et un chômage endémique. La crise actuelle plongerait donc ses racines dans l’organisation même du capitalisme contemporain. Après les années 1930 et les années 1970, la décennie 2010 s’annonce comme une décennie charnière. Il s’agit d’une période de turbulences où les difficultés internes à la dynamique du capi-talisme et les contradictions sociales ne peuvent être surmontées qu’au niveau politique, par des changements institutionnels fondamentaux. La mise en cause des arrangements préexistants génère de l’instabilité, de la fluidité, et pousse à une forme de radicalisation des acteurs sociaux qui récusent le statu quo. Nous nous trouvons précisément dans un tel moment historique. Les tentatives de restaurer le régime néolibéral et financiarisé des années 1980-2008 par le biais de politiques monétaires extraordinaires ont échoué, alors même que les risques d’une nouvelle conflagration financière s’accumulent

Cédric DURAND Maître de conférences

en économie à l’université Paris-XIII

Page 22: avril 2017 - Attac

les soirs, c’est la même procession. Les ouvriers sortent du bâtiment, rentrent dans leurs trois petites camionnettes et font cap vers la ban-lieue parisienne, située à deux heures de route. Ce jour-là, pour pas-ser le temps dans les bouchons, ils écoutent Europe 1, mais n’y com-prennent pas grand-chose. Alors, ils discutent un peu, puis finissent, épuisés, par s’endormir –le visage collé à la vitre du véhicule. Le conducteur, ouvrier lui aussi, lâche : «Ras le bol, pour moi, ça sera le dernier chantier». Les traits sont tirés : ils ont commencé à 7 heures du matin. Il est 18 heures 45 quand ils arrivent à leurs Appart’hôtel tout neufs mais modestes, situés dans une des zones industrielles au sud-est de Paris. Ils y logent depuis plusieurs mois, à trois dans des chambres de moins de 20 m². Ils sont d’ailleurs «un peu gênés» de faire la visite : faute de place, les affaires traînent, c’est le bazar. Pour gagner de l’espace, ils ont même mis leurs valises dans la douche. Cette quinzaine d’ouvriers, tous d’origine polonaise, sont des travail-leurs détachés. PREMIER MINISTRE. Du lundi au vendredi, dans le cossu VIIème arron-dissement de Paris, ils refont la soudure et la climatisation d’un bel et grand immeuble en travaux de la place de Fontenoy. Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est que ce chantier n’est pas tout à fait comme les au-tres : à terme, cet ensemble nommé «l’îlot Fontenoy-Ségur», compo-sé de deux bâtiments, regrouperont une dizaine de services du Pre-mier ministre, Bernard Cazeneuve. Le même qui déclarait vouloir «to-talement remettre à plat la Directive [sur les travailleurs détachés]», initiatrice, selon lui, de «dumping social»…

Page 23: avril 2017 - Attac

La situation est d’autant plus indécente qu’outre les ouvriers polonais, d’autres travailleurs «en détachement» sont mobilisés sur ce chantier. Certes, sur le panneau d’affichage légal de cet immeuble, pas de traces de sociétés domiciliées à l’étranger. Il y a bien des entreprises de Paris, Nanterre, Puteaux… Mais rien sur d’éventuelles sociétés étrangères. Pourtant, il suffit de se promener près des travaux pour constater que de nombreux ouvriers originaires d’autres pays de l’UE travaillent ici. Le groupe Vinci Construction, qui s’est vu attribuer le marché via ses filiales CBC et Bat, se garde bien de les mettre en avant, ne médiatisant que les sous-traitants français auxquels il a fait ap-pel. Eux-mêmes sous-traitent, dans la plus grande opacité, à d’autres sociétés étrangères, dont celle employant les ouvriers polonais. AUTOMATIQUE. Pourquoi tant de mystère pour ce chantier, public qui plus est ? D’après nombre de responsables syndicaux, les gros groupes du secteur ont un recours automatique à ce type de contrats, dans des conditions au minimum occultes sinon illégales. Pas en reste, Yves Gauby de la CGT Construction estime que «la barrière de la langue et les consignes de silence données par les entreprises de BTP à leurs employés empê-chent quasi systématiquement d’établir un dialogue avec eux pour leur présenter leurs droits». Un ouvrier syndiqué à la Cen-trale Générale, travaillant sur l’îlot «Fontenoy-Ségur», abonde : «Ils sont très nombreux à avoir des contrats de détachement ici, mais il est très compliqué de leur parler, on ne se comprend pas». D’ailleurs, personne ne se mélange sur ce chantier qui accueille jusqu’à 600 ouvriers. Les Italiens avec les Italiens, les Polonais avec les Polonais, les Roumains avec les Roumains, et ainsi de suite. «C’est simple, quand un nouveau arrive sur le chantier, la première question qu’on lui pose, c’est "Tu parles français ?"», explique, à la fin de son service, Johnny, ouvrier originaire de Dreux (Eure-et-Loir), qui estime à «15%» le nombre de Français participant aux travaux –chiffre impossible à vérifier, Vinci refu-sant de communiquer L’îlot «FONTENOY-SÉGUR». Maître d’œuvre : «Vinci Construction»

