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Cahiers du mouvement ouvrier Fondés par Jean-Jacques Marie et Vadim Rogovine Assistant pour la partie russe et soviétique : Marc Goloviznine, collaborateur scientifique de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie Directeur de la publication : Jean-Jacques Marie Comité de rédaction : Nicole Bossut-Perron, Odile Dauphin, Marc Goloviznine, Rémy Janneau, Frank La Brasca, Michel Lefebvre, Jean-Jacques Marie, Jean-Pierre Molénat, Roger Revuz. Publié par Le Cercle des Cahiers du mouvement ouvrier c/o Jean-Jacques Marie - Bâtiment Les Charmes 36, rue de Picpus - 75012 Paris. Adresse mail : [email protected] Imprimerie PELLEGRINO : 19 Rue des Pyrénées - 91090 LISSES 0069-CMO 81.qxp_Mise en page 1 05/03/2019 15:30 Page1

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Cahiers du mouvement

ouvrier

Fondés par Jean-Jacques Marie et Vadim Rogovine Assistant pour la partie russe et soviétique : Marc Goloviznine,

collaborateur scientifique de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie

Directeur de la publication : Jean-Jacques Marie Comité de rédaction : Nicole Bossut-Perron, Odile Dauphin, Marc Goloviznine, Rémy

Janneau, Frank La Brasca, Michel Lefebvre, Jean-Jacques Marie, Jean-Pierre Molénat, Roger Revuz.

Publié par Le Cercle des Cahiers du mouvement ouvrierc/o Jean-Jacques Marie - Bâtiment Les Charmes

36, rue de Picpus - 75012 Paris.Adresse mail : [email protected]

Imprimerie PELLEGRINO : 19 Rue des Pyrénées - 91090 LISSES

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

Avertissement à nos lecteursLes articles publiés par les CMO relèvent tous de l'histoire complexe et plurielledu mouvement ouvrier. Ils ne reflètent pas nécessairement le point de vue duComité de rédaction ou de tel ou tel membre de cette instance. Le courrier deslecteurs permet à ceux qui le souhaitent de contester le contenu des articlespubliés, en tenant compte du principe énoncé ci-dessus

Ça y est, le site des CMO est ouvert !Pour vous connecter : cahiersdumouvementouvrier.orgCe site, que nous ouvrons vingt ans après la parution du n° 1 des Cahiers dumouvement ouvrier, met en ligne tous les numéros d’avril 1998 à l’année 2012,tous les sommaires jusqu’au n° 72, un tableau classant plus de 1 200 articles parthèmes...Ce site sera progressivement enrichi (chaque année, quatre numéros de plus enligne, les vidéos de conférences...) et son accessibilité améliorée.

Conférence des Cahiers du mouvement ouvrierSamedi 16 mars, de 14 heures à 17 heures

Salle du Maltais rouge40, rue de Malte, 75011 Paris

Métro : République ou Oberkampf

La révolution allemande (1919-1921) :positions et activités des organisations et des conseils ouvriers.

Deux points de vue d’historiensJean-Numa Ducangeet Philippe Bourrinet

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMERO 81

Sommairedes cahiers du mouvement ouvrier n° 81

– Invitation à la conférence des CMO du samedi 16 mars sur la révolution allemande avec Jean Numa Ducange et Philippe Bourrinet..... p. 2

– Sommaire ............................................................................................................. p. 3– Présentation du numéro 81 ................................................................................. p. 5

Dossier sur la révolution allemande : 1923– Chronologie ......................................................................................................... p. 7– Troisième partie de l’exposé de Pierre Broué ..................................................... p. 8– Extraits des Leçons d’octobre de Léon Trotsky .................................................. p. 25– Lettre de Radek à Zinoviev.................................................................................. p. 31– Lettre de Trotsky à Bordiga. ................................................................................ p. 35– Lettre de Chtrodakh, conseiller militaire soviétique près le CC du KPD au Comité exécutif du Comintern........................................................................ p. 38

– Rapport du dirigeant de l’appareil illégal du CC du KPD au comité exécutif du Comintern ........................................................................ p. 40

– Témoignage d’Alfred Rosmer ............................................................................. p. 42– Témoignage de Victor Serge ............................................................................... p. 44

Dossier sur la révolution française– Présentation du dossier suivi de l’article Terreur la fin d’un mythe? par Rémy Janneau ............................................................................................ p. 46

– Plan de Paris en 1793........................................................................................ p. 62– Hannah Arendt et la Révolution : la légende contre l’histoire par Rémy Janneau ............................................................................................. p. 63

– Entretien avec l’historienne Annie Jourdan, pour son dernier livre : Nouvelle histoire de la Révolution ................................................................. p. 66

– La “révolution atlantique” Rémy Janneau ................................................... p. 74– Note de lecture du livre d’Hervé Leuwers – Robespierre – Pluriel – 2017 par Roger Revuz ...................................................................... p. 76

– Chronologie simplifiée de la révolution française........................................ p. 79– Michel Vovelle, le "missionnaire diplomate" par Odile Dauphin .............. p. 82– Extraits d’une conférence de Michel Vovelle, “L’An II de la Révolution” .............................................................................. p. 86

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LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMERO 81

Quelques questions fondamentales– L’URSS et la « propriété sociale » par Jean Jacques Marie . ............................ p. 92– La dernière esclave d’Alexandra Kollontaï, paru dansle Bulletin communiste n° 11 (17 mars 1921). .................................................... p. 96

– « Le sionisme est-il un mouvement libérateur démocratique ? » La réponse du bundiste Henryk Erlich à Simon Doubnov (1938) - Présentation de J.J. Marie . .................................................................................. p. 98

