LAURIEN STAFFORD
LES IRONIES CLASSIQUE ET MODERNE DANS RÉCITS DE MÉDILHAULT D'ANNE LEGAULT
Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'université Laval
pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL
SEPTEMBRE 2000
O Laurien Stafford, 2000
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Iraimerais exprimer ma gratitude profonde au professeur Marc
Gagné d'avoir accepté la direction de ce mémoire, de l'avoir enrichi
de ses conseils experts, et surtout de m'avoir encouragé du début à
la fin de mes travaux.
Je voudrais également remercier le professeur Georges
Desmeules qui m'a beaucoup encouragé, et qui a montré un vif
intérêt pour mes recherches.
RÉsUMÉ DES IRONIES CLASSIOITE ET MODERNE DANS RÉCITS DE M&DILHA ULT Dy ANNE LEGAULT
Ce mémoire est une étude de l'ironie dans le texte Récits uk MédZhauIt. Une approche linguistique souligne, dans un premier temps, I'ironie classique ou << verbale )> de l'auteure. On examine comment l'ironie classique est créée et quel est son effet. Les deuxième et troisième chapitres traitent de l'ironie moderne ; ils explorent d'abord les personnages et situations ironiques du texte qui sont générées par des paradoxes narratifs ou des faits absurdes, et même par l'emploi de références intertextuelles. Le genre utopique ou dystopique du texte participe aussi à la création d'un effet ironique lorsque l'auteure inscrit le passé réeI et mythique dans Récits & Médilhwit. En conclusion, on compare l'ironie des auteures québécoises de 1960 à 1980 à ceUe d'Anne Legault. Un tableau comparé des cibles met en évidence le fait que l'ironie de Récits de Médiharlt ne s'inscrit pas dans le féminisme des auteures des années soixante-dix et quatre-vingt.
1 INTRODUCTION
1.I Les Récits de Médilhault IJI Le problème de l'ironie
1.II.i L'ironie classique I.Il.ii L'ironie m o d e r n e
I.XI L'ironie au féminin : état de la question 1.W L'élément utopique et l'ironie 1.V Les utopies au féminin 1.W Les liens entre l'utopie et I'ironie I.VII Méthodologie
XI CHAPITRE PREMIER
II. 1 L'ironie classique dans Récils de II.iédiIhauit IIJI Reconnaître I'ironie classique
n.1I.i Les indices de l'ironie i.i Indices explicites dans la voix de l'auteur iJi Déclaration d'erreurs connues Liii Contradictions textuelles i.iv Changements de style i.v Conflits idéologiques
m.1 L'ironie moderne dans Récits de Médilhault III.1.i Précisions : l'observateur et la victime cachés
III-II Personnages i roniques IIXJII Les situations ironiques
IIIJILi Ironie générée par une simple incongruité III.1II.Z Ironie générée par les événements III.III.üi L'ironie d r a m a t i q u e 13il.III.i~ L'ironie de l'auto-trahison
IIH.N Intertextuali té
1V.I Le thème du passé dans un Médilhault futuriste 1V.I.i Noms de lieux e t de peuples W . I I Structures urbaines, sociales e t politiques IV.I.üi Travail et commerce IV.1.iv Le déclin des arts et des lettres IV.1.v Technologie
IV. 11 Récits de Médilhault comme mythe d'origine 1V.II.i Au commencement, Anne Legault créa Iles Peck 1V.II.ii Médilhault comme centre sacré IV.II.iii De nouveau, apocalypse et renaissance
V CONCLUSION
V.1 Les cibles de Récirs de Mtfdilhault V-II Signification I arrière-plan idéologique V.111 L'ironie des femmes à la fin du siècle V.IV La question des cibles V.V Le féminisme au futur I le métaféminisme
BIBLIOGRAPHIE
1.1 Les Récits de Médilhault
Anne Legault est I'auteure de quatre pièces de théâtre, de deux
romans et d'un livre pour enfants. Les nombreux articles consacrés
à La visite des sauvages, à O 'Ne ill et à Conte d'hiver 70 attestent de
la réputation de Legault comme dramaturge. Le prix littéraire d u
Gouverneur Général qu'elle reçut en 1986 pour La visite des
s a u v a g e s confirme cette réputation'. En revanche, Le roman Réc i t s
de Médilhault, paru en 1994, a fait couler relativement peu d'encre
jusqu'à maintenant2. Pour cette raison, le nom d'Anne Legault n'est
généralement familier qu'aux adeptes du théâtre québécoi S.
Récits de Médilhault es t souvent appelé un « recueil de
nouvelles » par la critique3. Son titre compte sans doute parmi les
causes principales de cette méprise. 11 serait en effet plus juste de
L'apparenter au genre romanesque : << Le roman fait le récit d'une
his toire , " c'est-à-dire [dl'une suite d'événements enchainés dans le
temps depuis un début jusqu'à la fin " »'. Récils de Médilhault met
préc isément en scène une suite d'événements enchaînés dans le
temps », bien qu'ils ne soient pas toujours disposés selon un ordre
Hélène Dumas (dir.). Théâtre québécois, ses auteurs, ses pièces, Montréal, VLB éditeur, 1989, p. 161.
François Belleau, « Retour au moyen Age », dans Lettres québécoises, no 77 (printemps 1995). p. 29 et Michèle Malenfant, Un futur cauchemardesque », dans Le Devoir (samedi 3 mars 1995). p. D5, lui ont chacun consacré un article.
Voir François Belleau. [oc. cit, Roland Bourneuf et RéaI Ouellet, L'univers du roman, Paris, Presses
Universitaires de France, 1989, p. 2 5 .
chronologique. Puisque l'ensemble des textes fa i t preuve d'unité,
nous les considérons comme formant un roman.
Cette œuvre raconte les aventures de plusieurs personnages,
résidant principalement dans la ville de Médilhault, pendant une
période qui s'étale de la fin du XX' siècle jusqu'au siècle suivant. Le
Montréal - devenu « Médilhault » - du vingt e t unième siècle nous
est dévoilé à travers Les tranches de vie de chaque personnage. Le
texte est futuriste, ce qui libère I'auteure des contraintes de la
fiction mimétique, où la littérature imite, dans une certaine mesure,
la réalité. Legault tire parti de cette liberté en créant une société
écrasée de malheurs.
Le Montréal que nous connaissons et le Médilhault fictif
présentent un contraste remarquable. Toutefois, le genre utopique
duquel relève le texte impose au lecteur une comparaison entre sa
société réelle et celle qu'annonce la fiction. Il en résulte une critique
e t d e l 'une e t d e l 'autre. Car Récits d e Médilhault est
l inguist iquement e t thématiquement imprégné d ' ironie. C'est
précisément sur l'ironie dans le texte que portera notre étude.
Comment se manifeste-t-elle ? Quel est l'arrière-plan idéologique
auquel réfère l'auteure grâce à ce recours à l'ironie ? Telles seront
les principales questions qui retiendront notre attention.
1.D Le problème de I'ironie
Et d'abord, qu'est-ce que l'ironie ? Selon Monique Yaari,
s'interroger sur la nature de I'ironie, c'est mal poser une question
fondamentale, car l 'ironie es t un vaste concept dont les
significations sont multiples5. Ses caractéristiques de base diffèrent,
semble-t-il, selon les œuvres consultées. Mais au lieu d'insister sur
les difficultés que la définition du concept présente, examinons les
paramètres définitoires déjà posés par D. C. Muecke dans son
ouvrage, The Compass of Irony6 .
Muecke considère que trois éléments caractérisent toute forme
d'ironie : « In the firsl place irony is a double-layered or IWO-storey
p h e n a m e n o n 7 ». La dualité est le premier principe de I'ironie ; elle
fonctionne à deux « niveaux ». Au premier niveau se trouve la
situation telle qu'elle est présentée par l'ironiste et vue par la cible
(c'est-à-dire, la victime). Au second niveau apparaît la situation telle
qu'elle est réellement perçue par I'ironiste. « There is always some
kind of opposition belween the two levels ». II existe une relation
de tension entre les deux niveaux. Cette tension peut être une
contradiction, une incongruité ou une incompatibilité. « There is in
irony an element of innocenceg ». L'élément d'innocence de l'ironie
fait en sorte qu'il y a une dupe ; que quelqu'un n'aperçoit pas ou
n'avait pas aperçu le second niveau de l'ironie. Lady Macbeth, par
Monique Yaari, Ironie paradoxale et ironie poér iq ue, Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1988, p. 4.
D.C. Muecke, The Compass of Irony, London, Methuen, 1 9 8 0 . Ibid., p. 1 9 . Ibid.
exemple, se place au premier niveau de I'ironie lorsqu'elle assure
que « A little water clears us of this deed ». Au niveau supérieur de
l'ironie, Shakespeare et les spectateurs qui connaissent Macbeth
savent que l'eau dont Lady Macbeth se sert pour laver le sang de ses
mains ne lui fera pas oublier son crime. Ici, Lady Macbeth ignore à
quel point elle se trompe ; elle n'aperçoit donc pas le second niveau
ironique de sa situation".
Ces trois paramètres (la dualité de l'ironie, le degré de tension
entre ses deux niveaux et l'élément d'innocence) s'appliquent à
toute forme d'ironie. Hélas, dès que l'on tente de classifier les
ironies selon leurs moyens d'expression, leurs causes ou leurs effets,
on se perd en un véritable labyrinthe terminologique. Dans A
Rhetoric of Irony, Wayne Booth emploie les termes « ironie stable D
et « ironie instable » ; chez Muecke, on trouve l'ironie de situation".
Monique Yaari intitule son ouvrage : Ironie paradoxale et ironie
poé t iqueL2. Catherine Kerbrat-Orecchioni étudie I'ironie verbalex3;
René Bourgeois, l'ironie romantique" et Philippe Hamon, I'ironie
moderne? On peut également trouver mention de l'ironie
Ibid., p. 3 0 . 'O Ibid., p. 15.
Ibid., p. 4 2 - 4 3 . l2 Monique Yaari, op. cil. L3 Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L'ironie comme t rope w , dans Poétique, no 4 1 (février 1980) . " Rem5 Bourgeois, L'ironie romanrique : specfacle et jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval, GrenobIe, Presses Universitaires de Grenoble, 1 974. l5 Philippe Hamon, L'ironie lirréraire, Paris, Hachette, 1996, p. 130 .
c o s m i q ~ e ' ~ , d e l ' i ronie dramatique", d e l ' ironie socratique18, de
I'ironie génCralelg, de l'ironie postmodernezO, et de bien d'autres.
Nous ferons tout en notre pouvoir pour éviter de perpétuer la
confusion qui résulte d 'une terminologie si diverse. Nous
emploierons et tâcherons de justifier l'usage de termes déjà inscrits
dans des études relativement récentes de l'ironie. Nous insisterons
également sur une distinction qui est faite par chaque ironologue
que nous avons consulté. Il s'agit de la différence entre l'ironie
comme figure de style e t l'ironie générée par un ensemble de faits.
Examinons ces deux derniers genres d'ironie.
I I i L'ironie classique
L'ironie, comme figure de style, est souvent appelée i ronie
verbale D ou c< ironie classique B. Nous préférons utiliser le terme
cc ironie classique B puisqu'il exclut forcément le genre de l'ironie
<< moderne », duquel nous voulons ici le distinguer. Son synonyme,
l'ironie << verbale D, risque de prêter à confusion car n'importe
quelle ironie peut être verbalisée, qu'elle soit figure de style ou
simple situation paradoxale.
-
l 6 Wayne Booth, A Rhezoric of Irony, Chicago, The University of Chicago Press, 1974, p. 2 . l7 D. C . Muecke, op. cir., p. 8 . l8 Ibid., p- 87. l9 Ibid., p. 1 19. " Linda Hutcheon, << The power of postmodern i r ony N . dans Genre, Trope and Gexder, Barry Rutland (éd.), Ottawa, Carleton University Press, 1992, p. 35-49.
À la différence de l'ironie cc moderne », que l'on pourrait
appeler une attitude p h i l o ~ o p h i q u e ~ ~ , I'ironie classique se limite au
verbal. L'élément d'incongruité, qui es t propre à toute forme
d'ironie, se trouve ici dans l a relation entre les mots et leurs
significations dénotées (invariables) et leurs significations connotées
(qui s'ajoutent au sens « ordinaire » suivant l e contexte). Selon
Catherine Kerbrat-Orecchioni, << l'ironie spécifiquement verbale [...]
consiste à attacher à une séquence signifiante deux niveaux
sémantiques plus o u moins antinomiquesz2 ». Telle sera notre
définition générale d e l ' ironie classique. Nous y apporterons
d'autres spécifications.
Kerbrat-Orecchioni a travaillé l'aspect rhétorique d e l'ironie.
Deux de ses publications apportent des concepts théoriques qui
formeront le noyau de notre travail sur l'ironie classique. La plus
récente de ces deux publications présente l'ironie comme figure de
trope. L'auteure y décrit les implications e t les spécificités de ce
traitement de I'ironie. L'article antécédent d e Kerbrat-Orecchioni,
cc Problèmes de L'ironie », décrit les aspects fondamentaux de I'ironie
classique. Nous présenterons les lignes principales d e << L'ironie
comme trope D et nous nous référerons au contenu de << Problèmes
de l'ironie D là où il enrichira nos explications.
Un trope est une figure de style par laquelle un mot change de
s e n sz3. Pour Kerbrat-Orecchioni, le trope ironique doit exister « i n -
21 Philippe Hamon, op. cit., p. 129 . " Catherine Kerbrat-Orecchioni. lac. ci?., p. 1 08.
'3 Patrick Bacry, Les figures de sryle, Park, Belin, 1992, p. 9-1 0.
absentia » c'est-à-dire que dans une séquence, seul le signifiant
employé « tropologiquement B doit être présent ; le signifiant du
sens dérivé est absent. Le premier << niveau D dont parle Muecke
apparaît dans la séquence mais le second niveau, où demeurent
l'ironiste et tous ceux qui comprennent l'ironie, n'y est pas. Le
nouveau sens du trope est inexprimé. Nous touchons ici à l'élément
d'ambiguïté qui est essentiel à l'ironie :
L'ironie est faite pour être perçue mais su r un mode toujours dubitatif ; elle se doit d'utiliser certains indices, mais qui restent seulement présomptifs et toujours incertains - sinon, à quoi bon utiliser ce procédé sophistiqué ? L'ambiguïté est proprement constitutive de 1' ironiez4.
Le lecteur doit donc apercevoir deux niveaux sémantiques - ['un
littéral, l'autre << caché », grâce à un seul signifiant qui correspond
sémantiquement au sens littéral.
La perspective tropologique de l'ironie implique deux
composantes : une spécificité sémantique e t une spécificité
pragmatique. L'inversion de sens dans une séquence ironique est
propre à la composante sémantique. Souvent, cette inversion
s'accomplit par antiphrase2', mais pas dans tous les cas : le contraire
d'un énoncé ironique n'est pas obligatoirement égal au sens que
l'ironiste a voulu lui donner. De plus, il n'est pas toujours possible
de trouver l'antonyme exact d'un énoncé ironique (quel est le
2J Catherine Rerbrat-Orecchioni, << Problèmes de l'ironie ». dans Linguisrique e r sémiologie no 2. L 'ironie, Lyon. Presses universitaires de Lyon, 1978, p. 15. 25 << Procédé par lequel [...] on dit le contraire de ce qu'on veut faire entendre »,
Patrick Bacry, op. ci?., p. 220.
contraire de la phrase : « As-tu pensé à arroser les fleurs du
jardin ? >> quand on est pris sous une averse ?26) . Kerbrat-Orecchioni
formule ainsi la spécificité sémantique de l'ironie comme trope :
Énonçant p , le locuteur laisse ce faisant entendre non-p : mais ce
n'est pas toujours le contraire de p2' ».
La spécificité pragmatique de I'ironie comme trope stipule qu'
<< ironiser, c'est toujours d'une certaine manière railler, disqualifier,
tourner en dérision, se moquer de quelqu'un ou de quelque
c hose2' ». La composante actantielle2' de l'ironie éclaircit cette
notion.
Trois actants participent du processus ironique. Ce sont G A l :
le locuteur, qui tient un certain discours ironique à I'intention de
A2, le récepteur, pour se moquer d'un tiers, A3 : la cible3' ». Deux ou
même toutes les trois fonctions peuvent être accomplies par un
actant : i< Al=A2 en cas de soliloque, Al=A3 en cas d'auto-ironie,
A2=A3 si c'est le récepteur qui est pris pour cible ; Al=A2=A3 :
soliloque auto-ironique3' ». L'existence obligatoire d'une cible
souligne la caractéristique pragmatique de l'ironie. Puisqu'il y a
toujours une victime impliquée dans le processus ironique, il doit
26 Cet exemple nous vient de Denise Jardon, dans son ouvrage Du comique d a n s le texte littéraire Paris, J- Duculot, 1988, p. 80, 27 Catherine Kerbrat-Orecchioni, << L'ironie comme trope », toc. cit ., p. 1 19. C'est - nous qui soulignons. 28 Ibid., p. 119. 29 Denise Jardon. op. ci l - , p. 83 . 30 Catherine Kerbrat-Orecchioni, << Problèmes de l'ironie », lot-cite, p. 1 7 . 31 Ibid., p- 18.
toujours exister un élément d e moquerie ou d e rejet qui crée cette
victime.
L e dernier aspect formel de l ' i ronie vue par Kerbrat-
Orecchioni est son axe de distanciation. Cet aspect tient à la tension
perceptible entre les deux niveaux d'énonciation. Jusqu'à quel degré
l'ironiste s'oppose-t-il au propos qu'il raille ? Kerbrat-Orecchioni
admet que les degrés d'opposition d'un propos sont difficiles à
mesurer)'. Néanmoins, il est vrai que l'on peut discerner des degrés
variants de désolidari sation quand on compare des discours
ironiques entre eux.
L'ambiguïté, qualité inhérente à 1 'ironie, apparaît dans ses
signaux. C'est grâce aux signaux textuels que le lecteur peut saisir
quelque incongruité dans ce qu'il lit e t ne pas prendre un énoncé
ironique à la lettre. Quels indices pourraient annoncer des propos
ironiques ? Wayne Booth en fait l'inventaire.
Srraightfomard warnings in rhe author's own voice 3 3 ~ > sont
des marqueurs paratextuels qui servent d'avertissement au lecteur
dès le commencement de ses lectures. Les titres, les épigraphes et
d'autres spécifications en dehors du texte (dans la préface, par
exemple) peuvent tous laisser comprendre qu'un texte sera quelque
part ironique. Des indices factuels, ou ce que Booth appelle << K n o w n
32 Ibid., p- 42-43. 33 Wayne Booth, op. cit., p. 53-57.
error proclairnecP4 », sont des déclarations évidemment fautives par
le narrateur ou par un des personnages. Reconnaître d e tels indices
correctement dépend, évidemment, des compétences du lecteur.
<< Conflicts of Facrs Within ~ h e WorP5 >>, ou ce qu'on pourrait appeler
des indices narratifs, adviennent quand I'auteur se contredit dans
son propre texte. << Clashes of >> sont des incongruités
stylistiques qui rendent suspectes, elles aussi , les paroles d u
narrateur. Quand un écr ivain emploie un s ty l e qui n 'est
apparemment pas le sien, il est possible que ses propos soient
ironiques. « Conflicts of Belief7 >> - indices idéologiques - nous
fon t mettre e n doute l a sincérité logeant derr ière des idées
exprimées. De tels indices se manifestent quand I'auteur énonce des
idées et fait semblant d'y souscrire, tout en fournissant des raisons
de douter qu'il y croit.
Ces indications avertissent le lecteur qu'il se promène dans un
territoire piégé, où tous les mots n'ont pas une valeur assertive.
Supposons que le lecteur G réussit D ses lectures. I l reconnaît l'ironie
là où l'auteur s'en est servi. Est-il capable d'expliquer ce que
l'ironiste pense réellement ? Pour toute interprétation de messages
cachés derrière des paroles ironiques, le processus de reconstruction
de Booth serait utile.
3J Ibid., p. 57-6 1 . 35 Ibid., p. 6 1-67, 36 Ibid., p. 67-73. 37 Ibid., p. 73-76.
L a première étape de reconstruction e s t un refus du sens
littéral de L'énoncé. Si l e lecteur est certain que ni Lui ni l'auteur ne
s e sont trompés au sujet de l'interprétation littérale d e l'énoncé ou
sur les véritables intentions de l'auteur, il rejette le premier niveau
sémantique de l'énoncé. Il peut alors « expérimenter » avec des sens
alternatifs, qui se distingueront plus ou moins d u sens initial. Nous
pouvons , parmi ces autres interprétations, e n rejeter ou e n
conserver, selon leur compatibilité avec le contexte stylistique,
factuel, narratif et idéologique. À cette troisième étape du processus,
on doit décider quelles sont les compétences pratiques, culturelles,
idéologiques, etc. de I'auteur. Les interprétations à conserver
doivent être en accord avec ces compétences. Finalement, on choisit
une interprétation qui satisfait sa sensibilité de lecteur.
L'ironie classique, accueillie ainsi, est une notion concrète. Elle
se prête facilement à des analyses linguistiques. Cependant, une
deuxième sorte d'ironie ne se laisse pas aussi aisément étudier ni
classifier.
I.II.ii L'ironie moderne
L a notion voulant que l'ironie s e borne à l a rhétorique
remonte à I ' A n t i q ~ i t é ~ ~ . En tant que concept philosophique, l'ironie
commença à se propager à la f in du dix-septième siècle e t au début
du dix-huitième. Mais l e terme « ironie moderne » ne tient pas'
uniquement à son apparition relativement récente. « Moderne » fait
pp-
38 Ernst Behler, Ironie et modernité. Paris, P.U.F.. 1997, p. 3 .
aussi référence à son empreinte sur l'art. L'influence de l'ironie
moderne a donné des créations qui témoignent d'une évolution
constante, dans tous les sens possibles. Ces créations sont modernes
parce qu'elles mettent en question leur propre forme d'art. Voilà
pourquoi nous retiendrons Les termes << ironie moderne », que
Monique Yaari e t Philippe Hamon ont aussi employés dans leurs
œuvres respectives, Ironie paradoxale et ironie poétique39 et L ' i ronie
Iittéraire4O.
L'ironie moderne, à l a différence de I'ironie classique,
concerne la philosophie plutôt que la linguistique. Elle cc n'aurait
besoin d'aucune médiation sémiotique pour se faire remarquer. La
nature, "en elle-même" serait "ironique", ou 'ccomique"~ [.. .] le
comique se dégagerait en quelque sorte de lui-même du réel, d'un
certain arrangement des fa i ts eux-mêmes4' ». Yaari souligne
l'attribut principal de cette notion : cc au centre de chacune de ses
acceptions, traditionnelles ou courantes, un trait est toujours
présent : c'est l'incongruité, c'est-à-dire la juxtaposition de deux ou
plusieurs éléments qui, dans un certain contexte, ne "vont" pas
ensem bl e4' ».
L'ironie moderne est plus souple e t plus vaste que l'ironie
classique, car elle se manifeste au-delà de 1 'énoncé. Elle caractérise,
par exemple, certaines situations. Ceci a lieu, écrit Muecke dans The
39 Monique Yaari, op. cit . j0 Philippe Hamon, op. cil. J1lbid., p. 13. 42 Monique Yaari, o p . cil ., p. 1 6 .
Compass of Irony, quand des facteurs spécifiques coexistent au sein
d'une séquence d'événements. Les trois premiers facteurs sont ceux
qui constituent toute forme d'ironie : I'existence de deux éléments,
entre lesquels il y a une opposition ou quelque degré de tension, et
l'innocence de la victime de l'ironie. La dernière condition est la
présence d'un observateur de la situation ironique, qui aperçoit
I ' i n ~ o n g r u i t é . ~ ~ I l en résulte une situation « absurde » ou
« paradoxale B.
Un personnage aussi peut « être ironique », mais pas de la
même façon que l'est la situation ironique que nous venons de
décrire. Un personnage le sera grâce à son rôle d'observateur, à sa
capacité de reconnaître les inconsistances et Les absurdités d u
monde". Compte tenu de sa définition générale - par laquelle « la
nature » en elle-même serait « ironique » - notre conception de
tout ce qui est ironique s'élargit. L'ironie moderne ne se limite pas à
des situations et des personnages. Elle pénètre la vie, l'univers,
l'existence. Vue par Northrop Frye, elle est « arbitrary and
meaningless, the impact of an unconscious [ . . . j world on conscious
man4' D.
Mettre le doigt sur les « actants » d'un concept aussi abstrait et
universel n'est pas évident. En effet, l'ironiste moderne occupe une
position oblique par rapport à son public. II ironise aux dépens de
j3 D. C. Muecke, op. cir., p. 99-100. * René Bourgeois, o p . cit., p. 31. Voir aussi D. C. Muecke, op. cit., p. 10 1 .
Northrop Frye, Arzaromy of Criticism, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 285 .
quelque idée ou d e quelque chose, sans préciser d e quoi il s e
moque. Il tient une « posture d'énonciation ""nouvelle" [...], celle de
l'écrivain, mais d'un écrivain dont l e "site d'énonciation" se fai t
beaucoup moins localisable que celui d e l'écrivain classique 46 ».
Malgré le caractère insaisissable de sa position énonciative, la
définition de l'ironie moderne suggère qu'elle met e n question le
staru quo, les normes, la vie et l'état actuel des choses. Pour Harnon,
ce sont des « entités abstraites dotées d e majuscules » que l'ironiste
moderne prend pour cible : « la Vie » ou « l a Nature », ou le
« Hasard », ou « l'Histoire », ou le Sort B." Pour cette raison, on
pourrait dire que cette ironie se moque - presque toujours - d e
l'optimisme. Elle encourage une prise d e position cynique envers
tout ce qui existe. Elle nous demande d e mettre en question e t de
critiquer, mais elle n'offre, pour ainsi dire, aucune « réponse D.
Contrairement à l'ironie classique, où l'on peut tenter de décoder le
« vrai » message à partir d e l 'énoncé littéral, l 'ironie moderne
n'offre pas d'alternative à c e qu'elle tourne e n dérision - sauf,
peut-être, sa propre attitude.
La notion de perspective est incontournable quand on parle de
l'ironie moderne. Pour être considérée comme telle, l'ironie a besoin
d'un observateur qui témoignera de sa qualité paradoxale. Monique
Yaari affirme que
46 Philippe Hamon, op. cit., p. 13 2 . J71bid., p. 14.
L'ironie ne commence véritablement qu'avec notre percep r io n d e l'incongruité ; notre perception d'un certain agencement comme étant « incongru », surprenant, inattendu, allant contre ce qui est généralement accepté - sens commun, lois naturelles, sociales, logiques. esthétiques, etc., en un mot la '< n o r m e >b4'.