Page 24: avril 2017 - Attac

Au petit bar situé juste en face, le gérant évoque une «grande tour de Babel». Mais pas un havre de paix : d’après lui, de nombreux ouvriers se plaindraient, lors de leur pause du midi, «de salaires trop bas, de conditions de boulot très difficiles». Des discussions saisies à la vo-lée, entre deux cognacs et cafés serrés payés avec des billets de 50 euros. Les ouvriers polonais, eux, ne sont pas très diserts. Ils ont peur de s’attirer des ennuis : «On n’a pas envie de se prendre la tête avec ça». En quittant familles, amis et foyers pour venir en France, ces travailleurs, entre 20 et 55 ans, viennent chercher un meilleur salaire, le salaire minimum que doivent toucher les travailleurs détachés étant bien supérieur aux 422 euros pratiqués en Pologne. Est-ce vraiment légal ? Tout à fait, dès lors que les tra-vailleurs détachés exercent les 35 heures réglementaires, payées minimum au Smic. En revanche, quand les ou-vriers effectuent des heures supplémentaires, les contrô-les deviennent plus compliqués. Comment, en effet, vérifier que l’employeur les déclare, qu’il n’y a pas d’abus ? La gérante de la société em-ployant les travailleurs détachés polonais du chantier as-sure que «ce sont les travailleurs détachés qui réclament de faire des heures supplémentaires. Ils peuvent gagner entre 1.700 et 1.900 euros net par mois, pour 44 heures de travail par semaine, heures sup’ incluses. Et c’est vrai que nous, ça nous coûte moins cher». Là encore, ces chiffres sont impossibles à vérifier, faute d’avoir pu consulter un contrat de travail. Une chose est sûre : à tra-vail égal, un soudeur français, lui, gagnerait entre 2.500 et 4.000 euros net… BRUXELLES EN TÊTE. Watermael-Boitsfort. Les ouvriers sont intrigués. Ils arrêtent temporairement leur tâche pour scruter les quatorze inspecteurs du travail qui ont déboulé à l’improviste dans l’immeuble en construction. «Nous procédons à un contrôle ciblé sur les travailleurs déta-chés, explique Robert Berckvens, inspecteur au Service public fédéral de la Sécurité sociale. Le but est de recueil-lir des indices d’abus, car ils sont fréquents».

Page 25: avril 2017 - Attac

Le détachement ? Les sociétés en sont de plus en plus friandes. Les sociétés belges ont fait 662.000 fois appel au système l’année passée. Un record. Certains secteurs en sont même devenus accro : en Belgique, plus d’un employé sur deux dans la filière de la construction est un travailleur détaché, souvent venu du Portugal ou d’un pays de l’est de l’Europe. ÉCARTS MAXIMA. Le détachement est un système bicé-phale, particulièrement complexe. D’un côté, les salariés dé-tachés dépendent de règles de leur pays d’accueil pour leurs congés, leur temps de travail et… leur rémunération. C’est généralement le salaire minimal qui s’applique, pas forcément celui de la Convention collective. Les travailleurs ne profitent pas souvent des primes et au-tres avantages des employés du secteur. Des différences qui peuvent créer des écarts salariaux jusqu’à 50% entre lo-caux et détachés. De l’autre côté, l’assujettissement à la Sécurité sociale des travailleurs détachés se fait dans leur pays d’origine. Là aussi, des écarts se creusent entre sala-riés. «La différence des taux de cotisations sociales entre le Portugal et les Pays-Bas, par exemple, crée un avantage concurrentiel de 25% pour le Portugal. C’est une motivation majeure pour avoir recours au détachement». Du pur «dumping social». Sur le chantier de Watermael-Boitsfort, les ouvriers locaux, belges ou étrangers installés en Belgique, cohabitent avec 17 travailleurs détachés, portugais et roumains. Ces der-niers défilent dans un container en métal qui fait office de bureau. Les inspecteurs tentent de démêler l’écheveau du détachement. Combien y a-t-il d’entreprises sous-traitantes ? Quel est le salaire des ouvriers ? Quelles sont leurs primes ? Ont-ils un logement décent ? Qui est leur patron ? Les em-ployés portugais gagnent 1.600 euros par mois. Un salaire honnête, assez proche de ceux pratiqués en Belgique. «Mais attention, explique un inspecteur. Des pays, comme le Portugal ou la Roumanie, créent des systèmes de primes au détachement exemptées de cotisations sociales. Sur 1.600 euros touchés par un travailleur, une partie substan-tielle de cette somme échappe à toute contribution»

