Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux...

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Universiteit Gent Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Blandijnberg 2 9000 Gent Effi Jonckheere Academiejaar Master Frans-Italiaans 2007-2008 Dr. Benoît De Baere Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions Recherche de la position de Charles Nodier dans l'histoire littéraire à l'aide de Smarra ou Les Démons de La Nuit

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  • Universiteit Gent

    Faculteit Letteren en Wijsbegeerte

    Blandijnberg 2

    9000 Gent

    Effi Jonckheere Academiejaar

    Master Frans-Italiaans 2007-2008 Dr. Benoît De Baere

    Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    Recherche de la position de Charles Nodier dans l'histoire littéraire à l'aide de

    Smarra ou Les Démons de La Nuit

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    Remerciements

    Je tiens à remercier l’ensemble des personnes qui ont participé au bon déroulement de ce

    mémoire, et qui m’ont permis de réaliser ce travail.

    Tout d’abord, je témoigne ma reconnaissance au Dr. Lyndia Roveda, qui m’a aidée à trouver un

    beau sujet et qui m’a mise sur la bonne voie au début de l’année académique. Mes remerciements

    s’adressent aussi au Dr. Caroline De Mulder qui m’a donnée de bons conseils tant cette année-ci,

    tant l’année passée pour le travail de fin d’études.

    J’exprime surtout ma gratitude à mon promoteur, Dr. Benoît De Baere, sans qui ce mémoire

    n’aurait pas été possible. Je le remercie de m’avoir renseigné et d’avoir accepté de suivre mon

    mémoire durant un semestre.

    Enfin, j’adresse mes plus sincères remerciements à tous mes proches et amis qui m’ont toujours

    soutenue et encouragée au cours de la réalisation de ce mémoire.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

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    1 Introduction

    La transition du XVIIIe au XIXe siècle constitue une période très fascinante. Après le siècle de

    la raison éclate la sensibilité romantique par réaction contre la régularité classique et le rationalisme

    philosophique. Historiquement cette période est également significative car nous avançons d'un

    régime à l'autre, de la terreur de la Révolution, à travers l'Empire de Napoléon Bonaparte jusqu'à la

    Restauration sous Louis XVIII.

    Chateaubriand (1768-1848) est considéré comme l'initiateur du mouvement romantique en

    France au début du XIXe siècle. Grâce à lui, les romantiques ont pris un intérêt dans le passé

    national, le Moyen Age, l'art gothique, l'orient et la littérature septentrionale de l'Angleterre et de

    l'Allemagne1. Les grands auteurs de ces deux pays ont inspiré la France à développer le genre

    frénétique et puis fantastique au début du XIXe siècle. Des grands auteurs célèbres comme Lord

    Byron, Goethe et Hoffmann ont été admirés et imités par tous les romantiques français.

    Parmi tous ces grands noms une figure moins connue, mais néanmoins très importante pour le

    développement du courant romantique en France, saute à l’oeil. Il s'agit de Charles Nodier, un

    auteur mal assez connu qui a vécu au seuil du romantisme et qui fait figure d’auteur de transition

    entre l'époque classique et la nouvelle sensibilité romantique. Nous retrouvons là son double intérêt

    : Nodier est un auteur fascinant, à cheval entre deux traditions et pour cela difficile à classer dans un

    seul courant. En plus, il a été étudié très peu, que ce soit sa personnalité et ses idées, ou ses textes.

    Ces deux constatations faites, nous voulons éclaircir dans ce mémoire la position de Nodier dans cet

    ensemble de grands auteurs du début du XIXe siècle. Nous voulons savoir en quelle mesure Nodier

    s’inscrit dans le courant romantique et en quelle mesure il se rattache encore à la tradition classique.

    Nous avons choisi le texte Smarra ou Les Démons de La Nuit pour nous aider à découvrir la

    position de Nodier dans l’histoire littéraire. Ce conte date de 1821 et a été écrit en pleine vogue

    frénétique. Le texte nous paraît intéressant car il nous présente des traits de la période classique à

    côté des caractéristiques frénétiques. Il semble que les textes de Nodier ne se laissent non plus

    classer facilement, tout comme sa personnalité. Nous tenterons de retrouver dans Smarra soit les

    aspects frénétiques et romantiques, soit l'apport classique afin de démontrer la grande sensibilité de

    Nodier et sa position-clé à cheval entre deux époques. Dans l'analyse nous accorderons une attention

    particulière au thème du rêve car ce thème révèle à la fois son côté classique, son aspect frénétique

    ainsi que sa position de pionnier. Nous avons choisi d’étudier le texte dans une édition commentée

    1 Maximilian Rudwin, Romantisme et Satanisme, Paris, Les Belles Lettres, 1927, p. 12-14.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

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    par Pierre-Georges Castex, un critique important de Charles Nodier. Son édition des contes de

    Nodier de 1961 a été la référence pendant des années.

    Avant d'aborder l'analyse du texte, regardons brièvement la vie tourmentée de Nodier dans une

    biographie concise afin de mieux comprendre son entourage, le milieu dans lequel il vivait, les

    influences qu'il a subies etc. A cause de son âme hypersensible, ses expériences de vie ont été

    importantes pour sa carrière littéraire. Nous parlerons dans la biographie des grandes périodes de

    déséquilibre dans sa vie qui coïncident avec les moments de grande création littéraire. Ensuite nous

    nous demanderons en quoi Nodier peut être considéré comme un personnage classique et où se

    trouve sa sensibilité romantique. Il s’agit d’une tâche assez difficile puisque Nodier est un auteur

    peu étudié jusqu'aujourd'hui, les études faites étant souvent superficielles. Nous comparerons les

    différents critiques de Nodier et de son œuvre afin de voir comment notre auteur est redécouvert

    petit à petit et comment on veut le remettre en honneur en essayant de donner une image la plus

    complète possible de sa personnalité. Comme notre texte choisi Smarra appartient à l'école

    frénétique nous décrirons aussi, dans une quatrième partie, les caractéristiques les plus pertinentes

    de cette école qui a reçue son nom de Nodier lui-même. Après ces considérations nous aborderons

    l'analyse du texte.

    La première partie, avant l'analyse du texte, est théorique et consiste à éclaircir les circonstances

    dans lesquelles Smarra a été écrit. En comparant différents auteurs nous tenterons de donner une

    image la plus complète possible sur le contenu du genre frénétique et sur la position ambiguë de

    Nodier dans l'histoire littéraire. Cette partie nous aidera à mieux analyser ensuite le texte. Nous

    avons choisi la thèse de doctorat de Max Milner comme point de départ pour la partie théorique2. Il

    a décrit la position de Satan et des démons en général de Cazotte jusqu'à Baudelaire. Il nous aidera à

    analyser et à éclaircir cette période troublante et compliquée qu'est le début du XIXe siècle. Dans

    son œuvre nous avons trouvé les grandes lignes pour la structure de ce mémoire ainsi que des

    références intéressantes à d'autres auteurs qui commentent Charles Nodier et ses œuvres.

    Son œuvre nous fournit un tableau général intéressant. C'est la raison pour laquelle nous l'avons

    choisi aussi comme point de départ l'année passée pour le travail des fin d’études lorsque nous

    avons regardé la position du diable dans la vie réelle au XVIIIe siècle, dans la littérature de cette

    époque en général et dans Le Diable boiteux (1707) de Lesage en particulier. Bien que nous ayons

    changé la période d'étude, le mémoire de bachelier pourra encore nous aider en nous fournissant des

    informations sur le XVIIIe siècle qui a certainement encore influencé le début de l’époque

    2 Max Milner, Le Diable dans La Littérature française de Cazotte à Baudelaire, Paris, Corti, 1960, 2 vol, t. 1.

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    romantique. Pensons par exemple à Jacques Cazotte, qui a écrit, à côté de Lesage, un des chef-

    d'œuvres de cette époque avec son Diable amoureux (1776). Il est considéré comme le grand

    précurseur français du genre fantastique qui prendra un grand essor dans la première moitié du

    XIXe siècle. En plus, le XVIIIe siècle perpétue en Charles Nodier qui a emprunté des idées à Jean-

    Jacques Rousseau, un des philosophes les plus importants du siècle des Lumières.

    En choisissant Smarra ou Les Démons de La Nuit comme texte à analyser; nous focalisons

    essentiellement sur la période frénétique de Nodier qui s'étend de 1820 à 1822. Toutefois n'oublions

    pas que la frénésie n'est pas le seul genre auquel Nodier s'est adonné pendant sa carrière littéraire. A

    partir des années 1830 par exemple, Nodier devient le pionnier d'un nouveau genre fantastique qui

    commence à se développer sous l'influence des Allemands et qui découle du genre frénétique de

    quelques années auparavant.

    Les ressemblances entre les genres provoquent de la confusion quant à la terminologie. Les

    termes « fantastique » et « frénétique » s’utilisent souvent pêle-mêle sans que les critiques prennent

    conscience des différences entre ces notions. Le fantastique découle du frénétique à partir des

    années 1830, mais explore une voie plus « sincère ». On n’y retrouve plus les scènes horribles

    grotesques telles que nous les remarquons dans les romans frénétiques. Il s’agit en quelque sorte

    d’un adoucissement du genre frénétique. Or les deux genres ont également des points en commun

    comme le sentiment d’inadaptation aux régimes politiques, le goût de l’horreur et la volonté de

    s’évader du monde3. En plus, on a du mal à définir le frénétisme par rapport au romantisme. Il y a

    des critiques qui considèrent le genre frénétique comme une partie du courant romantique, mais il y

    en a d’autres qui voient trop de différences entre la frénésie et le romantisme et qui la considèrent

    comme un genre à part. Nous considérons la frénésie comme le tout début du courant romantique

    qui se développera encore au cours du XIXe siècle. D’un côté, le genre frénétique présente quelques

    caractéristiques qui ne semblent pas être romantiques comme la présence de scènes horribles et de

    démons et de monstres. De l’autre côté, la frénésie ne diffère pas du romantisme par son intérêt pour

    la littérature étrangère et par sa condamnation du XVIIIe siècle. D’ailleurs, le mouvement

    romantique en soi est déjà difficile à définir car il semble être plutôt un état d’âme qu’une vraie

    idéologie4. C’est la raison pour laquelle nous considérons le genre frénétique comme une partie du

    courant romantique car la frénésie nous présente un état de l’âme que nous retrouvons pendant tout

    le romantisme : l’accent sur le moi et les sentiments, un refus de rationalité, l’esprit troublé, un

    sentiment d’inadaptation aux temps troublés etc.