Un écrivain perçoit une incongruité e t devient l'observateur premier
d e l'ironie. Il la présente à ses lecteurs, les observateurs << seconds »,
afin qu'ils la perçoivent de l a même manière. Ainsi, l'ironie passe
deux fois de son état virtuel à un état actueldg : la première fois chez
l'écrivain quand il reconnaît un paradoxe et ensuite, chez le lecteur,
à qui l'écrivain a imposé s a perspective.
L'ironie moderne a donc des actants - des participants au
processus ironique : elle raille souvent l'optimisme o u l'espoir ; sa
réalisation dépend d'un observateur e t elle est présentée ou mise en
év idence par un ironiste. Ceci ressemble a u tr io actantiel
obligatoirement impliqué dans I'ironie classique. Cependant, celui
q u e nous appelons cc l ' ironiste m o d e r n e » es t en réali té un
O b s e r v a ~ e ur qu i perçoit un paradoxe imaginaire ou réel, mais inerte
(parce qu ' inaperçu) , qu' i l communique à un récepteur. Les
véritables << créateurs » d e l'ironie moderne seraient ces << entités
abstraites dotées d e majuscules » qui varient selon les croyances et
I'idéologie de l'observateur,
48 Monique Yaarî, op. cir.. p. 16.
1.m L'ironie au féminin : état de la question
Toute ironie - classique et moderne - vise une cible, qu'elle
soit évidente et immédiatement reconnaissable ou plutôt floue. On
admet facilement que l'ironie est une arme verbale. Qui se sert de
cette arme, et à quelle fin ? Dans certains cas, << l'ironie est
l'apanage des classes dominées, des minorités, une ruse du faible
pour contrecarrer le pouvoir du forPo». L'ironie serait-elle donc,
entre autres, une arme féminine ?
Selon Lucie Joubert, le discours ironique est tout à fait présent
chez les écrivaines québécoises, mais son apparition est relativement
récente .
Jusqu'au début des années soixante, les auteures québécoises, « fidèles aux valeurs traditionnelles, [..,] semblent concevoir leur écriture comme une forme d'apostolat leur permettant de procurer des lectures saines et agréables à divers types de lecteursS1 >>. d' où l'absence d'ironie dans leur écritures2.
Ce refus de franchir les tabous sociaux e t d e se montrer
« agressives D fut initialement remplacé par un accueil timide de
l'ironie. Timide, parce que, selon Joubert, de 1960 à 1969, les
auteures québécoises inscrivaient l'ironie dans leurs textes de façon
surtout explicite << c'est-à-dire qui s'affiche comme telle, que l'on
Ibid. 50 Philippe Hamon, op. cir., p. 18.
Liette Gaudreau , Les romancières québécoises er 1 'instituriorr litréraire 1 94 0- 1965. mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, 1984, p. 43 . 52 Lucie Joubert. Le carquois de velours. Montréal, Éditions de l'Hexagone. 1998, p . 18-19.
prend soin de nomme?' D. Cette tendance, à une époque où les
écrivaines québécoises commençaient à devenir de plus en plus
nombreuses5', suggère de leur part une hésitation à manipuler
l'ironie, car l'ironie explicite ne requiert du lecteur aucun effort de
décodage ; le mot ironie apparaît dans le texte lui-même. << En
annonçant ainsi leur couleur, écrit Joubert, les auteures trahissent
e n quelque sorte leur peur de ne pas être lues correctemené5 ».
L'ironie explicite s'est vue accompagnée d'une ironie davantage
implicite., et donc plus audacieuse, au cours des années soixante-dix.
L'évolution stylistique est intéressante : si l'ironie s'est manifestée
différemment d'une période à une autre au sein d'un groupe social
particulier, aura-t-elle encore changé dans une aeuvre des années
90 ? Cette arme verbale sert-elle à cibler les mêmes personnes et les
mêmes institutions qui furent les points de mire pendant les
décennies précédentes ?
Joubert a par ailleurs compilé une liste des cibles les plus
souvent raillées par les auteures de son corpus (composé de Marie-
Claire Blais, Madeleine Ferron, Suzanne Jacob, Claire de Lamirande
e t Michèle Mailhot, parmi d'autres). Une telle opération manifeste
leurs positions idéologiques. Il sera intéressant de voir ce qu'un
tableau composé des cibles de Legault pourra révéler de cette
écrivaine.
- -- - - -
53 Ibid-, p. 29. S4 Ibid., p. 25. 55 Lucie Joubert, Le carquois de velours, op. cil., p. 30.
LN L'élément utopique et l'ironie
Récits de Médilhaulr appartient au genre d e 1 'utopie littéraire.
Une utopie est strictement << une fiction sociopolitique idéalisées6».
Or, la société dépeinte dans Récits de Médilhaulr peut difficilement
être qualifiée d'« idéale >> . Les personnages du texte manquent de
liberté, de savoir, e t de nombreux services importants (comme le
transport e t l'accès à l'électricité). Il convient donc d'appliquer le
terme dystopie D au texte5' : << Par définition, la dystopie décrit une
société pire que celle que nous connais son^^^ ».
II y a trois points caractéristiques dans une utopies9 littéraire.
Le premier est la construction de I'utopie à partir d'une société
réelle60. La société qui nous est décrite diffère plus ou moins de celle
de l'auteur, mais c'est sa propre société qui sert de point de départ.
cc The ulopian wr i ter , confirme Northrop Frye, looks at his own
society f i r s ~ and tries to see what [.../ its significant elernents are .
The utopia itself shows what society would be like if those elements
56 Guy Bouchard, Science-fiction et utopie : Margaret Atwood », Imagine, rra 5 3, vol. =,no 4(septembre 1990). p. 109. 57 « Les écrits utopistes ne construisent pas toujours une fiction utopique mais réalisent quelquefois une fiction du réel basée sur la représentation des faits» Claudine Potvin, << De l'Éden à Babel : écrire l'utopie n, Voir et images. vol. X W l , n o 2 (hiver 1993)- p. 300 . 58 Guy Bouchard, << Science-fiction et utopie : Margaret Atwood », Zoc. cil., p. 1 16. 59 Par << utopie », nous nous référons à toute fiction sociopolitique alternative, la -
dystopie >> comprise. « L'utopie sous-entend l'idée du double : d'une part, " la projection
métaphorique de la réalité « ailleurs » " et, de l'autre " le déplacement métonymique des structures de la socidté contemporaine" B. Claudine Potvin citant Barbara Godard, loc. cil., p. 300 .
were fully developed '' ». La deuxième caractéristique est le décalage
entre l'espace-temps d e la fiction utopique et celui de la société
réelle sur laquelle l a fiction est basée. L'utopie se distingue par la
distanciation entre son propre t o p o s e t celui de la société de
référence62. Enfin, l e << voyage D d u lecteur à travers I'utopie
littéraire est caractéristique du genre. Ceci permet à l'auteur de
révéler tous les aspects significatifs (structures sociopoii tiques,
normes, relations individuelles) de cette utopie. << A frequent device
is for someone [...] to enter the utopia and be shown around it by a
sort of Intourist guide [J. In such utopias the guide explains the
structure of the society and thereby the significance of the behavior
being observed '' ». Toutes les utopies n'ont pas recours au M guide
D dont parle M. Frye - nous pensons ici à 1984 de George Orwell, o ù
l 'on découvre les traits principaux dYOceania en suivant le
personnage principal, Winston Smith?' Toutefois, 1 'auteur emploiera
une stratégie narrative pour révéler les traits distinctifs de la société
fictive.
1.V Les utopies au féminin
Dans son étude de l'utopie Iittéraire La servante écarlare, G u y
Bouchard observe que l e genre utopique est boudé par les
écrivaines. << L'utopie est habituellement considérée comme un sous-
- - - - - - -
61 Northrop Frye, « Varîeties of Literary Utopias », dans Frank E. iManuel, (éd .) , Utopias and U r o p i ~ n Tho ug ht , Boston, Houghton Mifflin Co., 1966, p. 25-26 . 62 Darko Suvin, Pour une poétique de la science-ficrion, Montréal, Les Presses d e l'université du Québec, 1977, p. 2 . 63 Northrop Frye, [oc. cir., p. 2 6 .
George Onveli, 1984, New York, Harcourt Brace and Company, 1 949.
genre masculin : des relevés comme ceux de Messac (1962)'
Parrington (1964), Roemer (1976) e t Sargent (1970) ne contiennent
qu'un minimum de 1'7% et un maximum de 7'8% d'écrivaines6' ».
Qu'est-ce qui pourrait expliquer cette fa ible représentation des
auteures u t o p i s t e P ? II semblerait bien que ce soit la nature d e
l'œuvre utopique qui en est partiellement responsable, puisqu'elle
partage certains traits avec l'attitude ironique.
[.VI Les liens entre l'utopie et l'ironie
Nous avons parlé plus haut de l'agressivité de l'ironie. L'idée
qu'elle puisse être considérée comme une sorte d Y « arme D verbale
tient au fait qu'elle prend toujours quelque chose comme cible.
L'ironiste est essentiellement un critique. Pour cette raison, son rôle
ressemble à celui d e l'utopiste.
65 Guy Bouchard, [oc. cit., p. 109. 66 Que les écrivaines évitent tout genre utopique et/ou fantastique pourrait aussi bien être une impression générale créée par la critique littéraire : « Y a-t-il des femmes qui écrivent du fantastique ? A première vue, si l'on se réfère aux manuels scolaires et aux anthologies spécialisées, l'histoire littéraire a retenu peu de noms et encore moins des chefs-d'œuvres de ce genre, mais peut-on s'y fier quand cet te même histoire nous a dissimulé tant d 'écrivaines ? » Lise Pelletier. << Sexisme e t fantastique », dans Lise Pelletier et Guy Bouchard (dir.) , Misogynie, sexisme, féminisme : images ambiguës, Qu6bec. Faculté de philosopie, Université Laval (Cahiers du Grad), 1989, p. 127. Toutefois, au Québec, le nombre d'écrivaines connues pour leurs créations d'utopies littéraires ou de littérature fantastique est limité : Elizabeth Vonarburg, Louky Bersianik, Esther Rochon et Francine Pelletier. Lise Morin a compilé une liste plus volumineuse de quatorze « fantastiqueurs »
québdcoises entre 1960 et 1990 ( dans « Le fantastique au féminin ou les monstres à demi apprivoisés >> dans Lucie Joubert (dir.). Trajectoires au férnin in dans la li~rérarure québécoise, Québec, Éditions Nota bene, 2000, p. 67-86). mais que nous ne citerons pas ici : un texte fantastique n'est pas nécessairement u n e utopie littéraire.
Dans le cas d'une utopie au sens strict, c'est-à-dire une fiction
sociopolitique idéal isée, la critique se fait par le décalage entre les
caractéristiques de l'utopie et celles de l a société de référence. En
décrivant ce qu'il considère être une société idéale, l'utopiste
montre du doigt sa propre société par s a dissemblance à l'utopie. La
créatrice d'une dystopie, elle aussi, révèle sa position critique. Elle
peint un tableau négatif d'une société fictive qui est construite à
parlir de la sociélé réelle de l'auteure. Cette critique se fait par le
lien entre les sociétés fictive e t réelle. Nancy Walker explique
comment cette caractéristique de l'utopie la rapproche de l'ironie :
Because the essence of irony is contrast between one meaning or reality and another, specularive fictions, inso far as the? are referential to [..J uthe incredible realiries of our existence», force u s to consider the validity of the world posired by rhe fantasisr as set against that which we perceive to be "rrue" about ouï. own world. Both sers of realities necessarily coexisr, superirnposed uporz O rt e anozher, accomplishing the doubled ejfect of ironic rncaning . 6'
Ici, Walker met en évidence l'ironie créée par l 'œuvre
utopique. Elle démontre que la présence implicite d'une société
réelle dans l'utopie diminue l'espace entre La fantaisie et le réel, ce
qui rend plus concrète I'ironie du contraste6*.
-
67 Nancy A. Mralker, Feminist Alternatives. Irony and Fantasy in the Con tempo rary Novel by Wornen , Jackson et London, University Press of Mississippi, 1990, p. 1 48. 68 Ibid., p . 1 53 .
1.W Méthodologie
Avant d'indiquer dans quelles perspectives nous allons
analyser l'ironie, il est important d'en proposer une définition
générale. Nous retiendrons celle de Monique YaarP9, pour qu i
I'ironie est « l'incongruité, c'est-à-dire la juxtaposition de deux ou
plusieurs éléments qui dans un certain contexte, ne "vont" pas
ensemble70 ». À la lumière de cinq concepts opératoires, nous
analyserons l'ironie classique e t I'ironie moderne qui imprègnent le
texte. Nous examinerons l'ironie moderne d'abord dans un contexte
narratif e t ensuite dans une perspective idéologique.
Wayne Booth nous apporte les deux premiers concepts. Le
premier permet de reconnaître ce qui est ironique par des indices
paratextuels, narratifs, factuels, stylistiques et idéologiques. Le
deuxième consiste en la reconstruction sémantique d'un énoncé
ironique dont le sens premier a été rejeté.
Catherine Kerbrat-Orecchioni nous fournira deux autres
concepts opératoires : la notion d'ironie comme trope, consistant à
attacher à une séquence signifiante deux niveaux sémantiques plus
69 Cette définition est la plus récente qui soit appliquée à d'autres études d e l'ironie ; Yaari tient donc compte de toute contribution importante antérieure à ses propres travaux.
Monique Saari, Irotiie paradoxale ironie p O é t iq ue. Birmingham, Alabama, Summa Publications, 1988, p. 16.
ou moins antinomiques71 », et un schéma actantiel qui distingue le
locuteur, l'auditeur et l a cible. On entend par le mot cible » la
victime d e l'ironie ; l'idée, la chose ou la personne visée par le
discours ironique.
C e s quatre concepts nous permettront d'identifier e t
d'analyser de manière approfondie l'ironie classique de Récits de
Médilhault.
Nous considérerons ensuite ce que René Bourgeois appelle
« I'ironie romantique » et qu'il définit en partie par ses situations
ironiques, favorisant « la prise de conscience de l'absurdité du
monde ,> et par ses personnages ironiques, les « observateur[s] de ce
monde jugé d'abord absurde72 ». Yaari rejette l e terme « ironie
romantique » qu'elle propose de remplacer par « ironie moderne D.
Elle précise que « l'absurde n'est qu'un aspect entre autres de
l ' ironie dite romantique [...] il n'y a qu'une sorte d'ironie
romantique, et elle est paradoxale73 ». Cette notion d'ironie moderne
sera notre cinquième concept opératoire. Dans notre contexte
narratif, nous mettrons en évidence les paradoxes et les « absurdités
d u monde » qui apparaissent dans toute situation, personnage ou
citation, selon la perception du narrataire. Nous analyserons
'' Catherine Kerbrat-Orecchioni, « L'ironie comme trope », dans Poétique, no 4 1 - (février 2 980). p. 1 0 8 . '' René Bourgeois, L'ironie romantique :spectacle er jeu de Mme de Staël à Gérard de Nerval, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble. 1974, p. 3 1 . 73 Monique Yaari, op, cil., p. 104.
finalement L'ironie moderne générée par la relation paradoxale
entre le genre utopique74 futuriste et le thème du passé dans le
texte.
Nous démontrerons ainsi comment l'ironie enrichit les Récirs
de Médilhault de manière tant stylistique qu'idéologique.
74 En l'occurence, nous avons affaire à une d y s r o p i e , une société qui est pire que la nôtre. Néanmoins, nous emploierons i& le terme u t o p i e , poirr éviter de la confusion plus loin dans ce travail.
II CHAPITRE PREMIER
II. I L'ironie classique dans Récits de MédiChault
CC CC Jolie morale >> dit et ne pensa pas Mme de Mxxx » - Th. Gautier, Celle- ci et celle-là1
Une analyse de nature linguistique, bien qu'elle ne constitue
qu'une étape isolée de notre entreprise, est essentielle pour ce
travail. On a longtemps considéré l'ironie uniquement comme une
manifestation verbale avant de faire coiffer par ce mot des notions
plus abstraites. Il va de soi que l'ironie classique, plus « concrète »,
doit précéder une familiarisation avec l'ironie moderne.
L'ironie classique a sa place dans notre étude : le discours
textuel est indissociable de la forme ou du genre de l'œuvre, de ses
thèmes e t de sa narration. Cette étude nous permettra d'aborder les
questions suivantes : quelles séquences font preuve d'ironie, quelle
est l'inversion sémantique de l'énoncé et qu'est-ce que cet énoncé
tourne e n dérision ?
II.II Reconnaître l'ironie classique
Pour qu'un propos ironique soit reconnu comme tel par le lecteur, il
fau t que l 'auteur a i t réussi à heurter l 'un d e ses systèmes
d'évaluation (Linguis tique, idéologique, logique, etc.). Autrement dit,
la phrase ironique comporte un élément faux, absurde o u exagéré
que le lecteur n'accepte pas e t qui exige une interprétation non
littérale. « Laissez-moi donc placer un mot ! » ne doit pas être
compris au premier degré s'il est prononcé pendant un silence total.
Cette phrase va à L'encontre de la logique. Dans Récils de
M é d i l h a u l t , Legault vise surtout la sensibilité idéologique de ses
lecteurs.
Choix audacieux, parce que les ironies dont la réussite du
décodage dépend uniquement des compétences culturelles, des
connaissances e t des croyances du lecteur, ne « passent » pas
toujours. Leur échec peut être attribué à un lectorat insuffisamment
i n i t i é au savoir e t aux capacités culturelles7 idéologiques et
intellectuelles de l'auteur. Choix néanmoins intéressant, parce que
les ironies axées sur des questions idéologiques révèlent b e a u c o u p
la pensée de I'écrivaine.
Il faut cependant interpréter avec prudence e t reconnaître la
différence entre le narrateur e t l'auteur. Nous convenons avec
Lintvelt que les paroles inscrites dans un texte
ne sont pas prononcées par l'auteur, mais par le narrateur. Le narrateur et les héros pourront, il est vrai, servir de porte-parole 3 I'auteur abstrait, mais il n'empêche que ce sont eus qui énoncent l'idéologie et seule une analyse approfondie de la structure d'ensemble du roman permet d'affirmer que l'auteur abstrait partage le sens idéologique de leur discours2-
-
Cité par Philippe Harnon, op. cit., p. 13 . V a a p Lintvelt, Essai de typologie narrative, Paris, Librairie José Corti, 198 1, p. 27. Voir la note suivante pour une définition d'a auteur abstrai t m.
Nous attribuons les séquences ironiques aux narrateurs e t aux
personnages du texte, mais nous soulignons q u e leur analyse
linguistique constitue une partie importante d e notre étude pour
nous rapprocher d e l'idéologie de l'auteur abstrait3.
II.II.i Les indices de l'ironie
1I.II.i.i Indices expiicites dans la voix de I'auteur
Il arrive qu'un auteur s'adresse directement à ses lecteurs
pour leur annoncer explicitement son emploi d e l'ironie dans un
t e x t e . Wayne Booth appelle de tels indices, « Straighi forward
Warnings in the author's own voice » (Indices explicites dans la voix
d e l'auteur). Ils peuvent varier entre des avertissements dans l a
préface (Booth e n donne un exemple amusant par sa nature
péniblement directe : « as William Gerhardi prefaces Fuiiliry : " The
'1' of this book is not me " M , au cas où ses lecteurs croiraient lire
une œuvre d e non-fiction), des épigrammes où l'on cite des passages
universellement reconnus comme étant i roniques (de Rabelais,
d'Erasmus ou de Swift, par exemple), e t des titres qui annoncent le
ton d e l'œuvre (« Intituler une œuvre : [...] « Les précieuses
« En composant son œuvre littéraire, l'auteur [...] produit en même temps u n e - projection littéraire de lui-même. c' est-à-dire [. . ,] un auteur [. . .] abstrait [. . -1. L'auteur abstrait est le producteur du monde romanesque qu'il transmet à s o n destinatairelrécepteur ». Ibid., p. 17.
Wayne Booth, op. cil., p. 53. Ibid., p. 5 5 .
ridicules » (Molière, 1659) [...] c'est déjà adresser au lecteur, dès le
seuil du texte, un signal clair d'intention »).
Le titre du texte de Legault n'est pas un indice explicite au
sens strict. Cependant, il sous-entend quelques idées centrales du
texte que nous examinerons au troisième chapitre.
La question d'un passé « barbare » s'avérera d'une grande
importance dans le texte ; son évocation subtile dans le titre - la
ressemblance de « Médilhault » au mot « médiéval »' - est
significative. L'allusion elle-même annonce le ton de l'œuvre ; elle
prévient le lecteur de veiller et de réfléchir à ce qui n'est pas
forcément écrit. Nous verrons alors que Récits de Médilhault est un
indice de la nature ironique du texte, encore q u e ce soit un indice
implicite mais non « straightforward D.
IL 1I.i.ii Dédaration d'erreurs connu es
La déclaration d'une erreur connue est un outil employé par
l'auteur pour indiquer que le locuteur parle ironiquement. Illustrons
ce concept par la phrase initiale d'orgueil et préjugés de Iane
Austen : « C'est une vérité universellement reconnue qu'un
célibataire pourvu d'une belle fortune doit avoir envie de se
Philippe Hamon, op. cil,, p. 80. NOUS parlerons de cette idée davantage dans la partie 1V.I.i Noms de lieux et d e
peuples .
m a r i e P ». L'ironie d e cette phrase réside dans l'erreur qu'elle
comporte. Grâce à ses capacités de penser logiquement ou à ses
connaissances générales, l e lecteur idéal reconnaîtra La fausseté d e
l'assertion. Le décalage entre le vrai et le faux crée l'incongruité qui
est caractéristique de l'ironie. Repérée ainsi, il nous reste à savoir si
la séquence comporte une composante sémantique - une inversion
d e sens, e t une composante pragmatique - une cible. La présence
de ces deux facteurs assure le statut de trope ironique et non de
simple mensonge.
C e genre d'indice ne peut être repéré que par un lecteur
logique, attentif e t possédant à peu près les mêmes connaissances
q u e l'auteur. Dans l'exemple suivant, une certaine connaissance de
la littérature est requise pour identifier et comprendre l'ironie :
Une nuit, au hasard de mes lectures, je repérai un titre sur le rayon le plus haut- -L'Amélanchier -L' amélanchier, c'était une sorte d'outarde qui servait à la confection de pâtés à la viande, les amélanchières, dit vivement mon père. avant de me prendre le livre et de le lancer au loin. -Comme les tourtières, alors ? -Notre Big devient toute savante, dit Absalon 9 .
Quiconque connaît L ' A m é l a n c h i e r de Jacques Ferron comprendra
que la définition qu'en donne Corentin est fausse. Cette conclusion
nous incite à nous questionner sur l a sincérité d'Absalon. Grâce a u
Jane Austen, Orgueil er préjugés, V. Leconte et Ch. Pressoir (traducteurs), Paris, Christian Bourgeois Éditeur. 1994. p. 1 9 .
Anne Legault. Récits de Médilhaulr, Québec, L'instant même, 1993, p. 21. Désormais, chaque référence à ce livre se fera dans le tente de la manière suivante : RDM. suivi par le numéro de la page.
contexte, nous déduisons que Corentin et Absalon ont passé des
années à lire les œuvres de leur bibliothèque - il est donc probable
qu'ils ont lu L'Amélanchier - et qu'ils le font toujours en cachette,
sachant que la lecture est défendue à Médilhault. Comme Absalon
en sait autant que le lecteur idéal sur L'Amélanchier , son
commentaire doit être ironique. Déclarant que Big est « toute
savante » , Absalon laisse entendre qu'elle ne l'est pas. C'est
I'inversion sémantique de l'énoncé. II est intéressant de noter que
parler d'antiphrase ici serait fautif. Absalon ne sous-entend pas que
Big est complètement idiote, ce qui aurait été la signification
contraire de « toute savante ».
La composante pragmatique de l'ironie, la raillerie, est aussi
présente. Big est ciblée pour son manque de culture, mais l'éloge de
ses connaissances est prononcé pour la dissuader de chercher plus
loin et d'en acquérir qui pourraient lui être dangereuses.
D'autres indices créés par L'énonciation d'erreurs sont plus
évidents :
-L'Europe existe donc ? Vous pouvez me te jurer ? -Sur mon honneur . -11 paraît que ses habitants ont une deuxième gueule au milieu d u front, c'est vrai ? La réponse demandait une certaine réflexion (RDM, p. 142).
11 est universellement connu que le deuxième propos du .
premier interlocuteur est complètement faux. L'ironie est alors
facilement repérée lorsque le narrateur feint d'y réfléchir. Une
transformation de la séquence s'effectue pour obtenir un propos
plus véridique. À l'aide du contexte linguistique, nous pouvons
reconstruire l e message intent ionnel à peu près ainsi :
« Littéralement, non, mais ils sont de nature très bavards ». De plus,
la réaction du narrateur devrait refléter l'absurdité des mots du
premier interlocuteur. Sa réponse est trop sobre ; il feint de cogiter
sur une chose sérieuse.
En ce qui concerne la composante pragmatique, il nous semble
que le locuteur se moque de deux choses à la fois. Nous venons de
noter qu'il paraît réagir sérieusement à une remarque risible. Il
ménage son interlocuteur crédule. En second Lieu, il se moque d'un
trait que l'auteur attribue aux Européens1' en feignant d'interpréter
la question autrement qu'elle fût destinée à être comprise. En
s'abstenant de nier que « ses habitants ont une deuxième gueule au
milieu du front », le narrateur insinue qu'ils parlent deux fois plus
qu'un habitant d'ailleurs.
L'affirmation de ce qui est physiquement impossible nous a
permis de dépister l'ironie de cette séquence. Nous verrons dans
l'exemple suivant que de telles affirmations sont particulièrement
efficaces comme indices de l'ironie.
Les ossements qui parsemaient les lacets ne laissèrent aucun d o u t e dans l'esprit du père Peck, qui s'empressa d'affirmer que pour être d e s sans-cité, ils n'en avaient pas moins é té des citadins de la g rande Tenochtitlan, que manger la came des bêtes faisait tomber les dents e t
l 0 Ce n'est pas l'unique fois que l'auteure s'amuse avec cette notion dans le tes te . Voir Récits de Médilhault, op. cit., p . 9 3 .
que porter leur peau rendait fou, ce qui était prouvk depuis plus d' un siècle (RDM. p. 59).
L ' inversion sémantique s 'accompl i t par l ' e f facement des
modalisateurs verbaux" qui expriment la confiance de Peck et la
neutralité du narrateur. Il faut comprendre : << Les ossements [...]
faisaient croire au père Peck D et non « ne laissèrent aucun doute
dans l'esprit du père Peck >> ; << Il s'imaginait savant parce qu'il avait
été citadin de Tenochtitlan >> à la place de ils n'en avaient pas
moins été des citadins de la grande Tenochtitlan >> e t ce que
certains croyaient depuis plus d'un siècle D au lieu de ce qui était
prouvé depuis plus d'un siècle ». C'est bien du père Peck que L'on se
moque dans cette séquence. La bêtise de ses pensées, l'illogisme de
ses arguments e t ses mensonges évidents sont trop apparents pour
faire croire que le narrateur partage ces idées.