Page 26: avril 2017 - Attac

Philippe DE BACKER (Open VLD), le Secrétaire d’Etat à la lutte contre la fraude sociale

Viennent ensuite les Roumains. C’est l’équipe d’électriciens. Ils sont employés d’une entreprise basée à Bucarest, sous-traitante d’une société belge, elle-même sous-traitante de l’entreprise en charge du chan-tier. A la question «Quel est votre salaire mensuel ?», la réponse fuse, claire et sans hésitation : «300 euros». En ajoutant le per diem en liquide de 24 euros pour la nour-riture, ces salariés touchent 1.020 euros par mois. Très en dessous du barème belge. Un cas a priori fraudu-leux. «C’est presque de l’esclavage», s’étouffe une ins-pectrice. En attendant, face à l’ampleur qu’a pris le détachement, les Services d’inspection se sentent souvent impuis-sants. En quittant le chantier de Watermael-Boitsfort, un inspecteur du travail lâche : «Ici, on écume la mer avec une cuillère à soupe». Du côté du gouvernement par contre, c’est le règne du moins-disant qui prime puisque le Secrétaire d’État à la lutte contre la fraude sociale, le libéral Philippe De Backer, a réduit les capacités des ser- vices d’inspection sociale. DÉPIT. D’où le dépit de cet inspecteur : «Nous faisons énormément de contrôles de chantiers, de contrôles routiers, mais, en fin de compte rien n’est régularisé ou si peu que cela en devient risible. La réglementation eu-ropéenne est telle que, dans les faits, la délocalisation des entreprises se fait par le détachement. Les deman-des de dérogations sont quasiment toujours accordées par l’ONSS. On nous a dit qu’avec la fusion de l’Ins- pection sociale et de l’ONSS, le Service chargé de la perception des cotisations à l’étranger sera renforcé mais, en attendant, il n’y a qu’un seul agent à l’ONSS pour assumer cette tâche. Nos agents sont démotivés. Le lobby de la construction, pour ne parler que de ce secteur, est trop puissant».

Page 27: avril 2017 - Attac

La Commissaire européenne belge Marianne Thyssen (CD&V) n’arrête pas de féliciter la Belgique pour son rôle exemplaire dans la lutte contre la fraude sociale et le dumping social. Exemplaire ? L’accord, signé le 3 no-vembre 2006 par Karel De Gucht, stipule qu’un travail-leur indien détaché pour moins de cinq ans dans notre pays doit payer des cotisations de Sécurité sociale en Inde et pas en Belgique (1,2% au lieu de 13%). Cet ac-cord trouve désormais son application dans un secteur particulier : celui des technologies de l’informatique.

Evidemment, le député flamand Jean-Jacques De Gucht (Open Vld) trouve, lui, que ce n’est pas un problème. Dans une opinion parue sur knack.be, il écrit : «Ni le libre-échange ni le travailleur d’Europe de l’Est ne constituent le problème ; le problème, c’est le handicap concurrentiel dont nous souffrons à cause des droits acquis, de la surrégulation et de la sur-taxation»...

