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Mei «Médiation el Information Il /1 °6 - 1997

L'IMAGE À QUATRE MAINS.

Dominique CHATEAU, Michel COSTANTINI,

Jean-Marie FLOCH et Pierre FRESNA ULT -DERUELLE

Dans ces entretiens à quatre mains, nous avons choisi de provoquer (doucement) quatre sémioticiens au sujet de l ' image. Pour ce fai re, nous les avons invités à répondre à quatre questions dont la banalité confondante n'est jamais que l'expression de quelques formules passe-partout. Ces formules concernent l ' image et sont abondanlment util i sées, elles ont le charme et la trivial ité des raccourcis de la pensée qui aime à couper court au débat par des fonnules magiques, sentencieuses et dogmatiques. En les offrant à la discussion des experts, nous les avons jetés dans la fosse aux l ions. Amusés ou i rrités, nos sémioticiens ont choisi de ne pas se dérober. S'ils repoussent, ici et là, une fornlUle trop indigeste ou trop triviale, ils s'évertuent généralement à redresser les torts et s'appl iquent à dénoncer les apories ou les abus.

Le menu fretin jeté dans l'arène s'est ainsi vu dépecé avant de connaître les déconstructions, reconstructions et mutations des discours savants.

Dominique Chateau, Michel Costantini , Jean-Marie Floch et P ierre Fresnault-Deruelle ont accepté de répondre à ces candides questions. Dominique Chateau est Professeur à l 'Université de Paris l, Panthéon-Sorbonne et Directeur du Centre de Recherche sur l 'Image (C.R.I . ) de l'Université de Paris 1 . Michel Costantini est Maître de Conférences à l'Université Paris VIII et fondateur du groupe d"'Étude de l'Image Dans une Orientation Sémiologique ." (E . I .D .O.S . ) Jean-Marie Floch est enseignant à l 'Institut d'Etudes Politiques de Paris et membre du Groupe de Recherches de Sémiotique, (C.N.R.S .) . Pierre Fresnault-Deruelle est Professeur à l'Université de Paris l, Panthéon-Sorbonne, fondateur du groupe d"'Étude de l'Image Dans une Orientation Sémiologique ." (E. I .D.O.S . ) et membre du Centre de Recherche sur l'Image (C.R.I . ) de l'Université de Paris 1 .

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------------ Elltretiells------------

Que pense le sém i ot i c ien de l ' adage m ieux que m il le m ots » ?

«une i m age vaut

Pierre Fresn au lt-Deruelle : S'il s'agit de déterminer le point où je dois me rendre, sauf si c'est au coin de la rue, je préfère suivre les indications d'un plan ou d'une carte (c'est à dire d'une image) plutôt que les informations énoncées (même clairement) par celui auquel je dois demander mon chemin (et qui doit refaire dans sa tête l ' itinéraire à parcourir) . Là dessus, me semble-t-il, pas de discussion possible . En revanche, si l'on quitte la sphère de la communication uti l i taire, l'adage devient beaucoup plus discutable. Et pourtant . . . qu'on songe au dessin d'humour. Comme beaucoup, j 'aime les dessins de presse, ces cartoons dont o n dit qu'ils sont quasiment des éditoriaux parce qu'ils condensent en des synthèses inimitables, en des «tout» sensés, les données éclatées de situations socio-politiques, "amorphes" ou insaisissables parce que trop proches de nous . Ces petits miracles d'esprit graphique, qui. sont l'expression même d'une "sémiurgie" l ibre et inventive, mi l itent évidemment dans Ic sens de l'adage popu lai re : une image vaut mieux que mil le mots.

Qu'on ne s'y trompe pas toutefois : de telles trouvai lles ne sont concevables et recevables que par des gens 1 ) qui sont passés par la première étape -attentive- de l ' information ici "retraitée", 2) qui sont capables de sélectionner et combiner des unités signifiantes sur un mode certes ludique, mais extrêmement sophistiqué : c'est à dire, en somme, des . . . . lettrés.

Par association d'idées, la question posée m'amène à la l ittérature . Par exemple à Balzac, dont on avoue parfois -se rappeler l a classe de seconde- "sauter" les descriptions, ou bien encore à Proust. Peut­on dire qu'une bonne image (voire une suite d'images) pourrait avantageusement remplacer les pages du Père Goriot relatives à la pension Vauquer ou cel les du magasin d'antiquités de La Peau de Chagrin ? Concemant ce demier roman et son passage célèbre, i l est impossible, me semble t-i l, de ne pas "se perdre" - et c'est tant mieux ! - dans la représentation que nous nous faisons du capharnaüm décrit par l'écrivain . En bref, un substitut iconique (ou une séquence de cinéma) ne remplirait que très mal la fonction dévolue au texte romanesque . Autrement dit, avec une image (ou plusieurs images) je m'y retrouverais beaucoup trop v ite . Or, "perversement", c'est ce quc je ne veux pas . La description est, dans ce passage, un "labyrinthe" où la cohérence syntaxique est au service d'une certaine incohérence "mondaine" (nous sommes près

JO

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de l'esprit du collage) qu'il serait évidemment dommage de réduire en ayant recours à quelque substitut iconique . Une image, en ce sens, "ne peut valoi r m ille mots" .

