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8/20/2019 Chris Marker - l'Image Docu n1
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I M A G E S documentaires 154e trimestre 1993
Chris. Marker Prince Bayaya par .lui Trnca, une forme
d’ornement par Christian Marker. Chris. Marker, à la poursuite les
signes du temps par François Porcile. Que reste-il de ces images ?
par Annick Peigné-Giuly. Le sourire du chat par Cérald
Collas. Des statues meurent aussi au Tombeau d’Alexandre, le
regard retourné par François Niney. Le fond de l’air est rouge,
l’apprentissage de notre génération par Régis Debray. L’Héritage de
la chouette par François Niney. Le Tombeau d’Alexandre par Chris.
Marker. L’image dialectique, sur Le Tombeau d’Alexandre
par Olivier-René Veillon. Filmographie et bibliographie de Chris.
Marker. Films 23 films sélectionnés Festivals Festival
du réel 93 : portrait-souvenir, par Marie-Hélène Deseslré.
Edition Notes de lecture, par Catherine Rozenberg
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C h a n g e m e n t d e t i t r e
Les films docum entaires ont trouvé dans
les bibliothèques un lieu de diffusion original depuis
de nombreuses années. Ces films, après une
diffusion télévisée ou une program mation dans
de rares salles de cinéma, re joignaient la mém oire
des bibliothèques : ils se trouvent aujourd'hui
proposés au plus large public dans les librairies
grâce à des catalogues de vente comme celui
de La Sept/Vidéo ou du Cercle du regard.
Pour accom pagner la découverte de ces films
et de leurs auteurs, Images en bibliothèques devient
Images documenta ires .
Dorénavant chaque numéro sera consacré
plus particulièrement à un auteur ou à un thème
tandà que les films choisis chaque trimestre dans
la production et l'édition vidéo par les bibliothèques
seront analysés. Une sélection d'articles
et d'ouvrages sur le cinéma continuera à être
proposée ainsi que des compte-rendus de festivals
spécialisés.
Derrière ce changem ent déforme et de titre
se trouve la volonté défaire partager à un p lus
grand nombre de lecteurs l'expérience
des bibliothèques et la passion d'un petit nombre
d'amateurs pour un continent du cinéma encore
largement inexploré.
3
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S o m m a i r e
C h r i s . M a r k e r
In t roduc t ion
par Ca therin e Blango nnet P
a
g
e
9
Prince Bayaya de J iri Trnca,
une forme d 'ornement
pa r «Christian» M arker page n
Chris. Marker,
à la poursuite des signes
du temps
par Franço is Porcile P
a
g
e
'5
Que reste-l-il de ces images ?
par Annick Peign é-Ciuly P
a
g
e
'9
Le sourire du chat
pa r Gé rald Collas P
a
g
e
23
D es
statues m eurent aussi
au Tombeau d'Alexandre,
le regard retourné
par Fran çois Niney P
a
g
e 2
9
Le fond de l air est rouge,
l 'apprentissage de notre génération
par Régis D ehray P
a
g
e
%
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L'Héritage de la chouette
par François Niney page 41
Le Tombeau d'Alexandre
pa r Ch ris. M arker P
a
g
c
4^
L'image dialectique,
sur
Le Tombeau d'Alexandre
par O livier-Ren é Veillon P
a
g
e
49
Film ograp hie de Ch ris. M arker P
a
g
e
^7
Bibliograp hie de Ch ris. M arker page 63
F i l m s
a3 films sélectionnés
par les bibl iothèques pub liques pa g
e
67
F e s t i v a l s
Festival Cinéma du réel
$3 :
po rtrai t- sou ven ir,
par M arie-Hélène De sestré page 89
Edi t i on
Notes de lecture,
par Cath erine Rozen berg P
a
g
c [t
>3
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C h r i s .
M a r k e r
Ecr iva in-c inéas te
J'auraipassé
ma vie
à m 'interroger
sur la fonction du souvenir, qui n 'est pas
le
contraire
de
l oubli,
plutôt son en vers.
On
ne
se souvient
pas,
on
récrit
la mém oire
comme on récrit
l histoire.
Comment se souvenir de
la soif?
(Sans soleil)
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n t r o du c t i o n
par Catherine langonne t
« P eu t-ê tre c et écrivain si disc ret et qui s 'efface de va nt
ses fictions nous parlera-t-il un jour de lui », disait Sartre
d e G i r a u d o u x
il.
Peut -on d i re de Chr i s . Marker , ce que
Sa r t re d i sa i t de G i raud oux ? Ce c inéa s te qu i s est effacé
dev an t ses films , pe ut - ê t re n ou s par le ra - t - i l un jo u r d e
lui. Mais peu t -ê t re , tou jours com m e G iraudoux, réc lame-
l-il « le d r o i t po u r les ho m m es d 'ê t re un pe u seu ls s ur
cet te terre » . Ce que l 'on peut deviner de lui , c 'es t donc
à t ravers son œuvre 2 / .
N o u s n ' a u r i o n s p a s p u d é c r i r e c e t t e œ u v r e i m m e n s e
sur laquelle i l a déjà été beaucoup écri t , dans différentes
r e v u e s , m a i s n o u s a v o n s v o u l u p r o p o s e r u n e a p p r o c h e
subject ive, à par t i r de quelques f i lms, car c 'es t à notre
sens l a me i l l eu re man iè re de f a i r e découvr i r e t a imer
une œuvre v ivan te .
I l é t a i t i n t é re s san t de r e l i r e t ou t d ' abo rd ce qu ' éc r i
va i t en ig65 François Porc i le , d ix ans après Dimanche à
Pékin, c inq ans après Description d'un combat, sur les rap
ports du texte et de l ' image dans ces f i lms, car cette ana
lyse es t u t i le à la lecture de presque tous les suivants .
Chr i s . Marke r ne souha i t e pas que l ' on r evo ie au
j o u r d ' h u i c e r t a i n s d e s e s f i l m s , n o t a m m e n t
Lettre de
Sibérie
(1958) et
Cuba si
(1961). Ecrire sur Chris. Marker,
c 'es t donc écr i re aussi sur des f i lms dont on di t pudi
quemen t qu ' i l s son t « dé m od és », m ais qui s on t t rès sou
vent encore c i tés , parfois t ransformés par le
«
travail
»
de
la mémoire . C 'es t ce qu 'a ten té de fa i re Annick Pe ignc-
Giulv.
9
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Gérald Collas
s est
a t taché sur tout
&
L'Ambassade
(içy] 5)
e t à
Sans soleil
(1982), tandis que François Niney choisis
sait le premier f i lm de Chris. Marker,
Les statues meurent
aussi
(i953) co-réalisé avec Alain Resnais, et le dernier,
Le
Tombeau d'Alexandre
(1993). F ran ço is Niney n ou s enga ge
à (re) découvrir également
L'Héritage de la chouette
diffusé
sur La Sept en 1989.
nous a paru intéressant d 'établir un parallèle entre
Le
Tombeau d'Alexandre
e t
Le F ond de
l air
est rouge.
«
C o m b in e r la m ém o ir e et la f idélité n 'e st pas facile »,
écrivait Régis
Debray
en 1977, au moment où toute une gé
nération découvrait
L e Fondde l air est rouge. ISxecLe Tom
beau d'Alexandre, de no uv eau C hris. M arker al lie lucid ité,
mémoire e t f idél i té quand l 'heure es t p lutôt aux renie
ments . Ol iv ie r -René Vei l lon soul igne l ' impor tance h i s
torique de ce f i lm.
Enf in , ou p lu tô t , avan t de commencer ces l ec tu res ,
nous vous proposons , de la par t de Phi l ippe Haudique t ,
un texte écrit en 1952 par
«
Christ ian
»
Marker sur
Le Prince
Bayaya
de J i r i Trnea, que l 'on peut voir dans les bibl io
thèques publ iques . Chr i s . Marker nous a au tor i sés à le
publ ie r : « Je me sens si é t rang er au lointa in je un e ho m m e
qui l 'avait écri t , que je ne vois pas de quel droit je
lui
in
terdira is de se fa i re publ ier » . L 'é loge de la lenteur nous
a plu dans ce texte .
¥A
« ce lo in ta in j eun e h om m e » étai t
déjà l 'écrivain qu'i l n 'a pas cessé d 'être tout en travail lant
l ' image. Un regret, celui de n'avoir pas publié de textes sur
La Jetée (1962), cette œuvre si part iculière, mais peut-être
faut-i l laisser ceux qui ne l 'ont pas vue la découvrir un
j o u r « tout seuls ». Ceux qui l 'ont vue peuvent l ire le beau
tex te de Jean-Louis Sehefer 3 / .
1/
Cité par
Chris.
Marker, dans
Giraudoux par lui-même.
Seuil, 1952.
2/Sur Chris. Marker, lire notamment l'article de Guy Gauthier,
dans
Bref, n°6,1991.
3/Jean-Louis Sehefer, « A propos
&? La Jetée »,
dans le catalogue
de l'exposition du Mnam, « Passages de l'image », C entre Georges
Pom pidou, 1990.
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"P rin ce Bayaya* de Ji r i T rnk a,
une fo rme d ' o rnemen t ,
par Christian Marker
« Je ne suis pas un cinéaste , seulem ent un i l lus t ra teur »
di t Trnka. Comme si ce n 'é ta i t pas un des pouvoirs fon
damentaux du c inéma, ce don du temps qu ' i l es t seu l ca
pable de faire à volonté au dessin, à la peinture ou à l ' ima
g e r i e . C o m m e s i l ' a c t e p a r l e q u e l i l é l a g u e l e t e m p s
lu i -même de ses bavures e t de ses broui l lons pour nous
l ivrer en deux heures une vie exemplaire , épurée, comble
de ce qu i lu i m an qu ai t , le s tyle co m m e si cet acte ne
trouvai t pas sa contrepar t ie e t son équi l ibre dans l 'ac te
inverse , celui par lequel dessin , peinture ou imager ie qui
sont s tyle pur , auxquels m an qu e le tem ps, le re t rouv ent e t
nous touchent par un nouveau b ia i s , un au t re commun
dénominateur qui n 'es t p lus la contemplat ion ( jamais le
mot de spec ta teur n 'es t moins à sa p lace qu 'au c inéma)
mais la part icipation. On en a tout de même fini avec les
fausses é tanché i tés , théâ t re ou c inéma, pe in ture ou c i
né m a. Auss i avec le c iném a, a r t du m ou vem ent . Ce n 'es t
pas parce q ue la cam éra y bo ug e (au contra i re , m oins e l le
bouge, mieux ça vaut) que les fdms de Resnais sur des
pe in t res sont d 'abord du c inéma. C 'es t parce qu 'enf in le
tableau s 'y voit rest i tué un temps qui lui appart ient . C'est
que la durée de son ac t ion n 'es t p lus commandée par le
tem ps du spec tateur, qui est susp ensio n, mais pa r le tem ps
de l ' éc ran , qu i es t parcours . E t l e charme opère dans la
mesure où pour l a p remiè re fo i s , g râce au c inéma , l e
pe in t re , l 'œu vre e t le spec ta teur on t un é lém ent co m m un ,
conna i s sen t un r appor t dynamique , e t son t cousus p ro
v iso i rement dans la même peau .