    3 Jaroslav Frycer, « La prose frénétique dans la littérature française », Etudes romanes de Brno XX, Brno, UJEP

    1990, p. 11. 4 Claudius Grillet, Le Diable dans La Littérature au XIXe Siècle, Lyon, Vitte, 1935, p. 9.

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    2 Biographie de Charles Nodier

    Jean-Charles Emmanuel Nodier naît le 29 avril 1780 à Besançon. Il est le fils de Suzanne Pâris

    et d'un père inconnu. Or, en 1791 sa mère épouse Antoine Melchior Nodier ; celui-ci reconnaît

    comme son fils le jeune Charles qui commence ses études sous la direction d'Euloge Schneider, le

    gouverneur jacobin d'Alsace. Pendant cette même année, son père est nommé président du Tribunal

    Criminel départemental, c'est-à-dire le Tribunal révolutionnaire. Dans le but d'encourager Charles à

    s'engager dans la voie de véritable “héros”, il lui crée à Besançon la flatteuse réputation d' ”enfant

    célèbre”5.

    De fait, dans le contexte révolutionnaire il était assez facile d’enthousiasmer le peuple, ce qui

    explique le grand rôle qu'un enfant de 11 ans a pu jouer. Charles Nodier fait son premier discours

    révolutionnaire en 1790, lors de la rentrée à Besançon d'une délégation envoyée à Paris6. Il fait

    suivre un deuxième discours patriotique en 1791, au club des Jacobins de sa ville natale. Malgré ses

    sentiments royalistes, ses premiers exploits étaient donc au service de la Révolution française. Aussi

    n’est-il pas étonnant que, immédiatement après la chute de l'Empire, il ait tout fait pour accréditer

    son royalisme passé et présent. Cependant, son royalisme ne l'a jamais empêché de fréquenter des

    cercles politiques libéraux et même républicains. Nodier a donc réussi à conserver son poste d'un

    régime à l'autre et il ne semble pas avoir de conviction politique réelle7.

    Nodier n'éprouve pas seulement un intérêt pour la littérature, mais aussi pour l'entomologie. Il

    se fait membre de la société entomologique de France sous l'influence de son ami Jean-Baptiste

    Bory de Saint-Vincent. C'est avec ce même Jean-Baptiste que Nodier écrira en 1821 l'ouvrage

    Promenades, dans lequel il intègre des remarques sur la géologie et la flore. Son intérêt pour

    l’entomologie pourrait nous traduire déjà sa personnalité compliquée dans laquelle nous retrouvons

    beaucoup d’aspects différents.

    En 1796, il s'inscrit à l'école centrale de Besançon où il s'engage pour la création d'une société

    secrète, les “Philadelphes”, qui constitue le cœur des activités révolutionnaires et des conjurations.

    En 1798 il est nommé “bibliothécaire adjoint” de l'Ecole centrale de Doubs, mais il perd ce poste en

    1800, suite à une critique acerbe sur les Jacobins.

    5 Miriam S. Hamenachem, Charles Nodier, Essai sur L’imagination mythique, Paris, Nizet, 1972, p. 223.

    6 Id.

    7 Paul Bénichou, L'école du Désenchantement : Sainte-Beuve, Nodier, Musset, Nerval, Gautier, Saint-Amand,

    Editions Gallimard, 1992, p. 43-46.

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    L'an 1800 est d'une importance cruciale pour Nodier : c'est à partir de ce moment qu’il

    commence à fréquenter la secte des Méditateurs. Il s'agit d'un groupe d'auteurs qui admire les

    œuvres comme la Bible et des auteurs renommés comme Pythagore, Homère et Chateaubriand. Ils

    se considèrent des héritiers du primitivisme philosophico-sentimental des générations précédentes et

    ne voient la littérature moderne que comme une littérature de deuil. C'est dans cette optique qu'ils

    mirent à la restitution de la pensée et des mœurs antiques8. Toujours d'un esprit critique, Nodier

    défend le goût classique, mais ce sont des romans de proscrits (Les Proscrits, 1802) et des histoires

    de brigands (Stella, 1802) qui constituent ses premières tentatives littéraires9. En 1800, Nodier

    connaît une première crise personnelle due pour une grande partie à la Révolution : elle était

    inhumaine et impuissante à tenir ce qu’elle avait promis. Nodier, quant à la Révolution, oscillait

    entre fidélité et reniement10

    . A cause de ses expériences exaltées et de sa crise personnelle, Nodier

    se laisse inspirer par la mélancolie de Goethe. Il est fortement marqué par l'influence du Werther de

    Goethe, qui est sans doute à l'origine de l'exaltation sentimentale dont Nodier a donné tant de signes

    pendant se première jeunesse11

    .

    A la suite d'une critique sévère à l’égard de Napoléon Bonaparte dans La Napoléone du 1801, il

    est emprisonné en 1803. Dans cette même 1803, il perd deux amis qui lui étaient très chers. Suite à

    cette grande douleur, il s'accuse auprès de Napoléon d'avoir écrit son pamphlet provocateur, mais

    Bonaparte répond en ordonnant son arrestation12

    . Libéré en 1804 il retourne à Besançon. En 1805 il

    s'engage encore dans “la conspiration de l'Alliance” un complot clandestin dont le but est de

    kidnapper l'Empereur pendant son voyage en Italie. Après ce dernier « exploit », Nodier abandonne

    les folies de la jeunesse : sa vie s'apaise un peu et il commence à faire carrière comme

    bibliothécaire. Pendant ces années de repos, Nodier n'écrit presque rien : son exaltation sentimentale

    a disparu. En 1808, toutefois, il se marie avec Désirée Charve13

    . Il s'installe dans la vie bourgeoise,

    mais de nouvelles douleurs l’attendent : de ses trois enfants, deux meurent très tôt. Quant à la fille

    qui lui reste, il la chérit pendant toute sa vie. Quand elle se marie en 1830, Nodier ressent une

    grande solitude14

    .

    8 Ibid, p. 47.

    9 Ibid, p. 46-47.

    10 Ibid, p. 50.

    11 Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, Paris, Editions Garnier Frères, 1961, p. 3. 12

    Ibid, p. 6. 13

    Ibid, p. 25. 14

    Ibid, p. XI.

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    Etant bibliothécaire municipal et rédacteur du Télégraphe officiel, le journal officiel de l'Illyrie,

    il fait un voyage à Laybach (Ljubljana) en 180915

    . Ce voyage est important pour notre texte car

    Nodier prétend que Smarra est la traduction d’un conte illyrien qui lui a été communiqué à

    Laybach. C'est également en Illyrie qu'il crée son roman Jean Sbogar, publié en 1818. Le

    personnage principal du roman fonctionne comme une compensation pour ses propres aspirations

    qu’il a abandonnées : ayant abandonné la recherche de la gloire comme ange révolté depuis son

    mariage, il cherche une compensation dans la création de héros hardis16

    .

    En 1814 il va à Paris, avec sa femme et sa fille Marie où le roi, Louis XVIII, lui donne la légion

    d'honneur en 1822. Dans cette même année il devient également le rédacteur du Journal des Débats

    où son goût pour l'art et les mœurs classiques transparaît clairement. Pourtant, quand il se remet à

    l'écriture des contes en 1821 c'est pour décrire les “songes romantiques” avec Smarra ou Les

    Démons de La Nuit. Dès 1821 Nodier entreprend la voie frénétique et les angoisses du cauchemar17

    .

    Il publie le récit d'un voyage en Ecosse pendant l'été de cette même année dans Promenade de

    Dieppe aux montagnes d'Ecosse. En plus, il collabore dès 1821 au journal “La Quotidienne” dans

    lequel il présente les œuvres de, entre autres, Walter Scott, Rabelais, Lord Byron etc.

    En 1822 Nodier entreprend un deuxième voyage en Ecosse où il rencontre Walter Scott qui lui

    inspire le conte fantastique Trilby ou le lutin d'Argail, situé en Ecosse. En 1824, Nodier est nommé

    bibliothécaire de l'Arsenal à Paris : c’est la bibliothèque du comte d'Artois, le futur Charles X.

    Pendant cette période Nodier écrit peu, mais le poste de bibliothécaire lui fournit une belle occasion

    de commencer un salon littéraire, le Cénacle qui est généralement considéré comme le premier

    salon « romantique ». Le deuxième sera celui de Victor Hugo, quelques années plus tard. Le salon

    littéraire de Charles Nodier est décrit dans les mémoires d'Alexandre Dumas, qui a dessiné un

    portrait de son ami et protecteur18

    . Outre Alexandre Dumas et Walter Scott, Nodier était aussi un

    ami de Victor Hugo, mais les deux écrivains s'éloignent en 1827. Au cours de cette année, Nodier

    part pour l'Espagne où il écrira Inès de las Sierras. En 1829 il poursuit ses activités de critique

    littéraire et commence à écrire dans la Revue de Paris.

    15

    De nos jours, l'Institut français de Ljubljana porte le nom de Charles Nodier. 16

    Miriam S. Hamenachem, op.cit., p. 17

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 25. 18

    Claudius Grillet, op.cit., p. 36.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

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    L'an 1830 laissera des traces particulièrement douloureuses dans la vie de l'écrivain, et ce, tant

    pour des raisons privées que littéraires. A côté du mariage de sa fille, le succès du salon littéraire de

    Victor Hugo détourne de l'Arsenal de nombreux habitués. En outre, Nodier qui se sent découragé

    par le progrès de l'esprit positif dans le monde moderne, tombe malade. Il avait connu déjà une telle

    crise en 1800 : il éprouvait alors un sentiment de vide en lui, mais à cette époque-là, l'avenir lui

    paraissait encore intact. Trente ans plus tard, toutefois, apparaît une nouvelle génération, une

    nouvelle jeunesse – à laquelle, de toute évidence, il n’appartient plus19

    . À partir de cette crise

    personnelle, il se consacre définitivement à une écriture qui reflète son état d’âme avec La Fée aux

    miettes et Jean-François les Bas-bleus20

    . Ces contes, écrits après la deuxième crise personnelle de

    1830, sont alors les plus personnels. Nous le remarquerons entre autres dans son style d’écriture qui

    deviendra également plus personnel et qui pourra nous émouvoir mieux21

    . Il publie encore un article

    important intitulé De quelques phénomènes du sommeil. En 1833, il est élu à l'Académie française :

    il mène alors une vie loin des tumultes.