– L’antisémitisme, doctrine de barbarie, paru dans La Vérité, n° 22, 1er octobre 1941 . ....................................................................................... p. 103

Une critique de l’Archipel Goulag de Soljenitsyne– Valery Essipov Mieux vaut tard ou le rôle joué par l’Archipel Goulag auprès des partisans de la guerre froide .. .......................................................... p. 106

Notes de lecture - Critiques de film– Les bolcheviks par eux-mêmes (Les bons caractères). Réédition du livrede Georges Haupt et Jean-Jacques Marie sorti en 1969, avec des ajouts de J.J. Marie, par Claudie Lescot......................................................................... p. 120

– Quand la révolution ébranlait le monde ? La vague révolutionnaire 1917-1923.de Jacques Legall par Jean-Jacques Marie . ...................................... p. 123

– A propos de la série Trotsky parue sur Netflix. Article de Valéry Roudoï présenté par Katia Dorey . ................................................................................... p. 125

Et pour terminer– Nemesis : Quand les propos d’un polémiste du XIXe semblent étrangement d’actualité.. .......................................................................................................... p. 130

– Référendum référendum et demi... Un article d’un correspondant vaudois. ....... p. 131

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Ce numéro des CMO, le dernierconsacré à la révolution alle-mande, dont le moins que l’onpuisse dire est que les médias

divers ne lui ont pas consacré une grandeattention (1), comporte, après la dernièrepartie de la conférence de Pierre Broué,des documents inédits en français, dont unrapport de Karl Radek, cosigné par IouriPiatakov, au comité exécutif duKomintern (Internationale communiste)plus une lettre de Trotsky à Bordiga datéede mars 1926 qui revient en particulier surla place et le rôle d’Heinrich Brandler.Les trois documents inédits rédigés pardes militants soviétiques envoyés enAllemagne comme conseillers du Particommuniste allemand (le KPD) posent,sans, me semble-t-il, y répondre, la ques-tion que soulevait Lénine dans sa lettreaux camarades, rédigée en réponse à lalettre de Kamenev et Zinoviev du 16 octo-bre 1917 critiquant la décision d’organiserl’insurrection.Kamenev et Zinoviev avaient écrit en par-ticulier : « Les masses, comme on l’an-nonce de partout, ne sont pas d’humeur àdescendre dans la rue. Parmi les indicesqui justifient le pessimisme se trouveaussi la diffusion très fortement accrue dela presse ultra-réactionnaire, de la pressedes Cent-Noirs » (2).Lénine répond d’abord en critiquant ceuxqui « à la place de l’analyse politique du

développement de la lutte de classe et ducours des événements dans le pays dansson ensemble, dans la conjoncture inter-nationale dans son ensemble, introduisentdes impressions subjectives sur l’étatd’esprit des masses ; ils oublient naturelle-ment “à propos” que la fermeté de la lignedu parti, sa résolution inflexible sont aussiun facteur de cet état d’esprit, surtout dansles moments les plus critiques de la révo-lution. » De plus, « par leurs hésitations(...), les dirigeants responsables font naîtreles hésitations les plus déplacées dansl’état d’esprit de certaines couches desmasses ».Enfin, Lénine, critiquant ceux « qui, par-lant de l’état d’esprit des masses, rejettentsur les masses leur propre veulerie », s’in-terroge : « Peut-on concevoir une sociétécapitaliste à la veille de la faillite sans quele désespoir envahisse les masses oppri-mées ? »Ce numéro 81 contient de plus un impor-tant dossier sur la Révolution française,

PrésentationJean-Jacques Marie

(1) Arte – souvent mieux inspirée – l’a évoquée parun petit téléfilm parfaitement honteux sur RosaLuxemburg, caricaturée au point d’être présentéesurtout d’abord comme une féministe, alors que,soucieuse, certes comme Clara Zetkin, de l’émanci-pation des femmes, cette dernière était pour elle unecomposante et un produit de la révolution sociale.(2) Les Cent-Noirs ou Centuries noires : organisa-tions d’extrême droite, ultra-nationalistes et antisé-mites, organisatrices de pogromes préfascistes, for-mées au début du XXe siècle.

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caricaturée et diffamée comme toute révo-lution qui renverse l’ordre (ou plutôt ledésordre) social établi : un entretien avecl’historienne Annie Jourdan, auteur d’uneNouvelle Histoire de la révolution, un ar-ticle de Rémy Janneau sur la Terreur et lavision mythifiée qui en est souvent don-née, dossier enrichi par plusieurs recen-sions de livres et une mise au point surl’essayiste officieuse Hannah Arendt.Ce numéro contient enfin des articles etdocuments portant sur des problèmes di-vers. D’abord, sur l’antisémitisme : untexte inédit en français rédigé en 1938 parHenryk Ehrlich, dirigeant du Bund (partiouvrier juif) polonais, qui sera plus tardcondamné à mort par le NKVD (sur déci-sion de Staline), puis un article publié le1er octobre 1941 par La Vérité, organetrotskyste clandestin, le premier organeclandestin à avoir dénoncé l’antisémi-tisme vichyssois, ce qui réduit à leur juste

(très, très petite) valeur les allégationsd’un sous-psychanalyste de pacotille, sifanatique dans sa volonté de justifier sonappel à voter pour le candidat des banqueset des multinationales à la présidentiellede 2017, qu’il attribua aux trotskystes re-belles à cet appel un passé de collabora-teurs pétainistes. Certes, la psychanalysen’est pas soumise aux règles qui doiventprésider à la recherche historique, mais delà à fabuler à ce point...Un article de l’historien russe Essipovrectifie plusieurs contre-vérités factuellesdont Alexandre Soljenitsyne n’a pas tou-jours été avare.Après la chronique des falsifications, cenuméro se conclut par une inhabituellepage de poésie : des extraits de Némésis,poème publié en 1834 par le poète sati-rique Barthélémy, et dont l’actualité a ré-sisté à l’épreuve du temps.