Passons à l'unique extrait qui, dans cette catégorie, met en
scène une << erreur >> commise en raison de l'innocence de la cible.
Absalon. pour avoir observé le phénomène maintes fois sur ses sœurs , savait que les chiards en pagne transpercent le dos d'une semence qu i se dépose dans le ventre, [. , .] et qu'un autre chiard, tout pareil à son semeur, arrive à son tour. s'amme à un dos et que ça ne finit jamais (RDM, p. 57).
La fausseté du propos est suffisamment apparente pour la grande
majorité des lecteurs. Si le très jeune Absalon avait été le narrateur
de ses propres pensées, nous aurions eu affaire à une s i r u u t i o n
Un modalisateur indique le degré d'adhésion (forte ou mitigée / incertitude / rejet) du sujet d* énonciation aux contenus énoncés D . Catherine Kerb rat- Orecchioni, citée par Anne Herschberg Pierrot. Stylistique de la pro se, Paris, Belin, 1993, p. 17.
ironique : G exemplifed whenever someone, by what he says or does
[...] exposes unawares his own ignorance. weaknesses, errars, or
fol lie^^^ D. On aurait pu dire : << II est ironique que ce personnage soit
si convaincu de quelque chose qui n'est même pas vrai P. Mais c'est
le narrateur qui parle e t qu i possède une perception interne
illimitée 13. Il adopte un ton neutre, comme s'il ne faisait que
rapporter des faits qu'il ne saurait mettre en doute. Ce faisant, il
crée un décalage entre le sens littéral du propos et l'idéologie ou les
connaissances élémentaires que nous lui attribuons (ou du moins
qu'on attribue à l'auteur i r n p l i ~ i t e ~ ~ ) . L'interprétation de l'extrait ne
peut donc pas se limiter au signifié littéral. Un changement d e sens
est nécessaire pour atteindre le sens dénoté de ce discours. Dans ce
dessein, il faut s'attaquer au ton confiant de l'énoncé : a pour avoir
c r u observer le phénomène D et non << pour avoir observé le
phénomène D ; c croyait que D et non << savait que ».
Le narrateur feint d'être solidaire du petit Absalon ( a Absalon
savail que...»). De cette solidarité résulte une moquerie du
personnage d'Absalon. Ici, l'ironie vise l'innocence d u personnage
en tant qu'enfant.
-- - -
I2 Exemplifiée quand quelqu' un expose inconsciemment sa propre ignorance, ses faiblesses, ses erreurs ou ses folies par le biais de ses paroles ou actions. Voir D. C. - Muecke, op. cit.. p. 107. l3 Le narrateur omniscient dispose d'une perception interne illimitée e t infaillible de la vie intérieure et même de l'inconscient de tous les acteurs », J a a p Lintvelt, op. cit., p. 44. IJ Ibid., p. 20.
II.II.i.iii Contradictions textuelles
Une contradiction textuelle peut également être signe d'ironie.
Le paradoxe se trouve alors entre deux ou plusieurs éléments situés
au sein d'un seul texte. << Whenever a srory, play, poern, or essay
reveals what we accept as a fact and then contradicls i l . we have
only two possibilities. Either the author has been careless or he has
presented us with an inescapable ironic i n v i t a t i ~ n ~ ~ D. Certaines
contradictions internes sont suffisamment évidentes pour confirmer
une intention ironique, comme dans les exemples suivants.
À la nouvelle qu'ils recevront la visite du client le plus
prestigieux et le plus puissant de Médilhault, les employés de Chez
Sarrazin sont consternés. Absalon a suggéré l'emploi d'un
tournebroche pour faire cuire la viande au feu des braises (cc Autant
dire du feu vif! Il paraît que ça rend malade pire que le soleil »
(RDM, p. 14). De plus, il faudra avoir recours aux services d'un
chien (a Après le feu vif, cette saleté, un chien ! [...] ils étaient
porteurs de maladies archaïques » (RDM, p. 14) pour faire tourner
l'appareil. faute d'électricité.
- Il n'y a pas que les chiens qui puissent tourner la broche. Donnez-moi deux jours. dit Absalon. Si je trouve une solution, je demande à m'occuper de la braise et à ne faire que cela.
Personne ne lui aurait disputé ce priviIège (RDM, p. 14).
« Privilège >> est le trope ; son sens littéral est invalidé par le'
contexte linguistique. L'auteur a trop insisté sur le dégoût que cette
tâche inspire pour que nous croyions réellement qu'il s'agit d'un
p r i v i l è g e . La séquence compor te - t - e l l e u n e c o m p o s a n t e
pragmatique ? L a réponse se trouve dans la phrase prononcée par
Absalon r << je demande à m'occuper d e la braise e t à ne faire que
cela S. L'ironie de la dernière phrase vise sa << demande d e
permission ». Inutile de demander, semble dire le narrateur,
puisqu'il est si clair que personne d'autre n'est intéressé.
L ' e x e m p l e su ivant c o n t i e n t p lus ieurs c o n t r a d i c t i o n s
sémantiques dans une seule phrase : << II téléphonait à s a mère une
fois la semaine, la voyait peu, comme chacun dans la famille, car la
chère f emme avait le don de se faire détester D (RDM, p. 30).
L'ambiguïté est caractéristique de toute ironie. Ici, elle s e manifeste
dans l 'union de mots sémantiquement contradictoires. << La chère
femme » e t << avait le don » embrouillent le message littéral,
puisqu'ils vont à l'encontre de l'arrière-fond linguistique de la
séquence. << Terrain d'entente D, l'arrière-fond linguistique « permet
à l'un d'exprimer éventuellement une parole ironique et à l'autre de
[la] décoder correctementi6 B. Il rend suspect les éléments de la
phrase dont la connotation est positive : on peut difficilement être
sincère en disant qu'une personne << détestable évitée par sa
famille, e s t << chère ». D'ailleurs, savoir se faire détester est rarement
considéré comme étant un don. Cette phrase ridiculise la mère, car
elle sous-entend des comportements superficiels et hypocrites de l a
famille envers elle.
l5 Wayne Booth, op. cit., p. 61 . l 6 Denise Jardon. op- cit., p. 87.
L'extrait illustre 1 'étrange cohérence de l'ironie, qui existe en
dép i t d e contradictions sémant iques péniblement apparentes.
Malgré l a construction d 'une phrase dont les éléments sont
incongrus, nous comprenons très bien le message que l'auteur a
voulu transmettre.
11.II.i.i~ Changements de style
À l'oral, ['ironiste dispose d'une multitude de façons pour
laisser savoir qu'il parle ironiquement : un clin d'œil, un sourire, un
changement du timbre d e la voix. À l'écrit, l 'équivalent existe
sur tout dans les modalisateurs typographiques ( G indice d'un
jugement ou d'une distance : point d'exclamation, points de
suspension, guillemets, italiques 17») et dans les modalisateurs
verbaux ( C " sic ", CC 9' censé ", [...] " évidemment ", " bien sûr ,
comme chacun sait " 1 8 » ) . Parfois ces indices sont absents, et c'est
la responsabilité du lecteur de déterminer si un changement de style
- élément incongru par rapport au style habituel de l'auteur -
annonce 1 'ironie.
L'extrait suivant démontre la technique du K changement de
style B. Curieusement, c'est l a description d'un indice oral qui
annonce l'ironie, à la place d'indications écrites.
l7 Anne Herschberg Pierrot, op . cir., p.-1 53. l8 Ibid., p. 154.
-Depuis que nous sommes ensemble, tu réponds à mes pensées comme à mes paroles, sans distinction. -Tu veux dire que parfois tu penses sans parler? C'est rare chez les sassanides.
EIIe parlait lentement avec une petite voix (RDM, p. I 12).
À l a dernière ligne, l e narrateur nous fournit l'information
nécessaire pour confirmer l'ironie de la deuxième réplique. Nous la
devinons déjà par son propos absurde : penser sans parler en même
temps es t un fa i t extraordinaire pour le premier personnage.
Cependant, cette séquence illustre bien l'indice créé par un
changement de style : parler << lentement avec une petite voix ».
Déterminer le message sous-jacent d e manière spécifique est difficile
en l 'occurrence, mais l ' insinuation générale es t l e manque
d'intelligence des sassanides *. Ces derniers sont les victimes du
deuxième locuteur - employés de l'État de Médilhault, ils sont
purement fictionnels. Leur nom est évocateur d'un peuple qui a
réellement existé, dont nous reparlerons dans un chapitre suivant.
1I.II.i.v Conflits idéologiques
Nous venons de voir qu'un changement dans la manière de
parler peut rendre suspect ce qui est dit. Logique : nous avons
l'habitude d'attribuer un << style D particulier à un narrateur ou à un
auteur avec lequel nous sommes familiers ; s'il adopte un nouveau
style, il est normal de nous demander pourquoi. Il nous arrive aussi
d'attribuer à un auteur une certaine idéologie, puisqu' « en-
composant son œuvre littéraire, l'auteur concret produit en même
temps une projection littéraire de lui-même, c'est-à-dire de son
second moi C...], son al ter ego romanesque 1.. J, un auteur implicite
[...] ou abstrait Ig D. Toute expression d'idéologie qui contraste avec
celle que nous considérons comme propre à l'auteur abstrait ou à
son narrateur se prête aussi à des interprétations ironiques. Nous
attribuons, par exemple, une certaine manière de penser à la
narratrice du premier récit, cc Big ».
La famille de Big a été poursuivie et punie, sans doute pour la
possession de livres (le texte ne révèle pas la vraie raison). Victime
de torture, son corps hombiement mutilé, Big raconte à la fin du
récit son plan d'évasion de l a Muraille, o ù el le est esclave.
Cependant, nous lisons :
Mes cheveux ont repoussé. mais je les fais raser de toute façon, pa rce que pour Ies esclaves de la Muraille, c'est la règle. J e travaille aux cuisines, logée-nourrie-blanchie, non payée bien sûr. Une remise d e peine très surveillée qui a l'avantage de ne pas gaspiller les deniers d u peuple (RDM, p. 2 6 ) .
Pourquoi cette appréciation des épargnes faites cc dans l'intérêt
du peuple » dans son discours ? Impossible de croire à sa sincérité.
Comme si elle s'appropriait le raisonnement d'un politicien, la
narratrice parle d 'avantages fiscaux malgré son statut de
prisonnière. Une correction sémantique de sa remarque consisterait
en une omission du mot « avantage » et une attaque explicite. contre
les valeurs et les priorités du gouvernement qui l 'a emprisonnée.
Cette reconstruction du message latent nous amène à
pragmatique du trope. Que la narratrice s'en prenne
la composante
à l'institution
l 9 Jaap Lintvelt, op. cir., p. 17.
responsable de sa situation n'a rien de surprenant. Par son ironie,
elle vise le gouvernement de Médilhault. Son emploi d'un discours
stéréotypé, celui d'un politicien, rend l'attaque plus pertinente aux
yeux d u public contemporain ; elle cherche à dénigrer une figure
du pouvoir.
Le récit << Kiev et Kin >> raconte la visite d'un appartement par
deux frères désireux de le louer. Enchantés par les « pièces
immenses >> et les << parquets de chêne clair » (RDM, p. 40), ils sont
désolés d'apprendre que s a superficie dépasse une certaine limite.
En conséquence, la politique de Médilhault les oblige à I'occuper au
minimum à trois. Le fonctionnaire qui les fait visiter leur propose de
se << charger d'un vieux » qui représenterait le troisième colocataire
requis.
Cette visite n'était peut-être même qu'une façon de les appâter, lui e t son frère, pour leur fourguer un aïeul en douce. Dans les cités d u Nouveau luonde, il y avait toujours plus de vieux que de jeunes. et les réformes démographiques n' assuraient qu ' un équilibre précaire : comment contrôler la population tout en la renouvelant et que fa i re des vieux orphelins, ceux qui n'avaient pas de descendance ? Le b u r e a u de la Longévité y voyait (RDM, p. 41).
La dernière phrase est idéologiquement incongrue dans les pensées
de ce personnage, et donc ironique. Kiev ne pense certainement pas
que le bureau de la Longévité y voyait D. D'ailleurs, il semble être
moins qu'enthousiasmé par l'idée qu'on lui i< fourgue un aïeul en
douce B. En effet, la narration du début de ce paragraphe précise-
suffisamment les pensées de c e personnage pour que l'on puisse
effectuer l'inversion sémantique de la phrase tropologique. On
devine que Kiev trouve les solutions du bureau d e la Longévité
draconiennes et sournoisement appliquées. Par cette pensée, il s'en
prend au pouvoir politique d e la cité. L'ironie, en l'occurrence, est
très à propos : Kiev se sent complètement impuissant contre ce
règlement imposé par l e gouvernement. Sa seule vengeance est une
attaque dissimulée par son ambiguïté. Kiev prend sagement le soin
de ne pas la formuler explicitement.
Tout semble permis à Médilhault ; ses figures du pouvoir
comprennent même un maître d'esclaves. Soucieux de sa collection
d e livres << sybillins », craignant qu'on ne les détruise après sa mort,
l e quindécimvir20 voudrait que son esclave Absalon s'occupe de les
cacher dans un endroit sûr. Le narrateur de cet extrait s'amuse avec
l a transparence des démarches d'un homme habitué au pouvoir e t
apparemment insensible à ceux qui ne l'ont pas : « -Absalon, depuis
combien de temps es-tu avec moi? " Avec moi ", et non " À moi ",
nuance qu'un esclave pouvait apprécier » (RDM, p. 85).
L'air sympathique que se donne le quindécimvir est une
tactique pour générer des sentiments d e loyauté e t d'obéissance
chez Absalon. Son choix d e mots est euphémique, un discours
réservé aux employés salariés et valorisés. Le narrateur repère ces
faits et les sous-entend en notant simplement que l'esclave pourrait
« apprécier D la nuance de son maître. Ce commentaire n'est pas
conforme à nos attentes idéologiques. Son sens littéral manque de
'O L'un des quinze hommes chargés de garder les livres sybillins à ~Médilhault. Voir RDM, p. 86.
force ; << savoir apprécier une nuance >> du langage n'appartient
guère au monde d'un esclave. Nous trouvons l'usage de l'ironie
particulièrement approprié à cet endroit dans le texte, parce qu'elle
est par excellence une attaque subtile e t discrète - précisément ce
qui est nécessaire lors d'un entretien avec son maître quand on est
esclave.
Legault s'attaque également à ce qu'on pourrait appeler des
prédateurs D : << Le père Peck était un géniteur malchanceux : il ne
faisait que des filles, et avec ses filles » (RDM, p. 58). Malchan-
ceux » devient le trope, dont le sens caché serait << hideux », ou un
autre adjectif appartenant au même paradigme sémantique. La
composante pragmatique es t double. Le narrateur tourne en
dérision l'idée qu'on puisse considérer comme malchanceux un
homme qui n'a que des filles et aucun fils. En même temps, il vise
un personnage qui << doit D recourir à des relations incestueuses avec
ses enfants pour éventuellement engendrer un garçon. Nous sentons
facilement ici le manque de sincérité de I'auteure, car il est peu
probable qu'une écrivaine québécoise contemporaine éprouve de la
pitié pour un homme << qui ne faisait que des filles, et avec ses
filles. »
Examinons maintenant trois exemples d'ironie créée par des
mises en scène d e l ' idéologie de l 'avenir. Nous venons de
comprendre, dans l'extrait précédent, que l e père Peck entretient
des relations particulières avec ses enfants. Nous ne saurons
attribuer une attitude impartiale à l'auteure devant ce fait ; et ce
malgré sa neutralité explicite. Plus loin dans le même récit, nous
lisons du père Peck :
Dans les bas quartiers de Tenochtitlan, sous les remparts de la ville. même les plus pouilleux commençaient à lui tourner le dos. La famille ri'excuse pas tout, quand même. Faire plus d'un enfant, c'était bon pour les barbares des siècles anciens (RDLM. p. 58)-
Qu'on tourne le dos au père Peck, jugerait le lecteur, c'est la
moindre des choses ; que « la famille n'excuse pas tout », cela est
vrai. C'est la raison pour laquelle Peck offusque ses concitoyens qui
est choquante. Pour l e lecteur contemporain, le fait que Peck néglige
de respecter une certaine politique de natalité est à côté de
I 'essentiel. Afin de satisfaire l a sensibil i té morale que nous
attribuons à I'auteure, il faut formuler le message sous-jacent de la
dernière phrase en évoquant les mœurs étranges des habitants des
bas quartiers de Tenochtitlàn. L'auteure dénonce l'absence de
priorités morales chez ces personnages.
Les craintes des habitants futuristes sont également visées : « II
y e n avait qui tuaient des bêtes, aussi incroyable que ça puisse
paraître » (RDM, p. 59). La chasse ne devrait paraître incroyable ni
a u lecteur, ni à I'auteure. Nous sommes donc forcés de conclure que
ce t te séquence e s t ironique e t destinée à souligner l 'altérité
idéologique des personnages fictifs. Elle es t traduisible par « tuer
des bêtes l e u r paraît incroyable ». La cible s e révèle dans la suite du
paragraphe que nous avons analysée plus haut pour ses bizarres
affirmations [ r manger La carne des bêtes faisait tomber les dents et
[...] porter leur peau rendait fou » (RDM, p. 59)]. Cette ironie vise
une manière de penser qui est particulière au siècle fictif futuriste.
Plus loin dans le texte, nous sommes d e nouveau contrariés
par cette « idéologie du futur ». La famille Peck est en migration. Elle
traverse le désert où elle découvre un squelette humain en état de
décomposition. Autour de la carcasse, des grains de café ont été
renversés : « Tout n'était pas absolument mauvais dans l'exil, allez
donc savoir » (RDM, p. 60), comme si la découverte de quelques
grains de café f5t un bonheur assez important pour annuler l'effet
que produit la vue d'un homme tué violemment.
Ce passage est raconté dans le « type narratif actoriel 21
c'est-à-dire qu'il est prononcé par le narrateur, mais il dévoile les
idées du père Peck. II serait surprenant que cette observation reflète
les sentiments de l'auteure. Derrière la nonchalance, l'insouciance
d e cette phrase, on aperçoit les « vraies » informations que le
na r ra t eu r souhai te communiquer . Ce personnage manque
d'humanité, peut-être à cause de ses propres difficultés à survivre.
Cependant, L'ironie ne génère pas de sympathie dans cet extrait. On
tourne en dérision un manque de valeurs humanitaires, une absence
de dignité.
L'auteure pointe du doigt l'immoralité de ceux qui, selon sa
fiction, peupleront notre avenir. Toutefois, elle n'épargne pas pour
- - -
" <« Dans le type narratif actoriei, la perception du monde romanesque est orien- tée par la perspective narrative d'un des acteurs ». Jaap Lintvelt, op cir .,p. 68.
autant le vingtième siècle comme nous le verrons dans les deux
extraits qui suivent.
Le récit cc Lark (nuit) >> est narré par un citoyen de Médilhault.
11 nous apprend que l a ville est une cité fortifiée, à l'extérieur de
laquelle on retrouve ce qui est encore appelé Montréal. Du Montréal
futuriste, il dit : cc À Montréal, ils ont des temples sans fenêtres qu'ils
nomment cinémas, désertés, comme tous les temples » (RDM, p.
125).
Dans un premier temps, le narrateur compare un cinéma à un
temple (à comprendre : une église », par exemple). Cette
comparaison se heurte à la distinction importante que nous faisons
entre ces deux lieux. Sémantiquement, leur rapprochement se
traduit par une banalisation des valeurs spirituelles ; le narrateur
ne fait pas la différence entre la consommation e t les pratiques
spirituelles. Ici, c 'est la tendance consommatrice. l a vénération
d'Hollywood que raille l'ironiste. Il s'en prend à une caractéristique
du vingtième siècle occidental.
Ensuite, cc tous les temples », nous dit-il, sont désertés ».
Cette observation se heurte à notre sens commun puisqu'il est
connu qu'on n'érige pas de temples pour qu'ils demeurent toujours
vides. Sous l a surface littérale d e cet énoncé, son référent
sémantique évoque des réalités sociologiques contemporaines. Le
peu d'importance que nous accordons aujourd'hui aux pratiques
religieuses es t l 'objet visé par cette ironie. Malgré la nature
spéculative du récit futuriste, le lecteur peut y reconnaître un trait
de la société du présent. De plus, il nous semble significatif que le
personnage-narrateur est entré dans le Montréal du vingtième siècle
pour émettre son observation (l'événement fai t appel au genre
fantastique). Ce passage touche de trop près à l'époque présente
pour qu'on puisse ignorer son message implicite.
Plus tard dans le récit, le même narrateur présente un
deuxième conflit idéologique où nous apercevons encore une
critique des valeurs modernes :
Nous n'étions pas nombreux dans cette très grande salle. Je m e demandais vraiment ce qui arriverait quand les lumières se s o n t éteintes et qu'il est apparu. lui- Avec sa canne, ses pantalons flottants, ses souliers, son chapeau et ce visage ! [...] Voici donc Chaplin- Voici donc le cinéma, Voici donc le vingtième siècle >> (RDM, p. 125).
La répétition de << Voici donc >> met en parallèle un grand
acteur, son institution, et l'époque qui les a vus naître. La majorité
des lecteurs ne devraient pas concevoir les productions
cinématographiques de Chaplin comme de parfaites représentations
du vingtième siècle. Cependant, des recherches faites sur son œuvre
révèlent qu'elle
prenait le caractère d'une dénonciation vigoureuse de l'injustice, d e l'hypocrisie et de la violence dont souffrent, au sein des sociétés modernes, des millions de ses contemporains. Désormais, le personnage qu'il a créé, ce Charlot tout d'insignifiance et de misère, d e vaine révolte et d'inépuisable bonne volonté, va devenir le mythe d e l'homme de notre temps, berné, battu, banni. enchaîné par la coalition monstrueuse des techniques, des intérêts et des conformismes et l e
symbole de la lutte incessante pour la dignité et la liberté individuelle".
L a mention d e l'œuvre d e Chaplin, porteuse d e sens en elle-
même, prête à l'ultime phrase un sens plus riche, une signification
autre que celle d e son référent littéral. Elle prend la forme d'une
critique des injustices d e notre siècle, que le narrateur accomplit en
réunissant La présente époque e t les maux que dénonce Chaplin par
le biais d e ses films.
Les cibles d e l 'ironie rhétorique dans notre texte ont été,
jusqu'à maintenant, facilement définissables. Les << prédateurs », les
figures du pouvoir », les <c valeurs >> d e telle ou telle autre époque
s 'érigent tous comme des points d e mire précis et déterminés.
L'absurde, en revanche, es t f lou. Il possède une caractéristique
inaccessible e t toute-puissante. Nous verrons dans les l ignes
suivantes qu'une attaque ironique n e peut q u e souligner l'absurdité
d'une situation qu'elle prend pour cible.
L a scène suivante montre Kin, arrêté e t torturé pour des
raisons inconnues. Il attend la mort. El le arrive, personnifiée par
une jeune femme d'apparence captivante e t sensuelle. Initialement,
K in ne l a reconnaît pas pour ce qu'elle est : -Vous n'êtes pas mon
genre, lui dit-il >> (RDM, p. 122).
22 Ahin Rey (dir.), Dictionrzaire u?riversel des noms propres, Paris, Le Robert , 1982, p. 374.
Rempli de douleur, << maintenu sur une claie de métal par des
lanières de cuir >> dans une salle surveillée, Kin ne doit pas du tout
s'attendre à ce qu'une femme vienne le séduire. Son propos est alors
intentionnellement déplacé ; il devient tout aussi absurde que la
situation dans laquelle il se trouve.
C e t t e s é q u e n c e d é m o n t r e l ' i n su f f i s ance d u t e r m e
<< antiphrase >> dans le cas de l'ironie. Le contraire de Vous n'êtes
pas mon genre D, c'est << Vous êtes mon genre D, un commentaire qui
n'est pas davantage conforme a u contexte situationnel. Le message
latent de Kin ne peut se traduire autrement que par une mise en
évidence de sa situation désespérément absurde. Pragmatiquement,
c'est ce que Kin dénonce : le non-sens des choses qui l'entourent
dans un Médilhault cruel et injuste.
Nous venons de classifier les phrases ironiques, selon leur
manière de s'annoncer, dans cinq catégories différentes. Le plus
grand nombre d'extraits s e sont révélés ironiques grâce à des
<< Déclaration d'erreurs connues >> et des c Conflits idéologiques ».
L'auteure des Récits de Médilhault a su profiter de la distance
temporelle qu'elle s'est imposée pour créer une distance sociale e t
idéologique entre le lecteur e t les protagonistes du texte. De tels
décalages ont une pertinence sociale : il est raisonnable que le
lecteur compare sa propre situation à celle qui est décrite dans une
fiction utopique. Il est intéressant d e noter qu'un regard sur l'autre
provoque aussi un regard sur soi. Aussi intrigant : lorsqu'on
contemple l'écart entre la société médilhaudaise e t la nôtre, il
devient évident qu'en f in de compte les contrastes ne sont pas si
nombreux. Plusieurs cibles qui semblent appartenir à I'avenir s e
trouvent égaiement dans le présent.
Quelles sont les cibles d'Anne Legault ? Les déclarations
d'erreurs ont été commises au nom de l'ignorance. Les détenteurs de
pouvoir et les prédateurs se sont vus également prendre pour cibles.
Quant aux mentalités de l'avenir, elles sont caractérisées par
l'indifférence e t par l'ignorance. Les valeurs du présent ne furent
pas épargnées. L'ironiste raille la consommation devenue religion et
le vingtième siècle, ainsi que Charlie Chaplin l 'a dépeint, comme
celui de la misère. Finalement, c'est une situation absurde qu'on
a t taque .
Le lecteur conviendra que ces cibles, ces maux, n'appartiennent
pas à un temps particulier. L'ignorance, les tout-puissants e t
I'absurde ont toujours existé. C'est précisément ce dernier mal qui
nous concerne dans le chapitre suivant.
IIIJ L'ironie moderne dans Récits de Médilhault
a Ah ! oui, l'ironie ! Gardez vous de l'ironie que l'on cultive ici, ingénieur! Gardez-vous en général de cette attitude de l'esprit ! Partout o ù elle n'est pas une forme directe el classique de rhétorique parfaitement intelligible à un espril sain, elle devient dérèglement. obstacle à la civilisation. compromis malpropre avec la stagnation. l'abêtissemenr. le vice » '.
Alors qu'au premier chapitre, notre étude a porté sur le trope, son
sens << caché >> et la personne ou l a chose qu'il raille, nous nous tournons
désormais vers << la juxtaposition d'éléments incongrus >> qui caractérise
l 'ironie moderne. Cette notion exige une réflexion d'ordre philosophique,
car il faut raisonner sans les outils concrets de l a 1inpu.istique afin d e
reconnaître un paradoxe engendré par des faits.
Une telle perspective rend visible l 'opposit ion plus ou moins
prononcée qui peut ex i s te r en t re certains événements ou réalités.