Inversement, depuis Lessing et son Laocoon, c'est un truisme de rappeler que les mots (qui prennent leur temps) ne peuvent e n aucun cas rival iser avec l '«instant» de l'image . Peut-on vraiment penser qu'une description, même l i ttérai rement "aboutie" , de L'Enseigne de Gersaint -il s'en trouve- puisse épuiser le "contenu" du tableau de Watteau ? Tous les mots du monde n'y pourraient suffi re, et ceci pour la raison que ledit contenu ne correspond qu'à une couche de sens (le narrable et plus généralement le nommable) par définition i ncapable de rendre compte de l 'économie sémiotique des formes et des matières, en regard desquelles l'ekphrasis se sentira toujours infimle . Disons cependant, et par parenthèse, que l 'ekphrasis nous semble être un genre particul ièrement intéressant dans la mesure où le doublet verbal du tableau, lorsqu'il cherche un tant soit peu à élucider certains des effets éprouvés devant la toi le , peut être une excellente façon de pénétrer dans la texture de l'œuvre (la "lecture" des tableaux en cours est un exercice fort stimulant).

Michel C o s t a n tin i : L'adage cité est trop imprécis, trop ambigu pour qu'on puisse répondre d'emblée à la question, s inon par un mouvement d'humeur. Dans mon cas, ce serait : non, évidemment . S i je le reformule en : "un ensemble restreint de signes iconiques vaut un ensemble beaucoup plus vaste de signes verbaux" , alors peut-être pourrai-je foumir une réponse plus satisfaisante, à condition toutefois de distinguer au moins trois plans, où vous reconnaîtrez la triade de Bühler et de Troubetzkoy, préférable à mon sens aux six fonctions jakobsonniennes : les plans de l'expression (une image m'exprime plus justement que mi l le mots) , de la représentation (une image vise mieux son plan de référence que des mots, fussent-i ls nombreux), et de la conation (une image est plus efficace que du texte verbal) . Ce qui m'incite à douter fortement de la véracité de l'adage dans le premier cas est l a variabil ité des expériences subjectives (tel saura produire des images effectivement "parlantes", d'autres en sont incapables, d'autres enfin uti l isent les deux systèmes de façon indifférente -pensons aux lettrés d'Extrême-Orient altemant poésie et peinture, ou, aussi bien, aux images que donne la gestual ité, certain doigt pointé dans certaine configuration équivalent pour l 'émetteur à l ' insulte monolexicale, et réciproquement) . Dans la seconde affaire, il suffit de renvoyer à la problématique théologique : jamais un coup d'image

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----------- ElItretiens------------

n'aboli ra la primauté du verbal, en raison de la précision, de l'acribie, des nuances nécessaires, selon au moins les i ntégralistes de ce discours (je ne crois pas à la polysémie de l ' image en général, mais à la difficulté de sa lecture monosémique - dès lors à l ' imprécision de toute dogmatique enseignée par l ' image) . C'est sur le troisième point seulement qu'il est raisonnable d'accorder la primauté, je préférerais dire la force (vs forme, cf. Derrida), supérieure de l 'iconique . Le thème bien connu "un dessin de Plantu à la Une du Monde dit m ille fois plus que l'éditorial qui l 'avoisine" exprime une réalité assurée, que j 'accepte parfaitement : comme on l'a vu, elle ne concerne que la partie pragmatique de la sémiose . Non, Plantu n'est pas plus expressif que le plumitif, non, Plantu n'est pas plus signifiant (ou informatif, c'est encore un autre problème, cf. l'image satel l itaire) que l'écrivant de service, oui, i l est (ou peut être jugé) plus efficace, il a plus de conation, de suscitation, d'Appell, d'arousal, de funzione appellativa, et j 'en passe. Reste, là encore, qu'un bon discours de Gorgias de Lentini possédait parfois (selon l' inspiration de son émetteur, selon la réalité de sa référence, selon la nature et la réceptivité de ses destinataires) plus d'efficace qu'une merveilleuse peinture de Zeuxis d'Heraclea, dans l 'Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ. Non, une image ne vaut pas mille mots, mais tel le ou telle image est plus percutante que mi lle paroles : c'est une affaire, pour l'essentiel, crois-je et répété-je, de pragmatique.

Jean-Marie Floch : Qu'en penser ? Qu'une tel le maxime relève d'une métasémiotique connotative, c'est-à-di re qu'elle représente un méta-discours non scientifique. En clair, qu'il s'agit là d'un des beaux exemples de l'attitude qu'une culture peut adopter par rapport à ses signes. Un sémioticien n'a donc pas à discuter de la véracité ou de la "profondeur" d'un te l discours. D'autant qu'il sait par ailleurs qu'il n'existe pas, pour les linguistes eux-mêmes, de définition satisfaisante du mot. Parle-t-on ici du mot-lexème en tant qu'unité graphique de calcul pour la statistique et le traitement automat ique des textes ou du mot-lexème en tant que sémantisme, ce dernier n'étant n i isomorphe n i coextensif à l'unité graphique ? Dès lors, quel peut être l' i ntérêt pour un sémioticien de comparer le mot e t l ' image ?

.

Bien plus, le ternle d"'image" a-t-il un statut plus certain que celui de "mot" ? Désigner par le même terme un tableau de Kandinsky, une icône de Roublev, un dessin de Plantu (comportant une bulle), une photographie légendée, le visuel d'une affiche ou encore ce que l'on voit sur un écran à un moment donné d'un film ou d'une émission télévisée : est-ce là le fait d'une discipl ine à vocation

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scientifique qui, pour gagner quelque titre à être reconnue comme tel le, se doit de construire ses propres objets, d'interdéfin i r ses concepts et de se doter de véritables procédures d'analyse ? Certes, on peut toujours parler d'image -la preuve ! - et (se) fai re une "philosophie de l'image" . Mais une sémiotique n'est pas une philosophie . Ne serait-ce que parce qu'elle est aussi une pratique descriptive et qu'en mettant ainsi à l'épreuve ses hypothèses de travail, elle se donne la chance de se défaire d'une att i tude connotative. Et de fait, un minimum de pratique descriptive e n sémiotique visuelle, sur des objets d'étude u n peu divers, met l e sémioticien aussi mal à l'aise avec l'usage que l'on fait d u terme d"' image" que peuvent l'être un traducteur japonais ou un théologien orthodoxe. Ou que pourrait l'être un Inuit à qui l'on parlerait de "neige" en général ou de "philosophie de la neige".