I l
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L e s « i l l u s t r a t i o n s » d e T r n k a p r o c è d e n t d u m ê m e
ch arm e. Et la s impl ic i té de l'h is toi re , la len teu r du tem ps
semblent bien confi rmer que le c inéma ic i es t affa i re de
nature e t non de moyens. I l semble qu 'en effe t le don de
se promener l ib rement dans l ' imager ie féer ique , de par
couri r l 'autre monde, se suff i t à lu i -même et exclut cet te
rouerie, ce damier d 'effets et de
suspense
auquel recour t ,
pa r exem ple, M. Disney (bien pe rsu ad é, lui , et aj u ste t i t re,
que le seul fa i t de parcouri r son univers en papier peint
n e suffirait pas à en vo ût er le cl ient) . Mais la co m pa rais on
avec Disney est t rop faci lement accablante pour celui-c i ,
e t s e ra i t un t rop f a ib l e hommage pour Trnka . Oppose r
les b ru n s ric he s, les rou ge s graves, les gris et les bistre s d e
Bayaya
aux ecchymoses lyriques de
Fantasia,
par exemple,
ne suffirait pas à cé léb rer ce rach at de toutes les teintes sa
cr i f iées , l 'ordre e t la volupté de ce luxe. Opposer la mu
sique de Trojan à cel le de Churchi l l comme victoire du
thème popula i re sur l ' a i r à succès n 'en d i ra i t pas assez
sur la noblesse de cet te musique (e t ces voix acides por
tées sur une orches t ra t ion savante , comme des anges de
cathédrales) . Du moins , les effor ts d ' ingéniosi té par les
que ls Disney ch er ch e, avec force tru cs, à no us faire c roire
à ce qu ' i l raconte , opposés à la s impl ic i té de propos de
Tr nk a, aussi à l 'aise d an s les l imites de son « i l lustrat ion »
qu 'un tab leau à l ' in té r ieur de son cadre , met ten t en év i
dence ce paradoxe par leque l l 'un ivers de Disney res te
fe rmé su r l u i -même , a lo r s que l e monde de Trnka dé
bo uc he sur le nô t re . E t l à -dessus , soyons jus tes , Trnk a a
un atout sup plém enta ire : la t rois ième dim ens ion. La ma
r ionnet te ba t t ra à tous coups le dess in dans ce t te en t re
pr ise de mervei l leux, parce qu 'en
I O 5 Î
la prem ière cond i
t ion du merve i l leux , c 'es t l e concre t . Personne ne peut
plus marcher dans la gaze e t l 'appar i t ion, e t , mieux en
core que
M iracle à Milan
et
GeraldMe Boing Boing,
les ma
r ionne t t e s de
Bayaya
s 'approchent de la poés ie dans la
mesure où el les s 'approchent de l 'objet .
E t c ' e s t b i e n à c e l a q u e n o u s p e n s o n s e n q u i t t a n t
Bayaya
: à un e forme p res qu e oubl iée d'« or ne m en t ». Un
o r n e m e n t q u i n ' e s t p l u s , c o m m e c e q u e n o u s c o n n a i s
sons sous ce nom depuis les basses époques , un sec teur
inférieur de l art, un e m on na ie de la bea uté mais ce qu'i l
est da ns les hau tes ép oq ue s, au Moyen Age ou da ns les so-
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ciélés pr imi t ives , un e valeur de eivil isation, un ho m m ag e
constant rendu à la créat ion en l ' imi tant . De même que
l 'ampleur e t la minut ie du déroulement de l 'h i s toi re nous
rappel lent les romans du Moyen Age, où l 'émervei l lement
vient auta nt de la descr ipt ion, de l 'appr éhe nsio n con crète
d 'un décor , d ' une a rmure ou d ' un co rps , que des su r
p r i ses de l ' aven t u re ( l e s unes e t l e s au t re s r envoyan t
d 'a i l leurs , par le t ru ch em en t de la sym bol ique , au m êm e
absolu) de m êm e ce souci d ' invest igat ion de la be au té ,
qu ' i l apparaisse sous forme de bruns-rouges ou d 'accords
de neuvième, nous renvoie au p la i s i r d 'o rner , au p la i s i r
d ' en l um i ne r , à un p la is ir qu 'on au ra tend anc e à no m m er
gratui t parce que c 'es t le seul just i f ié . Et s i , tout en lui
c o n c é d a n t t o u s s e s c h a r m e s , c e r t a i n s o n t r e p r o c h é à
Bayaya sa
«
len teu r », c 'es t u n pe u t r i s te , mais c 'es t aussi
un aveu . L 'humain du XXe s ièc le n ' a ime pas s ' a t t a rder
sou s u n ch ar m e, il ve ut vi te en faire le to u r e t n o u s ne
savon s qu e t ro p à qu el po int il est défavorisé, sous le rap
por t du t emps , v i s -à-v i s du bœuf pour l a contempla t ion ,
et vis-à-vis de la grenouil le pour la volupté.
Publié dans
Les Cahiers du
cinéma, n° 8, janvier ig5a.
Prince Bayaya,
film
en Agfacolor de Jiri Trnka. Scénario : d'après
un conte de B. Nemcova. Poèmes : V. Nezval. Musique : V.
Trojan. Production : Film tchécoslovaque d'Etat,
IQ5O.
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Chris . Marker ,
à la poursui te
des s ignes du temps
par François Porcile
Ce voyageur i n fa t i gab l e , pass i onné de sc i ence - f i c
t i o n , a m o u r e u x d e s c h a t s e t a d m i r a t e u r d e G i r a u d o u x ,
n e c e s s e r a j a m a i s d e n o u s é t o n n e r .
D ' u n e œ u v r e e n m a r g e d e l a p r o d u c t i o n c o u r a n t e ,
seu l s deux f i l ms en t ren t dans l e s sac ro - sa i n t e s l i m i t e s
d u c o u r t m é t r a g e ,
Dimanche à Pékin,
ou l es t r ibu la t ions
d ' u n F r a n ç a i s e n C h i n e , e t Description d'un com bat, r é
flexion pr of on de s ur l e j e u n e Eta t d ' I s r aë l .
Ces f i l ms , de p r i me abord , me t t en t en cause l a no
t i o n m ê m e d u « d o c u m e n t a i r e ». L a c a m é r a n ' a p l u s
ic i l e rô le d i scre t e t e f facé qu 'e l l e occupe chez un do-
c u m e n t a r i s t e c h e v r o n n é . C e n ' e s t p a s l a C h i n e o u
Is raë l vus pa r un F rança i s , ma i s pa r Chr i s . Marke r . Le
t é m o i g n a g e e s t e n m ê m e t e m p s u n e p r i s e d e p o s i t i o n
e t une pr i se de possess ion du rée l . Car l e su je t choi s i
n ' e s t pas un hasa rd . La Ch i ne , I s raë l , Cuba , l a S i bé r i e
[Cuba si e t Lettre de Sibérie) s o n t d e s E t a t s e n p l e i n e
évolu t ion pol i t ique e t soc ia le que Marker a choi s i d 'ob
se rv e r avec sy m pa t h i e , avec am ou r (« am o ur q u i se ra i t
u n e f o r m e s u p é r i e u r e d e l ' i n t e l l i g e n c e », é c r i t J e a n
Col le t ) . Le choix du su je t es t dé jà l e re f l e t d 'une per
s o n n a l i t é .
L a p e r s o n n a l i t é d e l ' a u t e u r s e m a n i f e s t e e n s u i t e
d a n s l ' o r i g i n a l i t é d u r é c i t . U n e é t r o i t e i n t e r p r é t a t i o n
du t ex t e e t de l ' i mage , qu i s ' appe l l en t e t s e r éponden t
l ' u n l ' a u t r e d a n s u n e s o r t e d e p i n g - p o n g l i t t é r a i r e e t
p h o t o g r a p h i q u e , m a r q u e l e s l i m i t e s d u d o c u m e n t a i r e
e t ouvre en même t emps l e champ de l ' e s sa i .
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La p l upa r t du t emps , l e t ex t e comment e l ' i mage . I c i
l ' i mage appu i e l e t ex t e , ma i s ce de rn i e r l ' app ro fond i t
e n c r é a n t , a u b e s o i n , u n c e r t a i n d é c a l a g e p a r r a p p o r t
à el le.
M a r k e r a d é f i n i u n e n o u v e l l e f o r m e d e c o m p a r a i
son en t re l ' i mage e t l e son qu i cons i s t e à r approcher
d e u x i d é e s a p p a r e m m e n t é t r a n g è r e s l ' u n e à l ' a u t r e e t
d o n t la j o n c t i o n a p p o r t e a u film u n e r é s o n a n c e i n a t
t e n d u e e t s o u v e n t é l o q u e n t e .
C e t t e c o n s t r u c t i o n m é t a p h o r i q u e s e m a n i f e s t e a s
s e z s o u v e n t d a n s l ' a l l i a n c e d ' u n e i d é e s p i r i t u e l l e e t
d ' u n e i d é e m a t é r i e l l e , d ' u n é l é m e n t n o u v e a u e t d ' u n
é l émen t f ami l i e r .
« P o u r le p eu p l e en ex i l, la B i b l e é t a i t l ' éq u i v a l e n t
s a c r é d u c a t a l o g u e d e la M a n u f a c t u r e d ' A r m e s e t
C y c l e s d e S t - E t i e n n e , t o u t c e q u i n ' y f i g u r a i t p a s
n 'ex i s t a i t pas . » (Description d'un combat). Ou b ien , ( sur
de s imag es de la Mer M orte) , « dé co r , s 'i l faut en cr oi re
u n s a v a n t r u s s e , d e l a p r e m i è r e e x p l o s i o n a t o m i q u e ,
3 o o o a n s a v a n t l e C h r i s t s u r u n H i r o s h i m a d e J u d é e
q u i s ' a p p e l a i t S o d o m e . »
D e l a c o n f r o n t a t i o n s i m u l t a n é e d e d e u x i m a g e s ,
l ' une v i sue l l e , l ' au t r e l i t t é ra i r e , na î t une vé r i t é nou
v e l l e , s o u d a i n e m e n t é v i d e n t e , u n e v é r i t é s y n t h é t i q u e .
