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LAURIEN STAFFORD LES IRONIES CLASSIQUE ET MODERNE DANS RÉCITS DE MÉDILHAULT D'ANNE LEGAULT Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'université Laval pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.) Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL SEPTEMBRE 2000 O Laurien Stafford, 2000

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LAURIEN STAFFORD

LES IRONIES CLASSIQUE ET MODERNE DANS RÉCITS DE MÉDILHAULT D'ANNE LEGAULT

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'université Laval

pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL

SEPTEMBRE 2000

O Laurien Stafford, 2000

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Iraimerais exprimer ma gratitude profonde au professeur Marc

Gagné d'avoir accepté la direction de ce mémoire, de l'avoir enrichi

de ses conseils experts, et surtout de m'avoir encouragé du début à

la fin de mes travaux.

Je voudrais également remercier le professeur Georges

Desmeules qui m'a beaucoup encouragé, et qui a montré un vif

intérêt pour mes recherches.

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RÉsUMÉ DES IRONIES CLASSIOITE ET MODERNE DANS RÉCITS DE M&DILHA ULT Dy ANNE LEGAULT

Ce mémoire est une étude de l'ironie dans le texte Récits uk MédZhauIt. Une approche linguistique souligne, dans un premier temps, I'ironie classique ou << verbale )> de l'auteure. On examine comment l'ironie classique est créée et quel est son effet. Les deuxième et troisième chapitres traitent de l'ironie moderne ; ils explorent d'abord les personnages et situations ironiques du texte qui sont générées par des paradoxes narratifs ou des faits absurdes, et même par l'emploi de références intertextuelles. Le genre utopique ou dystopique du texte participe aussi à la création d'un effet ironique lorsque l'auteure inscrit le passé réeI et mythique dans Récits & Médilhwit. En conclusion, on compare l'ironie des auteures québécoises de 1960 à 1980 à ceUe d'Anne Legault. Un tableau comparé des cibles met en évidence le fait que l'ironie de Récits de Médiharlt ne s'inscrit pas dans le féminisme des auteures des années soixante-dix et quatre-vingt.

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1 INTRODUCTION

1.I Les Récits de Médilhault IJI Le problème de l'ironie

1.II.i L'ironie classique I.Il.ii L'ironie m o d e r n e

I.XI L'ironie au féminin : état de la question 1.W L'élément utopique et l'ironie 1.V Les utopies au féminin 1.W Les liens entre l'utopie et I'ironie I.VII Méthodologie

XI CHAPITRE PREMIER

II. 1 L'ironie classique dans Récils de II.iédiIhauit IIJI Reconnaître I'ironie classique

n.1I.i Les indices de l'ironie i.i Indices explicites dans la voix de l'auteur iJi Déclaration d'erreurs connues Liii Contradictions textuelles i.iv Changements de style i.v Conflits idéologiques

m.1 L'ironie moderne dans Récits de Médilhault III.1.i Précisions : l'observateur et la victime cachés

III-II Personnages i roniques IIXJII Les situations ironiques

IIIJILi Ironie générée par une simple incongruité III.1II.Z Ironie générée par les événements III.III.üi L'ironie d r a m a t i q u e 13il.III.i~ L'ironie de l'auto-trahison

IIH.N Intertextuali té

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1V.I Le thème du passé dans un Médilhault futuriste 1V.I.i Noms de lieux e t de peuples W . I I Structures urbaines, sociales e t politiques IV.I.üi Travail et commerce IV.1.iv Le déclin des arts et des lettres IV.1.v Technologie

IV. 11 Récits de Médilhault comme mythe d'origine 1V.II.i Au commencement, Anne Legault créa Iles Peck 1V.II.ii Médilhault comme centre sacré IV.II.iii De nouveau, apocalypse et renaissance

V CONCLUSION

V.1 Les cibles de Récirs de Mtfdilhault V-II Signification I arrière-plan idéologique V.111 L'ironie des femmes à la fin du siècle V.IV La question des cibles V.V Le féminisme au futur I le métaféminisme

BIBLIOGRAPHIE

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1.1 Les Récits de Médilhault

Anne Legault est I'auteure de quatre pièces de théâtre, de deux

romans et d'un livre pour enfants. Les nombreux articles consacrés

à La visite des sauvages, à O 'Ne ill et à Conte d'hiver 70 attestent de

la réputation de Legault comme dramaturge. Le prix littéraire d u

Gouverneur Général qu'elle reçut en 1986 pour La visite des

s a u v a g e s confirme cette réputation'. En revanche, Le roman Réc i t s

de Médilhault, paru en 1994, a fait couler relativement peu d'encre

jusqu'à maintenant2. Pour cette raison, le nom d'Anne Legault n'est

généralement familier qu'aux adeptes du théâtre québécoi S.

Récits de Médilhault es t souvent appelé un « recueil de

nouvelles » par la critique3. Son titre compte sans doute parmi les

causes principales de cette méprise. 11 serait en effet plus juste de

L'apparenter au genre romanesque : << Le roman fait le récit d'une

his toire , " c'est-à-dire [dl'une suite d'événements enchainés dans le

temps depuis un début jusqu'à la fin " »'. Récils de Médilhault met

préc isément en scène une suite d'événements enchaînés dans le

temps », bien qu'ils ne soient pas toujours disposés selon un ordre

Hélène Dumas (dir.). Théâtre québécois, ses auteurs, ses pièces, Montréal, VLB éditeur, 1989, p. 161.

François Belleau, « Retour au moyen Age », dans Lettres québécoises, no 77 (printemps 1995). p. 29 et Michèle Malenfant, Un futur cauchemardesque », dans Le Devoir (samedi 3 mars 1995). p. D5, lui ont chacun consacré un article.

Voir François Belleau. [oc. cit, Roland Bourneuf et RéaI Ouellet, L'univers du roman, Paris, Presses

Universitaires de France, 1989, p. 2 5 .

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chronologique. Puisque l'ensemble des textes fa i t preuve d'unité,

nous les considérons comme formant un roman.

Cette œuvre raconte les aventures de plusieurs personnages,

résidant principalement dans la ville de Médilhault, pendant une

période qui s'étale de la fin du XX' siècle jusqu'au siècle suivant. Le

Montréal - devenu « Médilhault » - du vingt e t unième siècle nous

est dévoilé à travers Les tranches de vie de chaque personnage. Le

texte est futuriste, ce qui libère I'auteure des contraintes de la

fiction mimétique, où la littérature imite, dans une certaine mesure,

la réalité. Legault tire parti de cette liberté en créant une société

écrasée de malheurs.

Le Montréal que nous connaissons et le Médilhault fictif

présentent un contraste remarquable. Toutefois, le genre utopique

duquel relève le texte impose au lecteur une comparaison entre sa

société réelle et celle qu'annonce la fiction. Il en résulte une critique

e t d e l 'une e t d e l 'autre. Car Récits d e Médilhault est

l inguist iquement e t thématiquement imprégné d ' ironie. C'est

précisément sur l'ironie dans le texte que portera notre étude.

Comment se manifeste-t-elle ? Quel est l'arrière-plan idéologique

auquel réfère l'auteure grâce à ce recours à l'ironie ? Telles seront

les principales questions qui retiendront notre attention.

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1.D Le problème de I'ironie

Et d'abord, qu'est-ce que l'ironie ? Selon Monique Yaari,

s'interroger sur la nature de I'ironie, c'est mal poser une question

fondamentale, car l 'ironie es t un vaste concept dont les

significations sont multiples5. Ses caractéristiques de base diffèrent,

semble-t-il, selon les œuvres consultées. Mais au lieu d'insister sur

les difficultés que la définition du concept présente, examinons les

paramètres définitoires déjà posés par D. C. Muecke dans son

ouvrage, The Compass of Irony6 .

Muecke considère que trois éléments caractérisent toute forme

d'ironie : « In the firsl place irony is a double-layered or IWO-storey

p h e n a m e n o n 7 ». La dualité est le premier principe de I'ironie ; elle

fonctionne à deux « niveaux ». Au premier niveau se trouve la

situation telle qu'elle est présentée par l'ironiste et vue par la cible

(c'est-à-dire, la victime). Au second niveau apparaît la situation telle

qu'elle est réellement perçue par I'ironiste. « There is always some

kind of opposition belween the two levels ». II existe une relation

de tension entre les deux niveaux. Cette tension peut être une

contradiction, une incongruité ou une incompatibilité. « There is in

irony an element of innocenceg ». L'élément d'innocence de l'ironie

fait en sorte qu'il y a une dupe ; que quelqu'un n'aperçoit pas ou

n'avait pas aperçu le second niveau de l'ironie. Lady Macbeth, par

Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poér iq ue, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1988, p. 4.

D.C. Muecke, The Compass of Irony, London, Methuen, 1 9 8 0 . Ibid., p. 1 9 . Ibid.

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exemple, se place au premier niveau de I'ironie lorsqu'elle assure

que « A little water clears us of this deed ». Au niveau supérieur de

l'ironie, Shakespeare et les spectateurs qui connaissent Macbeth

savent que l'eau dont Lady Macbeth se sert pour laver le sang de ses

mains ne lui fera pas oublier son crime. Ici, Lady Macbeth ignore à

quel point elle se trompe ; elle n'aperçoit donc pas le second niveau

ironique de sa situation".

Ces trois paramètres (la dualité de l'ironie, le degré de tension

entre ses deux niveaux et l'élément d'innocence) s'appliquent à

toute forme d'ironie. Hélas, dès que l'on tente de classifier les

ironies selon leurs moyens d'expression, leurs causes ou leurs effets,

on se perd en un véritable labyrinthe terminologique. Dans A

Rhetoric of Irony, Wayne Booth emploie les termes « ironie stable D

et « ironie instable » ; chez Muecke, on trouve l'ironie de situation".

Monique Yaari intitule son ouvrage : Ironie paradoxale et ironie

poé t iqueL2. Catherine Kerbrat-Orecchioni étudie I'ironie verbalex3;

René Bourgeois, l'ironie romantique" et Philippe Hamon, I'ironie

moderne? On peut également trouver mention de l'ironie

Ibid., p. 3 0 . 'O Ibid., p. 15.

Ibid., p. 4 2 - 4 3 . l2 Monique Yaari, op. cil. L3 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L'ironie comme t rope w , dans Poétique, no 4 1 (février 1980) . " Rem5 Bourgeois, L'ironie romanrique : specfacle et jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval, GrenobIe, Presses Universitaires de Grenoble, 1 974. l5 Philippe Hamon, L'ironie lirréraire, Paris, Hachette, 1996, p. 130 .

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c o s m i q ~ e ' ~ , d e l ' i ronie dramatique", d e l ' ironie socratique18, de

I'ironie génCralelg, de l'ironie postmodernezO, et de bien d'autres.

Nous ferons tout en notre pouvoir pour éviter de perpétuer la

confusion qui résulte d 'une terminologie si diverse. Nous

emploierons et tâcherons de justifier l'usage de termes déjà inscrits

dans des études relativement récentes de l'ironie. Nous insisterons

également sur une distinction qui est faite par chaque ironologue

que nous avons consulté. Il s'agit de la différence entre l'ironie

comme figure de style e t l'ironie générée par un ensemble de faits.

Examinons ces deux derniers genres d'ironie.

I I i L'ironie classique

L'ironie, comme figure de style, est souvent appelée i ronie

verbale D ou c< ironie classique B. Nous préférons utiliser le terme

cc ironie classique B puisqu'il exclut forcément le genre de l'ironie

<< moderne », duquel nous voulons ici le distinguer. Son synonyme,

l'ironie << verbale D, risque de prêter à confusion car n'importe

quelle ironie peut être verbalisée, qu'elle soit figure de style ou

simple situation paradoxale.

-

l 6 Wayne Booth, A Rhezoric of Irony, Chicago, The University of Chicago Press, 1974, p. 2 . l7 D. C . Muecke, op. cir., p. 8 . l8 Ibid., p- 87. l9 Ibid., p. 1 19. " Linda Hutcheon, << The power of postmodern i r ony N . dans Genre, Trope and Gexder, Barry Rutland (éd.), Ottawa, Carleton University Press, 1992, p. 35-49.

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À la différence de l'ironie cc moderne », que l'on pourrait

appeler une attitude p h i l o ~ o p h i q u e ~ ~ , I'ironie classique se limite au

verbal. L'élément d'incongruité, qui es t propre à toute forme

d'ironie, se trouve ici dans l a relation entre les mots et leurs

significations dénotées (invariables) et leurs significations connotées

(qui s'ajoutent au sens « ordinaire » suivant l e contexte). Selon

Catherine Kerbrat-Orecchioni, << l'ironie spécifiquement verbale [...]

consiste à attacher à une séquence signifiante deux niveaux

sémantiques plus o u moins antinomiquesz2 ». Telle sera notre

définition générale d e l ' ironie classique. Nous y apporterons

d'autres spécifications.

Kerbrat-Orecchioni a travaillé l'aspect rhétorique d e l'ironie.

Deux de ses publications apportent des concepts théoriques qui

formeront le noyau de notre travail sur l'ironie classique. La plus

récente de ces deux publications présente l'ironie comme figure de

trope. L'auteure y décrit les implications e t les spécificités de ce

traitement de I'ironie. L'article antécédent d e Kerbrat-Orecchioni,

cc Problèmes de L'ironie », décrit les aspects fondamentaux de I'ironie

classique. Nous présenterons les lignes principales d e << L'ironie

comme trope D et nous nous référerons au contenu de << Problèmes

de l'ironie D là où il enrichira nos explications.

Un trope est une figure de style par laquelle un mot change de

s e n sz3. Pour Kerbrat-Orecchioni, le trope ironique doit exister « i n -

21 Philippe Hamon, op. cit., p. 129 . " Catherine Kerbrat-Orecchioni. lac. ci?., p. 1 08.

'3 Patrick Bacry, Les figures de sryle, Park, Belin, 1992, p. 9-1 0.

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absentia » c'est-à-dire que dans une séquence, seul le signifiant

employé « tropologiquement B doit être présent ; le signifiant du

sens dérivé est absent. Le premier << niveau D dont parle Muecke

apparaît dans la séquence mais le second niveau, où demeurent

l'ironiste et tous ceux qui comprennent l'ironie, n'y est pas. Le

nouveau sens du trope est inexprimé. Nous touchons ici à l'élément

d'ambiguïté qui est essentiel à l'ironie :

L'ironie est faite pour être perçue mais su r un mode toujours dubitatif ; elle se doit d'utiliser certains indices, mais qui restent seulement présomptifs et toujours incertains - sinon, à quoi bon utiliser ce procédé sophistiqué ? L'ambiguïté est proprement constitutive de 1' ironiez4.

Le lecteur doit donc apercevoir deux niveaux sémantiques - ['un

littéral, l'autre << caché », grâce à un seul signifiant qui correspond

sémantiquement au sens littéral.

La perspective tropologique de l'ironie implique deux

composantes : une spécificité sémantique e t une spécificité

pragmatique. L'inversion de sens dans une séquence ironique est

propre à la composante sémantique. Souvent, cette inversion

s'accomplit par antiphrase2', mais pas dans tous les cas : le contraire

d'un énoncé ironique n'est pas obligatoirement égal au sens que

l'ironiste a voulu lui donner. De plus, il n'est pas toujours possible

de trouver l'antonyme exact d'un énoncé ironique (quel est le

2J Catherine Rerbrat-Orecchioni, << Problèmes de l'ironie ». dans Linguisrique e r sémiologie no 2. L 'ironie, Lyon. Presses universitaires de Lyon, 1978, p. 15. 25 << Procédé par lequel [...] on dit le contraire de ce qu'on veut faire entendre »,

Patrick Bacry, op. ci?., p. 220.

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contraire de la phrase : « As-tu pensé à arroser les fleurs du

jardin ? >> quand on est pris sous une averse ?26) . Kerbrat-Orecchioni

formule ainsi la spécificité sémantique de l'ironie comme trope :

Énonçant p , le locuteur laisse ce faisant entendre non-p : mais ce

n'est pas toujours le contraire de p2' ».

La spécificité pragmatique de I'ironie comme trope stipule qu'

<< ironiser, c'est toujours d'une certaine manière railler, disqualifier,

tourner en dérision, se moquer de quelqu'un ou de quelque

c hose2' ». La composante actantielle2' de l'ironie éclaircit cette

notion.

Trois actants participent du processus ironique. Ce sont G A l :

le locuteur, qui tient un certain discours ironique à I'intention de

A2, le récepteur, pour se moquer d'un tiers, A3 : la cible3' ». Deux ou

même toutes les trois fonctions peuvent être accomplies par un

actant : i< Al=A2 en cas de soliloque, Al=A3 en cas d'auto-ironie,

A2=A3 si c'est le récepteur qui est pris pour cible ; Al=A2=A3 :

soliloque auto-ironique3' ». L'existence obligatoire d'une cible

souligne la caractéristique pragmatique de l'ironie. Puisqu'il y a

toujours une victime impliquée dans le processus ironique, il doit

26 Cet exemple nous vient de Denise Jardon, dans son ouvrage Du comique d a n s le texte littéraire Paris, J- Duculot, 1988, p. 80, 27 Catherine Kerbrat-Orecchioni, << L'ironie comme trope », toc. cit ., p. 1 19. C'est - nous qui soulignons. 28 Ibid., p. 119. 29 Denise Jardon. op. ci l - , p. 83 . 30 Catherine Kerbrat-Orecchioni, << Problèmes de l'ironie », lot-cite, p. 1 7 . 31 Ibid., p- 18.

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toujours exister un élément d e moquerie ou d e rejet qui crée cette

victime.

L e dernier aspect formel de l ' i ronie vue par Kerbrat-

Orecchioni est son axe de distanciation. Cet aspect tient à la tension

perceptible entre les deux niveaux d'énonciation. Jusqu'à quel degré

l'ironiste s'oppose-t-il au propos qu'il raille ? Kerbrat-Orecchioni

admet que les degrés d'opposition d'un propos sont difficiles à

mesurer)'. Néanmoins, il est vrai que l'on peut discerner des degrés

variants de désolidari sation quand on compare des discours

ironiques entre eux.

L'ambiguïté, qualité inhérente à 1 'ironie, apparaît dans ses

signaux. C'est grâce aux signaux textuels que le lecteur peut saisir

quelque incongruité dans ce qu'il lit e t ne pas prendre un énoncé

ironique à la lettre. Quels indices pourraient annoncer des propos

ironiques ? Wayne Booth en fait l'inventaire.

Srraightfomard warnings in rhe author's own voice 3 3 ~ > sont

des marqueurs paratextuels qui servent d'avertissement au lecteur

dès le commencement de ses lectures. Les titres, les épigraphes et

d'autres spécifications en dehors du texte (dans la préface, par

exemple) peuvent tous laisser comprendre qu'un texte sera quelque

part ironique. Des indices factuels, ou ce que Booth appelle << K n o w n

32 Ibid., p- 42-43. 33 Wayne Booth, op. cit., p. 53-57.

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error proclairnecP4 », sont des déclarations évidemment fautives par

le narrateur ou par un des personnages. Reconnaître d e tels indices

correctement dépend, évidemment, des compétences du lecteur.

<< Conflicts of Facrs Within ~ h e WorP5 >>, ou ce qu'on pourrait appeler

des indices narratifs, adviennent quand I'auteur se contredit dans

son propre texte. << Clashes of >> sont des incongruités

stylistiques qui rendent suspectes, elles aussi , les paroles d u

narrateur. Quand un écr ivain emploie un s ty l e qui n 'est

apparemment pas le sien, il est possible que ses propos soient

ironiques. « Conflicts of Belief7 >> - indices idéologiques - nous

fon t mettre e n doute l a sincérité logeant derr ière des idées

exprimées. De tels indices se manifestent quand I'auteur énonce des

idées et fait semblant d'y souscrire, tout en fournissant des raisons

de douter qu'il y croit.

Ces indications avertissent le lecteur qu'il se promène dans un

territoire piégé, où tous les mots n'ont pas une valeur assertive.

Supposons que le lecteur G réussit D ses lectures. I l reconnaît l'ironie

là où l'auteur s'en est servi. Est-il capable d'expliquer ce que

l'ironiste pense réellement ? Pour toute interprétation de messages

cachés derrière des paroles ironiques, le processus de reconstruction

de Booth serait utile.

3J Ibid., p. 57-6 1 . 35 Ibid., p. 6 1-67, 36 Ibid., p. 67-73. 37 Ibid., p. 73-76.

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L a première étape de reconstruction e s t un refus du sens

littéral de L'énoncé. Si l e lecteur est certain que ni Lui ni l'auteur ne

s e sont trompés au sujet de l'interprétation littérale d e l'énoncé ou

sur les véritables intentions de l'auteur, il rejette le premier niveau

sémantique de l'énoncé. Il peut alors « expérimenter » avec des sens

alternatifs, qui se distingueront plus ou moins d u sens initial. Nous

pouvons , parmi ces autres interprétations, e n rejeter ou e n

conserver, selon leur compatibilité avec le contexte stylistique,

factuel, narratif et idéologique. À cette troisième étape du processus,

on doit décider quelles sont les compétences pratiques, culturelles,

idéologiques, etc. de I'auteur. Les interprétations à conserver

doivent être en accord avec ces compétences. Finalement, on choisit

une interprétation qui satisfait sa sensibilité de lecteur.

L'ironie classique, accueillie ainsi, est une notion concrète. Elle

se prête facilement à des analyses linguistiques. Cependant, une

deuxième sorte d'ironie ne se laisse pas aussi aisément étudier ni

classifier.

I.II.ii L'ironie moderne

L a notion voulant que l'ironie s e borne à l a rhétorique

remonte à I ' A n t i q ~ i t é ~ ~ . En tant que concept philosophique, l'ironie

commença à se propager à la f in du dix-septième siècle e t au début

du dix-huitième. Mais l e terme « ironie moderne » ne tient pas'

uniquement à son apparition relativement récente. « Moderne » fait

pp-

38 Ernst Behler, Ironie et modernité. Paris, P.U.F.. 1997, p. 3 .

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aussi référence à son empreinte sur l'art. L'influence de l'ironie

moderne a donné des créations qui témoignent d'une évolution

constante, dans tous les sens possibles. Ces créations sont modernes

parce qu'elles mettent en question leur propre forme d'art. Voilà

pourquoi nous retiendrons Les termes << ironie moderne », que

Monique Yaari e t Philippe Hamon ont aussi employés dans leurs

œuvres respectives, Ironie paradoxale et ironie poétique39 et L ' i ronie

Iittéraire4O.

L'ironie moderne, à l a différence de I'ironie classique,

concerne la philosophie plutôt que la linguistique. Elle cc n'aurait

besoin d'aucune médiation sémiotique pour se faire remarquer. La

nature, "en elle-même" serait "ironique", ou 'ccomique"~ [.. .] le

comique se dégagerait en quelque sorte de lui-même du réel, d'un

certain arrangement des fa i ts eux-mêmes4' ». Yaari souligne

l'attribut principal de cette notion : cc au centre de chacune de ses

acceptions, traditionnelles ou courantes, un trait est toujours

présent : c'est l'incongruité, c'est-à-dire la juxtaposition de deux ou

plusieurs éléments qui, dans un certain contexte, ne "vont" pas

ensem bl e4' ».

L'ironie moderne est plus souple e t plus vaste que l'ironie

classique, car elle se manifeste au-delà de 1 'énoncé. Elle caractérise,

par exemple, certaines situations. Ceci a lieu, écrit Muecke dans The

39 Monique Yaari, op. cit . j0 Philippe Hamon, op. cil. J1lbid., p. 13. 42 Monique Yaari, o p . cil ., p. 1 6 .

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Compass of Irony, quand des facteurs spécifiques coexistent au sein

d'une séquence d'événements. Les trois premiers facteurs sont ceux

qui constituent toute forme d'ironie : I'existence de deux éléments,

entre lesquels il y a une opposition ou quelque degré de tension, et

l'innocence de la victime de l'ironie. La dernière condition est la

présence d'un observateur de la situation ironique, qui aperçoit

I ' i n ~ o n g r u i t é . ~ ~ I l en résulte une situation « absurde » ou

« paradoxale B.

Un personnage aussi peut « être ironique », mais pas de la

même façon que l'est la situation ironique que nous venons de

décrire. Un personnage le sera grâce à son rôle d'observateur, à sa

capacité de reconnaître les inconsistances et Les absurdités d u

monde". Compte tenu de sa définition générale - par laquelle « la

nature » en elle-même serait « ironique » - notre conception de

tout ce qui est ironique s'élargit. L'ironie moderne ne se limite pas à

des situations et des personnages. Elle pénètre la vie, l'univers,

l'existence. Vue par Northrop Frye, elle est « arbitrary and

meaningless, the impact of an unconscious [ . . . j world on conscious

man4' D.

Mettre le doigt sur les « actants » d'un concept aussi abstrait et

universel n'est pas évident. En effet, l'ironiste moderne occupe une

position oblique par rapport à son public. II ironise aux dépens de

j3 D. C. Muecke, op. cir., p. 99-100. * René Bourgeois, o p . cit., p. 31. Voir aussi D. C. Muecke, op. cit., p. 10 1 .

Northrop Frye, Arzaromy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 285 .

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quelque idée ou d e quelque chose, sans préciser d e quoi il s e

moque. Il tient une « posture d'énonciation ""nouvelle" [...], celle de

l'écrivain, mais d'un écrivain dont l e "site d'énonciation" se fai t

beaucoup moins localisable que celui d e l'écrivain classique 46 ».

Malgré le caractère insaisissable de sa position énonciative, la

définition de l'ironie moderne suggère qu'elle met e n question le

staru quo, les normes, la vie et l'état actuel des choses. Pour Harnon,

ce sont des « entités abstraites dotées d e majuscules » que l'ironiste

moderne prend pour cible : « la Vie » ou « l a Nature », ou le

« Hasard », ou « l'Histoire », ou le Sort B." Pour cette raison, on

pourrait dire que cette ironie se moque - presque toujours - d e

l'optimisme. Elle encourage une prise d e position cynique envers

tout ce qui existe. Elle nous demande d e mettre en question e t de

critiquer, mais elle n'offre, pour ainsi dire, aucune « réponse D.

Contrairement à l'ironie classique, où l'on peut tenter de décoder le

« vrai » message à partir d e l 'énoncé littéral, l 'ironie moderne

n'offre pas d'alternative à c e qu'elle tourne e n dérision - sauf,

peut-être, sa propre attitude.

La notion de perspective est incontournable quand on parle de

l'ironie moderne. Pour être considérée comme telle, l'ironie a besoin

d'un observateur qui témoignera de sa qualité paradoxale. Monique

Yaari affirme que

46 Philippe Hamon, op. cit., p. 13 2 . J71bid., p. 14.

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L'ironie ne commence véritablement qu'avec notre percep r io n d e l'incongruité ; notre perception d'un certain agencement comme étant « incongru », surprenant, inattendu, allant contre ce qui est généralement accepté - sens commun, lois naturelles, sociales, logiques. esthétiques, etc., en un mot la '< n o r m e >b4'.