Cela dit, encore une fois, une sémiotique des cultures à la Lotman est tout-à-fait légitime, qui s'attacherait à reconnaître les diverses organisations taxinomiques et axiologiques qui donnent sens e t valeur aux signes dans les pratiques langagières syncrétiques d'une culture (dans notre culture, la presse ou la publ icité par exemple), ou qui travai l lerait sur des systèmes connotatifs non pas col lectifs mais individuels, comme celui de R. Barthes pour qui la photographie "échapperait d'une certaine manière à l'Histoire e t représenterait un fait anthropologique mat". "Une image vaut mi lle mots", "Le poids des mots, le choc des

photos", "la langue est tout simplement fasciste" : autant d'attitudes épistémiques qui, au même titre les unes que les autres, constituent des objets d'étude pour quiconque veut avancer une sémiotique de la connotat ion .

Dom i n iq ue Chateau : Dans le début de l 'expression, « l ' image vaut . . . », i l y a déjà quelque chose de discutable, l ' idée d'une équation et donc d'une substitution possible . Cela fai t aussi penser aux l imitations actuel les imposées aux textes dans le contexte d'américanisation où la qual ité de la pensée est identifiée à la concision - quelque chose comme : traduire telle image en 1 000 mots. Par parenthèse, la concision est recommandable comme adéquation entre le dit et le dire (cf. le vieux « Ce qui se conçoit bien . . . »), non comme l 'arithmétique arbitraire et standardisée du nombre de mots. Une image peut sans doute valoir 1 000 m ots comme substitut d'une description ou d'une explication . Mais ce qui compte surtout, c 'est que J ' image, par-delà ses équivalences quantitatives, a la capacité d'exprimer quelque chose instantanément, avec la force d'un seul mot - cf. Guernica e t

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----------- Enlreliens------------

«J'accuse ! ». Dans une image, si l 'on considère son ou ses effets de sens, i l y a sans doute bien plus que mil le mots ou mi l le phrases; mais la plupart de ces mots ne sont justement pas dans l ' image (sauf inscription explicite) . Si l 'on considère l'effet d 'image lui-même, ce qui compte c'est qu'il se passe de mots. Toute la question sémiotique de l 'image est de savoir si l 'on considère la capacité de l ' image à « parler » en dépit de sa mutité (on s'oriente plutôt vers une sémantique de l ' image comme médiation) ou sa capacité à parler grâce à sa mutité essentielle (on s'oriente alors vers une sémiotique de l ' image comme médium).

A l ' aube du XXlème siècle, l ' image est-elle toujours l 'écritu re des pauvres ?

Pierre Fresn ault-Deruelle : Tout dépend de l'usage que l'on fai t des images, e t de ce que l'on entend par "pauvres" . Mais, le pessimiste que je suis, a tendance à croire que, d'une façon générale; en cette fin du XXème siècle, l'image est encore et toujours " l'écriture" des pauvres. N'y aurait-i l pas un lien entre le· " tout télévision" dans lequel nous baignons tous désormais et l ' i l lettrisme qui commence à prendre des proportions inquiétantes (10 à 12 pour cent de la population française) ? Cinq à six heures par jour passées devant le petit écran (quelle que soit, d'ail leurs, la nature des programmes) ne peuvent pas ne pas engendrer de terrib les régressions. Viri l io dit quelque part que l'écran c'est la culture de l'oubli ; ce qui signifie que, reçue massivement, la TV ne peut travai ller qu'à "engourdir" toujours plus ceux qui n'ont pas été fomlés à construire leur propre programme, c'est à dire, aussi, à éteindre leur poste lorsqu'il n'y a "rien à voir" . Georges Duhamel, au sujet du cinéma, parlait, autrefois, de la culture des i lotes . Derrière cette condamnation du 7ème art, marquée du sceau de l 'arrogance, se dessinait une crainte qui, pour nous apparaître rétrospectivement injustifiée, portait quand même -j 'en ai peur- sa part de vérité.

Cela posé, l 'on doit rappeler qu'il y a image et image, qui renvoient à des référents parfaitement distincts: le mot "image" désigne d'une part une catégorie de messages (les messages iconiques : i l en est de toutes sortes), d'autre part, l'image peut être considérée comme un langage (ou une écriture, c'est à dire un système d'expression et de communication) . Il est donc nécessaire de comprendre ce que l 'on fait ou entend par image. La considère-t-on comme une pratique ou un type de production de masse ? Si oui, parler de l ' image revient alors à prendre en considération, outre son "sujet", son support, les conditions de réception (et le fameux sujet de l'énonciation), le