    Charles Nodier écrit souvent sous son pseudonyme Maxime Odin. En changeant son nom, il

    croit modifier aussi sa personnalité et son existence. Il se sert de ce pseudonyme pour publier, entre

    autres, les Proscrits et les Souvenirs de jeunesse paraissent en 1831 sous le titre de Mémoires de

    Maxime Odin. En outre, plusieurs personnages principaux de ses œuvres portent le nom de Maxime

    – c'est le cas dans L'Amour et le Grimoire, Mademoiselle de Marsan et La Neuvaine. Nous

    rencontrons aussi plusieurs ouvrages qui paraissent sans nom d'auteur, comme Jean Sbogar et

    Infernaliana : l'écrivain aime l'anonymat, parce que cela lui permet de se cacher derrière ses

    inventions22

    .

    Charles Nodier meurt à Paris le 27 janvier 1844 à 63 ans. Il est enterré au cimetière du Père-

    Lachaise. Nodier n'a pas vécu d’expériences extraordinaires, le courage lui manquait pour

    entreprendre des activités hors du commun. Il a tenté de compenser le manque que, par conséquent,

    il ressentait, dans son imagination et dans ses écrits. Il a transformé sa vie en un mélodrame dont il

    était l'acteur principal ainsi que le juge. Mais l'existence fictive qui remplace sa vie réelle est

    destinée à tromper surtout lui-même23

    : à force de fuir l'existence réelle et la prison du moi, il s'est

    créé un mythe d'un héros vaillant et fort qui pouvait sauver le Nodier faible et maladroit24

    .

    19

    Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France : de Nodier à Maupassant, Paris, Jose Corti, 1951, p. 142-

    143. 20

    Ibid, p. 145. 21

    Cf. Chapitre 3 Un auteur à cheval entre deux traditions 22

    Miriam S. Hamenachem, op.cit., p. 221. 23

    Ibid, p. 218-219. 24

    Ibid, p. 228-229.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    8

    Nodier avait une âme extrêmement sensible sur laquelle les moindres expériences de vie ont

    laissé des traces. Il était très nerveux, avait une personnalité très sensible. L’instabilité qui en

    découle se traduit dans son œuvre ; les grandes périodes de créations, au début et à la fin de sa

    carrière coïncident avec les moments de déséquilibre dans sa vie25

    . La première crise personnelle

    découle de l’ébranlement moral à cause de la Révolution. Ensemble avec toute une génération,

    Nodier a vécu les horreurs de la fin du XVIIIe siècle. Nous retrouverons ces souvenirs dans les

    œuvres du genre frénétique au début de l’époque romantique.

    25

    Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 122-123.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

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    3 Un auteur à cheval entre deux traditions

    3.1 Romantique par le tempérament

    3.1.1 Quelques traits romantiques généraux

    Charles Nodier a vécu entre 1780 et 1844. Or, c’est précisément à cause de cette position à

    cheval entre le XVIIIe et le XIXe siècle qu’il est difficile à classer : il regarde tant l'époque

    classique que le - nouveau - courant romantique. Commençons par regarder en quelle mesure

    Nodier fait preuve d'une sensibilité romantique ; dans la partie suivante nous aborderons les traits

    classiques.

    A. Richard Oliver voit en Nodier l’un des pionniers du romantisme26

    . Cet auteur insiste

    beaucoup sur le fait que Nodier accepte les principes de base de la nouvelle école romantique, à

    savoir l’influence de certains modèles littéraires empruntés à l'étranger, la redécouverte de

    Shakespeare et le respect du passé national. Au tout début du XIXe siècle, Nodier se pose déjà une

    question sur Shakespeare qui n'occupera les romantiques qu'un quart d'un siècle plus tard27

    , quand

    apparaissent la Préface de Cromwell de Hugo et Racine et Shakespeare de Stendhal :

    Je ne sais pas en quelle mesure les unités établies par les anciens doivent être considérées comme une partie

    essentielle et constitutive du poème dramatique, je respecte ces obstacles parce qu’ils semblent être imposés par

    goût et consacrés par coutume, mais est-ce qu’ils sont appropriés pour l’auteur de Macbeth et Othello 28

    ?

    Dans un discours laudatif, Nodier explique pourquoi Shakespeare est un auteur à admirer. Il

    apprécie surtout sa capacité de délimiter de façon précise le caractère de ses personnages, plus

    particulièrement des femmes; son usage du macabre et de l'horreur pour équilibrer le noble et le

    sublime; sa création d'esprits et de sylphes pour vivifier l'ensemble. Nodier reproche toutefois à

    Shakespeare que tout n’est pas à admirer dans ses pièces. Il s'avère donc un critique plus sensible

    que Vigny, Hugo ou Lamartine, qui ne font que porter aux nues Shakespeare29

    .

    À côté de Shakespeare, Nodier se laisse encore influencer par d'autres auteurs étrangers. Dans

    Le Peintre de Salzbourg il admet sa dette envers les modèles étrangers et, plus spécifiquement, les

    Allemands et les Anglais. Dans ses cours à Dole, il fait preuve d'une grande familiarité avec la

    littérature occidentale dans son ensemble, mais il est particulièrement enthousiaste quant à la

    littérature anglaise et allemande. Il cite maintes fois des auteurs comme Klopstock et Milton là où

    26

    A. Richard Oliver, Charles Nodier: Pilot of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1964. 27

    Ibid, p. 85. 28

    Charles Nodier dans A. Richard Oliver, ibid., p. 85, traduit de l’anglais. 29

    Ibid, p. 86.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    10

    Dante n'est mentionné que dans quelques phrases de son discours30

    . Ce n’est pas un hasard : la

    littérature d'outre-Manche et d'outre-Rhin est particulièrement importante pour tous les romantiques

    au début du XIXe siècle. L’influence de la littérature anglaise surtout se fait sentir pendant les

    premières années du romantisme et dans les textes du genre frénétique. Nous reviendrons sur cette

    question dans la partie suivante.

    Pour ces deux raisons principales (la prédilection pour Shakespeare et l'intérêt pour la littérature

    étrangère), Oliver considère Nodier comme un pionnier du mouvement romantique. Il voit en lui un

    auteur qui a voulu définir sa position dans le romantisme longtemps avant le combat entre les

    classiques et les romantiques. Par son attitude, Nodier a facilité les choses pour les romantiques et a

    assuré le triomphe de la nouvelle école31

    .

    3.1.2 La sensibilité préromantique

    Nous venons de voir quelques traits romantiques généraux de Charles Nodier. Ses années de

    jeunesse ont été particulièrement importantes pour le développement de ce goût romantique.

    Pendant ces années, Nodier voit apparaître un siècle nouveau après la Révolution de 1789.

    Débutant, il est fortement influencé par le Werther de Goethe qui lui inspire une sensibilité

    préromantique32

    . En effet : pendant sa première jeunesse, il donne beaucoup de signes d'une

    exaltation sentimentale causée par le livre de Goethe. Il va même jusqu’à écrire un conte qui

    s’intitule La nouvelle Werthérie ! Bien que l'influence directe de Goethe soit un peu fade, l'œuvre

    représente bien les tendances sentimentales du jeune Nodier33

    . Son exaltation est également visible

    dans les peines d'amour qu'il évoque dans les lettres à ses amis. Ce désespoir se voit transposé dans

    Stella ou les Proscrits, une œuvre de jeunesse dont il dénoncera plus tard l'artifice34

    .

    Nodier avait l'habitude de signaler ses sources par des remarques admiratives. Le procédé est

    fréquent, par exemple, dans son roman Jean Sbogar et dans les Proscrits. Nodier y présente d'abord

    le trio composé de Montaigne, philosophe du cœur humain, Shakespeare, le peintre de ce même

    cœur et Richardson qui en est l'historien. Il signale aussi Sterne et Rousseau, mais ne leur donne pas

    de mention spéciale. Or, il accorde la plus grande attention au Werther de Goethe, ce qui indique

    l'impact du livre sur le jeune Nodier35

    .

    30

    Ibid, p. 93. 31

    Ibid, p. 99. 32

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. IX. 33

    Ibid, p. 8. 34

    Ibid, p. 3. 35

    Jean Larat, La Tradition et L'exotisme dans L'œuvre de Charles Nodier, Paris, E. Champion, 1923, p. 94.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    11

    E. Montégut discerne dans Nodier un caractère profondément romanesque ; c’est la raison pour

    laquelle il écrit qu'il est la proie d’une « mélancolie werthérienne36

    ». Les événements

    révolutionnaires pourraient en être la cause : les spectacles de la Révolution ont troublé son

    équilibre moral de manière à le disposer à accueillir comme un culte la mélancolie37

    : «Lisez son

    œuvre de début, par exemple Les Proscrits, et dites si vous n'y sentez pas la marque de cette date de

    1800 où, les flots du grand déluge se retirant enfin, la France commençait à compter ses morts et à

    reconnaître ses ruines38

    ». Faut-il voir là « une lamentation en plein chant werthérien sur les

    malheurs publics et privés de la révolution » 39

    ? Nodier, et avec lui toute une génération, se déclare

    touché par l'ébranlement moral dont le peuple souffre après les horreurs de la Révolution : le

    désordre, des trahisons, la destruction des liens de famille etc. Dans l’ensemble de la littérature

    française, Montégut distingue d’ailleurs deux grandes périodes werthériennes : l’une après la terreur

    de la Révolution, l’autre après la bataille de Waterloo. Avec son œuvre de jeunesse les Proscrits

    (1802), Nodier s'inscrit dans cette première période werthérienne40

    .

