Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux...
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Universiteit Gent
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Blandijnberg 2
9000 Gent
Effi Jonckheere Academiejaar
Master Frans-Italiaans 2007-2008 Dr. Benoît De Baere
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Recherche de la position de Charles Nodier dans l'histoire littéraire à l'aide de
Smarra ou Les Démons de La Nuit
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
Remerciements
Je tiens à remercier l’ensemble des personnes qui ont participé au bon déroulement de ce
mémoire, et qui m’ont permis de réaliser ce travail.
Tout d’abord, je témoigne ma reconnaissance au Dr. Lyndia Roveda, qui m’a aidée à trouver un
beau sujet et qui m’a mise sur la bonne voie au début de l’année académique. Mes remerciements
s’adressent aussi au Dr. Caroline De Mulder qui m’a donnée de bons conseils tant cette année-ci,
tant l’année passée pour le travail de fin d’études.
J’exprime surtout ma gratitude à mon promoteur, Dr. Benoît De Baere, sans qui ce mémoire
n’aurait pas été possible. Je le remercie de m’avoir renseigné et d’avoir accepté de suivre mon
mémoire durant un semestre.
Enfin, j’adresse mes plus sincères remerciements à tous mes proches et amis qui m’ont toujours
soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
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1 Introduction
La transition du XVIIIe au XIXe siècle constitue une période très fascinante. Après le siècle de
la raison éclate la sensibilité romantique par réaction contre la régularité classique et le rationalisme
philosophique. Historiquement cette période est également significative car nous avançons d'un
régime à l'autre, de la terreur de la Révolution, à travers l'Empire de Napoléon Bonaparte jusqu'à la
Restauration sous Louis XVIII.
Chateaubriand (1768-1848) est considéré comme l'initiateur du mouvement romantique en
France au début du XIXe siècle. Grâce à lui, les romantiques ont pris un intérêt dans le passé
national, le Moyen Age, l'art gothique, l'orient et la littérature septentrionale de l'Angleterre et de
l'Allemagne1. Les grands auteurs de ces deux pays ont inspiré la France à développer le genre
frénétique et puis fantastique au début du XIXe siècle. Des grands auteurs célèbres comme Lord
Byron, Goethe et Hoffmann ont été admirés et imités par tous les romantiques français.
Parmi tous ces grands noms une figure moins connue, mais néanmoins très importante pour le
développement du courant romantique en France, saute à l’oeil. Il s'agit de Charles Nodier, un
auteur mal assez connu qui a vécu au seuil du romantisme et qui fait figure d’auteur de transition
entre l'époque classique et la nouvelle sensibilité romantique. Nous retrouvons là son double intérêt
: Nodier est un auteur fascinant, à cheval entre deux traditions et pour cela difficile à classer dans un
seul courant. En plus, il a été étudié très peu, que ce soit sa personnalité et ses idées, ou ses textes.
Ces deux constatations faites, nous voulons éclaircir dans ce mémoire la position de Nodier dans cet
ensemble de grands auteurs du début du XIXe siècle. Nous voulons savoir en quelle mesure Nodier
s’inscrit dans le courant romantique et en quelle mesure il se rattache encore à la tradition classique.
Nous avons choisi le texte Smarra ou Les Démons de La Nuit pour nous aider à découvrir la
position de Nodier dans l’histoire littéraire. Ce conte date de 1821 et a été écrit en pleine vogue
frénétique. Le texte nous paraît intéressant car il nous présente des traits de la période classique à
côté des caractéristiques frénétiques. Il semble que les textes de Nodier ne se laissent non plus
classer facilement, tout comme sa personnalité. Nous tenterons de retrouver dans Smarra soit les
aspects frénétiques et romantiques, soit l'apport classique afin de démontrer la grande sensibilité de
Nodier et sa position-clé à cheval entre deux époques. Dans l'analyse nous accorderons une attention
particulière au thème du rêve car ce thème révèle à la fois son côté classique, son aspect frénétique
ainsi que sa position de pionnier. Nous avons choisi d’étudier le texte dans une édition commentée
1 Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, Paris, Les Belles Lettres, 1927, p. 12-14.
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par Pierre-Georges Castex, un critique important de Charles Nodier. Son édition des contes de
Nodier de 1961 a été la référence pendant des années.
Avant d'aborder l'analyse du texte, regardons brièvement la vie tourmentée de Nodier dans une
biographie concise afin de mieux comprendre son entourage, le milieu dans lequel il vivait, les
influences qu'il a subies etc. A cause de son âme hypersensible, ses expériences de vie ont été
importantes pour sa carrière littéraire. Nous parlerons dans la biographie des grandes périodes de
déséquilibre dans sa vie qui coïncident avec les moments de grande création littéraire. Ensuite nous
nous demanderons en quoi Nodier peut être considéré comme un personnage classique et où se
trouve sa sensibilité romantique. Il s’agit d’une tâche assez difficile puisque Nodier est un auteur
peu étudié jusqu'aujourd'hui, les études faites étant souvent superficielles. Nous comparerons les
différents critiques de Nodier et de son œuvre afin de voir comment notre auteur est redécouvert
petit à petit et comment on veut le remettre en honneur en essayant de donner une image la plus
complète possible de sa personnalité. Comme notre texte choisi Smarra appartient à l'école
frénétique nous décrirons aussi, dans une quatrième partie, les caractéristiques les plus pertinentes
de cette école qui a reçue son nom de Nodier lui-même. Après ces considérations nous aborderons
l'analyse du texte.
La première partie, avant l'analyse du texte, est théorique et consiste à éclaircir les circonstances
dans lesquelles Smarra a été écrit. En comparant différents auteurs nous tenterons de donner une
image la plus complète possible sur le contenu du genre frénétique et sur la position ambiguë de
Nodier dans l'histoire littéraire. Cette partie nous aidera à mieux analyser ensuite le texte. Nous
avons choisi la thèse de doctorat de Max Milner comme point de départ pour la partie théorique2. Il
a décrit la position de Satan et des démons en général de Cazotte jusqu'à Baudelaire. Il nous aidera à
analyser et à éclaircir cette période troublante et compliquée qu'est le début du XIXe siècle. Dans
son œuvre nous avons trouvé les grandes lignes pour la structure de ce mémoire ainsi que des
références intéressantes à d'autres auteurs qui commentent Charles Nodier et ses œuvres.
Son œuvre nous fournit un tableau général intéressant. C'est la raison pour laquelle nous l'avons
choisi aussi comme point de départ l'année passée pour le travail des fin d’études lorsque nous
avons regardé la position du diable dans la vie réelle au XVIIIe siècle, dans la littérature de cette
époque en général et dans Le Diable boiteux (1707) de Lesage en particulier. Bien que nous ayons
changé la période d'étude, le mémoire de bachelier pourra encore nous aider en nous fournissant des
informations sur le XVIIIe siècle qui a certainement encore influencé le début de l’époque
2 Max Milner, Le Diable dans La Littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, Corti, 1960, 2 vol, t. 1.
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romantique. Pensons par exemple à Jacques Cazotte, qui a écrit, à côté de Lesage, un des chef-
d'œuvres de cette époque avec son Diable amoureux (1776). Il est considéré comme le grand
précurseur français du genre fantastique qui prendra un grand essor dans la première moitié du
XIXe siècle. En plus, le XVIIIe siècle perpétue en Charles Nodier qui a emprunté des idées à Jean-
Jacques Rousseau, un des philosophes les plus importants du siècle des Lumières.
En choisissant Smarra ou Les Démons de La Nuit comme texte à analyser; nous focalisons
essentiellement sur la période frénétique de Nodier qui s'étend de 1820 à 1822. Toutefois n'oublions
pas que la frénésie n'est pas le seul genre auquel Nodier s'est adonné pendant sa carrière littéraire. A
partir des années 1830 par exemple, Nodier devient le pionnier d'un nouveau genre fantastique qui
commence à se développer sous l'influence des Allemands et qui découle du genre frénétique de
quelques années auparavant.
Les ressemblances entre les genres provoquent de la confusion quant à la terminologie. Les
termes « fantastique » et « frénétique » s’utilisent souvent pêle-mêle sans que les critiques prennent
conscience des différences entre ces notions. Le fantastique découle du frénétique à partir des
années 1830, mais explore une voie plus « sincère ». On n’y retrouve plus les scènes horribles
grotesques telles que nous les remarquons dans les romans frénétiques. Il s’agit en quelque sorte
d’un adoucissement du genre frénétique. Or les deux genres ont également des points en commun
comme le sentiment d’inadaptation aux régimes politiques, le goût de l’horreur et la volonté de
s’évader du monde3. En plus, on a du mal à définir le frénétisme par rapport au romantisme. Il y a
des critiques qui considèrent le genre frénétique comme une partie du courant romantique, mais il y
en a d’autres qui voient trop de différences entre la frénésie et le romantisme et qui la considèrent
comme un genre à part. Nous considérons la frénésie comme le tout début du courant romantique
qui se développera encore au cours du XIXe siècle. D’un côté, le genre frénétique présente quelques
caractéristiques qui ne semblent pas être romantiques comme la présence de scènes horribles et de
démons et de monstres. De l’autre côté, la frénésie ne diffère pas du romantisme par son intérêt pour
la littérature étrangère et par sa condamnation du XVIIIe siècle. D’ailleurs, le mouvement
romantique en soi est déjà difficile à définir car il semble être plutôt un état d’âme qu’une vraie
idéologie4. C’est la raison pour laquelle nous considérons le genre frénétique comme une partie du
courant romantique car la frénésie nous présente un état de l’âme que nous retrouvons pendant tout
le romantisme : l’accent sur le moi et les sentiments, un refus de rationalité, l’esprit troublé, un
sentiment d’inadaptation aux temps troublés etc.