M a r k e r p o u s s e c e t t e m é t h o d e j u s q u ' à l a n o t a t i o n l a
p l us s i mpl e . Au débu t de Dimanche à Pékin, i l parcour t
l ' a l l ée qu i condu i t aux t ombeaux des empereu rs Mi ng ,
« avec l es cha m eaux Mi ng , t r anq u i l l e s co m m e des po u
lets rôt i s ». Du P o nt d u Ciel , il d i t : « C 'étai t u n co u p e-
g o r g e , c ' e s t r e s t é u n e p e t i t e o a s i s d ' i n o r g a n i s a t i o n .
C ' é t a i t l a cour des mi rac l e s , c ' e s t l a fo i r e du Trône . »
La ru e du C arm el es t p o u r lu i « la ru e Mo uffe ta rd de
T e l -A v i v » ; d e m ê m e q u e la g r a n d e m u r a i l l e , chef-
d ' œ u v r e d e s e m p e r e u r s c h i n o i s , n ' e s t à s e s y e u x
q u 'u n e « l i gne M ag i no t de 2 5oo km , e t auss i i nu t i l e . »
Ce t t e fo rme pa r t i cu l i è re de compara i son es t l a base
d e s a m é t h o d e , q u ' o n p o u r r a i t r é s u m e r p a r c e t t e
p h r a s e d e Dimanche à Pékin : « T o u t cela est lo i nta in
comme l a Ch i ne , e t en même t emps auss i f ami l i e r que
le Bo is de Bo u l ogn e ou l e s bo rd s du L o i n g . » Le p ré
s e n t q u e f i l m e C h r i s . M a r k e r e s t p o u r l u i l e m o y e n
d 'une ré f l ex ion sur l e passé e t sur l ' aveni r .
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C e r a p p o r t c o n s t a n t d e l ' h o m m e a u q u o t i d i e n l u i
permet jus tement de re t rouver l e sens exac t de ce qu ' i l
voit .
L e p o i n t d e d é p a r t d e
Dimanche à Pékin,
c 'e s t l a
C h i n e r e v ê t u e d e s e s a p p a r e n c e s . « L e s a m a t e u r s d e
p i t t o r e sque peuven t t ou jou r s s e r aba t t r e su r l e s f r ag
m en t s de l a v i e i l l e Ch ine que l e dége l cha r r i e enco re .
E t , b ien sû r , i l y a l à de quo i nour r i r tou tes l e s nos
t a l g i e s . M a i s l e p r i x d u m o d e r n i s m e n o u s p a r a î t r a i t
p e u t - ê t r e p l u s l o u r d s i l e p r i x d u p i t t o r e s q u e n e s e
t r o u v a i t b r u s q u e m e n t i n s c r i t s o u s n o s y e u x : u n e
f e m m e a u x p i e d s m u t i l é s , s u r v i v a n t e d e s t e m p s i m p é
r iau x. »
L a r é a l i t é s e r é v è l e , s o u d a i n d é m a s q u é e , c o m m e
l 'époque des guer res l égenda i res don t l 'opéra de Pék in
r e t e n t i t e n c o r e . C e p a s s é m y s t é r i e u s e m e n t a c t u a l i s é
l ui r a p p e l l e c e s g é n é r a u x « a n c ê t r e s d e n o m b r e u x g é
n ér au x q u i , en 2 00 0 an s , o n t fai t e t dé fa i t l a C h in e
j u s q u ' à c e q u e l e p e u p l e c h i n o i s s e d o n n e , c e r t a i n 1 e r
o c t o b r e , s o n 4 ju i l l e t . »
En I s raë l , i l ne manque pas de rappe le r l e s o r ig ines
d e s i m a g e s q u ' i l fi lm e : « L ' A n g l e t e r r e n ' a v a i t p a s
p r é v u q u e s e s c o n c e s s i o n s a m b i g u ë s à u n F o y e r J u i f
a m è n e r a i e n t u n e n o u v e l l e n a t i o n . L ' O c c i d e n t n ' a v a i t
pas p révu que le Moyen-Or ien t cesse ra i t un jour d 'ê t re
s a s t a t i o n - s e r v i c e , e t q u e l e s p r e m i e r s o c c u p a n t s a u
r a i e n t l eu r m o t à d i r e . »
M arke r , en r ep l açan t s e s im ages dans l e t em ps , f a i t
a i n s i œ u v r e d ' h i s t o r i e n .
Mais l e résu l ta t de ce t t e ré f lex ion es t une ques t ion
su r l ' aven i r , qu ' i l pose com m e une hypo thèse , d ' ap rè s
l e s s i gnes que l u i ad re s sen t l e s peup le s qu ' i l obse rve .
L e d e r n i e r p l a n d e Description d'un combat, u n e
longue im age d 'une pe t i t e f i l l e j u ive en t r a in de de s
s in e r , i ns p i r e à M arker ce t t e co nc lu s io n : « I l f au t la
regarder v ivre . El le es t là . Comme Israë l . . . La regarder ,
j u s q u ' à l ' é n i g m e , c o m m e c e s m o t s q u ' o n r é p è t e s a n s
c e s s e e t q u e s o u d a i n o n n e r e c o n n a î t p l u s - j u s q u ' à
c e q u ' e n t r e t o u t e s l e s c h o s e s i n c o m p r é h e n s i b l e s d e c e
m o n d e , l e p l u s i n c o m p r é h e n s i b l e s o i t q u ' e l l e e s t l à ,
en face de nous , comme un oiseau e t comme un chif f re
c o m m e u n s i g n e . »
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Si gnes de passé en même t emps que s i gnes d ' aven i r ,
l e s t é m o i g n a g e s d e C h r i s . M a r k e r n e s o n t p a s d e s
« m e s s a g e s » a u p r é s e n t .
Tourné vers l ' aveni r , l e c inéma de Chr i s . Marker es t
comme la pensée bergsonienne , non p lus un regard posé
sur no t re t emps , mai s sur l a durée du rée l .
Message d 'amour et médi tat ion sur le temps, i l semble
appl iquer d i rec tem ent ce t te phrase de Jean Jaurè s :
«
Aller
vers l' Idéal e t co m p re n dr e le réel . »
Publié dans
Défense du court métrage français,
Ed. du
Cerf,
uj65.
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Q u e reste- l - i l de ces imag es ?
par Annick Peigné- Giuly
Froides saisons. Les t roupes soviét iques avaient péné
t ré dans Bu dapes t po ur con ten i r
«
l ' insur rec t ion
»
(c'était
en io,56) et quelques vedettes françaises (Gérard Phil ipe
d a n s u n e t o u r n é e d u T M P p u i s Y v e s M o n t a n d , a v e c
Sim on e Sign ore l ) ava ien t fa it le voyage ju sq u 'à M oscou,
sourires fr i leux aux actuali tés françaises, comme pour té
m oig ne r qu e d err ière le rideau d e fer, il y avait u n e vie, un
monde . C 'es t ce t au t re monde , ce lu i , au choix , masqué
par la p ropagande occ identa le ou paré des s logans com
munis tes , des couleurs maoïs tes comme des sa l sas révo
lu t ionnai res dont Chr i s . Marker , à ce t te époque , se fa i t
l ' imagier.
En pleine guerre froide, i l sort
D imanche à Pékin
(io,55),
Lettre de Sibérie
(io,58), puis
Cuba si
(1961, m a i s c e n s u r é
jusqu 'en igf iS) . Tro is documenta i res dont i l semble ba
na l au jourd 'hu i de d i re qu ' i l s on t « vieilli » ou qu ' i l s sont
« datés ». Mais qui vieillit ? Le cinéaste, le film, celui qui
regarde , ou l 'His to i re e l le -même ? Passées au carbone i / j
d 'une générat ion « post-communiste », que reste-l-il de ces
images sur l ignées d 'un Marker engagé
?
De
Lettre de Sibérie,
d ' aucuns conse rven t au jou rd 'hu i
un souveni r p réc is . Une séquence où appara î t ra i t sur un
p a n n e a u i n d i c a t e u r le m o l « Sib er ia ». Q u' i l s se son t e m
pressés de l ire comme un mot valise. « Si. . . Beria ». En ré
férence au s inis tre chef de la Tc hék a s ta l inien ne. Co m m e
une note d i ss idente dans une le t t re qu i , s inon , pour ra i t
ê t re ce l le du voyageur idéa l d ' in tour i s t . Re tour image :
c 'é ta i t une b lague . Un faux inser t publ ic i ta i re pour les
I )
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rennes s ibé r iens in t rodu i t pa r un panneau d 'une « Un ited
Product ions of Siber ia » im agin aire. Un insta nt, i l est vrai,
le panneau se sc inde pour ne la isser à droi te de l ' image
que ces deux mots :
«
pr od uc tio ns of Beria ». A la lu m ière
des années d iss identes , i l n 'en fa l la i t pas p lus pour t rou
ver un double fond à l 'air un peu trop
«
rouge
»
de ce film.
D'autres n 'ont pas oubl ié ce t aut re moment . Une pet i te
leçon de c hose s app liqué e à son p rop re travail par M arker.
« E n enre g i s t ra n t auss i ob je c t ivem ent q ue poss ib le ces
images d e la capitale yak ou te, je m e dem an da is à qu i el les
fe ra ien t p la i s i r , pu i squ 'on ne saura i t pa r le r de l 'URSS
qu 'en t e rm es d 'en fe r ou de pa ra d i s . . .
»
En une m êm e sé
qu en ce e t t ro i s com m enta i re s , il p rou ve qu 'on pe u t fa ire
di r e ce qu e l 'on v eu t à l ' imag e, i) « La capi ta le es t u n e
v i ll e m o d e r n e o ù d e c o n f o r t a b l e s a u t o b u s . . . » 2)
« Yak outsk, vi lle so m br e où les ha bita nts s 'en tasse nt da ns
des bus rouge sang . . .