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Début janvier : la livre sterling =50 000 marks.11 janvier : occupation de la Ruhr par lestroupes françaises. Le gouvernement alle-mand proclame la résistance passive. Fin janvier : la livre sterling =250 000 marks. Congrès du KPD àLeipzig.25 mars : conférence régionale du KPD àEssen.Fin mars : gouvernement social-démo-rate de gauche de Zeigner en Saxe.Avril-mai : agitation croissante dans laRuhr.26 avril : Leo Schlageter est fusillé.Début mai : conférence des deux ten-dances du KPD avec les bolcheviks àMoscou.10 mai : assassinat en Suisse du diplo-mate russe Vorovski.Mai : grève des métallos.Juin : comité exécutif de l’Internationalecommuniste : discussion sur l’Allemagne.Discours de Radek : la « ligneSchlageter ».Fin juin : la livre sterling =500 000 marks.29 juillet : le KPD renonce à la journéeantifasciste interdite par le gouvernement.29 juillet : la livre sterling = 5 millions demarks.

10 août : grève à Berlin contre le gouver-nement Cuno.11 août : démission du gouvernementCuno.12 août : gouvernement Stresemann, àparticipation social-démocrate.23 août : le bureau politique du PC russese prononce pour la préparation de la prisedu pouvoir en Allemagne.Août-septembre : conférence secrète àMoscou ; préparation de l’insurrection.Fin août : la livre sterling = 45 millionsde marks.Septembre : la livre sterling à 125 mil-lions de marks. Stresemann met fin à la« résistance passive ». Préparatifs mili-taires de la Bavière contre la Saxe et laThuringe.10 octobre : entrée de communistes dansle gouvernement Zeigner, en Saxe.15 octobre : ultimatum du général Müllerà la Saxe.21 octobre : conférence des conseils àChemnitz. L’insurrection est décomman-dée.22 octobre : insurrection communiste àHambourg.8 novembre : échec du putsch de Hitler àMunich : le danger révolutionnaire li-quidé, la bourgeoisie rejette son aile fas-ciste.

La révolution allemandeChronologie des événements de l’année 1923

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

Au début de 1923, c’est la stabi-lisation qui est à l’ordre dujour, en Allemagne commedans le reste de l’Europe. Pour

la première fois depuis 1918, les sociaux-démocrates viennent de quitter le gouver-nement après la chute de Wirth : le nou-veau gouvernement, que préside Cuno

président d’unedes plus grossescompagnies detransport mari-time, envisage derevenir sur l’unedes principalesconquêtes de lasocial-démocratie,la journée de huitheures. Le règnede la bourgeoisiesemble consolidé.Or cette stabilisa-tion va être bruta-lement remise encause par la criseinternationale quiéclate sur la ques-tion des répara-

tions et prend, dès le début de janvier, uneforme aiguë avec l’occupation de la Ruhrpar les troupes françaises (1).C’est à la suite de désaccords franco-

britanniques sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la résistance allemande au paiement

des réparations prévues par le traité deVersailles, et au lendemain de l’échec dela conférence internationale des 2, 3 et4 janvier, que le gouvernement Poincarédécide d’occuper la Ruhr, que les troupesfrançaises envahissent à partir du 11 jan-vier. En quelques mois, la crise internatio-nale va déclencher en Allemagne une criseéconomique, sociale et politique sans pré-cédent : dès le premier mois, pour faireface aux énormes besoins financiers crééspar l’occupation de ce secteur-clé del’économie allemande, le gouvernement

La révolution allemandepar Pierre BrouéTroisième partie : 1923

Wilhelm Cuno et le président Ebert. (D.R.)

(1) Occupation qui, on le sait, fut combattue enFrance par le Parti communiste (il ne s’appelait pasalors Parti communiste français, mais Parti commu-niste, section française de l’Internationale commu-niste) qui pratiqua, à cette occasion, une politiquede défaitisme révolutionnaire.

L’occupation de la Ruhr par l’armée françaiseen 1923. (D.R.)

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La rÉvoLution aLLemande Par Pierre BrouÉ

Cuno fait « marcher la planche à billets » :le mark s’effondre, passant de 50 000 lalivre sterling à 250 000 à la fin du mois.Stabilisé à ce niveau, déjà catastrophique,il ne reprendra sa chute – verticale, cettefois – qu’à partir du mois d’avril.