Un écrivain perçoit une incongruité e t devient l'observateur premier

d e l'ironie. Il la présente à ses lecteurs, les observateurs << seconds »,

afin qu'ils la perçoivent de l a même manière. Ainsi, l'ironie passe

deux fois de son état virtuel à un état actueldg : la première fois chez

l'écrivain quand il reconnaît un paradoxe et ensuite, chez le lecteur,

à qui l'écrivain a imposé s a perspective.

L'ironie moderne a donc des actants - des participants au

processus ironique : elle raille souvent l'optimisme o u l'espoir ; sa

réalisation dépend d'un observateur e t elle est présentée ou mise en

év idence par un ironiste. Ceci ressemble a u tr io actantiel

obligatoirement impliqué dans I'ironie classique. Cependant, celui

q u e nous appelons cc l ' ironiste m o d e r n e » es t en réali té un

O b s e r v a ~ e ur qu i perçoit un paradoxe imaginaire ou réel, mais inerte

(parce qu ' inaperçu) , qu' i l communique à un récepteur. Les

véritables << créateurs » d e l'ironie moderne seraient ces << entités

abstraites dotées d e majuscules » qui varient selon les croyances et

I'idéologie de l'observateur,

48 Monique Yaarî, op. cir.. p. 16.

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1.m L'ironie au féminin : état de la question

Toute ironie - classique et moderne - vise une cible, qu'elle

soit évidente et immédiatement reconnaissable ou plutôt floue. On

admet facilement que l'ironie est une arme verbale. Qui se sert de

cette arme, et à quelle fin ? Dans certains cas, << l'ironie est

l'apanage des classes dominées, des minorités, une ruse du faible

pour contrecarrer le pouvoir du forPo». L'ironie serait-elle donc,

entre autres, une arme féminine ?

Selon Lucie Joubert, le discours ironique est tout à fait présent

chez les écrivaines québécoises, mais son apparition est relativement

récente .

Jusqu'au début des années soixante, les auteures québécoises, « fidèles aux valeurs traditionnelles, [..,] semblent concevoir leur écriture comme une forme d'apostolat leur permettant de procurer des lectures saines et agréables à divers types de lecteursS1 >>. d' où l'absence d'ironie dans leur écritures2.

Ce refus de franchir les tabous sociaux e t d e se montrer

« agressives D fut initialement remplacé par un accueil timide de

l'ironie. Timide, parce que, selon Joubert, de 1960 à 1969, les

auteures québécoises inscrivaient l'ironie dans leurs textes de façon

surtout explicite << c'est-à-dire qui s'affiche comme telle, que l'on

Ibid. 50 Philippe Hamon, op. cir., p. 18.

Liette Gaudreau , Les romancières québécoises er 1 'instituriorr litréraire 1 94 0- 1965. mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 1984, p. 43 . 52 Lucie Joubert. Le carquois de velours. Montréal, Éditions de l'Hexagone. 1998, p . 18-19.

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prend soin de nomme?' D. Cette tendance, à une époque où les

écrivaines québécoises commençaient à devenir de plus en plus

nombreuses5', suggère de leur part une hésitation à manipuler

l'ironie, car l'ironie explicite ne requiert du lecteur aucun effort de

décodage ; le mot ironie apparaît dans le texte lui-même. << En

annonçant ainsi leur couleur, écrit Joubert, les auteures trahissent

e n quelque sorte leur peur de ne pas être lues correctemené5 ».

L'ironie explicite s'est vue accompagnée d'une ironie davantage

implicite., et donc plus audacieuse, au cours des années soixante-dix.

L'évolution stylistique est intéressante : si l'ironie s'est manifestée

différemment d'une période à une autre au sein d'un groupe social

particulier, aura-t-elle encore changé dans une aeuvre des années

90 ? Cette arme verbale sert-elle à cibler les mêmes personnes et les

mêmes institutions qui furent les points de mire pendant les

décennies précédentes ?

Joubert a par ailleurs compilé une liste des cibles les plus

souvent raillées par les auteures de son corpus (composé de Marie-

Claire Blais, Madeleine Ferron, Suzanne Jacob, Claire de Lamirande

e t Michèle Mailhot, parmi d'autres). Une telle opération manifeste

leurs positions idéologiques. Il sera intéressant de voir ce qu'un

tableau composé des cibles de Legault pourra révéler de cette

écrivaine.

- -- - - -

53 Ibid-, p. 29. S4 Ibid., p. 25. 55 Lucie Joubert, Le carquois de velours, op. cil., p. 30.

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LN L'élément utopique et l'ironie

Récits de Médilhaulr appartient au genre d e 1 'utopie littéraire.

Une utopie est strictement << une fiction sociopolitique idéalisées6».

Or, la société dépeinte dans Récits de Médilhaulr peut difficilement

être qualifiée d'« idéale >> . Les personnages du texte manquent de

liberté, de savoir, e t de nombreux services importants (comme le

transport e t l'accès à l'électricité). Il convient donc d'appliquer le

terme dystopie D au texte5' : << Par définition, la dystopie décrit une

société pire que celle que nous connais son^^^ ».

II y a trois points caractéristiques dans une utopies9 littéraire.

Le premier est la construction de I'utopie à partir d'une société

réelle60. La société qui nous est décrite diffère plus ou moins de celle

de l'auteur, mais c'est sa propre société qui sert de point de départ.

cc The ulopian wr i ter , confirme Northrop Frye, looks at his own

society f i r s ~ and tries to see what [.../ its significant elernents are .

The utopia itself shows what society would be like if those elements

56 Guy Bouchard, Science-fiction et utopie : Margaret Atwood », Imagine, rra 5 3, vol. =,no 4(septembre 1990). p. 109. 57 « Les écrits utopistes ne construisent pas toujours une fiction utopique mais réalisent quelquefois une fiction du réel basée sur la représentation des faits» Claudine Potvin, << De l'Éden à Babel : écrire l'utopie n, Voir et images. vol. X W l , n o 2 (hiver 1993)- p. 300 . 58 Guy Bouchard, << Science-fiction et utopie : Margaret Atwood », Zoc. cil., p. 1 16. 59 Par << utopie », nous nous référons à toute fiction sociopolitique alternative, la -

dystopie >> comprise. « L'utopie sous-entend l'idée du double : d'une part, " la projection

métaphorique de la réalité « ailleurs » " et, de l'autre " le déplacement métonymique des structures de la socidté contemporaine" B. Claudine Potvin citant Barbara Godard, loc. cil., p. 300 .

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were fully developed '' ». La deuxième caractéristique est le décalage

entre l'espace-temps d e la fiction utopique et celui de la société

réelle sur laquelle l a fiction est basée. L'utopie se distingue par la

distanciation entre son propre t o p o s e t celui de la société de

référence62. Enfin, l e << voyage D d u lecteur à travers I'utopie

littéraire est caractéristique du genre. Ceci permet à l'auteur de

révéler tous les aspects significatifs (structures sociopoii tiques,

normes, relations individuelles) de cette utopie. << A frequent device

is for someone [...] to enter the utopia and be shown around it by a

sort of Intourist guide [J. In such utopias the guide explains the

structure of the society and thereby the significance of the behavior

being observed '' ». Toutes les utopies n'ont pas recours au M guide

D dont parle M. Frye - nous pensons ici à 1984 de George Orwell, o ù

l 'on découvre les traits principaux dYOceania en suivant le

personnage principal, Winston Smith?' Toutefois, 1 'auteur emploiera

une stratégie narrative pour révéler les traits distinctifs de la société

fictive.

1.V Les utopies au féminin

Dans son étude de l'utopie Iittéraire La servante écarlare, G u y

Bouchard observe que l e genre utopique est boudé par les

écrivaines. << L'utopie est habituellement considérée comme un sous-

- - - - - - -

61 Northrop Frye, « Varîeties of Literary Utopias », dans Frank E. iManuel, (éd .) , Utopias and U r o p i ~ n Tho ug ht , Boston, Houghton Mifflin Co., 1966, p. 25-26 . 62 Darko Suvin, Pour une poétique de la science-ficrion, Montréal, Les Presses d e l'université du Québec, 1977, p. 2 . 63 Northrop Frye, [oc. cir., p. 2 6 .

George Onveli, 1984, New York, Harcourt Brace and Company, 1 949.

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genre masculin : des relevés comme ceux de Messac (1962)'

Parrington (1964), Roemer (1976) e t Sargent (1970) ne contiennent

qu'un minimum de 1'7% et un maximum de 7'8% d'écrivaines6' ».

Qu'est-ce qui pourrait expliquer cette fa ible représentation des

auteures u t o p i s t e P ? II semblerait bien que ce soit la nature d e

l'œuvre utopique qui en est partiellement responsable, puisqu'elle

partage certains traits avec l'attitude ironique.

[.VI Les liens entre l'utopie et l'ironie

Nous avons parlé plus haut de l'agressivité de l'ironie. L'idée

qu'elle puisse être considérée comme une sorte d Y « arme D verbale

tient au fait qu'elle prend toujours quelque chose comme cible.

L'ironiste est essentiellement un critique. Pour cette raison, son rôle

ressemble à celui d e l'utopiste.

65 Guy Bouchard, [oc. cit., p. 109. 66 Que les écrivaines évitent tout genre utopique et/ou fantastique pourrait aussi bien être une impression générale créée par la critique littéraire : « Y a-t-il des femmes qui écrivent du fantastique ? A première vue, si l'on se réfère aux manuels scolaires et aux anthologies spécialisées, l'histoire littéraire a retenu peu de noms et encore moins des chefs-d'œuvres de ce genre, mais peut-on s'y fier quand cet te même histoire nous a dissimulé tant d 'écrivaines ? » Lise Pelletier. << Sexisme e t fantastique », dans Lise Pelletier et Guy Bouchard (dir.) , Misogynie, sexisme, féminisme : images ambiguës, Qu6bec. Faculté de philosopie, Université Laval (Cahiers du Grad), 1989, p. 127. Toutefois, au Québec, le nombre d'écrivaines connues pour leurs créations d'utopies littéraires ou de littérature fantastique est limité : Elizabeth Vonarburg, Louky Bersianik, Esther Rochon et Francine Pelletier. Lise Morin a compilé une liste plus volumineuse de quatorze « fantastiqueurs »

québdcoises entre 1960 et 1990 ( dans « Le fantastique au féminin ou les monstres à demi apprivoisés >> dans Lucie Joubert (dir.). Trajectoires au férnin in dans la li~rérarure québécoise, Québec, Éditions Nota bene, 2000, p. 67-86). mais que nous ne citerons pas ici : un texte fantastique n'est pas nécessairement u n e utopie littéraire.

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Dans le cas d'une utopie au sens strict, c'est-à-dire une fiction

sociopolitique idéal isée, la critique se fait par le décalage entre les

caractéristiques de l'utopie et celles de l a société de référence. En

décrivant ce qu'il considère être une société idéale, l'utopiste

montre du doigt sa propre société par s a dissemblance à l'utopie. La

créatrice d'une dystopie, elle aussi, révèle sa position critique. Elle

peint un tableau négatif d'une société fictive qui est construite à

parlir de la sociélé réelle de l'auteure. Cette critique se fait par le

lien entre les sociétés fictive e t réelle. Nancy Walker explique

comment cette caractéristique de l'utopie la rapproche de l'ironie :

Because the essence of irony is contrast between one meaning or reality and another, specularive fictions, inso far as the? are referential to [..J uthe incredible realiries of our existence», force u s to consider the validity of the world posired by rhe fantasisr as set against that which we perceive to be "rrue" about ouï. own world. Both sers of realities necessarily coexisr, superirnposed uporz O rt e anozher, accomplishing the doubled ejfect of ironic rncaning . 6'

Ici, Walker met en évidence l'ironie créée par l 'œuvre

utopique. Elle démontre que la présence implicite d'une société

réelle dans l'utopie diminue l'espace entre La fantaisie et le réel, ce

qui rend plus concrète I'ironie du contraste6*.

-

67 Nancy A. Mralker, Feminist Alternatives. Irony and Fantasy in the Con tempo rary Novel by Wornen , Jackson et London, University Press of Mississippi, 1990, p. 1 48. 68 Ibid., p . 1 53 .

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1.W Méthodologie

Avant d'indiquer dans quelles perspectives nous allons

analyser l'ironie, il est important d'en proposer une définition

générale. Nous retiendrons celle de Monique YaarP9, pour qu i

I'ironie est « l'incongruité, c'est-à-dire la juxtaposition de deux ou

plusieurs éléments qui dans un certain contexte, ne "vont" pas

ensemble70 ». À la lumière de cinq concepts opératoires, nous

analyserons l'ironie classique e t I'ironie moderne qui imprègnent le

texte. Nous examinerons l'ironie moderne d'abord dans un contexte

narratif e t ensuite dans une perspective idéologique.

Wayne Booth nous apporte les deux premiers concepts. Le

premier permet de reconnaître ce qui est ironique par des indices

paratextuels, narratifs, factuels, stylistiques et idéologiques. Le

deuxième consiste en la reconstruction sémantique d'un énoncé

ironique dont le sens premier a été rejeté.

Catherine Kerbrat-Orecchioni nous fournira deux autres

concepts opératoires : la notion d'ironie comme trope, consistant à

attacher à une séquence signifiante deux niveaux sémantiques plus

69 Cette définition est la plus récente qui soit appliquée à d'autres études d e l'ironie ; Yaari tient donc compte de toute contribution importante antérieure à ses propres travaux.

Monique Saari, Irotiie paradoxale ironie p O é t iq ue. Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1988, p. 16.

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ou moins antinomiques71 », et un schéma actantiel qui distingue le

locuteur, l'auditeur et l a cible. On entend par le mot cible » la

victime d e l'ironie ; l'idée, la chose ou la personne visée par le

discours ironique.

C e s quatre concepts nous permettront d'identifier e t

d'analyser de manière approfondie l'ironie classique de Récits de

Médilhault.

Nous considérerons ensuite ce que René Bourgeois appelle

« I'ironie romantique » et qu'il définit en partie par ses situations

ironiques, favorisant « la prise de conscience de l'absurdité du

monde ,> et par ses personnages ironiques, les « observateur[s] de ce

monde jugé d'abord absurde72 ». Yaari rejette l e terme « ironie

romantique » qu'elle propose de remplacer par « ironie moderne D.

Elle précise que « l'absurde n'est qu'un aspect entre autres de

l ' ironie dite romantique [...] il n'y a qu'une sorte d'ironie

romantique, et elle est paradoxale73 ». Cette notion d'ironie moderne

sera notre cinquième concept opératoire. Dans notre contexte

narratif, nous mettrons en évidence les paradoxes et les « absurdités

d u monde » qui apparaissent dans toute situation, personnage ou

citation, selon la perception du narrataire. Nous analyserons

'' Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L'ironie comme trope », dans Poétique, no 4 1 - (février 2 980). p. 1 0 8 . '' René Bourgeois, L'ironie romantique :spectacle er jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble. 1974, p. 3 1 . 73 Monique Yaari, op, cil., p. 104.

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finalement L'ironie moderne générée par la relation paradoxale

entre le genre utopique74 futuriste et le thème du passé dans le

texte.

Nous démontrerons ainsi comment l'ironie enrichit les Récirs

de Médilhault de manière tant stylistique qu'idéologique.

74 En l'occurence, nous avons affaire à une d y s r o p i e , une société qui est pire que la nôtre. Néanmoins, nous emploierons i& le terme u t o p i e , poirr éviter de la confusion plus loin dans ce travail.

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II CHAPITRE PREMIER

II. I L'ironie classique dans Récits de MédiChault

CC CC Jolie morale >> dit et ne pensa pas Mme de Mxxx » - Th. Gautier, Celle- ci et celle-là1

Une analyse de nature linguistique, bien qu'elle ne constitue

qu'une étape isolée de notre entreprise, est essentielle pour ce

travail. On a longtemps considéré l'ironie uniquement comme une

manifestation verbale avant de faire coiffer par ce mot des notions

plus abstraites. Il va de soi que l'ironie classique, plus « concrète »,

doit précéder une familiarisation avec l'ironie moderne.

L'ironie classique a sa place dans notre étude : le discours

textuel est indissociable de la forme ou du genre de l'œuvre, de ses

thèmes e t de sa narration. Cette étude nous permettra d'aborder les

questions suivantes : quelles séquences font preuve d'ironie, quelle

est l'inversion sémantique de l'énoncé et qu'est-ce que cet énoncé

tourne e n dérision ?

II.II Reconnaître l'ironie classique

Pour qu'un propos ironique soit reconnu comme tel par le lecteur, il

fau t que l 'auteur a i t réussi à heurter l 'un d e ses systèmes

d'évaluation (Linguis tique, idéologique, logique, etc.). Autrement dit,

la phrase ironique comporte un élément faux, absurde o u exagéré

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que le lecteur n'accepte pas e t qui exige une interprétation non

littérale. « Laissez-moi donc placer un mot ! » ne doit pas être

compris au premier degré s'il est prononcé pendant un silence total.

Cette phrase va à L'encontre de la logique. Dans Récils de

M é d i l h a u l t , Legault vise surtout la sensibilité idéologique de ses

lecteurs.

Choix audacieux, parce que les ironies dont la réussite du

décodage dépend uniquement des compétences culturelles, des

connaissances e t des croyances du lecteur, ne « passent » pas

toujours. Leur échec peut être attribué à un lectorat insuffisamment

i n i t i é au savoir e t aux capacités culturelles7 idéologiques et

intellectuelles de l'auteur. Choix néanmoins intéressant, parce que

les ironies axées sur des questions idéologiques révèlent b e a u c o u p

la pensée de I'écrivaine.

Il faut cependant interpréter avec prudence e t reconnaître la

différence entre le narrateur e t l'auteur. Nous convenons avec

Lintvelt que les paroles inscrites dans un texte

ne sont pas prononcées par l'auteur, mais par le narrateur. Le narrateur et les héros pourront, il est vrai, servir de porte-parole 3 I'auteur abstrait, mais il n'empêche que ce sont eus qui énoncent l'idéologie et seule une analyse approfondie de la structure d'ensemble du roman permet d'affirmer que l'auteur abstrait partage le sens idéologique de leur discours2-

-

Cité par Philippe Harnon, op. cit., p. 13 . V a a p Lintvelt, Essai de typologie narrative, Paris, Librairie José Corti, 198 1, p. 27. Voir la note suivante pour une définition d'a auteur abstrai t m.

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Nous attribuons les séquences ironiques aux narrateurs e t aux

personnages du texte, mais nous soulignons q u e leur analyse

linguistique constitue une partie importante d e notre étude pour

nous rapprocher d e l'idéologie de l'auteur abstrait3.

II.II.i Les indices de l'ironie

1I.II.i.i Indices expiicites dans la voix de I'auteur

Il arrive qu'un auteur s'adresse directement à ses lecteurs

pour leur annoncer explicitement son emploi d e l'ironie dans un

t e x t e . Wayne Booth appelle de tels indices, « Straighi forward

Warnings in the author's own voice » (Indices explicites dans la voix

d e l'auteur). Ils peuvent varier entre des avertissements dans l a

préface (Booth e n donne un exemple amusant par sa nature

péniblement directe : « as William Gerhardi prefaces Fuiiliry : " The

'1' of this book is not me " M , au cas où ses lecteurs croiraient lire

une œuvre d e non-fiction), des épigrammes où l'on cite des passages

universellement reconnus comme étant i roniques (de Rabelais,

d'Erasmus ou de Swift, par exemple), e t des titres qui annoncent le

ton d e l'œuvre (« Intituler une œuvre : [...] « Les précieuses

« En composant son œuvre littéraire, l'auteur [...] produit en même temps u n e - projection littéraire de lui-même. c' est-à-dire [. . ,] un auteur [. . .] abstrait [. . -1. L'auteur abstrait est le producteur du monde romanesque qu'il transmet à s o n destinatairelrécepteur ». Ibid., p. 17.

Wayne Booth, op. cil., p. 53. Ibid., p. 5 5 .

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ridicules » (Molière, 1659) [...] c'est déjà adresser au lecteur, dès le

seuil du texte, un signal clair d'intention »).

Le titre du texte de Legault n'est pas un indice explicite au

sens strict. Cependant, il sous-entend quelques idées centrales du

texte que nous examinerons au troisième chapitre.

La question d'un passé « barbare » s'avérera d'une grande

importance dans le texte ; son évocation subtile dans le titre - la

ressemblance de « Médilhault » au mot « médiéval »' - est

significative. L'allusion elle-même annonce le ton de l'œuvre ; elle

prévient le lecteur de veiller et de réfléchir à ce qui n'est pas

forcément écrit. Nous verrons alors que Récits de Médilhault est un

indice de la nature ironique du texte, encore q u e ce soit un indice

implicite mais non « straightforward D.

IL 1I.i.ii Dédaration d'erreurs connu es

La déclaration d'une erreur connue est un outil employé par

l'auteur pour indiquer que le locuteur parle ironiquement. Illustrons

ce concept par la phrase initiale d'orgueil et préjugés de Iane

Austen : « C'est une vérité universellement reconnue qu'un

célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se

Philippe Hamon, op. cil,, p. 80. NOUS parlerons de cette idée davantage dans la partie 1V.I.i Noms de lieux et d e

peuples .

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m a r i e P ». L'ironie d e cette phrase réside dans l'erreur qu'elle

comporte. Grâce à ses capacités de penser logiquement ou à ses

connaissances générales, l e lecteur idéal reconnaîtra La fausseté d e

l'assertion. Le décalage entre le vrai et le faux crée l'incongruité qui

est caractéristique de l'ironie. Repérée ainsi, il nous reste à savoir si

la séquence comporte une composante sémantique - une inversion

d e sens, e t une composante pragmatique - une cible. La présence

de ces deux facteurs assure le statut de trope ironique et non de

simple mensonge.

C e genre d'indice ne peut être repéré que par un lecteur

logique, attentif e t possédant à peu près les mêmes connaissances

q u e l'auteur. Dans l'exemple suivant, une certaine connaissance de

la littérature est requise pour identifier et comprendre l'ironie :

Une nuit, au hasard de mes lectures, je repérai un titre sur le rayon le plus haut- -L'Amélanchier -L' amélanchier, c'était une sorte d'outarde qui servait à la confection de pâtés à la viande, les amélanchières, dit vivement mon père. avant de me prendre le livre et de le lancer au loin. -Comme les tourtières, alors ? -Notre Big devient toute savante, dit Absalon 9 .

Quiconque connaît L ' A m é l a n c h i e r de Jacques Ferron comprendra

que la définition qu'en donne Corentin est fausse. Cette conclusion

nous incite à nous questionner sur l a sincérité d'Absalon. Grâce a u

Jane Austen, Orgueil er préjugés, V. Leconte et Ch. Pressoir (traducteurs), Paris, Christian Bourgeois Éditeur. 1994. p. 1 9 .

Anne Legault. Récits de Médilhaulr, Québec, L'instant même, 1993, p. 21. Désormais, chaque référence à ce livre se fera dans le tente de la manière suivante : RDM. suivi par le numéro de la page.

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contexte, nous déduisons que Corentin et Absalon ont passé des

années à lire les œuvres de leur bibliothèque - il est donc probable

qu'ils ont lu L'Amélanchier - et qu'ils le font toujours en cachette,

sachant que la lecture est défendue à Médilhault. Comme Absalon

en sait autant que le lecteur idéal sur L'Amélanchier , son

commentaire doit être ironique. Déclarant que Big est « toute

savante » , Absalon laisse entendre qu'elle ne l'est pas. C'est

I'inversion sémantique de l'énoncé. II est intéressant de noter que

parler d'antiphrase ici serait fautif. Absalon ne sous-entend pas que

Big est complètement idiote, ce qui aurait été la signification

contraire de « toute savante ».

La composante pragmatique de l'ironie, la raillerie, est aussi

présente. Big est ciblée pour son manque de culture, mais l'éloge de

ses connaissances est prononcé pour la dissuader de chercher plus

loin et d'en acquérir qui pourraient lui être dangereuses.

D'autres indices créés par L'énonciation d'erreurs sont plus

évidents :

-L'Europe existe donc ? Vous pouvez me te jurer ? -Sur mon honneur . -11 paraît que ses habitants ont une deuxième gueule au milieu d u front, c'est vrai ? La réponse demandait une certaine réflexion (RDM, p. 142).

11 est universellement connu que le deuxième propos du .

premier interlocuteur est complètement faux. L'ironie est alors

facilement repérée lorsque le narrateur feint d'y réfléchir. Une

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transformation de la séquence s'effectue pour obtenir un propos

plus véridique. À l'aide du contexte linguistique, nous pouvons

reconstruire l e message intent ionnel à peu près ainsi :

« Littéralement, non, mais ils sont de nature très bavards ». De plus,

la réaction du narrateur devrait refléter l'absurdité des mots du

premier interlocuteur. Sa réponse est trop sobre ; il feint de cogiter

sur une chose sérieuse.

En ce qui concerne la composante pragmatique, il nous semble

que le locuteur se moque de deux choses à la fois. Nous venons de

noter qu'il paraît réagir sérieusement à une remarque risible. Il

ménage son interlocuteur crédule. En second Lieu, il se moque d'un

trait que l'auteur attribue aux Européens1' en feignant d'interpréter

la question autrement qu'elle fût destinée à être comprise. En

s'abstenant de nier que « ses habitants ont une deuxième gueule au

milieu du front », le narrateur insinue qu'ils parlent deux fois plus

qu'un habitant d'ailleurs.

L'affirmation de ce qui est physiquement impossible nous a

permis de dépister l'ironie de cette séquence. Nous verrons dans

l'exemple suivant que de telles affirmations sont particulièrement

efficaces comme indices de l'ironie.

Les ossements qui parsemaient les lacets ne laissèrent aucun d o u t e dans l'esprit du père Peck, qui s'empressa d'affirmer que pour être d e s sans-cité, ils n'en avaient pas moins é té des citadins de la g rande Tenochtitlan, que manger la came des bêtes faisait tomber les dents e t

l 0 Ce n'est pas l'unique fois que l'auteure s'amuse avec cette notion dans le tes te . Voir Récits de Médilhault, op. cit., p . 9 3 .

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que porter leur peau rendait fou, ce qui était prouvk depuis plus d' un siècle (RDM. p. 59).

L ' inversion sémantique s 'accompl i t par l ' e f facement des

modalisateurs verbaux" qui expriment la confiance de Peck et la

neutralité du narrateur. Il faut comprendre : << Les ossements [...]

faisaient croire au père Peck D et non « ne laissèrent aucun doute

dans l'esprit du père Peck >> ; << Il s'imaginait savant parce qu'il avait

été citadin de Tenochtitlan >> à la place de ils n'en avaient pas

moins été des citadins de la grande Tenochtitlan >> e t ce que

certains croyaient depuis plus d'un siècle D au lieu de ce qui était

prouvé depuis plus d'un siècle ». C'est bien du père Peck que L'on se

moque dans cette séquence. La bêtise de ses pensées, l'illogisme de

ses arguments e t ses mensonges évidents sont trop apparents pour

faire croire que le narrateur partage ces idées.

Passons à l'unique extrait qui, dans cette catégorie, met en

scène une << erreur >> commise en raison de l'innocence de la cible.