»
3)
«
D an s la v il le mo de rn e , les au
tob us , m oin s bo nd és qu e ceux de Par is aux he ur es d'af-
f luence cro ise nt les lux ue use s Zil réserv ées aux services
p ub lic s. . . » Sim pliste m ais eff icace. A la lum ière d es an
nées de doute , i l n 'en faut pas p lus pour y l i re au moins
l ' e x i g e n c e d ' u n r e g a r d é c l a i r é d u s p e c t a t e u r . P o u r
conclure son exerc ice de contre-propagande, ce t te phrase
sibyll ine : « Mais l 'object ivi té aussi n 'est pas ju st e . C e q ui
co m pt e, c 'est l 'é lan et la diversi té . »
Cet te année- là , Emmanuel le Riva non plus n 'avai t r ien
v u à H i r o s h i m a , a l o r s q u e R e s n a i s a v a i t s o r t i
Nuit et
brouillard
deux ans aupa ravan t . Ce t t e année - l à , Ch r i s .
M arker ne voit pas de cam ps en Yak out ie . « U ne éne rgie
indé niab le , u n t rès lourd passé e t un e éc la tante conf iance
da ns l 'avenir ». C'est ainsi que le com m entaire en tre, ap rès
qu el qu es p lan s larges du « p lus grand ter ra in vague du
monde » , dans la capi ta le yakoute . Est -ce à l i re dans « le
t rès lo ur d passé » q u e d ès le XTXe s ièc le on dé p or te à
Ya koutsk ? E nt re les lignes ?
Dans les l ignes, on l i t que c 'est ici que tout commence.
Avec le « b ie n-ê t re m atér ie l , ma is auss i les valeu rs m o
rales : la curio si té , la réf lexion, l 'ouv erture au m o n d e et à
la cul ture » . Mais , c 'es t dans le regard qu ' i l por te , p lus
que dans ses l ignes de commenta i re (pa ro le un ique , e t
écr i te comme un long poème, d 'un f i lm où la Sibér ie es t
m ue t t e ) , que M arke r s ' é chappe du m an iché i sm e m ena -
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çan t a lors . Q ue voit- il en S ibérie ? Le pre m ier ho m m e est
u n C o s a q u e t é l é g r a p h i s t e q u i , g r i m p é s u r s o n p o t e a u
plan té da ns la vaste plaine, est à l 'image d e ce qu e ch erc he
ici M ark cr : « le ro m an tis m e e t l'électri ficat ion ». Et les
g rues -d i no saures d ' i rkou t sk . E t son ba r rage , com m e u ne
station spat ia le . Et les ch erc he urs d 'or q ui ,
«
seuls de tou s
les soviét ique s », se pr iv en t volon tai rem ent des
«
lois so
c i a le s » e t que M arke r vo i t co m m e de nou vea ux a l ch i
mistes : « i l arr ive qu ' i l s se t rompent eux-mêmes sur l 'ob
j e t qu ' i ls r ec he rch en t e t p l u t ô t qu e des ch e rc he urs d ' o r ,
son t - i l s des che rcheurs de boue . . .
»
(et l 'on en ten d « des
c h e r c h e u r s d e b o u t
»).
Et les no m ade s , à qu i une
«
sagesse
digne de l 'ant iqu e a assigné d es bases », tou t en préservan t
leurs mythes et leurs dieux vivants encore. . . dans l 'opéra
yakoute . E t l e cheval no i r aux pa t t es en t ravées qui rôde
dans le parc près de la s ta tue d 'Ordjonikidze, bolchevik
suicidé so us Sta l ine. Et l 'image « q u e tout le m on de at
ten da i t », di t - i l , « cel le san s laq uel le il n 'y au rai t pas de
film sér ieux su r un pays qui se t rans form e » : un cam ion
de 4 tonnes c ro i se une t e l egue (une charre t t e ) . Ent re l es
l ignes , à cô té d e « la ligne », M arker c he rc h e p lu s q u e
l 'humain . Des s ignes de l iber t é e t d ' espoi r . Qu ' i l c ro i t
a lors dé tec te r , « à qu e lq ue s k i lom èt res des bure au x du
Plan , e t sans met t re apparemment en pér i l l a cons t ruc
t ion social i s te . » Un d ou te to ut d e m êm e : « No tre i ronie
es t peut -ê t re p lus na ïve que l eur en thous iasme
»
r i sque -
t -i l. Et derr iè re son d ou te , ant id até , se de ssin en t en po in
tillé,
les images d 'un
«
pays lointain [.. .] d'un pays de l 'en
fance ».
D a n s
Cuba si,
c 'es t moins la réal i té qu ' i l in terroge que
Cast ro lui -même. Marker f i lme les premières
«
p lages po
pulaires », le
«
travail pour tous », la « ter re à ceux q u i la
travaillent », les « maisons à ceux qui les habi tent » c o m m e
d e s i m a g e r i e s r é v o l u t i o n n a i r e s p o u r c o n t r e r l a p r o p a
gande amér i ca i ne an t i eas t r i s t e . La r évo l u t i on n ' a a l o r s
que deux ans, les souvenirs de la dictature de Batista sont
v i fs e t F ide l peut encore répondre de sa « vocat ion révo
lut ionn ai re ». Q ue st ion qu ' i l renvoie aux Fran çais d e 89 :
« Co m bi en d e D an t on , combi en de Rob esp i e r re . . . ». Un
jacobin i sme, pos tda té , auquel Marker oppose l es accusa
t ions fai tes à Cast ro : le rapprochement avec les Russes,
l 'absence d 'élect ions. Et de ne pas louper, dans la réponse
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d u l i d e r m a x i m o , s o n t r é b u c h e m e n t s u r « l ' i n s - t i - t u -
t ionna- l i - sa- t ion de l a révolu t ion » . En s ' appl iquant un
peu , i l a r r ivera à l e d i re . Une sor t e de l apsus prémoni
toi re d 'une Histoi re qui viei l l i ra mal . Ce n 'est que bien
p l u s t a r d q u e M a r k e r r a p p e l l e r a c e l t e f a b l e p r é f é r é e
d 'Orson Wel les . Cel l e du scorp ion qui demande à l a to r
tue d 'eau de le t ra ns po rte r de l 'au t re cô té de la r ivière . A
sa peur qu ' i l ne la pique, i l répond que ce n 'es t pas son
intérêt de se noyer avec el le . . . El le accepte , e t an mi l ieu
de la rivière, il la pi q u e. El le s 'é to nn e : « je n 'y peux r ien ,
c ' es t mon carac tère
»
lu i ré torque- t - i l avant l eur noy ade .
Mais Marker ne s ' en es t souvenu qu 'après .
A Cu ba, le pays n 'e s t pas m ue t . I l ré so nn e des d iscou rs
de Cast ro , des fanfares sur la place civique, des cr i s de
s o u t i e n à F i d e l . I c i e n c o r e p o u r t a n t , c ' e s t c o m m e u n e
let tre d 'u n
«
pays lointain
»
qu 'écr i t Marker . Comme Pékin
en 55, comme la sixième face du Pentagone en 67, comme
le Viêt-nam en 67. L'ai l leurs reste loin chez Marker. Loin
de la Sibérie , de Cuba ou du Viêt -nam, le c inéaste e t ses
films dev ienn ent ces drô les d ' en dro i t pou r une renc ont re
(« Et moi , à Paris, je me souviens de Pékin. . . »), en ces
d rô l es de t emp s de gu e r re (Guer re f ro ide , dé ba rqu em en t
des an t i cas t r i s t es dans l a Baie des Cochons , bombarde
ments amér ica ins au Nord-Viê t -nam, e tc . ) . Ent re- t emps ,
l 'Hi s to i re a v ie i l l i , t rès v i t e , t rès mal . Ces chroniques
d 'a i l leurs sont devenues des chroniques d 'hier . Des chro
n iques de voyage à re l i re pour prendre l a mesure d 'une
Hi s t o i re échappée du f i l l i néa i re de l ' i dée de p rogrès
comme de l ' u t op i e documen t a i re des années 5o .
«
E n t r e
l ' humi l i a t i on e t l e bonheur , ensu i t e c ' e s t t ou t d ro i t » ,
concluai t - i l sa Lettre de Sibérie. D e s c h r o n i q u e s c o m m e
au tan t de ces fausses pistes qu e M arker avai t t rouv é su r la
rou te Ming, co nd ui sa n t l e voyageur à l ' endro i t p réc i s où
l es em pe reu rs n e son t pas en t e r ré s . « Arc de t r i om ph e
sur fausse piste », disait alors Marker,
«
ce pourrai t êt re le
blason de la C hin e. » Bien vu .
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Le sour i re du cha t
par Gérald Collas
Se pte m br e 1978, San t iago du C hi li , u n e ju n te mi l i ta i re
p r é s i d é e p a r l e G é n é r a l P i n o c h e t r e n v e r s e l e
Gouvernement d 'Uni té Popula i re de Sa lvador Al lende e t
s ' empare du pouvoi r . La répress ion es t mass ive e t b ru
tale.
Nombre de mi l i tants de la gauche chi l ienne qui ont pu
échapper à l a première vague d 'a r res ta t ions se ré fugien t
dans l es ambassades e t consula t s pour ob ten i r un dro i t
d 'asi le et un bi l let d 'avion.
Q ue lqu es m ois plus tard et à des mi l liers de ki lomètres
de là , Chris . Marker tourne un court métrage
:
L'Ambas
sade. Aucune ind ica t ion de l i eu ou de da te ne permet de
si tuer l 'act ion. Le f i lm t ranche avec les oeuvres précé
dentes du réal i sateur . Le t ravai l de montage, le rapport
d i a l e c t i q u e e n t r e l ' i m a g e e t l e c o m m e n t a i r e s e m b l e n t
s être effacés pour faire toute la place au cinéma direct .
L' im pre ssio n de réal ité est saisissante et tou t laisse croire
à u n d o c u m e n t b r u t t o u r n é s u r l e
vif...
j u s q u ' a u x d e r
nières images du f i lm où le spectateur a t tent i f découvre
dans un plan f i lmé depuis la fenêt re de l 'ambassade re
fuge, dominant les toits de la vil le, la si lhouette de la Tour
Eiffel.
Cette image est tout à la fois la clef, la mo rale e t le com
mentaire du fi lm.
Pour Chr i s . Marker e t son équipe i l s agit à l ' époque
de s igni f ier que Paris n 'es t pas s i lo in de Sant iago, que
l 'expérience chi l ienne de l 'Unité Populaire suivie et mon
t rée en exemple par l 'Union de la gauche française qui
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cro i t son h eu re a r r ivée es t pe ut -ê t re p lus r i che de l eçons
dans sa défai te par les armes que dans sa victoire par les
urnes .
Ci nq ans ap rès l ' exp l os i on de 68 , l ' ex t rême gauche
f r a n ç a i s e v i t à l ' h e u r e d ' u n m i n i s t r e d e l ' I n t é r i e u r
(Raymond Marcel l in) qui brandi t l ' improbable spect re du
« com plot in te rna t iona l » po ur con jure r to ute vel léi té pro
testataire.