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contexte (socio-psychologique, idéologico-politique, h i storico­géographique) . Une "culture du pauvre" , pour parler comme Hoggart, trouve indéniablement son terrain dans un certain usage de l'image. Considère-t-on, au contraire, l'image en tant que langage (écriture)? Si c'est le cas, il suffit (si je puis dire) de se tourner vers les travaux de Christian Metz ou de Michel Tardy . Ces chercheurs considèrent qu'il en est des images comme des messages verbaux. Sans même prendre en considération la possible valeur esthétique des unes et des autres, Metz et Tardy partent du constat qu'il y a autant d'images riches et intéressantes que de textes pauvres ou stupides et inversement ! Prenons l 'exemple de la BD longtemps vilipendée pour son simpl isme (mais qui charrie, ni plus ni moins, la même proportion d'inepties que les autres genres) . Peut-on avancer sérieusement que la lecture du Secret de la Licorne appauvrisse les mécanismes d'intellection des jeunes lecteurs alors que le carloonist (qui n'est pas plus sémiologue que le poète n'est linguiste) mise sur des procédés de rétro-lecture, des dispositifs de changement d'isotopies, sans parler de ces opérations de "tressage" par lesquelles l'auteur noue une histoire à laquelle découpage et mise en espace doivent leur efficace ? S'il cst impossible de nier que "la" BD soit un langage mis aux services de productions parfois exécrables, faut-i l jeter le bébé avec l 'eau du bain ? On pourrait faire un raisonnement analogue avec les spots de té lévision en essayant de distinguer l'économie signifiante du genre (sa "compétence") de l'usage qui en est pratiquement fait .

Jean-Marie Floch : En quoi une préoccupation ou une espérance mil lénariste relève-t-el le d'une approche sémiotique ? Qui a jamais pensé ou dit que l ' image a été l'écriture des pauvres ? Veut-on dire par là que c'étaient les pauvres qui écrivaient ? Ou que l'image était une écriture destinée aux pauvres ? De quoi d'ailleurs les pauvres étaient-i ls pauvres ? Par rapport à l'image ? J'avoue ma grande perplexité, ou ma coupable ignorance .

Si l'on veut bien m 'excuser par avance d'être un peu concret, j 'oserais dire que les orthodoxes, qui conçoivent justement la peinture des icônes comme une écriture, sont moins pauvres que savants - qu'ils soient iconographes ou "simples" pratiquants. Mais peut-être qu'une icône russo-byzantine n'a pas droit à l 'appel lation "image" . Peut-être qu'un mandala tantrique n'a pas non plus ce droit . . . Cc n'est pas grave puisqu'un moine tibétain ne se soucie pas vraiment de llllaube du XXIème siècle" .

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----------- EllIreliens------------

Dom in ique Ch ateau : L'image n 'a jamais été l 'écriture des pauvres, mais la lecture des pauvres : « Car ce que l 'écrit procure aux gens qui l isent, la peinture le fournit aux analphabètes qui la regardent » (Saint Grégoire le Grand). On peut hésiter aujourd'hui à souteni r que les images médiatiques assument encore la fonction culturelle (essentiellement religieuse) des anciennes images pieuses (peu ou prou artistiques) . D'un côté, on dit que ces images médiatiques sont abrutissantes - en oubliant d 'ail leurs les flots de paroles dont les images proprement dites ne sont souvent qu'un décor ; d'un autre côté, dans certains cercles pédagogiques, o n encourage l ' initiation à l a lecture de l ' image - en méconnaissant la propriété propre de l ' iconicité qui est, comme l 'avait bien vu Peirce, de permettre la transmission directe des informations. Bref, je vois maintes raisons de considérer que la question de l ' image au sens des médias, c 'est-à-dire de l'audiovisuel, appelle une sémiotique complexe qui ne saurait se l imiter ni théoriquement ni dans ses appl ications pédagogiques aux vieil les problématiques réglées par décret dans tel ou tel Concile. On sait d 'ailleurs combien ce genre d'assemblées ont du mal à traiter maintes autres questions qu 'elles ramènent à des principes simples et désuets, et surtout dont elles dénient la complexité sociale . . .

Michel Costantin i : Je ne savais pas que l'image était l'écriture des pauvres, je croyais que c'était celle des i llettrés (vieille formation judéo-chrétienne, Grégoire le Grand et ce qui s'ensuit jusqu'à Guillaume Durand - au XIIIe siècle ! pas celui de la télé) . Bon. Vous faites al lusion aux tags, aux images d'Epinal, ou à quoi d'autre? La question ainsi posée n'est pas, pour moi, tel le que je l'entends de prime abord, sémiotique, mais disons, sociologique, et je n'ai donc aucune compétence pour répondre. Néanmoins ceci, qui est une remarque sur l'énonciation : les producteurs d'images manipulatrices, efficaces, perfonnantes, ne sont assurément pas aujourd'hui des pauvres, mais des " riches" -culture llement, technologiquement, et d'abord pécuniairement-, quand même ils mettraient leurs talents (au double sens du tenne) au service des premiers . Est-ce que cela est bien différent des siècles passés? Lorsque, à Athènes, le vainqueur de la course de char commandait un service complet de vases décorés pour célébrer son succès, lorsque, à Byzance, le grand logothète du trésor faisait redécorer une vieille église de fresques et de mosaïques, lorsque, depuis Versai lles, le Roi-Soleil laisse envisager d'établir dans une vingtaine de vi lles du royaume une statue de sa personne, de préférence équestre, l'image n 'est pas l'écriture des pauvres. Peut-être, cependant, vous placez-vous non du côté des énonciateurs

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(créateurs ou commanditaires), mais de celui des énonciataires, indigènes que l'on convertit par ce moyen des images pieuses, fidèles non éclairés qui in ipsa (sc . la peinture) legunt parce que lifteras nesciunt (Grégoire, donc, en l'an 600), militaires (je ne général ise pas, il s'agit d'une anecdote personnel le) pour qui "bouquin" désigne une B.D. où le verbal se réduit essentiellement à des borborygmes, et de façon plus générale les publics pour qui la télévision, une certaine télévision du moins, est le seul lieu fréquenté de production signifiante (ceux, sans doute, qui o n t inventé cette récente insulte : "ta mère, elle a une tronche à regarder Arte") -toutes catégories assimilables à des pauvres ? Dans ce cas, je reformulerais la chose en sujet de philo au baccalauréat : "l ' image est-elle toujours la lecture des pauvres ?".