Absalon. pour avoir observé le phénomène maintes fois sur ses sœurs , savait que les chiards en pagne transpercent le dos d'une semence qu i se dépose dans le ventre, [. , .] et qu'un autre chiard, tout pareil à son semeur, arrive à son tour. s'amme à un dos et que ça ne finit jamais (RDM, p. 57).

La fausseté du propos est suffisamment apparente pour la grande

majorité des lecteurs. Si le très jeune Absalon avait été le narrateur

de ses propres pensées, nous aurions eu affaire à une s i r u u t i o n

Un modalisateur indique le degré d'adhésion (forte ou mitigée / incertitude / rejet) du sujet d* énonciation aux contenus énoncés D . Catherine Kerb rat- Orecchioni, citée par Anne Herschberg Pierrot. Stylistique de la pro se, Paris, Belin, 1993, p. 17.

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ironique : G exemplifed whenever someone, by what he says or does

[...] exposes unawares his own ignorance. weaknesses, errars, or

fol lie^^^ D. On aurait pu dire : << II est ironique que ce personnage soit

si convaincu de quelque chose qui n'est même pas vrai P. Mais c'est

le narrateur qui parle e t qu i possède une perception interne

illimitée 13. Il adopte un ton neutre, comme s'il ne faisait que

rapporter des faits qu'il ne saurait mettre en doute. Ce faisant, il

crée un décalage entre le sens littéral du propos et l'idéologie ou les

connaissances élémentaires que nous lui attribuons (ou du moins

qu'on attribue à l'auteur i r n p l i ~ i t e ~ ~ ) . L'interprétation de l'extrait ne

peut donc pas se limiter au signifié littéral. Un changement d e sens

est nécessaire pour atteindre le sens dénoté de ce discours. Dans ce

dessein, il faut s'attaquer au ton confiant de l'énoncé : a pour avoir

c r u observer le phénomène D et non << pour avoir observé le

phénomène D ; c croyait que D et non << savait que ».

Le narrateur feint d'être solidaire du petit Absalon ( a Absalon

savail que...»). De cette solidarité résulte une moquerie du

personnage d'Absalon. Ici, l'ironie vise l'innocence d u personnage

en tant qu'enfant.

-- - -

I2 Exemplifiée quand quelqu' un expose inconsciemment sa propre ignorance, ses faiblesses, ses erreurs ou ses folies par le biais de ses paroles ou actions. Voir D. C. - Muecke, op. cit.. p. 107. l3 Le narrateur omniscient dispose d'une perception interne illimitée e t infaillible de la vie intérieure et même de l'inconscient de tous les acteurs », J a a p Lintvelt, op. cit., p. 44. IJ Ibid., p. 20.

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II.II.i.iii Contradictions textuelles

Une contradiction textuelle peut également être signe d'ironie.

Le paradoxe se trouve alors entre deux ou plusieurs éléments situés

au sein d'un seul texte. << Whenever a srory, play, poern, or essay

reveals what we accept as a fact and then contradicls i l . we have

only two possibilities. Either the author has been careless or he has

presented us with an inescapable ironic i n v i t a t i ~ n ~ ~ D. Certaines

contradictions internes sont suffisamment évidentes pour confirmer

une intention ironique, comme dans les exemples suivants.

À la nouvelle qu'ils recevront la visite du client le plus

prestigieux et le plus puissant de Médilhault, les employés de Chez

Sarrazin sont consternés. Absalon a suggéré l'emploi d'un

tournebroche pour faire cuire la viande au feu des braises (cc Autant

dire du feu vif! Il paraît que ça rend malade pire que le soleil »

(RDM, p. 14). De plus, il faudra avoir recours aux services d'un

chien (a Après le feu vif, cette saleté, un chien ! [...] ils étaient

porteurs de maladies archaïques » (RDM, p. 14) pour faire tourner

l'appareil. faute d'électricité.

- Il n'y a pas que les chiens qui puissent tourner la broche. Donnez-moi deux jours. dit Absalon. Si je trouve une solution, je demande à m'occuper de la braise et à ne faire que cela.

Personne ne lui aurait disputé ce priviIège (RDM, p. 14).

« Privilège >> est le trope ; son sens littéral est invalidé par le'

contexte linguistique. L'auteur a trop insisté sur le dégoût que cette

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tâche inspire pour que nous croyions réellement qu'il s'agit d'un

p r i v i l è g e . La séquence compor te - t - e l l e u n e c o m p o s a n t e

pragmatique ? L a réponse se trouve dans la phrase prononcée par

Absalon r << je demande à m'occuper d e la braise e t à ne faire que

cela S. L'ironie de la dernière phrase vise sa << demande d e

permission ». Inutile de demander, semble dire le narrateur,

puisqu'il est si clair que personne d'autre n'est intéressé.

L ' e x e m p l e su ivant c o n t i e n t p lus ieurs c o n t r a d i c t i o n s

sémantiques dans une seule phrase : << II téléphonait à s a mère une

fois la semaine, la voyait peu, comme chacun dans la famille, car la

chère f emme avait le don de se faire détester D (RDM, p. 30).

L'ambiguïté est caractéristique de toute ironie. Ici, elle s e manifeste

dans l 'union de mots sémantiquement contradictoires. << La chère

femme » e t << avait le don » embrouillent le message littéral,

puisqu'ils vont à l'encontre de l'arrière-fond linguistique de la

séquence. << Terrain d'entente D, l'arrière-fond linguistique « permet

à l'un d'exprimer éventuellement une parole ironique et à l'autre de

[la] décoder correctementi6 B. Il rend suspect les éléments de la

phrase dont la connotation est positive : on peut difficilement être

sincère en disant qu'une personne << détestable évitée par sa

famille, e s t << chère ». D'ailleurs, savoir se faire détester est rarement

considéré comme étant un don. Cette phrase ridiculise la mère, car

elle sous-entend des comportements superficiels et hypocrites de l a

famille envers elle.

l5 Wayne Booth, op. cit., p. 61 . l 6 Denise Jardon. op- cit., p. 87.

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L'extrait illustre 1 'étrange cohérence de l'ironie, qui existe en

dép i t d e contradictions sémant iques péniblement apparentes.

Malgré l a construction d 'une phrase dont les éléments sont

incongrus, nous comprenons très bien le message que l'auteur a

voulu transmettre.

11.II.i.i~ Changements de style

À l'oral, ['ironiste dispose d'une multitude de façons pour

laisser savoir qu'il parle ironiquement : un clin d'œil, un sourire, un

changement du timbre d e la voix. À l'écrit, l 'équivalent existe

sur tout dans les modalisateurs typographiques ( G indice d'un

jugement ou d'une distance : point d'exclamation, points de

suspension, guillemets, italiques 17») et dans les modalisateurs

verbaux ( C " sic ", CC 9' censé ", [...] " évidemment ", " bien sûr ,

comme chacun sait " 1 8 » ) . Parfois ces indices sont absents, et c'est

la responsabilité du lecteur de déterminer si un changement de style

- élément incongru par rapport au style habituel de l'auteur -

annonce 1 'ironie.

L'extrait suivant démontre la technique du K changement de

style B. Curieusement, c'est l a description d'un indice oral qui

annonce l'ironie, à la place d'indications écrites.

l7 Anne Herschberg Pierrot, op . cir., p.-1 53. l8 Ibid., p. 154.

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-Depuis que nous sommes ensemble, tu réponds à mes pensées comme à mes paroles, sans distinction. -Tu veux dire que parfois tu penses sans parler? C'est rare chez les sassanides.

EIIe parlait lentement avec une petite voix (RDM, p. I 12).

À l a dernière ligne, l e narrateur nous fournit l'information

nécessaire pour confirmer l'ironie de la deuxième réplique. Nous la

devinons déjà par son propos absurde : penser sans parler en même

temps es t un fa i t extraordinaire pour le premier personnage.

Cependant, cette séquence illustre bien l'indice créé par un

changement de style : parler << lentement avec une petite voix ».

Déterminer le message sous-jacent d e manière spécifique est difficile

en l 'occurrence, mais l ' insinuation générale es t l e manque

d'intelligence des sassanides *. Ces derniers sont les victimes du

deuxième locuteur - employés de l'État de Médilhault, ils sont

purement fictionnels. Leur nom est évocateur d'un peuple qui a

réellement existé, dont nous reparlerons dans un chapitre suivant.

1I.II.i.v Conflits idéologiques

Nous venons de voir qu'un changement dans la manière de

parler peut rendre suspect ce qui est dit. Logique : nous avons

l'habitude d'attribuer un << style D particulier à un narrateur ou à un

auteur avec lequel nous sommes familiers ; s'il adopte un nouveau

style, il est normal de nous demander pourquoi. Il nous arrive aussi

d'attribuer à un auteur une certaine idéologie, puisqu' « en-

composant son œuvre littéraire, l'auteur concret produit en même

temps une projection littéraire de lui-même, c'est-à-dire de son

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second moi C...], son al ter ego romanesque 1.. J, un auteur implicite

[...] ou abstrait Ig D. Toute expression d'idéologie qui contraste avec

celle que nous considérons comme propre à l'auteur abstrait ou à

son narrateur se prête aussi à des interprétations ironiques. Nous

attribuons, par exemple, une certaine manière de penser à la

narratrice du premier récit, cc Big ».

La famille de Big a été poursuivie et punie, sans doute pour la

possession de livres (le texte ne révèle pas la vraie raison). Victime

de torture, son corps hombiement mutilé, Big raconte à la fin du

récit son plan d'évasion de l a Muraille, o ù el le est esclave.

Cependant, nous lisons :

Mes cheveux ont repoussé. mais je les fais raser de toute façon, pa rce que pour Ies esclaves de la Muraille, c'est la règle. J e travaille aux cuisines, logée-nourrie-blanchie, non payée bien sûr. Une remise d e peine très surveillée qui a l'avantage de ne pas gaspiller les deniers d u peuple (RDM, p. 2 6 ) .

Pourquoi cette appréciation des épargnes faites cc dans l'intérêt

du peuple » dans son discours ? Impossible de croire à sa sincérité.

Comme si elle s'appropriait le raisonnement d'un politicien, la

narratrice parle d 'avantages fiscaux malgré son statut de

prisonnière. Une correction sémantique de sa remarque consisterait

en une omission du mot « avantage » et une attaque explicite. contre

les valeurs et les priorités du gouvernement qui l 'a emprisonnée.

Cette reconstruction du message latent nous amène à

pragmatique du trope. Que la narratrice s'en prenne

la composante

à l'institution

l 9 Jaap Lintvelt, op. cir., p. 17.

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responsable de sa situation n'a rien de surprenant. Par son ironie,

elle vise le gouvernement de Médilhault. Son emploi d'un discours

stéréotypé, celui d'un politicien, rend l'attaque plus pertinente aux

yeux d u public contemporain ; elle cherche à dénigrer une figure

du pouvoir.

Le récit << Kiev et Kin >> raconte la visite d'un appartement par

deux frères désireux de le louer. Enchantés par les « pièces

immenses >> et les << parquets de chêne clair » (RDM, p. 40), ils sont

désolés d'apprendre que s a superficie dépasse une certaine limite.

En conséquence, la politique de Médilhault les oblige à I'occuper au

minimum à trois. Le fonctionnaire qui les fait visiter leur propose de

se << charger d'un vieux » qui représenterait le troisième colocataire

requis.

Cette visite n'était peut-être même qu'une façon de les appâter, lui e t son frère, pour leur fourguer un aïeul en douce. Dans les cités d u Nouveau luonde, il y avait toujours plus de vieux que de jeunes. et les réformes démographiques n' assuraient qu ' un équilibre précaire : comment contrôler la population tout en la renouvelant et que fa i re des vieux orphelins, ceux qui n'avaient pas de descendance ? Le b u r e a u de la Longévité y voyait (RDM, p. 41).

La dernière phrase est idéologiquement incongrue dans les pensées

de ce personnage, et donc ironique. Kiev ne pense certainement pas

que le bureau de la Longévité y voyait D. D'ailleurs, il semble être

moins qu'enthousiasmé par l'idée qu'on lui i< fourgue un aïeul en

douce B. En effet, la narration du début de ce paragraphe précise-

suffisamment les pensées de c e personnage pour que l'on puisse

effectuer l'inversion sémantique de la phrase tropologique. On

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devine que Kiev trouve les solutions du bureau d e la Longévité

draconiennes et sournoisement appliquées. Par cette pensée, il s'en

prend au pouvoir politique d e la cité. L'ironie, en l'occurrence, est

très à propos : Kiev se sent complètement impuissant contre ce

règlement imposé par l e gouvernement. Sa seule vengeance est une

attaque dissimulée par son ambiguïté. Kiev prend sagement le soin

de ne pas la formuler explicitement.

Tout semble permis à Médilhault ; ses figures du pouvoir

comprennent même un maître d'esclaves. Soucieux de sa collection

d e livres << sybillins », craignant qu'on ne les détruise après sa mort,

l e quindécimvir20 voudrait que son esclave Absalon s'occupe de les

cacher dans un endroit sûr. Le narrateur de cet extrait s'amuse avec

l a transparence des démarches d'un homme habitué au pouvoir e t

apparemment insensible à ceux qui ne l'ont pas : « -Absalon, depuis

combien de temps es-tu avec moi? " Avec moi ", et non " À moi ",

nuance qu'un esclave pouvait apprécier » (RDM, p. 85).

L'air sympathique que se donne le quindécimvir est une

tactique pour générer des sentiments d e loyauté e t d'obéissance

chez Absalon. Son choix d e mots est euphémique, un discours

réservé aux employés salariés et valorisés. Le narrateur repère ces

faits et les sous-entend en notant simplement que l'esclave pourrait

« apprécier D la nuance de son maître. Ce commentaire n'est pas

conforme à nos attentes idéologiques. Son sens littéral manque de

'O L'un des quinze hommes chargés de garder les livres sybillins à ~Médilhault. Voir RDM, p. 86.

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force ; << savoir apprécier une nuance >> du langage n'appartient

guère au monde d'un esclave. Nous trouvons l'usage de l'ironie

particulièrement approprié à cet endroit dans le texte, parce qu'elle

est par excellence une attaque subtile e t discrète - précisément ce

qui est nécessaire lors d'un entretien avec son maître quand on est

esclave.

Legault s'attaque également à ce qu'on pourrait appeler des

prédateurs D : << Le père Peck était un géniteur malchanceux : il ne

faisait que des filles, et avec ses filles » (RDM, p. 58). Malchan-

ceux » devient le trope, dont le sens caché serait << hideux », ou un

autre adjectif appartenant au même paradigme sémantique. La

composante pragmatique es t double. Le narrateur tourne en

dérision l'idée qu'on puisse considérer comme malchanceux un

homme qui n'a que des filles et aucun fils. En même temps, il vise

un personnage qui << doit D recourir à des relations incestueuses avec

ses enfants pour éventuellement engendrer un garçon. Nous sentons

facilement ici le manque de sincérité de I'auteure, car il est peu

probable qu'une écrivaine québécoise contemporaine éprouve de la

pitié pour un homme << qui ne faisait que des filles, et avec ses

filles. »

Examinons maintenant trois exemples d'ironie créée par des

mises en scène d e l ' idéologie de l 'avenir. Nous venons de

comprendre, dans l'extrait précédent, que l e père Peck entretient

des relations particulières avec ses enfants. Nous ne saurons

attribuer une attitude impartiale à l'auteure devant ce fait ; et ce

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malgré sa neutralité explicite. Plus loin dans le même récit, nous

lisons du père Peck :

Dans les bas quartiers de Tenochtitlan, sous les remparts de la ville. même les plus pouilleux commençaient à lui tourner le dos. La famille ri'excuse pas tout, quand même. Faire plus d'un enfant, c'était bon pour les barbares des siècles anciens (RDLM. p. 58)-

Qu'on tourne le dos au père Peck, jugerait le lecteur, c'est la

moindre des choses ; que « la famille n'excuse pas tout », cela est

vrai. C'est la raison pour laquelle Peck offusque ses concitoyens qui

est choquante. Pour l e lecteur contemporain, le fait que Peck néglige

de respecter une certaine politique de natalité est à côté de

I 'essentiel. Afin de satisfaire l a sensibil i té morale que nous

attribuons à I'auteure, il faut formuler le message sous-jacent de la

dernière phrase en évoquant les mœurs étranges des habitants des

bas quartiers de Tenochtitlàn. L'auteure dénonce l'absence de

priorités morales chez ces personnages.

Les craintes des habitants futuristes sont également visées : « II

y e n avait qui tuaient des bêtes, aussi incroyable que ça puisse

paraître » (RDM, p. 59). La chasse ne devrait paraître incroyable ni

a u lecteur, ni à I'auteure. Nous sommes donc forcés de conclure que

ce t te séquence e s t ironique e t destinée à souligner l 'altérité

idéologique des personnages fictifs. Elle es t traduisible par « tuer

des bêtes l e u r paraît incroyable ». La cible s e révèle dans la suite du

paragraphe que nous avons analysée plus haut pour ses bizarres

affirmations [ r manger La carne des bêtes faisait tomber les dents et

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[...] porter leur peau rendait fou » (RDM, p. 59)]. Cette ironie vise

une manière de penser qui est particulière au siècle fictif futuriste.

Plus loin dans le texte, nous sommes d e nouveau contrariés

par cette « idéologie du futur ». La famille Peck est en migration. Elle

traverse le désert où elle découvre un squelette humain en état de

décomposition. Autour de la carcasse, des grains de café ont été

renversés : « Tout n'était pas absolument mauvais dans l'exil, allez

donc savoir » (RDM, p. 60), comme si la découverte de quelques

grains de café f5t un bonheur assez important pour annuler l'effet

que produit la vue d'un homme tué violemment.

Ce passage est raconté dans le « type narratif actoriel 21

c'est-à-dire qu'il est prononcé par le narrateur, mais il dévoile les

idées du père Peck. II serait surprenant que cette observation reflète

les sentiments de l'auteure. Derrière la nonchalance, l'insouciance

d e cette phrase, on aperçoit les « vraies » informations que le

na r ra t eu r souhai te communiquer . Ce personnage manque

d'humanité, peut-être à cause de ses propres difficultés à survivre.

Cependant, L'ironie ne génère pas de sympathie dans cet extrait. On

tourne en dérision un manque de valeurs humanitaires, une absence

de dignité.

L'auteure pointe du doigt l'immoralité de ceux qui, selon sa

fiction, peupleront notre avenir. Toutefois, elle n'épargne pas pour

- - -

" <« Dans le type narratif actoriei, la perception du monde romanesque est orien- tée par la perspective narrative d'un des acteurs ». Jaap Lintvelt, op cir .,p. 68.

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autant le vingtième siècle comme nous le verrons dans les deux

extraits qui suivent.

Le récit cc Lark (nuit) >> est narré par un citoyen de Médilhault.

11 nous apprend que l a ville est une cité fortifiée, à l'extérieur de

laquelle on retrouve ce qui est encore appelé Montréal. Du Montréal

futuriste, il dit : cc À Montréal, ils ont des temples sans fenêtres qu'ils

nomment cinémas, désertés, comme tous les temples » (RDM, p.

125).

Dans un premier temps, le narrateur compare un cinéma à un

temple (à comprendre : une église », par exemple). Cette

comparaison se heurte à la distinction importante que nous faisons

entre ces deux lieux. Sémantiquement, leur rapprochement se

traduit par une banalisation des valeurs spirituelles ; le narrateur

ne fait pas la différence entre la consommation e t les pratiques

spirituelles. Ici, c 'est la tendance consommatrice. l a vénération

d'Hollywood que raille l'ironiste. Il s'en prend à une caractéristique

du vingtième siècle occidental.

Ensuite, cc tous les temples », nous dit-il, sont désertés ».

Cette observation se heurte à notre sens commun puisqu'il est

connu qu'on n'érige pas de temples pour qu'ils demeurent toujours

vides. Sous l a surface littérale d e cet énoncé, son référent

sémantique évoque des réalités sociologiques contemporaines. Le

peu d'importance que nous accordons aujourd'hui aux pratiques

religieuses es t l 'objet visé par cette ironie. Malgré la nature

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spéculative du récit futuriste, le lecteur peut y reconnaître un trait

de la société du présent. De plus, il nous semble significatif que le

personnage-narrateur est entré dans le Montréal du vingtième siècle

pour émettre son observation (l'événement fai t appel au genre

fantastique). Ce passage touche de trop près à l'époque présente

pour qu'on puisse ignorer son message implicite.

Plus tard dans le récit, le même narrateur présente un

deuxième conflit idéologique où nous apercevons encore une

critique des valeurs modernes :

Nous n'étions pas nombreux dans cette très grande salle. Je m e demandais vraiment ce qui arriverait quand les lumières se s o n t éteintes et qu'il est apparu. lui- Avec sa canne, ses pantalons flottants, ses souliers, son chapeau et ce visage ! [...] Voici donc Chaplin- Voici donc le cinéma, Voici donc le vingtième siècle >> (RDM, p. 125).

La répétition de << Voici donc >> met en parallèle un grand

acteur, son institution, et l'époque qui les a vus naître. La majorité

des lecteurs ne devraient pas concevoir les productions

cinématographiques de Chaplin comme de parfaites représentations

du vingtième siècle. Cependant, des recherches faites sur son œuvre

révèlent qu'elle

prenait le caractère d'une dénonciation vigoureuse de l'injustice, d e l'hypocrisie et de la violence dont souffrent, au sein des sociétés modernes, des millions de ses contemporains. Désormais, le personnage qu'il a créé, ce Charlot tout d'insignifiance et de misère, d e vaine révolte et d'inépuisable bonne volonté, va devenir le mythe d e l'homme de notre temps, berné, battu, banni. enchaîné par la coalition monstrueuse des techniques, des intérêts et des conformismes et l e

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symbole de la lutte incessante pour la dignité et la liberté individuelle".

L a mention d e l'œuvre d e Chaplin, porteuse d e sens en elle-

même, prête à l'ultime phrase un sens plus riche, une signification

autre que celle d e son référent littéral. Elle prend la forme d'une

critique des injustices d e notre siècle, que le narrateur accomplit en

réunissant La présente époque e t les maux que dénonce Chaplin par

le biais d e ses films.

Les cibles d e l 'ironie rhétorique dans notre texte ont été,

jusqu'à maintenant, facilement définissables. Les << prédateurs », les

figures du pouvoir », les <c valeurs >> d e telle ou telle autre époque

s 'érigent tous comme des points d e mire précis et déterminés.

L'absurde, en revanche, es t f lou. Il possède une caractéristique

inaccessible e t toute-puissante. Nous verrons dans les l ignes

suivantes qu'une attaque ironique n e peut q u e souligner l'absurdité

d'une situation qu'elle prend pour cible.

L a scène suivante montre Kin, arrêté e t torturé pour des

raisons inconnues. Il attend la mort. El le arrive, personnifiée par

une jeune femme d'apparence captivante e t sensuelle. Initialement,

K in ne l a reconnaît pas pour ce qu'elle est : -Vous n'êtes pas mon

genre, lui dit-il >> (RDM, p. 122).

22 Ahin Rey (dir.), Dictionrzaire u?riversel des noms propres, Paris, Le Robert , 1982, p. 374.

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Rempli de douleur, << maintenu sur une claie de métal par des

lanières de cuir >> dans une salle surveillée, Kin ne doit pas du tout

s'attendre à ce qu'une femme vienne le séduire. Son propos est alors

intentionnellement déplacé ; il devient tout aussi absurde que la

situation dans laquelle il se trouve.

C e t t e s é q u e n c e d é m o n t r e l ' i n su f f i s ance d u t e r m e

<< antiphrase >> dans le cas de l'ironie. Le contraire de Vous n'êtes

pas mon genre D, c'est << Vous êtes mon genre D, un commentaire qui

n'est pas davantage conforme a u contexte situationnel. Le message

latent de Kin ne peut se traduire autrement que par une mise en

évidence de sa situation désespérément absurde. Pragmatiquement,

c'est ce que Kin dénonce : le non-sens des choses qui l'entourent

dans un Médilhault cruel et injuste.

Nous venons de classifier les phrases ironiques, selon leur

manière de s'annoncer, dans cinq catégories différentes. Le plus

grand nombre d'extraits s e sont révélés ironiques grâce à des

<< Déclaration d'erreurs connues >> et des c Conflits idéologiques ».

L'auteure des Récits de Médilhault a su profiter de la distance

temporelle qu'elle s'est imposée pour créer une distance sociale e t

idéologique entre le lecteur e t les protagonistes du texte. De tels

décalages ont une pertinence sociale : il est raisonnable que le

lecteur compare sa propre situation à celle qui est décrite dans une

fiction utopique. Il est intéressant d e noter qu'un regard sur l'autre

provoque aussi un regard sur soi. Aussi intrigant : lorsqu'on

contemple l'écart entre la société médilhaudaise e t la nôtre, il

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devient évident qu'en f in de compte les contrastes ne sont pas si

nombreux. Plusieurs cibles qui semblent appartenir à I'avenir s e

trouvent égaiement dans le présent.

Quelles sont les cibles d'Anne Legault ? Les déclarations

d'erreurs ont été commises au nom de l'ignorance. Les détenteurs de

pouvoir et les prédateurs se sont vus également prendre pour cibles.

Quant aux mentalités de l'avenir, elles sont caractérisées par

l'indifférence e t par l'ignorance. Les valeurs du présent ne furent

pas épargnées. L'ironiste raille la consommation devenue religion et

le vingtième siècle, ainsi que Charlie Chaplin l 'a dépeint, comme

celui de la misère. Finalement, c'est une situation absurde qu'on

a t taque .

Le lecteur conviendra que ces cibles, ces maux, n'appartiennent

pas à un temps particulier. L'ignorance, les tout-puissants e t

I'absurde ont toujours existé. C'est précisément ce dernier mal qui

nous concerne dans le chapitre suivant.

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IIIJ L'ironie moderne dans Récits de Médilhault

a Ah ! oui, l'ironie ! Gardez vous de l'ironie que l'on cultive ici, ingénieur! Gardez-vous en général de cette attitude de l'esprit ! Partout o ù elle n'est pas une forme directe el classique de rhétorique parfaitement intelligible à un espril sain, elle devient dérèglement. obstacle à la civilisation. compromis malpropre avec la stagnation. l'abêtissemenr. le vice » '.

Alors qu'au premier chapitre, notre étude a porté sur le trope, son

sens << caché >> et la personne ou l a chose qu'il raille, nous nous tournons

désormais vers << la juxtaposition d'éléments incongrus >> qui caractérise

l 'ironie moderne. Cette notion exige une réflexion d'ordre philosophique,

car il faut raisonner sans les outils concrets de l a 1inpu.istique afin d e

reconnaître un paradoxe engendré par des faits.

Une telle perspective rend visible l 'opposit ion plus ou moins

prononcée qui peut ex i s te r en t re certains événements ou réalités.

Théophile Gautier s'empare de ce mode de pensée lorsqu'il écrit : << Quelle

ironie sanglante qu'un palais en face d'une masure » dans Mademoisel le

de Maupin.' 11 est vrai qu'un palais à proximité d'une masure représente

un terrible contraste, celui qui divise les très riches e t les très pauvres.