Ainsi, il y a deux ans, Mobistar (aujourd’hui Orange) a transféré sa division de 130 travailleurs à la multinatio-nale indienne, Tech Mahindra. La firme –qui a racheté 113 entreprises de télécommunication ou de stockage de données dans le monde en 2014– a d’abord voulu délocaliser le travail en Inde, avant de s’apercevoir que ce n’était pas totalement possible. Elle a alors fait venir des informaticiens indiens à Bruxelles, dans le cadre de l’accord de 2006. Pour Mobistar, c’est une réduction de coûts de 35 à 50%. Pour les travailleurs belges, le licen-ciement. Pour la Sécurité sociale belge, une perte sè-che. Pour les travailleurs indiens, des semaines de 80 heures sans paiement des heures supplémentaires, des permanences 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

Des travailleurs originaires du sud-est asiatique logeant dans des containers sur le chantier du Centre hospitalier chré- tien, le célèbre hôpital de Liège. Des ma- çons portugais payés 2,80 euros de l’heu- re à Marche. Des chauffeurs venus de l’Est qui travaillent 80 heures par se-maine pour 400 euros et sont obligés de dormir dans leur camion ou dans des ba-raques. Des monteurs d’échafaudages polonais employés dans la pétrochimie à Anvers pour 300 zlotys, soit quelque 75 euros «par mois»… Bienvenue dans le monde des «travailleurs détachés»

Jean-Jacques DE GUCHT ou l’esprit de famille. Le député libéral flamand est le fils de Karel

Page 28: avril 2017 - Attac

L’entreprise indienne «TECH MAHINDRA» est devenue le sous-traitant de nombreux opérateurs de télécoms en Belgique. En 2014, l’entreprise a ouvert un bureau à Anvers dans le cadre d’un contrat avec «Base».

Car la Directive européenne sur le détachement de travail-leurs prévoit la possibilité d’embaucher temporairement des tra-vailleurs originaires d’autres pays de l’Union européenne pourvu que soient respectées les conditions de travail et les Conven-tions collectives belges et payée la Sécurité sociale dans le pays d’origine. Cela permet aux (gros) entrepreneurs de gagner pas mal d’argent, puisqu’ils se contentent de ne payer que le salaire minimum belge et d’honorer les cotisations de sécurité sociale beaucoup plus basses dans les pays d’origine. En Belgique, le taux de cotisation sociale payée par l’employeur est de 35% du salaire brut. En Roumanie, il est de 15% ; en Pologne, de 9,7% ; et en Bulgarie, de 3,3%. Et, de plus, les entrepreneurs trichent… À LA SAUCE INDIENNE. Pour le SETCa, le dumping social peut prendre de nombreux visages. C’est ce que le syndicat a tenu à dénoncer le 24 mars dernier, en manifestant devant le siège bruxellois de la société indienne de services informatiques Tech Mahindra. Cette dernière est spécialisée dans le secteur des télécoms, profitant notamment du phénomène de l’«outsourcing» –de plus en plus d’entreprises choisissant d’externaliser leur département «Technologies de l’information et de la communication» [TIC]. Elle a notamment repris celui de Base en 2014, puis quelques mois plus tard celui de Mobistar (aujourd’hui Orange). Elle a sur-tout, rappelle le SETCa, annoncé le licenciement de 70 travail-leurs en 2016. Des «travailleurs belges» qui seraient «systéma-tiquement remplacés par des travailleurs indiens, qui sont meil-leur marché. Dans l’entreprise, il n’est pas question d’un recours abusif aux travailleurs indiens proprement dits.

Page 29: avril 2017 - Attac

En effet, ils sont traités correctement, même s’ils n’ont droit qu’au salaire sectoriel minimum, ce qui est déjà en soi déloyal». Mais pour le syndicat, au-delà de ce cas particulier, c’est tout un système qui se met progressivement en place à côté du clas-sique «offshoring» –la sous-traitance hors de Belgique de certains services comme l’ont déjà mis en pratique Belgacom, la KBC ou la firme Bekaert. «Depuis le début des années 2000, on a vu les premiers travailleurs indiens arriver dans les banques notamment, pour de courtes périodes, explique Jean-Pierre Bonin-segna, Secrétaire général du SETCa. Mais avec l’accord bilatéral Belgique-Inde de 2006, c’est l’explosion». Cette Convention règle le statut des travailleurs indiens déta-chés chez nous. Elle dispose que l’entreprise «TIC» paie les cotisations de Sécurité sociale indiennes à la hauteur de… 12% du salaire brut. Surtout, la durée autorisée du détachement a été portée à cinq ans (contre deux ans pour les détachements intra-européens). Du coup, entre 2007 et 2016, le nombre de travailleurs indiens détachés en Belgique est passé de 1.214 à 4.462. Dont 90% seraient occupés dans les «TIC». «BIEN ENTENDU». Ce qui pèserait déjà 10% de l’emploi du secteur. Du côté de la Fédé-ration belge de l’industrie technologique, on argue «qu’il y a un manque de profes-sionnels dans le domaine. Dès lors, une des solutions est de faire appel à des profes-sionnels des "TIC" venus de l’étranger». Mais, ajoute René Konings, porte-parole d’Agoria, «cela doit, bien entendu, se faire dans le cadre strict de la loi et ne peut en aucun cas provoquer une situation de dumping social» [sic]. Trop tard, répond le SETCa, pour qui les entreprises indiennes sont déjà en situation de concurrence dé-loyale vis-à-vis de celles qui n’utilisent que des «locaux», puisque les travailleurs dé-tachés leur coûteraient près de 40% de moins. Le syndicat s’inquiète en outre du manque à gagner pour le financement de la Sécurité sociale. «À travail égal, il faut un salaire égal, ainsi que des cotisations et une protection sociales égales», réaffirme Jean-Pierre Boninsegna