    Dans les Proscrits, il brosse pour la première fois le portrait d'un égaré, le Fou de Sainte-

    Marie41

    . Il entend dénoncer par là l'idée d'un sixième sens, qui sera importante dans ses œuvres

    suivantes. En effet : ce sera le don de plusieurs de ses héros, entre autres de Jean-François dans les

    Blas-Bleus et de Michel le Charpentier dans La Fée aux Miettes. Il aborde ainsi les préoccupations

    occultes qui seront importantes pour le grand romantique Nerval, sur qui Nodier a exercé une

    influence importante. Il lui a ouvert les portes en traçant, au début du XIXe siècle, une des voies les

    plus fécondes de l'aventure romantique42

    .

    3.1.3 Le statut particulier du rêve

    A côté de sa passion pour les voies occultes, Nodier accorde aussi beaucoup d'importance au

    thème du rêve que nous retrouverons, entre autres, dans notre texte Smarra ou Les Démons de la

    Nuit. Nodier exalte les visions du sommeil en raison de la communication qu'elles semblent pouvoir

    établir entre l'homme et l'au-delà :

    Il est certain que le sommeil est non seulement l'état le plus puissant, mais encore le plus lucide de la pensée, sinon

    dans les illusions passagères dont il l'enveloppe, du moins dans les perceptions qui en dérivent et qu'il fait surgir à

    son gré de la trame des songes. [...] Il semble que l'esprit, offusqué des ténèbres de la vie extérieure, ne s'en

    36

    Ibid, p. 90-91. 37

    Id. 38

    E. Montégut dans Jean Larat, id. 39

    Id. 40

    Id. 41

    Id. 42

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. 9.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    12

    affranchit jamais avec plus de facilité que sous l'empire de cette intermittente, où il lui est permis de reposer dans

    sa propre essence, et à l'abri de toutes les influences de la personnalité de convention que la société nous a faite43

    .

    Selon lui, les songes sont les seuls à montrer la carte de l'univers imaginable, tandis que

    l'univers sensible est infiniment petit. Nodier attribue même une fonction véritablement sociale au

    rêve44

    :

    L'impression de cette vie de l'homme que le sommeil usurpe sur sa vie positive, comme pour lui révéler une autre

    existence et d'autres facultés, est donc essentiellement suspectible de se prolonger sur elle-même et de se propager

    dans les autres; et comme la vie du sommeil est bien plus solennelle que l'autre, c'est celle-là dont l'influence a dû

    prédominer d'abord sur toutes les organisations d'un certain ordre; c'est celle-là qui a dû enfanter toutes les hautes

    pensées de la création sociale, initier les peuples aux seules idées qui les ont rendus imposants devant l'histoire.

    Sans l'action toute puissante de cette force imaginative, dont le sommeil est l'unique foyer, l'amour n'est que

    l'instinct d'une brute, et la liberté que la frénésie d'un sauvage45

    .

    Pierre-Georges Castex considère le thème du rêve comme un élément avant tout romantique.

    Remarquons toutefois que ce thème n'a pas été exploré par les romantiques avant Gérard de Nerval

    qui, lui, avait été influencé par Nodier. Dans ce sens nous pourrions même regarder ce thème

    comme une indication du statut de pionnier de notre auteur. En outre, l'état de veille et l'état de

    songe ont été importants pour ses observations sur le moi, qui est une réflexion continue sur le

    mécanisme de ces deux correspondances. Il en a recherché les lois et a compris qu'il était possible

    de découvrir les secrets du moi profond46

    . Cette analyse intérieure est d'une importance capitale et

    fait de Nodier un précurseur : sa faculté de dédoublement du moi lui a permis d'assister, comme un

    spectateur, aux désordres nés de son tempérament excessif47

    . Il annonce ainsi les enquêtes qui

    contribueront à élaborer une science du rêve48

    . Cette science sera exploité par les psychanalystes de

    la deuxième moitié du XIXe siècle, comme Sigmund Freud, le célèbre psychanalyste autrichien qui

    a consacré une grande partie de sa vie à l’explication des rêves les plus bizarres. Le thème du rêve,

    toutefois, n’a pas inspiré que les psychanalystes. Il fascinait aussi les symbolistes de la deuxième

    moitie du XIXe siècle, comme Verlaine et Rimbaud.

    3.1.4 Les soirées de l’Arsenal

    A côté du rêve, les soirées de l'Arsenal marquent certainement un des côtés les plus romantiques

    de Nodier. Quand il est nommé bibliothécaire de l'Arsenal en 1824, la bibliothèque de Charles X,

    Nodier voit une possibilité de commencer un salon littéraire, le Cénacle. Or, le salon littéraire de

    43

    Charles Nodier dans Paul Bénichou, op.cit., p. 69. 44

    Nodier dans Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, Paris,

    Union Générale d'Editions, 1980, p. 17. 45

    Id. 46

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XVI. 47

    Ibid, p. XIV. 48

    Il a écrit un article important à cet égard en 1831dans la Revue de Paris : « Quelques phénomènes du sommeil »

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    13

    Nodier est généralement considéré comme le premier salon romantique. La liste d'auteurs qui

    fréquentent le salon est d’ailleurs impressionnante : nous retrouvons parmi eux des noms célèbres

    comme Dumas, Hugo, Delacroix, Musset, Balzac, Sainte-Beuve, Gautier, Nerval et Vigny ainsi que

    des auteurs moins connus auxquels Nodier offrait de l'aide et de l'amitié. Pensons dans ce contexte à

    Pavy, Bertrand, Turquety et un certain Jacques Boé, qui écrivait en patois49

    . Claudius Grillet nous

    indique aussi l'influence de l'Arsenal et de Nodier sur les soi-disant 4 grands romantiques :

    Lamartine, sur lequel cette influence est la moins évidente ; Vigny, qui venait souvent mais assez

    irrégulièrement ; Musset qui n'a subi que tardivement l'influence à cause de sa trop grande attention

    pour la fille de Nodier et Hugo, sur qui son influence est le plus claire50

    . Hugo a lu quelques textes

    de Nodier parmi lesquels Smarra ou Les Démons de La Nuit et Infernaliana.

    Hugo, influencé de manière profonde par Nodier, fonde quelques années après lui, en 1828, un

    deuxième cénacle dans la rue Notre-Dame-Des-Champs. Le cénacle est encore plus romantique que

    celui de Nodier. Après une longue amitié, les deux auteurs s'éloignent – entre autres, en raison de

    leurs conceptions politiques différentes : Nodier était déçu par Hugo qui est de plus en plus attiré

    par un bonapartisme sentimental. En outre, il ne pouvait pas supporter la célébrité grandissante de

    Hugo et le fait qu'il choisissait de plus en plus son propre chemin – notamment, en fondant un

    deuxième cénacle littéraire. De fait, ce salon attire surtout des jeunes poètes « maudits », qui se

    drapent dans leur malédiction et qui sont tourmentés de faim et d'idéal. Ce sont des vrais bohèmes

    des lettres, méconnus, mécontents d'eux-mêmes et des autres51

    .

    Nous pouvons nous faire une image du salon littéraire de Nodier grâce aux mémoires

    d'Alexandre Dumas, qui était un ami personnel de Nodier. (D’ailleurs, Dumas récupérera, plus tard,

    la matière narrative de Nodier, et mettra impudemment en scène l’écrivain mourant qui lui donne la

    permission d'utiliser ses textes52

    .) La convivialité règne dans le salon de Nodier et les auteurs y

    combinent la danse et le dîner avec des conversations et des lectures. Nous lisons dans les mémoires

    de Dumas53

    que

    Le repas est à six heures. A huit heures on passe au salon, un grand salon blanc Louis XV, avec douze chaises, un

    fauteuil, un canapé, des rideaux de casimir rouge. De huit à dix, on converse, on déclame. Après avoir causé ou fait

    la littérature, le maître de la maison se tournait vers Lamartine ou vers Hugo: “Assez de prose comme cela, disait-

    il, des vers, des vers, allons!” Et sans se faire prier, l'un ou l'autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier

    d'un fauteuil, ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de

    sa poésie...54

    .

    49

    Richard Bolster, « l'Arsenal romantique : le salon de Charles Nodier (1824-1834) », French Studies, 57, octobre

    2003, p. 546 50

    Claudius Grillet, op.cit., p. 38-41. 51

    Ibid, p. 72. 52

    Id. 53

    Ibid, p. 36. 54

    Alexandre Dumas dans Claudius Grillet, id.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    14

    Nodier encourage la diversité des opinions : c’est ce qui, ensemble avec son propre

    tempérament satirique, empêche le salon de devenir une secte autocélébrante. Nodier possède en

    outre le don de susciter le meilleur dans chacun des auteurs et il sait mettre beaucoup de charme

    dans ses conversations qui lui donnent la possibilité d'exercer une influence intellectuelle

    considérable. Selon Laisney, le salon littéraire de Nodier a relevé la complexité romantique qui est

    tellement difficile à définir et qui est plutôt un état d'âme qu'une doctrine55

    .

    Lacassin confirme que grâce à ces soirées où on réunissait sous le patronage de cet “ancien”

    tous les “modernes” de Hugo à Nerval en passant par Balzac et Dumas56

    , Nodier apparaît comme le

    patriarche bienveillant du mouvement romantique. Notons toutefois la nuance apportée par

    Lacassin, qui nomme Charles Nodier un “ancien” dans un cénacle romantique.

    Jean Larat confirme, pour sa part, le rôle historiquement important du cénacle : Nodier

    permettait aux jeunes romantiques de se regrouper dans son salon afin de pouvoir se reconnaître et

    s'organiser. Mais une fois l'organisation faite, le cénacle devient inutile et les romantiques préfèrent

    cet autre salon littéraire, très romantique, dans la rue Notre-Dame des Champs. A partir de 1829, on

    ne fréquente le cénacle de Nodier que par reconnaissance ou pour le plaisir de l’entendre raconter57

    .

    3.1.5 Son jugement sur le XVIIIe siècle

    Le XVIIIe siècle ne reçoit, de la part des romantiques, que du dédain. En effet : la sensibilité

    romantique désapprouve le rationalisme du siècle précédent. Aussi Nodier s'exprime-t-il contre la

    tyrannie de la raison en réhabilitant entre autres les extases des fous et des grands rêveurs. Il

    convient toutefois de nuancer ce point, car même si la condamnation du siècle de la raison s’accorde

    avec le côté romantique de Nodier, celui-ci tente de décrire les affinités entre les deux époques. Il

    veut par exemple démontrer qu'une partie de la veine littéraire du XVIIIe siècle se retrouve dans la

    littérature romantique58

    .