C o m m e toute situation ironique, ce paradoxe comporte une vict ime

<< innocente >> : celui qui n'aurait pas songé à l'injustice que représente

un symbole de richesse à côté d'un symbole d e pauvreté.

Settembrini ii Ham Castorp dans Thomas Mann, La montagne magique, ~Maurice Betz

(traducteur), Paris, Arthèrne Fayard (Livre de Poche), 1 99 2 .

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Quel e s t le vér i table sens d e ces situations paradoxales,

qu'apportent-elles à l'oeuvre qui les déploie ? L'ironie peut parfois se

traduire en une manière d e considérer la vie : « The ironist's virtue is

menral alertness and agility. His business is to make life unbearable for

troglodytes, to keep open house for ideas, and to go on asking

quesrions ' B. L'ironie moderne pousse à aller au-delà des réponses faciles,

au-delà de la mise en question de ce qui es t normalement pris pour

acquis .

Résumons : lorsqu'une situation fai t preuve de ce que nous

appelons L'ironie moderne, el le rassemble un o u plusieurs éléments

incompatibles, de telle sorte que quelqu'un ou quelque chose en devienne

la cible. Ajoutons à ces paramètres la présence d'un observateur. Celui-ci

doit reconnaître e t le paradoxe et la victime qui n'aperçoit pas ce

paradoxe4. L'observateur rend l'ironie « officielle », accessible et visible

au lecteur ou au public. Parfois, le narrateur assume cette responsabilité

(Comme celui de Mademoiselle de Maupin); à d'autres occasions, c'est un

personnage qui souligne les absurdités du monde : par conséquent, il

devient lui-même << ironique P.

Cité par Philippe Hamon, op. cit ., p. 14.

D. C. Muecke, op, cit., p. 247.

-' L'observateur peut être lui-même la victime : imaginons, pour illustrer, que c'est

Gautier qui avait construit le palais en face de la masure, sans dors songer à l'ironie

sanglante » que cela représentait.

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II1.I.i Précisions : l'observateur et la victime cachés

L'observateur, dont l a présence es t nécessaire à toute situation

ironique pour qu'elle puisse être considérée comme telle, ne manifestera

pas toujours s a présence dans les exemples q u e nous verrons

prochainement. Ceci semble violer une condition dont nous venons juste

d'établir l 'importance. Mais en réalité, tout au contraire, nous la

respec tons : I'observateur sera à chaque fois bel et bien présent. Par le

geste même de mettre en évidence un événement à caractère paradoxal,

nous devenons cet observateur. Le palais en face d e la masure est

ironique pour le lecteur d e Mademoiselle de Maupin seulement au

moment oh l 'auteur souligne ouvertement cette absurdité. Dès lors,

Gautier devient I'observateur d'une situation ironique. De même, l a

plupart des ironies modernes dans les Récits de Médiihault n'annoncent

guère leur qualité paradoxale de manière explicite. C'est le regard de

I'observateur - autrement dit, le nôtre - qui répond à ce dernier critère

de la situation ironique.

Si les victimes de certaines situations ironiques semblent être

absentes, il convient d e rappeler qu'elles peuvent prendre la forme de

notions vastes e t abstraites : « la Vie », ou « la Nature », ou << le

Hasard », ou « l 'Histoire », ou le « Sort ». Une victime n'est pas

forcément un personnage du texte. Cela dit, l'identification des actants -de

l ' i ronie ( l ' i roniste, I 'observateur e t l a victime) prendra moins

d'importance ici qu'elle ne s'en est vue accorder au premier chapitre. Nos

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réflexions sur l'ironie moderne seront plutôt orientées vers les éléments

paradoxaux qui l a constituent. II sera question d e la relation entre les

éléments du texte qui présentent un contraste (un palais est en face d'une

masure), et le degré de tension existant entre eux (leur proximité incarne

la distribution inégale de la richesse).

Précisons également que nous nous intéressons ici à l'ironie créée par

la narration du texte : chaque élément qui fa i t partie d'un « tout D

ironique provient des Récits de Médilhault, ou d'un deuxième texte auquel

Legault fa i t référence. Puisque les contradictions engendrées par le

caractère futuriste du texte sont nombreuses et possèdent une unité

thématique, elles seront traitées séparément, a u troisième chapitre.

III..U Personnages ironiques

Parmi les personnages qui peuplent les Récits de Médilhault, il en

existe trois qui se montrent particulièrement habiles à identifier le

caractère ironique de leur propre univers. Lucides, critiques, capables de

reconnaître l a juste valeur des choses, ces « personnages ironiques D

servent d'interprètes au lecteur. Ils relèvent les paradoxes, les absurdités

que nous n'aurions peut-être pas aperçus en lisant superficiellement. II

s'agit donc bien d'outils au service d e I'auteure. Celle-ci dote ces

personnages d'un regard qu'on pourrait qualifier d e sceptique, afin

d'élever le lecteur, lui aussi, à un niveau supérieur, d'où il peut également

juger que tel événement est, en effet, contradictoire.

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Nous reconnaissons l e personnage ironique par ce qu'il dit e t par ce

qu'il pense. Cependant, nous ne considérons pas ses paroles comme étant

ironiques dans le sens linguistique du terme. Ses propos ne comportent

pas toujours un sens « caché » ; dans la plupart des cas, ils s e

comprennent au sens littéral. Leur intérêt provient du fa i t qu'ils

identifient leur énonciateur comme étant un ironiste, un « observateur de

ce monde jugé d'abord absurde5 ». Le personnage ironique attire notre

attention sur des faits paradoxaux qui seraient passés inaperçus sans ses

commenta i res .

Absalon Peck se montre particulièrement apte à mettre en évidence

les absurdités qui l'entourent. Il reçoit avec réserve la nouvelle que le

Protecteur de Médilhault et son entourage viendront dîner au restaurant

où il travaille : « Seul Absalon resta indifférent C...]. - Cela tiendra à la

fois de la galère e t de la chasse-galerie : nous travaillerons comme des

forçats e t le premier faux pas nous précipitera en enfer » (RDM, p. 13).

Au lieu de réagir à cette visite importante avec joie, à la manière de ses

collègues, Absalon se transforme en ironiste. II perçoit l'injustice d'un tel

arrangement : même si les employés d u restaurant travaillent très fort,

une seule erreur portera malheur à tous.

Fidèle à son rôle d'observateur, Absalon aperçoit le renversement

qui a lieu quand sa petite fille entend des mots désagréables à travers une

meurtrière : « Tu sais pourquoi on les a appelées meurtrières, ces fenêtres

en fente ? Elles permettaient de tirer sans se montrer. N'aurais-tu pas

inversé le processus ? Tu me sembles salement atteinte » (RDM, p. 19).

. - pp

René Bourgeois, op, cir.. p. 3 1 .

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L'auteure du texte es t le véritable ironiste derrière cet événement

paradoxal ; elle a créé ses personnages e t décidé de leurs destins, elle est

donc responsable pour l a disposition des faits narrés. Seulement, c'est

Absalon qui souligne le caractère ironique de la situation.

Sur un ton plus outré, Absalon dénonce aussi l 'absurdité d'un

certain fait social :

-Du rêve, des chimères. entrant impunément chez des gens qui n'étaient pas préparés à cela ! Depuis des siècles, les gens simples savaient s e contenter de peu, jusqu'à ce qu'ils voient comment vivaient les riches ! Peus- tu imaginer, Big, qu'il y avait des ligues pour bannir la violence des écrans ? Et le mauvais gofit ? Mais la violence de cette richesse étalée chez les pauvres, le mauvais goût que cela représentait. personne ne s'est élevé contre ça (RDhl, p. 23) .

Absalon relève ici l'incongruité d'un premier élément, les protestations

contre la violence et le « mauvais goût » sur les écrans, qu'il compare à

un deuxième élément, le déferlement de la richesse sur les écrans des

pauvres, et le fa i t que personne ne s'en est senti offensé. Personnage

futuriste, Absalon est capable de prendre du recul par rapport au présent

du lecteur pour le dénoncer. Dans un sens, ce personnage incarne

l'image-miroir du lecteur. Absalon se laisse emporter par l a société du

lecteur, qui, lui, en ferait autant si le monde d'Absalon était une réalité.

En effet, il y a matière à critiquer dans la cité de Médilhault. Nous ne

manquerons pas d'y revenir, au troisième chapitre.

Cousineau, lui aussi, possède un sens aigu de l'ironie. Noma-de

habitué à survivre dans le désert, Cousineau sait instinctivement que le

père Peck et sa famille viennent très récemment de quitter leur ville, que

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le désert leur est étranger et nouveau. Lorsque le père Peck se vante que

« La cité de Tenochtit lh est la plus grande et la plus ancienne et la plus

peuplée » (RDM, p. 63), Cousineau se dit, « Et c'est pour ça que tu cours

les routes » (RDM, p. 63). Cette réplique sert à rapprocher les actions

contradictoires de Peck, qui fuit une cité dont il semble être très fier.

Cousineau prend une distance critique par rapport à Peck, à I'endroit de

qui il éprouve un dégoût profond. Lark Marais, lui, profite d u fossé

temporel qui le sépare du XXe siècle pour critiquer cette époque.

Lark Marais possède le don de voyager dans le temps. Il est donc le

seul Médilhaudais à connaître le Montréal du XXe siècle. Lark pense avoir

compris la cause du déclin de ses ancêtres : « On leur avait si bien injecté

l'idée du bonheur, à ces gens-là, qu'ils ont fini par être en manque »

(RDM, p. 125). Autrement dit, « plus on en a, plus on en veut B. Paradoxe

universellement connu, cette ironie de Ia nature humaine est davantage

évidente pour un observateur objectif. Lark est particulièrement

clairvoyant vis-à-vis du passé, parce qu'il appartient à une autre époque :

sa distance critique est magnifiée par une séparation temporelle.

Si la vie était un labyrinthe, le personnage ironique serait celui qui

l'observe de haut. Il contemplerait, en hochant la tête, l'un, perdu e t

désespéré à cinq pas du centre, et l'autre qui tourne en rond avec une

confiance inébranlable. Absalon, Cousineau e t Lark sont d e tels

observateurs. Rendues clairvoyantes par leurs années de survie dans un

monde injuste, ces trois créations d'Anne Legault savent que les

incongruités de la vie sont nombreuses. Au lieu de les laisser passer

inaperçues, « inertes », elles les qualifient de paradoxales. Leurs

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perspectives complètent l'actualisation d e l a situation ironique. Dans la

suite, c'est nous qui deviendrons les observateurs d'incongruités. C e

faisant, nous participerons à la réalisation de l'ironie.

m.lII Les situations ironiques

Il s'en faut de peu que deux éléments d'une situation puissent être

considérés comme étant en même temps incongrus. Suffit-il de trouver

deux « choses » qui ne vont » pas ensemble pour parler d'ironie ?

Certainement pas. Le mot « juxtaposition » implique une relation d'une

certaine sorte. Deux ou plusieurs idées, événements, etc., sont liés d'une

manière ou d'une autre, tout en se disqualifiant l'un et l'autre. Voilà une

situation ironique dans sa forme la plus simple ; c'est ce que Muecke

appelle « Irony of Simple Incongruity » dans The Compass of Irony ? Il

rajoute que ce genre de situation « i s irony in i l 's barest and simplesr

terrns uncornplicated by the presentation of action or character or the

victim 's irnperception ' ». Le palais en face de la masure e n est un

exemple parfait : deux structures radicalement différentes coexistent ;

cela suffit pour engendrer un paradoxe.

III.III.i Ironie générée par une simple incongruité

Des Récits de Médilhault nous extrayons un court exemple illustrant

cette notion : l a narratrice d u premier récit s'appelle « Big D

(« Abigaëlle » en abrégé), mais physiquement, elle est très petite (« Viens

D. C. Muecke, op-cit., p. 1 00.

' Ibid.

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Big, ma toute petite, viens » (RDM, p. 22)). Cette situation cessera d'être

une simple incongruité lorsque, par exemple, quelqu'un ayant entendu

son prénom avant de la rencontrer, se serait attendu à ce qu'elle soit très

grande. Mais nous apprenons tout simplement qu'elle s e nomme Big et

qu'elle est petite, sans que la contradiction joue sur les attentes d'un des

personnages ou du lecteur.

Le récit << Big D est lui-même une << simple incongruité >> à cause de

son temps de narration. La vie adulte d e Big nous est racontée au présent

en trois parties, séparées par deux retours en arrière consacrés à son

enfance. Ce qui choque, en l'occurrence, c'est la disposition du temps

nar ra t i f : Lorsqu'elle parle du passé, Big crée des images douces

rattachées à l'enfance. Quand elle raconte l e présent du récit, son

vocabulaire amer et sanglant nous fa i t comprendre l'horreur qu'elle v i t

comme adulte. En guise d'illustrations, nous n'avons qu'à comparer la fin

d'un extrait raconté au passé avec le début d'un retour au présent : << Sur

cette splendeur inouïe, il eut un d e ses rares sourires et nous sommes

sortis sur notre terrasse. Au-dessus de la Muraille, la barre du jour était

claire, mais on entendait le fleuve battre la r ive à grandes vagues >>. Le

paragraphe suivant es t d'un tout autre ton : << On me prend, on

m'emmène dans une pièce que je ne reconnais pas ; enchaînée, mais

debout » (RDM, p. 16). Plus loin, nous lisons : << C'est ainsi que le visage

de ma mère m'échappa à tout jamais. Rhéa B, suivi par << J'ai sauvé mes

mains. J'ai gardé un œil. J'ai appris à m e passer des dents que je n'ai

plus » (RDM, p. 25). Chaque extrait portant sur le présent de Big met une

fin abrupte et violente à ses souvenirs de jeunesse, parodiant en quelque

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sorte sa propre vie. Grâce à ce procédé de contrastes narratifs, le récit

Big D se distingue parmi les autres dans Récits de Médilhault.

III.IIIli Ironie générée par les événements

L'existence de Lark Marais est une autre incongruité. Né << monstre »,

ses parents ont voulu qu'il meure :

[Son père] a fait comme les pauvres, il est allé I'abandonner sur les collines hors de la cité. son chiard. une grande semaine. comme tout un chacun y a droit, en comptant qu'il en crèverait. c'est comme ça qu'on fait avec les ratages à Médilhault [...]. La, il est revenu une semaine après avec son têtard sous Ie bras. bien vivant, braillard et gigotant ( D M , p. 79).

Devenu adulte, Lark a le même souhait que son père : Ce n'est pas une

vie, mais la mort n'a pas voulu me prendre. Déjà, sur les collines de la cité

où j'aurais dû crever, elle m'a raté. 11 y a des années que je l'appelle et elle

m e cherche depuis quelque temps déjà » (RDM, p. 97-98). En dépit du

fait que ses propres parents désiraient qu'il mourût, malgré sa propre

volonté de mourir, Lark continue à vivre. Or, il ne s'agit plus ici d'une

simple incongruité. Puisque les personnages souhaitent un événement qui

ne se réalise pas, la situation devient alors une ironie générée par les

événements. Muecke explique que

the ironic incongruity is between the expectation and the event. We Say it is ironic when, after we have more or less explicitly or confidenrly expressed reliance in the way things go, some subsequent unforeseen rurn of evenrs reverses and frustrares our expectations or designs [.../. It is ironic when w e ger at last what we no longer desire.. *

* Ibid., p. 102.

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Malheureusement pour Lark, c'est exactement ce qui lui arrive : Je suis

beaucoup moins pressé de mourir. C'est l a faute à Chaplin » (RDM, p.

127) ; cc C'est bête, quand on a ri, on est moins pressé d e mourir » (RDM,

p. 135). Aussitôt que Lark trouve une raison pour vivre, il est assassiné. Il

obtient ce qu'il a toujours voulu, au moment où il ne le désire plus.

Lepault joue le même tour d'ironie 5 Big. Celle-ci, après un certain

temps d'emprisonnement, croit savoir comment opèrent les gardes de sa

prison :

Je suis seule et je ne sais pas ce que j'attends. Une femme entre, encadrée par des gardes qui vont s'occuper dans la pièce à côté. Je comprends alors : je suis passée à l'état d'émule dissuasive, c'est le jargon du bâtiment, ici. Cette femme vient d'arriver ; il faut qu'elle voit ce qui l'attend, elle ne pourra pas le croire autrement. [...] Un émule doit être du même sexe que le nouveau, toujours ( m M , p .16-17) -

Big exprime avec confiance ce qu'elle croit avoir deviné. Mais la réalité est

un renversement de ce à quoi elle s'attendait : cc Il s'approche de la

femme, sort un petit piolet d'acier e t le lui enfonce dans la tempe, si vite

qu'il a l e temps de l'enfoncer à nouveau par le sommet du crâne avant

qu'elle s'affaisse. L'émule, c'était elle. Je suis mon conseil, je ne fais rien »

(RDM, p. 17). Puisque Big pense certainement être l Y « émule dissuasive >> ,

il est tout à fait paradoxal que le contraire se produise, que l'émule soit

l 'autre femme.

C e genre d'ironie dépend largement de coïncidences, tel le

dénouement hasardeux du récit << Épi B. Épi est le surnom d'Éponine, une

jeune femme qui fascine son voisin d'en face. Ils ne se connaissent pas,

mais le jeune étudiant de médecine ne veut pas la rencontrer. II se

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contente d'observer sa voisine en secret - de manière respectueuse -

dans sa vie au quotidien. Il va jusqu'à la photographier, afin de pouvoir

l'admirer pendant ses absences. Un jour, il voit un cagoulard entrer dans

l'appartement de la jeune femme. L'attaquant avec une matraque de

plomb, l'intrus la défigure et lui fait perdre la mémoire.

Dix ans plus tard, l'ex-étudiant e t Éponine se rencontrent pour la

première fois à l'hôpital. Elle vient se faire opérer pour une des blessures

qu'elle avait subies lors de l'attaque. Devenus amis, le jeune médecin ose

lui demander, « A-t-on pu retrouver celui qui t'a fait cela? » Éponine le

choque en répondant : « Oh, non ! Tout ce qu'on sait, c'est qu'il m'a épiée

pendant des mois. le tenais un journal où j'en ai fait état quelquefois.

C'était probablement un voisin de ma cour intérieure, mais je ne l'ai

jamais clairement situé, alors l'enquête n'a rien donné. Comme tu es

pâle ... » (RDM, p. 37).

Alors qu'il essayait de demeurer anonyme envers Épi, alors qu'il

prenait soin de ne pas franchir le seuil de l'indécence quand i l la

contemplait, le jeune homme apprend dix ans plus tard que non

seulement il avait été remarqué en tant qu'espion, mais qu'encore, on le

soupçonnait d'avoir été l'auteur d'un crime abominable dont il n'avait été

que le témoin. Avec la confiance de l'innocent, le jeune médecin s'attend à

ce qu'Épi identifie un inconnu comme ayant été son agresseur, mais il est

désagréablement surpris. L'ironie de cet exemple a indiscutablement fait

du jeune homme sa victime. Elle e n fera autant de Kin, dans l'exemple qui

suit .

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Les frères Kiev et Kin partagent un appartement avec Marius, le

petit-fils d'Éponine, qui est âgé de soixante ans. Les deux jeunes sont

obligés de se « charger d'un vieux » à cause des exigences établies par les

réformes démographiques de Médilhault. Marius est le seul parmi les trois

à savoir écrire à la main, une activité qu'il essaie d'enseigner à Kin,

l'écraniste de poésie. « Eux au moins, n'avaient pas besoin de clavier, ni

d'écran. -L'écriture de la main est une ineptie [répond Kin]. - Tu parles en

écraniste. Pour en juger, il faudrait que tu la pratiques » (RDM, p. 52)

lance Marius. L'écriture de la main étant bannie à MédiIhault, Kin se

demande à quoi une telle activité solitaire pourrait servir, « sans le regard

de quiconque pour le nommer » (RDM, p. 53).

Marius persiste : « Ton regard, Kin. Le tien seul, affranchi de tous

les autres » (RDM, p. 53). Marius réussit à le convaincre en lui apprenant

qu'Éponine Gaspard, la poète d u X X e siècle dont il écranise la poésie, est

sa grand-mère. La curiosité de Kin est piquée. « Kin se rendit au travail à

pied, le temps le permettait [...]. Il se disait que justement, il lui faudrait

revoir les recueils d'Éponine Gaspard. II ne pouvait s'imaginer cette fille

en grand-mère, fût-ce celle de Marius [...] les mots avaient appartenu à

une inconnue qui les avait tracés de sa main, affranchie de tous les

regards » (RDM, p. 54-55). Kin est emprisonné et torturé peu de temps

après, sans que l'on sache pourquoi.

Comment ces événements sont-ils ironiques? D'abord, Kin est fasciné

par l'idée qu'Éponine ait écrit sa poésie « affranchie de tous les regards-».

Il exprime donc sa croyance qu'un événement se soit déroulé d'une

certaine manière. Or, nous avons déjà appris qu'Éponine se faisait épier

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constamment par son voisin. Aussi, nous imaginons qu'elle a dû Stre

observée par son assaillant, puisque son attaque avait é té délibérée et

calculée. C'est précisément l e fa i t n'a pas été affranchie d e

tous les regards qui forme le noyau du récit « Épi ».

Ensuite, si Kin est finalement intrigué par l'écriture à l a main, c'est

grâce aux paroles d e Marius : << [Son] seul regard, [. ..] le [slien s e a l ,

affranchi de tous les autres >> (RDM, p. 53) justifiera l 'acte d 'écri ture.

Cependant, Kin devient prisonnier d'État - il a donc été observé. Qu' i l

soit coupable d'écriture à l a main ou d'un simple intérêt pour la poés ie

qu'il écranise, Legault ne nous le révèle pas. Néanmoins, Kin est fasc iné

par l'idée d'écrire en secret, pour soi-même. Cette fascination dev i en t

tristement absurde, si nous tenons compte de la vie d'Éponine e t de la

mort de Kin.

III.m.iii L'ironie dramatique

L'ironie moderne devient dramatique lorsque nous savons d 'avance

qu'il y aura un renversement. Muecke attribue le caractère distinctif d e

l'ironie dramatique au rôle qu'y joue l 'observateur: «The irony is more

striking when an observer already knows what the victim has yet to fimd

o u t ».

Le lecteur des Récits de Médilhault acquiert, par exemple, certai mes

informations révélatrices grâce au récit Phar ». Maîtresse d e bordel ,

Madame Phar avait été violée par les escadrons de la Mort » quand el le

Muecke. op. cir., p. 103.

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était encore une jeune femme. Son bébé deviendra l a mort incarnée : une

femme aux cheveux roux, aux yeux jaunes et à qui il poussera une dent en

o r (RDM, p. 113). Le lecteur qui gardera ces faits en mémoire éprouvera

d e l a pitié envers les cent << réfugiés » qui quittent le nouveau monde en

espérant se faire une vie nouvelle. Parmi eux se trouve un bébé, lui aussi

conçu pendant une attaque des escadrons. i< La mère du nouveau-né

commence à se tarir. Je lui ai fai t boire un peu de mon encre de sang. Je

voudrais que ce bébé vive, il me semble que c'est d e bon augure » (RDM,

p. 140). Par malheur, l a première dent du bébé est en or. Cela inquiète le

narrateur, Kiev, sans qu'il sache pourquoi. Mais Paulette le rassure :

« T u ne manges pas de terre, toi [...] s i tu mangeais de la terre. tu saura i s qu'ici, la terre goûte I'or [..-1. Et ce que mangent les nour r ices va dans Leur lait, n'est-ce pas ? [-..] Alors il a une dent en or, ce petit. Quoi de plus normal? Et les yeux dorés, normal aussi. » Après tout, si je suis le seul à m'inquiéter ... (RDM, p. 155).

Seul le lecteur jouit d 'un savoir qui dément l 'argument de Paulette.

Ici, l'incongruité naît de l'écart entre ce que nous savons en tant que

lecteurs informés e t ce que les personnages ne savent pas, perdus qu'ils

sont dans le labyrinthe de leur univers textuel.

Inversement, l'ironiste dramatique peut compter sur l a mémoire d e

l 'observateur pour que celui-ci n e << comprenne D une ironie qu'au

moment o ù l e personnagelvictime l a comprend aussi : << There is a

subtler kind of Drumatic Irony which may be found in Shakespeare and

which has recently been noticed in Racine as well . Here the characters

unknowingly employ images and allusions thut will be actualized in some

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subsequen? scene . 'O »Autrement dit, l'annonce d'un événement avant sa

réalisation peut produire le même effet ironique. Tel est le cas du renard,

ramené par Absalon au restaurant de son beau-fils, Corentin.

Le renard courra dans une cage ronde - on lui coupera la queue

pour qu'il y rentre - afin de faire fonctionner un tournebroche. Après

tout, c'est la visite du Protecteur de Médilhault ; la réussite de cette soirée

est cruciale. Ces détails prennent une importance symbolique grâce aux

observations de Big, qui contemple son père au travail :

Corentin avait fait mettre des luminaires sur toutes les tabIes et je le vis ce soir-là comme je ne I'avais jamais vu : de loin, son nez long et fin dans s o n visage aus larges méplats, couvert d'une sueur fine, et ses yeux verts très perçants lui donnaient une figure ... de renard (RDM, p. 18).

Lorsqu'elle témoigne secrètement d'une rencontre clandestine entre son

père et sa mère proscrite, Big refait La comparaison : « Les premiers

peuples du Nouveau Monde croyaient que les taches sur la lune étaient

les traces de son accouplement avec le renard. J'imaginai mon père aspiré

par la lune et je ne voulus rien voir d'autre (RDM, p. 25).

Nous savons depuis le début du récit que Big sera emprisonnée.

Nous soupçonnons aussi l'arrestation de son père Corentin, ce qui est

confirmé plus loin : a J7ai vu le restaurant de mon père mis à sac, je l'ai

vu mourir, lui » (RDM p. 152). Les comparaisons entre Corentin et le

r e n a r d deviennent alors très révélatrices. Comme le renard qui court sur

place, Corentin travaillera jusqu'à l'épuisement mais cela ne l'avancera

guère .

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Les paroles d'Absalon produisent un effet semblable à celles de Big.

« D e nos jours, il avise sa petite fille [sic], un homme qui a l'échine souple

garde son dos plus longtemps » (RDM p. 20). Sans le savoir, Absalon a

prédit l'avenir. Non seulement vivra-t-il plus longtemps que sa fille e t son

beau-fils, mais son « échine souple » le délivrera d'une mort douloureuse.

Le dos bossu, Absalon n'a qu'à s e redresser abruptement pour s'étouffer

e t mettre f in à sa propre vie avant que son agresseur ne l e fasse.

« Absalon Peck décida de hâter les choses. Il se redressa en déroulant le

serpent qu'il portait dans le dos e t amena un son sifflant à sa bouche »

(RDM, p. 89). Ironiquement, Absalon réalise ce qu'il ne pensait être

qu'une maxime. II vit jusqu'à un âge mûr et, dans une certaine mesure, il

réussit à contrôler les conditions de sa mort grâce à son dos « souple ».