Théophile Gautier s'empare de ce mode de pensée lorsqu'il écrit : << Quelle
ironie sanglante qu'un palais en face d'une masure » dans Mademoisel le
de Maupin.' 11 est vrai qu'un palais à proximité d'une masure représente
un terrible contraste, celui qui divise les très riches e t les très pauvres.
C o m m e toute situation ironique, ce paradoxe comporte une vict ime
<< innocente >> : celui qui n'aurait pas songé à l'injustice que représente
un symbole de richesse à côté d'un symbole d e pauvreté.
Settembrini ii Ham Castorp dans Thomas Mann, La montagne magique, ~Maurice Betz
(traducteur), Paris, Arthèrne Fayard (Livre de Poche), 1 99 2 .
Quel e s t le vér i table sens d e ces situations paradoxales,
qu'apportent-elles à l'oeuvre qui les déploie ? L'ironie peut parfois se
traduire en une manière d e considérer la vie : « The ironist's virtue is
menral alertness and agility. His business is to make life unbearable for
troglodytes, to keep open house for ideas, and to go on asking
quesrions ' B. L'ironie moderne pousse à aller au-delà des réponses faciles,
au-delà de la mise en question de ce qui es t normalement pris pour
acquis .
Résumons : lorsqu'une situation fai t preuve de ce que nous
appelons L'ironie moderne, el le rassemble un o u plusieurs éléments
incompatibles, de telle sorte que quelqu'un ou quelque chose en devienne
la cible. Ajoutons à ces paramètres la présence d'un observateur. Celui-ci
doit reconnaître e t le paradoxe et la victime qui n'aperçoit pas ce
paradoxe4. L'observateur rend l'ironie « officielle », accessible et visible
au lecteur ou au public. Parfois, le narrateur assume cette responsabilité
(Comme celui de Mademoiselle de Maupin); à d'autres occasions, c'est un
personnage qui souligne les absurdités du monde : par conséquent, il
devient lui-même << ironique P.
Cité par Philippe Hamon, op. cit ., p. 14.
D. C. Muecke, op, cit., p. 247.
-' L'observateur peut être lui-même la victime : imaginons, pour illustrer, que c'est
Gautier qui avait construit le palais en face de la masure, sans dors songer à l'ironie
sanglante » que cela représentait.
II1.I.i Précisions : l'observateur et la victime cachés
L'observateur, dont l a présence es t nécessaire à toute situation
ironique pour qu'elle puisse être considérée comme telle, ne manifestera
pas toujours s a présence dans les exemples q u e nous verrons
prochainement. Ceci semble violer une condition dont nous venons juste
d'établir l 'importance. Mais en réalité, tout au contraire, nous la
respec tons : I'observateur sera à chaque fois bel et bien présent. Par le
geste même de mettre en évidence un événement à caractère paradoxal,
nous devenons cet observateur. Le palais en face d e la masure est
ironique pour le lecteur d e Mademoiselle de Maupin seulement au
moment oh l 'auteur souligne ouvertement cette absurdité. Dès lors,
Gautier devient I'observateur d'une situation ironique. De même, l a
plupart des ironies modernes dans les Récits de Médiihault n'annoncent
guère leur qualité paradoxale de manière explicite. C'est le regard de
I'observateur - autrement dit, le nôtre - qui répond à ce dernier critère
de la situation ironique.
Si les victimes de certaines situations ironiques semblent être
absentes, il convient d e rappeler qu'elles peuvent prendre la forme de
notions vastes e t abstraites : « la Vie », ou « la Nature », ou << le
Hasard », ou « l 'Histoire », ou le « Sort ». Une victime n'est pas
forcément un personnage du texte. Cela dit, l'identification des actants -de
l ' i ronie ( l ' i roniste, I 'observateur e t l a victime) prendra moins
d'importance ici qu'elle ne s'en est vue accorder au premier chapitre. Nos
réflexions sur l'ironie moderne seront plutôt orientées vers les éléments
paradoxaux qui l a constituent. II sera question d e la relation entre les
éléments du texte qui présentent un contraste (un palais est en face d'une
masure), et le degré de tension existant entre eux (leur proximité incarne
la distribution inégale de la richesse).
Précisons également que nous nous intéressons ici à l'ironie créée par
la narration du texte : chaque élément qui fa i t partie d'un « tout D
ironique provient des Récits de Médilhault, ou d'un deuxième texte auquel
Legault fa i t référence. Puisque les contradictions engendrées par le
caractère futuriste du texte sont nombreuses et possèdent une unité
thématique, elles seront traitées séparément, a u troisième chapitre.
III..U Personnages ironiques
Parmi les personnages qui peuplent les Récits de Médilhault, il en
existe trois qui se montrent particulièrement habiles à identifier le
caractère ironique de leur propre univers. Lucides, critiques, capables de
reconnaître l a juste valeur des choses, ces « personnages ironiques D
servent d'interprètes au lecteur. Ils relèvent les paradoxes, les absurdités
que nous n'aurions peut-être pas aperçus en lisant superficiellement. II
s'agit donc bien d'outils au service d e I'auteure. Celle-ci dote ces
personnages d'un regard qu'on pourrait qualifier d e sceptique, afin
d'élever le lecteur, lui aussi, à un niveau supérieur, d'où il peut également
juger que tel événement est, en effet, contradictoire.
Nous reconnaissons l e personnage ironique par ce qu'il dit e t par ce
qu'il pense. Cependant, nous ne considérons pas ses paroles comme étant
ironiques dans le sens linguistique du terme. Ses propos ne comportent
pas toujours un sens « caché » ; dans la plupart des cas, ils s e
comprennent au sens littéral. Leur intérêt provient du fa i t qu'ils
identifient leur énonciateur comme étant un ironiste, un « observateur de
ce monde jugé d'abord absurde5 ». Le personnage ironique attire notre
attention sur des faits paradoxaux qui seraient passés inaperçus sans ses
commenta i res .
Absalon Peck se montre particulièrement apte à mettre en évidence
les absurdités qui l'entourent. Il reçoit avec réserve la nouvelle que le
Protecteur de Médilhault et son entourage viendront dîner au restaurant
où il travaille : « Seul Absalon resta indifférent C...]. - Cela tiendra à la
fois de la galère e t de la chasse-galerie : nous travaillerons comme des
forçats e t le premier faux pas nous précipitera en enfer » (RDM, p. 13).
Au lieu de réagir à cette visite importante avec joie, à la manière de ses
collègues, Absalon se transforme en ironiste. II perçoit l'injustice d'un tel
arrangement : même si les employés d u restaurant travaillent très fort,
une seule erreur portera malheur à tous.
Fidèle à son rôle d'observateur, Absalon aperçoit le renversement
qui a lieu quand sa petite fille entend des mots désagréables à travers une
meurtrière : « Tu sais pourquoi on les a appelées meurtrières, ces fenêtres
en fente ? Elles permettaient de tirer sans se montrer. N'aurais-tu pas
inversé le processus ? Tu me sembles salement atteinte » (RDM, p. 19).
. - pp
René Bourgeois, op, cir.. p. 3 1 .
L'auteure du texte es t le véritable ironiste derrière cet événement
paradoxal ; elle a créé ses personnages e t décidé de leurs destins, elle est
donc responsable pour l a disposition des faits narrés. Seulement, c'est
Absalon qui souligne le caractère ironique de la situation.
Sur un ton plus outré, Absalon dénonce aussi l 'absurdité d'un
certain fait social :
-Du rêve, des chimères. entrant impunément chez des gens qui n'étaient pas préparés à cela ! Depuis des siècles, les gens simples savaient s e contenter de peu, jusqu'à ce qu'ils voient comment vivaient les riches ! Peus- tu imaginer, Big, qu'il y avait des ligues pour bannir la violence des écrans ? Et le mauvais gofit ? Mais la violence de cette richesse étalée chez les pauvres, le mauvais goût que cela représentait. personne ne s'est élevé contre ça (RDhl, p. 23) .
Absalon relève ici l'incongruité d'un premier élément, les protestations
contre la violence et le « mauvais goût » sur les écrans, qu'il compare à
un deuxième élément, le déferlement de la richesse sur les écrans des
pauvres, et le fa i t que personne ne s'en est senti offensé. Personnage
futuriste, Absalon est capable de prendre du recul par rapport au présent
du lecteur pour le dénoncer. Dans un sens, ce personnage incarne
l'image-miroir du lecteur. Absalon se laisse emporter par l a société du
lecteur, qui, lui, en ferait autant si le monde d'Absalon était une réalité.
En effet, il y a matière à critiquer dans la cité de Médilhault. Nous ne
manquerons pas d'y revenir, au troisième chapitre.
Cousineau, lui aussi, possède un sens aigu de l'ironie. Noma-de
habitué à survivre dans le désert, Cousineau sait instinctivement que le
père Peck et sa famille viennent très récemment de quitter leur ville, que
le désert leur est étranger et nouveau. Lorsque le père Peck se vante que
« La cité de Tenochtit lh est la plus grande et la plus ancienne et la plus
peuplée » (RDM, p. 63), Cousineau se dit, « Et c'est pour ça que tu cours
les routes » (RDM, p. 63). Cette réplique sert à rapprocher les actions
contradictoires de Peck, qui fuit une cité dont il semble être très fier.
Cousineau prend une distance critique par rapport à Peck, à I'endroit de
qui il éprouve un dégoût profond. Lark Marais, lui, profite d u fossé
temporel qui le sépare du XXe siècle pour critiquer cette époque.
Lark Marais possède le don de voyager dans le temps. Il est donc le
seul Médilhaudais à connaître le Montréal du XXe siècle. Lark pense avoir
compris la cause du déclin de ses ancêtres : « On leur avait si bien injecté
l'idée du bonheur, à ces gens-là, qu'ils ont fini par être en manque »
(RDM, p. 125). Autrement dit, « plus on en a, plus on en veut B. Paradoxe
universellement connu, cette ironie de Ia nature humaine est davantage
évidente pour un observateur objectif. Lark est particulièrement
clairvoyant vis-à-vis du passé, parce qu'il appartient à une autre époque :
sa distance critique est magnifiée par une séparation temporelle.
Si la vie était un labyrinthe, le personnage ironique serait celui qui
l'observe de haut. Il contemplerait, en hochant la tête, l'un, perdu e t
désespéré à cinq pas du centre, et l'autre qui tourne en rond avec une
confiance inébranlable. Absalon, Cousineau e t Lark sont d e tels
observateurs. Rendues clairvoyantes par leurs années de survie dans un
monde injuste, ces trois créations d'Anne Legault savent que les
incongruités de la vie sont nombreuses. Au lieu de les laisser passer
inaperçues, « inertes », elles les qualifient de paradoxales. Leurs
perspectives complètent l'actualisation d e l a situation ironique. Dans la
suite, c'est nous qui deviendrons les observateurs d'incongruités. C e
faisant, nous participerons à la réalisation de l'ironie.
m.lII Les situations ironiques
Il s'en faut de peu que deux éléments d'une situation puissent être
considérés comme étant en même temps incongrus. Suffit-il de trouver
deux « choses » qui ne vont » pas ensemble pour parler d'ironie ?
Certainement pas. Le mot « juxtaposition » implique une relation d'une
certaine sorte. Deux ou plusieurs idées, événements, etc., sont liés d'une
manière ou d'une autre, tout en se disqualifiant l'un et l'autre. Voilà une
situation ironique dans sa forme la plus simple ; c'est ce que Muecke
appelle « Irony of Simple Incongruity » dans The Compass of Irony ? Il
rajoute que ce genre de situation « i s irony in i l 's barest and simplesr
terrns uncornplicated by the presentation of action or character or the
victim 's irnperception ' ». Le palais en face de la masure e n est un
exemple parfait : deux structures radicalement différentes coexistent ;
cela suffit pour engendrer un paradoxe.
III.III.i Ironie générée par une simple incongruité
Des Récits de Médilhault nous extrayons un court exemple illustrant
cette notion : l a narratrice d u premier récit s'appelle « Big D
(« Abigaëlle » en abrégé), mais physiquement, elle est très petite (« Viens
D. C. Muecke, op-cit., p. 1 00.
' Ibid.
Big, ma toute petite, viens » (RDM, p. 22)). Cette situation cessera d'être
une simple incongruité lorsque, par exemple, quelqu'un ayant entendu
son prénom avant de la rencontrer, se serait attendu à ce qu'elle soit très
grande. Mais nous apprenons tout simplement qu'elle s e nomme Big et
qu'elle est petite, sans que la contradiction joue sur les attentes d'un des
personnages ou du lecteur.
Le récit << Big D est lui-même une << simple incongruité >> à cause de
son temps de narration. La vie adulte d e Big nous est racontée au présent
en trois parties, séparées par deux retours en arrière consacrés à son
enfance. Ce qui choque, en l'occurrence, c'est la disposition du temps
nar ra t i f : Lorsqu'elle parle du passé, Big crée des images douces
rattachées à l'enfance. Quand elle raconte l e présent du récit, son
vocabulaire amer et sanglant nous fa i t comprendre l'horreur qu'elle v i t
comme adulte. En guise d'illustrations, nous n'avons qu'à comparer la fin
d'un extrait raconté au passé avec le début d'un retour au présent : << Sur
cette splendeur inouïe, il eut un d e ses rares sourires et nous sommes
sortis sur notre terrasse. Au-dessus de la Muraille, la barre du jour était
claire, mais on entendait le fleuve battre la r ive à grandes vagues >>. Le
paragraphe suivant es t d'un tout autre ton : << On me prend, on
m'emmène dans une pièce que je ne reconnais pas ; enchaînée, mais
debout » (RDM, p. 16). Plus loin, nous lisons : << C'est ainsi que le visage
de ma mère m'échappa à tout jamais. Rhéa B, suivi par << J'ai sauvé mes
mains. J'ai gardé un œil. J'ai appris à m e passer des dents que je n'ai
plus » (RDM, p. 25). Chaque extrait portant sur le présent de Big met une
fin abrupte et violente à ses souvenirs de jeunesse, parodiant en quelque
sorte sa propre vie. Grâce à ce procédé de contrastes narratifs, le récit
Big D se distingue parmi les autres dans Récits de Médilhault.
III.IIIli Ironie générée par les événements
L'existence de Lark Marais est une autre incongruité. Né << monstre »,
ses parents ont voulu qu'il meure :
[Son père] a fait comme les pauvres, il est allé I'abandonner sur les collines hors de la cité. son chiard. une grande semaine. comme tout un chacun y a droit, en comptant qu'il en crèverait. c'est comme ça qu'on fait avec les ratages à Médilhault [...]. La, il est revenu une semaine après avec son têtard sous Ie bras. bien vivant, braillard et gigotant ( D M , p. 79).
Devenu adulte, Lark a le même souhait que son père : Ce n'est pas une
vie, mais la mort n'a pas voulu me prendre. Déjà, sur les collines de la cité
où j'aurais dû crever, elle m'a raté. 11 y a des années que je l'appelle et elle
m e cherche depuis quelque temps déjà » (RDM, p. 97-98). En dépit du
fait que ses propres parents désiraient qu'il mourût, malgré sa propre
volonté de mourir, Lark continue à vivre. Or, il ne s'agit plus ici d'une
simple incongruité. Puisque les personnages souhaitent un événement qui
ne se réalise pas, la situation devient alors une ironie générée par les
événements. Muecke explique que
the ironic incongruity is between the expectation and the event. We Say it is ironic when, after we have more or less explicitly or confidenrly expressed reliance in the way things go, some subsequent unforeseen rurn of evenrs reverses and frustrares our expectations or designs [.../. It is ironic when w e ger at last what we no longer desire.. *
* Ibid., p. 102.
Malheureusement pour Lark, c'est exactement ce qui lui arrive : Je suis
beaucoup moins pressé de mourir. C'est l a faute à Chaplin » (RDM, p.
127) ; cc C'est bête, quand on a ri, on est moins pressé d e mourir » (RDM,
p. 135). Aussitôt que Lark trouve une raison pour vivre, il est assassiné. Il
obtient ce qu'il a toujours voulu, au moment où il ne le désire plus.
Lepault joue le même tour d'ironie 5 Big. Celle-ci, après un certain
temps d'emprisonnement, croit savoir comment opèrent les gardes de sa
prison :
Je suis seule et je ne sais pas ce que j'attends. Une femme entre, encadrée par des gardes qui vont s'occuper dans la pièce à côté. Je comprends alors : je suis passée à l'état d'émule dissuasive, c'est le jargon du bâtiment, ici. Cette femme vient d'arriver ; il faut qu'elle voit ce qui l'attend, elle ne pourra pas le croire autrement. [...] Un émule doit être du même sexe que le nouveau, toujours ( m M , p .16-17) -
Big exprime avec confiance ce qu'elle croit avoir deviné. Mais la réalité est
un renversement de ce à quoi elle s'attendait : cc Il s'approche de la
femme, sort un petit piolet d'acier e t le lui enfonce dans la tempe, si vite
qu'il a l e temps de l'enfoncer à nouveau par le sommet du crâne avant
qu'elle s'affaisse. L'émule, c'était elle. Je suis mon conseil, je ne fais rien »
(RDM, p. 17). Puisque Big pense certainement être l Y « émule dissuasive >> ,
il est tout à fait paradoxal que le contraire se produise, que l'émule soit
l 'autre femme.
C e genre d'ironie dépend largement de coïncidences, tel le
dénouement hasardeux du récit << Épi B. Épi est le surnom d'Éponine, une
jeune femme qui fascine son voisin d'en face. Ils ne se connaissent pas,
mais le jeune étudiant de médecine ne veut pas la rencontrer. II se
contente d'observer sa voisine en secret - de manière respectueuse -
dans sa vie au quotidien. Il va jusqu'à la photographier, afin de pouvoir
l'admirer pendant ses absences. Un jour, il voit un cagoulard entrer dans
l'appartement de la jeune femme. L'attaquant avec une matraque de
plomb, l'intrus la défigure et lui fait perdre la mémoire.
Dix ans plus tard, l'ex-étudiant e t Éponine se rencontrent pour la
première fois à l'hôpital. Elle vient se faire opérer pour une des blessures
qu'elle avait subies lors de l'attaque. Devenus amis, le jeune médecin ose
lui demander, « A-t-on pu retrouver celui qui t'a fait cela? » Éponine le
choque en répondant : « Oh, non ! Tout ce qu'on sait, c'est qu'il m'a épiée
pendant des mois. le tenais un journal où j'en ai fait état quelquefois.
C'était probablement un voisin de ma cour intérieure, mais je ne l'ai
jamais clairement situé, alors l'enquête n'a rien donné. Comme tu es
pâle ... » (RDM, p. 37).
Alors qu'il essayait de demeurer anonyme envers Épi, alors qu'il
prenait soin de ne pas franchir le seuil de l'indécence quand i l la
contemplait, le jeune homme apprend dix ans plus tard que non
seulement il avait été remarqué en tant qu'espion, mais qu'encore, on le
soupçonnait d'avoir été l'auteur d'un crime abominable dont il n'avait été
que le témoin. Avec la confiance de l'innocent, le jeune médecin s'attend à
ce qu'Épi identifie un inconnu comme ayant été son agresseur, mais il est
désagréablement surpris. L'ironie de cet exemple a indiscutablement fait
du jeune homme sa victime. Elle e n fera autant de Kin, dans l'exemple qui
suit .
Les frères Kiev et Kin partagent un appartement avec Marius, le
petit-fils d'Éponine, qui est âgé de soixante ans. Les deux jeunes sont
obligés de se « charger d'un vieux » à cause des exigences établies par les
réformes démographiques de Médilhault. Marius est le seul parmi les trois
à savoir écrire à la main, une activité qu'il essaie d'enseigner à Kin,
l'écraniste de poésie. « Eux au moins, n'avaient pas besoin de clavier, ni
d'écran. -L'écriture de la main est une ineptie [répond Kin]. - Tu parles en
écraniste. Pour en juger, il faudrait que tu la pratiques » (RDM, p. 52)
lance Marius. L'écriture de la main étant bannie à MédiIhault, Kin se
demande à quoi une telle activité solitaire pourrait servir, « sans le regard
de quiconque pour le nommer » (RDM, p. 53).
Marius persiste : « Ton regard, Kin. Le tien seul, affranchi de tous
les autres » (RDM, p. 53). Marius réussit à le convaincre en lui apprenant
qu'Éponine Gaspard, la poète d u X X e siècle dont il écranise la poésie, est
sa grand-mère. La curiosité de Kin est piquée. « Kin se rendit au travail à
pied, le temps le permettait [...]. Il se disait que justement, il lui faudrait
revoir les recueils d'Éponine Gaspard. II ne pouvait s'imaginer cette fille
en grand-mère, fût-ce celle de Marius [...] les mots avaient appartenu à
une inconnue qui les avait tracés de sa main, affranchie de tous les
regards » (RDM, p. 54-55). Kin est emprisonné et torturé peu de temps
après, sans que l'on sache pourquoi.
Comment ces événements sont-ils ironiques? D'abord, Kin est fasciné
par l'idée qu'Éponine ait écrit sa poésie « affranchie de tous les regards-».
Il exprime donc sa croyance qu'un événement se soit déroulé d'une
certaine manière. Or, nous avons déjà appris qu'Éponine se faisait épier
constamment par son voisin. Aussi, nous imaginons qu'elle a dû Stre
observée par son assaillant, puisque son attaque avait é té délibérée et
calculée. C'est précisément l e fa i t n'a pas été affranchie d e
tous les regards qui forme le noyau du récit « Épi ».
Ensuite, si Kin est finalement intrigué par l'écriture à l a main, c'est
grâce aux paroles d e Marius : << [Son] seul regard, [. ..] le [slien s e a l ,
affranchi de tous les autres >> (RDM, p. 53) justifiera l 'acte d 'écri ture.
Cependant, Kin devient prisonnier d'État - il a donc été observé. Qu' i l
soit coupable d'écriture à l a main ou d'un simple intérêt pour la poés ie
qu'il écranise, Legault ne nous le révèle pas. Néanmoins, Kin est fasc iné
par l'idée d'écrire en secret, pour soi-même. Cette fascination dev i en t
tristement absurde, si nous tenons compte de la vie d'Éponine e t de la
mort de Kin.
III.m.iii L'ironie dramatique
L'ironie moderne devient dramatique lorsque nous savons d 'avance
qu'il y aura un renversement. Muecke attribue le caractère distinctif d e
l'ironie dramatique au rôle qu'y joue l 'observateur: «The irony is more
striking when an observer already knows what the victim has yet to fimd
o u t ».
Le lecteur des Récits de Médilhault acquiert, par exemple, certai mes
informations révélatrices grâce au récit Phar ». Maîtresse d e bordel ,
Madame Phar avait été violée par les escadrons de la Mort » quand el le
Muecke. op. cir., p. 103.
était encore une jeune femme. Son bébé deviendra l a mort incarnée : une
femme aux cheveux roux, aux yeux jaunes et à qui il poussera une dent en
o r (RDM, p. 113). Le lecteur qui gardera ces faits en mémoire éprouvera
d e l a pitié envers les cent << réfugiés » qui quittent le nouveau monde en
espérant se faire une vie nouvelle. Parmi eux se trouve un bébé, lui aussi
conçu pendant une attaque des escadrons. i< La mère du nouveau-né
commence à se tarir. Je lui ai fai t boire un peu de mon encre de sang. Je
voudrais que ce bébé vive, il me semble que c'est d e bon augure » (RDM,
p. 140). Par malheur, l a première dent du bébé est en or. Cela inquiète le
narrateur, Kiev, sans qu'il sache pourquoi. Mais Paulette le rassure :
« T u ne manges pas de terre, toi [...] s i tu mangeais de la terre. tu saura i s qu'ici, la terre goûte I'or [..-1. Et ce que mangent les nour r ices va dans Leur lait, n'est-ce pas ? [-..] Alors il a une dent en or, ce petit. Quoi de plus normal? Et les yeux dorés, normal aussi. » Après tout, si je suis le seul à m'inquiéter ... (RDM, p. 155).
Seul le lecteur jouit d 'un savoir qui dément l 'argument de Paulette.
Ici, l'incongruité naît de l'écart entre ce que nous savons en tant que
lecteurs informés e t ce que les personnages ne savent pas, perdus qu'ils
sont dans le labyrinthe de leur univers textuel.
Inversement, l'ironiste dramatique peut compter sur l a mémoire d e
l 'observateur pour que celui-ci n e << comprenne D une ironie qu'au
moment o ù l e personnagelvictime l a comprend aussi : << There is a
subtler kind of Drumatic Irony which may be found in Shakespeare and
which has recently been noticed in Racine as well . Here the characters
unknowingly employ images and allusions thut will be actualized in some
subsequen? scene . 'O »Autrement dit, l'annonce d'un événement avant sa
réalisation peut produire le même effet ironique. Tel est le cas du renard,
ramené par Absalon au restaurant de son beau-fils, Corentin.
Le renard courra dans une cage ronde - on lui coupera la queue
pour qu'il y rentre - afin de faire fonctionner un tournebroche. Après
tout, c'est la visite du Protecteur de Médilhault ; la réussite de cette soirée
est cruciale. Ces détails prennent une importance symbolique grâce aux
observations de Big, qui contemple son père au travail :
Corentin avait fait mettre des luminaires sur toutes les tabIes et je le vis ce soir-là comme je ne I'avais jamais vu : de loin, son nez long et fin dans s o n visage aus larges méplats, couvert d'une sueur fine, et ses yeux verts très perçants lui donnaient une figure ... de renard (RDM, p. 18).
Lorsqu'elle témoigne secrètement d'une rencontre clandestine entre son
père et sa mère proscrite, Big refait La comparaison : « Les premiers
peuples du Nouveau Monde croyaient que les taches sur la lune étaient
les traces de son accouplement avec le renard. J'imaginai mon père aspiré
par la lune et je ne voulus rien voir d'autre (RDM, p. 25).
Nous savons depuis le début du récit que Big sera emprisonnée.
Nous soupçonnons aussi l'arrestation de son père Corentin, ce qui est
confirmé plus loin : a J7ai vu le restaurant de mon père mis à sac, je l'ai
vu mourir, lui » (RDM p. 152). Les comparaisons entre Corentin et le
r e n a r d deviennent alors très révélatrices. Comme le renard qui court sur
place, Corentin travaillera jusqu'à l'épuisement mais cela ne l'avancera
guère .
Les paroles d'Absalon produisent un effet semblable à celles de Big.
« D e nos jours, il avise sa petite fille [sic], un homme qui a l'échine souple
garde son dos plus longtemps » (RDM p. 20). Sans le savoir, Absalon a
prédit l'avenir. Non seulement vivra-t-il plus longtemps que sa fille e t son
beau-fils, mais son « échine souple » le délivrera d'une mort douloureuse.
Le dos bossu, Absalon n'a qu'à s e redresser abruptement pour s'étouffer
e t mettre f in à sa propre vie avant que son agresseur ne l e fasse.