Revoir ce f i lm aujourd 'hui c 'es t d 'abord mesurer com
m e n t l e t e m p s q u i e s t p a s s é a c h a n g é n o t r e r e g a r d .
Apercevoir la Tour Eiffel à la fin du fi lm ne nous met plus
en ga rde co nt r e un scé nar io « à la chi l ien ne » po ur u ne
France où la gauche aurai t gagné les élect ions mais contre
l ' impression de réal i té produi te par le f i lm lui -même.
La c l e f ouvre au j ourd 'hu i une nouve l l e po r t e a s sez
contradictoire, sans doute, avec les intent ions ini t iales de
l 'auteur. Si la Tour Eiffel est bien réelle et si elle suffit à
si tuer le fi lm à Paris, du même coup el le révèle au spec
tateur que c 'est à une fict ion qu' i l a assisté
Comme si la volonté d 'agi tat ion pol i t ique avai t laissé
la place à une réflexion morale sur le pouvoir de l ' image.
En fai t ces deux regards portés sur le fi lm à 20 ans de
dis tance se re joignent pour nous di re de nous méfier de
nos i l lusions.
La vigilance s' impose peut-être plus, à l 'heure de l ' info-
spectacle, face au flot des images télévisées en mondovi
s ion que face aux brui t s de bot tes dans les casernes. À
moins que l es premières ne so ien t l es miss ionnai res des
seconds .
I l y a b ien longtemps que Godard inscr iva i t sur des
cartons que ce n 'é ta i t pas une image juste mais juste une
image.
Pour dire cela i l fallait arrêter l ' image.
En 1957, Chris . Marker nous écr ivai t d 'un pays loin
ta in que l 'on appel le la Sibérie . Dans une séquence cé
lèb re i l repas sait trois fois, à la su ite, les m êm es im age s d e
Yakoutsk , cap i t a l e de l a Yakout i e , avec t ro i s commen
taires différents.
Le premier corroborant l ' idée du paradis social i s te , le
sec on d celui de l 'enfer sov iét ique et enfin le de rn ier p re
nan t un t on vo l on t a i r emen t
«
ob jec tif ».
Le commentai re avec lequel i l fa i sai t repart i r le f i lm
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m éri te qu e l 'on s 'y ar rêt e : « M ais l 'objectivité n on plu s
n 'es t pas jus te . El le ne déforme pas la réal i té s ibér ienne,
mais e l le l 'a r rê te le temps d 'un jugement , e t par là e l le la
déforme quand même. Ce qui compte c 'es t l 'é lan e t la di
v e r s i t é . C e n ' e s t p a s u n e p r o m e n a d e d a n s l e s r u e s d e
Yakoutsk qui vous fera comprendre la Sibér ie . I l y fau
drai t un f i lm d 'actual i tés imaginaires , pr ises aux quatre
coin s du pays. »
Mul t ip l i e r l e s po in t s de vue . P lus comme dans une
pe in tu re cub i s t e que comme su r un p l a t eau de jou rna l
télévisé.
S ' in té resser aux f ragments , aux ins tan ts suspendus , à
tous les pet i ts r iens de la vie courante aux quatre coins
du globe. Non pour les isoler et donc les f iger, mais pour
les faire résonner (raisonner ?) .
En 1982, Marker revient avec un fi lm de long métrage
qui sera t rop peu vu : Sans soleil. « Ap rès que lque s tou r s
du monde , s eu le l a bana l i t é m ' in t é re s se encore . J e l ' a i
t raquée p en da nt ce voyage avec l ' acharne m ent d 'u n chas
seur de pr imes « .
P o u r qu i a eu en mé m oi re sa f ilmographie le p ro p o s
peut sembler désenchanté , de l 'Af r ique à Cuba en pas
sant par l 'Amérique, la Sibér ie , la Chine e t Israël , Chris .
Marker a toujours braqué son regard sur tout ce qui bou
geait . Pourtant avec ce f i lm i l ne rompt pas avec ce qu'i l
a fa i t jusque là , que l 'on pense en par t icul ier à
S i
j'avais
quatre dromadaires.
De retour à l 'aéroport de Nari ta , haut l ieu de manifes
ta t ions v io len tes an t iamér ica ines des é tud ian ts j aponais ,
s o n a m i H a y a o Y a m a n e k o b r i c o l e a u s y n t h é t i s e u r l e s
images d 'a rch ives de ces bagar res d 'h ie r p lu tô t que de
to ur n er cel les d 'a ujo ur d 'h ui : « Si les imag es du pré sen t
ne ch ang ent pas , chan ger les images du p assé . . . Au m oins
el les se donnent pour ce qu 'e l les sont , des images, pas la
forme t ranspor lab le e t compacte d 'une réa l i t é dé jà inac
cessible ».
y a là cet te volonté de remet t re de la dis tance entre
le réel et son image, et ce à une époque et dans un art , le
c iném a, do nt tou t l e t rava il co nc ou r t ob jec t ivem ent à ré
duire cel le-ci .
Comme s i l e c inéma ava i t p lus d 'un s ièc le de re ta rd
sur la pe intur e . Com m e si no us é t ions devenu s incapables
2r>
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de perce voir le m ou ve m en t de la création, la vie da ns l 'ob-
j e t : « Q u a n d l es h o m m e s s o n t m o r t s , ils e n t r e n t d a n s
l ' h i s to i r e . Quand l e s s t a tues son t mor t e s , e l l e s en t r en t
dans l ' a r t » . C 'é ta i t l a phrase d 'ouver ture de
Les statues
meurent aussi
(ig53).
L 'on pour ra i t p réc i se r que ce ne son t d ' a i l l eu r s pas
tan t l es s ta tues qu i meurent que leur beauté qu i meur t à
n o u s , nous devient inaccessible . Ci tons encore Marker e t
Resnais :
«
N ou s vo ulo ns y voir de la souffrance, de la sé
r é n i t é , d e l ' h u m o u r , q u a n d n o u s n ' e n s a v o n s r i e n .
C o l o n i s a t e u r s d u i n o n d e , n o u s v o u l o n s q u e t o u t n o u s
par le : les bêtes , les morts , les s ta tues . Et ces s ta tues- là
sont muet tes . E l les on t des bouches e t e l les ne par len t
pas . Elles ont des yeux et el les ne nous voient pas [ . . . ] .
La statue nègre n 'est pas le Dieu : el le est la prière ».
Voilà ce qui intéresse le cinéaste, non pas Dieu mais la
pr iè re qu i es t l e mouvement de l 'homme vers son Dieu ,
l ' instant où i l se tourne vers lui .
Chr i s .
Marker redira à peu près la même chose, t rente
ans plus tard d an s
Sans soleil
à pro po s c ette fois-ci d e la ré
volut ion q ue po ursuivai t la jeu ne ss e de s an né es soixante :
« Ce do nt N arita m e renvoyait un f ragment intact, c om m e
un hologramme br isé , c 'é ta i t l ' image de la générat ion des
sixt ies . Si c 'es t a imer que d 'a imer sans i l lus ion, je peux
dire que je l 'ai aimée.
Elle m'exaspérait souvent, je ne partageais pas son uto
pie qui é ta i t d 'unir dans la même lut te ceux qui se révol
ten t contr e la m isère e t ceux qu i se révol ten t co ntre la r i
chesse, mais el le poussait le cri primordial que des voix
mieux ajustées ne savaient plus , ou n 'osaient plus cr ier . . .
J 'a i re t rouvé là des paysans qui s 'é ta ient découver ts dans
la lut te. Elle avait éch ou é da ns le conc ret . En m êm e tem ps
tout ce qu'i ls avaient gagné en ouverture sur le monde, en
connaissance d 'eux-mêmes, r ien d 'autre que la lu t te n 'au
rait pu le leur apporter ».
Un fdm comme
LM Sixième face du Pentagone
(1967) ne
disait guè re autre ch ose m êm e si à l 'époq ue il a sans do ute
é té vu comme s inon un f i lm mi l i tan t du moins un f i lm
engag é aux côtés de cette part ie de la je un es se am éricain e
qui refusai t de par t i r au Viêt-nam. Ce que Chris . Marker
re t ien t de ce t te journée qui a vu près de 100 000 jeunes
m a r c h e r s u r l e P e n t a g o n e , c ' e s t l ' e x p é r i e n c e c i v i q u e
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qu 'eu x- m êm es en re t i ren t : ê t re passé du d i sco urs à l'ac
t ion. Avoir vécu cela en se m ble , ê t re a insi passé de l 'ado
lescence à l 'âge adul te . Pour un peu le f i lm pourrai t au-
j o u r d ' h u i p a s s e r p o u r u n e a p o l o g i e d e l a s o c i é t é
américaine à t ravers la façon dont , sans doute à son corps
défe nda nt , e l l e pe rm et à sa j eu ne ss e de pre nd re ses res
ponsabi l i tés . Un f i lm en quelque sorte plus c ivique que
mil i tant .
Le cinéma de Chris . Marker n 'a d 'a i l leurs r ien d 'un ci
néma mil i tant même si tel ou tel de ses fi lms a pu être
ut i l isé de cet te façon, ou même en a reçu les galons des
m ains de la ce ns ur e (pas seu lem en t française ).
Là où le cinéma militant dénonce ou exalte, les fi lms de
Ch ris . M arker son t toujours un pas de côté , dé ran ge an t la
censure mais gardant leur l iber té vis-à-vis de leur sujet .
S i M a r k e r p e u t a u j o u r d ' h u i e s t i m e r s être pa r fo i s
t rom pé , il en es t seu l resp on sab le e t sans do ute préfère-
t-i l les raisons qui l 'ont poussé à cela à cel les qui en ont
condui t d 'aut res à se ta i re .
reviendra sur ce thèm e dans son de rnier f\h\\Le Tom
beau d'Alexandre qui est un e le t t re po sth um e à son ami le
p i o n n i e r s o v i é t i q u e d u c i n é m a A l e x a n d r e M e d v e d k i n e
au qu el il prê te sans dou te un e large part ie de sa pro pre ré
flexion.