Absalon prédit inconsciemment l'avenir ; sa petite-fille en fera autant

d'une manière légèrement différente.

Le cas de Big est semblable à celui de son grand-père, mais ne

contient que des fragments d'ironie dramatique. Ayant entretenu son

grand-père sur les injustices sociales de Médilhault, Big essaie de savoir ce

qu'en pense son père.

« Absalon hait les écrans, papa. Est-ce qu'il a raison ? - Quoiqu'il puisse t 'amver, AbigaelIe Sarrazin, efforce-toi de ne rien haïr. Les écrans n'étaient pas mauvais, iis sont tombés dans de mauvaises mains. -Et les mains n'appartiennent qu'au pouvoir de la pensée m. I l a mis sa main sur ma bouche (RDM p. 23).

Ce geste de Corentin est paradoxal. Son intention est de faire taire

sa fille, car les propos de celle-ci pourraient lui être néfastes. Ce faisant, il

illustre les véritables paroles qu'il voulait dissimuler. Est-ce de l'ironie

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dramatique ? L'idée est discutable. Éliminons d'emblée l a première sorte

d'ironie dramatique, ca r l'observateur-lecteur n'a pas les moyens d e

savoir d'avance ce qui se produira. S'agit-il donc d e ce genre d'ironie

dramatique subtile, où le premier élément fait allusion au deuxième ? Il

nous semble que dans ce cas, les deux éléments (L'énoncé de Big et le

geste de Corentin) sont t rap rapprochés dans l e récit pour pouvoir

appartenir à ce genre d'ironie. Du moins, leur proximité réduit l'effet

dramatique. D'ailleurs, Corentin ne représente en aucune manière l e

pouvoir de la pensée » dont parle sa fille. L e lien entre ces deux

éléments se trouve donc incomplet. Il est certainement ironique que

Corentin démontre ce qu'il tente de cacher, mais cet exemple, il nous

semble, vacille entre une ironie générée par les événements par où << it is

rjonic when we meet what we set O u r ro avoid D et une ironie dite

dramatique où l'emploi d 'une imagelallusion sera actualisé dans une

scène subséquente12. Par son acte, Corentin ajoute d e Ia crédibilité à la

déclaration de sa fille ; il illustre la censure d'une manière symbolique.

Corentin est la cible de cette situation ironique. Pourtant, I'extrai t possède

une certaine sobriété autant par le ton de l'écriture que par l'acte qui y

est représenté. Victime de l'ironie, certes, mais Corentin ne se couvre pas

de ridicule, tout comme certains le font ...

--

I L Ibid., p. 102.

" Ibid., p. 106.

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LII.III.iv L'ironie de l'auto-trahison

Certains personnages deviennent victimes d'ironie par leur propre

faute. Le père Peck incarne parfaitement cette espèce. Ses énoncés

révèlent plus à son propre sujet qu'il ne le pense. Considérons sa réponse

à l'observation de Cousineau : « Il y en a qui croient pouvoir franchir les

périphéries de ces cités et atteindre l'océan pour se déplacer [...]. -L'océan

est une sotte idée [réplique Peck], d'ailleurs je ne crois pas que ça existe.

J'irai dans les terres du centre » (RDM, p. 66-67).

Si Peck ne croit pas en l'existence des océans, comment peut-il

justifier l'emploi du terme, les terres du centre » ? La notion qu'une

surface de terre ait un centre laisse entendre qu'elle est un continent, ou

une île - bordée par l'océan ! En ayant de telles idées, Peck introduit

l'ironie de l'auto-trahison », << exemplified whenever someone. by what

he says or does (not by what happens to him), exposes unawares his own

ignorance, weaknesses, errors or folies l3 S.

De telles ironies abondent dans les Récits de Médilhault. Le temps

futur du texte en est sans doute un facteur important. L'écart temporel

entre le lecteur et certains personnages des Récils de Médilhault fait que,

obligatoirement, Le premier aura de meilleures connaissances de sa propre

époque. Si les compétences du lecteur sont u n premier élément, les

incompétences de certains personnages sont le deuxième. Ensemble, cette

paire d'éléments constituent une incongruité qui tourne en dérision les

bêtises énoncées par ceux qui vivent dans l'ignorance.

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Ignorants, certains Médilhaudais le sont. L'exemple suivant démontre

qu'une déficience culturelle peut provoquer une situation drôlement

i r o n i q u e :

« -Tu vois ces livres depuis des années, tu dois bien te douter qu'ils sont d' une autre époque, n'est-ce pas? Bientôt, le savoir sera accessible par les écrans, e t chaque caste possédera sa version de chaque œuvre, avec la clé d'accès aux terminaus des écrans axiaux, ii ne sert à rien qu'un petit artisan lise le m ê m e Germinal que moi, le même Capital, Ie même Kamouraska- La littérature peut être utile à tous, mais encore faut-il que ce soit avec discernement » (RDLM, p . 85-86),

Dans Germinal, Zola raconte la vie de mineurs français et dénonce les

injustices sociales qui les accablent. Marx explique dans Le Capital

pourquoi le prolétaire es t esclave du capitaliste". Quelles versions de ces

deux œuvres le quindécimvir aurait-il pu lire pour avoir des idées

pareilles ? Celui qui en sait autant sur ces œuvres aperçoit immédiatement

que le quindécimvir a dévoilé lui-même son ignorance cultureIIe.

Ce genre de victime peut aussi générer notre sympathie. Big se rend

victime d'ironie en réfléchissant sur le passé. Cependant, l'effet diffère en

ce que notre attention est davantage tirée vers l'objet de sa réflexion que

sur le tort du locuteur :

Quand j'étais enfant, il y avait un ami de la famille, un presque centenaire q u i radotait sans cesse sur un massacre. Un jour, un fou armé était entré dans son école pour abattre des femmes, seulement des femmes ; la fin du carnage avait eu Iieu dans sa classe à lui, où ils étaient tous à plat ventre, tremblants sous les pas du tueur, qui avait juste dit K Oh, shit » avant de se donner la mort [...]. 11 fabulait, ce vieux. Personne ne le croyait (RDM, p, 8 ) .

l3 Ibid ., p. 1 07.

l4 Guy Shoeller (dir.), Le nouveau dictionnaire des œuvres , Tome 1, Paris, Laffont-

Bompiani, 1994, p. 8 5 1 .

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Un lecteur possédant l e bagage de connaissances appropriées s a u r a

qu'un tel massacre s'est réellement produit, l e 6 décembre 1989, à l 'École

Polytechnique d e Montréal. L'incroyance d e la narratrice fait cont ras te

avec ce fait. Inconsciemment, elle démontre son ignorance du p a s s é .

Cependant, il n'en résulte pas un portrait négatif de c e personnage qnii,

en tant que narratrice du premier récit dans le texte, entretient d e s

rapports plus ou moins intimes avec le lecteur. Nous sommes p lu tô t

portés à prendre note de I'absence de mémoire collective à Médilhawlt,

une caractéristique qui n'est pas sans rappeler l'œuvre de George Orwel l ,

1984 :

If the Party could rhrusr irs ltarrd into the pas? and say of this or thar evenr, i t never happened - rltar, surely, was more terrvying than mere torture and dearh, The Parry said that Oceania had never beerr in alliance with Eurasia. He, Winsrori Smith, knew that Oceania Izad been wirh Eurasia as short a r irn e as four years ago- Bur where did that knowledge exisr ? On- in his O wri consciousness, which in any case must soon be annihilared'5.

Effectivement, les Médilhaudais semblent mal cerner le XX" siècle. U n

dialogue entre Big e t son père démontre la confusion qu i entoure l e u r

notion de l'histoire :

Croirais-tu. ma petite Big, que nos lointains ancêtres, ceus de t'autre siècle, ornaient l'antenne de leur char essence avec des queues [de renard] toutes pareilles à celle-là? -C'étaient des barbares. -Oh, oui. De grands barbares. Sales. malades, sauvages, ignorants. imprévoyants. Mais ils avaient des restaurants à tous les coins de rue, m a fille » (RDM, p. i 6 ) .

l 5 George Orwell, 1984, New York, Harcourt, Brace and Company, 1949, p. 3 5 .

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Encore, le lecteur possédant les connaissances adéquates saura démentir

cette déclaration. La mode des queues de renard comme ornement de

voiture n'a même pas affecté la majorité de la population nord-

américaine, pas plus qu'elle n'a précédé ou dépassé les années cinquante

et soixante. L'assertion de Corentin est donc exagérée. Sa vision du passé

nous rappelle que les Médilhaudais savent très peu de l'époque qui a

précédé la leur, n'ayant pas accès aux livres qui ne parviennent pas à

obtenir l'aval de la censure du gouvernement.

Également ironique, dans cette citation, est la considération de Big

disant que nous sommes des barbares. À l'époque où vivent nos deux

interlocuteurs, le peuple médilhaudais n'a accès ni à I'électricité [« Nos

aïeux avaient eu l'électricité, dont nous devions bien sûr nous passer »

(RDM, p. 9)J ni aux livres [« la possession d'un livre signifiait la prison à

coup sûr et nul n'en revenait » (RDM, p. 12)]. Que ceux qui vivent dans

de telles conditions nous appliquent l'étiquette de « Barbares » est alors

un renversement ironique.

Distinguons un dernier genre d'ironie moderne. Frôlant la crise

existentielle, l ' ironie du dilemme se caractérise par l o g i c a l

contradictions. paradoxes. dilemmas, o r what we are pleased to call

' impossible sirualions' l6 ». C'est le cas des cent nomades qui

recommencent ieur vie dans l'Ancien Monde. Puisqu'il se trouve, parmi

eux, un bébé qui « représente » les escadrons de la mort, nous savons que

ieur avenir sera aussi malheureux que leur passé. Ils amènent la mort

avec eux. L'autre alternative, rester sur place, conduit ces nomades à un

l6 Ibid., p. 1 13.

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choix aussi invivable. Telle est l'ironie du dilemme : chaque option

n'offre qu'un cul-de-sac à ces misérables D du vingt-et-unième siècle.

1II.W Intertextualité

L'intertextualité est « cette interaction textuelle qui se produit à

l'intérieur d'un seul texte" D ; autrement dit, elle est présente lorsqu'il y

a des références dans une œuvre à d'autres écrits. Selon cette définition,

un texte ne peut exister en tant que système hermétique et autonome.

L'auteur est d'abord un lecteur ; il s'ensuit que son œuvre contient des

références plus ou moins évidentes à d'autres textes. Aussi, le lecteur de

l ' œ u v r e do i t conna î t r e d ' au t res œuvres , qui inf luenceront

(immédiatement ou rétroactivement) sa réception du texte''.

Le système littéraire fait de certains textes des canons - des << chefs-

d'œuvres D de la littérature. Comme tout texte littéraire, ces livres

contiennent un discours social. Un deuxième texte qui adopte un tel

canon littéraire comme référent intertextuel se distinguera forcément de

ce premier texte. II mettra alors une distance entre son propre discours

social, et celui du canonlg. Si nous acceptons un texte et son référent

l7 Julia G s t e v a , « Problèmes de la structuration du teste », dans Théorie d'ensemble,

Philippe Sollers (dir.). Paris, Éditions du Seuil. 1968, p. 3 1 1 . l8 michea al Worton et Judith Still (éditeurs), c Introduction », dans Inrertexruality-

Theories and practices, Manchester, Manchester University Press, 1990, p. 1-2.

I9 Ross Chambers, « Alter ego : intertextuality, irony and the politics of reading », dans

Micheal Worton et Judith Still (éditeurs), Intertextuality- Theories and practices,

man chester, Manchester University Press, I990, p- 143.

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intertextuel comme étant deux composantes d'une relation de tension, le

lien entre l'ironie e t I'intertextuali té devient évident. Un premier texte

s'associe à un deuxième en y faisant allusion, mais comme les deux

œuvres sont forcément différentes, il y a contraste. Récits de Médilhault,

par ses références aux Misé rab le s , ne tourne pas cette œuvre en dérision,

mais il s'en distingue : il s'éloigne du discours social que nous attribuons

les rapprochements e t les

à l'œuvre de Hugo.

a u canon. Cette impression es t créée par

renversements qu'effectue Legault par rapport

La première référence aux Misérables dans les Récils de Médilhault

se révèle avec le prénom « Éponine B. C'est ainsi que se nomment et la

jeune femme d u récit << Épi » [cc Je m'appelle Éponine Gaspard, lui dit-elle,

tout à son reflet, sans un regard pour lui >> (RDM, p. 33)] et la fille aînée

des Thénardier, dans Les Misérables (cc Il en résulta q u e sa fille aînée se

nomma Éponine 20 D). À deux reprises, Legault élimine la possibilité d'une

coïncidence dans cet te communauté d 'un prénom, en admettant

explicitement le lien avec Les Misérables : << Éponine. Prénom hugolien, et

à l'origine gaulois » (RDM, p. 34); Je porte le nom d'une Misérable de

Victor Hugo, celle qui contemplait Marius de loin sans oser se faire

connaître » (RDM, p. 37). Cette dernière citation porte en elle un premier

renversement : l'Éponine des Récits de Médilhault souligne un aspect de

son double intertextuel - c< celle qui contemplait Manus de loin sans se

faire connaître D - dans une lettre adressée à son ancien voisin, qui, lui,

la contemplait de loin sans oser se faire connaître. On retrouve plusieurs

'O Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, 1951 [1862], p. 162. Désormais, tes

références à cette œuvre se feront ainsi dans le texte : LMIS. suivi du numéro de la page.

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autres cas où L e s Misé rab les sont impliqués dans une relation

d'intertextualité avec le texte de Legault.

Le récit << Kiev e t Kin » fait apparaître un ancien bagnard, de retour

à Médilhault << après vingt-cinq ans d'exil en terre d'Ungava » (RDM, p.

41). Cela n'est pas sans rappeler un certain Jean Valjean des M i s é r a b l e s

[CC Voici. J e m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf

ans a u bagne. Je suis libéré depuis quatre jours » (MIS, p. 78)J. Sauf que,

chose étrange, l'ancien bagnard des Récits de Médilhault se nomme

Marius Gaspard-Rols.

Deux observations s'imposent : le Marius de Médilhault est le petit-

fils d'Éponine Gaspard [«[Éponine Gaspard] est morte octogénaire, avec

une nombreuse descendance » (RDM, p. 54)] ce qui a pour effet de

réaffirmer la présence e t l'importance du canon. Ensuite, le prénom

<< Marius D nous renvoie de nouveau aux M i s é r a b l e s , plus précisément à

Marius Pontmercy qui sera le beau-fils de Jean Valjean. Le Marius

Gaspard-Rols des Récits de Médilhault représente-t-il Jean Valjean en tant

qu'ancien bagnard, ou renvoie-il plutôt à Marius Pontmercy par la

similitude des noms ? D'ailleurs, si nous admettons que Marius Gaspard-

Rols ait un double intertextuel, ou deux, quelle importance cela a-t-il vis-

à-vis de l'ironie moderne ?

Tout d'abord, l a question de l'identité intertextuelle de Marius

Gaspard-Rois ne s'éclaircit pas. Pour chaque instance ou l'on croit pouvoir

le jumeler à Jean Valjean, il en existe une autre qui le rapproche de

Marius Pontmercy. Dans Récits de Médilhault, Marius reçoit un paquet

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d'objets divers à l a fin de sa période de probation, des objets censés être

des effets personnels qui lui appartenaient jadis.

<< Cette boîte n'est rien. Un bureaucrate l'a ramassée quelque part et l'a envoyée par erreur. » Kiev fendit les cachets de cire. La caisse contenait u n e toute petite fiole remplie de poudre, un [sic] petite boîte plate et un carré d e tissu très fin [ . - -1 . -Du coton, dit mariu us. C'est un mouchoir [...] la petite fioIe portait u n e étiquette : [...] Opium, half an ounce [...]. -Là, ils ont mêlé mes effets à ceux d'un autre, ça ne m'a jamais appa r t enu . Ceci, par contre ... il avait ouvert la petite boîte et émiettait une herbe jaune. - Du tabac » (RDLM, p. 5 1 ) .

Or, un paquet mystérieux tombe aussi dans les mains d e Marius

Pontmercy : « Il défit l'enveloppe. Elle n'était pas cachetée et contenait

quatre lettres, non cachetées également. Les adresses y étaient mises.

Toutes quatre exhalaient une odeur d'affreux tabac » (MIS, p. 746).

Précédant l'incident de la boîte perdue, on remarquera les mêmes

soupçons envers les deux Marius. Kiev trouve le sourire G désuet » et

<< insondable >> du vieiix Marius suspect : « II a des manières de

mouchard, je n'aime pas ça >> (RDM p. 44). L e jeune Marius des

Misérables se voit coller la même accusation, iorsqu'il tente de connaître

l'identité de M. Leblanc » et de sa fille : « Comment s'appelle-t-il?

Reprit Marius. Le portier leva la tête, e t dit : -Est-ce que monsieur est

mouchard ? » (MIS, p. 73 1).

Cependant, l'observation suivante fa i t ressortir un parallèle entre

Marius Gaspard-Rols et Jean Valjean. Voulant signaler à ses parents .en

Afrique que leur correspondance est censurée, Kin tape les vers suivants :

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Vous êtes toujours au cœur baftanr de mes pensées Secrets encagés, grilles et grillages

Er rien ne nous délivrera Ni moi, ni moi de vous. -Us comprendront, bien sûr, mais d'où cela vient-ii ? dit Kiev. -Une des matières que j'écranise, un poète du vingtième siècle. La censure n' y verra que du feu. Et cette lettre ne reçut jamais de réponse (RDM, p. 5 0 ) .

Marius récitera spontanément les mêmes vers, mot pour mot : « Marius

sourit : -Vous êtes kxijoursau cœur battanr de mes pensées [...] / Ni moi.

ni moi de vous. Kiev et Kin le regardèrent >> (RDM, p. 54). Plus tard, Kin

sera emprisonné et torturé pour des motifs inconnus. Marius aurait-il

intercepté la lettre des deux frères? Le texte ne résout pas cette question,

mais elle hante l e personnage de Marius Gaspard-Rols, qui demeure une

figure aux intentions aussi ambiguës que son identité intertextuelle.

Nous pouvons, en revanche, établir avec certitude que Jean Valjean

intercepte une lettre qui ne lui est pas adressée : Est-ce que c'est toi qui

m'apportes la lettre que j'attends? -Vous? Dit Gavroche. Vous n'êtes pas

une femme [...]. Eh bien, reprit Jean Valjean, c'est moi qui dois lui

remettre la lettre. Donne » (MIS, p. 1 184).

Marius Gaspard-Rols semble ê t re composé des traits de deux

personnages des M i s é r a b l e s , Jean Valjean e t Marius Pontmercy. Le

paradoxe ironique vient de ce que Marius Gaspard-Rols est différent de

ceux à qui nous l'avons identifié. Car Manus Pontmercy et Jean Valjean

représentent avant tout le « bien » dans l'œuvre d e Hugo. Pontmercy

n'est point un mouchard; il suivait M. Leblanc e t sa fille uniquement parce

qu'il était amoureux de Cosette : « Marius ajouta à son bonheur de la voir

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au Luxembourg le bonheur de la suivre jusque chez elle [...] il savait où

elle demeurait; il voulait savoir qui elle était » (MIS, p. 730-731). Jean

Valjean intercepte la lettre de Marius Pontmercy par jalousie. Il aime

Cosette et ne veut la partager avec personne : « Jean Valjean se sentait

délivré. Il allait donc, lui, se retrouver seul avec Cosette » (MIS, p. 1186).

Paradoxalement, Marius Gaspard-Rols semble incarner un antagoniste.

Qu'il le soit n'est nulle part affirmé explicitement dans l e texte.

Cependant, ses actes l 'entourent d 'une auréole de soupçon e t ,

contrairement aux Misérables , tout finit mal là o ù Marius Gaspard-Rols est

impliqué.

Marius connaît par caeur les vers écrits dans une lettre qui n'eut

jamais de réponse ; il les récite devant ceux qui I'ont envoyée. II incite Kin

à pratiquer un acte défendu : l'écriture à la main. La fin du texte voit Kin

emprisonné et Kiev convoqué. Nous n'entendons plus parler de Marius. Ce

personnage se cache derrière deux figures du canon, auxquelles nous

rattachons certaines qualités favorables. Pour cette raison, ses traits

d'antagonisme, sa rupture avec le topos héroïque des Misérables

présentent une incongruité.

Cette fracture entre Récits de Médilhaul t et le canon s'étend jusqu'à

leurs destins respectifs. Les deux œuvres dépeignent des « misérables »,

des victimes d'un système social injuste. Si le texte de Legault est

imprégné d'un topos - celui des gens « misérables » - identique à celui

du canon, le destin funeste des Médilhaudais devient une anomaiie.

Portant parmi eux un enfant qui est la mort faite chair, « la f in d u monde

sera pour un autre jour » (RDM, p. 158). Voilà une fin bien sombre,

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comparée à celle des Misérables. L'avant-dernière scène de cette œuvre

voit Cosette, Marius e t Jean Valjean réunis, chacun de leurs malentendus

éclaircis et leurs pardons prononcés. Jean Valjean évoque l a f igure du

Christ : « il s'est sacrifié. Voilà l'homme [.-.] Cosette, cet homme-là, c'est

l'ange! » (MIS, p. 1478)."

Récits de Médilhault évoque Les Misérables à plusieurs endroits,

embrassant le sujet d e gens malheureux e t faisant même écho à certains

personnages de ce canon littéraire. Cependant, chacune des allusions aux

M i s é r a b l e s s'approprie un destin distinct des éléments du canon. D e cette

manière , Réci ts de Médilhault se distancie du texte auquel il est

précisément lié.

Univers étonnant, rempli de contradictions, Récits de Médilhault

met en scène les injustices d'un monde absurde ainsi que des individus

qui ne l e connaissent que trop bien. Trois personnages incarnent le rôle

d e l'observateur, dont la présence es t obligatoire pour toute situation

i ron ique . Cependant , cer ta ines anomal ies doivent échappe r aux

« personnages ironiques » ; ils ne sont, après tout, que des personnages,

e t ne peuvent apercevoir l 'ironie moderne engendrée par leur propre

existence textuelle. Dans de telles circonstances, c' est 1' œil du lecteur qui

compte . Nous devons reconnaî t re nous-mêmes les condi t ions qui

déclenchent une situation ironique.

" Myriam Roman, Les Misérables, roman pensiJ. Marie-Christine Bellosta (dir.), Paris,

Éditions Belin. 1995. p. 158.

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Futuristes, mais moyenâgeux, les Médilhaudais sont perpétuelle-

ment figés dans un monde à contresens que nous explorerons dans le

prochain chapitre.

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There is nothing in this book that hasnft already

happened in the past '»

Les utopies littéraires sont généralement construites à partir de

sociétés déjà existantes. L'auteur d'une utopie rassemble les traits les

plus significatifs d'une société réelle e t les projette dans un temps

futur, ou dans un autre endroit lointain2. Anne Legault dissimule sa

propre société en la vieillissant d'un siècle. Déjà, au quatrième de

couverture, Récits de Médilhault s'annonce futuriste : << Médilhault,

WC siècle. La Troisième Guerre Mondiale a bel e t bien eu lieu >>. La

narratrice du premier récit est << née dans un temps de paix, dans la

cinquième décennie du XXIc siècle, à Médilhault » (RDM, p. 8).

L'écriture à la main ne se pratique plus (RDM, p. 52)' la lecture sur

écran a remplacé celle des livres (RDM, p. 12) et on se réfère au XXe

siècle en disant l'autre siècle » (RDM, p. 9, 16, 151) ou le << siècle des

barbares » (RDM, p. 156).

Récits de Médilhault se veut futuriste, mais il évoque aussi le

passé. 11 y a dans le texte un chevauchement constant de deux

directions temporelles - l'une futuriste, l'autre historique - qui sont

absolument contradictoires. L e paradoxe q u e représente ce t te

-- - -

Margaret Atwood, à propos de son roman La servante écarlate, dans Lee Briscoe Thompson, Scarler letters : Margaret Atwood's n e H m d s Tale - 1 . Toronto, ECW Press, 1997, p. 18.

Northrop Frye, Varieties of Literary utopias >> . op. cir., p. 2 5 .

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8 0 juxtaposition s'apparente à l'ironie moderne : l e thème du passé sur

un fond futuriste est simplement incongru.

Legault décrit un peuple possédant des structures urbaines,

sociales e t politiques primitives. Son niveau de technologie es t

largement inférieur à celui d'aujourd'hui. Dans presque chaque cas,

les traits distinctifs d e la vie à Médilhautt e t sur son continent

correspondent à des faits historiques. En outre, Récirs de Médilhaul~

raconte les commencements et l'évolution d'un peuple. L'histoire des

Médilhaudais >> est semée d'événements qui évoquent le sacré : ce

texte futuriste possède les traits principaux d'un mythe d'origine.

Mais explorons d'abord le thème du passé historique. Quels sont les

noms propres. les structures urbaines, sociales et politiques,

l'organisation économique, l'état de la culture et de la technologie à

Médilhault ? Ironiquement, l'examen de cette époque << prochaine »

ressemble à un voyage rétrospectif.

IVJ Le thème du passé dans un Médilhault futuriste

1V.I.i Noms de Lieux et de peuples

<< Médilhault » semble être un nom purement fictif, qui désigne

une ville futuriste et inexistante. Cependant, ce nom renvoie à deux

idées intéressantes qui lui donnent un certain degré d'enracinement

dans le passé. D'abord, <c Médilhault » ressemble au mot nzédiéval;

Ces mots ont en commun les deux premières syllabes. Au pluriel,

l'adjectif se rapproche davantage de << Médilhault >> grâce à l'effet de

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8 1 r ime de l 'u l t ime syllabe : médiévaux et m é d i l h a u l t . Cet te

ressemblance es t rendue plus évidente lorsqu'on place médiévaux

dans l e titre du tex te : << Récits méd iévaux» et << Récits d e

Médilhault » comptent le même nombre d e syllabes e t sont très

proches sur le plan phonétique.

La deuxième hypothèse que l 'on peut formuler au sujet de

cc Médilhault D concerne la civilisation gau1oise .D~ Dictionnaire de

noms de lieux, on apprend que les Gaulois avaient donné le nom de

<< Médiolanurn D à Évreux en France et a Milan :

Évreux vil le de France (Eure). C'était jadis le chef-lieu d'une t r i b u gauloise [._.]. Déjà au IIe siècle, le géographe Ptolémée en donnait u n e transcription grecque : Médiolanon. C'est un nom d'origine gauloise, composé de rnedio - Y médian D et de fano K pla ine >b3.

Milan, elle aussi,

fut fondéte] par les Gaulois Insubres vers 400 av. J-C. [-..] Son nom n'est attesté que relativement tard chez des auteurs latins et grecs : Medio lan urn depuis Polybe, Medio Zan ium depuis Tite-Live, Medio lanion depuis s t rabon4.