C’est que les événements de la Ruhrsecouent profondément l’Allemagne. Dèsl’annonce de la décision de Poincaré, legouvernement Cuno annonce son inten-tion de résister. Le 12, le président de laRépublique, Ebert, lance un appel au peu-ple allemand. Le 13, par 284 voix contre12 (celles des communistes), le Reichstagvote la confiance à Cuno et approuve sonmot d’ordre de « résistance passive » :toute collaboration, tout paiement, toutcontact même sont interdits auxAllemands avec les autorités françaisesd’occupation, la grève devient un devoirpatriotique… Très vite, les incidents semultiplient entre les troupes françaises etles autorités ou les travailleurs allemands.A Düsseldorf et Bochum, la troupe fran-çaise tire sur les manifestants. Le 17, lebourgmestre de Dortmund est arrêté, et, le27, c’est le tour du grand industriel FritzThyssen. La température monte et, pourépauler la résistance, le gouvernement al-lemand promet son aide financière aux en-trepreneurs et travailleurs qui résistent ; ilmenace de considérer comme des traîtresceux qui travaillent encore. Le gouverne-ment français riposte en confisquant leproduit des impôts et le charbon, puis ré-quisitionne les transports. Finalement, ilexpulse de la zone occupée toutes les au-

torités allemandes, police comprise.En fait, durant le mois de janvier et une

bonne partie de février, l’industrie et lestransports sont totalement paralysés danstoute la région rhénane.Les sabotages se succèdent dans les

entreprises, sur les lignes de chemin de feret les lignes téléphoniques : les Françaisripostent par des arrestations massives,puis par des exécutions, dont la plus reten-tissante sera celle du nationalisteSchlageter (2). Très vite, pourtant, la ré-sistance de masse s’effrite. Les travail-leurs supportent en effet le poidsd’énormes sacrifices que ne vient com-penser aucune aide effective, et ils ont deplus en plus conscience d’être les seuls àpayer. Les Thyssen, les Krupp, dont lapropagande bourgeoise fait les héros de larésistance, sont leurs vieux ennemis : lamajorité des chefs d’entreprise met d’ail-leurs à profit la « grève » pour aménagerles usines, rénover le matériel et négocieen sous-main pour obtenir des garantiesfrançaises. Quand le travail reprend, la« résistance passive » n’est plus qu’unetriste farce : on ne « livre » pas le charbonaux Français, mais on se contente de le« laisser prendre » sur le carreau de lamine. Dès le mois de mars, la quantité decharbon saisie par les Français augmentetous les jours.

La réaction nationalisteL’occupation de la Ruhr a provoqué,

dès le premier jour, une violente pousséedes nationalistes. Le général Ludendorff,l’ex-chef d’état-major du Kaiser, lance un« appel aux armes ». Dans toutel’Allemagne, c’est une explosion d’indi-gnation contre l’agression française quivient renforcer les rancœurs nées de l’ar-mistice du 11 novembre 1918 et du « dik-tat » de Versailles : la propagande extré-miste des nationalistes en profite pour la

Le mark s’effondre en 1923. (D.R.)

(2) Schlageter, ancien membre des corps francs,aventurier contre-révolutionnaire, envoyé dans laRuhr pour le compte d’une organisation terroriste,est fusillé pour sabotage sur ordre des autoritésfrançaises.

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marquer de son em-preinte caractéris-tique, dénonçant la« honte noire », l’at-teinte portée à l’hon-neur de la race (3), enappelant aux réac-tions émotionnellesles plus violentes.Les débris des corpsfrancs, les restes desorganisations se-crètes contre-révolu-tionnaires qui ontfleuri au lendemainde la fin de la guerre,à nouveau soutenuspar des fonds impor-tants, se réorganisentet se développent,pour lutter à la fois

contre les impérialistes de l’« Entente » etle « péril rouge » dénoncé comme la causede la défaite et de la « honte ». Tandis qued’anciens officiers et sous-officiers met-tent sur pied des groupes paramilitairesdans la jeunesse, la « Reichswehr noire »se renforce (4), et des groupes de sabo-teurs et de terroristes sont expédiés dans laRuhr.C’est en Bavière, depuis 1919 le bas-

tion de la réaction allemande, que setrouve le foyer nationaliste le plus actif.Sous la protection du gouvernement réac-tionnaire de Von Kahr se développent desgroupes armés contre-révolutionnaires.C’est là qu’est Ludendorff, en contactétroit avec le Parti national-socialiste(nazi) de Adolf Hitler, dont le grand pu-blic entend alors parler pour la premièrefois. Quand le capitaine Ehrhardt, fameuxchef des corps francs, emprisonné pourson rôle pendant le putsch de Kapp, s’éva-dera de la prison de Leipzig, c’est enBavière qu’il se réfugiera, et Hitler célé-brera par un meeting ce haut fait.

Le congrès de Leipzigdu KPDDès le premier jour, le PC allemand a

cherché à éviter que sa politique d’hosti-

lité à l’occupation de la Ruhr puisse êtreinterprétée comme une approbation de lapolitique de Cuno ou même comme unsoutien de fait (5). Les députés commu-nistes votent au Reichstag contre laconfiance au gouvernement, et contre la« résistance passive ». Pour les commu-nistes allemands, la lutte se mène contredeux impérialismes, et leur seul allié est leprolétariat français : la conférenced’Essen essaiera d’organiser le front inter-national de la lutte (6).En fait, l’occupation de la Ruhr n’en-

traîne aucun tournant dans la politique duKPD. Le congrès de Leipzig, en janvier,est tout entier consacré à de vives discus-sions sur l’interprétation à donner auxmots d’ordre de « Front unique proléta-rien » et de « gouvernement ouvrier ». Ladroite, qui dirige le parti, avec Thalheimeret Brandler –celui-cisuccède à Meyer –insiste sur l’impor-tance des accordsaux sommets pour laréalisation du frontunique. En Saxe etThuringe, où com-munistes et sociaux-démocrates ont, en-semble, la majoritéau Landtag, et oùs’est développé uncourant gauche dans

« La honte noire » ; caricature dénonçant l’utili-sation des troupes colonialespar l’armée française, paruedans un journal satirique allemand. (D.R.)

Heinrich Brandler, dirigeantdu KPD (1881-1967).(D.R.)