Fi lm d 'a i l leurs assez curieux de Chris . Marker qui ne
nous ava i t guè re hab i t ués à se se rv i r d ' un doub l e pour
nous parler . Ou alors i l s 'agissai t d 'un double de conven
t ion comme Sandor Krasna l '« au teur
»
des le t t res adres
sées au cinéaste de Sans soleil, celui qui avai t besoin de
prendre du recul e t de met t re de l a d i s t ance pour nous
parler du monde, de nous di re où i l se s i tuai t avant de
ra co n te r ce qu ' i l avait vu : « Je vou s écr is tou t ça d 'u n
au t re monde , un monde d ' appa rences , d ' une ce r t a i ne f a
ç o n l e s d e u x m o n d e s c o m m u n i q u e n t . L a m é m o i r e e s t
pour l ' un ce que l 'h i s to i re es t pour l ' au t re . Une imposs i
bi l ité . Les légen des naiss ent du bes oin d e déchiffrer l in
déchi f f rab le . Les mémoi res do ivent se conten ter de l eur
dél i re , de leur dér ive. Un instant arrêté gr i l lerai t comme
l ' image d 'un f i lm bloquée devant la fournaise du projec
teur. La fol ie protège, comme la fièvre. J 'envie Hayao et
sa zone. Il jo u e avec les signes de sa mé m oire , il les éping le
e t les déc ore co m m e des insec tes qu i se sera ie n t envo lés
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du t emps e t qu ' i l pourra i t contempler d 'un poin t s i tué à
l 'extér ieur du temps, la seule é terni té qui nous reste » .
Ces images que C hr i s . M arker a rapp or tée s des qua t re
coins du monde sont souvent , e t depui s longtemps , des
images apparemment hanales . Leur force vient en grande
part ie du regard qu' i l pose sur el les, de la façon dont ces
images le t raversent et font écho à ses propres réflexions.
Elles font avancer le fi lm en même temps qu'el les le met
t en t en ques t ion .
Le spectateur dis t ra i t ou aveuglé par son enth ou siasm e
po ur le sujet po urrai t s'y t ro m pe r mais jam ais chez C hris .
Marker la part ie ne vaut pour le tout , une image pour une
aut re . Un plan de pet i t f i l le qui souri t c 'es t seulement
l ' image d 'une pet i te f i l le heureuse même si e l le est chi
noise ou yakoute .
Mais le m ale nte nd u étai t toujours possible . En tou t cas
il n'y en a plus avec les chats qui traversent les fi lms de
M arker co m m e Hi tchcock les s iens. P ou r toujours le sou
r i re du chat restera énigmat ique.
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Le rega rd re tourné ,
des "s ta tues meurent auss i"
au "Tombeau d 'Alexandre"
par Françoit Niney
« Quand les hommes son t morts, ils entrent
dans l'histoire. Quand les statues sont mortes,
elles entrent dans l art. Cette botanique de la m ort,
C 'est ce que nous appelons la culture. (...)
Un objet est mort quand le regard vivant qui
se posait sur lui a disparu. Et quand nous aurons disparu,
nos objets iront là où nous envoyons
ceux des nègres : au musée ».
Et nos images, où iront-elles ?
Les essais do cum enta ires de Chris M arker retournent les
images, i ls les exposent comme du temps différé que me
na ce l 'oubli ou le m us ée ; seul no tre regard-mémoire pe ut
leu r sauver la vie en no us sa uvant la vue. L' image
«
vivante
»
peut-el le racheter la réal i té, c 'est toute la quest ion du ci
ném a ?
Le regard pour Marker fonct ionne comme le re tourne
m en t répé té d 'O rp hé e vers Eu rydice : il pe rd son obje t
d 'amour en se
retournant
sur lui pour ne pas le perdre de
vue ; m ais c'est qu'i l ne p eut pas faire au tre m en t, le regard,
sinon i l perdrai t tout son sens qui est d 'y re-garder à deux
fois.
D ès Les
statues
meurent
aussi,
son deuxième film, Marker
(ici co-ré alisateur avec Resnais) élab ore un style do n t il ne se
départ i ra pas : celui d 'un essayiste pour lequel le cinéma
n 'es t pas la saisie de la vie su r le vif, m ais un e réflexion pa r
l 'image. A u se ns de la fameuse bo utad e : « Le s miroirs fc-
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raient bien d e réfléchir avant de n ou s renvoyer notre image.
»
Le cinéma selon Marker , ce n 'es t pas une his toi re en
images se déroulan t au présent de l a caméra , mai s une
histoire d ' ima ges déjà pro jetées qui no us parlen t de no t re
dest in. Les films de Marker ne se con jugu ent ni au pré sen t
du c iném a di rect , n i à l' imp arfai t narra t i f d u « i l était u n e
fois ». Es t-ce u n ha sa rd , si sa seu le fiction,
LM
Jetée, Marker
l 'a fabriquée en photos f ixes ? La plu p ar t de s es films s e
déroulen t au passé composé , ce t emps de l ' au t re scène
où l 'on re joue l 'H istoi re : l ' a lbu m d e la m ém oire , l 'ima
ger ie de l a pensée . Rien d 'é tonnant à ce que Marker se
soi t con sacré réc em m en t à un e série télévisée revisitant la
pensée grecque , sé r i e in t i tu lée L'Héritage de la chouette.
On sai t que l 'o i seau de la sagesse, comme le soul ignai t
Hegel , ne prend son envol qu 'au c rép uscule , tou t c om m e
la pensée une fois l 'événement passé.
La vo i x - j e du comment a i re , qu i han t e l e s f i l ms de
Marker, déplace le spectateur à la fois au dessus du fi lm
et dans un temps d 'après les images montrées . Le cont re
po int des mots s i tue d 'em blée la projection d an s un tem ps
différé de celui des prises de vues, mais à proximité du
t rava i l de montage . Ce recul de l a vo ix , ce t t e non pré
sence aux images e t des images , dégagent du cours du
temps f i lmé le cours de la pensée, e t ouvrent le champ à
l ' ironie et à la nostalgie.
Mais cet te distance ne suffi t pas toujours à garant ir la
clai rvoyance. Dénoncer la t romperie des images (voi r le
t rompe- l 'oe i l de L'Ambassade, faux do cu m en t a i re po l i
t ique) , les re to urn er cont re l ' enn em i de c lasse
[Les
statues
meurent aussi ou la fameuse séquence t rois fois commen
tée de Lettre de Sibérie) ou l es re tourner sur e l l es -mêmes
(Sij'avais quatre dromadaires, Le Tom beau d'Alexandre),
Marker l 'a fai t avec brio tout au long de son oeuvre. Mais
ce recul cr i t ique et sent imental ne met pas pour autant à
l 'abr i des vis ions fausses de l ' idéologie , tant sont puis
sants not re mal à vivre e t not re besoin d ' idéal i ser la réa
l i té . Batai lle sa ns fin d e l ' i llusion et de la Raiso n, laissant
le de rn ier m ot à la dér is io n d e Nietzsche co nt r e le Savoi r
Absolu de Hegel .
Cet aveuglem ent , ce dog m at i sme qu ' il dé no nc e s i ju s
t ement a i l l eurs , Marker l ' a par t agé comme « compagnon
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de rou t e » du co m m un i sm e , et no t am m en t de sa ve r s ion
eas t r i s t e . Sa voix de s i rène a chanté quelques
«
hé r os du
pe up le » et do n n é parfois la leçon de « la batai lle de la
pro du ct io n ». Mais, co nt ra i rem en t à ce qu e croien t les in
con d i t i onne l s du « c i néma d i rec t » com m e « c i néma-vé
r i té » (voir la c r i t iq u e à faux d e G i l les M arso lais d a n s
L'Aventure du cinéma direct),
les fi lms d e M arke r les plu s di
r e c t e m e n t p r o p a g a n d i s t e s s o n t c e u x q u i f o n t l a p l u s
gr an de p la ie au « d i rec t » ; l es p lu s c r i t iq ue s ceu x qu i
j o u e n l d a v a n t a g e s u r l e m o n t a g e c o m m e r e t o u r n e m e n t
des images, sur une dialect ique réflexive opposant à l ' im-
médiateté de l ' image sa ré- interprétat ion à la fois his to
r ique et subject ive. Ceux-ci , p lus personnels , cherchent à
dé m on ter ; ceux-là, p lus mi l i tan t s , veulen t dém on t rer . E t
dans bien des f i lms de Marker cohabi tent l 'un et l ' aut re ,
« le po i n t de vue d oc um en t é » e t la dém ons t ra t i on t en
d a n c i e u s e
[Le Joli mai, Le F ond de
l air
est rouge),
ce qui
fa i t qu ' i l s nous charment e t nous i r r i t en t d ' au tan t p lus
avec le temps, e t restent s t imulants .
Déf i l é de masques dans un champ de mi nes
Les sta
tues meurent aussi
est un f i lm exemplai re de ce montage
p a m p h l é t a i r e f o n d é s u r u n e i n t e r r o g a t i o n i n c i s i v e d e s
images et le retournement du regard. Est-ce un fi lm d'art ?
I l récuse d 'emblée l e musée comme une pr i son où se fa
nent l es product ions d 'une créa t iv i t é évanouie . Première
p i q u e c o n t r e l ' a n t h r o p o c e n t r i s m e o c c i d e n t a l : « L ' a r t
nègre : nous l e regardons comme s ' i l t rouvai t sa ra i son
d ' ê t r e dan s le p la is ir qu ' i l no us d on ne . » C ep en da n t le
superbe déf i l é des masques , mis en scène par Resnai s e t
Marker, no us les ren d à nou veau inouïs dan s leur én igm e,
et leur rest i tue, le temps du f i lm, leur beauté calme ou
ter r ib le , l eur pu i ssan ce éc l ipsée . « I l n e ser t pas à gra nd
chose de l 'appeler objet re l igieux dans un monde où tout
est rel igieux, ni objet d 'art dans un monde où tout est art .
( . . . ) Nous voulons y voir de la souffrance, de la séréni té,
de l 'humour, quand noxis n 'en savons r ien. Colonisateurs
du m on de , no us vou l ons qu e tou t n ou s pa r l e : l es bê t e s ,
les m or ts , les s ta tues . Et ces s ta tue s là sont m ue t tes . » Ce
di san t , Marker prê te ré t roac t ivement une rés i s t ance pas
s ive à ces génies tutélai res de l 'âm e n oi r e . Car bien tôt le
blanc va dé ro be r celle-ci en us ur pa nt la place de ceux-là .