Les succès du c iném a américain ou la m u lt ip l icat ion des p ictogrammes internationaux, contribuent-i l s à renforcer la croyance en l 'un iversal ité de lecture de l ' image ?

Pierre Fresnau lt-Deruelle : la question telle qu'est posée, la réponse est "oui" . Pour dire les choses rapidement, i l semble bien que la production et la réception des images de masse travail lent à forger des habitudes minimales de lecture partageables par le plus grand nombre. Dans le cas des pictogrammes qui sont d'ailleurs plus des signaux que des signes, l 'homogénéisation est une bonne chose (puisqu'il est question de véhiculer des messages univoques) . La recherche en signalétique est, de ce point de vue, une œuvre de salubrité publique .

Pour ce qui est du cinéma américain, la réponse est, me semble-t-i l , incertaine. Tel western, tel film policier ou tel le série de TV est, sans nul doute, aussi bien "consommable" à Santiago du Chili, à Ryad ou à Romorantin . Et sa "consommation" , facil itée par les réseaux de distribution tels qu'ils se sont développés, ne peut que renforcer la croyance en l'universalité de lecture des images (standardi sation des systèmes narratifs) . On peut faire l 'hypothèse qu'un même western vu par un paysan i l lettré égyptien et son homologue chinois produi ra, sauf erreur, la même fascination e t sera "suivi" à peu de choses près de l a même façon.

Mais qu'appel le-t-on consommation et quel est son rapport avec ce qu'on nomme lectllre des images? Tout dépend en fait des modes e t des contextes de réception des films, même s i l'on peut penser que ces modes vont s'homogéneisant du fait de la mondialisation de l'industrie culturelle américaine . En vérité, tâchant de répondre à

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cette question, je ne fais que proférer des platitudes : je ne sais pas répondre à cette question . . . .

Michel Costantini : L'un iversalité de lecture de l ' image n'est sans doute pas une i llusion à tous les niveaux, mais le reste largement dans la plupart des cas. Ce qui est en cause avec le succès de tels symboles ou de telles images que vous évoquez, c'est l'universal isation d'une culture, processus largement entamé depuis plusieurs siècles, prenant simplement des allures spécifiques en cette fin de vingtième siècle . Qu'un tel processus renforce la croyance en cette universalité, nul doute, mais le mouvement inverse ne s'amorce-t-il pas, heureusement, avec les expressions «locales», qui trouvent, ou trouveront, dans les nouvelles technologies, un nouveau moyen d'exister ?

Domin ique Ch ateau : Le cmema américain me plaît pour son américanifé (comme Barthes parlait de l ' i tal ianité des pâtes Panzan i) . Les pictogrammes des échoppes de Taïpeh (cap . de Taïwan) ont une spécificité culturelle qui saute aux yeux du touri ste . Le vil lage planétaire fondé sur l 'universalité de l ' image est une fiction à laquelle résistent encore les spécificités locales. Il ne faut pas oubl ier, pour invoquer Pei rce une fois de plus, que cette universalité ou, plutôt, le caractère direct de la communication iconique, n 'est qu'un aspect de l ' image, que toute image est aussi e t nécessai rement, à un certain niveau, symbolique . Le niveau symbolique fenne la sémiosis, en ce qu' i l donne sa valeur définit ive au signe . Les spécificités culturelles s 'expriment dans le symbolisme et dans la particularité dont i l habil le les signes, par-delà leur icon icité . Si je communique directement avec une enseigne de Taïpeh, c 'est par ignorance, par incapacité de la lire ; el le ne m e communique que sa « chinoiseté » stéréotypique, non point son sens . . . Pour un autochtone, elle fonctionne symboliquement au bon niveau . L'américanité est sans doute mieux partagée à l'ère du Coca-cola. N 'empêche, dans nombre de doublages de films ou de séries d'outre-atlantique à l 'adresse des spectateurs français, o n remplace les noms géograph iques locaux par des noms français !

Jean-Marie Floch : Seul un sociologue dont l 'objet de recherche est la croyance (de qui, d'ailleurs ?) pourrait répondre à cette question . Pour avoir travai llé sur des films de Georges Lucas et de Ridley Scott, et pour avoir participé à la conception d'un certain nombre de iogos et de pictogrammes, je ne pense pas que les "lectures" de ces énoncés visuels, de grandeurs fort différentes, soient comparables . Si du moins l'on aborde ce problème de lecture

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en tennes sémiotiques d'énonciation et de type de système de signification. Il me semble ainsi que nombre d'ensembles pictographiques relèvent de systèmes symboliques (caractérisés par la confoml ité des deux plans de leur langage) alors que les films relèvent, eux, de langages syncrétiques d'une part et sémiotiques d'autre part (c'est-à-dire caractérisés par la non-confonnité des deux plans). Une tel le distinction laisse supposer des saisies très différentes de la part des énonciataires impliqués par de tels énoncés.

Peut-être qu'un sémioticien trop soucieux de relativisme culturel du fait de sa fomlation auprès de chercheurs tous issus du comparativisme ne peut pas admettre non pas l' idée ou l 'hypothèse mais la "croyance" en quelque universal ité .

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Faut-il sou tenir les iconoclastes d 'h ier et d 'aujourd'hui e t se méfier des pouvoirs de l ' image ?