3 Jaroslav Frycer, « La prose frénétique dans la littérature française », Etudes romanes de Brno XX, Brno, UJEP
1990, p. 11. 4 Claudius Grillet, Le Diable dans La Littérature au XIXe Siècle, Lyon, Vitte, 1935, p. 9.
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2 Biographie de Charles Nodier
Jean-Charles Emmanuel Nodier naît le 29 avril 1780 à Besançon. Il est le fils de Suzanne Pâris
et d'un père inconnu. Or, en 1791 sa mère épouse Antoine Melchior Nodier ; celui-ci reconnaît
comme son fils le jeune Charles qui commence ses études sous la direction d'Euloge Schneider, le
gouverneur jacobin d'Alsace. Pendant cette même année, son père est nommé président du Tribunal
Criminel départemental, c'est-à-dire le Tribunal révolutionnaire. Dans le but d'encourager Charles à
s'engager dans la voie de véritable “héros”, il lui crée à Besançon la flatteuse réputation d' ”enfant
célèbre”5.
De fait, dans le contexte révolutionnaire il était assez facile d’enthousiasmer le peuple, ce qui
explique le grand rôle qu'un enfant de 11 ans a pu jouer. Charles Nodier fait son premier discours
révolutionnaire en 1790, lors de la rentrée à Besançon d'une délégation envoyée à Paris6. Il fait
suivre un deuxième discours patriotique en 1791, au club des Jacobins de sa ville natale. Malgré ses
sentiments royalistes, ses premiers exploits étaient donc au service de la Révolution française. Aussi
n’est-il pas étonnant que, immédiatement après la chute de l'Empire, il ait tout fait pour accréditer
son royalisme passé et présent. Cependant, son royalisme ne l'a jamais empêché de fréquenter des
cercles politiques libéraux et même républicains. Nodier a donc réussi à conserver son poste d'un
régime à l'autre et il ne semble pas avoir de conviction politique réelle7.
Nodier n'éprouve pas seulement un intérêt pour la littérature, mais aussi pour l'entomologie. Il
se fait membre de la société entomologique de France sous l'influence de son ami Jean-Baptiste
Bory de Saint-Vincent. C'est avec ce même Jean-Baptiste que Nodier écrira en 1821 l'ouvrage
Promenades, dans lequel il intègre des remarques sur la géologie et la flore. Son intérêt pour
l’entomologie pourrait nous traduire déjà sa personnalité compliquée dans laquelle nous retrouvons
beaucoup d’aspects différents.
En 1796, il s'inscrit à l'école centrale de Besançon où il s'engage pour la création d'une société
secrète, les “Philadelphes”, qui constitue le cœur des activités révolutionnaires et des conjurations.
En 1798 il est nommé “bibliothécaire adjoint” de l'Ecole centrale de Doubs, mais il perd ce poste en
1800, suite à une critique acerbe sur les Jacobins.
5 Miriam S. Hamenachem, Charles Nodier, Essai sur L’imagination mythique, Paris, Nizet, 1972, p. 223.
6 Id.
7 Paul Bénichou, L'école du Désenchantement : Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Saint-Amand,
Editions Gallimard, 1992, p. 43-46.
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L'an 1800 est d'une importance cruciale pour Nodier : c'est à partir de ce moment qu’il
commence à fréquenter la secte des Méditateurs. Il s'agit d'un groupe d'auteurs qui admire les
œuvres comme la Bible et des auteurs renommés comme Pythagore, Homère et Chateaubriand. Ils
se considèrent des héritiers du primitivisme philosophico-sentimental des générations précédentes et
ne voient la littérature moderne que comme une littérature de deuil. C'est dans cette optique qu'ils
mirent à la restitution de la pensée et des mœurs antiques8. Toujours d'un esprit critique, Nodier
défend le goût classique, mais ce sont des romans de proscrits (Les Proscrits, 1802) et des histoires
de brigands (Stella, 1802) qui constituent ses premières tentatives littéraires9. En 1800, Nodier
connaît une première crise personnelle due pour une grande partie à la Révolution : elle était
inhumaine et impuissante à tenir ce qu’elle avait promis. Nodier, quant à la Révolution, oscillait
entre fidélité et reniement10
. A cause de ses expériences exaltées et de sa crise personnelle, Nodier
se laisse inspirer par la mélancolie de Goethe. Il est fortement marqué par l'influence du Werther de
Goethe, qui est sans doute à l'origine de l'exaltation sentimentale dont Nodier a donné tant de signes
pendant se première jeunesse11
.
A la suite d'une critique sévère à l’égard de Napoléon Bonaparte dans La Napoléone du 1801, il
est emprisonné en 1803. Dans cette même 1803, il perd deux amis qui lui étaient très chers. Suite à
cette grande douleur, il s'accuse auprès de Napoléon d'avoir écrit son pamphlet provocateur, mais
Bonaparte répond en ordonnant son arrestation12
. Libéré en 1804 il retourne à Besançon. En 1805 il
s'engage encore dans “la conspiration de l'Alliance” un complot clandestin dont le but est de
kidnapper l'Empereur pendant son voyage en Italie. Après ce dernier « exploit », Nodier abandonne
les folies de la jeunesse : sa vie s'apaise un peu et il commence à faire carrière comme
bibliothécaire. Pendant ces années de repos, Nodier n'écrit presque rien : son exaltation sentimentale
a disparu. En 1808, toutefois, il se marie avec Désirée Charve13
. Il s'installe dans la vie bourgeoise,
mais de nouvelles douleurs l’attendent : de ses trois enfants, deux meurent très tôt. Quant à la fille
qui lui reste, il la chérit pendant toute sa vie. Quand elle se marie en 1830, Nodier ressent une
grande solitude14
.
8 Ibid, p. 47.
9 Ibid, p. 46-47.
10 Ibid, p. 50.
11 Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, Paris, Editions Garnier Frères, 1961, p. 3. 12
Ibid, p. 6. 13
Ibid, p. 25. 14
Ibid, p. XI.
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Etant bibliothécaire municipal et rédacteur du Télégraphe officiel, le journal officiel de l'Illyrie,
il fait un voyage à Laybach (Ljubljana) en 180915
. Ce voyage est important pour notre texte car
Nodier prétend que Smarra est la traduction d’un conte illyrien qui lui a été communiqué à
Laybach. C'est également en Illyrie qu'il crée son roman Jean Sbogar, publié en 1818. Le
personnage principal du roman fonctionne comme une compensation pour ses propres aspirations
qu’il a abandonnées : ayant abandonné la recherche de la gloire comme ange révolté depuis son
mariage, il cherche une compensation dans la création de héros hardis16
.
En 1814 il va à Paris, avec sa femme et sa fille Marie où le roi, Louis XVIII, lui donne la légion
d'honneur en 1822. Dans cette même année il devient également le rédacteur du Journal des Débats
où son goût pour l'art et les mœurs classiques transparaît clairement. Pourtant, quand il se remet à
l'écriture des contes en 1821 c'est pour décrire les “songes romantiques” avec Smarra ou Les
Démons de La Nuit. Dès 1821 Nodier entreprend la voie frénétique et les angoisses du cauchemar17
.
Il publie le récit d'un voyage en Ecosse pendant l'été de cette même année dans Promenade de
Dieppe aux montagnes d'Ecosse. En plus, il collabore dès 1821 au journal “La Quotidienne” dans
lequel il présente les œuvres de, entre autres, Walter Scott, Rabelais, Lord Byron etc.
En 1822 Nodier entreprend un deuxième voyage en Ecosse où il rencontre Walter Scott qui lui
inspire le conte fantastique Trilby ou le lutin d'Argail, situé en Ecosse. En 1824, Nodier est nommé
bibliothécaire de l'Arsenal à Paris : c’est la bibliothèque du comte d'Artois, le futur Charles X.
Pendant cette période Nodier écrit peu, mais le poste de bibliothécaire lui fournit une belle occasion
de commencer un salon littéraire, le Cénacle qui est généralement considéré comme le premier
salon « romantique ». Le deuxième sera celui de Victor Hugo, quelques années plus tard. Le salon
littéraire de Charles Nodier est décrit dans les mémoires d'Alexandre Dumas, qui a dessiné un
portrait de son ami et protecteur18
. Outre Alexandre Dumas et Walter Scott, Nodier était aussi un
ami de Victor Hugo, mais les deux écrivains s'éloignent en 1827. Au cours de cette année, Nodier
part pour l'Espagne où il écrira Inès de las Sierras. En 1829 il poursuit ses activités de critique
littéraire et commence à écrire dans la Revue de Paris.
15
De nos jours, l'Institut français de Ljubljana porte le nom de Charles Nodier. 16
Miriam S. Hamenachem, op.cit., p. 17
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 25. 18
Claudius Grillet, op.cit., p. 36.
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L'an 1830 laissera des traces particulièrement douloureuses dans la vie de l'écrivain, et ce, tant
pour des raisons privées que littéraires. A côté du mariage de sa fille, le succès du salon littéraire de
Victor Hugo détourne de l'Arsenal de nombreux habitués. En outre, Nodier qui se sent découragé
par le progrès de l'esprit positif dans le monde moderne, tombe malade. Il avait connu déjà une telle
crise en 1800 : il éprouvait alors un sentiment de vide en lui, mais à cette époque-là, l'avenir lui
paraissait encore intact. Trente ans plus tard, toutefois, apparaît une nouvelle génération, une
nouvelle jeunesse – à laquelle, de toute évidence, il n’appartient plus19
. À partir de cette crise
personnelle, il se consacre définitivement à une écriture qui reflète son état d’âme avec La Fée aux
miettes et Jean-François les Bas-bleus20
. Ces contes, écrits après la deuxième crise personnelle de
1830, sont alors les plus personnels. Nous le remarquerons entre autres dans son style d’écriture qui
deviendra également plus personnel et qui pourra nous émouvoir mieux21
. Il publie encore un article
important intitulé De quelques phénomènes du sommeil. En 1833, il est élu à l'Académie française :
il mène alors une vie loin des tumultes.