(3) Les nationalistes dénonçaient la présence detroupes noires dans les unités françaises d’occupa-tion comme un danger pour la pureté de la race al-lemande.(4) La « Reichswehr noire » : troupesclandestines, car violant les conditions militaires deVersailles, du point de vue effectifs comme du pointde vue armement, généralement dirigées par d’an-ciens cadres des corps francs. (5) Le traité de Rapallo, accord entre l’URSS et legouvernement bourgeois d’Allemagne, ne devait,dans l’esprit d’aucun communiste, signifier untournant dans la politique du KPD, qui restait l’irré-ductible ennemi du gouvernement bourgeois de sonpays. Ce n’est que sous le règne de Staline que lapolitique des PC sera soumise aux impératifs de lapolitique extérieure russe.(6) En France, le PC mena une courageuse cam-pagne : c’est à cette époque et pour cette action quefurent emprisonnés de nombreux militants, dontGabriel Péri, secrétaire des Jeunesses communistes.

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LA RÉVOLUTION ALLEMANDE PAR PIERRE BROUÉ

la social-démo-cratie, la direc-tion Brandlerpropose deconstituer des« gouvernementsouvriers » parl’entrée des com-munistes dansles gouverne-ments que diri-gent les sociaux-démocrates degauche. A cesthèses, RuthFischer, Maslov, Thaelmann opposentcelles de la gauche : front unique à la base,gouvernement ouvrier sous la direction duKPD, et ils reprennent inlassablement lethème de l’offensive révolutionnaire. « Leparti, déclare Ruth Fischer, doit agir, etsans cesse essayer de mettre les masses enmouvement. »

Ces discussions occupent tout lecongrès, qui ne parlera pas de la Ruhr, uneproposition de la gauche de mettre à l’or-dre du jour « la situation politique et lestâches du parti », considérée par la direc-

tion comme une motionde défiance, étant re-poussée par 122 voixcontre 88. Les thèses deBrandler sur le frontunique et les gouverne-ments ouvriers sontadoptées par 118 voixcontre 59. Une fois deplus, le parti a été à deuxdoigts de la scission,que Radek, délégué del’IC, a cherché à éviter àtout prix : ni Maslov, niRuth Fischer, niThaelmann ne sont élusau comité central.

Nouvel arbitrage del’Internationale

Les désaccords vont d’autant pluss’accentuer au sein du parti que l’occupa-tion de la Ruhr a créé des conditions ex-

ceptionnelles et révolutionnaires danscette région, et que les communistes degauche y contrôlent la majorité de l’orga-nisation. Dès le lendemain du congrès deLeipzig, les communistes de la Ruhr ap-pliquent leur propre ligne : à la politiqueofficielle, qu’ils considèrent comme unsoutien de fait de la résistance passive, ilsopposent une politique d’offensive révo-lutionnaire, avec, comme objectif, la priseen mains des puits et des usines par lesconseils d’ouvriers, et la prise du pouvoirappuyée sur les milices ouvrières qu’ilsorganisent sous le nom de « Centuriesrouges ». Pour eux, la proclamation de laRépublique ouvrière de la Ruhr doit êtrela riposte des travailleurs aux deux impé-rialismes jumeaux. C’est cette lignequ’adopte, à une forte majorité, la confé-rence régionale du KPD réunie à Essen le25 mars. Elle va se traduire par toute unesérie d’incidents violents, que la directiondu KPD qualifie d’actions « aventuristeset putschistes ». Le 31 mars, il y a13 morts et 42 blessés autour des usinesKrupp à Essen ; le 13 avril, à Mülheim, leKPD s’empare du pouvoir, constituantaussitôt conseils et milices ouvrières. Lapolice de sécurité – revenue, à la demandede Berlin, avec l’autorisation de Paris –reprend, le 21, l’hôtel de ville deMülheim : il y a 10 morts et 70 blessés. Enmai, il y a de nouveaux incidents à

Arkadi Maslov, autre dirigeant communiste(1891-1941). (D.R.)

Ernst Thälmann , dirigeant de l’ailegauche du KPD (1886-1944) (D.R.)

Incident de Bochum en 1923 retranscrit parLe Peuple journal quotidien. (D.R.)

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

Bochum (13 morts) et à Gelsenkirchen, oùles mineurs s’emparent des locaux de lapolice, les saccagent et détruisent les dos-siers.L’opposition est si vive entre la direc-

tion du parti et la gauche, qui anime lescommunistes de la Ruhr, que le comitéexécutif de l’Internationale intervient ànouveau : le 22 avril, il réunit à Moscouune conférence internationale pour réglerles divergences à l’intérieur de la sectionallemande. Autour de Boukharine, Radek,Trotsky, Zinoviev, délégués du parti russe,ont été convoqués Brandler et Boettcher,pour la direction, Maslov et Thaelmann,pour la gauche. Une fois de plus, les deuxtendances acceptent une résolution decompromis admettant les erreurs com-mises de part et d’autre. Elle réaffirme laligne du front unique, condamne les initia-tives révolutionnaires dans la Ruhr tantque ne se produit pas de mouvement révo-lutionnaire dans le reste de l’Allemagne eten France. Elle approuve l’alliance avecl’aile gauche de la social-démocratie enSaxe, mais refuse la participation descommunistes au gouvernement saxon :c’est pour l’ensemble de l’Allemagne quele mot d’ordre de gouvernement ouvrierdoit être avancé. La conférence extraordi-naire décide la cooptation au CC du KPDde quatre membres dirigeants de lagauche, dont Thaelmann, Maslov, RuthFischer. En échange de ce geste, la gauches’engage à ne pas engager de « guerre ci-vile » à l’intérieur du parti, et à ne pasmener de campagne pour ses thèses en de-hors de Berlin et Hambourg, ses bastionsde la zone non occupée. Une fois de plus,l’Internationale avait agi responsable-ment : la section allemande allait, en effet,se trouver immédiatement après face à lacrise révolutionnaire la plus sérieuse quel’Allemagne ait connue depuis 1918.