Mais san s totem , où i ra dé so nn ais l 'âme d e ce grand s inge
",l
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qu 'o n a ba t ? Sa ns ces m asq ue s v ic tor ieux de la m or t , qu i
réparera l e t i ssu du monde ? » A lors, tou t cet ap pa rei l de
protect ion qui donnai t son sens et sa force à l 'art nègre se
désagrège e t d i spara î t . C 'es t l e Blanc qui à présent as
sume le rôle des ancêt res . La véri table s ta tue de protec
t ion , d ' exorc i sme, de fécondi t é , désormais , c ' es t sa s i l
ho ue t t e . »
Ici le film s 'an im e et ch an ge d e to u rn u re : le défilé de s
masques, surgis de la nui t des temps par la magie de la
photographie en noi r e t b lanc , cède l a p lace aux pr i ses
de vues d 'actual i té e t aux s tock-shots do cum enta i res po ur
n o u s n a r r e r u n e h o n t e u s e h i s t o i r e d e m a g i e b l a n c h e :
cel le du nègre-esclave et du nègre-guignol , malgré tout
com pen sée pa r l 'i ncrevable m agie noi re du nègre ba t t an t
(bat terie, boxe, basket) . « D es na t ion s dotées de t rad i t ions
rac i s t es t rouvent tou t na ture l de conf ie r à des hommes
de co ule ur le soin d e leur gloire olymp ique. Mais , u n Noir
en m ou vem ent , c ' es t enco re de l 'a r t nè gre . »
Les statues meuren t
aussi,
c 'est leu r force, ce n 'e st pa s un
simple f i lm de propagande ant i -colonial i s te . Ca va bien
au delà ou plutôt en deçà du pol i t ique (catégorie occi
dentale) . Au nom de l 'ar t comme mise en formes di ffé
ren t es ma i s non h i é ra rch i ques du monde humai n , e t pa r
l ' a r t qu ' i l p ra t ique lu i -même, l e f i lm dénie l a no t ion de
pro grè s just i ficat r ice en f in de co m pte d e l 'esclavagisme.
II oppose au colonial i sme de la ra ison blanche technique
et économique, la magie noi re de l 'ar t nègre et sa vis ion
figurée du m o n d e . « La s ta tu e nè gr e n 'e s t pas le D ieu :
el le est la p riè re . »
« Rien ne nou s em pêc hera i t d ' ê t re en sem ble l es hér i
t iers de deux pas sés , si cet te égal i té se re t rouva i t da ns le
présent . ( . . . ) I l n 'y a pas de rupture entre la civi l isat ion
afr icaine et la nôt re . Les visages de l 'ar t nègre sont tom
bés du mê m e visage hu m ain , com m e la peau d u serpen t . »
Reconnaî tre, dans ces figures
«
sauvages », un visage com
m un au nô t re , d i fférent m ais égal : ce m essag e était pro
prement inenvi sageable en
i
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sur la réalité ?
»
Que st ion subs id ia i re aujou rd 'hu i : ce dé
lai s 'est-i l raccourci
?
Q ue st io n a lo urd ie du fait qu ' e l le
vaut à l 'Est comme à l 'Ouest , e t pas seulement pour les
pouvoi rs publ ics .
C 'es t , d 'une cer ta ine manière , ce t te ques t ion que se
repose le dernier f i lm de Marker, consacré à son ami, feu
le cinéaste soviét ique Alexandre Medvedkine. C 'est vrai
m en t d ' un
«
au revoir
»
qu ' i l s agit, à trav ers le
«
re-voir »
des images de Medvedkine, des images qu 'en f i t Markcr
lui-même en 197,3
{Le Train),
d ' aut res images d ' époque e l
de l ' image qu ' en on t au jourd ' hu i con tempora ins e t nou
ve l l e géné r a t i on de c i néa s t e s . M ar ke r nous i nv i t e au
voyage, non par repor tage dans l ' espace du socia l i sme
réel , mais voyage dans le temps par re-montage, i l nous
en traîn e da ns sa ré-vison du my the de la révolut ion russe
et son affrontement à une vis ion d 'ar t is te qui voulai t y
croire . Batai l le d ' images dans la tê te (peut-être n 'est-ce
là que le rêve du chat qui fai t intermède entre les deux
parties du fi lm ?) : images d'hier à la lumière crue d'au
jourd ' hu i , images d ' au jourd ' hu i éc la i r ées ou b rou i l l ées
par les nostalgies d 'hier . . . Objet de la quête :
Le Bonheur
(1934),
film cu l t e sa t i r iq ue de M ed ve dk ine . Mo yen d e
t r ans po r t
:
Le Train, le ciné- train de l ' agi t -prop que dir i
gea Medvedkine au début des années 3o e t dont le pro
gra m m e étai t : « Fi lm er au jou rd 'hu i ce qu i ne va pas , le
montrer aux in téressés dès demain , en débat t re auss i tô t
avec eux ; f i lmer à nouveau, une semaine, un mois plus
tard , pou r jug er des change me nts .
»
Urgence enthousiaste
de construire la société nouvel le , fét ichisme de la tech
n i q u e
«
anno nç an t un te m ps où tout le m on de sera it cou
pable de quelque chose » , s igne avant -coureur de la dé
la tion s ta l in ien ne ? To ute l ' amb iguï té es t là , au to ur na nt
d 'une révolut ion qui , ass imi lant au sabotage toute rés is
tan ce (fut-ce la résistance d e la réalité, voire de ses pr op re s
incohérences) , s ' apprê te à dévorer ses enfants . Le t ra in ,
c 'é tai t l ' image même de la révolut ion en marche, une des
images phares du communisme s ta l in ien , comme e l le le
fut (ironie de l 'histoire) pour les artistes futuristes des an
né es 20. Ta nt y son t restés de pu is , sous les rou es d e cet te
locomot ive de l 'His to i re , qu 'on se demande comment on
a pu y cro i re , comment le cher Alexandre a pu pers i s ter
à croire (ou à faire c om m e si ?), et com m en t C hris. M arkcr
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a pu co n t in ue r d 'y c ro i r e enc ore ? Ains i fon c t ion ne l e
f i lm, à la façon aussi d 'un auto-por t ra i t par personne in
te rposée . Co m m e un t ra in , un e image pe ut en cache r u ne
au tre . E t revoilà le cin ém a m is à la qu estio n (historique) :
l ' image « vivante » est-el le collabo ou peut-el le racheter la
réalité ?
Au jeu de
«
à qui la faute ? », jeu de pou pée s russes p ar
exce l lence , Marker nous d i t dès le début de ne pas ou
b l i e r ce g ros bonhomme, un nob le de l a su i t e du t s a r ,
qu 'une v ie i l l e bobine muet te nous mont re fa i san t s igne à
la fou le (hors champ) , s ign i f ian t qu 'on se découvre de
vant l 'aristocratie.
«
Massacrez parfois, n'humiliez jamais »,
co m m en te M arker par od iant Machiavel. Las , le s ta l inisme
sera au M achiavélisme ce qu e la para no ïa est à la cri t iqu e.
L ' idéologie t i re sa force de notre fa iblesse à ne pou
v o i r r e n o n c e r à n o s r ê v e s d ' e n f a n c e . L e c a s d e L e n i
Riefenstahl e n es t un a utre aveu (voir le do cu m en taire de
Ray Millier, diffusé par Arte le 7 octobre 1993). L'idéolo
g ie f o n c t i o n n e c o m m e u n j e u d e v a s es c o m m u n i c a n t s .
So n pou voi r ex t rêm e maléf ique eu égard à l 'h i s to i re
vraie, bé né fiqu e à la survie prov isoire de s croy ants c'est
qu 'au fur e t à mesure que l 'Avenir radieux se dégrade en
réa l i té désespéran te , l ' idéo logie compense le cauchemar
en le drapant des or ipeaux de nos rêves . E t on s 'y ac
c r o c h e p o u r y c r o i r e . » J e n e p e u x p a s c r o i r e q u e
Medvedkine fut un menteur, nous dit Marina Goldovskaia,
au teur d 'un documenta i re sur le p remier goulag . I l é ta i t
to ta lement s incère , i l dési ra i t ce conte de fées aussi ar
de m m en t qu e ces gen s de Ko uba n da ns le f ilm de Pyriev ».
Le film de Pyriev
[Les Cosaques de Kouban,
1930), Marker
nous en l i v re une euphor ique séquence comme une des
c l é s r é c u r r e n t e s d e c e
Tombeau d'Alexandre
: c 'e s t la
joyeuse coméd ie mus ica l e du com m unism e , dans un ko l
khoze luxur ian t e t chantan t , joues rebondies e t moisson
débordante . Et les gens avaient besoin de ça , constate M.
Goldovskaia, i ls étaient ravis de voir ça, i ls s 'y reconnais
saient , même s i le social isme réel é ta i t aux ant ipodes
Ul t ime ad resse de M arker à la tom be de M edvedk ine :
« J 'ai im aginé tes amis les chevaux caraco lant au dessu s d e
ta tombe, les chevaux t ra i tés en effe ts spéciaux plus la
musique, ça fa isai t une f in t rès convenable . Ou bien, on
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pouvait faire un effet sur ta tombe avec une bande son
pl us typiquement ru ss e. L yr iqu e. Mais ce lyrism e là auss i
étai t mort . » Fausse f in à t iroirs pour un épilogue trompc-
la-rnor t : nous nous re t rouvons en 1992, dans une rue de
M oscou où les gens se bou sculen t p ou r s ' appro vis ionn er
et se pla ignent de la ruine du pays. Ce cher Alexandre
es t
«
m or t à tem ps » p o u r n e p as voir ça, lui qui fut
«
u n
vrai croyant » du Par t i jusqu 'à la perest roïka, nous disent
sa fille et M. Goldovskaïa. Mais le cinéaste qui filme son
to m be au , lui , survit . E t , tel I legel au cré pu sc ule de sa vie
renonçan t à son idéa l e F in de l 'H i s to i r e en fo rme de
Savoir Absolu, force lui es t de conclure impl ic i tement :
« Je do is d i re qu e tou t cont in ue . » En prêtant l 'ore i l le , le
spec ta t eu r en tendra i t p re sque r é sonne r comme en lo in
ta in éch o : « Mais qu 'es t -c e q u 'u n e v is ion ju s t e , ca m a
rades
?
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"Le fond de l 'air est rouge",
l ' apprent i ssage
de no i re généra t ion
par Régis Debray
Nous sommes tous couverts de bleus. Ceux qui ont tra
versé vaille qu e vaille les quinze der niè res a nn ée s - ici, en
France, ou ai l leurs. Le fond de Pair est rouge sera u n e excel
lente tliérape utiqu c po ur tous ceux qui n'o nt pas envie de se
laisser couper les jambes par l 'amertume ou la rancœur.