Jean-Louis ASTREGI

Alice BERNARD

Page 30: avril 2017 - Attac

23 juin 2016. Au terme d’un référendum historique, une majorité de Britanniques choisissent de quitter l'Union européenne. Pour les médias, c’est le coup de bambou. Deux jours plus tard, ils ont repris leurs «esprits». Pour La Libre Belgique, «les Britanniques déchantent et regrettent déjà d’avoir voté "Leave". Parmi les 17,4 millions d’électeurs ayant souhaité ne plus rester dans l’UE, certains prennent conscience des conséquences de leur vote seulement après coup». Pour L’Echo, «en à peine 48 heures, trois millions de si-gnatures ont été récoltées pour un nouveau référendum». Le lundi 26 juin, Le SOIR confirme la nouvelle : «La jeunesse londonienne est furieuse». «À Londres, des milliers de Britanniques disent "Je t'aime" à l'UE », confirme début juillet la RTBf. Etc, etc… Bref, nos amis anglais auraient été abusés et seraient prêts à faire leur mea culpa. Pour preuves : chaque mois, des articles et reportages lénifiants accréditent, ici, l’idée qu’une majorité d’électeurs ont désormais compris le ridicule de leur choix et que les Européens vivant sur le continent feraient bien de ne pas en douter. Cette manière insidieuse mais habituelle de fabriquer «l’opinion publique» est heu-reusement en passe de s’écrouler. La réalité étant finalement toujours la plus forte. LA FABLE. Dans les jours qui ont suivi le référendum, la rumeur avait certes couru et parcouru les rédactions : les partisans du Brexit, dessoûlés d’une trop enivrante euphorie, étaient étreints par les remords. Jamais à court d’inventivité, la presse anglaise avait baptisé ces électeurs de «Bregretters» –un mot-valise formé à partir de «Brexit» et de «regret».

Page 31: avril 2017 - Attac

Découvrant le résultat du scrutin à l’aéroport de Manchester le 24 juin face camé-ra, une passagère prénommée Mandy s’était en effet dite «déçue» par la victoire du Brexit alors même qu’elle avait voté en faveur de la sortie de l’UE. Son inter-view avait fait le tour du web et, dans la foulée, l’existence du Bregretter avait été accréditée. S’appuyant sur quelques commentaires laissés en ligne par les lec-teurs du Daily Mail, inquiets de voir le prix de leurs vacances sur la Costa del Sol grimper, une partie des médias avait cru déceler un phénomène de grande am-pleur.

Dix mois plus tard, force est de se rendre à l’évidence : le «Bregretter» n’existe pas plus que le monstre du Loch Ness. Dans l’intimité de leur «home sweet home», des milliers de Britanniques ne se lamentent pas sur le choix qu’ils ont fait –subjugués par le réconfort d’une tasse d’Earl Grey et d’un biscuit à l’avoine. Le prix des va-cances «en Europe» a bien augmenté, conséquence de la baisse la livre sterling face à l’euro, mais l’électeur du «Leave» reste campé sur ses certitudes. Un son-dage publié le 29 mars 2017 par l’Institut YouGov le confirme. C’est même quasi-ment l’inverse qui s’est produit. L’étude YouGov indique qu’une partie des élec-teurs du «Remain» se sont faits à l’idée du Brexit : 69% des Britanniques interro-gés estiment désormais que le divorce entre Londres et les Vingt-sept doit être ac-té. Seuls 21% des partisans du maintien du pays dans l’UE auraient voulu que le gouvernement ignore la victoire du Brexit ou organise un nouveau scrutin.