« Absalon Peck décida de hâter les choses. Il se redressa en déroulant le
serpent qu'il portait dans le dos e t amena un son sifflant à sa bouche »
(RDM, p. 89). Ironiquement, Absalon réalise ce qu'il ne pensait être
qu'une maxime. II vit jusqu'à un âge mûr et, dans une certaine mesure, il
réussit à contrôler les conditions de sa mort grâce à son dos « souple ».
Absalon prédit inconsciemment l'avenir ; sa petite-fille en fera autant
d'une manière légèrement différente.
Le cas de Big est semblable à celui de son grand-père, mais ne
contient que des fragments d'ironie dramatique. Ayant entretenu son
grand-père sur les injustices sociales de Médilhault, Big essaie de savoir ce
qu'en pense son père.
« Absalon hait les écrans, papa. Est-ce qu'il a raison ? - Quoiqu'il puisse t 'amver, AbigaelIe Sarrazin, efforce-toi de ne rien haïr. Les écrans n'étaient pas mauvais, iis sont tombés dans de mauvaises mains. -Et les mains n'appartiennent qu'au pouvoir de la pensée m. I l a mis sa main sur ma bouche (RDM p. 23).
Ce geste de Corentin est paradoxal. Son intention est de faire taire
sa fille, car les propos de celle-ci pourraient lui être néfastes. Ce faisant, il
illustre les véritables paroles qu'il voulait dissimuler. Est-ce de l'ironie
dramatique ? L'idée est discutable. Éliminons d'emblée l a première sorte
d'ironie dramatique, ca r l'observateur-lecteur n'a pas les moyens d e
savoir d'avance ce qui se produira. S'agit-il donc d e ce genre d'ironie
dramatique subtile, où le premier élément fait allusion au deuxième ? Il
nous semble que dans ce cas, les deux éléments (L'énoncé de Big et le
geste de Corentin) sont t rap rapprochés dans l e récit pour pouvoir
appartenir à ce genre d'ironie. Du moins, leur proximité réduit l'effet
dramatique. D'ailleurs, Corentin ne représente en aucune manière l e
pouvoir de la pensée » dont parle sa fille. L e lien entre ces deux
éléments se trouve donc incomplet. Il est certainement ironique que
Corentin démontre ce qu'il tente de cacher, mais cet exemple, il nous
semble, vacille entre une ironie générée par les événements par où << it is
rjonic when we meet what we set O u r ro avoid D et une ironie dite
dramatique où l'emploi d 'une imagelallusion sera actualisé dans une
scène subséquente12. Par son acte, Corentin ajoute d e Ia crédibilité à la
déclaration de sa fille ; il illustre la censure d'une manière symbolique.
Corentin est la cible de cette situation ironique. Pourtant, I'extrai t possède
une certaine sobriété autant par le ton de l'écriture que par l'acte qui y
est représenté. Victime de l'ironie, certes, mais Corentin ne se couvre pas
de ridicule, tout comme certains le font ...
--
I L Ibid., p. 102.
" Ibid., p. 106.
LII.III.iv L'ironie de l'auto-trahison
Certains personnages deviennent victimes d'ironie par leur propre
faute. Le père Peck incarne parfaitement cette espèce. Ses énoncés
révèlent plus à son propre sujet qu'il ne le pense. Considérons sa réponse
à l'observation de Cousineau : « Il y en a qui croient pouvoir franchir les
périphéries de ces cités et atteindre l'océan pour se déplacer [...]. -L'océan
est une sotte idée [réplique Peck], d'ailleurs je ne crois pas que ça existe.
J'irai dans les terres du centre » (RDM, p. 66-67).
Si Peck ne croit pas en l'existence des océans, comment peut-il
justifier l'emploi du terme, les terres du centre » ? La notion qu'une
surface de terre ait un centre laisse entendre qu'elle est un continent, ou
une île - bordée par l'océan ! En ayant de telles idées, Peck introduit
l'ironie de l'auto-trahison », << exemplified whenever someone. by what
he says or does (not by what happens to him), exposes unawares his own
ignorance, weaknesses, errors or folies l3 S.
De telles ironies abondent dans les Récits de Médilhault. Le temps
futur du texte en est sans doute un facteur important. L'écart temporel
entre le lecteur et certains personnages des Récils de Médilhault fait que,
obligatoirement, Le premier aura de meilleures connaissances de sa propre
époque. Si les compétences du lecteur sont u n premier élément, les
incompétences de certains personnages sont le deuxième. Ensemble, cette
paire d'éléments constituent une incongruité qui tourne en dérision les
bêtises énoncées par ceux qui vivent dans l'ignorance.
Ignorants, certains Médilhaudais le sont. L'exemple suivant démontre
qu'une déficience culturelle peut provoquer une situation drôlement
i r o n i q u e :
« -Tu vois ces livres depuis des années, tu dois bien te douter qu'ils sont d' une autre époque, n'est-ce pas? Bientôt, le savoir sera accessible par les écrans, e t chaque caste possédera sa version de chaque œuvre, avec la clé d'accès aux terminaus des écrans axiaux, ii ne sert à rien qu'un petit artisan lise le m ê m e Germinal que moi, le même Capital, Ie même Kamouraska- La littérature peut être utile à tous, mais encore faut-il que ce soit avec discernement » (RDLM, p . 85-86),
Dans Germinal, Zola raconte la vie de mineurs français et dénonce les
injustices sociales qui les accablent. Marx explique dans Le Capital
pourquoi le prolétaire es t esclave du capitaliste". Quelles versions de ces
deux œuvres le quindécimvir aurait-il pu lire pour avoir des idées
pareilles ? Celui qui en sait autant sur ces œuvres aperçoit immédiatement
que le quindécimvir a dévoilé lui-même son ignorance cultureIIe.
Ce genre de victime peut aussi générer notre sympathie. Big se rend
victime d'ironie en réfléchissant sur le passé. Cependant, l'effet diffère en
ce que notre attention est davantage tirée vers l'objet de sa réflexion que
sur le tort du locuteur :
Quand j'étais enfant, il y avait un ami de la famille, un presque centenaire q u i radotait sans cesse sur un massacre. Un jour, un fou armé était entré dans son école pour abattre des femmes, seulement des femmes ; la fin du carnage avait eu Iieu dans sa classe à lui, où ils étaient tous à plat ventre, tremblants sous les pas du tueur, qui avait juste dit K Oh, shit » avant de se donner la mort [...]. 11 fabulait, ce vieux. Personne ne le croyait (RDM, p, 8 ) .
l3 Ibid ., p. 1 07.
l4 Guy Shoeller (dir.), Le nouveau dictionnaire des œuvres , Tome 1, Paris, Laffont-
Bompiani, 1994, p. 8 5 1 .
Un lecteur possédant l e bagage de connaissances appropriées s a u r a
qu'un tel massacre s'est réellement produit, l e 6 décembre 1989, à l 'École
Polytechnique d e Montréal. L'incroyance d e la narratrice fait cont ras te
avec ce fait. Inconsciemment, elle démontre son ignorance du p a s s é .
Cependant, il n'en résulte pas un portrait négatif de c e personnage qnii,
en tant que narratrice du premier récit dans le texte, entretient d e s
rapports plus ou moins intimes avec le lecteur. Nous sommes p lu tô t
portés à prendre note de I'absence de mémoire collective à Médilhawlt,
une caractéristique qui n'est pas sans rappeler l'œuvre de George Orwel l ,
1984 :
If the Party could rhrusr irs ltarrd into the pas? and say of this or thar evenr, i t never happened - rltar, surely, was more terrvying than mere torture and dearh, The Parry said that Oceania had never beerr in alliance with Eurasia. He, Winsrori Smith, knew that Oceania Izad been wirh Eurasia as short a r irn e as four years ago- Bur where did that knowledge exisr ? On- in his O wri consciousness, which in any case must soon be annihilared'5.
Effectivement, les Médilhaudais semblent mal cerner le XX" siècle. U n
dialogue entre Big e t son père démontre la confusion qu i entoure l e u r
notion de l'histoire :
Croirais-tu. ma petite Big, que nos lointains ancêtres, ceus de t'autre siècle, ornaient l'antenne de leur char essence avec des queues [de renard] toutes pareilles à celle-là? -C'étaient des barbares. -Oh, oui. De grands barbares. Sales. malades, sauvages, ignorants. imprévoyants. Mais ils avaient des restaurants à tous les coins de rue, m a fille » (RDM, p. i 6 ) .
l 5 George Orwell, 1984, New York, Harcourt, Brace and Company, 1949, p. 3 5 .
Encore, le lecteur possédant les connaissances adéquates saura démentir
cette déclaration. La mode des queues de renard comme ornement de
voiture n'a même pas affecté la majorité de la population nord-
américaine, pas plus qu'elle n'a précédé ou dépassé les années cinquante
et soixante. L'assertion de Corentin est donc exagérée. Sa vision du passé
nous rappelle que les Médilhaudais savent très peu de l'époque qui a
précédé la leur, n'ayant pas accès aux livres qui ne parviennent pas à
obtenir l'aval de la censure du gouvernement.
Également ironique, dans cette citation, est la considération de Big
disant que nous sommes des barbares. À l'époque où vivent nos deux
interlocuteurs, le peuple médilhaudais n'a accès ni à I'électricité [« Nos
aïeux avaient eu l'électricité, dont nous devions bien sûr nous passer »
(RDM, p. 9)J ni aux livres [« la possession d'un livre signifiait la prison à
coup sûr et nul n'en revenait » (RDM, p. 12)]. Que ceux qui vivent dans
de telles conditions nous appliquent l'étiquette de « Barbares » est alors
un renversement ironique.
Distinguons un dernier genre d'ironie moderne. Frôlant la crise
existentielle, l ' ironie du dilemme se caractérise par l o g i c a l
contradictions. paradoxes. dilemmas, o r what we are pleased to call
' impossible sirualions' l6 ». C'est le cas des cent nomades qui
recommencent ieur vie dans l'Ancien Monde. Puisqu'il se trouve, parmi
eux, un bébé qui « représente » les escadrons de la mort, nous savons que
ieur avenir sera aussi malheureux que leur passé. Ils amènent la mort
avec eux. L'autre alternative, rester sur place, conduit ces nomades à un
l6 Ibid., p. 1 13.
choix aussi invivable. Telle est l'ironie du dilemme : chaque option
n'offre qu'un cul-de-sac à ces misérables D du vingt-et-unième siècle.
1II.W Intertextualité
L'intertextualité est « cette interaction textuelle qui se produit à
l'intérieur d'un seul texte" D ; autrement dit, elle est présente lorsqu'il y
a des références dans une œuvre à d'autres écrits. Selon cette définition,
un texte ne peut exister en tant que système hermétique et autonome.
L'auteur est d'abord un lecteur ; il s'ensuit que son œuvre contient des
références plus ou moins évidentes à d'autres textes. Aussi, le lecteur de
l ' œ u v r e do i t conna î t r e d ' au t res œuvres , qui inf luenceront
(immédiatement ou rétroactivement) sa réception du texte''.
Le système littéraire fait de certains textes des canons - des << chefs-
d'œuvres D de la littérature. Comme tout texte littéraire, ces livres
contiennent un discours social. Un deuxième texte qui adopte un tel
canon littéraire comme référent intertextuel se distinguera forcément de
ce premier texte. II mettra alors une distance entre son propre discours
social, et celui du canonlg. Si nous acceptons un texte et son référent
l7 Julia G s t e v a , « Problèmes de la structuration du teste », dans Théorie d'ensemble,
Philippe Sollers (dir.). Paris, Éditions du Seuil. 1968, p. 3 1 1 . l8 michea al Worton et Judith Still (éditeurs), c Introduction », dans Inrertexruality-
Theories and practices, Manchester, Manchester University Press, 1990, p. 1-2.
I9 Ross Chambers, « Alter ego : intertextuality, irony and the politics of reading », dans
Micheal Worton et Judith Still (éditeurs), Intertextuality- Theories and practices,
man chester, Manchester University Press, I990, p- 143.
intertextuel comme étant deux composantes d'une relation de tension, le
lien entre l'ironie e t I'intertextuali té devient évident. Un premier texte
s'associe à un deuxième en y faisant allusion, mais comme les deux
œuvres sont forcément différentes, il y a contraste. Récits de Médilhault,
par ses références aux Misé rab le s , ne tourne pas cette œuvre en dérision,
mais il s'en distingue : il s'éloigne du discours social que nous attribuons
les rapprochements e t les
à l'œuvre de Hugo.
a u canon. Cette impression es t créée par
renversements qu'effectue Legault par rapport
La première référence aux Misérables dans les Récils de Médilhault
se révèle avec le prénom « Éponine B. C'est ainsi que se nomment et la
jeune femme d u récit << Épi » [cc Je m'appelle Éponine Gaspard, lui dit-elle,
tout à son reflet, sans un regard pour lui >> (RDM, p. 33)] et la fille aînée
des Thénardier, dans Les Misérables (cc Il en résulta q u e sa fille aînée se
nomma Éponine 20 D). À deux reprises, Legault élimine la possibilité d'une
coïncidence dans cet te communauté d 'un prénom, en admettant
explicitement le lien avec Les Misérables : << Éponine. Prénom hugolien, et
à l'origine gaulois » (RDM, p. 34); Je porte le nom d'une Misérable de
Victor Hugo, celle qui contemplait Marius de loin sans oser se faire
connaître » (RDM, p. 37). Cette dernière citation porte en elle un premier
renversement : l'Éponine des Récits de Médilhault souligne un aspect de
son double intertextuel - c< celle qui contemplait Manus de loin sans se
faire connaître D - dans une lettre adressée à son ancien voisin, qui, lui,
la contemplait de loin sans oser se faire connaître. On retrouve plusieurs
'O Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, 1951 [1862], p. 162. Désormais, tes
références à cette œuvre se feront ainsi dans le texte : LMIS. suivi du numéro de la page.
autres cas où L e s Misé rab les sont impliqués dans une relation
d'intertextualité avec le texte de Legault.
Le récit << Kiev e t Kin » fait apparaître un ancien bagnard, de retour
à Médilhault << après vingt-cinq ans d'exil en terre d'Ungava » (RDM, p.
41). Cela n'est pas sans rappeler un certain Jean Valjean des M i s é r a b l e s
[CC Voici. J e m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf
ans a u bagne. Je suis libéré depuis quatre jours » (MIS, p. 78)J. Sauf que,
chose étrange, l'ancien bagnard des Récits de Médilhault se nomme
Marius Gaspard-Rols.
Deux observations s'imposent : le Marius de Médilhault est le petit-
fils d'Éponine Gaspard [«[Éponine Gaspard] est morte octogénaire, avec
une nombreuse descendance » (RDM, p. 54)] ce qui a pour effet de
réaffirmer la présence e t l'importance du canon. Ensuite, le prénom
<< Marius D nous renvoie de nouveau aux M i s é r a b l e s , plus précisément à
Marius Pontmercy qui sera le beau-fils de Jean Valjean. Le Marius
Gaspard-Rols des Récits de Médilhault représente-t-il Jean Valjean en tant
qu'ancien bagnard, ou renvoie-il plutôt à Marius Pontmercy par la
similitude des noms ? D'ailleurs, si nous admettons que Marius Gaspard-
Rols ait un double intertextuel, ou deux, quelle importance cela a-t-il vis-
à-vis de l'ironie moderne ?
Tout d'abord, l a question de l'identité intertextuelle de Marius
Gaspard-Rois ne s'éclaircit pas. Pour chaque instance ou l'on croit pouvoir
le jumeler à Jean Valjean, il en existe une autre qui le rapproche de
Marius Pontmercy. Dans Récits de Médilhault, Marius reçoit un paquet
d'objets divers à l a fin de sa période de probation, des objets censés être
des effets personnels qui lui appartenaient jadis.
<< Cette boîte n'est rien. Un bureaucrate l'a ramassée quelque part et l'a envoyée par erreur. » Kiev fendit les cachets de cire. La caisse contenait u n e toute petite fiole remplie de poudre, un [sic] petite boîte plate et un carré d e tissu très fin [ . - -1 . -Du coton, dit mariu us. C'est un mouchoir [...] la petite fioIe portait u n e étiquette : [...] Opium, half an ounce [...]. -Là, ils ont mêlé mes effets à ceux d'un autre, ça ne m'a jamais appa r t enu . Ceci, par contre ... il avait ouvert la petite boîte et émiettait une herbe jaune. - Du tabac » (RDLM, p. 5 1 ) .
Or, un paquet mystérieux tombe aussi dans les mains d e Marius
Pontmercy : « Il défit l'enveloppe. Elle n'était pas cachetée et contenait
quatre lettres, non cachetées également. Les adresses y étaient mises.
Toutes quatre exhalaient une odeur d'affreux tabac » (MIS, p. 746).
Précédant l'incident de la boîte perdue, on remarquera les mêmes
soupçons envers les deux Marius. Kiev trouve le sourire G désuet » et
<< insondable >> du vieiix Marius suspect : « II a des manières de
mouchard, je n'aime pas ça >> (RDM p. 44). L e jeune Marius des
Misérables se voit coller la même accusation, iorsqu'il tente de connaître
l'identité de M. Leblanc » et de sa fille : « Comment s'appelle-t-il?
Reprit Marius. Le portier leva la tête, e t dit : -Est-ce que monsieur est
mouchard ? » (MIS, p. 73 1).
Cependant, l'observation suivante fa i t ressortir un parallèle entre
Marius Gaspard-Rols et Jean Valjean. Voulant signaler à ses parents .en
Afrique que leur correspondance est censurée, Kin tape les vers suivants :
Vous êtes toujours au cœur baftanr de mes pensées Secrets encagés, grilles et grillages
Er rien ne nous délivrera Ni moi, ni moi de vous. -Us comprendront, bien sûr, mais d'où cela vient-ii ? dit Kiev. -Une des matières que j'écranise, un poète du vingtième siècle. La censure n' y verra que du feu. Et cette lettre ne reçut jamais de réponse (RDM, p. 5 0 ) .
Marius récitera spontanément les mêmes vers, mot pour mot : « Marius
sourit : -Vous êtes kxijoursau cœur battanr de mes pensées [...] / Ni moi.
ni moi de vous. Kiev et Kin le regardèrent >> (RDM, p. 54). Plus tard, Kin
sera emprisonné et torturé pour des motifs inconnus. Marius aurait-il
intercepté la lettre des deux frères? Le texte ne résout pas cette question,
mais elle hante l e personnage de Marius Gaspard-Rols, qui demeure une
figure aux intentions aussi ambiguës que son identité intertextuelle.
Nous pouvons, en revanche, établir avec certitude que Jean Valjean
intercepte une lettre qui ne lui est pas adressée : Est-ce que c'est toi qui
m'apportes la lettre que j'attends? -Vous? Dit Gavroche. Vous n'êtes pas
une femme [...]. Eh bien, reprit Jean Valjean, c'est moi qui dois lui
remettre la lettre. Donne » (MIS, p. 1 184).
Marius Gaspard-Rols semble ê t re composé des traits de deux
personnages des M i s é r a b l e s , Jean Valjean e t Marius Pontmercy. Le
paradoxe ironique vient de ce que Marius Gaspard-Rols est différent de
ceux à qui nous l'avons identifié. Car Manus Pontmercy et Jean Valjean
représentent avant tout le « bien » dans l'œuvre d e Hugo. Pontmercy
n'est point un mouchard; il suivait M. Leblanc e t sa fille uniquement parce
qu'il était amoureux de Cosette : « Marius ajouta à son bonheur de la voir
au Luxembourg le bonheur de la suivre jusque chez elle [...] il savait où
elle demeurait; il voulait savoir qui elle était » (MIS, p. 730-731). Jean
Valjean intercepte la lettre de Marius Pontmercy par jalousie. Il aime
Cosette et ne veut la partager avec personne : « Jean Valjean se sentait
délivré. Il allait donc, lui, se retrouver seul avec Cosette » (MIS, p. 1186).
Paradoxalement, Marius Gaspard-Rols semble incarner un antagoniste.
Qu'il le soit n'est nulle part affirmé explicitement dans l e texte.
Cependant, ses actes l 'entourent d 'une auréole de soupçon e t ,
contrairement aux Misérables , tout finit mal là o ù Marius Gaspard-Rols est
impliqué.
Marius connaît par caeur les vers écrits dans une lettre qui n'eut
jamais de réponse ; il les récite devant ceux qui I'ont envoyée. II incite Kin
à pratiquer un acte défendu : l'écriture à la main. La fin du texte voit Kin
emprisonné et Kiev convoqué. Nous n'entendons plus parler de Marius. Ce
personnage se cache derrière deux figures du canon, auxquelles nous
rattachons certaines qualités favorables. Pour cette raison, ses traits
d'antagonisme, sa rupture avec le topos héroïque des Misérables
présentent une incongruité.
Cette fracture entre Récits de Médilhaul t et le canon s'étend jusqu'à
leurs destins respectifs. Les deux œuvres dépeignent des « misérables »,
des victimes d'un système social injuste. Si le texte de Legault est
imprégné d'un topos - celui des gens « misérables » - identique à celui
du canon, le destin funeste des Médilhaudais devient une anomaiie.
Portant parmi eux un enfant qui est la mort faite chair, « la f in d u monde
sera pour un autre jour » (RDM, p. 158). Voilà une fin bien sombre,
comparée à celle des Misérables. L'avant-dernière scène de cette œuvre
voit Cosette, Marius e t Jean Valjean réunis, chacun de leurs malentendus
éclaircis et leurs pardons prononcés. Jean Valjean évoque l a f igure du
Christ : « il s'est sacrifié. Voilà l'homme [.-.] Cosette, cet homme-là, c'est
l'ange! » (MIS, p. 1478)."
Récits de Médilhault évoque Les Misérables à plusieurs endroits,
embrassant le sujet d e gens malheureux e t faisant même écho à certains
personnages de ce canon littéraire. Cependant, chacune des allusions aux
M i s é r a b l e s s'approprie un destin distinct des éléments du canon. D e cette
manière , Réci ts de Médilhault se distancie du texte auquel il est
précisément lié.
Univers étonnant, rempli de contradictions, Récits de Médilhault
met en scène les injustices d'un monde absurde ainsi que des individus
qui ne l e connaissent que trop bien. Trois personnages incarnent le rôle
d e l'observateur, dont la présence es t obligatoire pour toute situation
i ron ique . Cependant , cer ta ines anomal ies doivent échappe r aux
« personnages ironiques » ; ils ne sont, après tout, que des personnages,
e t ne peuvent apercevoir l 'ironie moderne engendrée par leur propre
existence textuelle. Dans de telles circonstances, c' est 1' œil du lecteur qui
compte . Nous devons reconnaî t re nous-mêmes les condi t ions qui
déclenchent une situation ironique.
" Myriam Roman, Les Misérables, roman pensiJ. Marie-Christine Bellosta (dir.), Paris,
Éditions Belin. 1995. p. 158.
Futuristes, mais moyenâgeux, les Médilhaudais sont perpétuelle-
ment figés dans un monde à contresens que nous explorerons dans le
prochain chapitre.
There is nothing in this book that hasnft already
happened in the past '»
Les utopies littéraires sont généralement construites à partir de
sociétés déjà existantes. L'auteur d'une utopie rassemble les traits les
plus significatifs d'une société réelle e t les projette dans un temps
futur, ou dans un autre endroit lointain2. Anne Legault dissimule sa
propre société en la vieillissant d'un siècle. Déjà, au quatrième de
couverture, Récits de Médilhault s'annonce futuriste : << Médilhault,
WC siècle. La Troisième Guerre Mondiale a bel e t bien eu lieu >>. La
narratrice du premier récit est << née dans un temps de paix, dans la
cinquième décennie du XXIc siècle, à Médilhault » (RDM, p. 8).
L'écriture à la main ne se pratique plus (RDM, p. 52)' la lecture sur
écran a remplacé celle des livres (RDM, p. 12) et on se réfère au XXe
siècle en disant l'autre siècle » (RDM, p. 9, 16, 151) ou le << siècle des
barbares » (RDM, p. 156).
Récits de Médilhault se veut futuriste, mais il évoque aussi le
passé. 11 y a dans le texte un chevauchement constant de deux
directions temporelles - l'une futuriste, l'autre historique - qui sont
absolument contradictoires. L e paradoxe q u e représente ce t te
-- - -
Margaret Atwood, à propos de son roman La servante écarlate, dans Lee Briscoe Thompson, Scarler letters : Margaret Atwood's n e H m d s Tale - 1 . Toronto, ECW Press, 1997, p. 18.
Northrop Frye, Varieties of Literary utopias >> . op. cir., p. 2 5 .
8 0 juxtaposition s'apparente à l'ironie moderne : l e thème du passé sur
un fond futuriste est simplement incongru.
Legault décrit un peuple possédant des structures urbaines,
sociales e t politiques primitives. Son niveau de technologie es t
largement inférieur à celui d'aujourd'hui. Dans presque chaque cas,
les traits distinctifs d e la vie à Médilhautt e t sur son continent
correspondent à des faits historiques. En outre, Récirs de Médilhaul~
raconte les commencements et l'évolution d'un peuple. L'histoire des
Médilhaudais >> est semée d'événements qui évoquent le sacré : ce
texte futuriste possède les traits principaux d'un mythe d'origine.
Mais explorons d'abord le thème du passé historique. Quels sont les
noms propres. les structures urbaines, sociales et politiques,
l'organisation économique, l'état de la culture et de la technologie à
Médilhault ? Ironiquement, l'examen de cette époque << prochaine »
ressemble à un voyage rétrospectif.
IVJ Le thème du passé dans un Médilhault futuriste
1V.I.i Noms de Lieux et de peuples
<< Médilhault » semble être un nom purement fictif, qui désigne
une ville futuriste et inexistante. Cependant, ce nom renvoie à deux
idées intéressantes qui lui donnent un certain degré d'enracinement
dans le passé. D'abord, <c Médilhault » ressemble au mot nzédiéval;
Ces mots ont en commun les deux premières syllabes. Au pluriel,
l'adjectif se rapproche davantage de << Médilhault >> grâce à l'effet de
8 1 r ime de l 'u l t ime syllabe : médiévaux et m é d i l h a u l t . Cet te
ressemblance es t rendue plus évidente lorsqu'on place médiévaux
dans l e titre du tex te : << Récits méd iévaux» et << Récits d e
Médilhault » comptent le même nombre d e syllabes e t sont très
proches sur le plan phonétique.
La deuxième hypothèse que l 'on peut formuler au sujet de
cc Médilhault D concerne la civilisation gau1oise .D~ Dictionnaire de
noms de lieux, on apprend que les Gaulois avaient donné le nom de
<< Médiolanurn D à Évreux en France et a Milan :
Évreux vil le de France (Eure). C'était jadis le chef-lieu d'une t r i b u gauloise [._.]. Déjà au IIe siècle, le géographe Ptolémée en donnait u n e transcription grecque : Médiolanon. C'est un nom d'origine gauloise, composé de rnedio - Y médian D et de fano K pla ine >b3.