Pierre Fresn aul t-Deruel le : La question ouvre des perspectives vertigineuses. L'on mesure de toute façon, et compte tenu de la place (en fait du temps ! ) dont on dispose, combien la réponse sera faible et le désir d'y répondre floué. Rappelons-nous Moïse et le Veau d'or. . . . On serait tenté de répondre qu'il faut au moins essayer de comprendre les iconoclastes de tous les temps, parce qu'il faut, sans conteste, se méfier des pouvoirs de l'image (c'est la même chose pour l'atome ou le génie génétique), c'est à dire de l'usage qui peut en être fait. Mais, compte tenu de notre h istoire et de la lente marche vers la laïcité, s'il reste tout à fait nécessaire de se donner les armes intellectuelles pour ne pas (trop) s'en laisser conter par l'image, il semble tout aussi vain de condamner celle qui, pourtant, a partie liée avec ce que l'on appelle "la folle du logis" (les Jésuites avait bien réfléchi à la question) . Pourquoi ? L'histoire des avatars dc l'image (qui va de pair avec le rejet du théâtre, de la danse, etc.) nous apprend que la position iconophobe (malgré, répétons-le, les arguments qui ont pu plaider en sa faveur) n'est tenable que dans une société (ou plutôt des secteurs de la société : autrefois, par exemple, le monde les lettrés, les sphères protestantes, etc . ) où l'on se méfie du corps et où l'on croit devoir le juguler à tout prix. Sous haute surveil lance, la peinture exceptée, l'image imprimée (c'est à dire emportable avec soi) était plus destinée au peuple qu'aux bourgeois, plus aux femmes qu'aux hommes, plus aux enfants qu'aux adultes. Autrement dit l'image, lorsqu'elle refusée ou objet de ségrégation, est à l'origine d'une violence (ou d'un mépris) non moins condamnable que celle

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(ou celui) que les images peuvent induire par ai lleurs. On tourne e n rond. L'anthropologie nous apprend que les images en Occident, longtemps l iées à la magie, ont commencé à ne plus faire peur qu'à parti r du moment où l 'on a pu en rire (cf. L'œil qui rit de Michel Melot) ou les collectionner pour leur beauté . Ou encore à partir du moment où l'on a compris que les images pouvaient aussi servir à objectiver ces autres images -mentales, celles-là- qui sont le lot de tous les hommes. Ne serait-ce que d'un point de vue prophylactique, il semble donc que l'image soit une véritable aubaine pour se déprendre de soi-même (aubaine que n'invalide pas, au contraire, le mythe de Narcisse, puisque celui-ci est toujours objectivable, précisément). Quant à l 'idée selon laquelle l ' interdit iconoclaste en Occident (à la suite de quelque anti-Nicée) aurait pu nous priver à tout jamais de Nicolas Poussin et du cinéma de Jean Renoir, elle est évidemment oiseuse. Et cela dans la mesure où l'énergie désirante qui préside à l 'acte créateur (peindre, sculpter, filmer, etc.) se fût évidemment investie sous une autre fonne . La question de savoir combien de "Mozarts de l'image" ont été empêchés de naître dans les sociétés iconoclastes est donc évidemment une fausse question (dont les prémices sont racistes) . I l reste, toutefois, que l ' iconoclastie, à m o n sens, est une "philosophie" mutilante puisqu'elle revient à soutenir qu'ayant partie l iée avec le corps, l ' image est de ce fai t condamnable. C e qui m e semble diffici lement soutenable.

Michel Costantini Ni iconoclaste nI iconodule indépendamment de sa posItIOn ·éthique (ou théologique) personnelle, le sémioticien visual iste en tant que tel ne peut entrer dans ce débat, iconologue qu'il est seulement. Mais son discours sur les images, sur l 'engendrement du sens, lui confère nécessai rement un tour critique, au sens général de discernement : i l a de ce fait à connaître aussi bien des idéologies véhiculées que des procédures de manipulation, il est amené à évaluer l'uti lisation rhétorique et la force i l locutoire des images, toutes choses qui en détenninent le pouvoir spécifique. I l me semble que le moins qu'il puisse faire à cet égard est de favoriser l 'éducation critique, de proposer des fonnations à la lecture des images, de réclamer le droit de tous à la contre-manipulation : peut-être est-ce une façon de rejoindre v otre deuxième question .

Jean-Marie Floch : Là encore, n'est-ce pas un abus de langage que de parler d'iconoclasme à propos des "méfiances" d'aujourd'hui vis à vis de l ' image, surtout quand on suggère quelque paral lèle avec

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l'ancien i conoclasme byzantin ? I l est vrai qu'on a récemment suggéré que certains artistes contemporains, comme Duchamp e t Jawlensky par exemple, seraient les héros contemporains des luttes byzantines du IXème siècle entre les partisans du signe et ceux cru symbole - je fais allusion au dernier ouvrage de M-J. Mondzain : Image, icône, économie. Mais je ferai remarquer qu'une telle idée -qui n'est pas développée, soit dit en passant - n'est lancée qu'au terme d'une approche phi losophique et non théologique de l'Economie. Une approche que contesteraient certains historiens de l ' iconoclasme byzantin . . .

Autre chose : on parle beaucoup des "pouvoi rs de l'image", e t cela ne date pas de la publication relativement récente de l'ouvrage de l'historien D . Freedman "The power of the images". Mais on peut aussi se demander si l'image a de nos jours autant de pouvoi rs qu'on le dit. Quels pouvoirs a l ' image quand des expositions monstres laissent accroire qu'on peut regarder plus de dix oeuvres dans une même visite - je ne dis pas voir mais regarder. Quels pouvoirs o n t ces tableaux qui, de par leur accrochage, n'ont aucune chance d'avoir le regard qu'el1es demandent ? Bien sûr, on peut parler de l'''éloquence des images", surtout quand on a la patience e t l ' intell igence de les analyser avec méthode. Mais o n peut aussi -ce n'est pas incompatible- montrer en quoi s'est perdue la force persuasive que pouvaient avoir telles ou tel les oeuvres : en quoi celles-ci ne peuvent plus exiger la forme d'attention ou le type d'usage qui faisait d'eHes des productions culturelles (et/ou cultuelles) tout à la fois sensibles et intell igibles.