ÉVAPORATION. Pour John Curtice, cette quasi-évaporation des 48% d’opposants au Brexit du 23 juin 2016 n’a rien de mystérieux. «La majorité de ces électeurs ont voté pour le "Remain" à contrecœur. Les ardents défenseurs d’un maintien dans l’Europe ne constituaient qu’une minorité au sein de l’électorat», analyse ce pro-fesseur de Science politique à l’université de Strathclyde et spécialiste des états d’âme des Britanniques.

Ce qui explique notamment le succès très limité rencontré par la manifestation contre le Brexit qui s’est déroulée ce 25 mars à Londres. Celle-ci n’a mobilisé que les Britanniques les plus ardemment européens et des familles britannico-européennes soucieuses de leur sort

Laurence ANGELLI

LONDRES, samedi 25 mars 2017

Page 32: avril 2017 - Attac

uivant les données de la Bibliografia gramsciana et de l’International Gramsci Society, il existe plus de 18.000 étu-des consacrées au révolutionnaire italien. Lesquelles ont été traduites dans une quarantaine de langues. Preuve de la ri-chesse de sa pensée, mais aussi de la difficulté à définir, sans trop de simplifications, «ce que Gramsci a vraiment dit». Sans doute est-il normal que son œuvre (dont il faut rappeler qu’elle a été pour une large part rédigée en prison et qu’elle détient, de ce fait, un caractère «non systématique») fasse l’objet d’une multitude d’interprétations. Mais il apparaît plus paradoxal qu’après avoir constitué l’une des assises fonda-mentales du marxisme d’après Marx, elle soit –depuis le dé-but des années 80– «annexée» par la pensée d’extrême droite. Il y a même eu un Sarkozy, philosophe bien connu, pour déclarer (au Figaro) : «Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées».

Page 33: avril 2017 - Attac

Antonio Gramsci est né le 22 janvier 1891 à Ales, en Sardaigne. Enfant, il fait une grave chute qui déforme à jamais son dos. Pour aider sa famille, le jeune Antonio trouve un travail de «transporteur de dossiers» au ca-dastre de Ghilarza. Une bourse lui permet de partir pour Turin et de s’inscrire à la Faculté de lettres. Membre des jeunesses socialistes, il entre, en 1916, à la rédaction de l’Avanti ! comme chroniqueur et critique théâtral. Il étudie l’idéalisme allemand, Hegel, et découvre Marx. Un an après, il dirige le Cri du peuple : c’est dans ses pages qu’il commente la révolution russe. En 1919, il fonde l’Ordine nuovo. Dans un article de cette revue, il lance l’idée des «conseils d’usine», qui aussitôt se multiplient. Gramsci devient le leader du mou- vement conseilliste, lors des grandes grèves de mars-avril 1920. L’année suivante, il entre au Comité central du Parti communiste (juste né à Livourne) qui le délè-gue à l’Internationale. Il part pour Moscou fin mai 1922. Malade, il reste six mois au sanatorium de Serebryany Bor, où il rencontre une jeune musicienne russe, Julia Schucht, qui deviendra sa femme. «LE CERVEAU» À SUPPRIMER. En 1923, le Komintern l’ envoie à Vienne pour suivre de plus près la situation en Italie, où le fascisme s’est installé. Chef effectif du PCI, Gramsci est élu député de Vénétie le 6 avril 1924. Re-venu en Italie, il est, pour les mussoliniens, «le cerveau qu’il faut empêcher de fonctionner». Malgré son immuni-té parlementaire, il est arrêté par les fascistes le 8 no-vembre 1926. Il restera en prison jusqu’à sa mort, le 27 avril 1937. On sait aujourd’hui –il faudrait tout un livre pour en ex-pliquer les sombres raisons– que les cadres du Parti n’ont pas fait grand-chose pour le libérer