Charles Nodier écrit souvent sous son pseudonyme Maxime Odin. En changeant son nom, il
croit modifier aussi sa personnalité et son existence. Il se sert de ce pseudonyme pour publier, entre
autres, les Proscrits et les Souvenirs de jeunesse paraissent en 1831 sous le titre de Mémoires de
Maxime Odin. En outre, plusieurs personnages principaux de ses œuvres portent le nom de Maxime
– c'est le cas dans L'Amour et le Grimoire, Mademoiselle de Marsan et La Neuvaine. Nous
rencontrons aussi plusieurs ouvrages qui paraissent sans nom d'auteur, comme Jean Sbogar et
Infernaliana : l'écrivain aime l'anonymat, parce que cela lui permet de se cacher derrière ses
inventions22
.
Charles Nodier meurt à Paris le 27 janvier 1844 à 63 ans. Il est enterré au cimetière du Père-
Lachaise. Nodier n'a pas vécu d’expériences extraordinaires, le courage lui manquait pour
entreprendre des activités hors du commun. Il a tenté de compenser le manque que, par conséquent,
il ressentait, dans son imagination et dans ses écrits. Il a transformé sa vie en un mélodrame dont il
était l'acteur principal ainsi que le juge. Mais l'existence fictive qui remplace sa vie réelle est
destinée à tromper surtout lui-même23
: à force de fuir l'existence réelle et la prison du moi, il s'est
créé un mythe d'un héros vaillant et fort qui pouvait sauver le Nodier faible et maladroit24
.
19
Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France : de Nodier à Maupassant, Paris, Jose Corti, 1951, p. 142-
143. 20
Ibid, p. 145. 21
Cf. Chapitre 3 Un auteur à cheval entre deux traditions 22
Miriam S. Hamenachem, op.cit., p. 221. 23
Ibid, p. 218-219. 24
Ibid, p. 228-229.
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Nodier avait une âme extrêmement sensible sur laquelle les moindres expériences de vie ont
laissé des traces. Il était très nerveux, avait une personnalité très sensible. L’instabilité qui en
découle se traduit dans son œuvre ; les grandes périodes de créations, au début et à la fin de sa
carrière coïncident avec les moments de déséquilibre dans sa vie25
. La première crise personnelle
découle de l’ébranlement moral à cause de la Révolution. Ensemble avec toute une génération,
Nodier a vécu les horreurs de la fin du XVIIIe siècle. Nous retrouverons ces souvenirs dans les
œuvres du genre frénétique au début de l’époque romantique.
25
Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 122-123.
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3 Un auteur à cheval entre deux traditions
3.1 Romantique par le tempérament
3.1.1 Quelques traits romantiques généraux
Charles Nodier a vécu entre 1780 et 1844. Or, c’est précisément à cause de cette position à
cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle qu’il est difficile à classer : il regarde tant l'époque
classique que le - nouveau - courant romantique. Commençons par regarder en quelle mesure
Nodier fait preuve d'une sensibilité romantique ; dans la partie suivante nous aborderons les traits
classiques.
A. Richard Oliver voit en Nodier l’un des pionniers du romantisme26
. Cet auteur insiste
beaucoup sur le fait que Nodier accepte les principes de base de la nouvelle école romantique, à
savoir l’influence de certains modèles littéraires empruntés à l'étranger, la redécouverte de
Shakespeare et le respect du passé national. Au tout début du XIXe siècle, Nodier se pose déjà une
question sur Shakespeare qui n'occupera les romantiques qu'un quart d'un siècle plus tard27
, quand
apparaissent la Préface de Cromwell de Hugo et Racine et Shakespeare de Stendhal :
Je ne sais pas en quelle mesure les unités établies par les anciens doivent être considérées comme une partie
essentielle et constitutive du poème dramatique, je respecte ces obstacles parce qu’ils semblent être imposés par
goût et consacrés par coutume, mais est-ce qu’ils sont appropriés pour l’auteur de Macbeth et Othello 28
?
Dans un discours laudatif, Nodier explique pourquoi Shakespeare est un auteur à admirer. Il
apprécie surtout sa capacité de délimiter de façon précise le caractère de ses personnages, plus
particulièrement des femmes; son usage du macabre et de l'horreur pour équilibrer le noble et le
sublime; sa création d'esprits et de sylphes pour vivifier l'ensemble. Nodier reproche toutefois à
Shakespeare que tout n’est pas à admirer dans ses pièces. Il s'avère donc un critique plus sensible
que Vigny, Hugo ou Lamartine, qui ne font que porter aux nues Shakespeare29
.
À côté de Shakespeare, Nodier se laisse encore influencer par d'autres auteurs étrangers. Dans
Le Peintre de Salzbourg il admet sa dette envers les modèles étrangers et, plus spécifiquement, les
Allemands et les Anglais. Dans ses cours à Dole, il fait preuve d'une grande familiarité avec la
littérature occidentale dans son ensemble, mais il est particulièrement enthousiaste quant à la
littérature anglaise et allemande. Il cite maintes fois des auteurs comme Klopstock et Milton là où
26
A. Richard Oliver, Charles Nodier: Pilot of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1964. 27
Ibid, p. 85. 28
Charles Nodier dans A. Richard Oliver, ibid., p. 85, traduit de l’anglais. 29
Ibid, p. 86.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
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Dante n'est mentionné que dans quelques phrases de son discours30
. Ce n’est pas un hasard : la
littérature d'outre-Manche et d'outre-Rhin est particulièrement importante pour tous les romantiques
au début du XIXe siècle. L’influence de la littérature anglaise surtout se fait sentir pendant les
premières années du romantisme et dans les textes du genre frénétique. Nous reviendrons sur cette
question dans la partie suivante.
Pour ces deux raisons principales (la prédilection pour Shakespeare et l'intérêt pour la littérature
étrangère), Oliver considère Nodier comme un pionnier du mouvement romantique. Il voit en lui un
auteur qui a voulu définir sa position dans le romantisme longtemps avant le combat entre les
classiques et les romantiques. Par son attitude, Nodier a facilité les choses pour les romantiques et a
assuré le triomphe de la nouvelle école31
.
3.1.2 La sensibilité préromantique
Nous venons de voir quelques traits romantiques généraux de Charles Nodier. Ses années de
jeunesse ont été particulièrement importantes pour le développement de ce goût romantique.
Pendant ces années, Nodier voit apparaître un siècle nouveau après la Révolution de 1789.
Débutant, il est fortement influencé par le Werther de Goethe qui lui inspire une sensibilité
préromantique32
. En effet : pendant sa première jeunesse, il donne beaucoup de signes d'une
exaltation sentimentale causée par le livre de Goethe. Il va même jusqu’à écrire un conte qui
s’intitule La nouvelle Werthérie ! Bien que l'influence directe de Goethe soit un peu fade, l'œuvre
représente bien les tendances sentimentales du jeune Nodier33
. Son exaltation est également visible
dans les peines d'amour qu'il évoque dans les lettres à ses amis. Ce désespoir se voit transposé dans
Stella ou les Proscrits, une œuvre de jeunesse dont il dénoncera plus tard l'artifice34
.
Nodier avait l'habitude de signaler ses sources par des remarques admiratives. Le procédé est
fréquent, par exemple, dans son roman Jean Sbogar et dans les Proscrits. Nodier y présente d'abord
le trio composé de Montaigne, philosophe du cœur humain, Shakespeare, le peintre de ce même
cœur et Richardson qui en est l'historien. Il signale aussi Sterne et Rousseau, mais ne leur donne pas
de mention spéciale. Or, il accorde la plus grande attention au Werther de Goethe, ce qui indique
l'impact du livre sur le jeune Nodier35
.
30
Ibid, p. 93. 31
Ibid, p. 99. 32
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. IX. 33
Ibid, p. 8. 34
Ibid, p. 3. 35
Jean Larat, La Tradition et L'exotisme dans L'œuvre de Charles Nodier, Paris, E. Champion, 1923, p. 94.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
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E. Montégut discerne dans Nodier un caractère profondément romanesque ; c’est la raison pour
laquelle il écrit qu'il est la proie d’une « mélancolie werthérienne36
». Les événements
révolutionnaires pourraient en être la cause : les spectacles de la Révolution ont troublé son
équilibre moral de manière à le disposer à accueillir comme un culte la mélancolie37
: «Lisez son
œuvre de début, par exemple Les Proscrits, et dites si vous n'y sentez pas la marque de cette date de
1800 où, les flots du grand déluge se retirant enfin, la France commençait à compter ses morts et à
reconnaître ses ruines38
». Faut-il voir là « une lamentation en plein chant werthérien sur les
malheurs publics et privés de la révolution » 39
? Nodier, et avec lui toute une génération, se déclare
touché par l'ébranlement moral dont le peuple souffre après les horreurs de la Révolution : le
désordre, des trahisons, la destruction des liens de famille etc. Dans l’ensemble de la littérature
française, Montégut distingue d’ailleurs deux grandes périodes werthériennes : l’une après la terreur
de la Révolution, l’autre après la bataille de Waterloo. Avec son œuvre de jeunesse les Proscrits
(1802), Nodier s'inscrit dans cette première période werthérienne40
.