Milan, elle aussi,
fut fondéte] par les Gaulois Insubres vers 400 av. J-C. [-..] Son nom n'est attesté que relativement tard chez des auteurs latins et grecs : Medio lan urn depuis Polybe, Medio Zan ium depuis Tite-Live, Medio lanion depuis s t rabon4.
Notons que << Médilhault D est phonétiquement présente dans chaque
version d e ce nom de ville. Entre sa ressemblance avec I'adjectif
<< médiévaux D et ses liens avec la toponymie gauloise, Médilhault »
est évocateur d'époques et de peuples depuis longtemps disparus.
Louis Deroy et Marianne Mulon (dir.), Dictionnaire de noms de lieux, Paris, Dicos Le Robert, 1992, p. 168. " Ibid., p. 3 15.
8 2 D'autres noms d e lieux dans Récits de Médilhault sont plus
explicitement archaïques. À part Médilhault, une autre ville sur le
continent est nommée ; elle s'appelle Tenochtitlan (RDM, p. 5-8).
Curieusement, le nom << pré-cortésien H de la ville de Mexico5 refait
surface au XXIe siècle. Également7 << Méso-Amérique >> remplace ce
que nous appelons aujourd'hui 1' G Amérique Centrale D (RDM, p.
45). Quant aux Médilhaudais, ils se disent habitants du << Nouveau
Monde ». Hors d'usage aujourd'hui, cette expression est employée à
travers le texte entier pour désigner les continents américains (RDM,
p. 8, 25, 41, 44, 48, 51, 59). L'Europe, l'Asie et l'Afrique sont appelés
« l'Ancien Monde >> (RDM, p. 19, 21, 22, 39, 40, 41, 43, 49, 50, 51,
59). Chaque continent perd son nom propre, comme si une énorme
tranche de t'histoire mondiale avait été effacée.
Cette manière vague de se référer aux lieux s'applique à tout ce qui
est extérieur à la ville du locuteur. Ainsi, tout Médilhaudais qui
s'aventure en dehors de sa cité chemine vers << l'intérieur des
terres » (RDM, p. 118). Tel un retour à l'époque précédant la
colonisation de l'Amérique du Nord, l'intérieur du continent est sans
nom. Loin des côtes se trouvent des << cité[s] intérieure[s] >> (RDM, p.
39) anonymes, dans les << terres intérieures » (RDM, p. 138).
Comment les Médilhaudais se réfèrent-ils à leurs ancêtres ?
« C'était des barbares », réplique Big lorsque son père lui apprend
que << ceux de l'autre siècle [...] ornaient l'antenne de leur char à
essence avec des queues [de renards] » (RDM, p. 16). À Tenochtit15n7
Henri Lehmann, Les civilisations préco 10 rnbierznes, Paris. P.U.F. (Que sais-je), 1 98 1 ,
8 3 on considère que << Faire plus d'un enfan t , c 'étai t bon pour les
barbares des siècles anciens » (RDM, p. 58). Le père d e Lark Marais
contemple « La fin du siècle des barbares » (RDM, p. 98).
Cet emploi du mot barbare pour désngner les civilisations du XXe
s iècle es t singulier. Les véri tables Barbares n e s e rencontrent
aujourd'hui que dans l es l ivres p o r t a n t sur l 'histoire. André
Chédeville les situe dans un passé lointain dans son ouvrage, L a
France au Moyen Age : c Depuis l a grande invasion d e 275 jusqu'à
l'installation de la dynastie mérovingienne, la Gaule est parcourue par
des peuples barbares innombrables6 ». À Médilhault, les barbares
réapparaissent, ne serait-ce que dans la << mémoire collective D de ses
habitants. Ainsi, le XXIe s iècle médi lhauda is se mesure à la
Renaissance, époque o ù régnait l e soulagement de n e plus avoir à
craindre ces Barbares qui faisaient t a n t souffrir l e s populations
urbaines7.
Une conversation entre Kiev et Paulette révè le une autre
appellat ion curieusement datée. Kiev mentionne d e s e s nobles
origines, mais sa camarade de voyage a d é j à entendu parler d e la g e n s
sénéchal (RDM, p. 142). C'est Jean-Luc Lamboley qu i explique ce
qu'est une gens dans Lexique d'Histoire e t de civilisation romaines :
<< groupe de tous ceux qui se rattachent à un ancêtre commun ; cette
communauté d e sang s'appelle par le nom de cet ancêtre commun, la
p. 34. André Chédeville, La France au Moyen Age, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1982, p -7. Ibid., p. 10.
84 gentilice8 ». Le nom «Sénéchal » vient' lui aussi d'une autre époque.
O n trouve une référence à ce mot dans l e Dictionnaire de
sigillographie pratique de A. Chassant e t P.-J. Delbarre :
Sénéchal (Senescal lus). Officier royal institué dans les provinces p O u r être à la tête de la justice. [.-.] quelques sénéchaux eurent des sceaux d è s le XII' siècle, et tous au XIIle [...]. Tous les sénéchaux du XIIIe siècle [...] étaient chevaliers, comme on peut le voir par les sceaux où ils sont
représentés à cheval, l'épée au poingg.
Chédeville en parle également dans La France au Moyen âge : « Les
organes de gouvernement sont très simples. Ils se limitent au fait à
quelques officiers domestiques : échansons, sénéchaux10 ». La g e n s
sénéchal n'est donc point un nom imaginé pour colorer l'avenir décrit
par Anne Legault, mais ei le a des racines évidentes dans deux
périodes historiques : l'Antiquité romaine et le Moyen Age français.
Un autre temps e t un autre lieu surgissent des nomenclatures
employées par Legault dans l e récit « Lena ». Messagère d u
Protecteur, Lena fait partie d'un groupe de <<jeunes gens rapides,
forts e t audacieux » (RDM, p. 105)' chargés d'apporter des messages
a bicyclette. Ils « se surnomment eux-mêmes Sassanides sans
qu'aucun d'eux puisse dire pourquoi » (RDM, p. 105). Naturellement,
cette référence invite à rechercher ce qu'est la civilisation sassanide.
Les Sassanides, écrivent Christiane e t Jean falou, « sont une dynastie
perse dont le début est marqué par l'avènement de Pâbhagh au règne
Jean-Luc Lamboley, Lexique d'histoire er de civilisation romaines, Paris, Ellipses, 1995, p. 189.
Alphonse Chassant, Dictionnaire de sigillographie pratique, Paris, J.-B. Dumoulin, 1860, p. 203.
André Chédeville op. cir., p. 12.
8 5 du Fars en 28" ». « Les Sassanides vont créer une Église d'État et une
forte centralisation adminis trativ el2 », écrit Palou.
Le pouvoir fortement centralisé est servi par un clergé d'État. Selon Tansar, cette société est divisée maintenant en quatre états : celui des ecclésiastiques, des guerriers, des bureaucrates et du peuple (paysans, artisans et bourgeois). Elle restera sensiblement la même, pendant les quatre siècles qu'a duré cet ~ r n ~ i r e ' ~ . [...] Le clergé a une hiérarchie minutieusement réglée, aux fonctions multiples dans la CO mm u nau té sassanide. Il jouit d'une indépendance très étendue1'.
Legault aurait-elle évoqué les Sassanides dans son texte futuriste
pour éventuellement diriger nos regards vers le passé québécois ?
Cette idée alimentera nos réflexions conclusives.
Les noms propres employés par les habitants de ce « Nouveau
Monde » sont bien étranges dans l e u r contexte futuriste. Non
seulement les noms de lieux ont-ils changé depuis le vingtième siècle,
mais chacun devient ce qu'il fut jadis, ou porte un nom évoquant le
passé d'une manière ou d'une autre. Certains groupes sociaux
s'approprient la désignation de peuples d'antan. L'analyse suivante de
l'organisation médilhaudaise révèle la même tendance.
1V.I.ü Structures urbaines, sociales et politiques
Comme la Gaule de jadis, le continent nord-américain dans
Récits de Médilhault est composé de cité-États. « Le cataclysme était
I 1 Christiane et Jean Palou. La perse antique, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1962, p . 75. l2 Ibid., p. 76-77. l3 Ibid., p. 10 1. 141bid., p. 106.
86 fini, l es puissants s'étaient rétablis en cartels e t exerçaient l e
gouvernement des cité-États » (RDM, p. 8 ) , résume l a narratrice de
« Big ». Or, les tribus gauloises, elles aussi, se réunissaient dans « des
organismes [...] que les anciens ont désignés sous le nom d e nat ions
ou d e citésIS ». À part les Gaulois, d'autres peuples se sont organisés
en cité-États, comme les Grecs. Petit nous informe dans La civilisation
hel lénis t ique que « grâce à l'insuffisance de l'encadrement local e t à
cer ta ines posi t ions privilégiées », piusieurs c i t é s grecques
« constituèrent des États en forme d e Lipues16 P. Au Ve siècle avant
J K., Athènes est une cité-État , « petit territoire indépendant, pourvu
d'un centre urbain et de bourgades rurales, entièrement maître de se
gouverner à son gré1' ».
II est étonnant que Legault choisisse d'introduire dans ce monde
futur is te une concentrat ion d e pouvoir q u i e s t aujourd 'hui
inexistante. L'inscription de cité-États au XXI' siècle du texte laisse
entendre une régression vis-à-vis d e la démocratie et de la paix. Cela,
particulièrement lorsqu'on apprend que les cités dans Récits d e
Médilhaulr sont hostiles. Dans les mots de Cousineau, les cités côtières
« sont très riches. C'est parce qu'elles se défendent bien qu'elles le
sont. Personne ne vit hors des remparts e t on tire à vue sur les
i n t r u s * (RDM, p. 67). Les villes d e l 'époque médilhaudaise
fonctionnent donc selon leurs propres intérêts ; elles ont même des
remparts conçus pour défendre e t contenir leurs biens.
l5 Émile Thévenot. Histoire des gaulois, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1966, p. 3 1 . l 6 Paul Petit, La civilisation hellénisrique, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?), 1 9 8 1 , p . 1 O. l7 Denis Brand et Maurice Durousset (dir.), Dictionnaire thématique : Histoire- géographie. Paris. Éditions Sirey, 1995. p. 155.
La cité de Médilhault elle-même ne fait pas exception. « Cité
fortifiée » (RDM, p. 98)' il n'y a que les citoyens privilégiés qui
puissent franchir ses portes. Les moins chanceux y sont en quelque
sorte emprisonnés (RDM, p. 48). La Muraille sert aussi de logement au
Protecteur : « II avait ses quartiers dans la Muraille et n'en était pas
sorti depuis des années » (RDM, p.13). Cette construction aurait alors
une raison d'être non-touristique. Elle représente un obstacle à la
circulation libre entre l'intérieur et l'extérieur de la cité. La Muraille
s'apparente donc aux remparts que l'on érigeait pour protéger les
villes d'invasions, ou afin d'assurer aux premiers bourgeois la
protection de leurs biens.18
La meurtrière consti tue un autre vestige d'architecture
moyenâgeuse dans la cité. Pour mieux voir ce qui se passe dans la
salle à manger du restaurant, Big ouvre « une petite meurtrière D
(RDM, p. 18). On devine qu'à Médilhault, elles ne servent plus à
l 'usage décrit par Absalon - Big s'en sert pour écouter une
conversation et pour épier la clientèle. II reste que leur présence dans
une ville de l'avenir semble aussi incongrue que celle de la muraille.
Celui qui gouverne à Médilhault est le Protecteur. Cet homme est
un dictateur : Les « fêtes de la réélection du Protecteur » (RDM, p.
26) sont une célébration attendue ; le renouvellement de son mandat
au pouvoir est alors automatique et inévitable. II est bien connu que
les dictateurs s'imposent dans certains pays encore aujourd'hui. En
88 revanche, le titre de Proteeleur évoque une période spécifique de
l 'h is to i re :
La Révolution de 1642 a duré jusqu'en 1660. Le conflit originel entre la royauté et le Parlement a conduit d'abord à l'abolition de la monarchie puis à l'instauration d'une sorte de république consulaire - le Commonwealth - dirigée par un Protecteur - ~ r o m w e l l ' '.
II réagit par force e t instaure, entre 1656 et 1657, un
gouvernement strictZ0 ». Après le cataclysme à Médilhault, il semble
que le Protecteur de la cité ait accédé au pouvoir par les mêmes
moyens .
Ceux qui nuisent directement à la société médilhaudaise sont,
bien entendu, punis. Parfois, la punition prend la forme de l'exil.
Marius Gaspard-Rols, par exemple, est un << ancien bagnard >> (RDM,
p. 48). Cette peine attribuée par le gouvernement de Médilhault est
un châtiment caractéristique de l'Ancien Régime en France, qui a été
aboli en 193g21. D'autres infortunés sont faits esclaves. Te1 est le
destin de Big, devenue c esclave de ia Muraille >> (RDM, p. 26), ainsi
que celui d'Absalon et de Bashanti, « du cheptel de bonne qualité »
capturé près des Grands Lacs (RDM, p. 68). L'esclavage est alors
réinstitutionnalisé au XXIe siècle, même après son abolition au XIXe22.
Les fonctions d'Absalon et d e Bashanti en tant qu'esclaves
méritent d'être précisées, car elles aussi sont ancrées dans le passé. Le
l 8 Régine Pernoud, Les origines de la bourgeoisie. Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1 969, p - 18. l9 François-Charles Mougel, L'Angleterre du X V P siècle à I 'ère vicrorienne, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1978, p. 53 . 'O Ibid,, p. 55 . " Jean Marquiset, Le crime, Paris, P.U.F. (Que sais-je?). 1976, p. 105- 106. " Maurice Lengellé, L'esclavage, Paris. P.U.F. (Que sais-je?), 1976, p. 1 1 5 .
8 9 jeune Peck est chargé d'instmire le fils de son maître, une tâche qui
n'est pas sans défis. Lark Marais est né « monstre » e t apprend
difficilement : << - Récite-lui l'alphabet, Absalon [. . .]. 11 fallut à Lark
de longues séances pour ânonner I'alphabet en entier » (RDM, p. 80).
Cette responsabilité d'éduquer les enfants du maître fu t celle de
certains esclaves « privilégiés » d e l'Antiquité romaine. Selon
Maurice Lengellé dans L'esclavage,
À côté d u travail de force, l'apport de l'esclave à la vie de la société pouvait être intellectuel. C'est aux maîtres de la maison romaine qu'est revenu l'honneur d'avoir racheté avec le plus de générosité les parias d e leur société en leur ouvrant tout grande leur porte. [...] le nouveau riche romain a su s'attribuer ainsi toutes sortes d'avantages en confiant à de tels h o m e s l'éducation de ses fils, la direction de ses plaisirs23.
Bashanti, elle aussi, a certains devoirs envers le fils du maître qui font
écho à l'esclavage romain. Une nuit, Absalon se réveille pour
constater que sa sœur est absente de son lit. En cherchant, il trouve
une bête à deux dos, un monstre qui le regardait avec les yeux d e Bashanti en même temps qu'il ahanait avec la gueule décidément toujours baveuse de Lark Marais [...]. De sa stalle sombre des communs, il vit arriver Bashanti, qui était passée par l'escalier des maîtres. Elle marchait péniblement [..,]. « -Moi aussi, je suis allée voir le monstre. e t moi aussi je possède le don de l'apaiser » (RDM, p. 83).
« Tout naturellement, écrit Lengellé, l'utilisation de l'esclave du sexe
faible s'est faite sous forme de prostitution2" ». Tels deux esclaves
romains, ,4bsalon et Bashanti sont à la merci de leur maître au cours
d'un siècle futuriste de bouleversements régressifs.
La civilisation romaine se cache encore derrière d'autres facettes
du Médilhault futuriste. La proscription, punition octroyée à ceux qui
- - -
23 Ibid., p. 3 5 . 2J Ibid., p. 3 7 .
9 O ne deviennent ni bagnards ni esclaves en est un exemple. CC Les
proscrits, nul n'en entendait jamais parler. On disait : " Il a rejoint
les proscrits ", comme on aurait d i t : " Il s'est englouti aux confins
de La Terre ". Il n'y avait pas de loi à leur propos, pas d'interdit, et ils
ne se manifestaient jamais » (RDM, p. 22). Les proscrits à Rome se
trouvaient dans une situation semblable, car leurs noms et leurs biens
apparaissaient sur une liste publique. Ainsi, leur statut de hors-la-loi
était connu de tout le monde et n'importe qui pouvait les tuer sans
crainte de r e p r é s a i l l e ~ ~ ~ .
À l'autre bout de l'échelle sociale médilhaudaise. on trouve le
quindécimvir Marais, gardien de livres. Celui-ci est très fier de sa
fonction, et il en parle ouvertement à Absalon : C< Les livres iront dans
des voûtes secrètes. Déjà, on les appelle des livres sibyllins, ce n'est
pas pour rien, leur contenu doit être décodé et simplifié >> (RDM, p.
86). Le mouvement pour écraniser les livres survient trop rapidement
pour le quindécimvir, et une autorité de l'état vient mettre le feu à sa
demeure. On l'accuse de la Conservation d'un savoir prohibé dans
le but d'en faire le trafic » (RDM, p. 87).
Ce drame est comparable à celui des CC Quindecirnviri sacris
faciundis» de l'empire romain, quinze hommes chargés de protéger
les livres sibyllinsz6.
Entrusted ro the quindecimviri, the Sibylline books were consulred ut various rimes by the Senate [. . ./ Increasingly , however, rhe verses were not taken seriously and by the end of the 4 t h cenrury A. D.. Christianity - artacked them as being obvious symbols of paganism. Finally, during t h e
3 Jean-Luc Lamboley, op. cil., p. 3 0 7 . 26 Matthew E. Bunson, Encyclopedia of rhe Roman Empire. New York, Facts on File, 1994, p, 354.
9 1 reign of Emperor Honorius (395-423), the Magister Militurn, Stilicho , burned r h e rn2'.
À quelques détails près, la ressemblance entre les structures
sociales romaines et celles de la fiction futuriste est remarquable.
Gardiens de livres sibyllins qui sont éventuellement brûlés, les
quindécimvirs médilhaudais constituent une allusion explicite e t
indéniable à la civilisation romaine.
En conversation avec une collègue, Lena révèle une pratique
lugubre de son pays : « -Les putains n'ont pas d'enfants. état les
stérilise >> (RDM, p. 109). À Médilhault, on empêche les indésirables
de se reproduire. L'eugénique négative y est renforcée, comme dans
l'État d'Indiana en 1907, où le Congrès rend obligatoire la stérilisation
des criminels incorrigibles, des imbéciles, des aliénés [...] des faibles d'esprit C m - - ] les épileptiques, les pervertis sesuels. les criminels d e différents types, quelque fois les syphilitiques [...] ou « les formes héréditaires » de certaines
L'année 1933, en Allemagne, voit passer des lois semblables qui
touchent les malades mentaux, les personnes atteintes de cécité, de
surdité et les alcooliques. On stérilise aussi les Juifs et les tziganes2g.
Abolies depuis un certain nombre d'années, ces pratiques reviennent
purifier >> la population de Médilhault.
Si cette politique ne réussit pas à produire une << race
homogène », d'autres moyens primitifs sont empruntés pour y
arriver. Né monstre, Lark Marais représente une honte pour ses
27 Ibid., p. 387. 28 Claire Ambroselli. ~ ' É t h i ~ u e médicale, Paris. P.U.F. (Que sais-je?). 1988. p. 5 1 . 29 Ibid., p. 62-65.
9 2 parents. Son père, le quindécimvir Marais, avait fait en vain des
démarches pour mettre fin à l'existence de son fils :
il est allé l'abandonner sur les collines hors de la cité, son chiard. u n e grande semaine, comme tout un chacun y a droit, en comptant qu'il e n crèverait, c'est comme ça qu'on fait avec les ratages à Médilhault, la loi L'autorise (RDM, p. 79).
Pratique barbare, cet << abandon sur une colline D fait penser aux
sacrifices faits par certains peuples païens, tels les Vikings?O
Hors de Médilhault, on vit plus librement. Certains franchissent
de longues distances en groupe, ce sont les n o m a d e s (RDM, p. 15). En
considérant cette communauté de voyageurs dans le texte, l'histoire
d'autres peuples migrateurs vient à l 'esprit. Actuellement, les
spécialistes de l'histoire amérindienne affirment que les autochtones
ont emprunté un trajet spécifique pour arriver en Amérique du
N o r d :
Que les Indiens soient originaires d'Asie ne fait plus de doute maintenant. Le passage entre la Sibérie et l'Alaska est relativement facile, puisque 60 lim séparent les deux continents et que les îles constituent
autant de relais3'.
Or, Peck et sa famille partent de ce que fut, jusqu'au XVe siècle, un
centre important d e civilisation amérindienne. Ils se rendent à
Médilhault, d'où fuient Big et une centaine d'autres nomades une
génération plus tard. Ceux-ci se rendent en Asie, empruntant le même
30 Voir Frédéric Durand, Les Vikings, Paris, P.U.F. (Que sais-je), 1969, p. t 2 i : << Les dieux des anciennes générations se contentaient de sacrifices célébrés e n
plein vent sur les horgar, enceintes consacrées à l'angle d'un champ à I'orée d ' un bois ou sur la crête d'une colline ».
31 Claude Fohlen, Les Indiens de l'Amérique du Nord, Paris, P.U.F. (Que sais-je ?) , 1985, p. 105.
93 passage q u e les migrants autochtones d'il y a plusieurs milliers
d 'années .
Au cours de leur voyage, les cent migrateurs s'organisent d'une
manière semblable à cel le d'une tribu amérindienne. Forcés de
délibérer sur une question délicate, ils s'assemblent autour d'un feu
e t la plus vieille d'entre [eux] dirigeait les débats, donnant tours de
parole » (RDM, p. 150). Cela ressemble aux sociétés matriarcales des
Iroquois, où les femmes aïeules étaient chargées de résoudre les
conflits e t d'autres questions qui touchaient aux clans32. Nomades,
retraçant les migrations autochtones e t possédant une structure
famil ia le caractérist ique d 'une tribu amérindienne, les errants
modernes de Récits de Médilhault ne présentent rien de neuf.
Médilhault, peut-on constater, est une ville construite e t dirigée
à l'ancienne. Avec ses remparts, ses meurtrières et son Protecteur, se
proclamant c cité-État », elle penche plutôt vers le passé que vers
l'avenir. La manière dont on y traite les indésirables est évocatrice de
temps disparus. Legault conserve même l e titre de certaines
fonctions : le cc proscrit » et le c quindécimvir >>. Considérons
maintenant la persistance de ce thème dans le monde des affaires
médi lhauda is .
1V.I.iii Travail et commerce
Malgré leur méfiance à l 'égard des mystérieux nomades, les
c i toyens de Médilhault
3Vohn W . Fnesen , Redisco vering Enterprises Ltd., 1997, p. 78.
entretiennent parfois des relations de
the Firsr hratiotzs of Canada, Calgary, Detselig
9 4 commerce avec eux. En échange pour une fiole d e grains de poivre
rose et une dame-jeanne de tafia des îles », Absalon obtient un renard
qui a été apprivoisé par un couple de nomades des forêts boréales >>
(RDM, p. 15). Un système de traite semble être l a norme à Médilhault,
ou du moins au restaurant d e Corentin Sarrazin. On y échange
surtout des épices : « Absalon courait les marchés, le port, les
entrepôts, de nuit, grapillant [sic] partout, soudoyant, échangeant e t
parfois, volant [...] il ramenait des gousses d e vanille, des fioles de
grains de cumin, d e poivre ... >> (RDM, p. 10). La méthode d'Absalon
s'apparente drôlement au commerce d'autrefois. Au Moyen Age, par
exemple, on échangeait couramment des épices sur les marchés ou
dans les ports33. Face à la rareté de produits e t à la compétition entre
consommateurs, celui qui est en quête de provisions à Médilhault doit
s e débrouiller autant que possible et se contenter de peu.
L'échange d e produits n'est peut-être pas l 'unique moyen
d'obtenir le nécessaire dans cette époque futuriste : Big fait allusion
au denier (RDM, p. 26), monnaie utilisée dans l'Antiquité? Existerait-
il de l'argent à Médilhault? C'est l'unique mention d'une telle devise
dans la cité.
Les métiers qu'on y pratique sont souvent ceux q u e les habitants
appellent des << anciens métiers » : << On encourageait la transmission
familiale des anciens métiers : orfèvrerie, joaillerie, soufflage d e verre,
restauration.. . i l fa l la i t qu'ils subsistent , tout en restant peu
accessibles D (RDM, p. 12). Dans L'Empire carolingien, Riché décrit
33 Régine Pernoud, op. cir ., p. 1 7.
9 5 une situation semblable à l 'époque qui est l 'objet d e son
étude : << Sculpteurs, orfèvres, peintres, émailleurs, qu'ils soient de
condition servile ou libre, sont activement recherchés par les
grands3s ».
Un lexique étonnamment suranné est encore en usage chez ces
travailleurs. Corentin invite ses féaux » (RDM, p. 20) employés à
partager un << médianoche D (RDM, p. 13). c Féal D figure dans le
Lexique de l'ancien fiançais 36 et << médianoche >> est une expression
vieillie selon le Pet i l Robert3?. Le Père Peck fut << portefaix » à
Tenochtitlan (RDM, p. 64) un métier disparu dont la définition figure
dans Les mots 0bsolètes3~. Parmi les cent nomades, trois sont
<< bateleurs » (RDM, p. 141), autre profession de jadis, qui est décrite
dans le Lexique de l'ancien françaiP. On s'attend, en lisant un texte
futuriste, à voir de nouveaux métiers, peut-être reliés à la technologie
moderne. Legault fa i t basculer cette attente en recyclant des
<< anciens métiers >> et un vocabulaire qui est en accord avec eux.
IVaIaiv Le déclin des arts et des lettres
Lorsqu'ils ne travaillent pas, certains Médi 1 haudais se mettent à
lire, mais ceux-ci sont minoritaires. En effet, on remarque à
34 Alain Rey (dir.), Le nouveau perir robert I , Montréal. Dicorobert, 1993, p. 58 9. 35 Pierre Riché, L'Empire carol ingien, Paris, Hachette (Vie quotidienne. Civilisations et sociétés), 1994. p. 176 . 36 Frédéric Godefroy, Lem-que de I'ancien français, Paris, H. Champion, 1 9 9 4 , p. 327 - 37 Aiab Rey (dir.), Perir Roberr 1 Dico . Paris. Dictionnaires Le Robert, 199 t , p. 173. 38 Antoine Furetière, Les mors obsolètes, Jean-Marc Mandosio (articles choisis e t présentés par), Cadeilhan [France], Zulrna, 1998, p. 280 . 39 Frédéric Godefroy, op. cir.. p. 4 9 .
96 Médilhault une tendance croissante à éviter tout ce qui est littérature.
Au Moyen Age, écri t Chédeville, << l a rudesse des mœurs,
l'étouffement de l a vie urbaine, la paralysie de l'économie ne forment
pas un milieu propice à I'épanouissement d'une culture40 D ; il en
résulte un déclin des arts et des lettres4 ». À Médilhault, les causes
sont plutôt liées à la politique d e censure mise en place, mais le
résultat est le même.