    En tant qu'écrivain, Nodier a très certainement subi l'influence du XVIIIe siècle. Larat par

    exemple indique trois poèmes dans lesquels on reconnaît la marque du siècle précédent par l'usage

    de la mythologie et par l'expression du plaisir59

    . Il s'agit de La nuit des montagnes, du Peintre de

    Salzbourg et du Portrait de Cloé. En outre, un des philosophes des plus connus du siècle des

    55

    Claudius Grillet, op.cit., p. 9. 56

    Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12. 57

    Jean Larat, op.cit., p. 308. 58

    Ibid, p. 72. 59

    Ibid, p. 53.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    15

    Lumières, Jean-Jacques Rousseau, a lui aussi laissé des traces dans les idées de Charles Nodier. Au

    début de sa carrière littéraire, Nodier n'était pas encore capable de sentir l'originalité profonde de

    Rousseau à cause de son admiration encore trop grande pour les antiques. Or, nous remarquons déjà

    l'influence de la Nouvelle Héloïse dans quelques pages d'un manuscrit de Nodier intitulé C'était une

    Femme ou l'Innocente Supercherie Comédie en un acte et en vers. Dans ce texte, Nodier traduit un

    fragment de l'œuvre de Rousseau dans le style des versificateurs de son temps. On a alors

    l'impression de lire un fragment de Rousseau transposé dans le langage de Corneille ou de Racine60

    .

    L'influence d'un philosophe comme Rousseau ne doit pas étonner, toutefois, puisqu'il peut être

    considéré, à bien des égards, comme un précurseur de la littérature de la sensibilité tellement chère

    au courant romantique. Dans ce sens, nous comprenons la raison pour laquelle Nodier condamne les

    auteurs du XVIIIe siècle à l'exception de Rousseau. Car il formule des critiques sévères à l’égard

    des autres auteurs de ce siècle, et notamment Voltaire : « L'auteur de Mérope, de Mahomet, de

    Zaïre, et surtout, selon moi, d'OEdipe et de Brutus, occupe incontestablement le premier rang parmi

    les poètes dramatiques de second rang61

    ». Or, tant Nodier condamne Voltaire, tant il admire

    Rousseau, surtout pour son style enchanteur. Pour Nodier, le style constitue un élément fondamental

    qui peut faire pardonner tout le reste. C’est pour cette raison qu’il a toujours pris la défense d'un

    autre assez inconnu auteur du XVIIIe siècle, qui s'appelle Meusnier de Querlon. Nodier lui attribue

    même un essai qui s'intitule Mélanges tirés d'une petite Bibliothèque :

    J’aimerai d'ailleurs disait-il, à dire un mot de Querlon, le seul des littérateurs du dix-huitième siècle pour lequel je

    puisse avouer sans orgueil quelque sympathie d'étude ou de destinée. C'était un honnête homme, formé à de bonnes

    et de utiles recherches qu'il savait résumer dans un bon style, et que j'approuverais en tous points, si la manie des

    raretés philologiques n'avait quelquefois entraîné cet esprit naïf à l'exploration de certains auteurs que la décence

    condamne. [...] L'habitude du travail, si précieux pour les langues, le conduisait presque malgré lui à une imitation

    de Pétrone où il ne manque que le nerf éloquent et le cynisme du modèle; [...]. Les Soupers de Daphné sont un joli

    pastiche français du Satyricon, et c'est comme cela qu'il faut les voir62

    .

    Tout ceci permet de mieux comprendre les contradictions apparentes dans le jugement de

    Nodier sur le XVIIIe siècle. Il condamne, comme tous les romantiques, le siècle de la raison, mais à

    l'exception de Rousseau. Il condamne le libertinage pour protéger la sensibilité, qui est représentée

    essentiellement par Rousseau. Il restera un maître pour lui même s'il a vécu dans un siècle mépris

    par tous les romantiques63

    .

    60

    Ibid, p. 55. 61

    Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 68. 62

    Ibid, p. 71-72. 63

    Ibid, p. 69.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    16

    3.2 Classique par le goût

    3.2.1 Une prédilection pour les auteurs du XVIe siècle

    Nous venons d’examiner le côté romantique de Nodier. Or, nous avons déjà vu qu’il a une

    personnalité assez compliquée, dans laquelle on retrouve aussi des traces d'un goût classique. Ses

    tentatives de réhabiliter le XVIe siècle en constituent un bel exemple. En effet : Nodier considère le

    XVIe siècle (au même titre, d’ailleurs, que le Moyen Age), comme une époque de vraie tradition

    française, alors que le XVIIe siècle se révèle trop gréco-romain

    64. Notre auteur a joué un rôle très

    important dans la réhabilitation du XVIe siècle, aux côtés de Sainte-Beuve, et il avait fait des

    lectures attentives des auteurs majeurs de ce siècle - Montaigne, Rabelais et leurs contemporains :

    « Avez-vous lu Montaigne, Charron, Rabelais et Sterne? Si vous ne les avez pas lus, lisez-les. Si

    vous les avez lus, il faut les relire65

    ». Nodier a été initié à cette littérature quand il était encore très

    jeune ; son père lui faisait lire les classiques du XVIe siècle. Ainsi, Nodier a développé une

    prédilection pour l'œuvre de Montaigne et d'Amyot et plus particulièrement pour son Plutarque66

    .

    Derôme, qui a étudié la prédilection de Nodier pour le XVIe siècle, précise que son intérêt pour

    cette époque n'est pas forcément purement littéraire. Il indique aussi des motivations personnelles

    lorsqu’il dit que Nodier pourrait s'identifier avec Montaigne dont la formation a été fortement

    influencée par les temps troublés où il a vécu. Nodier a vécu dans une situation similaire, dans un

    temps troublé par la Révolution et l'alternance de régimes politiques. Cette ressemblance pourrait

    l'avoir attiré. Sa préférence pour Montaigne ne bloque pourtant pas sa sensibilité préromantique et le

    culte de la mélancolie de Werther. De fait, c’est cette combinaison d'un culte de la mélancolie et

    d'une lecture attentive de Montaigne qui encourage, chez Nodier, la subtilité de l'analyse des

    sentiments67

    .

    Regardons quelques œuvres de Nodier dans lesquelles sa prédilection pour le XVIe siècle est

    très claire. Commençons par le Dictionnaire des Onomatopées (1808)68

    . La préface évoque déjà le

    polyglotte Rabelais par l'accumulation de langages étranges, mais en même temps nous remarquons

    une continuité avec le lignage de Chateaubriand qui est considéré comme l'initiateur du mouvement

    romantique en France :

    64

    Derôme dans Jean Larat, op.cit., p. 271. 65

    Charles Nodier dans Jean Larat, ibid., p. 272. 66

    Id. 67

    Ibid, p. 272-273. 68

    Ibid, p. 273-275.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    17

    Nodier ne méconnaîtra d'ailleurs jamais le charme de ses énumérations demi-lyriques, demi-comiques. Ce qui est

    singulier c'est que Nodier se trouve ainsi placé en même temps dans le sillage de Chateaubriand interprétant

    musicalement les bruits de la forêt et dans la tradition de Rabelais si grisant de mots sonores et de savoir

    amorcelé69

    .

    Notons par ailleurs que les auteurs du XVIe siècle sont fréquemment cités dans ce dictionnaire.

    Prenons Ronsard : son Alouette y est repris presque entièrement. Parmi les auteurs appréciés

    figurent évidemment Montaigne, mais aussi Amyot, Mathurin Regnier, De Bellay et surtout Marot.

    Nodier atteste d’ailleurs dans une lettre à son ami Weiss, écrite le 13 novembre 1811, qu'il lit surtout

    Charron, Amyot et Montaigne. Il parle de ce dernier en termes d'amitié avec des formules comme

    « notre bon Montaigne ». D'après la liste d'auteurs cités, nous voyons que Nodier ne lit pas

    seulement des œuvres de conteurs et d'érudits du XVIe siècle, mais également des poètes les plus

    importants70

    .

    Dans une autre œuvre qui s'intitule Questions de Littérature égale, Nodier parle toujours avec

    beaucoup d'enthousiasme de Montaigne : « ces beaux chapitres », « une superbe page de

    Montaigne». D'ailleurs, dans cette œuvre l'auteur le plus cité est Montaigne, alors que dans le

    Dictionnaire des Onomatopées c'est Rabelais71

    . Toujours dans les Questions, Nodier défend la

    propriété du travail d'Amyot et précise les qualités de son langage. Il s'exprime donc clairement en

    faveur des classiques du XVIe siècle. Quant aux auteurs du XVII

    e siècle, ils sont peu vantés au prix

    « de nos excellents auteurs du seizième siècle72

    ». Racine, Molière et La Fontaine paraissent surtout

    comme les héritiers et les débiteurs de Rabelais. Notons toutefois que Nodier se révèle enthousiaste

    quand aux prosateurs du XVIe siècle, mais beaucoup moins quant aux poètes. Dans les Questions,

    par exemple, Nodier ne parle pas de façon très positive de Ronsard, un poète du XVIe siècle73

    .

    De fait, la redécouverte des poètes de la Pléiade est principalement le mérite d'autres auteurs.

    Nodier considère le XVIe siècle comme la seule époque véritablement « classique » ; il exprime

    ainsi un véritable regret : « Le commun des lecteurs ne peut plus s'inspirer des délicieuses

    compositions de Marot... s'éclairer au flambeau de la sublime philosophie de Montaigne, parce que

    leur orthographe n'est plus accessible à une instruction vulgaire74

    ».

    Nodier a toujours exalté le XVIe siècle. En 1826, il fait l'éloge de Marot dans la Quotidienne. Il

    avait déjà fourni à la même revue littéraire un article enthousiaste sur Rabelais trois années plus tôt :

    69

    Ibid, p. 273. 70

    Ibid, p. 274. 71

    Ibid, p. 275. 72

    Id. 73

    Id. 74

    Ibid, p. 276.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    18

    « L'interprétation romantique de Rabelais avant tout philosophe et qu'on aurait presque fait

    mélancolique, sous l'amas de son savoir et de ses plaisanteries, semble avoir trouvé sa première

    formule dans cet article de Nodier75

    ».