Dans les Proscrits, il brosse pour la première fois le portrait d'un égaré, le Fou de Sainte-
Marie41
. Il entend dénoncer par là l'idée d'un sixième sens, qui sera importante dans ses œuvres
suivantes. En effet : ce sera le don de plusieurs de ses héros, entre autres de Jean-François dans les
Blas-Bleus et de Michel le Charpentier dans La Fée aux Miettes. Il aborde ainsi les préoccupations
occultes qui seront importantes pour le grand romantique Nerval, sur qui Nodier a exercé une
influence importante. Il lui a ouvert les portes en traçant, au début du XIXe siècle, une des voies les
plus fécondes de l'aventure romantique42
.
3.1.3 Le statut particulier du rêve
A côté de sa passion pour les voies occultes, Nodier accorde aussi beaucoup d'importance au
thème du rêve que nous retrouverons, entre autres, dans notre texte Smarra ou Les Démons de la
Nuit. Nodier exalte les visions du sommeil en raison de la communication qu'elles semblent pouvoir
établir entre l'homme et l'au-delà :
Il est certain que le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon
dans les illusions passagères dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent et qu'il fait surgir à
son gré de la trame des songes. [...] Il semble que l'esprit, offusqué des ténèbres de la vie extérieure, ne s'en
36
Ibid, p. 90-91. 37
Id. 38
E. Montégut dans Jean Larat, id. 39
Id. 40
Id. 41
Id. 42
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 9.
-
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
12
affranchit jamais avec plus de facilité que sous l'empire de cette intermittente, où il lui est permis de reposer dans
sa propre essence, et à l'abri de toutes les influences de la personnalité de convention que la société nous a faite43
.
Selon lui, les songes sont les seuls à montrer la carte de l'univers imaginable, tandis que
l'univers sensible est infiniment petit. Nodier attribue même une fonction véritablement sociale au
rêve44
:
L'impression de cette vie de l'homme que le sommeil usurpe sur sa vie positive, comme pour lui révéler une autre
existence et d'autres facultés, est donc essentiellement suspectible de se prolonger sur elle-même et de se propager
dans les autres; et comme la vie du sommeil est bien plus solennelle que l'autre, c'est celle-là dont l'influence a dû
prédominer d'abord sur toutes les organisations d'un certain ordre; c'est celle-là qui a dû enfanter toutes les hautes
pensées de la création sociale, initier les peuples aux seules idées qui les ont rendus imposants devant l'histoire.
Sans l'action toute puissante de cette force imaginative, dont le sommeil est l'unique foyer, l'amour n'est que
l'instinct d'une brute, et la liberté que la frénésie d'un sauvage45
.
Pierre-Georges Castex considère le thème du rêve comme un élément avant tout romantique.
Remarquons toutefois que ce thème n'a pas été exploré par les romantiques avant Gérard de Nerval
qui, lui, avait été influencé par Nodier. Dans ce sens nous pourrions même regarder ce thème
comme une indication du statut de pionnier de notre auteur. En outre, l'état de veille et l'état de
songe ont été importants pour ses observations sur le moi, qui est une réflexion continue sur le
mécanisme de ces deux correspondances. Il en a recherché les lois et a compris qu'il était possible
de découvrir les secrets du moi profond46
. Cette analyse intérieure est d'une importance capitale et
fait de Nodier un précurseur : sa faculté de dédoublement du moi lui a permis d'assister, comme un
spectateur, aux désordres nés de son tempérament excessif47
. Il annonce ainsi les enquêtes qui
contribueront à élaborer une science du rêve48
. Cette science sera exploité par les psychanalystes de
la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Sigmund Freud, le célèbre psychanalyste autrichien qui
a consacré une grande partie de sa vie à l’explication des rêves les plus bizarres. Le thème du rêve,
toutefois, n’a pas inspiré que les psychanalystes. Il fascinait aussi les symbolistes de la deuxième
moitie du XIXe siècle, comme Verlaine et Rimbaud.
3.1.4 Les soirées de l’Arsenal
A côté du rêve, les soirées de l'Arsenal marquent certainement un des côtés les plus romantiques
de Nodier. Quand il est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en 1824, la bibliothèque de Charles X,
Nodier voit une possibilité de commencer un salon littéraire, le Cénacle. Or, le salon littéraire de
43
Charles Nodier dans Paul Bénichou, op.cit., p. 69. 44
Nodier dans Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, Paris,
Union Générale d'Editions, 1980, p. 17. 45
Id. 46
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XVI. 47
Ibid, p. XIV. 48
Il a écrit un article important à cet égard en 1831dans la Revue de Paris : « Quelques phénomènes du sommeil »
-
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
13
Nodier est généralement considéré comme le premier salon romantique. La liste d'auteurs qui
fréquentent le salon est d’ailleurs impressionnante : nous retrouvons parmi eux des noms célèbres
comme Dumas, Hugo, Delacroix, Musset, Balzac, Sainte-Beuve, Gautier, Nerval et Vigny ainsi que
des auteurs moins connus auxquels Nodier offrait de l'aide et de l'amitié. Pensons dans ce contexte à
Pavy, Bertrand, Turquety et un certain Jacques Boé, qui écrivait en patois49
. Claudius Grillet nous
indique aussi l'influence de l'Arsenal et de Nodier sur les soi-disant 4 grands romantiques :
Lamartine, sur lequel cette influence est la moins évidente ; Vigny, qui venait souvent mais assez
irrégulièrement ; Musset qui n'a subi que tardivement l'influence à cause de sa trop grande attention
pour la fille de Nodier et Hugo, sur qui son influence est le plus claire50
. Hugo a lu quelques textes
de Nodier parmi lesquels Smarra ou Les Démons de La Nuit et Infernaliana.
Hugo, influencé de manière profonde par Nodier, fonde quelques années après lui, en 1828, un
deuxième cénacle dans la rue Notre-Dame-Des-Champs. Le cénacle est encore plus romantique que
celui de Nodier. Après une longue amitié, les deux auteurs s'éloignent – entre autres, en raison de
leurs conceptions politiques différentes : Nodier était déçu par Hugo qui est de plus en plus attiré
par un bonapartisme sentimental. En outre, il ne pouvait pas supporter la célébrité grandissante de
Hugo et le fait qu'il choisissait de plus en plus son propre chemin – notamment, en fondant un
deuxième cénacle littéraire. De fait, ce salon attire surtout des jeunes poètes « maudits », qui se
drapent dans leur malédiction et qui sont tourmentés de faim et d'idéal. Ce sont des vrais bohèmes
des lettres, méconnus, mécontents d'eux-mêmes et des autres51
.
Nous pouvons nous faire une image du salon littéraire de Nodier grâce aux mémoires
d'Alexandre Dumas, qui était un ami personnel de Nodier. (D’ailleurs, Dumas récupérera, plus tard,
la matière narrative de Nodier, et mettra impudemment en scène l’écrivain mourant qui lui donne la
permission d'utiliser ses textes52
.) La convivialité règne dans le salon de Nodier et les auteurs y
combinent la danse et le dîner avec des conversations et des lectures. Nous lisons dans les mémoires
de Dumas53
que
Le repas est à six heures. A huit heures on passe au salon, un grand salon blanc Louis XV, avec douze chaises, un
fauteuil, un canapé, des rideaux de casimir rouge. De huit à dix, on converse, on déclame. Après avoir causé ou fait
la littérature, le maître de la maison se tournait vers Lamartine ou vers Hugo: “Assez de prose comme cela, disait-
il, des vers, des vers, allons!” Et sans se faire prier, l'un ou l'autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier
d'un fauteuil, ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de
sa poésie...54
.
49
Richard Bolster, « l'Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834) », French Studies, 57, octobre
2003, p. 546 50
Claudius Grillet, op.cit., p. 38-41. 51
Ibid, p. 72. 52
Id. 53
Ibid, p. 36. 54
Alexandre Dumas dans Claudius Grillet, id.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
14
Nodier encourage la diversité des opinions : c’est ce qui, ensemble avec son propre
tempérament satirique, empêche le salon de devenir une secte autocélébrante. Nodier possède en
outre le don de susciter le meilleur dans chacun des auteurs et il sait mettre beaucoup de charme
dans ses conversations qui lui donnent la possibilité d'exercer une influence intellectuelle
considérable. Selon Laisney, le salon littéraire de Nodier a relevé la complexité romantique qui est
tellement difficile à définir et qui est plutôt un état d'âme qu'une doctrine55
.
Lacassin confirme que grâce à ces soirées où on réunissait sous le patronage de cet “ancien”
tous les “modernes” de Hugo à Nerval en passant par Balzac et Dumas56
, Nodier apparaît comme le
patriarche bienveillant du mouvement romantique. Notons toutefois la nuance apportée par
Lacassin, qui nomme Charles Nodier un “ancien” dans un cénacle romantique.
Jean Larat confirme, pour sa part, le rôle historiquement important du cénacle : Nodier
permettait aux jeunes romantiques de se regrouper dans son salon afin de pouvoir se reconnaître et
s'organiser. Mais une fois l'organisation faite, le cénacle devient inutile et les romantiques préfèrent
cet autre salon littéraire, très romantique, dans la rue Notre-Dame des Champs. A partir de 1829, on
ne fréquente le cénacle de Nodier que par reconnaissance ou pour le plaisir de l’entendre raconter57
.
3.1.5 Son jugement sur le XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle ne reçoit, de la part des romantiques, que du dédain. En effet : la sensibilité
romantique désapprouve le rationalisme du siècle précédent. Aussi Nodier s'exprime-t-il contre la
tyrannie de la raison en réhabilitant entre autres les extases des fous et des grands rêveurs. Il
convient toutefois de nuancer ce point, car même si la condamnation du siècle de la raison s’accorde
avec le côté romantique de Nodier, celui-ci tente de décrire les affinités entre les deux époques. Il
veut par exemple démontrer qu'une partie de la veine littéraire du XVIIIe siècle se retrouve dans la
littérature romantique58
.