Un ouvrage col lecti f des P.U .F. de 1 989 s'intitulait " Comment vivre avec l'image" . Et s i l 'on concevait un ouvrage de la sorte qui s'intitulerait "Comment l ' image peut-el le encore vivre avec nous ?" .

Dom i n ique Ch ateau : L ' iconoclasme était une manière radicale d ' interpréter la relation d' inaccessibil ité entre le monde sensible e t l e monde spi rituel . Concile d'Hieria : «Quelle conception insensée chez le peintre d'ombres qui s'est appl iqué, mû par l 'appât d'un gain honteux, à une tâche impossible, à savoir de représenter au moyen de ses mains souillées cc que le cœur croit et la bouche confesse ! ». Donnant chair à ce qui la transcende, l 'artiste était censé introduire une confusion entre deux ordres qu' i l convenait au contraire de mainten ir dans Icur disjonction absolue ; et cette disjonction, cette antinomie, scrvait à assurer leur hiérarchie, la subordination de l 'ordre sensible à l 'ordre spi rituel et l ' échel le descendante de celle-ci à celle-là. De cette conception à Vatican I I

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qui affirme la noblesse de ceux qui «visent à exprimer de quelque façon dans les œuvres humaines la beauté infinie de Dieu», peut-on parler de progrès ? L' inclusion de l ' image dans le programme apostolique, contre l ' iconoclasme, ne change rien à l ' idéologie sous-jacente. Dans un cas, l ' image est refusée comme profanat ion, dans l 'autre, elle est louée comme glorification, mais de la même chose (ce dont tout n 'est qu 'une image, c'est-à-di re la forme dégénérée) . Si l 'on veut à tout prix appl iquer ce schéma à l 'usage moderne et profane de l ' image, on voit que l ' i conoclasme est ambigu lorsqu' i l sous-entend l 'idéologie qui ravale l ' image au rang d 'apparence sensible incapable de dire le profond, l 'être, le spi rituel . Maintes images, notamment artistiques, sont beaucoup plus fortes que maintes pensées prétendument profondes, en fait superficielles, convenues, rebattues (dont les religions, parmi d'autres, fon t abondamment commerce). Cette puissance de l ' image n e se confond pas avec l ' image au service des pouvoirs et «les pouvoirs de l ' image», c'est-à-dire, si je comprends bien, les institutions qui s'en servent. Or, là encore, je ne crois pas qu' i l fail le parler uniquement d' image ; là encore, à l 'ère de l ' image comme on dit e t ressasse, i l n 'y a pas d' images sans u n flot ininterrompu de paroles . Et le silence est peut-être ce qui nous manque le plus aujourd'hu i . . .

Nous avons posé une ultime question .à Dominique Chateau, Michel Costantini , Jean-Marie Floch et Pierre Fresnault-Deruelle, elle concerne cette fois directement leur art et son avenir . Le t o n acidulé de la question méritait bien leurs répliques aiguisées.

Après avoir connu de réel les heu res de gloi re, 1 a sém i otique de l ' im age a, semble-t- i l , perdu de sa vivacité. Com ment expl iquez-vous ce phénomène ? Quel aven i r envisagez-vou s pour c e champ d e recherche théorique e t appl iquée ?

Michel Costantini : Je ne vous suis pas bien quand vous dites que la sémiotique de l ' image a connu "de réelles heures de gloire" ; e n tout cas, je n e m'en suis pas aperçu (et j e vous assure qu'on s'aperçoit, de ce genre de choses : les honoraires doublent ou triplent). Tout dépend du champ dans lequel on laboure . Pour avo i r fondé l'Association internationale de sémiotique visuelle, je puis vous assurer que le constat n'est pas le même : en 1 990, le premier congrès, que nous avons organ isé à Blois, réunissait à grand peine une trentaine d'intervenants, fin août 1 996, à Sao Paulo, i ls étaient plus d'une centaine. Ne cédez-vous pas -c'est du moins la question que je me pose, et vous pose- à une certaine vue purement française

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de la chose ? Du coup, la perte de vivacité n'est pas aussi apparente. Ce qui ne veut pas dire qu'i l n'y ait plus rien à fai re qu'à gérer. Je vois personnel lement deux pistes au moins à suivre nécessairement. L'une se dira de l'épreuve, que Jean-Marie Floch appel le depuis longtemps de ses vœux et pratique, aussi, avec grand talent (non l'application mais la mise à l'épreuve de domaines particuliers, même si la distinction paraît oiseuse à certains) et là, je pense que le domaine médical, clinique, reste encore en retrait, et que la psychosémiotique ou la comatique, par exemple, appel lent de nouvelles investigations, dans un domaine où le visuel compte d'autant plus que les sujets sont privés, pendant un temps plus ou moins long, et selon des modes différents, de la verbal isation pertinente . Une autre piste, s'agissant cette fois de méthode, n o n plus de domaine, est celle de l a visée subjectale, dans l a l ignée de Jean-Claude Coquet où se travaille non pas la structure seule, mais aussi, et en priorité, le rapport du Sujet (émetteur ou plus généralement récepteur) à la structure, rapport qui détennine une nouvelle lecture, toujours sémiotique, mais différente, des énoncés ; or, cette visée s'est pour le moment très peu intéressée aux questions visuelles. Je voudrais enfin citer une éminente col lègue, qui, dans une lettre datée du 8 octobre 1 996, fait allusion à la parution des deux premiers numéros de Visio, revue de l 'association mentionnée plus haut, à Québec : "enfin la sémiotique de l'image a sa revue, et quelle revue ! " . Voilà qui augure bien, me semble-t-i l , d'un développement imminent et d'importance . J'espère, ainsi, j 'ai quelques raisons de penser même que les heures de gloire, ainsi que vous le dites, ou plus exactement, plus sérieusement, les heures d'efficacité de plus en plus large de l'étude de la vie des signes visuels "au sein de la vie sociale" (vous vous souvenez de cette expression saussurienne), que les heures d'affinement de la démarche en sémiotique de l ' image ou sémiotique visuelle, comme on voudra, sont encore à veni r.