Ce n 'est pas un e autocri t ique bien qu e l 'auteu r ait été
dan s tous les cou ps qu'i l no us dém on te (et qui furent po ur
la plu pa rt de b on s coup s, m êm e si certains ont m al tourné) ;
ce n'e st pas la confidence apitoyée de l 'ancien co m ba ttan t ni,
bien sûr, le bilan doux-amer de dix ans d'illusions. Ce film
est un m iroir tend u à chacu n d 'entre no us, un miroir qui se
promène par tous les chemins que nous avons f réquentes
ou traversés (luttes anti Viêt-na m , p ro-A m ériqu e latine, Mai
1968, essor et déclin du gau chism e, cycles « U nion et rup
ture » de la gauche officielle, etc.) et qui nous invite à réflé
ch ir avec lui sur le voyage et su r son bu t.
Juste assez subjectif pour ne pas être didactique, assez
objectif pour ne pas verser dans la gratuité, le film puise à
tous les gen res po èm e visuel, lettre-confidence, ch ron iqu e,
rep orta ge , essai p ou r les fon dre à la fin en un seu l : la de s
cription explicative de dix années d'itinéraires à travers le
monde .
Tout pouvoir nous veut sans mémoire - et les mass mé
dia aujourd 'hui ont les moyens d 'accomplir cet te volonté
immémoriale du pouvoir poli t ique. L'événement efface le
processus, les lignes causales éclatent, chaque jour est nou
veau. Chris. M arker a reto urn é l 'audiovisuel con tre lui-m êm e,
en traitant l ' image instantanée comme un écrivain fait avec
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ses notes écri tes, un archiviste avec ses documents : pour
transformer l 'événement en expérience, relier les dates, les
faits, les gen s les uns aux autres d e façon à retrouv er un sen s,
c 'es t -à-dire un ensemhle. Chris . Marker prend le contre-
pied du jeu de l 'actualité, il la remet sur ses pieds en en fai
sant une séquence d 'his toi re , e t non l 'évanouissement de
toute histoire.
Combine r l a mémoi re e t l a f i dé l i t é n ' e s t pas f ac i l e .
Gén éraleme nt, ceux qui se retou rne nt en arrière en matière
politique , c'est pou r régler des com ptes. M arker n e règle au
cun com pte personnel , e t à perso nne
:
ni à Cu ba, ni au Viêt-
na m , ni à Mai 1968. Il inter rog e, rec ou pe , con fronte m ais
pas en policier
:
en tém oin. P as pou r confon dre tel ou tel :
mais pour mieux distinguer parmi les choix à faire demain
entre les culs-de-sac et les brèches impossibles.
Il
y
avait jad is le rom an d'ap pre ntiss ag e, et il était à la pre
m ière pe rso nn e. Voici le
«
Bildungsfilm », le film d'a pp re n
tissage de notre génération, écrit avec plusieurs voix, avec
nos propres mains, et des centaines de visages familiers ou
inconnus en filigrane.
Une histoire d'apprentissage, ce n'est pas toujours drôle,
surtout quand c 'est l 'apprentissage de l 'Histoire tout court .
Ce peut être un peu trop lent ici, trop elliptique là. Mais il
y
a toujours l 'hu m ou r, la bo nn e dista nce , et la gravité. y a les
déb oire s, les rues ba rré es, les ân erie s rétrospectives. Mais à
la fin, on est beaucoup plus fort, et mieux armé qu'au dé
but. Fin de l 'adolescence. Chris. Marker fai t des adultes,
sans ricaner sur la jeun esse .
« Le tem ps pris sur l 'action fait parfois gagne r du tem ps
à l'action » disait Althusser. Les quatre he ure s qu e vous pren
drez su r votre vie po ur a ller voir
Le fond de l air est muge
vous
feront gagner un temps précieux pour demain.
Publié dans
Rouge
n°
535,
28
décembre 1977.
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"L 'Hér i tage de la chouet te"
par François Niney
Symposium ou les idées reçues. Olymp isme ou la Grèce
imaginaire. Dém ocratie ou la cité des songes... Mythologie
ou la vérité du m ensonge... Philosophie ou le triomphe de la
chouette... En 1989, après un e longu e abse nce des écran s ,
Marker revenait , s inon en large du moins en long, par la
pe t i t e lucarne avec : L'Héritage de la chouette ce qu i
l i e encore no t re monde moderne (occ iden ta l ) à ses ra
c ines g re cq ue s en t reize fo is 26 m inu tes p o u r la no u
vel le chaîne cul ture l le La Sept (pas encore Arte) .
D ès le dépa rt , la voix-off d 'A nd ré D ussoll ier prévien t :
« Un spec t r e h an t e l es con t inen t s du do cum en ta i r e cu l
tu re l , don t Tchékov a donné la fo rmule pour l ' é t e rn i té :
d i re des choses que les gens in te l l igents savent déjà e t
qu e l es imbéc i les ne sa uron t j am ais . » A la p éda gog ie ,
Marker p ré fé ra i t d 'emblée l a p rovoca t ion , l e pa radoxe ,
m ét ho de d ' in i t i a t ion ch ère aux G recs aprè s tou t Ce t te
double i ron ie su r l e » m ieux -d i san t cu l t u r e l » et son au
dience té lé , se double ic i d 'une aut re encore . Laisser en
ten dr e : « Q ue les imb éciles ch ang en t de ch aîn e », n 'es t-
ce pas une ruse f la t teuse pour se garder l 'o re i l le même
des i gno ran t s ? Seu l s cha ng e ro n t do nc de cha îne ceux
qui se croient suff isamment intel l igents (ceux qui croient
savoir) , c 'est à dire les véri tables imbéciles, qui ignorent
le socra t ique « je sais que je ne sais rien ».
C et te sér ie té lé , ce n 'es t pas du c in ém a : c 'es t ava nt
tou t un d i spos i t i f de p résences , p lu tô t que de représen
ta t ions , e t de d i res aux s ingu l ie r s e t au p lu r ie l , in te r
v iewes (d ia logos) e t banquets (symposiums) . La br ièveté
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volonta i re des rares inser ts de f i lms muets (notamment
d a n s Olympisme e t dans Nostalgie ou le retour impossible]
sou l igne ce qu e M arker a vou lu évi ter : l 'a rché olog ie , le
passé simple de l 'exégèse, le rétro édif iant . Trois ans plus
t a r d , M a r k e r m a r q u e r a , e n e x e r g u e d e s o n
Tombeau
d'Alexandre, la phra se de Ge orge S te ine r : « Ce n 'es t pa s
le passé q u i no us do m ine , ce son t l es images du passé . »
La parole v ivante , au contra i re , c 'es t ce qui nous re l ie
p ré sen t em en t à un pa s sé t ou jou r s r ecom posé e t au pos
s ib le à venir , c 'es t par e l le que nous parcourent (e t que
n o u s p a r c o u r o n s ) i d é a l e m e n t n o t r e m é m o i r e e t n o t r e
imagina i re . C 'es t p réc i sément l ' ense ignement que nous
on t l égué les ph i losophes g recs .
Marker nous met en appé t i t e t en harmonie avec un
banque t que Jean-P ie r re Vernan t ,
«
rénova teur
»
de l 'hel
l én i sm e , donne pou r l ' o cca s ion à s e s co l l ègues e t d i s
c i p l e s ,
dans l e g r and am ph i théâ t r e de s Beaux -Ar t s de
P a r i s .
Sous l a t ab le , gén ies sou te r ra ins mais su je t s de
toutes les conversa t ions , les modèles de s ta tues grecques
qu i empl i s sen t l e s caves des Beaux-Ar t s . Au menu , ce
sera celui de to ut e la série : éca rt en tre la réal i té gr ec qu e
et son idéal isa tion , rapp ro ch em en t en t re le m ythe grec et
ce que lui doit notre réal i té .
La cam éra nous m e t t r a en p r é sence de t r o i s au t r e s
banque ts (E ta t s -Unis , Grèce , Tb i l i s s i ) , pa ro le pa r tagée
qui ponctuera les in terviews en solo que le montage seul
m e t e n r e g a r d : C a s t o r i a d i s , G e o r g e S t e i n e r ,
Ange lopoulos , Miche l Ser res , Vass i l ikos , Xenak is , he l
lénistes russes et am éric ain s. . . Lo in d e la visite de m usé e,
ce s p ropos co n t em pora in s s e con t r a r i en t ou s e co r rob o
ren t pour nous conf ron te r à ce t un iverse l s ingu l ie r que
les Grecs nous ont la issé en par tage : la conscience ré-
flexive (gagnée sur le chaos et l 'excès) et critique (critique
pol i t ique e t cr ise de l ' ident i té) , où se fondent e t l ' indi
v idu l ibre e t la dominat ion de la Raison.
M oyennan t quo i , M arker se con ten te d 'u n p r inc ipe de
ra ison suff isante , une mise en scène minimale qui peut
décevoir au premier abord mais es t cer tes congruente au
pr op os : ch aq ue in terview é es t ca dré en p lan f ixe avec
pour tou t décor une choue t te pa r t i cu l iè re (en pe in tu re ,
en vi trai l , en fond, en transparence, en bois , empail lée. . . )
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q u i l u i t i e n t l i e u d ' a n a l o g o n . U n e g r a n d e c h o u e t t e
b l a n c h e t o u t e d r o i t e , s o r t i e d ' u n e p l a n c h e d e d e s s i n s
anim al iers , fa it le pen da nt à Kazan. Une ch ou et te en bois
bou l o t t e , ronde e t cha t oyan t e à l a man i è re des poupées
russes , donne l a rép l ique au crâne chauve , aux lune t t es
e t à la faconde de Cas lor i ad i s . Le dess in d 'u ne ch ou et t e
rousse ébour i f fée pour Vass i l ikos . . .
On appréc i e ra l ' i ngén i os i t é des va r i an t es , à l a fo i s
na ï ves e t i ron i ques comme l ' o i seau de l a sagesse l u i -
m êm e . E t le spec t a t eu r n e m an qu era pas d ' en t i r e r deux
plato niqu es leçons : l ' ent ret ien ph i loso ph iqu e est- il aut re
ch os e qu e ce tê te -à- tê te avec un au t re soi ? Et si l ' em
blème de l a sagesse es t l e même pour tous , ne prend- i l
pas un e forme d i f fé ren te p ou r ch ac un ? M arker co nc lu t
sa sér i e en posant expl i c i t ement l a ques t ion à ses pro ta
gon i s t e s . Jus t e j eu de l a r é f l ex i on qu i se r e t ou rne su r
e l l e -mê m e. Et le de rn ier ba nq ue t à Tbi l iss i, a lors en co re
sous l ' empi re du sov i é t i sme , s ' achève pa r ces