Posséder un livre entraîne inévitablement l'emprisonnement
(RDM, p. 12). C'est pourquoi Corentin et Absalon lisent en cachette.
Leur discrétion est si grande que Big les voit lire pour la première fois
à treize ans, mais ne comprend pas ce qu'ils font.
Je vis mon père [..,] penché sur un amas qui me sembla une sorte de pâte feuilletée dont il triturait les couches; Absalon pour sa part s'employait à gratter une galette pareille avec un petit bâton noir qu'il pinçait entre ses doigts- Les murs étaient tapissds d'étranges briques verticales e t irrégulières, plutôt sales. iMon père me vit le premier [...]. -Nous lisons des Iivres, Big [.,.]. -Il faut qu'elle jure de se taire ! (RDM, p. 1 1 )
Désormais, Big apprend à lire aussi, mais elle connaît mal la
littérature de ses ancêtres. Tombée sur L ' A m é l a n c h i e r , elle se
demande ce que ça peut bien vouloir dire, et accepte docilement l a
fausse définition d e son père : << L'amélanchier, c'était une sorte
d'outarde qui servait à la confection de pâtés à la viande, les
amélanchières » (RDM, p. 21). D'Aristote, el le es t aussi mal
informée : « Aristote Psarianos. C'était un Grec de l'île de Psara, dans
l'Ancien Monde, il ouvrit le premier bar de Montréal en 1881.
-'O André Chédeville, op. cit., p. 14-15.
9 7 Montréal, une des cités archaïques de l'autre siècle, ça ne te dit rien ?
- Rien du tout » (RDM, p. 21). On protège Big du savoir pour ne pas
la rendre menaçante aux yeux des autorités.
La censure est instaurée bien avant Big, pendant l'enfance de
son grand-père Absalon. Alors esclave du quindécirnvir, Absalon a
l'occasion d'assister à une tirade d e son maître. Celui-ci opine qu'il
<< ne sert à rien qu'un petit artisan lise le même Germinal que [lui], le
même Capilal , le même Kamouraska. La littérature peut être utile à
tous, mais encore faut-il que ce soit avec discernement » (RDM, p. 85-
86). Pour les puissants de Médilhault, les lettres sont quelque chose
d 'a utile », mais sujettes à la manipulation, à l'adaptation selon le
public ciblé. On y accorde peu d'importance à l'art.
Il n'est donc pas difficile d'imaginer la place qu'occupe la
littérature dans un tel environnement. II n'y a aucune mention
d'écrivains à Médilhault ; on n'entend parier que d'cc écranistes »,
ceux qui sont chargés de mettre le contenu des livres dans la mémoire
des ordinateurs (RDM, p. 49). L'écriture à la main est considérée
comme étant cc une ineptie » (RDM p. 52), et le c< déclin des arts e t
des lettres42 » règne sur Médilhault, à l'instar des savoirs qui ont
périclité au Haut-Moyen Age.
N.1.v Technologie
La vie est bien difficile pour les Médilhaudais. Ils ne jouissent
guère d 'une technologie moderne pour alléger le fardeau du
quotidien. Certes, on ne cesse de parler des fameux écrans et, à la
Muraille, le gouvernement dispose d'un « radar » (RDM, p. 15). Tout
cela semble très conforme à une société futuriste. Pourtant, Ia
technologie de la cité-État se borne à ces deux instruments'. Le
restaurant Sarrazin, faute d 'électricité, fonctionne grâce à «
quatre blocs de glace livrés chaque jour par fourgon et [à] l'usage
d'une conduite de gaz qui chauffait et éclairait plutôt bien >, (RDM, p.
9). Leur projet de fabriquer un tournebroche s'avère un énorme défi,
e t ils se comptent chanceux d'avoir trouvé un renard qui pourra le
faire tourner en courant dans une cage ronde (RDM, p. 14-15). Afin
de pouvoir lire dans une cave obscure, le père de Big illumine l a pièce
avec un « quinquet w (RDM, p. 11) : « ancienne lampe à double
courant d'air, e t à réservoir supérieulJ3 » .
Aucun personnage du texte ne conduit une voiture, mais on
mentionne des moyens de t ransport utilisés à une autre
é p o q u e : Corentin se réfère aux « lointains ancêtres >> qui
conduisaient des « char[s] à essence >> (RDM, p. 59). Les avions
existent encore, bien qu'ils aient changé de nom et de degré d'accès
99 au public. Un rat de l 'Ancien Monde arrive clandestinement, à
Médilhault à bord d'un « char du ciel » (RDM, p. 92). La nuit, Lena
entend passer un « char du ciel » mais l'expérience lui est tellement
étrangère qu'elle se replie sur elle-même pour s'abriter de la « pluie
de grains de métal » (RDM, p. 11 1) produite, elle s'imagine, par la
machine dans le ciel. Cette rareté des « chars du ciel » s'explique par
une certaine politique d'isolement instaurée par le Protecteur de
Méd i lhau l t :
-Par delà l'océan ? Bien sûr, c'est possible, il y a vingt OU trente ans, nous traversions encore beaucoup.-- Notre Protecteur a maintenant la sagesse de ne plus nous laisser contaminer par cette mentalité si différente, si peu conforme à ce que nous sommes ... (RDM, p. 39-30).
Autrement, on choisit le moyen de transport en fonction de son prix.
La famille Peck dépend d'une charrette pour transporter ce qui ne se
tient pas dans les bras ou sur le dos (RDM, p. 58). La plupart des
voyageurs marchent, même les cent nomades qui visent le Détroit de
Béring. Lorsqu'ils croisent un fleuve navigable, iIs voyagent par canot,
à la manière des autochtones (RDM, p. 138).
Kiev est le chef du groupe de cent ; il attribue beaucoup
d'importance au journal qu'il tient e t tente d e noter chaque
événement d ' importance qu i se produit. Bien entendu, les
instruments d'écriture lui manquent au cours de ce long voyage au
nord e t il doit se servir de sang comme encre. II craint aussi des
difficultés à se procurer du papier qui se fait rare et pense utiliser la
peau des animaux. Vers la fin du XXIe siècle, cette idée de Kiev est
100 temporellement paradoxale. On utilisait le parchemin aussi tôt que le
IIIe siècle avant J.-C. et jusqu'au Moyen AgeM.
À Médilhault, les matériaux d'écriture s e trouvent plus
aisément, malgré les interdictions à c e sujet. La plume est l'outil de
choix : cc -il faudra lui apprendre l'usage de la plume >> (RDM, p. 21)
insiste Absalon, voulant que Big sache écrire. Une deuxième séance
d'écriture voit encore une autre méthode mise à l'épreuve : il lima
un bréchet de poulet en pointe, m'apprit à le tremper dans d u vin et
à tracer des signes sur le papier » (RDM, p. 24). Même signer et
sceller les lettres constituent un retour au passé : cc Kiev apposa sa
bague à cachets sur le formulaire >, (RDM, p. 42) ; plus loin i l
fendit les cachets de cire >> (RDM, p. 51).
Quant au calendrier de cette nouvelle civilisation D, il semble
être disparu. Pour nous situer dans le temps, Big indique que cc la
saison des pluies était déjà commencée >> (RDM, p. 19). Kiev, Kin et
Marius sortent fêter la réélection du Protecteur pendant << la saison
sèche >> (RDM, p. 47). Le passage des ans ne se compte plus en
chiffres ; Absalon est esclave du quindecimvir Marais c< Idlepuis
l'année de la dernière neige >> (RDM, p. 85) et l'âge de Bashanti est
mesuré en « lunaisons » (RDM, p. 57).
Cette grande lacune technologique joue inévitablement un rôle
dans l a pensée des Médilhaudais. Ce peuple es t extrêmement
superstitieux et très craintif. À son grand désavantage, il répugne à
Albert Labarre, Histoire du livre, Paris, P.U.F. (Que sais-je?), 1974. p . 13 .
101 l'utilisation du feu : << du feu vif ! Il paraît que ça rend malade pire
que le soleil » (RDM, p. 14). Les animaux sont aussi évités. Après le
feu vif, cette saleté, un chien ! [...] on les massacrait sans merci, car
i l s é ta ien t porteurs d e maladies a rcha ïques : tuberculose,
blennorragie, kala-azar » (RDM, p. 14). Le Père Peck refuse de chasser
pour nourrir sa famille, croyant que manger l a carne des bêtes
faisait tomber les dents et que porter leur peau rendait fou D (RDM,
p. 59).
Épargnés par ces croyances fabuleuses, les animaux sont
rarement traqués. Malheureusement, tout le monde ne jouit pas du
même sort : << Le sang d'enfant avait e u la réputation de guérir la
sénilité, autrefois. Une superstition spontanée qui était disparue
comme elle était venue D (RDM, p. 45). La consommation du << sang
d'enfant » est toujours à l a mode à l'époque où Absalon et Bashanti
sont faits esclaves ; par conséquent ils perdent << une petite fiole de
sang » (RDM, p. 72) tous les matins.
Ces croyances, généralement fondées sur la peur e t l'ignorance,
caractérisent les personnages futuristes du texte e t les identifient
comme un peuple sans connaissances scientifiques. Le manque de
logique apparent dans la société médilhaudaise fait en sorte qu'elle
apparaît primitive, préhistorique.
Or, le thème du passé qui s'inscrit dans Récirs de Médilhaull ne
relève pas uniquement des diverses références historiques que nous
venons d'examiner. Nous l'apercevons aussi à travers des passages qui
102 semblent réitérer certains événements sacrés » e t primordiaux.
Outre I'histoire apparente de personnages futuristes qui se rendent à
une ville du XXIe siècle, vivent des malheurs e t partent pour un autre
continent, nous pouvons lire l'histoire moins apparente d'un mythe
d'origine, d'un cycle du commencement e t de la fin du monde.
IV. II Récits de Médilhault comme mythe d'origine
<< Voici l'histoire du ciel et de la terre quand ils
furenr créés » (Genèse, I I , 4).
Récits de Médi lhaul~ est indéniablement un livre futuriste. 11
s'annonce comme tel au quatrième de sa couverture et maintes fois
dans sa narration. Cependant, nous retrouvons dans ce texte un
thème qui représente l e passé par excellence : celui du mythe
d 'or igine.
Puisque le texte est futuriste, ses évocations d'un mythe relatant
les c o m m e n c e m e n l s du monde est un paradoxe temporel. Le passé et
le futur sont contradictoires. 11s ne << vont » pas ensemble. Si Récirs
de Médilhault s'annonce futuriste de manière explici te, le lecteur ne
s'attend pas à retouver ces traces d'une histoire des origines.
En ce qui concerne l'ironie, La lecture du mythe d'origine dans
Réci ts de Médilhault est donc aussi pertinente que ses diverses
références au passé.
103 Seion Eliade, 1 'histoire des commencements du monde es t
précédée nécessairement d'un mythe apocalyptique relatant l a Fin du
monde : Avant l a << perfection des commencements4s » il y a d'abord
un << retour au chaosJ6 ».
Les mythes de la Fi du Monde [impliquent] plus ou moins clairement Ia re-création d'un Univers nouveau, exprimant la même idée archaïque, e t extrêmement répandue, de la a dégradation » progressive d u Cosmos, nécessitant sa destruction et sa re-création pkriodiques [...] ces mythes d'une catastrophe finde [sont] en même temps le signe annonciateur d e 1' imminente re-création du onde'^.
Effectivement, un grand cataclysme a précédé la civilisation
médilhaudaise. On le mentionne dans << Big >> (RDM, p. 8) et dans «
Peck » (RDM, p. 64). Puisque << Peck >> est deuxième dans l'ordre
chronologique d e l'ensemble des récitsq8, l'histoire des Peck est celle
des commencements suivant l'apocalypse.
Si l'on veut, ce récit raconte le commencement du monde >> du
c peuple Peck S . Ceux-ci auront une descendance, présente à travers
le texte entier. Or, les origines d'un autre peuple s'inscrivent
subtilement dans ce récit e t viennent renforcer le thème du mythe
d'origine.
Mircea EIiade, Aspects du m y r h e, Paris, Gallimard, 1 98 8, p. 9 8. 4 Ibid., p, 8 9. j7 Ibid., p. 81.
IY.II.i Au commencement, Anne Legault créa les Peck
Apercevant les Peck pour l a première fois, Cousineau remarque
qu'ils sont K sales, tous. Maculés de boue e t de poussière, les yeux
sertis de croûtes. C'était leur seule façon de ne pas brûler au soleil »
(RDM, p. 62). Cette scène n'est pas sans en rappeler une autre de
l'Ancien Testament, où il est écrit que le premier homme est fait de
poussière : c Yahweh Dieu forma I'homme de la poussière du sol, et il
souffla dans ses narines un souffle de vie, e t I'homme devint un être
v ivanP9 B. Continuant son œuvre, Yahweh crée la première femme,
qui c vient » de I'homme : « Et l'homme dit : " Celle-ci cette fois est
os de mes os e t chair de m a chair ! Celle-ci sera appelée femme, parce
qu'elle a été prise de l 'homme "50 M. Laklali, elle aussi, vient » de
Peck, car elle est sa fille. Mère d'Absalon et de Bashanti, on pourrait
aussi l'envisager comme étant l a première femme B. Analogue à
Adam et EveS1, les Peck s'exilent de leur pays d'origine et engendrent
les générations suivantes.
Dans la deuxième partie d e la Genèse sont racontées les
migrations patriarcales » d'Abram. Rendu en Égypte lors d'une
famine dans son pays, Abram cache au Pharaon que Saraï est sa
femme. << Pharaon appela alors Abram et lui dit : " Qu'est-ce que tu
m'as fait ? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle était ta femme ?
Pourquoi as-tu d i t : C'est ma sœur, de sorte que je l'ai prise pour
-- - - -
Il n'est précédé que par u Épi m. qui. selon toute apparence. est situé avant 1 e cataclysme. C'est I'unique récit non-futuriste. 49 Genèse, II, 7. S0 Genèse, II, 23 -24.
105 femme ? '32 ». Or, une scène semblable se déroule au moment oh les
Peck rencontrent Cousineau pour la première fois. « - Je m'appelle
Peck, dit le vieux. Ceux-là sont mes enfants ... et ma femme, ajouta-t-
il » (RDM, p. 63), cachant ainsi le fait que Laklali est aussi sa fille.
Dans l'Ancien Testament, le Pharaon rend Saraï à Abram lorsqu'il
apprend que le couple est marié. À l'inverse, Cousineau, lui, fuit avec
Laklali en apprenant qu'elle est en vérité la fille de Peck (RDM, p. 65-
67).
D'autres parallèles entre les deux histoires surgissent. Les
descendants d'Abram, établis au pays de C h a n a a ~ ~ ~ ~ , se rendront en
Égypte5" o ù ils deviendront esclaves des Égyptiens55. Rendus aux
Grands Lacs, les enfants de Peck seront esclaves à Médilhault (RDM, p.
68 ) .
De plus, le fils de Peck est nommé Absalon - un nom qui
apparaît dans L'Ancien Testamenl. Le livre de Samuel révèle que
Absalom est le fils de David. II fait tuer son demi-frère, Amnon, pour
se venger de lui, car Amnon avait couché avec la sœur d7Absalom,
Thamar? Or, l'Absalon de Récils de Médilhault est aussi impliqué
dans une histoire d'inceste, mais Legault embrouille les rôles de
l'histoire originale : c'est Absalon qui commet l'inceste avec Bashanti,
au lieu d'être celui qui en est offusqué (RDM, p. 83-84).
Genèse, III, 22-24. 5' Genèse, Xm, 18-19. 53 Genèse, XII, 1-XV, 2 1 . 54 << Histoire de Joseph », Genèse, XXXVii - L. SS L'Exode, 1. 56 2' livre de Samuel, Xm.
106 L'histoire des Peck comporte donc des images qui font songer à
celle des Juifs. Non seulement raconte-t-elle la création des Peck, mais
elle s'associe à une histoire de création de grande importance. Comme
pour les Misérables , le procédé de I'intertextualité est ici un moyen de
prêter un sens - en l'occurrence, un sens mythique - au texte d'Anne
Legault. Par ses références à ['Ancien Teslament, autant que par
I'histoire d e commencements racontée dans Peck >>, ce récit
comporte une note inhérente a u mythe d'origine :
le mythe se rapporte toujours à une « création ». il raconte comment quelque chose est venu à I'existence. ou comment un comportement, u n e institution. une manière de travailler ont été f o n d é s 7 -
Le mythe d'origine ne s'achève pas avec I'histoire d'une
création. II « prolong[e] et complèt[e] le mythe cosmogonique : [il]
racont[e] comment le monde a été modifié, enrichi ou appauvris8 ».
Après le récit << Peck >> , I'histoire des << commencements >> se poursuit.
1V.II.ii Médilhault comme centre sacré
Il est sans doute significatif que le destin conduise les Peck à un
lieu qui s'appelle << Médilhault D. Car, rappelons-nous que cette
désignation fut à la racine de certains noms de villes gauloises, et
voulait dire « médian », o u << milieu D. Effectivement, Médilhault est
le c e n t r e : elle est à moitié chemin entre l 'espace initiatique du
voyage, et l'endroit où il s'achève. Elle est aussi le lieu où les premiers
s7 Mircea Eliade, op. cir ., p. 3 2 . S8 Ibid., p. 3 6 ,
107 voyageurs (les Peck) engendrent la génération suivante de voyageurs.
Le centre est l'a espace " créationnel " par excellencesg >> .
Médilhault e s t aussi un « centre sacré » mythique. Nous
pouvons mieux l 'envisager comme tel en considérant les écrits
d'Eliade sur le << Centre' du Monde D :
Le symbolisme du K centre » et ses implications cosmologiques [..,] s'articule[nt] dans trois ensembles solidaires et complémentaires : 1" a u centre du monde se trouve la « Montagne sacrée ». c'est là q u e s e rencontrent le Ciel et la Terre ; 3" tout temple ou palais et, p a r extension, toute ville sacrée et toute résidence royale sont assimilés à une « Montagne sacrée » et sont ainsi promus chacun « centre » ; 3" à l eu r tour, le temple ou Ia cité sacrée. étant le lieu par où passe l ' u s m u n d i , sont regardés comme le point de jonction entre Ciel, Terre et ~ n f e f ' .
Lark Marais vit à Médilhault, mais le Montréal du XXe siècle lui
est accessible. À travers ce personnage e t ses voyages « cosmiques »,
o n prend conna i s sance du Mon t -Roya l , une « Montagne
sacrée » : << J'ai mes quartiers sur la montagne, car ils ont une
montagne ici, selon toute probabilité un ancien volcan [...]. La nuit, il
s'y produit d'étranges sabbats » (RDM, p. 101).
La cité de Médilhault elle-même est caractéristique d'une « ville
sacrée ». Médilhault est entourée d'une muraille, une structure qui
comporte une certaine signification mythique :
La clôture, le mur ou le cercle de pierres qui enserrent l'espace sacré comptent parmi les plus anciennes structures architectoniques connues
s9 Mircea Eliade, Traité d'hisroire des religions, Paris, Payot, 1970. p. 3 1 8. 60 Ibid., p. 3 16.
108 des sanctuaires [..-1, Il en va de même des murailles de la cité : a v a n t
d'être des ouvrages militaires, eues sont une défense magique6 '.
Qui dit << magique », dit c surnaturel ». Car Médilhault est non
seulement un centre mythique, elle marque aussi I'apparition d'un
Etre surnaturel dans l a trame de 1' intrigue :
-11 y a une chose à Médilhault, tout de même, et je crois qu'elle vaut l a peine d'être vue . -Qu'est-ce ? -La Mort [...]. La Mort s'est fait chair [-..]. Elle est messagère d u Protecteur, dans la Muraille E...]. Elle cherche. Il paratt qu'à Médilhault, i l y a un humain qui lui échappe- Une sorte de monstre. Elle est sur u n contrat à finir, vous comprenez.-. (RDM, p. 9 5 ) .
Personnage fantastique, «. Mort » a une dent e n or e t des
capacités surhumaines ; elle est capable de franchir une porte
verrouillée (RDM, p. 116) et de transformer un homme en cendres
(RDM, p. 134-136). Si nous revenons à la définition même du mythe
selon Eliade, l 'importance d e cet CC Etre surnaturel », <C Mort »,
devient évidente : << Le mythe [...] constitue l'Histoire des actes des
Etres s u r n a t ~ r e l s ~ ~ » .
CC Peck >> a dévoilé l'histoire des origines après le cataclysme ;
les dix récits qui l e suivent chron~logiquernent~~ prolongent l e mythe
dans un << centre sacré » où un << Etre surnaturel D prend en charge la
mortalité des hommes. Eliade ajoute encore à propos du symbolisme
du centre,
61 Ibid., p. 3 13. 62 Mircea Eliade, Aspects du m y t h e, o p . cil., p. 3 2 . 63 << Big », << Kiev et Kin B, ii Rats », « Lark oour) D , Lena », i c Phar », << Kin » , << Lark (nuit) », Mort B et Lark (aube) ».
109 dans diverses traditions voyons-nous la creation partir d'un u centre »,
parce que là se trouve la source de toute réalité et, partant de l'énergie de la vie, il arrive même que les traditions cosmologiques expriment l e symbolisme du centre dans des termes qu'on dirait empruntés à
1' embryologie64.
En effet, Médilhault est le lieu de naissance de Big Sarrazin.
Celle-ci se joindra aux cent nomades qui mettront en route l e
troisième cycle du mythe d'origine. Leur exode est rapporté dans le
récit << Cent », le récit final sur les plans formel et chronologique du
texte.
1V.II.iii De nouveau, apocalypse et renaissance
<< Cent » est le chapitre final qui, lui aussi, se rapporte au mythe
d'origine. Le voyage raconté dans ce récit est d'une dureté
éprouvante. Kiev en fait la narration dans son journal :
Ici, il n'y a pas d'arbres [... J il y a eu cette épidémie de jaunisse, nous avons perdu du monde ; j'ai été malade (RDM, p. 137). Dans les terres intérieures, tout est sec et même désertique par endroits [,--]- Ils ont eu ici, autrefois, de grands désordres de la nature et des humains. Plus nous montons au nord, plus les bêtes sont monstrueuses, au point que même les plus aguerris d'entre nous hésitent à les manger. Pour ma part, je chique des racines. II y en a qui mangent de la terre (RDM. p . 138).
Ces voyageurs hardis s e soumettent à des conditions
épouvantables, parce qu'ils tentent d'atteindre le continent asiatique
à pied. Leur trajet les conduit aux confins du monde. À ce sujet, les
propos de Mircea Eliade sont de nouveau précieux :
64 Mrcea Eliade, Trairé d'hisroire des religions, op. cir., p. 3 1 8.
1 1 0 Le syndrome de la catastrophe finale rappelle les descriptions indiennes de la destruction de l'univers. II y aura sécheresse et famine, et les jours seront abrégés. L'époque précédant immédiatement la Fin sera do minée
par 1' ~n téchr i s t~ ' .
L'épreuve finale des cent nomades s'apparente à une fin mythique.
Même une figure d'« Antéchrist » vient menacer leur survie. Celle-ci
jette une ombre considérable sur les nomades par le moyen des
<< escadrons de la Mort » - ceux qui avaient engendré la << Mort » de
Médilhault elle-même. Loin des grandes cités-États du continent, les
escadrons de la mort viennent massacrer un petit groupe de nomades
qui traversent la même région que les cent voyageurs de Médilhault.
Ces derniers découvrent les victimes lors d'une baignade :
Nous avions trouvé une rivière [...]- Et puis, quelqu'un s'est mis à crier. et ensuite un autre et ils ont tous commencé à sortir de la rivière comme des brûlés. Une sorte d'écume rouge descendait en aval vers nous [ . . - lm Un demi-kilomètre plus en amont, dans une crique, une dizaine de corps finissaient de perdre leur sang par une large entaille à la carotide. Ça vatait une signature : « escadron de la Mort ». Ce n'était pas Ie premier massacre que je voyais, mais si loin des cités du sud, si loin qu'une horde de proscrits ne pouvait représenter une menace, ils venaient encore les tuer. Et nous ? [...] Reviendront-iIs avec des renforts 3 (RDiM, p. 135- 146).
Prenons note du fait que cette scène a lieu en présence de l'eau,
un autre élément qui, comme le c e n r r e , possède un symbolisme
mythologique significatif : Les eaux symbolisent la substance
primordiale dont naissent toutes les formes et dans lesquelles elles
reviennent, par répression ou par ~ a t a c l y s r n e ~ ~ ».
65 Mircea Eliade, Aspects d u m y t h e , op . ci!., p. 88. C'est nous qui soulignons. 66 Mircea Eliade, Traire d'histoire des religions. op. cit., p . 1 65.
1 1 1 L e mot cataclysme » apparaît d e nouveau : l a baignade des
cents voyageurs pourrait, en effet, être considérée comme un genre
de dé luge q u i a b s o r b e les v ic t imes t rouvées mais épa rgne
sensiblement les cen t nomades :
Les traditions de déluges se relient presque toutes à L'idée de résorption de l'humanité dans l'eau et à l'institution d'une nouvelle époque, avec une nouvelle humanité, Elles trahissent une conception cyclique d u cosmos et de l'histoire : une époque est abolie par la catastrophe et un e nouvelle ère commence, dominée par des « hommes no uveaus »67.
Après l 'apocalypse, << seuls les élus vivront dans une éternelle
béatitude. Les élus, les bons, seront sauvés68 ».
Une seule surv ivan te es t t rouvée parmi l es vict imes du
massacre : C'était une fille, de quatorze, quinze ans au plus, clouée
par les mains sur une planche inclinée, l a tête au plus bas » (RDM, p.
146-147). À cette f i n d u monde futuriste, donc, s'inscrit une autre
scbne biblique, un véritable crucifiement. Comme Saint Pierre, la
victime est crucifiée la tête en bas69.
Les cent << é lus D examinent l e s i te d u massacre e t trouvent
<< des livres éparpillés, d e vrais livres, comme [ils] n'en avai[ent] pas
vu depuis des années >> (RDM, p. 146). Ceux qui les apportaient
avaient été << des typographes qui avaient fu i leur cité en volant tout
ce qu'il fallait pour continuer leur métier ailleurs » (RDM, p. 146).
Après avoir délibéré sur la question, le groupe décide d'emmener ces
67 Ibid., p. 182. 68 blircea Eliade, Aspects du mythe, op. cit., p. 87.
112 l i v r e s d a n s cc l 'Anc i en Monde ». Big jus t i f i e c e t t e
décision : e Justement parce que nous avons tous la mémoire de la
douleur, il ne faut pas la perdre >> (RDM, p. 153). Par cette
déclaration, elle souligne l'importance d e la réitération du mythe
d'origine. En préservant ces livres pour les générations suivantes, les
nomades leur donneront accès en quelque sorte au c Temps
primordial » : à l 'histoire d e Médilhault e t d e l'époque qui la
précède. Ainsi leurs descendants effectueront un c retour en
amère >> et connaîtront Ieur propre raison d'être. Le mythe est << un
récit qui fait revivre une réalité originelle70 >> .