    Entre 1823 et 1826, Nodier parle très favorablement de Marot. Par contre, il n'ira jamais si loin

    dans la réhabilitation de Ronsard. Notons que dans un combat posthume entre les deux auteurs,

    Ronsard et Marot, Nodier prend parti pour la tradition léguée par le siècle précédent : il passe la

    Pléiade sous silence76

    . Derôme pense que notre écrivain retrouve peut-être dans Marot la touchante

    expression des passions de la tendresse, la mélancolie même qui feront le mérite des romantiques.

    Nodier fait de Marot un précurseur des romantiques et du XVIe siècle une époque qui a éprouvé la

    sensibilité, la mélancolie moderne. L'absence de Ronsard dans ses vues sur la sensibilité laisse

    croire que Nodier est loin de comprendre cet auteur, au moins pas aussi bien que Marot77

    .

    On voit donc comment l'époque classique et celle romantique se relient dans cette personnalité

    très intéressante. Nodier préfère toujours des auteurs qui ont, comme lui-même, une personnalité qui

    ne se laisse pas classer dans un seul courant. Quand il exprime son admiration pour un auteur

    comme Marot, il s’agit d’un écrivain qui n’est pas tout à fait classique, mais qui a pressenti la

    mélancolie romantique.

    Regardons à présent une autre caractéristique de Nodier qui trahit son admiration pour l'époque

    classique : son utilisation de la langue.

    3.2.2 Le combat contre la corruption de la langue

    Le goût traditionnel de Nodier se révèle aussi dans ses choix au niveau du style et de la langue.

    En effet : Nodier se propose de défendre la langue française contre les menaces de corruption. Aussi

    bien dans les séances académiques que dans ses écrits, il lutte pour une pureté d'expression dont les

    grands auteurs des siècles passés ont donné l'exemple78

    . Il condamne, en revanche, l'utilisation de

    jargons et de néologismes propre, selon lui, au XIXe siècle.

    E. Faguet s’est intéressé à cette préoccupation de Nodier pour la pureté du langage79

    . Il pose que

    la langue française s'était beaucoup appauvrie, presque desséchée, au XVIIIe siècle. Nodier cherche

    chez les auteurs anciens, du XVIe siècle surtout, des expressions capables de renforcer le

    75

    Ibid, p. 277. 76

    Ibid, p. 284. 77

    Id. 78

    Jean Larat, op.cit., p. 286. 79

    E. Faguet dans Jean Larat, op.cit., p. 286.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    19

    vocabulaire appauvri et de donner une vie nouvelle à la langue française80

    . Si Nodier reproche à

    Ronsard d'avoir emprunté à l'antiquité, il est ironique de noter que le mérite principal de Nodier

    tient, selon Faguet, au fait d'avoir recherché chez les vieux auteurs nationaux français des ressources

    verbales : « Il rendait service aux romantiques qui, par eux-mêmes assez ignorants, puisant leur

    vieille langue dans Charles Nodier, un peu aussi dans Sainte-Beuve et disposaient ainsi d'un

    vocabulaire judicieusement enrichi81

    ».

    Au niveau de la langue, Nodier se révèle être des conservateurs les plus résolus et les plus

    conscients – et ce autant dans le domaine de la philologie que dans d'autres domaines82

    . Nous

    pouvons nous en rendre compte dans Smarra ou Les Démons de La Nuit : dans ce conte de 1821,

    nous retrouvons une harmonie et une pureté de langage qui, en fait, convient peut-être assez mal à

    un texte qui tourne autour du cauchemar. En effet : Castex note que le style est trop sage pour rendre

    avec relief le désordre des hallucinations83

    ! Il y a, cependant, une évolution : Smarra a été écrit en

    1821 et quand on regarde des contes écrits après 1830 (comme Inès de las Sierras), on note que le

    style change : le vocabulaire devient plus précis et l'artifice moins apparent. S’il est vrai que

    l'expression est rarement d'une vigueur soutenue, Nodier reconnaît sa faiblesse84

    . D’ailleurs, il nous

    émeut le plus quand il exprime des sentiments personnels. A ce moment-là ses mots prennent vie et

    il n'essaie plus de les mettre dans un ordre trop rigide selon les lois d'une élégance formelle85

    .

    3.2 Les critiques : incomplètes et superficielles

    3.2.1 Une personnalité difficile à saisir

    Le mélange de caractéristiques romantiques et classiques laisse croire que Charles Nodier n'a

    pas de personnalité ni d'œuvre qui se laisse réduire à une unité86

    . En outre, Nodier n'est pas

    seulement écrivain, il est à la fois entomologiste, herboriste, linguiste, lexicographe, paléographe,

    bibliographe, bibliomane, mémorialiste, philosophe et voyageur. Sa personnalité nous traduit de la

    dissimulation, de la conspiration, de la mystification et surtout de la contradiction87

    .

    80

    Id. 81

    Id. 82

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XX. 83

    Ibid, p. XXI. 84

    Id. 85

    Id. 86

    Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 14. 87

    Ibid, p. 10-11.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    20

    Nodier est un auteur extrêmement difficile à saisir. Quelques critiques s’y sont quand même

    essayés ; ils ont tenté d’éclairer chaque aspect de cette personnalité compliquée mais captivante. Or,

    bien qu’ils aient toujours voulu dresser le tableau le plus complet possible, il n'y en a pas beaucoup

    qui ont réussi. Les analyses de la personnalité de Nodier restent souvent superficielles et

    incomplètes, surtout dans les premières tentatives. Sans compter qu'il n'y a pas tant de

    commentateurs qui se sont occupés de Nodier…

    C’est dans les œuvres de Pierre-Georges Castex, Paul Bénichou, Ida Merello, Jean-Luc

    Steinmetz, Georges Zaragoza, Jean Larat, Montégut et Derôme88

    , que nous trouvons les

    commentaires les plus importants sur Charles Nodier. Nous examinerons également les études de

    Hubert Matthey et de Claudius Grillet pour rendre notre vue d'ensemble la plus complète que

    possible. Notons tout d'abord qu'à partir des années 1970-1980, les critiques commencent à

    commenter leurs prédécesseurs : ils tentent de saisir toutes les nuances de sa personnalité, tandis que

    les jugements antérieurs étaient souvent moins nuancés.

    Commençons par les opinions de Montégut et de Derôme (qui sont mentionnées dans le livre de

    Jean Larat de 192389

    ) et de Hubert Matthey, qui a publié son œuvre en 1915

    90. Nous avons déjà vu

    que Derôme91

    a surtout étudié le côté classique de Nodier, en parlant de ses tentatives de réhabiliter

    le XVIe siècle, alors que Montégut souligne son attrait pour le mouvement romantique, tout comme

    Hubert Matthey. Ces derniers n'insistent pas sur les aspirations classiques de Nodier : les seules

    nuances qu'ils apportent consistent à indiquer sa place particulière dans le mouvement romantique.

    Hubert Matthey note, pour sa part, que Nodier se trouve un peu à l'écart du mouvement romantique.

    Il parle de lui comme d’un pionnier, d’un batteur d'estrade du romantisme92

    . Il dit aussi que Nodier

    se contente d'éventer les pistes nouvelles et que les autres doivent les suivre et les exploiter93

    .

    Montégut est plus précis lorsqu’il pose que Nodier a fait une tentative de rétablir les affinités de

    l'époque romantique avec le XVIIIe siècle, une époque pourtant haïe par les romantiques. Nodier se

    distingue en cela du romantique typique ; il a même subi l'influence d'un philosophe important des

    Lumières – Jean-Jacques Rousseau !

    En examinant les remarques de Claudius Grillet, qui a publié son Diable dans La Littérature au

    XIXe Siècle en 1935, on voit apparaître une première nuance. Or, bien que Grillet admette que

    88

    Nous connaissons le jugement de Montégut et de Derôme à travers l'œuvre de Jean Larat. 89

    Jean Larat, op.cit., p. 271. 90

    Hubert Matthey, Essai sur le Merveilleux dans La Littérature française depuis 1800, Paris, Payot, 1915. 91

    Il a publié à cet égard les Causeries d'un Ami des Livres en 1887. 92

    Hubert Matthey, op.cit., p. 57. 93

    Ibid, p. 58.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    21

    Nodier soit romantique par ses idées, mais classique par son âge, l'accent est à nouveau mis sur son

    caractère romantique. Grillet insiste donc sur l’importance des soirées de l'Arsenal. Toujours selon

    Grillet, les démons de Nodier sont ceux des légendes médiévales : ils indiquent de nouveau une

    inclination vers le mouvement romantique, qui attache beaucoup d'importance à la redécouverte de

    la période médiévale. Enfin il décrit pendant plusieurs pages l'influence de Nodier sur les quatre

    grands romantiques, Lamartine, Vigny, Musset et surtout Hugo. Grillet aussi montre donc un plus

    grand intérêt pour le côté romantique de Nodier que pour ses idées classiques.

    3.2.2 Les premières tentatives d'une image complète de Nodier

    Il faut attendre Pierre-Georges Castex pour voir la première tentative de décrire les différents

    aspects de la personnalité de Nodier. Lorsqu'il publie en 1961 les contes de Nodier, il pourvoit son

    œuvre d'introductions pour les textes, de commentaires ainsi que d'une biographie de l'auteur. Dans

    ses notes, il essaie de toucher autant à l'aspect classique qu’aux caractéristiques plus proprement

    romantiques. Selon Castex, Charles Nodier peut être considéré comme un romantique par son

    combat contre la tyrannie de la raison, par ses tentatives de réhabilitation des extases des fous et des

    grands rêveurs, l'attention qu'il apporte aux mythes des primitifs et sa célébration des naïvetés de la

    conscience enfantine94

    . Castex remarque aussi l'importance des soirées de l'Arsenal pour le

    développement des idées romantiques de Nodier, mais il prête également attention à l'influence du

    Werther de Goethe. Il est ainsi le premier à remarquer la sensibilité préromantique de Nodier, qu'il

    éprouvait comme écrivain débutant. Nous avons vu que cette sensibilité se fait remarquer dans les

    premières œuvres de Nodier, par exemple dans Les Proscrits. Castex a donc bien compris

    l'attachement de Nodier au mouvement romantique. Pourtant, il n'oublie pas son goût classique :

    Il esquissait avec plus de hardiesse qu'aucun de ses contemporains cette révision des valeurs qui donne peut-être au

    mouvement romantique sa signification la plus profonde et qui tend à s'accomplir dans les audaces multiformes du

    surréalisme. [...] Néanmoins cette hardiesse s'allie paradoxalement aussi au goût le plus traditionnel95.