Notons que << Médilhault D est phonétiquement présente dans chaque

version d e ce nom de ville. Entre sa ressemblance avec I'adjectif

<< médiévaux D et ses liens avec la toponymie gauloise, Médilhault »

est évocateur d'époques et de peuples depuis longtemps disparus.

Louis Deroy et Marianne Mulon (dir.), Dictionnaire de noms de lieux, Paris, Dicos Le Robert, 1992, p. 168. " Ibid., p. 3 15.

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8 2 D'autres noms d e lieux dans Récits de Médilhault sont plus

explicitement archaïques. À part Médilhault, une autre ville sur le

continent est nommée ; elle s'appelle Tenochtitlan (RDM, p. 5-8).

Curieusement, le nom << pré-cortésien H de la ville de Mexico5 refait

surface au XXIe siècle. Également7 << Méso-Amérique >> remplace ce

que nous appelons aujourd'hui 1' G Amérique Centrale D (RDM, p.

45). Quant aux Médilhaudais, ils se disent habitants du << Nouveau

Monde ». Hors d'usage aujourd'hui, cette expression est employée à

travers le texte entier pour désigner les continents américains (RDM,

p. 8, 25, 41, 44, 48, 51, 59). L'Europe, l'Asie et l'Afrique sont appelés

« l'Ancien Monde >> (RDM, p. 19, 21, 22, 39, 40, 41, 43, 49, 50, 51,

59). Chaque continent perd son nom propre, comme si une énorme

tranche de t'histoire mondiale avait été effacée.

Cette manière vague de se référer aux lieux s'applique à tout ce qui

est extérieur à la ville du locuteur. Ainsi, tout Médilhaudais qui

s'aventure en dehors de sa cité chemine vers << l'intérieur des

terres » (RDM, p. 118). Tel un retour à l'époque précédant la

colonisation de l'Amérique du Nord, l'intérieur du continent est sans

nom. Loin des côtes se trouvent des << cité[s] intérieure[s] >> (RDM, p.

39) anonymes, dans les << terres intérieures » (RDM, p. 138).

Comment les Médilhaudais se réfèrent-ils à leurs ancêtres ?

« C'était des barbares », réplique Big lorsque son père lui apprend

que << ceux de l'autre siècle [...] ornaient l'antenne de leur char à

essence avec des queues [de renards] » (RDM, p. 16). À Tenochtit15n7

Henri Lehmann, Les civilisations préco 10 rnbierznes, Paris. P.U.F. (Que sais-je), 1 98 1 ,

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8 3 on considère que << Faire plus d'un enfan t , c 'étai t bon pour les

barbares des siècles anciens » (RDM, p. 58). Le père d e Lark Marais

contemple « La fin du siècle des barbares » (RDM, p. 98).

Cet emploi du mot barbare pour désngner les civilisations du XXe

s iècle es t singulier. Les véri tables Barbares n e s e rencontrent

aujourd'hui que dans l es l ivres p o r t a n t sur l 'histoire. André

Chédeville les situe dans un passé lointain dans son ouvrage, L a

France au Moyen Age : c Depuis l a grande invasion d e 275 jusqu'à

l'installation de la dynastie mérovingienne, la Gaule est parcourue par

des peuples barbares innombrables6 ». À Médilhault, les barbares

réapparaissent, ne serait-ce que dans la << mémoire collective D de ses

habitants. Ainsi, le XXIe s iècle médi lhauda is se mesure à la

Renaissance, époque o ù régnait l e soulagement de n e plus avoir à

craindre ces Barbares qui faisaient t a n t souffrir l e s populations

urbaines7.

Une conversation entre Kiev et Paulette révè le une autre

appellat ion curieusement datée. Kiev mentionne d e s e s nobles

origines, mais sa camarade de voyage a d é j à entendu parler d e la g e n s

sénéchal (RDM, p. 142). C'est Jean-Luc Lamboley qu i explique ce

qu'est une gens dans Lexique d'Histoire e t de civilisation romaines :

<< groupe de tous ceux qui se rattachent à un ancêtre commun ; cette

communauté d e sang s'appelle par le nom de cet ancêtre commun, la

p. 34. André Chédeville, La France au Moyen Age, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1982, p -7. Ibid., p. 10.

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84 gentilice8 ». Le nom «Sénéchal » vient' lui aussi d'une autre époque.

O n trouve une référence à ce mot dans l e Dictionnaire de

sigillographie pratique de A. Chassant e t P.-J. Delbarre :

Sénéchal (Senescal lus). Officier royal institué dans les provinces p O u r être à la tête de la justice. [.-.] quelques sénéchaux eurent des sceaux d è s le XII' siècle, et tous au XIIle [...]. Tous les sénéchaux du XIIIe siècle [...] étaient chevaliers, comme on peut le voir par les sceaux où ils sont

représentés à cheval, l'épée au poingg.

Chédeville en parle également dans La France au Moyen âge : « Les

organes de gouvernement sont très simples. Ils se limitent au fait à

quelques officiers domestiques : échansons, sénéchaux10 ». La g e n s

sénéchal n'est donc point un nom imaginé pour colorer l'avenir décrit

par Anne Legault, mais ei le a des racines évidentes dans deux

périodes historiques : l'Antiquité romaine et le Moyen Age français.

Un autre temps e t un autre lieu surgissent des nomenclatures

employées par Legault dans l e récit « Lena ». Messagère d u

Protecteur, Lena fait partie d'un groupe de <<jeunes gens rapides,

forts e t audacieux » (RDM, p. 105)' chargés d'apporter des messages

a bicyclette. Ils « se surnomment eux-mêmes Sassanides sans

qu'aucun d'eux puisse dire pourquoi » (RDM, p. 105). Naturellement,

cette référence invite à rechercher ce qu'est la civilisation sassanide.

Les Sassanides, écrivent Christiane e t Jean falou, « sont une dynastie

perse dont le début est marqué par l'avènement de Pâbhagh au règne

Jean-Luc Lamboley, Lexique d'histoire er de civilisation romaines, Paris, Ellipses, 1995, p. 189.

Alphonse Chassant, Dictionnaire de sigillographie pratique, Paris, J.-B. Dumoulin, 1860, p. 203.

André Chédeville op. cir., p. 12.

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8 5 du Fars en 28" ». « Les Sassanides vont créer une Église d'État et une

forte centralisation adminis trativ el2 », écrit Palou.

Le pouvoir fortement centralisé est servi par un clergé d'État. Selon Tansar, cette société est divisée maintenant en quatre états : celui des ecclésiastiques, des guerriers, des bureaucrates et du peuple (paysans, artisans et bourgeois). Elle restera sensiblement la même, pendant les quatre siècles qu'a duré cet ~ r n ~ i r e ' ~ . [...] Le clergé a une hiérarchie minutieusement réglée, aux fonctions multiples dans la CO mm u nau té sassanide. Il jouit d'une indépendance très étendue1'.

Legault aurait-elle évoqué les Sassanides dans son texte futuriste

pour éventuellement diriger nos regards vers le passé québécois ?

Cette idée alimentera nos réflexions conclusives.

Les noms propres employés par les habitants de ce « Nouveau

Monde » sont bien étranges dans l e u r contexte futuriste. Non

seulement les noms de lieux ont-ils changé depuis le vingtième siècle,

mais chacun devient ce qu'il fut jadis, ou porte un nom évoquant le

passé d'une manière ou d'une autre. Certains groupes sociaux

s'approprient la désignation de peuples d'antan. L'analyse suivante de

l'organisation médilhaudaise révèle la même tendance.

1V.I.ü Structures urbaines, sociales et politiques

Comme la Gaule de jadis, le continent nord-américain dans

Récits de Médilhault est composé de cité-États. « Le cataclysme était

I 1 Christiane et Jean Palou. La perse antique, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1962, p . 75. l2 Ibid., p. 76-77. l3 Ibid., p. 10 1. 141bid., p. 106.

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86 fini, l es puissants s'étaient rétablis en cartels e t exerçaient l e

gouvernement des cité-États » (RDM, p. 8 ) , résume l a narratrice de

« Big ». Or, les tribus gauloises, elles aussi, se réunissaient dans « des

organismes [...] que les anciens ont désignés sous le nom d e nat ions

ou d e citésIS ». À part les Gaulois, d'autres peuples se sont organisés

en cité-États, comme les Grecs. Petit nous informe dans La civilisation

hel lénis t ique que « grâce à l'insuffisance de l'encadrement local e t à

cer ta ines posi t ions privilégiées », piusieurs c i t é s grecques

« constituèrent des États en forme d e Lipues16 P. Au Ve siècle avant

J K., Athènes est une cité-État , « petit territoire indépendant, pourvu

d'un centre urbain et de bourgades rurales, entièrement maître de se

gouverner à son gré1' ».

II est étonnant que Legault choisisse d'introduire dans ce monde

futur is te une concentrat ion d e pouvoir q u i e s t aujourd 'hui

inexistante. L'inscription de cité-États au XXI' siècle du texte laisse

entendre une régression vis-à-vis d e la démocratie et de la paix. Cela,

particulièrement lorsqu'on apprend que les cités dans Récits d e

Médilhaulr sont hostiles. Dans les mots de Cousineau, les cités côtières

« sont très riches. C'est parce qu'elles se défendent bien qu'elles le

sont. Personne ne vit hors des remparts e t on tire à vue sur les

i n t r u s * (RDM, p. 67). Les villes d e l 'époque médilhaudaise

fonctionnent donc selon leurs propres intérêts ; elles ont même des

remparts conçus pour défendre e t contenir leurs biens.

l5 Émile Thévenot. Histoire des gaulois, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1966, p. 3 1 . l 6 Paul Petit, La civilisation hellénisrique, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1 9 8 1 , p . 1 O. l7 Denis Brand et Maurice Durousset (dir.), Dictionnaire thématique : Histoire- géographie. Paris. Éditions Sirey, 1995. p. 155.

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La cité de Médilhault elle-même ne fait pas exception. « Cité

fortifiée » (RDM, p. 98)' il n'y a que les citoyens privilégiés qui

puissent franchir ses portes. Les moins chanceux y sont en quelque

sorte emprisonnés (RDM, p. 48). La Muraille sert aussi de logement au

Protecteur : « II avait ses quartiers dans la Muraille et n'en était pas

sorti depuis des années » (RDM, p.13). Cette construction aurait alors

une raison d'être non-touristique. Elle représente un obstacle à la

circulation libre entre l'intérieur et l'extérieur de la cité. La Muraille

s'apparente donc aux remparts que l'on érigeait pour protéger les

villes d'invasions, ou afin d'assurer aux premiers bourgeois la

protection de leurs biens.18

La meurtrière consti tue un autre vestige d'architecture

moyenâgeuse dans la cité. Pour mieux voir ce qui se passe dans la

salle à manger du restaurant, Big ouvre « une petite meurtrière D

(RDM, p. 18). On devine qu'à Médilhault, elles ne servent plus à

l 'usage décrit par Absalon - Big s'en sert pour écouter une

conversation et pour épier la clientèle. II reste que leur présence dans

une ville de l'avenir semble aussi incongrue que celle de la muraille.

Celui qui gouverne à Médilhault est le Protecteur. Cet homme est

un dictateur : Les « fêtes de la réélection du Protecteur » (RDM, p.

26) sont une célébration attendue ; le renouvellement de son mandat

au pouvoir est alors automatique et inévitable. II est bien connu que

les dictateurs s'imposent dans certains pays encore aujourd'hui. En

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88 revanche, le titre de Proteeleur évoque une période spécifique de

l 'h is to i re :

La Révolution de 1642 a duré jusqu'en 1660. Le conflit originel entre la royauté et le Parlement a conduit d'abord à l'abolition de la monarchie puis à l'instauration d'une sorte de république consulaire - le Commonwealth - dirigée par un Protecteur - ~ r o m w e l l ' '.

II réagit par force e t instaure, entre 1656 et 1657, un

gouvernement strictZ0 ». Après le cataclysme à Médilhault, il semble

que le Protecteur de la cité ait accédé au pouvoir par les mêmes

moyens .

Ceux qui nuisent directement à la société médilhaudaise sont,

bien entendu, punis. Parfois, la punition prend la forme de l'exil.

Marius Gaspard-Rols, par exemple, est un << ancien bagnard >> (RDM,

p. 48). Cette peine attribuée par le gouvernement de Médilhault est

un châtiment caractéristique de l'Ancien Régime en France, qui a été

aboli en 193g21. D'autres infortunés sont faits esclaves. Te1 est le

destin de Big, devenue c esclave de ia Muraille >> (RDM, p. 26), ainsi

que celui d'Absalon et de Bashanti, « du cheptel de bonne qualité »

capturé près des Grands Lacs (RDM, p. 68). L'esclavage est alors

réinstitutionnalisé au XXIe siècle, même après son abolition au XIXe22.

Les fonctions d'Absalon et d e Bashanti en tant qu'esclaves

méritent d'être précisées, car elles aussi sont ancrées dans le passé. Le

l 8 Régine Pernoud, Les origines de la bourgeoisie. Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1 969, p - 18. l9 François-Charles Mougel, L'Angleterre du X V P siècle à I 'ère vicrorienne, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1978, p. 53 . 'O Ibid,, p. 55 . " Jean Marquiset, Le crime, Paris, P.U.F. (Que sais-je?). 1976, p. 105- 106. " Maurice Lengellé, L'esclavage, Paris. P.U.F. (Que sais-je?), 1976, p. 1 1 5 .

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8 9 jeune Peck est chargé d'instmire le fils de son maître, une tâche qui

n'est pas sans défis. Lark Marais est né « monstre » e t apprend

difficilement : << - Récite-lui l'alphabet, Absalon [. . .]. 11 fallut à Lark

de longues séances pour ânonner I'alphabet en entier » (RDM, p. 80).

Cette responsabilité d'éduquer les enfants du maître fu t celle de

certains esclaves « privilégiés » d e l'Antiquité romaine. Selon

Maurice Lengellé dans L'esclavage,

À côté d u travail de force, l'apport de l'esclave à la vie de la société pouvait être intellectuel. C'est aux maîtres de la maison romaine qu'est revenu l'honneur d'avoir racheté avec le plus de générosité les parias d e leur société en leur ouvrant tout grande leur porte. [...] le nouveau riche romain a su s'attribuer ainsi toutes sortes d'avantages en confiant à de tels h o m e s l'éducation de ses fils, la direction de ses plaisirs23.

Bashanti, elle aussi, a certains devoirs envers le fils du maître qui font

écho à l'esclavage romain. Une nuit, Absalon se réveille pour

constater que sa sœur est absente de son lit. En cherchant, il trouve

une bête à deux dos, un monstre qui le regardait avec les yeux d e Bashanti en même temps qu'il ahanait avec la gueule décidément toujours baveuse de Lark Marais [...]. De sa stalle sombre des communs, il vit arriver Bashanti, qui était passée par l'escalier des maîtres. Elle marchait péniblement [..,]. « -Moi aussi, je suis allée voir le monstre. e t moi aussi je possède le don de l'apaiser » (RDM, p. 83).

« Tout naturellement, écrit Lengellé, l'utilisation de l'esclave du sexe

faible s'est faite sous forme de prostitution2" ». Tels deux esclaves

romains, ,4bsalon et Bashanti sont à la merci de leur maître au cours

d'un siècle futuriste de bouleversements régressifs.

La civilisation romaine se cache encore derrière d'autres facettes

du Médilhault futuriste. La proscription, punition octroyée à ceux qui

- - -

23 Ibid., p. 3 5 . 2J Ibid., p. 3 7 .

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9 O ne deviennent ni bagnards ni esclaves en est un exemple. CC Les

proscrits, nul n'en entendait jamais parler. On disait : " Il a rejoint

les proscrits ", comme on aurait d i t : " Il s'est englouti aux confins

de La Terre ". Il n'y avait pas de loi à leur propos, pas d'interdit, et ils

ne se manifestaient jamais » (RDM, p. 22). Les proscrits à Rome se

trouvaient dans une situation semblable, car leurs noms et leurs biens

apparaissaient sur une liste publique. Ainsi, leur statut de hors-la-loi

était connu de tout le monde et n'importe qui pouvait les tuer sans

crainte de r e p r é s a i l l e ~ ~ ~ .

À l'autre bout de l'échelle sociale médilhaudaise. on trouve le

quindécimvir Marais, gardien de livres. Celui-ci est très fier de sa

fonction, et il en parle ouvertement à Absalon : C< Les livres iront dans

des voûtes secrètes. Déjà, on les appelle des livres sibyllins, ce n'est

pas pour rien, leur contenu doit être décodé et simplifié >> (RDM, p.

86). Le mouvement pour écraniser les livres survient trop rapidement

pour le quindécimvir, et une autorité de l'état vient mettre le feu à sa

demeure. On l'accuse de la Conservation d'un savoir prohibé dans

le but d'en faire le trafic » (RDM, p. 87).

Ce drame est comparable à celui des CC Quindecirnviri sacris

faciundis» de l'empire romain, quinze hommes chargés de protéger

les livres sibyllinsz6.

Entrusted ro the quindecimviri, the Sibylline books were consulred ut various rimes by the Senate [. . ./ Increasingly , however, rhe verses were not taken seriously and by the end of the 4 t h cenrury A. D.. Christianity - artacked them as being obvious symbols of paganism. Finally, during t h e

3 Jean-Luc Lamboley, op. cil., p. 3 0 7 . 26 Matthew E. Bunson, Encyclopedia of rhe Roman Empire. New York, Facts on File, 1994, p, 354.

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9 1 reign of Emperor Honorius (395-423), the Magister Militurn, Stilicho , burned r h e rn2'.

À quelques détails près, la ressemblance entre les structures

sociales romaines et celles de la fiction futuriste est remarquable.

Gardiens de livres sibyllins qui sont éventuellement brûlés, les

quindécimvirs médilhaudais constituent une allusion explicite e t

indéniable à la civilisation romaine.

En conversation avec une collègue, Lena révèle une pratique

lugubre de son pays : « -Les putains n'ont pas d'enfants. état les

stérilise >> (RDM, p. 109). À Médilhault, on empêche les indésirables

de se reproduire. L'eugénique négative y est renforcée, comme dans

l'État d'Indiana en 1907, où le Congrès rend obligatoire la stérilisation

des criminels incorrigibles, des imbéciles, des aliénés [...] des faibles d'esprit C m - - ] les épileptiques, les pervertis sesuels. les criminels d e différents types, quelque fois les syphilitiques [...] ou « les formes héréditaires » de certaines

L'année 1933, en Allemagne, voit passer des lois semblables qui

touchent les malades mentaux, les personnes atteintes de cécité, de

surdité et les alcooliques. On stérilise aussi les Juifs et les tziganes2g.

Abolies depuis un certain nombre d'années, ces pratiques reviennent

purifier >> la population de Médilhault.

Si cette politique ne réussit pas à produire une << race

homogène », d'autres moyens primitifs sont empruntés pour y

arriver. Né monstre, Lark Marais représente une honte pour ses

27 Ibid., p. 387. 28 Claire Ambroselli. ~ ' É t h i ~ u e médicale, Paris. P.U.F. (Que sais-je?). 1988. p. 5 1 . 29 Ibid., p. 62-65.

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9 2 parents. Son père, le quindécimvir Marais, avait fait en vain des

démarches pour mettre fin à l'existence de son fils :

il est allé l'abandonner sur les collines hors de la cité, son chiard. u n e grande semaine, comme tout un chacun y a droit, en comptant qu'il e n crèverait, c'est comme ça qu'on fait avec les ratages à Médilhault, la loi L'autorise (RDM, p. 79).

Pratique barbare, cet << abandon sur une colline D fait penser aux

sacrifices faits par certains peuples païens, tels les Vikings?O

Hors de Médilhault, on vit plus librement. Certains franchissent

de longues distances en groupe, ce sont les n o m a d e s (RDM, p. 15). En

considérant cette communauté de voyageurs dans le texte, l'histoire

d'autres peuples migrateurs vient à l 'esprit. Actuellement, les

spécialistes de l'histoire amérindienne affirment que les autochtones

ont emprunté un trajet spécifique pour arriver en Amérique du

N o r d :

Que les Indiens soient originaires d'Asie ne fait plus de doute maintenant. Le passage entre la Sibérie et l'Alaska est relativement facile, puisque 60 lim séparent les deux continents et que les îles constituent

autant de relais3'.

Or, Peck et sa famille partent de ce que fut, jusqu'au XVe siècle, un

centre important d e civilisation amérindienne. Ils se rendent à

Médilhault, d'où fuient Big et une centaine d'autres nomades une

génération plus tard. Ceux-ci se rendent en Asie, empruntant le même

30 Voir Frédéric Durand, Les Vikings, Paris, P.U.F. (Que sais-je), 1969, p. t 2 i : << Les dieux des anciennes générations se contentaient de sacrifices célébrés e n

plein vent sur les horgar, enceintes consacrées à l'angle d'un champ à I'orée d ' un bois ou sur la crête d'une colline ».

31 Claude Fohlen, Les Indiens de l'Amérique du Nord, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?) , 1985, p. 105.

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93 passage q u e les migrants autochtones d'il y a plusieurs milliers

d 'années .

Au cours de leur voyage, les cent migrateurs s'organisent d'une

manière semblable à cel le d'une tribu amérindienne. Forcés de

délibérer sur une question délicate, ils s'assemblent autour d'un feu

e t la plus vieille d'entre [eux] dirigeait les débats, donnant tours de

parole » (RDM, p. 150). Cela ressemble aux sociétés matriarcales des

Iroquois, où les femmes aïeules étaient chargées de résoudre les

conflits e t d'autres questions qui touchaient aux clans32. Nomades,

retraçant les migrations autochtones e t possédant une structure

famil ia le caractérist ique d 'une tribu amérindienne, les errants

modernes de Récits de Médilhault ne présentent rien de neuf.

Médilhault, peut-on constater, est une ville construite e t dirigée

à l'ancienne. Avec ses remparts, ses meurtrières et son Protecteur, se

proclamant c cité-État », elle penche plutôt vers le passé que vers

l'avenir. La manière dont on y traite les indésirables est évocatrice de

temps disparus. Legault conserve même l e titre de certaines

fonctions : le cc proscrit » et le c quindécimvir >>. Considérons

maintenant la persistance de ce thème dans le monde des affaires

médi lhauda is .

1V.I.iii Travail et commerce

Malgré leur méfiance à l 'égard des mystérieux nomades, les

c i toyens de Médilhault

3Vohn W . Fnesen , Redisco vering Enterprises Ltd., 1997, p. 78.

entretiennent parfois des relations de

the Firsr hratiotzs of Canada, Calgary, Detselig

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9 4 commerce avec eux. En échange pour une fiole d e grains de poivre

rose et une dame-jeanne de tafia des îles », Absalon obtient un renard

qui a été apprivoisé par un couple de nomades des forêts boréales >>

(RDM, p. 15). Un système de traite semble être l a norme à Médilhault,

ou du moins au restaurant d e Corentin Sarrazin. On y échange

surtout des épices : « Absalon courait les marchés, le port, les

entrepôts, de nuit, grapillant [sic] partout, soudoyant, échangeant e t

parfois, volant [...] il ramenait des gousses d e vanille, des fioles de

grains de cumin, d e poivre ... >> (RDM, p. 10). La méthode d'Absalon

s'apparente drôlement au commerce d'autrefois. Au Moyen Age, par

exemple, on échangeait couramment des épices sur les marchés ou

dans les ports33. Face à la rareté de produits e t à la compétition entre

consommateurs, celui qui est en quête de provisions à Médilhault doit

s e débrouiller autant que possible et se contenter de peu.

L'échange d e produits n'est peut-être pas l 'unique moyen

d'obtenir le nécessaire dans cette époque futuriste : Big fait allusion

au denier (RDM, p. 26), monnaie utilisée dans l'Antiquité? Existerait-

il de l'argent à Médilhault? C'est l'unique mention d'une telle devise

dans la cité.

Les métiers qu'on y pratique sont souvent ceux q u e les habitants

appellent des << anciens métiers » : << On encourageait la transmission

familiale des anciens métiers : orfèvrerie, joaillerie, soufflage d e verre,

restauration.. . i l fa l la i t qu'ils subsistent , tout en restant peu

accessibles D (RDM, p. 12). Dans L'Empire carolingien, Riché décrit

33 Régine Pernoud, op. cir ., p. 1 7.

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9 5 une situation semblable à l 'époque qui est l 'objet d e son

étude : << Sculpteurs, orfèvres, peintres, émailleurs, qu'ils soient de

condition servile ou libre, sont activement recherchés par les

grands3s ».

Un lexique étonnamment suranné est encore en usage chez ces

travailleurs. Corentin invite ses féaux » (RDM, p. 20) employés à

partager un << médianoche D (RDM, p. 13). c Féal D figure dans le

Lexique de l'ancien fiançais 36 et << médianoche >> est une expression

vieillie selon le Pet i l Robert3?. Le Père Peck fut << portefaix » à

Tenochtitlan (RDM, p. 64) un métier disparu dont la définition figure

dans Les mots 0bsolètes3~. Parmi les cent nomades, trois sont

<< bateleurs » (RDM, p. 141), autre profession de jadis, qui est décrite

dans le Lexique de l'ancien françaiP. On s'attend, en lisant un texte

futuriste, à voir de nouveaux métiers, peut-être reliés à la technologie

moderne. Legault fa i t basculer cette attente en recyclant des

<< anciens métiers >> et un vocabulaire qui est en accord avec eux.

IVaIaiv Le déclin des arts et des lettres

Lorsqu'ils ne travaillent pas, certains Médi 1 haudais se mettent à

lire, mais ceux-ci sont minoritaires. En effet, on remarque à

34 Alain Rey (dir.), Le nouveau perir robert I , Montréal. Dicorobert, 1993, p. 58 9. 35 Pierre Riché, L'Empire carol ingien, Paris, Hachette (Vie quotidienne. Civilisations et sociétés), 1994. p. 176 . 36 Frédéric Godefroy, Lem-que de I'ancien français, Paris, H. Champion, 1 9 9 4 , p. 327 - 37 Aiab Rey (dir.), Perir Roberr 1 Dico . Paris. Dictionnaires Le Robert, 199 t , p. 173. 38 Antoine Furetière, Les mors obsolètes, Jean-Marc Mandosio (articles choisis e t présentés par), Cadeilhan [France], Zulrna, 1998, p. 280 . 39 Frédéric Godefroy, op. cir.. p. 4 9 .

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96 Médilhault une tendance croissante à éviter tout ce qui est littérature.

Au Moyen Age, écri t Chédeville, << l a rudesse des mœurs,

l'étouffement de l a vie urbaine, la paralysie de l'économie ne forment

pas un milieu propice à I'épanouissement d'une culture40 D ; il en

résulte un déclin des arts et des lettres4 ». À Médilhault, les causes

sont plutôt liées à la politique d e censure mise en place, mais le

résultat est le même.

Posséder un livre entraîne inévitablement l'emprisonnement

(RDM, p. 12). C'est pourquoi Corentin et Absalon lisent en cachette.

Leur discrétion est si grande que Big les voit lire pour la première fois

à treize ans, mais ne comprend pas ce qu'ils font.