L’inflationNous avons vu que le gouvernement

Cuno avait, fin janvier, stabilisé le mark à250 000 la livre sterling. Il se maintiendraà ce niveau jusqu’en avril, puis s’effon-drera. La tentation était trop forte pour le

gouvernement de financer l’énorme sur-croît de dépenses provoqué par la crise dela Ruhr en multipliant les billets. Elle étaitnon moins forte pour tous les possédantspar les perspectives spéculatives de béné-fices quasi miraculeux que leur offrait uneinflation galopante. Gouvernement capi-taliste, prisonnier des capitalistes, le gou-vernement Cuno ne pouvait résister. La

livre sterling passe à 500 000 marks enjuin, pour atteindre un million et demi enjuillet et cinq millions début d’août. Lesprix montent parallèlement dans unecourse vertigineuse. La petite bourgeoisie,rentiers et épargnants, est touchée à mort,intégralement ruinée. Les salariés voients’effondrer brutalement leur pouvoird’achat : employés et fonctionnaires,payés au mois, sont encore plus atteintsque les ouvriers payés à la semaine, car lessalaires suivent, mais de très loin, lacourse des prix. Sur l’Allemagne de 1923s’abat une effroyable misère : allocationsde chômage symboliques et salaires de fa-mine, tandis que les paysans, affolés par ladévaluation, stockent les produits agri-coles. Un peu partout se produisent de vé-ritables émeutes de la faim ; on pille entre-

L'hyperinflation - billet de 100 millions demarks le 22-8-1923. (D.R.)

Un pain = 460 milliards de marks (D.R.)

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pôts de vivres et boulangeries.Travailleurs et chômeurs, avec leursfemmes et leurs enfants, se rassemblentou défilent quotidiennement, réclamantdu pain. Avec la sous-alimentation, la tu-berculose fait de terribles ravages. On en-registre à Berlin une véritable épidémie desuicides. Il faut pour le travailleur privilé-gié – celui qui travaille – deux jours en-tiers d’un salaire moyen d’ouvrier qualifiépour acheter une livre de beurre, cinqmois entiers de salaire pour acheter uncostume ordinaire.L’inflation ne signifie pourtant pas la

misère pour tous. Les détenteurs d’or oude devises étrangères réalisent de fantas-tiques bénéfices. Industriels et entrepre-neurs, dont les frais en salaires et chargessociales sont pratiquement réduits à rien,peuvent baisser leurs prix en conséquenceet exporter à l’étranger contre des devises.C’est un véritable âge d’or pour les trustset les banques qui, en quelques jours, fontdes bénéfices colossaux et stables, tandisque petits bourgeois et prolétaires sont ré-duits à la misère et au désespoir.On comprend que, dans ces conditions,

on ait assisté à un véritable déferlement desentiments révolutionnaires. L’esprit de larévolution, « l’esprit de novembre », estlargement dépassé : rien ne subsiste desgarde-fous idéologiques que la bourgeoi-sie dresse dans les masses pour assurer sadomination. Les notions d’ordre, de léga-lité, de propriété n’ont plus de sens. La petite-bourgeoisie est réduite à la

condition de sous-prolétariat et n’a plusrien à perdre. Il n’y a plus d’aristocratieouvrière : tous les salaires sont, en fait, ni-velés au plus bas, en dessous du minimumvital. Les fonctionnaires n’obéissent plusà l’Etat qui ne leur donne que des salairesdérisoires. La police, le plus souvent, as-siste, passive, aux manifestations et auxémeutes de la faim. Même l’armée semblepeu sûre : la république bourgeoise n’a ap-porté aux Allemands que l’humiliation etla misère, et un affamé ne se résout pas fa-cilement à tirer sur un affamé, quand c’estla faim qui l’attend, lui aussi, au bout ducompte. Comment justifier un régime à cepoint décomposé, responsable d’une aussi

noire misère dans un des pays les plusavancés ? Le gouvernement bourgeoistente à la fois de justifier le conflit de laRuhr et ce que Rosenberg appelle fort jus-tement l’« orgie inflationniste » : il ne faitqu’accroître l’exaspération (7). Plus en-core qu’en 1918-1919, la bourgeoisie alle-mande est au bord de l’abîme. En effet,son plus solide rempart, l’appareil social-démocrate, est attaqué jusque dans sesfondements.

La crise de la social-démocratieLa direction de la social-démocratie

n’a pas évolué depuis 1919. Certes, elles’est débarrassée de Noske, trop cynique,trop sanglant, trop ouvertement compro-mis avec l’extrémisme militariste et lesgénéraux. Mais la révolution lui paraîttoujours aussi haïssable, calamité su-prême dans un monde de calamités. Leparti social-démocrate est prêt à assurer ladirection de l’Etat capitaliste, pour mettrefin à la crise internationale et à l’inflation :il ne veut pas sortir des cadres de laConstitution et de la légalité. Jamais il nerépondra autrement que par le mépris auxpropositions de front unique des commu-nistes. Pour la première fois, pourtant, depuis

la guerre, est apparue une aile gauche so-cial-démocrate qui n’a rien à voir avec levieux courant indépendant. Toute unesérie de militants, de cadres moyens enparticulier, se sont convaincus, après lesévénements des dernières années et sur-tout le putsch de Kapp, que la politiquequi les allie, au Parlement, aux partisbourgeois, les enchaîne en fait aux piresennemis de la classe ouvrière, aux grandscapitalistes et aux généraux. En même

(7) C’est depuis cette époque que la propagande na-tionaliste allemande a été marquée du sceau del’« anticapitalisme ». Hitler fit alors ses premièresarmes de national-« socialiste ». Comment, en effet,dans l’Allemagne de 1923, défendre les « bienfaitsde la libre entreprise » ?