    Nous remarquons dans cette citation que Castex ne voit pas seulement se fondre deux époques

    dans un seul auteur, mais qu'il touche en même temps la position de Nodier comme pionnier. Castex

    considère notre auteur comme un précurseur des psychanalystes à cause de l'importance qu'il

    accorde au rêve. Quant à son goût classique Castex remarque que Nodier défend la langue française

    contre la corruption. Il note sa prédilection pour une pureté de langue qui se rattache à l'époque

    classique. Toutefois, en se limitant à la langue, il ne parle pas des lectures de Nodier des auteurs

    classiques comme Montaigne et Rabelais, ni des auteurs appréciés par lui comme Regnier, Amyot et

    94

    Charles Nodier, Contes, Sommaire biographique, introduction, notices, notes, bibliographie et appendice critique

    par Pierre-Georges Castex, op.cit., p. XIX. 95

    Ibid, p. XIX-XX.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    22

    surtout Marot. En outre, Castex ne remarque pas la différente appréciation de Nodier pour les

    auteurs classiques du XVIe siècle et ceux du XVII

    e siècle.

    Castex reste donc assez limité dans ses remarques sur le goût classique de Nodier. Il est,

    toutefois, l’un des premiers à parler vraiment du côté classique et du côté romantique de Nodier.

    Tous les autres critiques s’étaient, jusque-là, concentrés sur le côté romantique de Nodier, à

    l'exception de Derôme qui a signalé sa prédilection pour le XVIe siècle. Castex remarque en outre

    les influences que le XVIIIe siècle a exercées sur lui. Comme Nodier, enfant, avait connu Cazotte,

    Swedenborg et Saint-Martin, Castex voit qu'il s'est tourné vers l'illuminisme. Il fait aussi des efforts

    pour décrire les observations personnelles de Nodier, qui ont été encouragées par Voltaire et Diderot

    dont il a condamné les idéologies mais dont il a subi l'influence. Notons toutefois que l'influence

    principale de cette époque ne vient pas de Voltaire ou de Diderot, mais de Rousseau. On remarque

    donc la maladresse qui se faufile de temps à autre dans ses observations et ses commentaires, mais

    la volonté de dessiner une image complète des idées de Nodier y est bien présente. Castex est le

    premier à remarquer différents aspects de sa personnalité tels que son goût classique, son côté

    romantique, l'influence du XVIIIe siècle ainsi que sa position de pionnier.

    Dans l'esprit de Grillet, Castex utilise une autre formulation pour décrire l'opposition

    fondamentale dans Nodier : « Romantique par le tempérament, classique par le goût96

    ». A la

    différence de Grillet, toutefois, Castex comprend les conséquences de cette formulation tandis que

    Grillet n'a donné attention qu'à la partie romantique. Castex comprend que cette opposition dans

    Nodier lui donne un visage ambigu qui pourrait expliquer l'hésitation de la postérité à discerner son

    importance véritable. Il remarque qu'on a tendance à célébrer Nodier comme un défenseur des

    traditions et non comme un pionnier, mais qu'il mérite bien les deux titres97

    . Non seulement, il les

    mérite, mais il est même nécessaire de les lui accorder s'il veut avoir une chance de survivre. Pour

    Castex, son œuvre de conteur est là pour nous aider à lui rendre pleine justice98

    .

    L'édition qu'a faite Pierre-Georges Castex a longtemps été la référence et il est aujourd’hui

    considéré comme un des plus importants commentateurs de Nodier. A partir des années 1980,

    toutefois, plusieurs autres critiques de Nodier ont commencé à formuler des reproches à son égard.

    Ils lui reprochent notamment un jugement trop peu nuancé et ont par conséquent essayé de

    compléter son travail en étudiant encore d'autres aspects de la personnalité de Nodier.

    96

    Ibid, p. XXIII. 97

    Id. 98

    Id.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    23

    En 1980 apparaît une autre édition des contes de Nodier d'après l'exemple de Castex. Jean-Luc

    Steinmetz publie quelques contes de Nodier pourvus de commentaires et de notes99

    . Lui aussi a

    choisi de se limiter aux contes de Nodier, mais il nous avertit que l'étiquette « Nodier le conteur »

    ne tient pas compte des multiples facettes de sa personnalité. Steinmetz comprend l'importance de la

    formation de Nodier par la lecture de Montaigne, de Rousseau et de Bernardin de Saint Pierre qu'il

    nomme maîtres de la rêverie ainsi qu'une littérature liée à la société. Une période troublée ne peut

    que produire des textes sombres et violents, qui sont marqués par la violence de la Révolution et

    l'instabilité des régimes100

    . Nodier a également vécu dans un temps marqué par un combat entre le

    classicisme et le mouvement romantique :

    Dans la lutte d'école entre le classicisme agonissant du XVIIIe siècle et les fulgurances du romantisme naissant, il a

    maintes fois montré son enthousiasme pour les productions artistiques les plus avancées; il n'en a pas moins tenu en

    estime des auteurs plus mesurés (avec une prédilection pour les minores) et son attention d'humaniste n'a jamais

    négligé de porter un regard rétrospectif et souvent cordial sur les œuvres du passé101

    .

    Cependant Steinmetz voit en Nodier surtout un partisan des romantiques : il collabore à la revue

    la Muse française et il lui procure de nombreux articles ; il constate que l'école du désenchantement

    constitue le seul mode d'expression pour la jeune génération. Il met aussi l'accent sur l'importance

    de la Révolution. Il note que Nodier est un homme hanté, habitué aux angoisses, familier du suicide

    dont il chérit l'image102

    : « S'il faut voir là plus d'une concession aux modes romantiques il convient

    d'avantage de s'interroger sur le motif essentiel de cette préoccupation. L'Histoire, les affres de la

    Terreur, les massacres de l'Empire l'avait familiarisé avec le 'cauchemar' social103

    ». Steinmetz

    reprend ici les exemples que nous avons notés dans la biographie de Nodier. Il s'est familiarisé avec

    la guillotine par l'exécution de son professeur de grec, Euloge Schneider, et par son père qui était le

    président du Tribunal Criminel.

    A première vue, nous ne remarquons pas beaucoup de nouveautés dans les commentaires de

    Steinmetz par rapport au travail de Pierre-Georges Castex. Il parle, toutefois, de façon plus élaborée

    de la postérité de l'ouvrage littéraire de Nodier. De fait, Steinmetz ne lui voit aucune postérité

    littéraire, il rejette même son statut de pionnier par rapport aux surréalistes :

    Il demeure solitaire, inimitable, indéfendable peut-être. Ceux-là même dont on aurait pu s'attendre à ce qu'ils le

    remettent en lumière, les surréalistes, ont fait preuve d'une rare discrétion à son égard. Ils donnèrent une vie

    nouvelle aux œuvres de Borel ou de Forneret. Ils passèrent Nodier sous silence. [...] Deux surréalistes cependant

    99

    Charles Nodier, Smarra, Trilby et autres contes, chronologie, préface, bibliographie et notes par Jean-Luc

    Steinmetz, Paris, Garnier-Flammarion, 1980. 100

    Ibid, p. 26. 101

    Id. 102

    Ibid, p. 28. 103

    Id.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    24

    furent sensibles, sur le tard, à ce 'rêveur' et, s'ils n'insistèrent guère, du moins laissent-ils entendre à quel point il fut

    le compagnon de leurs veilles 104

    .

    Pour Steinmetz, l'œuvre de Nodier n'est pas ignorée mais méconnue, et il se demande si nous

    pouvons vraiment parler d'une « réhabilitation » si nous pensons aux tentatives de quelques critiques

    de retrouver les forces inconscientes du mouvement romantique, décidés à le dépouiller de ses

    clichés les plus sommaires105

    . Il mentionne entre autres Pierre-Georges Castex et Max Milner qui se

    sont attachés surtout à la création de Nodier et il remarque l'importance de la psychanalyse de telles

    revalorisations.

    Steinmetz comprend la mise en quarantaine de Nodier en disant qu'on lui pardonne mal le

    mépris du vrai. Car Nodier n'est pas un homme compris :

    Quoiqu'il ait maintes fois proclamé la nécessité d'un fantastique sérieux et se soit employé à l'illustrer par ses écrits,

    on lui en a voulu de son suprême détachement, de sa pensée papillonnante [...] de sa liberté d'allures. Il n'a point,

    semble-t-il, donné de suffisantes garanties pour que l'on prît à coeur ce qu'il voulait nous dire. Son peu de passion à

    nous convaincre (même si lui-même est convaincu) a fini par dérouter ceux qui souhaitent toujours entendre un

    discours de maîtrise. D'autres, par contre, attendent de ses contes un merveilleux plus ostentatoire, tout le

    déploiement baroque de l'imaginaire, s'en détournèrent vite pour n'y avoir pas trouvé matière à leur émerveillement

    tôt blasé 106.

    Nodier est aussi un homme mal compris à cause de l'importance qu'il accorde aux lieux

    « spirituels » comme la folie, le rêve et la fantaisie. La société moderne a exclu, selon Steinmetz,

    jusqu'à une date assez récente, ces lieux. La folie est canalisée par la psychiatrie, le rêve par la

    psychanalyse et la fantaisie par les médias107

    .

    3.2.3 Critiques récentes

    En 1980, Francis Lacassin a publié, comme Jean-Luc Steinmetz, un choix de textes de Nodier

    accompagnés d'une préface dans laquelle il commente la position de notre écrivain. Or, il remarque

    surtout – et à juste titre – que la formule « Charles Nodier, le mage du Romantisme » qu'on lui

    attribue souvent à cause de sa culture débordante et à sa personnalité tournoyante est jolie, certes,

    mais simplificatrice108

    ! Il rend donc conte de la position ambiguë de Nodier, de sa fonction de

    charnière, sur laquelle les critiques s'interrogent encore de nos jours. Rappelons qu’il avait déjà

    désigné Nodier comme un « ancien » dans un cénacle romantique quant aux soirées de l’Arsenal.