Je vis mon père [..,] penché sur un amas qui me sembla une sorte de pâte feuilletée dont il triturait les couches; Absalon pour sa part s'employait à gratter une galette pareille avec un petit bâton noir qu'il pinçait entre ses doigts- Les murs étaient tapissds d'étranges briques verticales e t irrégulières, plutôt sales. iMon père me vit le premier [...]. -Nous lisons des Iivres, Big [.,.]. -Il faut qu'elle jure de se taire ! (RDM, p. 1 1 )

Désormais, Big apprend à lire aussi, mais elle connaît mal la

littérature de ses ancêtres. Tombée sur L ' A m é l a n c h i e r , elle se

demande ce que ça peut bien vouloir dire, et accepte docilement l a

fausse définition d e son père : << L'amélanchier, c'était une sorte

d'outarde qui servait à la confection de pâtés à la viande, les

amélanchières » (RDM, p. 21). D'Aristote, el le es t aussi mal

informée : « Aristote Psarianos. C'était un Grec de l'île de Psara, dans

l'Ancien Monde, il ouvrit le premier bar de Montréal en 1881.

-'O André Chédeville, op. cit., p. 14-15.

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9 7 Montréal, une des cités archaïques de l'autre siècle, ça ne te dit rien ?

- Rien du tout » (RDM, p. 21). On protège Big du savoir pour ne pas

la rendre menaçante aux yeux des autorités.

La censure est instaurée bien avant Big, pendant l'enfance de

son grand-père Absalon. Alors esclave du quindécirnvir, Absalon a

l'occasion d'assister à une tirade d e son maître. Celui-ci opine qu'il

<< ne sert à rien qu'un petit artisan lise le même Germinal que [lui], le

même Capilal , le même Kamouraska. La littérature peut être utile à

tous, mais encore faut-il que ce soit avec discernement » (RDM, p. 85-

86). Pour les puissants de Médilhault, les lettres sont quelque chose

d 'a utile », mais sujettes à la manipulation, à l'adaptation selon le

public ciblé. On y accorde peu d'importance à l'art.

Il n'est donc pas difficile d'imaginer la place qu'occupe la

littérature dans un tel environnement. II n'y a aucune mention

d'écrivains à Médilhault ; on n'entend parier que d'cc écranistes »,

ceux qui sont chargés de mettre le contenu des livres dans la mémoire

des ordinateurs (RDM, p. 49). L'écriture à la main est considérée

comme étant cc une ineptie » (RDM p. 52), et le c< déclin des arts e t

des lettres42 » règne sur Médilhault, à l'instar des savoirs qui ont

périclité au Haut-Moyen Age.

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N.1.v Technologie

La vie est bien difficile pour les Médilhaudais. Ils ne jouissent

guère d 'une technologie moderne pour alléger le fardeau du

quotidien. Certes, on ne cesse de parler des fameux écrans et, à la

Muraille, le gouvernement dispose d'un « radar » (RDM, p. 15). Tout

cela semble très conforme à une société futuriste. Pourtant, Ia

technologie de la cité-État se borne à ces deux instruments'. Le

restaurant Sarrazin, faute d 'électricité, fonctionne grâce à «

quatre blocs de glace livrés chaque jour par fourgon et [à] l'usage

d'une conduite de gaz qui chauffait et éclairait plutôt bien >, (RDM, p.

9). Leur projet de fabriquer un tournebroche s'avère un énorme défi,

e t ils se comptent chanceux d'avoir trouvé un renard qui pourra le

faire tourner en courant dans une cage ronde (RDM, p. 14-15). Afin

de pouvoir lire dans une cave obscure, le père de Big illumine l a pièce

avec un « quinquet w (RDM, p. 11) : « ancienne lampe à double

courant d'air, e t à réservoir supérieulJ3 » .

Aucun personnage du texte ne conduit une voiture, mais on

mentionne des moyens de t ransport utilisés à une autre

é p o q u e : Corentin se réfère aux « lointains ancêtres >> qui

conduisaient des « char[s] à essence >> (RDM, p. 59). Les avions

existent encore, bien qu'ils aient changé de nom et de degré d'accès

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99 au public. Un rat de l 'Ancien Monde arrive clandestinement, à

Médilhault à bord d'un « char du ciel » (RDM, p. 92). La nuit, Lena

entend passer un « char du ciel » mais l'expérience lui est tellement

étrangère qu'elle se replie sur elle-même pour s'abriter de la « pluie

de grains de métal » (RDM, p. 11 1) produite, elle s'imagine, par la

machine dans le ciel. Cette rareté des « chars du ciel » s'explique par

une certaine politique d'isolement instaurée par le Protecteur de

Méd i lhau l t :

-Par delà l'océan ? Bien sûr, c'est possible, il y a vingt OU trente ans, nous traversions encore beaucoup.-- Notre Protecteur a maintenant la sagesse de ne plus nous laisser contaminer par cette mentalité si différente, si peu conforme à ce que nous sommes ... (RDM, p. 39-30).

Autrement, on choisit le moyen de transport en fonction de son prix.

La famille Peck dépend d'une charrette pour transporter ce qui ne se

tient pas dans les bras ou sur le dos (RDM, p. 58). La plupart des

voyageurs marchent, même les cent nomades qui visent le Détroit de

Béring. Lorsqu'ils croisent un fleuve navigable, iIs voyagent par canot,

à la manière des autochtones (RDM, p. 138).

Kiev est le chef du groupe de cent ; il attribue beaucoup

d'importance au journal qu'il tient e t tente d e noter chaque

événement d ' importance qu i se produit. Bien entendu, les

instruments d'écriture lui manquent au cours de ce long voyage au

nord e t il doit se servir de sang comme encre. II craint aussi des

difficultés à se procurer du papier qui se fait rare et pense utiliser la

peau des animaux. Vers la fin du XXIe siècle, cette idée de Kiev est

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100 temporellement paradoxale. On utilisait le parchemin aussi tôt que le

IIIe siècle avant J.-C. et jusqu'au Moyen AgeM.

À Médilhault, les matériaux d'écriture s e trouvent plus

aisément, malgré les interdictions à c e sujet. La plume est l'outil de

choix : cc -il faudra lui apprendre l'usage de la plume >> (RDM, p. 21)

insiste Absalon, voulant que Big sache écrire. Une deuxième séance

d'écriture voit encore une autre méthode mise à l'épreuve : il lima

un bréchet de poulet en pointe, m'apprit à le tremper dans d u vin et

à tracer des signes sur le papier » (RDM, p. 24). Même signer et

sceller les lettres constituent un retour au passé : cc Kiev apposa sa

bague à cachets sur le formulaire >, (RDM, p. 42) ; plus loin i l

fendit les cachets de cire >> (RDM, p. 51).

Quant au calendrier de cette nouvelle civilisation D, il semble

être disparu. Pour nous situer dans le temps, Big indique que cc la

saison des pluies était déjà commencée >> (RDM, p. 19). Kiev, Kin et

Marius sortent fêter la réélection du Protecteur pendant << la saison

sèche >> (RDM, p. 47). Le passage des ans ne se compte plus en

chiffres ; Absalon est esclave du quindecimvir Marais c< Idlepuis

l'année de la dernière neige >> (RDM, p. 85) et l'âge de Bashanti est

mesuré en « lunaisons » (RDM, p. 57).

Cette grande lacune technologique joue inévitablement un rôle

dans l a pensée des Médilhaudais. Ce peuple es t extrêmement

superstitieux et très craintif. À son grand désavantage, il répugne à

Albert Labarre, Histoire du livre, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1974. p . 13 .

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101 l'utilisation du feu : << du feu vif ! Il paraît que ça rend malade pire

que le soleil » (RDM, p. 14). Les animaux sont aussi évités. Après le

feu vif, cette saleté, un chien ! [...] on les massacrait sans merci, car

i l s é ta ien t porteurs d e maladies a rcha ïques : tuberculose,

blennorragie, kala-azar » (RDM, p. 14). Le Père Peck refuse de chasser

pour nourrir sa famille, croyant que manger l a carne des bêtes

faisait tomber les dents et que porter leur peau rendait fou D (RDM,

p. 59).

Épargnés par ces croyances fabuleuses, les animaux sont

rarement traqués. Malheureusement, tout le monde ne jouit pas du

même sort : << Le sang d'enfant avait e u la réputation de guérir la

sénilité, autrefois. Une superstition spontanée qui était disparue

comme elle était venue D (RDM, p. 45). La consommation du << sang

d'enfant » est toujours à l a mode à l'époque où Absalon et Bashanti

sont faits esclaves ; par conséquent ils perdent << une petite fiole de

sang » (RDM, p. 72) tous les matins.

Ces croyances, généralement fondées sur la peur e t l'ignorance,

caractérisent les personnages futuristes du texte e t les identifient

comme un peuple sans connaissances scientifiques. Le manque de

logique apparent dans la société médilhaudaise fait en sorte qu'elle

apparaît primitive, préhistorique.

Or, le thème du passé qui s'inscrit dans Récirs de Médilhaull ne

relève pas uniquement des diverses références historiques que nous

venons d'examiner. Nous l'apercevons aussi à travers des passages qui

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102 semblent réitérer certains événements sacrés » e t primordiaux.

Outre I'histoire apparente de personnages futuristes qui se rendent à

une ville du XXIe siècle, vivent des malheurs e t partent pour un autre

continent, nous pouvons lire l'histoire moins apparente d'un mythe

d'origine, d'un cycle du commencement e t de la fin du monde.

IV. II Récits de Médilhault comme mythe d'origine

<< Voici l'histoire du ciel et de la terre quand ils

furenr créés » (Genèse, I I , 4).

Récits de Médi lhaul~ est indéniablement un livre futuriste. 11

s'annonce comme tel au quatrième de sa couverture et maintes fois

dans sa narration. Cependant, nous retrouvons dans ce texte un

thème qui représente l e passé par excellence : celui du mythe

d 'or igine.

Puisque le texte est futuriste, ses évocations d'un mythe relatant

les c o m m e n c e m e n l s du monde est un paradoxe temporel. Le passé et

le futur sont contradictoires. 11s ne << vont » pas ensemble. Si Récirs

de Médilhault s'annonce futuriste de manière explici te, le lecteur ne

s'attend pas à retouver ces traces d'une histoire des origines.

En ce qui concerne l'ironie, La lecture du mythe d'origine dans

Réci ts de Médilhault est donc aussi pertinente que ses diverses

références au passé.

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103 Seion Eliade, 1 'histoire des commencements du monde es t

précédée nécessairement d'un mythe apocalyptique relatant l a Fin du

monde : Avant l a << perfection des commencements4s » il y a d'abord

un << retour au chaosJ6 ».

Les mythes de la Fi du Monde [impliquent] plus ou moins clairement Ia re-création d'un Univers nouveau, exprimant la même idée archaïque, e t extrêmement répandue, de la a dégradation » progressive d u Cosmos, nécessitant sa destruction et sa re-création pkriodiques [...] ces mythes d'une catastrophe finde [sont] en même temps le signe annonciateur d e 1' imminente re-création du onde'^.

Effectivement, un grand cataclysme a précédé la civilisation

médilhaudaise. On le mentionne dans << Big >> (RDM, p. 8) et dans «

Peck » (RDM, p. 64). Puisque << Peck >> est deuxième dans l'ordre

chronologique d e l'ensemble des récitsq8, l'histoire des Peck est celle

des commencements suivant l'apocalypse.

Si l'on veut, ce récit raconte le commencement du monde >> du

c peuple Peck S . Ceux-ci auront une descendance, présente à travers

le texte entier. Or, les origines d'un autre peuple s'inscrivent

subtilement dans ce récit e t viennent renforcer le thème du mythe

d'origine.

Mircea EIiade, Aspects du m y r h e, Paris, Gallimard, 1 98 8, p. 9 8. 4 Ibid., p, 8 9. j7 Ibid., p. 81.

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IY.II.i Au commencement, Anne Legault créa les Peck

Apercevant les Peck pour l a première fois, Cousineau remarque

qu'ils sont K sales, tous. Maculés de boue e t de poussière, les yeux

sertis de croûtes. C'était leur seule façon de ne pas brûler au soleil »

(RDM, p. 62). Cette scène n'est pas sans en rappeler une autre de

l'Ancien Testament, où il est écrit que le premier homme est fait de

poussière : c Yahweh Dieu forma I'homme de la poussière du sol, et il

souffla dans ses narines un souffle de vie, e t I'homme devint un être

v ivanP9 B. Continuant son œuvre, Yahweh crée la première femme,

qui c vient » de I'homme : « Et l'homme dit : " Celle-ci cette fois est

os de mes os e t chair de m a chair ! Celle-ci sera appelée femme, parce

qu'elle a été prise de l 'homme "50 M. Laklali, elle aussi, vient » de

Peck, car elle est sa fille. Mère d'Absalon et de Bashanti, on pourrait

aussi l'envisager comme étant l a première femme B. Analogue à

Adam et EveS1, les Peck s'exilent de leur pays d'origine et engendrent

les générations suivantes.

Dans la deuxième partie d e la Genèse sont racontées les

migrations patriarcales » d'Abram. Rendu en Égypte lors d'une

famine dans son pays, Abram cache au Pharaon que Saraï est sa

femme. << Pharaon appela alors Abram et lui dit : " Qu'est-ce que tu

m'as fait ? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle était ta femme ?

Pourquoi as-tu d i t : C'est ma sœur, de sorte que je l'ai prise pour

-- - - -

Il n'est précédé que par u Épi m. qui. selon toute apparence. est situé avant 1 e cataclysme. C'est I'unique récit non-futuriste. 49 Genèse, II, 7. S0 Genèse, II, 23 -24.

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105 femme ? '32 ». Or, une scène semblable se déroule au moment oh les

Peck rencontrent Cousineau pour la première fois. « - Je m'appelle

Peck, dit le vieux. Ceux-là sont mes enfants ... et ma femme, ajouta-t-

il » (RDM, p. 63), cachant ainsi le fait que Laklali est aussi sa fille.

Dans l'Ancien Testament, le Pharaon rend Saraï à Abram lorsqu'il

apprend que le couple est marié. À l'inverse, Cousineau, lui, fuit avec

Laklali en apprenant qu'elle est en vérité la fille de Peck (RDM, p. 65-

67).

D'autres parallèles entre les deux histoires surgissent. Les

descendants d'Abram, établis au pays de C h a n a a ~ ~ ~ ~ , se rendront en

Égypte5" o ù ils deviendront esclaves des Égyptiens55. Rendus aux

Grands Lacs, les enfants de Peck seront esclaves à Médilhault (RDM, p.

68 ) .

De plus, le fils de Peck est nommé Absalon - un nom qui

apparaît dans L'Ancien Testamenl. Le livre de Samuel révèle que

Absalom est le fils de David. II fait tuer son demi-frère, Amnon, pour

se venger de lui, car Amnon avait couché avec la sœur d7Absalom,

Thamar? Or, l'Absalon de Récils de Médilhault est aussi impliqué

dans une histoire d'inceste, mais Legault embrouille les rôles de

l'histoire originale : c'est Absalon qui commet l'inceste avec Bashanti,

au lieu d'être celui qui en est offusqué (RDM, p. 83-84).

Genèse, III, 22-24. 5' Genèse, Xm, 18-19. 53 Genèse, XII, 1-XV, 2 1 . 54 << Histoire de Joseph », Genèse, XXXVii - L. SS L'Exode, 1. 56 2' livre de Samuel, Xm.

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106 L'histoire des Peck comporte donc des images qui font songer à

celle des Juifs. Non seulement raconte-t-elle la création des Peck, mais

elle s'associe à une histoire de création de grande importance. Comme

pour les Misérables , le procédé de I'intertextualité est ici un moyen de

prêter un sens - en l'occurrence, un sens mythique - au texte d'Anne

Legault. Par ses références à ['Ancien Teslament, autant que par

I'histoire d e commencements racontée dans Peck >>, ce récit

comporte une note inhérente a u mythe d'origine :

le mythe se rapporte toujours à une « création ». il raconte comment quelque chose est venu à I'existence. ou comment un comportement, u n e institution. une manière de travailler ont été f o n d é s 7 -

Le mythe d'origine ne s'achève pas avec I'histoire d'une

création. II « prolong[e] et complèt[e] le mythe cosmogonique : [il]

racont[e] comment le monde a été modifié, enrichi ou appauvris8 ».

Après le récit << Peck >> , I'histoire des << commencements >> se poursuit.

1V.II.ii Médilhault comme centre sacré

Il est sans doute significatif que le destin conduise les Peck à un

lieu qui s'appelle << Médilhault D. Car, rappelons-nous que cette

désignation fut à la racine de certains noms de villes gauloises, et

voulait dire « médian », o u << milieu D. Effectivement, Médilhault est

le c e n t r e : elle est à moitié chemin entre l 'espace initiatique du

voyage, et l'endroit où il s'achève. Elle est aussi le lieu où les premiers

s7 Mircea Eliade, op. cir ., p. 3 2 . S8 Ibid., p. 3 6 ,

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107 voyageurs (les Peck) engendrent la génération suivante de voyageurs.

Le centre est l'a espace " créationnel " par excellencesg >> .

Médilhault e s t aussi un « centre sacré » mythique. Nous

pouvons mieux l 'envisager comme tel en considérant les écrits

d'Eliade sur le << Centre' du Monde D :

Le symbolisme du K centre » et ses implications cosmologiques [..,] s'articule[nt] dans trois ensembles solidaires et complémentaires : 1" a u centre du monde se trouve la « Montagne sacrée ». c'est là q u e s e rencontrent le Ciel et la Terre ; 3" tout temple ou palais et, p a r extension, toute ville sacrée et toute résidence royale sont assimilés à une « Montagne sacrée » et sont ainsi promus chacun « centre » ; 3" à l eu r tour, le temple ou Ia cité sacrée. étant le lieu par où passe l ' u s m u n d i , sont regardés comme le point de jonction entre Ciel, Terre et ~ n f e f ' .

Lark Marais vit à Médilhault, mais le Montréal du XXe siècle lui

est accessible. À travers ce personnage e t ses voyages « cosmiques »,

o n prend conna i s sance du Mon t -Roya l , une « Montagne

sacrée » : << J'ai mes quartiers sur la montagne, car ils ont une

montagne ici, selon toute probabilité un ancien volcan [...]. La nuit, il

s'y produit d'étranges sabbats » (RDM, p. 101).

La cité de Médilhault elle-même est caractéristique d'une « ville

sacrée ». Médilhault est entourée d'une muraille, une structure qui

comporte une certaine signification mythique :

La clôture, le mur ou le cercle de pierres qui enserrent l'espace sacré comptent parmi les plus anciennes structures architectoniques connues

s9 Mircea Eliade, Traité d'hisroire des religions, Paris, Payot, 1970. p. 3 1 8. 60 Ibid., p. 3 16.

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108 des sanctuaires [..-1, Il en va de même des murailles de la cité : a v a n t

d'être des ouvrages militaires, eues sont une défense magique6 '.

Qui dit << magique », dit c surnaturel ». Car Médilhault est non

seulement un centre mythique, elle marque aussi I'apparition d'un

Etre surnaturel dans l a trame de 1' intrigue :

-11 y a une chose à Médilhault, tout de même, et je crois qu'elle vaut l a peine d'être vue . -Qu'est-ce ? -La Mort [...]. La Mort s'est fait chair [-..]. Elle est messagère d u Protecteur, dans la Muraille E...]. Elle cherche. Il paratt qu'à Médilhault, i l y a un humain qui lui échappe- Une sorte de monstre. Elle est sur u n contrat à finir, vous comprenez.-. (RDM, p. 9 5 ) .

Personnage fantastique, «. Mort » a une dent e n or e t des

capacités surhumaines ; elle est capable de franchir une porte

verrouillée (RDM, p. 116) et de transformer un homme en cendres

(RDM, p. 134-136). Si nous revenons à la définition même du mythe

selon Eliade, l 'importance d e cet CC Etre surnaturel », <C Mort »,

devient évidente : << Le mythe [...] constitue l'Histoire des actes des

Etres s u r n a t ~ r e l s ~ ~ » .

CC Peck >> a dévoilé l'histoire des origines après le cataclysme ;

les dix récits qui l e suivent chron~logiquernent~~ prolongent l e mythe

dans un << centre sacré » où un << Etre surnaturel D prend en charge la

mortalité des hommes. Eliade ajoute encore à propos du symbolisme

du centre,

61 Ibid., p. 3 13. 62 Mircea Eliade, Aspects du m y t h e, o p . cil., p. 3 2 . 63 << Big », << Kiev et Kin B, ii Rats », « Lark oour) D , Lena », i c Phar », << Kin » , << Lark (nuit) », Mort B et Lark (aube) ».

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109 dans diverses traditions voyons-nous la creation partir d'un u centre »,

parce que là se trouve la source de toute réalité et, partant de l'énergie de la vie, il arrive même que les traditions cosmologiques expriment l e symbolisme du centre dans des termes qu'on dirait empruntés à

1' embryologie64.

En effet, Médilhault est le lieu de naissance de Big Sarrazin.

Celle-ci se joindra aux cent nomades qui mettront en route l e

troisième cycle du mythe d'origine. Leur exode est rapporté dans le

récit << Cent », le récit final sur les plans formel et chronologique du

texte.

1V.II.iii De nouveau, apocalypse et renaissance

<< Cent » est le chapitre final qui, lui aussi, se rapporte au mythe

d'origine. Le voyage raconté dans ce récit est d'une dureté

éprouvante. Kiev en fait la narration dans son journal :

Ici, il n'y a pas d'arbres [... J il y a eu cette épidémie de jaunisse, nous avons perdu du monde ; j'ai été malade (RDM, p. 137). Dans les terres intérieures, tout est sec et même désertique par endroits [,--]- Ils ont eu ici, autrefois, de grands désordres de la nature et des humains. Plus nous montons au nord, plus les bêtes sont monstrueuses, au point que même les plus aguerris d'entre nous hésitent à les manger. Pour ma part, je chique des racines. II y en a qui mangent de la terre (RDM. p . 138).

Ces voyageurs hardis s e soumettent à des conditions

épouvantables, parce qu'ils tentent d'atteindre le continent asiatique

à pied. Leur trajet les conduit aux confins du monde. À ce sujet, les

propos de Mircea Eliade sont de nouveau précieux :

64 Mrcea Eliade, Trairé d'hisroire des religions, op. cir., p. 3 1 8.

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1 1 0 Le syndrome de la catastrophe finale rappelle les descriptions indiennes de la destruction de l'univers. II y aura sécheresse et famine, et les jours seront abrégés. L'époque précédant immédiatement la Fin sera do minée

par 1' ~n téchr i s t~ ' .

L'épreuve finale des cent nomades s'apparente à une fin mythique.

Même une figure d'« Antéchrist » vient menacer leur survie. Celle-ci

jette une ombre considérable sur les nomades par le moyen des

<< escadrons de la Mort » - ceux qui avaient engendré la << Mort » de

Médilhault elle-même. Loin des grandes cités-États du continent, les

escadrons de la mort viennent massacrer un petit groupe de nomades

qui traversent la même région que les cent voyageurs de Médilhault.

Ces derniers découvrent les victimes lors d'une baignade :

Nous avions trouvé une rivière [...]- Et puis, quelqu'un s'est mis à crier. et ensuite un autre et ils ont tous commencé à sortir de la rivière comme des brûlés. Une sorte d'écume rouge descendait en aval vers nous [ . . - lm Un demi-kilomètre plus en amont, dans une crique, une dizaine de corps finissaient de perdre leur sang par une large entaille à la carotide. Ça vatait une signature : « escadron de la Mort ». Ce n'était pas Ie premier massacre que je voyais, mais si loin des cités du sud, si loin qu'une horde de proscrits ne pouvait représenter une menace, ils venaient encore les tuer. Et nous ? [...] Reviendront-iIs avec des renforts 3 (RDiM, p. 135- 146).

Prenons note du fait que cette scène a lieu en présence de l'eau,

un autre élément qui, comme le c e n r r e , possède un symbolisme

mythologique significatif : Les eaux symbolisent la substance

primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles

reviennent, par répression ou par ~ a t a c l y s r n e ~ ~ ».

65 Mircea Eliade, Aspects d u m y t h e , op . ci!., p. 88. C'est nous qui soulignons. 66 Mircea Eliade, Traire d'histoire des religions. op. cit., p . 1 65.

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1 1 1 L e mot cataclysme » apparaît d e nouveau : l a baignade des

cents voyageurs pourrait, en effet, être considérée comme un genre

de dé luge q u i a b s o r b e les v ic t imes t rouvées mais épa rgne

sensiblement les cen t nomades :

Les traditions de déluges se relient presque toutes à L'idée de résorption de l'humanité dans l'eau et à l'institution d'une nouvelle époque, avec une nouvelle humanité, Elles trahissent une conception cyclique d u cosmos et de l'histoire : une époque est abolie par la catastrophe et un e nouvelle ère commence, dominée par des « hommes no uveaus »67.

Après l 'apocalypse, << seuls les élus vivront dans une éternelle

béatitude. Les élus, les bons, seront sauvés68 ».

Une seule surv ivan te es t t rouvée parmi l es vict imes du

massacre : C'était une fille, de quatorze, quinze ans au plus, clouée

par les mains sur une planche inclinée, l a tête au plus bas » (RDM, p.

146-147). À cette f i n d u monde futuriste, donc, s'inscrit une autre

scbne biblique, un véritable crucifiement. Comme Saint Pierre, la

victime est crucifiée la tête en bas69.

Les cent << é lus D examinent l e s i te d u massacre e t trouvent

<< des livres éparpillés, d e vrais livres, comme [ils] n'en avai[ent] pas

vu depuis des années >> (RDM, p. 146). Ceux qui les apportaient

avaient été << des typographes qui avaient fu i leur cité en volant tout

ce qu'il fallait pour continuer leur métier ailleurs » (RDM, p. 146).

Après avoir délibéré sur la question, le groupe décide d'emmener ces

67 Ibid., p. 182. 68 blircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 87.

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112 l i v r e s d a n s cc l 'Anc i en Monde ». Big jus t i f i e c e t t e

décision : e Justement parce que nous avons tous la mémoire de la

douleur, il ne faut pas la perdre >> (RDM, p. 153). Par cette

déclaration, elle souligne l'importance d e la réitération du mythe

d'origine. En préservant ces livres pour les générations suivantes, les

nomades leur donneront accès en quelque sorte au c Temps

primordial » : à l 'histoire d e Médilhault e t d e l'époque qui la

précède. Ainsi leurs descendants effectueront un c retour en

amère >> et connaîtront Ieur propre raison d'être. Le mythe est << un

récit qui fait revivre une réalité originelle70 >> .