En tant qu'écrivain, Nodier a très certainement subi l'influence du XVIIIe siècle. Larat par
exemple indique trois poèmes dans lesquels on reconnaît la marque du siècle précédent par l'usage
de la mythologie et par l'expression du plaisir59
. Il s'agit de La nuit des montagnes, du Peintre de
Salzbourg et du Portrait de Cloé. En outre, un des philosophes des plus connus du siècle des
55
Claudius Grillet, op.cit., p. 9. 56
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12. 57
Jean Larat, op.cit., p. 308. 58
Ibid, p. 72. 59
Ibid, p. 53.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
15
Lumières, Jean-Jacques Rousseau, a lui aussi laissé des traces dans les idées de Charles Nodier. Au
début de sa carrière littéraire, Nodier n'était pas encore capable de sentir l'originalité profonde de
Rousseau à cause de son admiration encore trop grande pour les antiques. Or, nous remarquons déjà
l'influence de la Nouvelle Héloïse dans quelques pages d'un manuscrit de Nodier intitulé C'était une
Femme ou l'Innocente Supercherie Comédie en un acte et en vers. Dans ce texte, Nodier traduit un
fragment de l'œuvre de Rousseau dans le style des versificateurs de son temps. On a alors
l'impression de lire un fragment de Rousseau transposé dans le langage de Corneille ou de Racine60
.
L'influence d'un philosophe comme Rousseau ne doit pas étonner, toutefois, puisqu'il peut être
considéré, à bien des égards, comme un précurseur de la littérature de la sensibilité tellement chère
au courant romantique. Dans ce sens, nous comprenons la raison pour laquelle Nodier condamne les
auteurs du XVIIIe siècle à l'exception de Rousseau. Car il formule des critiques sévères à l’égard
des autres auteurs de ce siècle, et notamment Voltaire : « L'auteur de Mérope, de Mahomet, de
Zaïre, et surtout, selon moi, d'OEdipe et de Brutus, occupe incontestablement le premier rang parmi
les poètes dramatiques de second rang61
». Or, tant Nodier condamne Voltaire, tant il admire
Rousseau, surtout pour son style enchanteur. Pour Nodier, le style constitue un élément fondamental
qui peut faire pardonner tout le reste. C’est pour cette raison qu’il a toujours pris la défense d'un
autre assez inconnu auteur du XVIIIe siècle, qui s'appelle Meusnier de Querlon. Nodier lui attribue
même un essai qui s'intitule Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque :
J’aimerai d'ailleurs disait-il, à dire un mot de Querlon, le seul des littérateurs du dix-huitième siècle pour lequel je
puisse avouer sans orgueil quelque sympathie d'étude ou de destinée. C'était un honnête homme, formé à de bonnes
et de utiles recherches qu'il savait résumer dans un bon style, et que j'approuverais en tous points, si la manie des
raretés philologiques n'avait quelquefois entraîné cet esprit naïf à l'exploration de certains auteurs que la décence
condamne. [...] L'habitude du travail, si précieux pour les langues, le conduisait presque malgré lui à une imitation
de Pétrone où il ne manque que le nerf éloquent et le cynisme du modèle; [...]. Les Soupers de Daphné sont un joli
pastiche français du Satyricon, et c'est comme cela qu'il faut les voir62
.
Tout ceci permet de mieux comprendre les contradictions apparentes dans le jugement de
Nodier sur le XVIIIe siècle. Il condamne, comme tous les romantiques, le siècle de la raison, mais à
l'exception de Rousseau. Il condamne le libertinage pour protéger la sensibilité, qui est représentée
essentiellement par Rousseau. Il restera un maître pour lui même s'il a vécu dans un siècle mépris
par tous les romantiques63
.
60
Ibid, p. 55. 61
Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 68. 62
Ibid, p. 71-72. 63
Ibid, p. 69.
-
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
16
3.2 Classique par le goût
3.2.1 Une prédilection pour les auteurs du XVIe siècle
Nous venons d’examiner le côté romantique de Nodier. Or, nous avons déjà vu qu’il a une
personnalité assez compliquée, dans laquelle on retrouve aussi des traces d'un goût classique. Ses
tentatives de réhabiliter le XVIe siècle en constituent un bel exemple. En effet : Nodier considère le
XVIe siècle (au même titre, d’ailleurs, que le Moyen Age), comme une époque de vraie tradition
française, alors que le XVIIe siècle se révèle trop gréco-romain
64. Notre auteur a joué un rôle très
important dans la réhabilitation du XVIe siècle, aux côtés de Sainte-Beuve, et il avait fait des
lectures attentives des auteurs majeurs de ce siècle - Montaigne, Rabelais et leurs contemporains :
« Avez-vous lu Montaigne, Charron, Rabelais et Sterne? Si vous ne les avez pas lus, lisez-les. Si
vous les avez lus, il faut les relire65
». Nodier a été initié à cette littérature quand il était encore très
jeune ; son père lui faisait lire les classiques du XVIe siècle. Ainsi, Nodier a développé une
prédilection pour l'œuvre de Montaigne et d'Amyot et plus particulièrement pour son Plutarque66
.
Derôme, qui a étudié la prédilection de Nodier pour le XVIe siècle, précise que son intérêt pour
cette époque n'est pas forcément purement littéraire. Il indique aussi des motivations personnelles
lorsqu’il dit que Nodier pourrait s'identifier avec Montaigne dont la formation a été fortement
influencée par les temps troublés où il a vécu. Nodier a vécu dans une situation similaire, dans un
temps troublé par la Révolution et l'alternance de régimes politiques. Cette ressemblance pourrait
l'avoir attiré. Sa préférence pour Montaigne ne bloque pourtant pas sa sensibilité préromantique et le
culte de la mélancolie de Werther. De fait, c’est cette combinaison d'un culte de la mélancolie et
d'une lecture attentive de Montaigne qui encourage, chez Nodier, la subtilité de l'analyse des
sentiments67
.
Regardons quelques œuvres de Nodier dans lesquelles sa prédilection pour le XVIe siècle est
très claire. Commençons par le Dictionnaire des Onomatopées (1808)68
. La préface évoque déjà le
polyglotte Rabelais par l'accumulation de langages étranges, mais en même temps nous remarquons
une continuité avec le lignage de Chateaubriand qui est considéré comme l'initiateur du mouvement
romantique en France :
64
Derôme dans Jean Larat, op.cit., p. 271. 65
Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 272. 66
Id. 67
Ibid, p. 272-273. 68
Ibid, p. 273-275.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
17
Nodier ne méconnaîtra d'ailleurs jamais le charme de ses énumérations demi-lyriques, demi-comiques. Ce qui est
singulier c'est que Nodier se trouve ainsi placé en même temps dans le sillage de Chateaubriand interprétant
musicalement les bruits de la forêt et dans la tradition de Rabelais si grisant de mots sonores et de savoir
amorcelé69
.
Notons par ailleurs que les auteurs du XVIe siècle sont fréquemment cités dans ce dictionnaire.
Prenons Ronsard : son Alouette y est repris presque entièrement. Parmi les auteurs appréciés
figurent évidemment Montaigne, mais aussi Amyot, Mathurin Regnier, De Bellay et surtout Marot.
Nodier atteste d’ailleurs dans une lettre à son ami Weiss, écrite le 13 novembre 1811, qu'il lit surtout
Charron, Amyot et Montaigne. Il parle de ce dernier en termes d'amitié avec des formules comme
« notre bon Montaigne ». D'après la liste d'auteurs cités, nous voyons que Nodier ne lit pas
seulement des œuvres de conteurs et d'érudits du XVIe siècle, mais également des poètes les plus
importants70
.
Dans une autre œuvre qui s'intitule Questions de Littérature égale, Nodier parle toujours avec
beaucoup d'enthousiasme de Montaigne : « ces beaux chapitres », « une superbe page de
Montaigne». D'ailleurs, dans cette œuvre l'auteur le plus cité est Montaigne, alors que dans le
Dictionnaire des Onomatopées c'est Rabelais71
. Toujours dans les Questions, Nodier défend la
propriété du travail d'Amyot et précise les qualités de son langage. Il s'exprime donc clairement en
faveur des classiques du XVIe siècle. Quant aux auteurs du XVII
e siècle, ils sont peu vantés au prix
« de nos excellents auteurs du seizième siècle72
». Racine, Molière et La Fontaine paraissent surtout
comme les héritiers et les débiteurs de Rabelais. Notons toutefois que Nodier se révèle enthousiaste
quand aux prosateurs du XVIe siècle, mais beaucoup moins quant aux poètes. Dans les Questions,
par exemple, Nodier ne parle pas de façon très positive de Ronsard, un poète du XVIe siècle73
.
De fait, la redécouverte des poètes de la Pléiade est principalement le mérite d'autres auteurs.
Nodier considère le XVIe siècle comme la seule époque véritablement « classique » ; il exprime
ainsi un véritable regret : « Le commun des lecteurs ne peut plus s'inspirer des délicieuses
compositions de Marot... s'éclairer au flambeau de la sublime philosophie de Montaigne, parce que
leur orthographe n'est plus accessible à une instruction vulgaire74
».
Nodier a toujours exalté le XVIe siècle. En 1826, il fait l'éloge de Marot dans la Quotidienne. Il
avait déjà fourni à la même revue littéraire un article enthousiaste sur Rabelais trois années plus tôt :
69
Ibid, p. 273. 70
Ibid, p. 274. 71
Ibid, p. 275. 72
Id. 73
Id. 74
Ibid, p. 276.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
18
« L'interprétation romantique de Rabelais avant tout philosophe et qu'on aurait presque fait
mélancolique, sous l'amas de son savoir et de ses plaisanteries, semble avoir trouvé sa première
formule dans cet article de Nodier75
».