    Lacassin désigne Nodier comme le plus romantique des classiques ou comme le plus classique des

    romantiques. Il a publié ses choix de textes dans la même année que Steinmetz, mais il est le

    premier à avoir critiqué Castex, le point de référence depuis la publication des contes commentés de

    104

    Ibid, p. 41. 105

    Ibid, p. 42. 106

    Ibid, p. 43. 107

    Id. 108

    Charles Nodier, Les Démons de La Nuit, Choix, Préface et Bibliographie par Francis Lacassin, op.cit., p. 12.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    25

    Nodier en 1961. C'est la raison pour laquelle nous classons Lacassin parmi les critiques récents, à

    l'opposé de Steinmetz, qui a publié son édition dans l'esprit de celle de Castex.

    Lacassin au contraire, adresse des reproches à Castex en critiquant son modèle cyclique. En

    effet : Castex nous a proposé un classement en six cycles, selon l'inspiration qui influence les

    œuvres. Le premier cycle est le werthérien entre 1800 et 1806, dans lequel Nodier fait, sous

    l'influence de Goethe, preuve de cette sensibilité préromantique dont nous avons parlée ci-dessus.

    Deuxièmement, Castex individualise le cycle frénétique (1820-1822) auquel appartient notre texte

    Smarra, tout comme l'anthologie Infernaliana et les deux pièces de théâtre le Vampire et le Château

    de Saint-Aldobrand. Après le cycle frénétique suit, sous l'influence des voyages en Ecosse, le cycle

    écossais (1821-1822) pendant lequel Nodier écrit entre autres Trilby ou le lutin d'Argail. Ensuite

    nous rencontrons le cycle des innocents entre 1830 et 1833 et le cycle du dériseur sensé qui s'étend

    de 1830 à 1836. Le dernier cycle est le mystique, de 1839 à 1844 ; il contient Lydie ou la

    résurrection. Lacassin admire l'audace de Castex d'avoir proposé un classement en six cycles de ces

    textes accompagnés d'un appareil critique remarquable, tandis que la plupart des universitaires se

    contentent de la formule : « Nodier était un homme d'une culture pluridisciplinaire 109

    ». L'effort de

    Castex, toutefois, ne suffit pas, car il essaie de réduire à l'unité l'œuvre et la personnalité de Nodier.

    Or, cette œuvre se prête mal au classement. Castex ne prend en considération que 15 contes et il

    écarte les 17 contes restants, qu’il classe sous le nom vague de « fantaisies et légendes »110

    .

    En 1980, Lacassin est l’un des premiers à critiquer le travail de Pierre-Georges Castex. En 1998,

    Ida Merello publie dans le recueil D'un siècle à l'autre : le tournant des Lumières, l'essai Charles

    Nodier e le origini del fantastico. Elle y tente d'apporter un nouveau point de vue sur la personnalité

    de Nodier et critique, pour ce faire, quelques auteurs qui s'étaient attachés à la description de l'œuvre

    et de la personnalité de Nodier. Elle commence par accuser la terminologie trouble de Alice Killen

    dans son livre qui traite de la frénésie111

    : Killen considère les termes 'frénétique' et 'romantique'

    presque comme des synonymes. Elle en conclut qu'il existe une confusion entre le 'romantisme' et le

    'terrifiant'. Merello, de son côté, ne veut pas parler de Nodier en termes de frénésie, mais elle le

    considère comme le premier auteur fantastique romantique. De fait, avec les Proscrits (1802)

    Nodier commence une série de contes qu’il continue en 1806 avec une Heure ou la vision, dans les

    années 1820's avec Smarra et Trilby et enfin avec La Fée aux Miettes en 1830. Elle écarte son

    109

    Ibid, p. 13. 110

    Ibid, p. 14. 111

    Ida Merello, Charles Nodier e Le Origini del Fantastico, dans : D'un Siècle à L'autre : Le Tournant des Lumières,

    Etudes réunies par Lionello Sozzi, Torino, Rosenberg & Sellier, 1998, p. 74.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    26

    roman Jean Sbogar parce qu'il n'est pas exemplaire de la veine fantastique112

    .

    Pour Merello, Nodier s'éloigne du genre frénétique ! Elle le considère comme un auteur qui

    cherche un art nouveau. Selon Merello, cette recherche se voit clairement dans ses théories

    littéraires qui nous traduisent aussi son importance historique113

    . C'est la raison pour laquelle elle

    critique aussi Castex, puisqu'il n'a reconnu que l'importance de la production littéraire de Nodier.

    Son jugement est limitatif surtout en ce qui concerne ses réflexions critiques : il s’agirait d’un

    « idéalisme sentimental » qui rejoint ainsi son goût pour l'illuminisme114

    . Cependant, elle ne fait pas

    cette remarque uniquement à Castex, mais elle note que les critiques les plus intéressés par les

    aspects théoriques ne réussissent pas à lui faire justice, car ils se contentent d'examiner l'évolution

    du genre fantastique au XVIIIe siècle

    115. En fait, il faut aussi prendre en compte le passage du genre

    du XVIIIe au XIX

    e siècle. Car le genre change au XIX

    e siècle à cause d'une vision différente sur le

    monde : des œuvres comme Mille et Une Nuit cèdent la place à un genre qui se déroule dans un

    univers parallèle à celui du quotidien116

    . Merello critique spécifiquement Castex quand elle évoque

    cette évolution du genre fantastique, car Castex considère toujours Cazotte (1719-1792) comme le

    précurseur français de ce genre, tandis que Merello le rattache encore entièrement à la tradition

    précédente. Pourtant Castex n'est pas le seul à opérer ces choix : Max Milner, dans sa thèse de

    doctorat de 1960, reconnaît également des éléments modernes à Cazotte : « Le mélange de réalisme,

    de romanesque et de merveilleux, le glissement de la vie quotidienne au rêve, la signification

    d'avertissement surnaturel ou d'épreuve donnée aux événements les plus ordinaires justifie

    amplement le titre de précurseur 117

    ».

    Merello tente d’établir une distinction nette entre le XVIIIe et le XIX

    e siècle, car elle remarque

    des changements profonds au sein du conte fantastique – changements qui tiennent à des

    changements dans le monde. Au XVIIIe siècle, on a encore l'habitude de présenter le merveilleux de

    façon rationnelle : souvent on rationalise les éléments surnaturels dans la conclusion d'une telle

    œuvre. Avec Charles Nodier, toutefois, le genre change. Après la Révolution de 1789, nous

    remarquons - entre autres - le refus d'une société organisée, sous l'influence, probablement, d’une

    certaine lecture de Rousseau qui a également marqué Nodier. Ce refus s'accompagne d'une méfiance

    par rapport à n'importe quelle amélioration future. Le plus grand mérite de Nodier, selon Merello,

    112

    Id. 113

    Ibid, p. 75. 114

    Id. 115

    Id. 116

    Id. 117

    Max Milner, op.cit., p. 102.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    27

    est d'avoir remarqué immédiatement ce changement118

    .

    Dans sa tentative de rendre l'image de Nodier la plus complète possible, Merello ne parle pas

    seulement de son côté moderne et romantique, mais aussi de sa connexion avec le XVIIIe siècle. A

    cet égard elle reprend quelques remarques de Paul Bénichou dans son Ecole du Désenchantement

    (1992). Bénichou considère la glorification de la poésie primitive de Nodier comme un trait qui se

    lie au XVIIIe siècle. Nodier considère le discrédit dans lequel les croyances traditionnelles sont

    tombées pendant notre âge moderne comme un mal119

    . Il décrit le développement de la poésie

    primitive ainsi :

    La pensée s'éleva du connu à l'inconnu. Elle approfondit les lois occultes de la société, elle étudia les ressorts

    secrets de l'organisation universelle; elle écouta, dans le silence des nuits, l'harmonie merveilleuse des sphères, elle

    inventa les sciences contemplatives et les religions. Ce ministère imposant fut l'initiation du poète au grand ouvrage

    de la législation. Il se trouva, par le fait de cette puissance qui s'était révélée en lui, magistrat et pontife, et s'institua

    au-dessus de toutes les sociétés humaines un sanctuaire sacré, duquel il ne communiqua plus avec la terre que par

    des instructions solennelles120

    .

    Nodier voit dans la poésie un rôle originel, elle a formé l'homme et la société. Après, il y a

    inévitablement une déchéance : « son œuvre une fois accomplie, elle s'est retirée de la terre [...] en

    abandonnant les nations à leur prosaïsme et à leur impuissance 121

    ». Tant Merello et Bénichou

    remarquent que cette conception de la nature et de la poésie n'est pas nouvelle, mais qu'elle existait

    déjà avant 1800. Merello y ajoute toutefois que Nodier est proprement un initiateur d'un nouveau

    genre grâce à sa révision d'anciennes traditions méprises au siècle romantique122

    . Elle voit en Nodier

    un héritier du XVIIIe siècle, mais un héritier qui a refusé l'imitation et qui est devenu le pionnier de

    ce fantastique nouveau du XIXe siècle.

    118

    Ida Merello, op.cit., p. 79. 119

    Paul Bénichou, op.cit., p. 54. 120

    Charles Nodier dans Paul Bénichou, ibid., p. 54-55. 121

    Ibid, p. 55. 122

    Ida Merello, op.cit., p. 79.

  • Charles Nodier : un auteur à cheval entre deux traditions

    28

    4 L'école frénétique

    4.1 Les débuts du genre

    4.1.1 L'écho du XVIIIe siècle

    Les débuts du genre frénétique, qu’on peut considérer comme une résurgence de la littérature

    noire, coïncident environ avec le début du XIXe siècle

    123. Pendant ces premières années, les œuvres

    diaboliques nous sont encore présentées sous une lumière philosophique qui fait penser au XVIIIe

    siècle - prenons les Trois Diables, par exemple124

    . Le narrateur de cette histoire est le fils d'un

    marquis qui est intrigué par les bruits qu’il entend dans le château paternel. Nous assistons

    également à