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temps, ils se sontconvaincus de la néces-sité d’un front unique dela classe ouvrière et sontprêts à répondre favora-blement aux proposi-tions du KPD. Cette ailegauche est particulière-ment solide en Thuringeet en Saxe, où elle estanimée par le docteurErich Zeigner. En mars,les sociaux-démocratesde Saxe ont rompu auLandtag la coalitionavec les partis bour-geois, et le nouveau gouvernement social-démocrate de Zeigner bénéficie de l’appuides élus communistes. Mais la crise de la social-démocratie

est plus profonde encore que ne pourrait lelaisser croire ce développement nouveaud’une aile gauche. C’est que l’organismeest atteint au cœur même de ce qui faisaitl’essentiel de sa force : les syndicats, basede la puissance de l’appareil social-démo-crate, sont en pleine décomposition. Leurscaisses sont vides, ruinées par l’inflation :plus de salaires décents pour les dizainesde milliers de permanents, plus d’assis-tance pour les centaines de milliersd’adhérents qui étaient en droit de l’atten-dre. Avec l’effondrement de la monnaie etla montée des prix, les contrats collectifsn’ont plus aucune signification. En bref,les syndicats et leur vieille conception dusyndicalisme sont désormais sans priseaucune sur la réalité sociale. Les travail-leurs les quittent en masse : plus de deuxmillions de syndiqués en moins à l’été1923, par rapport à l’été 1922. Ceux quirestent ne paient plus leurs cotisations.D’ailleurs les cotisations ne sont plus uti-lisables. L’énorme machine reste suspen-due dans le vide.L’exaspération des travailleurs contre

le régime capitaliste se tourne contre lasocial-démocratie, qui se cramponne à larépublique et ne propose rien. Alors que,fin 1922, l’énorme majorité des travail-leurs allemands la suivait encore, on peutassurer qu’elle s’en est détournée à l’été

1923. Arthur Rosenberg, qui lepense, a recherché quelques indi-cations chiffrées permettant de leprouver dans une époque où, pré-cisément, il y a eu très peu d’élec-tions. Pour les élections auLandtag, dans la région agraire deStrelitz, en juillet 1923, les com-munistes recueillent 11 000 voixcontre 12 000 aux sociaux-démo-crates, alors qu’en 1920, les so-ciaux-démocrates majoritairesavaient obtenu 25 000 voix et lesIndépendants 2 000 seulement.Un vote à l’intérieur du syndicatdes métallos de Berlin, au cours

du même mois de juillet, donne54 000 voix aux communistes contre22 000 aux sociaux-démocrates (8).

L’autorité révolution-naire du KPDC’est tout naturellement vers le PC que

vont les masses de travailleurs qui se dé-tournent de la social-démocratie par hainedu régime capitaliste. C’est qu’il est àleurs yeux le parti de la révolution ou-vrière, le seul qui ait la volonté de mettrefin à ce régime de famine. En 1918-1919,les sociaux-démocrates avaient brandi lamenace du chaos économique en cas devictoire des « bolcheviks ». Les « bolche-viks » ont été battus, et c’est, néanmoins,le chaos et la misère que connaissent lestravailleurs. La révolution d’Octobre ap-paraît aux masses allemandes sous un journouveau : elle n’est plus, comme beau-coup l’ont cru et dit, la « socialisation dela misère », mais bien le socialisme, laseule issue pour échapper à la misère. LeKPD semble la seule force capable demettre fin à l’exploitation du prolétariatallemand. C’est vers lui qu’il se tourne, at-tendant son initiative, évitant les actionssporadiques et désordonnées qui l’ont,quelques années plus tôt, mené à la dé-faite.(8) Tous ces chiffres sont cités par Rosenberg. Labourgeoisie prit bien garde, en cette période cru-ciale, d’éviter les élections. Lors de la montéenazie, au contraire, on votera tous les six mois…

Eric Zeigner (1886-1949),dirigeant social-démocratede gauche, photo paruedans l'Humanité en 1923.(D.R.)

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C’est également autour de lui que secréent les organismes de masse, qu’impul-sent ses militants. Ce sont la multitude des« comités de contrôle des prix », organisésdans les quartiers et les villes pour luttercontre la hausse. Ce sont les « comitésd’usine », que les militants s’efforcent derattacher à la tradition allemande des« hommes de confiance » et qui, bien sou-vent, au détriment des syndicats, apparais-sent comme la véritable direction ouvrièredans les entreprises. Ce sont enfin les milices ouvrières, les