Pierre Fresn au l t-DeJ·uelle : La sémiologie de l'image est en perte de vitesse, dit-on. Si l'on en croit les recherches en la matière , rien de plus faux. Le nombre de dcs articles marqués, de près ou de loin, par cette discipline de cesse de croître. Ce qu'il faut noter, e n revanche, est la perte d e notoriété des sciences humaines e n général (l 'h istoire et la géographie exceptées). Nous ne sommes plus à la belle époque du stmctural isme hjelmslévicn et de la granlmaire générative, où l'on croyait pouvoir exporter, hors du champ de la l inguistique, des "concepts ouvre-boites" universels . Il reste donc que la sémiotique visuelle (voi re la sémiologie de l'image) continue de se développer, même si l 'on remarque en ce domaine quelques

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proposItIOns confinant à une abstraction quelque peu desséchante . Ce n'est pas parce que les sémioticiens et les sémiologues travai l l an t sur l 'objet image (que celle-ci soit fixe o u non) n e sont plus " à l a mode" qu'i ls sont moins présents. O n pensera même l e contraire . La psychanalyse-science-phare, a quitté, elle aussi, les devantures du Sème arrondissement : elle n 'en continue pas moins de l ivrer sa contribution au déchiffrement des comportements humains. De même, et bien que moins prestigieuse, la sémiologie, qui s'est au reste développée dans le champ des objets visuels (on parle moins de sémiotique l ittérai re ou musicale), a largement diffusé dans le monde de la pensée analytique . A cet égard, on est frappé par l 'observation du phénomène suivant : avec le déclin des sciences humaines et la remontée de la philosophie (ce dont on se réjouira) une discipl ine comme la sémiologie (la sémiologie visuel le ou de l 'image, notamment) tend a devenir une pratique (chez les hommes de communication, les historiens d'art, les architectes, les sociologues, etc.) alors que paral lèlement on la voit disparaître du monde universitaire académique. . . ô tempora, ô mores .

Jean-Marie Floch : La vivacité se mesure-t-el le à l'aune de la gloire, fut-el le universitaire ou éditoriale ? Je ne le crois pas. Cela dit, qu'une sémiologie de l'image ne soit plus aujourd'hui t rès glorieuse ou très vivace, c'est possible . Et qu'une sémiologie du langage visuel soit aujourd'hui en pleine gloire ici ou ailleurs, ce n'est pas impossible . Ces deux "phénomènes", qui ne relèvent que d 'une sociologie des mi l ieux scientifiques, ne m'étonnent guère d'ailleurs. ' Pour ma part, je crois, avec un certain nombre d'autres sémioticiens, qu'il y a encore un bel avenir pour une sémiotique visuelle qui adopte une démarche hypothético-déductive, qui cherche à contribuer à une théorie générale des langages et des pratiques signifiantes et qui souhaite proposer une méthodologie utile et solide à tous ceux qui analysent concrètement des énoncés dont la man ifestation est, pour tout ou partie, visuelle. Sans doute, l 'avenir d'une tel le sémiotique ne sera jamais très glorieux : elle paraîtra toujours trop ancil laire . Mais qu'importe pour ceux qui la savent vivace .

Domin ique Chateau : La sémiotique de l ' image n 'a pas perdu de sa vivacité, du moins la vivacité ou, mieux, la vital ité qui tient à la potential ité de son domaine épistémologique. Elle a perdu la place que les sciences de l ' art prétendaient occuper dans le contexte dit parfois stmcturaliste. La récession de cette mode a permis utilement (et notamment) la relecture de Peirce. Et la relecture de Peirce, sauf par quelques sectaires, introduit justement une réflexion

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épistémologique qui démontre l ' impossibil ité de considérer la sémiotique de l ' image comme une discipl ine autonome. La sémiosis est un concept inséparable d 'une réflexion à la fois ontologique e t épistémologiq1le . L'avenir de la sémiotique de l ' image, c 'est l 'avenir de la sémiotique en général et, en fait, c'est rien de plus e t rien de moins que son passé, celui d'une discipline qui, de Saint­Augustin à Peirce, est impensable sans réflexion philosophique. Cet ancrage est aussi ce qui la garantit contre la dégradation que peut lui fai re subir son application sociale, par exemple en publicité. La sémiotique appliquée, aujourd 'hui prospère, manifeste aussi la vitalité de cette discipline, mais d'une manière ambiguë, dans la mesure où, dans le contexte de l 'urgence sociale, la théorie est dévaluée, refoulée. La théorie, c'est-à-dire le seul facteur pertinent et efficace de renouvellement épistémologique . D'où l ' importance de mainteni r les l iens traditionnels qui unissent la sémiotique à la phi losophie, au bénéfice de cette dernière aussi . . .

Ces entretiens "à quatre mains " ont été collectés, orgamses et montés par Bernard Darras. chercheur au Centre de Recherche sur l'Image, à l 'Université de Paris 1 , Panthéon-Sorbonne.

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