Entre 1823 et 1826, Nodier parle très favorablement de Marot. Par contre, il n'ira jamais si loin
dans la réhabilitation de Ronsard. Notons que dans un combat posthume entre les deux auteurs,
Ronsard et Marot, Nodier prend parti pour la tradition léguée par le siècle précédent : il passe la
Pléiade sous silence76
. Derôme pense que notre écrivain retrouve peut-être dans Marot la touchante
expression des passions de la tendresse, la mélancolie même qui feront le mérite des romantiques.
Nodier fait de Marot un précurseur des romantiques et du XVIe siècle une époque qui a éprouvé la
sensibilité, la mélancolie moderne. L'absence de Ronsard dans ses vues sur la sensibilité laisse
croire que Nodier est loin de comprendre cet auteur, au moins pas aussi bien que Marot77
.
On voit donc comment l'époque classique et celle romantique se relient dans cette personnalité
très intéressante. Nodier préfère toujours des auteurs qui ont, comme lui-même, une personnalité qui
ne se laisse pas classer dans un seul courant. Quand il exprime son admiration pour un auteur
comme Marot, il s’agit d’un écrivain qui n’est pas tout à fait classique, mais qui a pressenti la
mélancolie romantique.
Regardons à présent une autre caractéristique de Nodier qui trahit son admiration pour l'époque
classique : son utilisation de la langue.
3.2.2 Le combat contre la corruption de la langue
Le goût traditionnel de Nodier se révèle aussi dans ses choix au niveau du style et de la langue.
En effet : Nodier se propose de défendre la langue française contre les menaces de corruption. Aussi
bien dans les séances académiques que dans ses écrits, il lutte pour une pureté d'expression dont les
grands auteurs des siècles passés ont donné l'exemple78
. Il condamne, en revanche, l'utilisation de
jargons et de néologismes propre, selon lui, au XIXe siècle.
E. Faguet s’est intéressé à cette préoccupation de Nodier pour la pureté du langage79
. Il pose que
la langue française s'était beaucoup appauvrie, presque desséchée, au XVIIIe siècle. Nodier cherche
chez les auteurs anciens, du XVIe siècle surtout, des expressions capables de renforcer le
75
Ibid, p. 277. 76
Ibid, p. 284. 77
Id. 78
Jean Larat, op.cit., p. 286. 79
E. Faguet dans Jean Larat, op.cit., p. 286.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
19
vocabulaire appauvri et de donner une vie nouvelle à la langue française80
. Si Nodier reproche à
Ronsard d'avoir emprunté à l'antiquité, il est ironique de noter que le mérite principal de Nodier
tient, selon Faguet, au fait d'avoir recherché chez les vieux auteurs nationaux français des ressources
verbales : « Il rendait service aux romantiques qui, par eux-mêmes assez ignorants, puisant leur
vieille langue dans Charles Nodier, un peu aussi dans Sainte-Beuve et disposaient ainsi d'un
vocabulaire judicieusement enrichi81
».
Au niveau de la langue, Nodier se révèle être des conservateurs les plus résolus et les plus
conscients – et ce autant dans le domaine de la philologie que dans d'autres domaines82
. Nous
pouvons nous en rendre compte dans Smarra ou Les Démons de La Nuit : dans ce conte de 1821,
nous retrouvons une harmonie et une pureté de langage qui, en fait, convient peut-être assez mal à
un texte qui tourne autour du cauchemar. En effet : Castex note que le style est trop sage pour rendre
avec relief le désordre des hallucinations83
! Il y a, cependant, une évolution : Smarra a été écrit en
1821 et quand on regarde des contes écrits après 1830 (comme Inès de las Sierras), on note que le
style change : le vocabulaire devient plus précis et l'artifice moins apparent. S’il est vrai que
l'expression est rarement d'une vigueur soutenue, Nodier reconnaît sa faiblesse84
. D’ailleurs, il nous
émeut le plus quand il exprime des sentiments personnels. A ce moment-là ses mots prennent vie et
il n'essaie plus de les mettre dans un ordre trop rigide selon les lois d'une élégance formelle85
.
3.2 Les critiques : incomplètes et superficielles
3.2.1 Une personnalité difficile à saisir
Le mélange de caractéristiques romantiques et classiques laisse croire que Charles Nodier n'a
pas de personnalité ni d'œuvre qui se laisse réduire à une unité86
. En outre, Nodier n'est pas
seulement écrivain, il est à la fois entomologiste, herboriste, linguiste, lexicographe, paléographe,
bibliographe, bibliomane, mémorialiste, philosophe et voyageur. Sa personnalité nous traduit de la
dissimulation, de la conspiration, de la mystification et surtout de la contradiction87
.
80
Id. 81
Id. 82
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XX. 83
Ibid, p. XXI. 84
Id. 85
Id. 86
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 14. 87
Ibid, p. 10-11.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
20
Nodier est un auteur extrêmement difficile à saisir. Quelques critiques s’y sont quand même
essayés ; ils ont tenté d’éclairer chaque aspect de cette personnalité compliquée mais captivante. Or,
bien qu’ils aient toujours voulu dresser le tableau le plus complet possible, il n'y en a pas beaucoup
qui ont réussi. Les analyses de la personnalité de Nodier restent souvent superficielles et
incomplètes, surtout dans les premières tentatives. Sans compter qu'il n'y a pas tant de
commentateurs qui se sont occupés de Nodier…
C’est dans les œuvres de Pierre-Georges Castex, Paul Bénichou, Ida Merello, Jean-Luc
Steinmetz, Georges Zaragoza, Jean Larat, Montégut et Derôme88
, que nous trouvons les
commentaires les plus importants sur Charles Nodier. Nous examinerons également les études de
Hubert Matthey et de Claudius Grillet pour rendre notre vue d'ensemble la plus complète que
possible. Notons tout d'abord qu'à partir des années 1970-1980, les critiques commencent à
commenter leurs prédécesseurs : ils tentent de saisir toutes les nuances de sa personnalité, tandis que
les jugements antérieurs étaient souvent moins nuancés.
Commençons par les opinions de Montégut et de Derôme (qui sont mentionnées dans le livre de
Jean Larat de 192389
) et de Hubert Matthey, qui a publié son œuvre en 1915
90. Nous avons déjà vu
que Derôme91
a surtout étudié le côté classique de Nodier, en parlant de ses tentatives de réhabiliter
le XVIe siècle, alors que Montégut souligne son attrait pour le mouvement romantique, tout comme
Hubert Matthey. Ces derniers n'insistent pas sur les aspirations classiques de Nodier : les seules
nuances qu'ils apportent consistent à indiquer sa place particulière dans le mouvement romantique.
Hubert Matthey note, pour sa part, que Nodier se trouve un peu à l'écart du mouvement romantique.
Il parle de lui comme d’un pionnier, d’un batteur d'estrade du romantisme92
. Il dit aussi que Nodier
se contente d'éventer les pistes nouvelles et que les autres doivent les suivre et les exploiter93
.
Montégut est plus précis lorsqu’il pose que Nodier a fait une tentative de rétablir les affinités de
l'époque romantique avec le XVIIIe siècle, une époque pourtant haïe par les romantiques. Nodier se
distingue en cela du romantique typique ; il a même subi l'influence d'un philosophe important des
Lumières – Jean-Jacques Rousseau !
En examinant les remarques de Claudius Grillet, qui a publié son Diable dans La Littérature au
XIXe Siècle en 1935, on voit apparaître une première nuance. Or, bien que Grillet admette que
88
Nous connaissons le jugement de Montégut et de Derôme à travers l'œuvre de Jean Larat. 89
Jean Larat, op.cit., p. 271. 90
Hubert Matthey, Essai sur le Merveilleux dans La Littérature française depuis 1800, Paris, Payot, 1915. 91
Il a publié à cet égard les Causeries d'un Ami des Livres en 1887. 92
Hubert Matthey, op.cit., p. 57. 93
Ibid, p. 58.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
21
Nodier soit romantique par ses idées, mais classique par son âge, l'accent est à nouveau mis sur son
caractère romantique. Grillet insiste donc sur l’importance des soirées de l'Arsenal. Toujours selon
Grillet, les démons de Nodier sont ceux des légendes médiévales : ils indiquent de nouveau une
inclination vers le mouvement romantique, qui attache beaucoup d'importance à la redécouverte de
la période médiévale. Enfin il décrit pendant plusieurs pages l'influence de Nodier sur les quatre
grands romantiques, Lamartine, Vigny, Musset et surtout Hugo. Grillet aussi montre donc un plus
grand intérêt pour le côté romantique de Nodier que pour ses idées classiques.
3.2.2 Les premières tentatives d'une image complète de Nodier
Il faut attendre Pierre-Georges Castex pour voir la première tentative de décrire les différents
aspects de la personnalité de Nodier. Lorsqu'il publie en 1961 les contes de Nodier, il pourvoit son
œuvre d'introductions pour les textes, de commentaires ainsi que d'une biographie de l'auteur. Dans
ses notes, il essaie de toucher autant à l'aspect classique qu’aux caractéristiques plus proprement
romantiques. Selon Castex, Charles Nodier peut être considéré comme un romantique par son
combat contre la tyrannie de la raison, par ses tentatives de réhabilitation des extases des fous et des
grands rêveurs, l'attention qu'il apporte aux mythes des primitifs et sa célébration des naïvetés de la
conscience enfantine94
. Castex remarque aussi l'importance des soirées de l'Arsenal pour le
développement des idées romantiques de Nodier, mais il prête également attention à l'influence du
Werther de Goethe. Il est ainsi le premier à remarquer la sensibilité préromantique de Nodier, qu'il
éprouvait comme écrivain débutant. Nous avons vu que cette sensibilité se fait remarquer dans les
premières œuvres de Nodier, par exemple dans Les Proscrits. Castex a donc bien compris
l'attachement de Nodier au mouvement romantique. Pourtant, il n'oublie pas son goût classique :
Il esquissait avec plus de hardiesse qu'aucun de ses contemporains cette révision des valeurs qui donne peut-être au
mouvement romantique sa signification la plus profonde et qui tend à s'accomplir dans les audaces multiformes du
surréalisme. [...] Néanmoins cette hardiesse s'allie paradoxalement aussi au goût le plus traditionnel95.