En route pour le pays de leurs futurs enfants, les cent voyageurs
emmènent littéralement avec eux la mort. L'un de leurs membres a
déjà été violée par les escadrons de la Mort e t elle porte le nouveau-
n é qui e n f u t le résultat. Comme le personnage << Mort >> d e
Médilhault, ce bébé a une dent en or (RDM, p. 155) : Le numéro
cent vient de nous percer sa première dent. L'ennui, c'est qu'elle est
en or >Y. Nous devinons facilement ce que représente le bébé. Le
groupe de cent pionniers emmène dans son propre sein le germe des
éléments responsables d e son aventure apocalyptique. Les
personnages du texte expliquent l'incarnation d e la Mort parmi
eux en termes particuliers : << La Mort s'est fait chair [...] je l'ai vue
plus d'une fois » (RDM, p. 95). Ces filles porteront la mort et la
feront chair. Amen » (RDM, p. 150). Or, le Prologue de l'Évangile
69 « Dictionnaire du Nouveau Testament », La Sainte B ib le . Chanoine .4. Crampon (trad.), Paris, Desclée et Cie, 1 93 9 . p. 3 3 5. 70 B. Malinowski, << iMyth in Primitive Psychology W . cité par Mircea Eliade dans Aspects d u m y t h e , op. cil-, p. 34.
1 1 3 selon saint Jean relate ainsi les origines du Christ : << Et le Verbe s'est
fait chair, et il a habité parmi nous7' ». La figure de la Mort incarnée
représente donc un Antéchrist dans Récits de Médilhault. L'auteure se
réfère à un Temps primordial, mais à partir duquel elle crée un
bouleversement en invoquant le Mal à la place du Bien.
Incontestablement, le passé est un thème majeur des Récits d e
Médi lhaul t . Dans chaque récit cc post-cataclysmique », c'est-à-dire
dans tous sauf << Épi », toutes les dimensions de la société décrite sont
comparables à une période historique ou à une autre. Nous avons
remarqué dans l'utilisation des noms propres un recours parfois très
ostensible aux retours en arrière. Tenochtitlan et les Sassanides, entre
autres, sont des références explicites à des civilisations disparues.
« Médilhault B se prête davantage à la spéculation. Néanmoins ses
liens hypothétiques avec le passé sont multiples et fort intéressants.
La cité-État de Médilhault, ses structures e t ses institutions
offrent aussi un panorama de l'histoire mondiale. De l a ville
moyenâgeuse, emmurée et possédant des meurtrières, en passant par
l 'Angleterre d u dix-septième siècle e t son Protecteur, jusqu'à
l'Antiquité romaine avec ses q u i n décim v ir i, ses proscrits et ses
esclaves, on songe à tout sauf à une ville ultramoderne.
Le monde du travail à Médilhault s'inscrit dans la même veine.
Le passage o ù Big décrit son grand-père courant les marchés, << les
entrepôts, de nuit [...] échangeant e t parfois volant » dirige notre
77 Saint Jean. Prologue, 1-14.
I l 4 imagination vers un vieux port ou marché européen dans lequel il
manque d'ordre e t où chacun se débrouille comme il peut.
Nous avons pu tracer un parallèle entre la stérilité culturelle
dans la société fictive et celle qui, selon Chèdeville, a eu lieu p e n d a n t
le Moyen Age. Du côté des sciences, Médilhault n'est guère plus
avancée. L'électricité, les voitures e t les avions sont inaccessibles à la
majorité d e ses citoyens. De plus, ces derniers vivent hors du
temps : le calendrier est oublié et on découpe le temps en saisons et
en « lunaisons ».
Legault ne se limite pas à ces allusions historiques ; elle fait
appel a u mythe, qu'elle marie avec l'utopie futuriste. D'abord, nous
l isons l 'histoire d ' u n commencement qui suit un « grand
cataclysme ». Des allusions subtiles à l'Ancien Testament placent le
récit sous une lumière sacrée. Ensuite, l'intrigue s'enchaîne dans un
lieu qui comporte toutes les caractéristiques d'un « centre sacré », et
o ù apparaît un Etre surnaturel. Finalement, les personnages du texte
passent par des conditions apocalyptiques e t subissent une espèce de
renouvellement. Un déluge, un crucifiement, et des textes qui
serviront à raconter l'histoire de la souffrance complètent ce tableau
dont l 'inspiration provient des écr i ts bibliques. Cet ensemble
d'événements e t de références aff i rme l'inscription du Temps
primordial dans Récits de Médilhault.
Revenons à nos préoccupations initiales e t considérons le thème
du passé à la lumière de l'ironie. Rgcits de Médilhault est une œuvre
115 futuriste, le lecteur s'attend donc à découvrir un monde unique et
nouveau, conforme à ses attentes. Pourtant, certains aspects de
Médil hault se comparent facilement à des sociétés d7 autrefois. Ainsi
nous retrouvons un nombre important d e similitudes entre les
Médilhaudais et les Européens médiévaux. De même, des allusions aux
histoires saintes de La civilisation judéo-chrétienne sont présentes
dans le roman. Ce texte réunit l'avenir et le passé, qui sont forcément
opposés.
Qu'accomplit l'auteure par son emploi de l'ironie moderne ?
Essentiellement, Legault réussit à critiquer la société qu'elle dépeint.
Médilhault est une place dont on sent l'injustice, c'est un ville que
l'on désire changer ou bien quitter, comme les cent nomades de
l'ultime récit. Pourtant, aucun narrateur de Récits de Médilhault ne
dit : « Voilà une dystopie. Nous étions mieux au vingtième siècle B.
C'est une impression qui n'est jamais traduite en mots dans le texte,
mais que le lecteur ressent grâce à l'ironie du renversement temporel.
Se pourrait-il qu'Anne Legault parvienne aussi à critiquer sa
propre société ? Car nous savons déjà que les utopies littéraires sont
construites à partir de sociétés déjà existantes. Derrière Médilhault,
on aperçoit, de temps à autre, Montréal (voir pages 27, 97 et 98). En
fin de compte, la question s'impose : si nous considérons Médilhault
comme étant fondamentalement mauvaise, que penseraient les
Médilhaudais de notre société actuelie ? On ne peut dénoncer l'autre
sans d'abord poser un regard sur soi-même. Concluons en citant Lark
Marais : « Où a-t-il bien pu prendre son Dictateur ? Y a-t-il eu une
116 chose pareille au vingtième siècle? Nous n'aurions donc rien inventé à
Médilhaui t ? » (RDM, p. 127).
V CONCLUSION
Notre parcours révèle qu'Anne Legault a su manipuler l'ironie d'une
façon tout à fait raffinée. L'auteure a démontré qu'elle connaît la valeur de
l'implicite, du non-dit. Elle laisse au lecteur le soin de découvrir la
présence -d'un sens caché au lieu de le révéler de manière tout à fait
évidente. Anne Legault est confiante que son texte ne sera pas
nécessairement l u au premier niveau.
Certes, le lecteur dispose de nombreux outils qui servent à détecter
I'ironie et à la classifier selon sa nature. Le personnage ironique annonce,
sans le dire pour autant, la qualité paradoxale d'un événement dont il est
témoin. Absalon, Cousineau et Lark sont ces « personnages ironiques » qui
révèlent les situations ironiques dans Récits de Médilhaulf, puisqu'ils
commentent les injustices du monde médilhaudais pour les rendre
compréhensibles aux autres observateurs.
Nous avons aussi recherché I'ironie classique, plus précisément, le
trope. Lorsque cette figure de style « par laquelle un mot change de
sens1 » s'est vue accompagnée d'une composante sémantique (par laquelle
il y a une inversion de sens) et d'une composante pragmatique (par où le
trope fait de quelqu'un o u de quelque chose une cible), nous l'avons
classifiée en fonction de son incongruité. Dans la grande majorité des cas,
nous nous retrouvions en présence de renversements créés par des
« conflits idéologiques » ou par des « déclarations d'erreurs connues ». Les
Patrick Bacry, op . cit., p. 9- 10.
<< contradictions textuelles D e t les (4 changements d e style » chez un
locuteur étaient moins nombreux. Le titre du texte contenait déjà en lui-
même le soupçon d'un indice d'ironie dans la voix de l'auteur, bien qu'il
fût non-explicite : << Médilhault >> e n effet, sans annoncer explicitement un
texte ironique, se prête à plusieurs interprétations.
Nous avons ensuite posé notre regard sur ces agencements de faits
qui produisent l'ironie dite moderne. L'analyse philosophique de telles
situations nous a permis de distinguer entre celles qui sont générées par
les événements (où l'incongruité es t créée par un rapport inédit entre
l'attente e t la réalité), ce sont celles que nous disons << dramatiques » (où
l'observateur peut prévoir la chute de la victime), celles qui sont créées
par l'auto-trahison (où la cible est la seule responsable de sa condition de
victime) et celles qui font preuve d e simples incongruités.
Cette dernière classe de situations ironiques, certainement à cause
de s a nature générale, a caractérisé la plus grande partie de l'ironie
moderne dans Récits de Médilhault. Car elle comprend non seulement des
événements paradoxaux de l ' intr igue, mais aussi les renversements
effectués grâce à I'intertextualité (à travers les Misérables et la Bible) ainsi
que l'ironie engendrée par le thème du passé dans un texte futuristz.
À t ravers les paroles des narrateurs e t des personnages, les
événements racontés, I'intertextualité e t le thème principal considéré par
rapport au genre de Récits de Médi lhaul t , on perçoit les trois éléments
fondamentaux d e I'ironie. II s'agit à chaque fois de deux « niveaux >> entre
lesquels il existe une relation de tension, deux niveaux qui concourent à
faire de quelqu'un ou de quelque chose une cible.
VJ Les cibles de Récits de Médilhault
Quelles sont les cibles visées dans Récits de Médilhault ? Identifier
une situation exemplaire de l'ironie moderne ne signifie pas forcément
révéler une cible spécifique. Il est parfois ardu de localiser la chose ou
l'idée qui est tournée en dérision par un tel renversement. D'après nos
observations, la remarque de Philippe Hamon que nous avons citée dans
L'Introduction se révèle exacte : << Ce sont souvent des entités abstraites
dotées de majuscules qui sont invoquées comme les destinateurs de cette
ironie : " la Vie " [... j , ou " la Nature " ou le " Hasard ", ou " l'Histoire ", ou
le " Sort "* B. Effectivement, les paradoxes repérés dans Récits de
M é d i l h a u l t (soit par nous en tant que lecteurs, soit par les personnages
ironiques d u texte) soulignent et raillent souvent les injustices et les
absurdités de la vie. Toutefois, des exceptions se présentent : c'est
l'hypocrisie du père Peck qui est attaquée par Cousineau. Aussi l'ironie de
1 'auto-trahison dépend-elle de 1 'ignorance de l'interlocuteur pour se
réaliser. Ce trait est donc la cible dans chacun de nos exemples de cette
catégorie.
Lorsqu'elle crée des renversements ironiques en ayant recours au
procédé de l'intertextualité, Legault vise l'optimisme. L'allusion aux
M i s é r a b l e s dans Récits de Médilhault associe ce deuxième texte aux
Philippe Hamon, op. cit.. p. 14.
malheurs, à la misère décrite dans le premier. En outre, les Misérables se
situent au XIXe siècle. Faire référence à cette œuvre dans un texte futuriste,
n'est-ce pas dire que « nous n'avons guère progressé depuis 200 ans.
Notre société est aussi injuste qu'auparavant D.
Le thème du passé en général dans Récits de Médilhault contribue
également à cette impression. Un avenir « rétrospectif » raille l'optimisme.
Nous sommes au XXIe siècle, mais nous ne faisons que reculer en ce qui
concerne l'état de l'humanité. Une autre cible est encore impliquée dans
c e conflit temporel : le lecteur. Celui-ci s'attend à découvrir un texte
futuriste, puisque la couverture le présente de cette manière. Pourtant, i l
décèle un monde ancré dans l'histoire à un tel point qu'il y voit même le
mythe d'origine, l'histoire des premiers commencements.
Les victimes de l'ironie classique dans Récits de Médilhault sont plus
évidentes grâce à leur spécificité. Les narrateurs e t les personnages du
texte ont visé les figures e t les institutions d u pouvoir, I'absence de
compassion humaine, l'ignorance e t la peur sur laquelle elle est fondée,
l ' injustice, le manque de culture e t la naïveté. Les Européens, les
Sassanides, la mère du médecin dans « Épi » et Peck le prédateur se sont
aussi vus attaqués.
V.II Signification / arrière-plan idéologique
Quel es t le sens de ce s railleries aux dépens de choses e t
d'institutions toutes-puissantes? II ne faut pas chercher loin pour trouver
la signification d'une raillerie orientée vers un personnage spécifique dans
le texte : c'est bien une attaque contre ce personnage. Or, ironiser contre
les injustices de la vie, contre l'ignorance, contre l'optimisme, contre un
manque de valeurs humaines ou contre le pouvoir paraît frustrant, tant
ces notions sont vastes.
Lorsqu'on s'en prend à l'optimisme dans un texte utopique, on
demande un changement ; on désire un bouleversement du statu quo.
Comment I 'auteure souhai tera i t -e l le a l térer l ' é ta t ac tuel de son
environnement? Si elle s ' en prend à I'ignorance e t à un manque de
culture, il est probable qu'el le favorise l 'épanouissement intellectuel e t
culturel de sa société. Parallèlement, s'attaquer aux figures du pouvoir se
traduit certainement par un parti pris pour le plus faible : que ceux qui
sont sans argent, ni parole, ni force, ni autorité, ni puissance aient
l'occasion de prendre le contrôle de leurs destins.
VDI L'ironie des femmes à la fin du siècle
Dans Carquois de velours d e Lucie Joubert, on apprend que les
années soixante ont marqué une ouverture des auteures québécoises vers
le recours à l'ironie dans leurs textes3. Toutefois, ce la s 'est produit
graduellement. Initialement, certaines écrivaines ont é t é réticentes à
utiliser ce procédé? Elles tendaient à l'inscrire explicitement dans leurs
œuvres, annulant ainsi I'élément d'ambiguïté qui caractérise 1 'ironie. Anne
Legault cède-t-elle au même penchant ? L'ironie dans Récits de Médilhüult
Lucie Joubert, op- cit., p. 18- 19.
se distingue plutôt par sa nature implicite. Dans la majorité des cas,
I'auteure laisse au Iecteur le soin de découvrir e t de décoder les sens
cachés de son œuvre. Selon Joubert, I'écrivaine qui opte pour une telle
décision stylistique se démarque par son audace? Se servir de l'ironie
sans la nommer comporte toujours le risque de « ne pas être [lu]
correctement6 D.
Lucie Joubert aborde également I'ironie moderne ou « romantique D
dans son étude. Elle la décrit comme « un nouveau type d'ironie, peu
fréquent dans le corpus d e l'écriture au féminin7 B. À l'exception
d'Adrienne Choquette, de Gabrielle Roy et de Monique Bosco, les auteures
sur lesquelles Lucie Joubert s'est penchée ont majoritairement évité cette
attitude paradoxale. II est donc intéressant de noter qu'Anne Legault a
véritablement embrassé l'ironie moderne, à travers l'intrigue, les thèmes
et Le genre du texte. Après avoir pris connaissance des conclusions de
Joubert sur ce sujet, i l est réjouissant de constater que, dans Récits de
Médi lhau l r , Anne Legault s e démarque de ses consœurs des décennies
précédentes. L'ironie moderne paraît plus ludique, plus mystérieuse e t
plus profonde que son prédécesseur classique ; si Anne Legault s 'y
hasarde, c'est qu'elle possède ces qualités elle-même en tant qu'auteure.
Ibid., p. 29.
Ibid.. p. 3 6 .
Ibid.. p. 3 0 .
Ibid.. p. 19 1.
VJV La question des cibles
Lucie Joubert a compilé une liste des cibles de l'ironie classique chez
les auteures québécoises de 1960 à 1980. Une comparaison de son
contenu avec les cibles figurant dans Récits de Médilhault révèle quelques
différences intéressantes. Toutefois, les similitudes sont aussi signifiantes
et pour cette raison, elles méritent commentaire.
La première catégorie abordée par Joubert est cc l'Église B. << La vie de
couvent », c< les figures religieuses D et << la " parole " religieuse » s'y voient
contestées. Ce fait ne doit pas surprendre, vu que l'influence du monde
clérical a eu de fortes répercussions sur la production littéraire [au
Québec] » et de plus, la période sur laquelle Lucie Joubert s'est arrêtée
est celle de La Révolution tranquille, un mouvement qui << a contribué à
mettre un terme à la domination du clergé sur les institutions sociales et
gouvernementales au Québec8 ».
Legault se distingue de ce courant de pensée. Elle ne touche au sujet
de l'Église qu'une seule fois, et dans une partie de Récits de Médilhault où
l'un de ses personnages se retrouve au XXe siècle : << À Montréal, ils ont des
temples sans fenêtres qu'ils nomment cinémas, désertés, comme tous les
temples » (RDM, p. 125). Rompant avec les idées dominantes des années
60 et 70 au Québec, Anne Legault met plutôt en relief la disparition de
valeurs spiri tuelles qui, d'après elle, caractérise sa propre époque.
« Médecine et société » regroupe I< les organes », « la folie», « classes
et groupes sociaux » et « le gouvernement, ses institutions et la société d e
consommation » sur la liste de Joubert. Le bien-être physique e t mental
ainsi que les institutions qui s'en chargent sont passés sous silence dans
Récits de Médilhault (il se peut même que les hôpitaux n'existent plus au
me siècle décrit par Legault ; en tout cas, elle n'en fait aucune mention).
Cependant, I'auteure traite souvent des questions de classe, de société e t
de gouvernement. Par exemple, ['histoire des Sassanides e t la façon dont
ils sont considérés (voir RDM, p. 112) démontre que la division des classes
se porte toujours bien à Médilhault, e t l'auteure pointe justement cette
inégalité. Elle dénonce à plusieurs reprises les figures du pouvoir dans
I'utopie, qu'elles soient de nature politique ou autre. La surconsommation
est aussi ciblée. Dans ce sens, Anne Legault s'accorde avec les auteures du
corpus de Joubert.
« éducation » représente le groupe suivant de cibles identifiées par
Joubert : « les traditions », « l 'institutrice », « l a valorisation d e
l'ignorance » et « le diplôme ». Encore là, le système éducatif est oublié
dans Récits de Médilhault pour la simple raison qu'il ne semble plus
exister. Les traditions, les institutrices e t les diplômes évitent la critique,
ayant disparu de la scène. En revanche, l'ignorance règne à Médilhault. Le
manque de savoir est une cible majeure chez Anne Legault.
Les auteures québécoises de 1960 à 1980 s'attaquent aussi aux
institutions du couple e t de la famille. « Le mariage », « le couple illicite »
et « la vie de famille et le divorce » composent cette catégorie de cible.
Notre auteure évite de critiquer ces structures établies en tant que telles,
mais elle dénonce ceux qui abusent de leur pouvoir au sein de ces
institutions. Nous pensons ici au vilain e t incestueux père Peck. Or, vouloir
railler la famille et tout ce qu'elle représente serait déplacé dans notre
texte. Il n'y a plus de famille traditionnelle, à proprement parler, dans la
cité de Médilhault.
La cible « les hommes » identifiée par Joubert (où il est question des
« certitudes de l'homme » et de sa « virilité » ) est absente dans Récits de
Médilhaulr. Legault s'en prend parfois aux personnages masculins, pas en
raison de leur sexe, mais parce qu'ils sont coupables d'autres vices : d'un
abus de pouvoir, par exemple. De plus, les hommes ne sont pas seuls à
détenir des positions de force dans cette fiction. « Mort » en est la preuve ;
c'est une femme puissante e t dangereuse.
Le dernier groupe de cibles décrit dans Le carquois de velours
s'intitule « Langue et littérature », et inclut « les Anglais », « La question
linguistique » (ou la résistance à la langue française), « les Franqais et les
Américains » (ou ceux qui se prosternent devant eux) et « l'écrivain ». En
ce qui concerne la nationalité, il est vrai que Legault se permet de
décocher quelques flèches à t'endroit des Européens, ou contre un trait
qu'elle semble vouloir leur attribuer. Cette exception mise à part, I'auteure
évite dans son ironie la question des frontières politiques et linguistiques.
En outre, elle épargne la profession d'écrivain. Bien sûr, il n'y a plus
d'individu qui gagne sa vie ainsi dans la cité de Médilhault. L'aute-ure
s'attaque à l'ignorance culturelle et à l'amnésie face à l'histoire. Par ce fait,
elle doit certainement valoriser les écrivains, sans qui le savoir et la
culture ne pourraient pas se propager.
Bon nombre de cibles figurant sur la liste de Lucie Joubert sont
absentes de Récits de Médilhault. Legault évite totalement la médecine et
l'éducation dans son point de mire. Lorsqu'elle ironise sur l'Église, le
couple, la famille, les hommes et les nationalités, elle choisit des aspects
différents de ceux qui sont critiqués par les écrivaines de 1960 à 1980.
Cela s'explique en partie par le genre utopique et futuriste du texte.
Convenons que si les hôpitaux, les écoles et les églises n'existent pas dans
l'univers fictif, ils constituent des cibles impossibles à atteindre.
Cependant, leur absence au XXIe siècle est révélateur de l'idéologie de
I'auteure : d'après Anne Legault, une société cauchemardesque ne
bénéficierait guère de ces extras >>.
V.V Le féminisme au futur / le métaféminisme
Comparant l'ironie des femmes à celle des hommes, Lucie Joubert
écr i t :
Les auteures n e cri t iquent pas tant la société dans son ensemble que le peu d e place q u e ce t t e société leur réserve. Elles n e tournent pas e n dérision l e mariage, mais la soumission e t le renoncement qu'il implique. L'ironie qu ' e l l e s prat iquent aux dépens des hommes s'inscrit alors dans ce processus de r e m i s e e n question des « petits pouvoirs quotidiens »9 .
Cette remarque pertinente à propos des auteures québécoises de
1960 à 1980 ne s'applique pas à Anne Legault, auteure de Récifs de
Médilhault . Son ironie, au lieu de souligner l'inégalité des sexes, se moque
de notre siècle, de nous tous, ici et maintenant. Oui, le texte est futuriste,
mais nous y reconnaissons aisément notre propre époque.
Par ailleurs, le genre utopique permet une critique compl-ète de la
société, parce qu'au cours d e la fiction, chacun de ses éléments
caractéristiques es t dévoilé. Le résultat, en l 'occurrence, e s t un
déferlement de presque tous les maux du vingtième siècle - même de ceux
des siècles précédents, à certaines reprises.
O ù se situe donc Anne Legault par rapport aux écrivaines féministes
des années 60 e t 70 ? Son ouvrage porte plutôt les marques du
métaféminisme, un mouvement qui se distingue du féminisme mais qui,
en même temps, l'enveloppe e t le métamorphosei0 : Les nouvelles
écrivaines [métaféministesl , en règle générale, ne disent mot du
féminisme, voire prennent leurs distances par rapport à lui1' ». En effet,
Anne Legault a tendance à prendre le parti du plus faible - une catégorie
qui peut comprendre la femme, mais pas exclusivement. Le pouvoir, ou
ceux qui le détiennent, représente une de ses cibles les plus importante^'^.
' O Lori Saint-Martin, « Le métaféminisme e t la nouvelle prose féminine au Québec », d a n s
Lori Saint-Martin (dir.), L'azrtre lec ture , Montréal, XYZ éditeur, 1994, p. 1 65.
l 2 Ces traits rapprochent Récits de Médi lhaulr de l 'œuvre de Madeleine Ferron tel
qu'elle est décrite par Lucie Joubert : peu connue du public parce que métaféministe à
une époque où le discours féministe « d o i t être idéologiquement marqué » , Ferron, e l l e
aussi, « redistribue le pouvoir en quelque sorte [... J. Elle épargne alors d e son ironie l e s
faibles et Ies démunis pour sévir contre les forts e t les mieux nantis ». Lucie J o u b e r t ,
Si les églises, les hôpitaux et les écoles n'apparaissent pas dans son texte,
cela signifie peut-être que Legault craint réellement la .disparition
d'institutions qui devraient servir tout le monde, peu importent le revenu
ou la classe sociale. Une appréhension de voir partir ces organismes qui «
appartiennent >> à tous les membres d'une société s'accorde avec une
idéologie humanitaire, gauchiste, que nous croyons avoir décelée à partir
de l'ironie d'Anne Legault. L'œuvre métaféministe est plus personnelle et
accessible à tous, porteuse de G sens collectif » 1 3 .
D'ailleurs, cette ironie aux cibles si diverses n'est-elle pas une ironie
plus efficace ? Lori Saint-Martin explique comment :
L'ironie e t l 'engagement politique font-ils toujours bon ménage ? [...] Qu'en
est4 lorsque l 'engagement politique colore e t oriente tout le texte, parfois a u x
dépens d e l'ironie e t de la littérarité en général ? Nous avons v u q u e
I'Euguélionne s'est donné comme mission explici te d e redorer le blasmn d e s
femmes (de fait, il n'est jamais question d e leurs défauts) [..,l Les i n t e n t i o n s
explicites d e I'auteure nous sont connues grâce au paratexte [...] mais aussi
par une foule d'indices textuels qui é l iminent l'ambiguïté. Nous s a u r o n s
désormais comment lire chaque commentaire ironique : dans le sens l e p l u s
favorable à la cause d e s femmes1".
<< Madeleine Ferron : du regard social à l 'auto-ironie », dans Lucie J o u b e r t (d i r - ) ,
Trajectoires au féminin dans la littératr~re québéco i se , op. cit., p. 250-25 1 .
l4 Lori Saint-Martin, << L'ironie féministe prise a u piège : l'exemple d e I 'Euguélionne >>,
dans Contre-Voix, Essais de critiqzie aa f é m i n i n . Québec, Nuit blanche é d i t e u r , 1997, p .
139.
L'ironie qui laisse deviner son « vrai » sens aussi facilement devient une
arme moins puissante.
« II semble donc périlleux, écrit Lucie Joubert, pour les femmes d e
mêler leur voix, si préoccupée de l a condition féminine qu'elle soit, à celle
des hommes ; leur message risque d'être étoufféI5 ». L'auteure a choisi
une perspective qui pourrait aussi bien être masculine que féminine. A-t-
elle « mêlé sa voix >> à celles des hommes en embrassant une cause qui,
n'étant plus directement associée à la condition féminine, l'englobe e t la
dépasse ?
«Je suis avant tout celle-qui-écritf6 B .
I5 Lucie Joubert, op. cir., p. 2 0 5 .
'' Carole Massé, citée par Lori Saint-Martin dans « Le metaféminisme et la nouvelle p r o s e
féminine au Québec », loc. cir. , p. 1 6 3 .
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