Page 34: avril 2017 - Attac

Du côté opposé, une certaine historiographie de droite, pour détruire l’idée qu’il aurait été «le cerveau» à supprimer, s’escrime désormais à montrer qu’en réalité Mussolini a «aidé» Gramsci et a «sympathiquement» veillé à ce qu’il reçoive dans sa cellule les livres dont il avait besoin. Toujours est-il qu’au début des années 30, toute référence au fondateur du journal du Parti, L’Unitá, disparaît de la presse communiste. Ce n’est qu’après la guerre que sa mémoire de-vient objet de culte. Gramsci est le Parti par synonymie, son héros, son label, sa «philosophie». Son portrait est dans toutes les sections, son effigie sur les drapeaux, les polos et les agendas. Durant la période révolutionnaire, en Union soviéti-que, il était par l’action, Lénine, et par sa pensée, Marx. Mais lorsque, en Italie, le parti de Togliatti, puis de Luigi Longo et d’Enrico Berlinguer, le transforme en théoricien de «l’Eurocom- munisme», antidogmatique et antistalinien, à Moscou on l’effa- ce des tablettes. Il sera réhabilité, comme les autres hérétiques György Lukács ou Nikolaï Boukharine, lorsque Gorbatchev lancera la glasnost. AUTEUR CLASSIQUE. En juillet 1987, la revue Kommunist titre : «L’actualité des idées d’Antonio Gramsci» et annonce la paru-tion en russe des Cahiers de prison. En Italie, grâce à l’hégémonie culturelle exercée par le Parti communiste, Gramsci devient un auteur classique, étudié dans les écoles. La gauche française, en revanche, l’ignore ou le sous-estime. Une partie des raisons est éditoriale. Gallimard publie les Lettres de prison en 1971 et, de 1974 à 1980, les Ecrits politiques (rédigés avant l’emprisonnement). Ce n’est qu’en 1984 que commence la publication des ouvrages de captivité, les cinq volumes des Cahiers de prison.

Page 35: avril 2017 - Attac

Longtemps, autrement dit, on n’a guère disposé en français d’une édition fiable de l’œuvre gramscienne. Les autres motifs sont politiques et philo-sophiques. Le marxisme, en France, c’était en grande partie Louis Althus-ser. On lui doit probablement d’avoir introduit de force Gramsci dans le débat théorique. Mais d’une façon assez paradoxale, puisque, au nom de «la scientificité» du marxisme, il soumet à une violente critique toute la pensée gramscienne, réduite à une forme d’«historicisme». L’opération ne réussit guère et, à mesure que les œuvres du philosophe sarde parais-sent (accompagnées de commentaires et d’études de plus en plus nom-breux), Gramsci devient «la coqueluche» de la gauche hexagonale. «Le siècle sera gramscien ou ne sera pas», lance audacieusement un heb-domadaire. On pourrait supposer que les Cahiers ne sont pétris que de politique et de théorie marxiste. Ce n’est pas le cas. Ils représentent six ou sept années d’écriture dans la solitude d’une cellule ou d’une chambre de clinique, mais tout y est : réflexions personnelles, développements philosophiques, portraits, remarques psychologiques, études littéraires, notes bibliogra-phiques, essais de traductions… Il voulait faire, écrit-il à sa belle-sœur, Tatiana Schucht, «quelque chose "für ewig"», «pour l’éternité», qui pût l’«absorber» et «centrer [sa] vie intérieure». UNE ASSISE THÉORIQUE. En entamant son premier Cahier, le 8 février 1929, il dresse la liste, en seize points, des principaux thèmes qu’il se propose d’étudier : «Théorie de l’histoire et historiographie», «Formations des grou- pes intellectuels italiens», «Littérature populaire des romans-feuilletons», «Le concept de folklore», «La question méridionale», «Le sens commun», etc... Publiés à partir de 1948 en volumes thématiques [le Matérialisme historique et la philosophie de Benedetto Croce, les Intellectuels et l’organisation de la culture, Notes sur Machiavel…], les Cahiers feront de Gramsci «le plus grand philosophe marxiste après Marx»