Nous remarquons dans cette citation que Castex ne voit pas seulement se fondre deux époques
dans un seul auteur, mais qu'il touche en même temps la position de Nodier comme pionnier. Castex
considère notre auteur comme un précurseur des psychanalystes à cause de l'importance qu'il
accorde au rêve. Quant à son goût classique Castex remarque que Nodier défend la langue française
contre la corruption. Il note sa prédilection pour une pureté de langue qui se rattache à l'époque
classique. Toutefois, en se limitant à la langue, il ne parle pas des lectures de Nodier des auteurs
classiques comme Montaigne et Rabelais, ni des auteurs appréciés par lui comme Regnier, Amyot et
94
Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique
par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XIX. 95
Ibid, p. XIX-XX.
-
Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
22
surtout Marot. En outre, Castex ne remarque pas la différente appréciation de Nodier pour les
auteurs classiques du XVIe siècle et ceux du XVII
e siècle.
Castex reste donc assez limité dans ses remarques sur le goût classique de Nodier. Il est,
toutefois, l’un des premiers à parler vraiment du côté classique et du côté romantique de Nodier.
Tous les autres critiques s’étaient, jusque-là, concentrés sur le côté romantique de Nodier, à
l'exception de Derôme qui a signalé sa prédilection pour le XVIe siècle. Castex remarque en outre
les influences que le XVIIIe siècle a exercées sur lui. Comme Nodier, enfant, avait connu Cazotte,
Swedenborg et Saint-Martin, Castex voit qu'il s'est tourné vers l'illuminisme. Il fait aussi des efforts
pour décrire les observations personnelles de Nodier, qui ont été encouragées par Voltaire et Diderot
dont il a condamné les idéologies mais dont il a subi l'influence. Notons toutefois que l'influence
principale de cette époque ne vient pas de Voltaire ou de Diderot, mais de Rousseau. On remarque
donc la maladresse qui se faufile de temps à autre dans ses observations et ses commentaires, mais
la volonté de dessiner une image complète des idées de Nodier y est bien présente. Castex est le
premier à remarquer différents aspects de sa personnalité tels que son goût classique, son côté
romantique, l'influence du XVIIIe siècle ainsi que sa position de pionnier.
Dans l'esprit de Grillet, Castex utilise une autre formulation pour décrire l'opposition
fondamentale dans Nodier : « Romantique par le tempérament, classique par le goût96
». A la
différence de Grillet, toutefois, Castex comprend les conséquences de cette formulation tandis que
Grillet n'a donné attention qu'à la partie romantique. Castex comprend que cette opposition dans
Nodier lui donne un visage ambigu qui pourrait expliquer l'hésitation de la postérité à discerner son
importance véritable. Il remarque qu'on a tendance à célébrer Nodier comme un défenseur des
traditions et non comme un pionnier, mais qu'il mérite bien les deux titres97
. Non seulement, il les
mérite, mais il est même nécessaire de les lui accorder s'il veut avoir une chance de survivre. Pour
Castex, son œuvre de conteur est là pour nous aider à lui rendre pleine justice98
.
L'édition qu'a faite Pierre-Georges Castex a longtemps été la référence et il est aujourd’hui
considéré comme un des plus importants commentateurs de Nodier. A partir des années 1980,
toutefois, plusieurs autres critiques de Nodier ont commencé à formuler des reproches à son égard.
Ils lui reprochent notamment un jugement trop peu nuancé et ont par conséquent essayé de
compléter son travail en étudiant encore d'autres aspects de la personnalité de Nodier.
96
Ibid, p. XXIII. 97
Id. 98
Id.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
23
En 1980 apparaît une autre édition des contes de Nodier d'après l'exemple de Castex. Jean-Luc
Steinmetz publie quelques contes de Nodier pourvus de commentaires et de notes99
. Lui aussi a
choisi de se limiter aux contes de Nodier, mais il nous avertit que l'étiquette « Nodier le conteur »
ne tient pas compte des multiples facettes de sa personnalité. Steinmetz comprend l'importance de la
formation de Nodier par la lecture de Montaigne, de Rousseau et de Bernardin de Saint Pierre qu'il
nomme maîtres de la rêverie ainsi qu'une littérature liée à la société. Une période troublée ne peut
que produire des textes sombres et violents, qui sont marqués par la violence de la Révolution et
l'instabilité des régimes100
. Nodier a également vécu dans un temps marqué par un combat entre le
classicisme et le mouvement romantique :
Dans la lutte d'école entre le classicisme agonissant du XVIIIe siècle et les fulgurances du romantisme naissant, il a
maintes fois montré son enthousiasme pour les productions artistiques les plus avancées; il n'en a pas moins tenu en
estime des auteurs plus mesurés (avec une prédilection pour les minores) et son attention d'humaniste n'a jamais
négligé de porter un regard rétrospectif et souvent cordial sur les œuvres du passé101
.
Cependant Steinmetz voit en Nodier surtout un partisan des romantiques : il collabore à la revue
la Muse française et il lui procure de nombreux articles ; il constate que l'école du désenchantement
constitue le seul mode d'expression pour la jeune génération. Il met aussi l'accent sur l'importance
de la Révolution. Il note que Nodier est un homme hanté, habitué aux angoisses, familier du suicide
dont il chérit l'image102
: « S'il faut voir là plus d'une concession aux modes romantiques il convient
d'avantage de s'interroger sur le motif essentiel de cette préoccupation. L'Histoire, les affres de la
Terreur, les massacres de l'Empire l'avait familiarisé avec le 'cauchemar' social103
». Steinmetz
reprend ici les exemples que nous avons notés dans la biographie de Nodier. Il s'est familiarisé avec
la guillotine par l'exécution de son professeur de grec, Euloge Schneider, et par son père qui était le
président du Tribunal Criminel.
A première vue, nous ne remarquons pas beaucoup de nouveautés dans les commentaires de
Steinmetz par rapport au travail de Pierre-Georges Castex. Il parle, toutefois, de façon plus élaborée
de la postérité de l'ouvrage littéraire de Nodier. De fait, Steinmetz ne lui voit aucune postérité
littéraire, il rejette même son statut de pionnier par rapport aux surréalistes :
Il demeure solitaire, inimitable, indéfendable peut-être. Ceux-là même dont on aurait pu s'attendre à ce qu'ils le
remettent en lumière, les surréalistes, ont fait preuve d'une rare discrétion à son égard. Ils donnèrent une vie
nouvelle aux œuvres de Borel ou de Forneret. Ils passèrent Nodier sous silence. [...] Deux surréalistes cependant
99
Charles Nodier, Smarra, Trilby et autres contes, chronologie, préface, bibliographie et notes par Jean-Luc
Steinmetz, Paris, Garnier-Flammarion, 1980. 100
Ibid, p. 26. 101
Id. 102
Ibid, p. 28. 103
Id.
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24
furent sensibles, sur le tard, à ce 'rêveur' et, s'ils n'insistèrent guère, du moins laissent-ils entendre à quel point il fut
le compagnon de leurs veilles 104
.
Pour Steinmetz, l'œuvre de Nodier n'est pas ignorée mais méconnue, et il se demande si nous
pouvons vraiment parler d'une « réhabilitation » si nous pensons aux tentatives de quelques critiques
de retrouver les forces inconscientes du mouvement romantique, décidés à le dépouiller de ses
clichés les plus sommaires105
. Il mentionne entre autres Pierre-Georges Castex et Max Milner qui se
sont attachés surtout à la création de Nodier et il remarque l'importance de la psychanalyse de telles
revalorisations.
Steinmetz comprend la mise en quarantaine de Nodier en disant qu'on lui pardonne mal le
mépris du vrai. Car Nodier n'est pas un homme compris :
Quoiqu'il ait maintes fois proclamé la nécessité d'un fantastique sérieux et se soit employé à l'illustrer par ses écrits,
on lui en a voulu de son suprême détachement, de sa pensée papillonnante [...] de sa liberté d'allures. Il n'a point,
semble-t-il, donné de suffisantes garanties pour que l'on prît à coeur ce qu'il voulait nous dire. Son peu de passion à
nous convaincre (même si lui-même est convaincu) a fini par dérouter ceux qui souhaitent toujours entendre un
discours de maîtrise. D'autres, par contre, attendent de ses contes un merveilleux plus ostentatoire, tout le
déploiement baroque de l'imaginaire, s'en détournèrent vite pour n'y avoir pas trouvé matière à leur émerveillement
tôt blasé 106.
Nodier est aussi un homme mal compris à cause de l'importance qu'il accorde aux lieux
« spirituels » comme la folie, le rêve et la fantaisie. La société moderne a exclu, selon Steinmetz,
jusqu'à une date assez récente, ces lieux. La folie est canalisée par la psychiatrie, le rêve par la
psychanalyse et la fantaisie par les médias107
.
3.2.3 Critiques récentes
En 1980, Francis Lacassin a publié, comme Jean-Luc Steinmetz, un choix de textes de Nodier
accompagnés d'une préface dans laquelle il commente la position de notre écrivain. Or, il remarque
surtout – et à juste titre – que la formule « Charles Nodier, le mage du Romantisme » qu'on lui
attribue souvent à cause de sa culture débordante et à sa personnalité tournoyante est jolie, certes,
mais simplificatrice108
! Il rend donc conte de la position ambiguë de Nodier, de sa fonction de
charnière, sur laquelle les critiques s'interrogent encore de nos jours. Rappelons qu’il avait déjà
désigné Nodier comme un « ancien » dans un cénacle romantique quant aux soirées de l’Arsenal.