En route pour le pays de leurs futurs enfants, les cent voyageurs

emmènent littéralement avec eux la mort. L'un de leurs membres a

déjà été violée par les escadrons de la Mort e t elle porte le nouveau-

n é qui e n f u t le résultat. Comme le personnage << Mort >> d e

Médilhault, ce bébé a une dent en or (RDM, p. 155) : Le numéro

cent vient de nous percer sa première dent. L'ennui, c'est qu'elle est

en or >Y. Nous devinons facilement ce que représente le bébé. Le

groupe de cent pionniers emmène dans son propre sein le germe des

éléments responsables d e son aventure apocalyptique. Les

personnages du texte expliquent l'incarnation d e la Mort parmi

eux en termes particuliers : << La Mort s'est fait chair [...] je l'ai vue

plus d'une fois » (RDM, p. 95). Ces filles porteront la mort et la

feront chair. Amen » (RDM, p. 150). Or, le Prologue de l'Évangile

69 « Dictionnaire du Nouveau Testament », La Sainte B ib le . Chanoine .4. Crampon (trad.), Paris, Desclée et Cie, 1 93 9 . p. 3 3 5. 70 B. Malinowski, << iMyth in Primitive Psychology W . cité par Mircea Eliade dans Aspects d u m y t h e , op. cil-, p. 34.

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1 1 3 selon saint Jean relate ainsi les origines du Christ : << Et le Verbe s'est

fait chair, et il a habité parmi nous7' ». La figure de la Mort incarnée

représente donc un Antéchrist dans Récits de Médilhault. L'auteure se

réfère à un Temps primordial, mais à partir duquel elle crée un

bouleversement en invoquant le Mal à la place du Bien.

Incontestablement, le passé est un thème majeur des Récits d e

Médi lhaul t . Dans chaque récit cc post-cataclysmique », c'est-à-dire

dans tous sauf << Épi », toutes les dimensions de la société décrite sont

comparables à une période historique ou à une autre. Nous avons

remarqué dans l'utilisation des noms propres un recours parfois très

ostensible aux retours en arrière. Tenochtitlan et les Sassanides, entre

autres, sont des références explicites à des civilisations disparues.

« Médilhault B se prête davantage à la spéculation. Néanmoins ses

liens hypothétiques avec le passé sont multiples et fort intéressants.

La cité-État de Médilhault, ses structures e t ses institutions

offrent aussi un panorama de l'histoire mondiale. De l a ville

moyenâgeuse, emmurée et possédant des meurtrières, en passant par

l 'Angleterre d u dix-septième siècle e t son Protecteur, jusqu'à

l'Antiquité romaine avec ses q u i n décim v ir i, ses proscrits et ses

esclaves, on songe à tout sauf à une ville ultramoderne.

Le monde du travail à Médilhault s'inscrit dans la même veine.

Le passage o ù Big décrit son grand-père courant les marchés, << les

entrepôts, de nuit [...] échangeant e t parfois volant » dirige notre

77 Saint Jean. Prologue, 1-14.

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I l 4 imagination vers un vieux port ou marché européen dans lequel il

manque d'ordre e t où chacun se débrouille comme il peut.

Nous avons pu tracer un parallèle entre la stérilité culturelle

dans la société fictive et celle qui, selon Chèdeville, a eu lieu p e n d a n t

le Moyen Age. Du côté des sciences, Médilhault n'est guère plus

avancée. L'électricité, les voitures e t les avions sont inaccessibles à la

majorité d e ses citoyens. De plus, ces derniers vivent hors du

temps : le calendrier est oublié et on découpe le temps en saisons et

en « lunaisons ».

Legault ne se limite pas à ces allusions historiques ; elle fait

appel a u mythe, qu'elle marie avec l'utopie futuriste. D'abord, nous

l isons l 'histoire d ' u n commencement qui suit un « grand

cataclysme ». Des allusions subtiles à l'Ancien Testament placent le

récit sous une lumière sacrée. Ensuite, l'intrigue s'enchaîne dans un

lieu qui comporte toutes les caractéristiques d'un « centre sacré », et

o ù apparaît un Etre surnaturel. Finalement, les personnages du texte

passent par des conditions apocalyptiques e t subissent une espèce de

renouvellement. Un déluge, un crucifiement, et des textes qui

serviront à raconter l'histoire de la souffrance complètent ce tableau

dont l 'inspiration provient des écr i ts bibliques. Cet ensemble

d'événements e t de références aff i rme l'inscription du Temps

primordial dans Récits de Médilhault.

Revenons à nos préoccupations initiales e t considérons le thème

du passé à la lumière de l'ironie. Rgcits de Médilhault est une œuvre

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115 futuriste, le lecteur s'attend donc à découvrir un monde unique et

nouveau, conforme à ses attentes. Pourtant, certains aspects de

Médil hault se comparent facilement à des sociétés d7 autrefois. Ainsi

nous retrouvons un nombre important d e similitudes entre les

Médilhaudais et les Européens médiévaux. De même, des allusions aux

histoires saintes de La civilisation judéo-chrétienne sont présentes

dans le roman. Ce texte réunit l'avenir et le passé, qui sont forcément

opposés.

Qu'accomplit l'auteure par son emploi de l'ironie moderne ?

Essentiellement, Legault réussit à critiquer la société qu'elle dépeint.

Médilhault est une place dont on sent l'injustice, c'est un ville que

l'on désire changer ou bien quitter, comme les cent nomades de

l'ultime récit. Pourtant, aucun narrateur de Récits de Médilhault ne

dit : « Voilà une dystopie. Nous étions mieux au vingtième siècle B.

C'est une impression qui n'est jamais traduite en mots dans le texte,

mais que le lecteur ressent grâce à l'ironie du renversement temporel.

Se pourrait-il qu'Anne Legault parvienne aussi à critiquer sa

propre société ? Car nous savons déjà que les utopies littéraires sont

construites à partir de sociétés déjà existantes. Derrière Médilhault,

on aperçoit, de temps à autre, Montréal (voir pages 27, 97 et 98). En

fin de compte, la question s'impose : si nous considérons Médilhault

comme étant fondamentalement mauvaise, que penseraient les

Médilhaudais de notre société actuelie ? On ne peut dénoncer l'autre

sans d'abord poser un regard sur soi-même. Concluons en citant Lark

Marais : « Où a-t-il bien pu prendre son Dictateur ? Y a-t-il eu une

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116 chose pareille au vingtième siècle? Nous n'aurions donc rien inventé à

Médilhaui t ? » (RDM, p. 127).

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V CONCLUSION

Notre parcours révèle qu'Anne Legault a su manipuler l'ironie d'une

façon tout à fait raffinée. L'auteure a démontré qu'elle connaît la valeur de

l'implicite, du non-dit. Elle laisse au lecteur le soin de découvrir la

présence -d'un sens caché au lieu de le révéler de manière tout à fait

évidente. Anne Legault est confiante que son texte ne sera pas

nécessairement l u au premier niveau.

Certes, le lecteur dispose de nombreux outils qui servent à détecter

I'ironie et à la classifier selon sa nature. Le personnage ironique annonce,

sans le dire pour autant, la qualité paradoxale d'un événement dont il est

témoin. Absalon, Cousineau et Lark sont ces « personnages ironiques » qui

révèlent les situations ironiques dans Récits de Médilhaulf, puisqu'ils

commentent les injustices du monde médilhaudais pour les rendre

compréhensibles aux autres observateurs.

Nous avons aussi recherché I'ironie classique, plus précisément, le

trope. Lorsque cette figure de style « par laquelle un mot change de

sens1 » s'est vue accompagnée d'une composante sémantique (par laquelle

il y a une inversion de sens) et d'une composante pragmatique (par où le

trope fait de quelqu'un o u de quelque chose une cible), nous l'avons

classifiée en fonction de son incongruité. Dans la grande majorité des cas,

nous nous retrouvions en présence de renversements créés par des

« conflits idéologiques » ou par des « déclarations d'erreurs connues ». Les

Patrick Bacry, op . cit., p. 9- 10.

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<< contradictions textuelles D e t les (4 changements d e style » chez un

locuteur étaient moins nombreux. Le titre du texte contenait déjà en lui-

même le soupçon d'un indice d'ironie dans la voix de l'auteur, bien qu'il

fût non-explicite : << Médilhault >> e n effet, sans annoncer explicitement un

texte ironique, se prête à plusieurs interprétations.

Nous avons ensuite posé notre regard sur ces agencements de faits

qui produisent l'ironie dite moderne. L'analyse philosophique de telles

situations nous a permis de distinguer entre celles qui sont générées par

les événements (où l'incongruité es t créée par un rapport inédit entre

l'attente e t la réalité), ce sont celles que nous disons << dramatiques » (où

l'observateur peut prévoir la chute de la victime), celles qui sont créées

par l'auto-trahison (où la cible est la seule responsable de sa condition de

victime) et celles qui font preuve d e simples incongruités.

Cette dernière classe de situations ironiques, certainement à cause

de s a nature générale, a caractérisé la plus grande partie de l'ironie

moderne dans Récits de Médilhault. Car elle comprend non seulement des

événements paradoxaux de l ' intr igue, mais aussi les renversements

effectués grâce à I'intertextualité (à travers les Misérables et la Bible) ainsi

que l'ironie engendrée par le thème du passé dans un texte futuristz.

À t ravers les paroles des narrateurs e t des personnages, les

événements racontés, I'intertextualité e t le thème principal considéré par

rapport au genre de Récits de Médi lhaul t , on perçoit les trois éléments

fondamentaux d e I'ironie. II s'agit à chaque fois de deux « niveaux >> entre

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lesquels il existe une relation de tension, deux niveaux qui concourent à

faire de quelqu'un ou de quelque chose une cible.

VJ Les cibles de Récits de Médilhault

Quelles sont les cibles visées dans Récits de Médilhault ? Identifier

une situation exemplaire de l'ironie moderne ne signifie pas forcément

révéler une cible spécifique. Il est parfois ardu de localiser la chose ou

l'idée qui est tournée en dérision par un tel renversement. D'après nos

observations, la remarque de Philippe Hamon que nous avons citée dans

L'Introduction se révèle exacte : << Ce sont souvent des entités abstraites

dotées de majuscules qui sont invoquées comme les destinateurs de cette

ironie : " la Vie " [... j , ou " la Nature " ou le " Hasard ", ou " l'Histoire ", ou

le " Sort "* B. Effectivement, les paradoxes repérés dans Récits de

M é d i l h a u l t (soit par nous en tant que lecteurs, soit par les personnages

ironiques d u texte) soulignent et raillent souvent les injustices et les

absurdités de la vie. Toutefois, des exceptions se présentent : c'est

l'hypocrisie du père Peck qui est attaquée par Cousineau. Aussi l'ironie de

1 'auto-trahison dépend-elle de 1 'ignorance de l'interlocuteur pour se

réaliser. Ce trait est donc la cible dans chacun de nos exemples de cette

catégorie.

Lorsqu'elle crée des renversements ironiques en ayant recours au

procédé de l'intertextualité, Legault vise l'optimisme. L'allusion aux

M i s é r a b l e s dans Récits de Médilhault associe ce deuxième texte aux

Philippe Hamon, op. cit.. p. 14.

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malheurs, à la misère décrite dans le premier. En outre, les Misérables se

situent au XIXe siècle. Faire référence à cette œuvre dans un texte futuriste,

n'est-ce pas dire que « nous n'avons guère progressé depuis 200 ans.

Notre société est aussi injuste qu'auparavant D.

Le thème du passé en général dans Récits de Médilhault contribue

également à cette impression. Un avenir « rétrospectif » raille l'optimisme.

Nous sommes au XXIe siècle, mais nous ne faisons que reculer en ce qui

concerne l'état de l'humanité. Une autre cible est encore impliquée dans

c e conflit temporel : le lecteur. Celui-ci s'attend à découvrir un texte

futuriste, puisque la couverture le présente de cette manière. Pourtant, i l

décèle un monde ancré dans l'histoire à un tel point qu'il y voit même le

mythe d'origine, l'histoire des premiers commencements.

Les victimes de l'ironie classique dans Récits de Médilhault sont plus

évidentes grâce à leur spécificité. Les narrateurs e t les personnages du

texte ont visé les figures e t les institutions d u pouvoir, I'absence de

compassion humaine, l'ignorance e t la peur sur laquelle elle est fondée,

l ' injustice, le manque de culture e t la naïveté. Les Européens, les

Sassanides, la mère du médecin dans « Épi » et Peck le prédateur se sont

aussi vus attaqués.

V.II Signification / arrière-plan idéologique

Quel es t le sens de ce s railleries aux dépens de choses e t

d'institutions toutes-puissantes? II ne faut pas chercher loin pour trouver

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la signification d'une raillerie orientée vers un personnage spécifique dans

le texte : c'est bien une attaque contre ce personnage. Or, ironiser contre

les injustices de la vie, contre l'ignorance, contre l'optimisme, contre un

manque de valeurs humaines ou contre le pouvoir paraît frustrant, tant

ces notions sont vastes.

Lorsqu'on s'en prend à l'optimisme dans un texte utopique, on

demande un changement ; on désire un bouleversement du statu quo.

Comment I 'auteure souhai tera i t -e l le a l térer l ' é ta t ac tuel de son

environnement? Si elle s ' en prend à I'ignorance e t à un manque de

culture, il est probable qu'el le favorise l 'épanouissement intellectuel e t

culturel de sa société. Parallèlement, s'attaquer aux figures du pouvoir se

traduit certainement par un parti pris pour le plus faible : que ceux qui

sont sans argent, ni parole, ni force, ni autorité, ni puissance aient

l'occasion de prendre le contrôle de leurs destins.

VDI L'ironie des femmes à la fin du siècle

Dans Carquois de velours d e Lucie Joubert, on apprend que les

années soixante ont marqué une ouverture des auteures québécoises vers

le recours à l'ironie dans leurs textes3. Toutefois, ce la s 'est produit

graduellement. Initialement, certaines écrivaines ont é t é réticentes à

utiliser ce procédé? Elles tendaient à l'inscrire explicitement dans leurs

œuvres, annulant ainsi I'élément d'ambiguïté qui caractérise 1 'ironie. Anne

Legault cède-t-elle au même penchant ? L'ironie dans Récits de Médilhüult

Lucie Joubert, op- cit., p. 18- 19.

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se distingue plutôt par sa nature implicite. Dans la majorité des cas,

I'auteure laisse au Iecteur le soin de découvrir e t de décoder les sens

cachés de son œuvre. Selon Joubert, I'écrivaine qui opte pour une telle

décision stylistique se démarque par son audace? Se servir de l'ironie

sans la nommer comporte toujours le risque de « ne pas être [lu]

correctement6 D.

Lucie Joubert aborde également I'ironie moderne ou « romantique D

dans son étude. Elle la décrit comme « un nouveau type d'ironie, peu

fréquent dans le corpus d e l'écriture au féminin7 B. À l'exception

d'Adrienne Choquette, de Gabrielle Roy et de Monique Bosco, les auteures

sur lesquelles Lucie Joubert s'est penchée ont majoritairement évité cette

attitude paradoxale. II est donc intéressant de noter qu'Anne Legault a

véritablement embrassé l'ironie moderne, à travers l'intrigue, les thèmes

et Le genre du texte. Après avoir pris connaissance des conclusions de

Joubert sur ce sujet, i l est réjouissant de constater que, dans Récits de

Médi lhau l r , Anne Legault s e démarque de ses consœurs des décennies

précédentes. L'ironie moderne paraît plus ludique, plus mystérieuse e t

plus profonde que son prédécesseur classique ; si Anne Legault s 'y

hasarde, c'est qu'elle possède ces qualités elle-même en tant qu'auteure.

Ibid., p. 29.

Ibid.. p. 3 6 .

Ibid.. p. 3 0 .

Ibid.. p. 19 1.

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VJV La question des cibles

Lucie Joubert a compilé une liste des cibles de l'ironie classique chez

les auteures québécoises de 1960 à 1980. Une comparaison de son

contenu avec les cibles figurant dans Récits de Médilhault révèle quelques

différences intéressantes. Toutefois, les similitudes sont aussi signifiantes

et pour cette raison, elles méritent commentaire.

La première catégorie abordée par Joubert est cc l'Église B. << La vie de

couvent », c< les figures religieuses D et << la " parole " religieuse » s'y voient

contestées. Ce fait ne doit pas surprendre, vu que l'influence du monde

clérical a eu de fortes répercussions sur la production littéraire [au

Québec] » et de plus, la période sur laquelle Lucie Joubert s'est arrêtée

est celle de La Révolution tranquille, un mouvement qui << a contribué à

mettre un terme à la domination du clergé sur les institutions sociales et

gouvernementales au Québec8 ».

Legault se distingue de ce courant de pensée. Elle ne touche au sujet

de l'Église qu'une seule fois, et dans une partie de Récits de Médilhault où

l'un de ses personnages se retrouve au XXe siècle : << À Montréal, ils ont des

temples sans fenêtres qu'ils nomment cinémas, désertés, comme tous les

temples » (RDM, p. 125). Rompant avec les idées dominantes des années

60 et 70 au Québec, Anne Legault met plutôt en relief la disparition de

valeurs spiri tuelles qui, d'après elle, caractérise sa propre époque.

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« Médecine et société » regroupe I< les organes », « la folie», « classes

et groupes sociaux » et « le gouvernement, ses institutions et la société d e

consommation » sur la liste de Joubert. Le bien-être physique e t mental

ainsi que les institutions qui s'en chargent sont passés sous silence dans

Récits de Médilhault (il se peut même que les hôpitaux n'existent plus au

me siècle décrit par Legault ; en tout cas, elle n'en fait aucune mention).

Cependant, I'auteure traite souvent des questions de classe, de société e t

de gouvernement. Par exemple, ['histoire des Sassanides e t la façon dont

ils sont considérés (voir RDM, p. 112) démontre que la division des classes

se porte toujours bien à Médilhault, e t l'auteure pointe justement cette

inégalité. Elle dénonce à plusieurs reprises les figures du pouvoir dans

I'utopie, qu'elles soient de nature politique ou autre. La surconsommation

est aussi ciblée. Dans ce sens, Anne Legault s'accorde avec les auteures du

corpus de Joubert.

« éducation » représente le groupe suivant de cibles identifiées par

Joubert : « les traditions », « l 'institutrice », « l a valorisation d e

l'ignorance » et « le diplôme ». Encore là, le système éducatif est oublié

dans Récits de Médilhault pour la simple raison qu'il ne semble plus

exister. Les traditions, les institutrices e t les diplômes évitent la critique,

ayant disparu de la scène. En revanche, l'ignorance règne à Médilhault. Le

manque de savoir est une cible majeure chez Anne Legault.

Les auteures québécoises de 1960 à 1980 s'attaquent aussi aux

institutions du couple e t de la famille. « Le mariage », « le couple illicite »

et « la vie de famille et le divorce » composent cette catégorie de cible.

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Notre auteure évite de critiquer ces structures établies en tant que telles,

mais elle dénonce ceux qui abusent de leur pouvoir au sein de ces

institutions. Nous pensons ici au vilain e t incestueux père Peck. Or, vouloir

railler la famille et tout ce qu'elle représente serait déplacé dans notre

texte. Il n'y a plus de famille traditionnelle, à proprement parler, dans la

cité de Médilhault.

La cible « les hommes » identifiée par Joubert (où il est question des

« certitudes de l'homme » et de sa « virilité » ) est absente dans Récits de

Médilhaulr. Legault s'en prend parfois aux personnages masculins, pas en

raison de leur sexe, mais parce qu'ils sont coupables d'autres vices : d'un

abus de pouvoir, par exemple. De plus, les hommes ne sont pas seuls à

détenir des positions de force dans cette fiction. « Mort » en est la preuve ;

c'est une femme puissante e t dangereuse.

Le dernier groupe de cibles décrit dans Le carquois de velours

s'intitule « Langue et littérature », et inclut « les Anglais », « La question

linguistique » (ou la résistance à la langue française), « les Franqais et les

Américains » (ou ceux qui se prosternent devant eux) et « l'écrivain ». En

ce qui concerne la nationalité, il est vrai que Legault se permet de

décocher quelques flèches à t'endroit des Européens, ou contre un trait

qu'elle semble vouloir leur attribuer. Cette exception mise à part, I'auteure

évite dans son ironie la question des frontières politiques et linguistiques.

En outre, elle épargne la profession d'écrivain. Bien sûr, il n'y a plus

d'individu qui gagne sa vie ainsi dans la cité de Médilhault. L'aute-ure

s'attaque à l'ignorance culturelle et à l'amnésie face à l'histoire. Par ce fait,

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elle doit certainement valoriser les écrivains, sans qui le savoir et la

culture ne pourraient pas se propager.

Bon nombre de cibles figurant sur la liste de Lucie Joubert sont

absentes de Récits de Médilhault. Legault évite totalement la médecine et

l'éducation dans son point de mire. Lorsqu'elle ironise sur l'Église, le

couple, la famille, les hommes et les nationalités, elle choisit des aspects

différents de ceux qui sont critiqués par les écrivaines de 1960 à 1980.

Cela s'explique en partie par le genre utopique et futuriste du texte.

Convenons que si les hôpitaux, les écoles et les églises n'existent pas dans

l'univers fictif, ils constituent des cibles impossibles à atteindre.

Cependant, leur absence au XXIe siècle est révélateur de l'idéologie de

I'auteure : d'après Anne Legault, une société cauchemardesque ne

bénéficierait guère de ces extras >>.

V.V Le féminisme au futur / le métaféminisme

Comparant l'ironie des femmes à celle des hommes, Lucie Joubert

écr i t :

Les auteures n e cri t iquent pas tant la société dans son ensemble que le peu d e place q u e ce t t e société leur réserve. Elles n e tournent pas e n dérision l e mariage, mais la soumission e t le renoncement qu'il implique. L'ironie qu ' e l l e s prat iquent aux dépens des hommes s'inscrit alors dans ce processus de r e m i s e e n question des « petits pouvoirs quotidiens »9 .

Cette remarque pertinente à propos des auteures québécoises de

1960 à 1980 ne s'applique pas à Anne Legault, auteure de Récifs de

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Médilhault . Son ironie, au lieu de souligner l'inégalité des sexes, se moque

de notre siècle, de nous tous, ici et maintenant. Oui, le texte est futuriste,

mais nous y reconnaissons aisément notre propre époque.

Par ailleurs, le genre utopique permet une critique compl-ète de la

société, parce qu'au cours d e la fiction, chacun de ses éléments

caractéristiques es t dévoilé. Le résultat, en l 'occurrence, e s t un

déferlement de presque tous les maux du vingtième siècle - même de ceux

des siècles précédents, à certaines reprises.

O ù se situe donc Anne Legault par rapport aux écrivaines féministes

des années 60 e t 70 ? Son ouvrage porte plutôt les marques du

métaféminisme, un mouvement qui se distingue du féminisme mais qui,

en même temps, l'enveloppe e t le métamorphosei0 : Les nouvelles

écrivaines [métaféministesl , en règle générale, ne disent mot du

féminisme, voire prennent leurs distances par rapport à lui1' ». En effet,

Anne Legault a tendance à prendre le parti du plus faible - une catégorie

qui peut comprendre la femme, mais pas exclusivement. Le pouvoir, ou

ceux qui le détiennent, représente une de ses cibles les plus importante^'^.

' O Lori Saint-Martin, « Le métaféminisme e t la nouvelle prose féminine au Québec », d a n s

Lori Saint-Martin (dir.), L'azrtre lec ture , Montréal, XYZ éditeur, 1994, p. 1 65.

l 2 Ces traits rapprochent Récits de Médi lhaulr de l 'œuvre de Madeleine Ferron tel

qu'elle est décrite par Lucie Joubert : peu connue du public parce que métaféministe à

une époque où le discours féministe « d o i t être idéologiquement marqué » , Ferron, e l l e

aussi, « redistribue le pouvoir en quelque sorte [... J. Elle épargne alors d e son ironie l e s

faibles et Ies démunis pour sévir contre les forts e t les mieux nantis ». Lucie J o u b e r t ,

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Si les églises, les hôpitaux et les écoles n'apparaissent pas dans son texte,

cela signifie peut-être que Legault craint réellement la .disparition

d'institutions qui devraient servir tout le monde, peu importent le revenu

ou la classe sociale. Une appréhension de voir partir ces organismes qui «

appartiennent >> à tous les membres d'une société s'accorde avec une

idéologie humanitaire, gauchiste, que nous croyons avoir décelée à partir

de l'ironie d'Anne Legault. L'œuvre métaféministe est plus personnelle et

accessible à tous, porteuse de G sens collectif » 1 3 .

D'ailleurs, cette ironie aux cibles si diverses n'est-elle pas une ironie

plus efficace ? Lori Saint-Martin explique comment :

L'ironie e t l 'engagement politique font-ils toujours bon ménage ? [...] Qu'en

est4 lorsque l 'engagement politique colore e t oriente tout le texte, parfois a u x

dépens d e l'ironie e t de la littérarité en général ? Nous avons v u q u e

I'Euguélionne s'est donné comme mission explici te d e redorer le blasmn d e s

femmes (de fait, il n'est jamais question d e leurs défauts) [..,l Les i n t e n t i o n s

explicites d e I'auteure nous sont connues grâce au paratexte [...] mais aussi

par une foule d'indices textuels qui é l iminent l'ambiguïté. Nous s a u r o n s

désormais comment lire chaque commentaire ironique : dans le sens l e p l u s

favorable à la cause d e s femmes1".

<< Madeleine Ferron : du regard social à l 'auto-ironie », dans Lucie J o u b e r t (d i r - ) ,

Trajectoires au féminin dans la littératr~re québéco i se , op. cit., p. 250-25 1 .

l4 Lori Saint-Martin, << L'ironie féministe prise a u piège : l'exemple d e I 'Euguélionne >>,

dans Contre-Voix, Essais de critiqzie aa f é m i n i n . Québec, Nuit blanche é d i t e u r , 1997, p .

139.

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L'ironie qui laisse deviner son « vrai » sens aussi facilement devient une

arme moins puissante.

« II semble donc périlleux, écrit Lucie Joubert, pour les femmes d e

mêler leur voix, si préoccupée de l a condition féminine qu'elle soit, à celle

des hommes ; leur message risque d'être étoufféI5 ». L'auteure a choisi

une perspective qui pourrait aussi bien être masculine que féminine. A-t-

elle « mêlé sa voix >> à celles des hommes en embrassant une cause qui,

n'étant plus directement associée à la condition féminine, l'englobe e t la

dépasse ?

«Je suis avant tout celle-qui-écritf6 B .

I5 Lucie Joubert, op. cir., p. 2 0 5 .

'' Carole Massé, citée par Lori Saint-Martin dans « Le metaféminisme et la nouvelle p r o s e

féminine au Québec », loc. cir. , p. 1 6 3 .

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1. CEavre étudiée

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3. Les figures de style

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6. Théorie de l'utopie littéraire

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7. Théorie du mythe

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S. Autres études et œuvres de fiction

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HUGO, Victor, Les Misérables, Paris, Gallimard, 195 1 [l862].

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9. Articles portant sur Récits de Médi lhadt

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MALENFANT, Michèle, cc Un futur cauchemardesque », dans L e Devoir (samedi 4 mars 1995), p. D5.

10. Ouvrages de référence générale

La Sainte Bible, Chanoine A. CRAMPON (trad.), Paris, Desclée et Cie, 1939,

11. Ouvrages de référence sur la littérature québécoise

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