Page 36: avril 2017 - Attac

Sa pensée, diversifiée et articulée, offre, en effet, une assise théorique à partir de laquelle il est possible de rendre compte de la complexité des sociétés occi-dentales avancées, dans lesquelles «le dessein révo-lutionnaire» ne peut reproduire les schémas du mo-dèle soviétique, mais exige d’abord «la direction intel-lectuelle et morale» de la société civile et la conquête de «l’hégémonie». PRAXIS. A la critique de l’économisme dominant, Grams-ci ajoute donc les dimensions culturelles et éthiques de l’exercice du pouvoir politique. Son apport spécifique au marxisme, qu’il nomme «philosophie de la praxis», tient à la façon dont il a repensé les liens entre l’infra- structure économique et la superstructure idéologique, à laquelle il donne une importance capitale. C’est dans ce cadre –l’analyse des conditions culturelles de l’action– qu’il a élaboré ses recherches sur les intellec-tuels et a forgé le concept, très opératoire, d’«hégémo- nie». A partir de là ont fleuri les «études gramsciennes», en nombre infini, et dans tous les pays. Elles ont surtout proliféré au sein de la gauche intellec-tuelle –l’Argentin Ernesto Laclau pour ne citer qu’un nom– qui, exploitant «la philosophie de la praxis» de Gramsci, mais aussi sa vision de l’Etat et de la société civile, a tenté, comme le voulait Marx, de faire «l’ana- tomie» des sociétés contemporaines, dont le mode de production a radicalement changé, où les notions de «classe», de «parti», de «prolétariat», etc... ont perdu de leur prégnance et où la politique a été dessaisie de son gouvernail par les puissances absconses de la finance.

Page 37: avril 2017 - Attac

Dans les pays anglo-saxons et aux Etats-Unis –où une anthologie des Prison Notebooks figure parmi les lectures obligées des étudiants en philosophie, socio-logie, sciences politiques et journalisme–, la pensée gramscienne alimente les Cultural studies, par l’in- termédiaire de penseurs tels que Edward W. Said ou de l’Anglo-Jamaïcain Stuart Hall, les postcolonial stu-dies, à travers la derridienne Gayatri Spivak, et les subaltern studies, nées en Inde du travail de l’his-torien Ranajit Guha et de son élève Partha Chatter-jee, qui a interprété la lutte de libération indienne au moyen des catégories utilisées par Gramsci pour le Risorgimento italien. Le penseur sarde est même de-venu une sorte de drapeau de la lutte des minorités sexuelles ou ethniques sous la plume de l’Afro-Américain Cornel West («Councillor West», dans Ma-trix Reloaded des sœurs Wachowski). En Amérique latine et au Brésil en particulier, Grams-ci continue, en revanche, à être lu (entre autres par Carlos Nelson Coutinho, Marco Aurélio Nogueira ou Marcos del Roio) comme théoricien politique révolu-tionnaire, dont les outils restent opératoires pour comprendre les dynamiques du monde globalisé (et en sortir). On n’oublie pas, enfin, que Gramsci est une référence tant pour Aléxis Tsípras et les inspira-teurs de Syriza en Grèce, ou pour Pablo Iglesias et les philosophes de l’université Complutense de Ma-drid –où est né Podemos

COMMUNISTES italiennes avec des fusils pris aux Allemands, à Massa Lombarda le 13 avril 1945

Page 38: avril 2017 - Attac

Dans tous les cas, il s’agit d’une exploitation légitime de la pensée gramscienne –qui en pour-suit la visée émancipatrice– de gauche. «GRAMSCISME DE DROITE». Plus paradoxale est sa «récupération» par les penseurs néo-conservateurs ou d’extrême droite. C’est sans doute Alain de Benoist qui insista le premier, dès les années 70, sur la nécessité de forger un «gramscisme de droite» qui puisse inciter les politiques droitières à faire davantage attention aux dimensions cultu-relles de l’action politique. En 1985, huit de ses textes sont réunis et traduits en allemand sous le titre Kulturrevolution von rechts. Gramsci und die Nouvelle Droite, et la revue Junge Freiheit explicite encore le propos en appelant la droite et l’extrême droite à la re-conquête de «l’hégémonie sociale» perdue con- tre la gauche, en travaillant sur la notion (grams-cienne) de «sens commun».

Page 39: avril 2017 - Attac

L’appel, depuis, a été entendu, des think tanks «néo-cons» américains au Front national lepéniste –même si l’on oubliait que, pour Gramsci, c’est le Parti com-muniste qui devait construire l’hégémonie et, en tant qu’intellectuel collectif, donner cohérence au «sens commun», afin que de là surgissent, majoritaires, les idées de justice sociale. A voir la façon dont il est aujourd’hui utilisé par ceux qui furent toute sa vie ses ennemis, Antonio Gramsci se retournerait dans sa tombe. Là où il est, il a sans doute gardé avec plus d’émotion «la vidéo lettre» que lui envoya, en 1997, l’historien marxiste Eric Hobsbawm : «Tu es mort depuis soixante ans, mais tu vis dans le cœur de ceux qui veulent un monde où les pauvres aient la possibilité de devenir de vrais êtres humains»

Robert MAGGIORI

Page 40: avril 2017 - Attac

...