Lacassin désigne Nodier comme le plus romantique des classiques ou comme le plus classique des
romantiques. Il a publié ses choix de textes dans la même année que Steinmetz, mais il est le
premier à avoir critiqué Castex, le point de référence depuis la publication des contes commentés de
104
Ibid, p. 41. 105
Ibid, p. 42. 106
Ibid, p. 43. 107
Id. 108
Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
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Nodier en 1961. C'est la raison pour laquelle nous classons Lacassin parmi les critiques récents, à
l'opposé de Steinmetz, qui a publié son édition dans l'esprit de celle de Castex.
Lacassin au contraire, adresse des reproches à Castex en critiquant son modèle cyclique. En
effet : Castex nous a proposé un classement en six cycles, selon l'inspiration qui influence les
œuvres. Le premier cycle est le werthérien entre 1800 et 1806, dans lequel Nodier fait, sous
l'influence de Goethe, preuve de cette sensibilité préromantique dont nous avons parlée ci-dessus.
Deuxièmement, Castex individualise le cycle frénétique (1820-1822) auquel appartient notre texte
Smarra, tout comme l'anthologie Infernaliana et les deux pièces de théâtre le Vampire et le Château
de Saint-Aldobrand. Après le cycle frénétique suit, sous l'influence des voyages en Ecosse, le cycle
écossais (1821-1822) pendant lequel Nodier écrit entre autres Trilby ou le lutin d'Argail. Ensuite
nous rencontrons le cycle des innocents entre 1830 et 1833 et le cycle du dériseur sensé qui s'étend
de 1830 à 1836. Le dernier cycle est le mystique, de 1839 à 1844 ; il contient Lydie ou la
résurrection. Lacassin admire l'audace de Castex d'avoir proposé un classement en six cycles de ces
textes accompagnés d'un appareil critique remarquable, tandis que la plupart des universitaires se
contentent de la formule : « Nodier était un homme d'une culture pluridisciplinaire 109
». L'effort de
Castex, toutefois, ne suffit pas, car il essaie de réduire à l'unité l'œuvre et la personnalité de Nodier.
Or, cette œuvre se prête mal au classement. Castex ne prend en considération que 15 contes et il
écarte les 17 contes restants, qu’il classe sous le nom vague de « fantaisies et légendes »110
.
En 1980, Lacassin est l’un des premiers à critiquer le travail de Pierre-Georges Castex. En 1998,
Ida Merello publie dans le recueil D'un siècle à l'autre : le tournant des Lumières, l'essai Charles
Nodier e le origini del fantastico. Elle y tente d'apporter un nouveau point de vue sur la personnalité
de Nodier et critique, pour ce faire, quelques auteurs qui s'étaient attachés à la description de l'œuvre
et de la personnalité de Nodier. Elle commence par accuser la terminologie trouble de Alice Killen
dans son livre qui traite de la frénésie111
: Killen considère les termes 'frénétique' et 'romantique'
presque comme des synonymes. Elle en conclut qu'il existe une confusion entre le 'romantisme' et le
'terrifiant'. Merello, de son côté, ne veut pas parler de Nodier en termes de frénésie, mais elle le
considère comme le premier auteur fantastique romantique. De fait, avec les Proscrits (1802)
Nodier commence une série de contes qu’il continue en 1806 avec une Heure ou la vision, dans les
années 1820's avec Smarra et Trilby et enfin avec La Fée aux Miettes en 1830. Elle écarte son
109
Ibid, p. 13. 110
Ibid, p. 14. 111
Ida Merello, Charles Nodier e Le Origini del Fantastico, dans : D'un Siècle à L'autre : Le Tournant des Lumières,
Etudes réunies par Lionello Sozzi, Torino, Rosenberg & Sellier, 1998, p. 74.
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roman Jean Sbogar parce qu'il n'est pas exemplaire de la veine fantastique112
.
Pour Merello, Nodier s'éloigne du genre frénétique ! Elle le considère comme un auteur qui
cherche un art nouveau. Selon Merello, cette recherche se voit clairement dans ses théories
littéraires qui nous traduisent aussi son importance historique113
. C'est la raison pour laquelle elle
critique aussi Castex, puisqu'il n'a reconnu que l'importance de la production littéraire de Nodier.
Son jugement est limitatif surtout en ce qui concerne ses réflexions critiques : il s’agirait d’un
« idéalisme sentimental » qui rejoint ainsi son goût pour l'illuminisme114
. Cependant, elle ne fait pas
cette remarque uniquement à Castex, mais elle note que les critiques les plus intéressés par les
aspects théoriques ne réussissent pas à lui faire justice, car ils se contentent d'examiner l'évolution
du genre fantastique au XVIIIe siècle
115. En fait, il faut aussi prendre en compte le passage du genre
du XVIIIe au XIX
e siècle. Car le genre change au XIX
e siècle à cause d'une vision différente sur le
monde : des œuvres comme Mille et Une Nuit cèdent la place à un genre qui se déroule dans un
univers parallèle à celui du quotidien116
. Merello critique spécifiquement Castex quand elle évoque
cette évolution du genre fantastique, car Castex considère toujours Cazotte (1719-1792) comme le
précurseur français de ce genre, tandis que Merello le rattache encore entièrement à la tradition
précédente. Pourtant Castex n'est pas le seul à opérer ces choix : Max Milner, dans sa thèse de
doctorat de 1960, reconnaît également des éléments modernes à Cazotte : « Le mélange de réalisme,
de romanesque et de merveilleux, le glissement de la vie quotidienne au rêve, la signification
d'avertissement surnaturel ou d'épreuve donnée aux événements les plus ordinaires justifie
amplement le titre de précurseur 117
».
Merello tente d’établir une distinction nette entre le XVIIIe et le XIX
e siècle, car elle remarque
des changements profonds au sein du conte fantastique – changements qui tiennent à des
changements dans le monde. Au XVIIIe siècle, on a encore l'habitude de présenter le merveilleux de
façon rationnelle : souvent on rationalise les éléments surnaturels dans la conclusion d'une telle
œuvre. Avec Charles Nodier, toutefois, le genre change. Après la Révolution de 1789, nous
remarquons - entre autres - le refus d'une société organisée, sous l'influence, probablement, d’une
certaine lecture de Rousseau qui a également marqué Nodier. Ce refus s'accompagne d'une méfiance
par rapport à n'importe quelle amélioration future. Le plus grand mérite de Nodier, selon Merello,
112
Id. 113
Ibid, p. 75. 114
Id. 115
Id. 116
Id. 117
Max Milner, op.cit., p. 102.
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Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions
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est d'avoir remarqué immédiatement ce changement118
.
Dans sa tentative de rendre l'image de Nodier la plus complète possible, Merello ne parle pas
seulement de son côté moderne et romantique, mais aussi de sa connexion avec le XVIIIe siècle. A
cet égard elle reprend quelques remarques de Paul Bénichou dans son Ecole du Désenchantement
(1992). Bénichou considère la glorification de la poésie primitive de Nodier comme un trait qui se
lie au XVIIIe siècle. Nodier considère le discrédit dans lequel les croyances traditionnelles sont
tombées pendant notre âge moderne comme un mal119
. Il décrit le développement de la poésie
primitive ainsi :
La pensée s'éleva du connu à l'inconnu. Elle approfondit les lois occultes de la société, elle étudia les ressorts
secrets de l'organisation universelle; elle écouta, dans le silence des nuits, l'harmonie merveilleuse des sphères, elle
inventa les sciences contemplatives et les religions. Ce ministère imposant fut l'initiation du poète au grand ouvrage
de la législation. Il se trouva, par le fait de cette puissance qui s'était révélée en lui, magistrat et pontife, et s'institua
au-dessus de toutes les sociétés humaines un sanctuaire sacré, duquel il ne communiqua plus avec la terre que par
des instructions solennelles120
.
Nodier voit dans la poésie un rôle originel, elle a formé l'homme et la société. Après, il y a
inévitablement une déchéance : « son œuvre une fois accomplie, elle s'est retirée de la terre [...] en
abandonnant les nations à leur prosaïsme et à leur impuissance 121
». Tant Merello et Bénichou
remarquent que cette conception de la nature et de la poésie n'est pas nouvelle, mais qu'elle existait
déjà avant 1800. Merello y ajoute toutefois que Nodier est proprement un initiateur d'un nouveau
genre grâce à sa révision d'anciennes traditions méprises au siècle romantique122
. Elle voit en Nodier
un héritier du XVIIIe siècle, mais un héritier qui a refusé l'imitation et qui est devenu le pionnier de
ce fantastique nouveau du XIXe siècle.
118
Ida Merello, op.cit., p. 79. 119
Paul Bénichou, op.cit., p. 54. 120
Charles Nodier dans Paul Bénichou, ibid., p. 54-55. 121
Ibid, p. 55. 122
Ida Merello, op.cit., p. 79.
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4 L'école frénétique
4.1 Les débuts du genre
4.1.1 L'écho du XVIIIe siècle
Les débuts du genre frénétique, qu’on peut considérer comme une résurgence de la littérature
noire, coïncident environ avec le début du XIXe siècle
123. Pendant ces premières années, les œuvres
diaboliques nous sont encore présentées sous une lumière philosophique qui fait penser au XVIIIe
siècle - prenons les Trois Diables, par exemple124
. Le narrateur de cette histoire est le fils d'un
marquis qui est intrigué par les bruits qu’il entend dans le château paternel. Nous assistons
également à