« centuries rouges », organisées, ellesaussi, sur la base des entreprises, regrou-pant, autour des communistes, des so-ciaux-démocrates, des chrétiens, des sans-parti, avec les mêmes objectifs : servird’organe d’exécution aux comités decontrôle ou d’usine, protéger, aussi, lestravailleurs des raids de l’extrême -droite,des groupes nazis notamment. Au prin-temps de 1923, lors des funérailles del’ambassadeur d’URSS en Italie,Vorovski, a lieu à Berlin une grandiosemanifestation aux flambeaux, dont VictorSerge, qui nous en a laissé le récit, ditqu’elle « ouvre la période de mobilisationrévolutionnaire ». Malgré ces perspectives favorables et

la sympathie croissante des travailleurs,les désaccords subsistent à l’intérieur duKPD. Pour la gauche, il faut systémati-quement pousser au développement et àl’élargissement de l’influence des comitésd’usine qui seront les soviets, les centu-ries, qui seront le noyau de l’Armée rougede demain : le KPD doit engager la luttepour le pouvoir, sans délai. Pour la droite,il s’agit, par la propagande et la pratiquedu front unique, d’élargir encore l’au-dience du KPD dans la classe ouvrière al-lemande. La chute de Cuno ouvrira la voieà un gouvernement ouvrier, dont l’al-liance parlementaire au Landtag saxon estl’annonce et la préfiguration. Les deuxtendances reprennent l’une contre l’autreles mêmes arguments sur des thèmes nou-veaux : la droite taxe la gauche de secta-risme, l’accuse de dresser systématique-ment les conseils d’usine contre lessyndicats, dénonce ses tendances put-

schistes et aventuristes. La gauche ré-torque que la droite freine le développe-ment des comités pour ne pas déplaire auxbureaucrates syndicaux. Pour la droite, lescenturies rouges de la Ruhr sont des mi-lices au service d’une politique putschisteet aventuriste. Pour la gauche, les centu-ries de Saxe sont, par la volonté des« communistes réformistes », de simplescorps de police auxiliaire, chargés d’uncontrôle économique peu efficace sousl’autorité des organismes de « collabora-tion des classes » que sont les comités decontrôle. C’est pourtant à propos de l’atti-tude à adopter vis-à-vis des nationalistesétrangers qu’éclateront les désaccords lesplus spectaculaires.

L’exécutif de juin :la ligne SchlageterDéjà, au mois de février, le théoricien

du KPD allemand Thalheimer, dans un ar-ticle publié dans die KommunistischeInternationale, avait posé les problèmespolitiques nés de l’occupation de la Ruhren termes inadmissibles pour la gauche.Analysant les forces en présence, il assi-gnait des rôles différents aux bourgeoisiesallemande et française. La bourgeoisie al-lemande, selon lui, jouait « malgré elle,un rôle objectivement révolutionnaire ».

La « défaite del ’ impér ia l i smefrançais dans laRuhr » était, selonlui, « un but com-muniste ». Lesc o m m u n i s t e stchèques Neurathet Sommer avaientvivement répondudans les mêmescolonnes : cela si-gnifiait-il le sou-

tien des communistes allemands au gouver-nement Cuno (9) ?

(9) Preuve de la liberté de discussion dans l’IC àl’époque : une politique de conciliation vis-à-visd’un gouvernement bourgeois lié à l’URSS par untraité était ouvertement qualifiée de trahison dans lapresse de l’Internationale.

Karl Radek (D.R.)

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Il semble bien qu’une telle idée aitexisté au moins dans la tête de KarlRadek, éminence grise de la direction duKPD allemand dans cette période, scep-tique sur les chances de toute révolutionallemande depuis 1919. Au comité exécu-tif de l’IC, qui se réunit en juin, KarlRadek fit une intervention dont AlfredRosmer nous a laissé un vivant compterendu (10). Saluant en Schlageter (11) le« vaillant soldat de la contre-révolution »,il déclare : « La grande majorité desmasses secouées par des sentiments natio-nalistes appartient, non au camp des capi-talistes, mais au camp des travailleurs. »Sa pensée, largement développée dans des

articles ultérieurs, est qu’il faut gagner lapetite bourgeoisie au socialisme et lasoustraire ainsi à l’influence fasciste enluttant énergiquement contre les consé-quences de Versailles : ainsi renaît lavieille thèse du « national-bolchevisme ».L’application de la ligne « Schlageter »,les confrontations publiques entre com-munistes et nazis mises sur pied dans lessemaines suivantes, ont alimenté la propa-gande sociale-démocrate sur la « collu-sion nazi-communiste », et, depuis, servide précédent à ceux qui, comme RuthFischer, ont voulu retrouver, a posteriori,dans le communisme les germes du stali-nisme, et, dans la ligne « Schlageter »,l’annonce lointaine du pacte Hitler-

Staline. Mais ce rapprochement est unanachronisme. Personne, en 1923, n’a vudans cette ligne autre chose qu’une tac-tique et n’y a dénoncé une trahison (12).La ligne « Schlageter » n’était que laconséquence de la ligne « droitière » duKPD allemand : du moment que la révolu-tion n’était pas à l’ordre du jour, il existaitla possibilité – et le temps – de gagner aucommunisme les troupes petites bour-geoises du fascisme.

La journée antifascisteLa meilleure preuve en est que la ligne

« Schlageter » ne se traduisit par aucunemesure pratique deconciliation vis-à-visdes nazis. Le 11 juil-let, la centrale du Partidécide d’organiserpour le 29 une gran-diose manifestationde masse sous le titrede « Journée anti-fas-ciste ». Craignant desincidents, le gouver-nement prussien inter-dit toute manifesta-tion à Berlin cejour-là. L’état-majordu parti se divise ànouveau. La droitepréférait s’incliner,car elle redoute une

bataille qu’elle juge prématurée. Lagauche veut passer outre et dénonce unecapitulation. On a, une fois de plus, re-cours à l’arbitrage de l’exécutif del’Internationale. Lui aussi apparaît pro-fondément divisé. Zinoviev etBoukharine, qui sont en vacances, télégra-phient que les Allemands doivent passeroutre à l’interdiction de manifester. Radekles accuse aussitôt de pousser le KPD alle-

(10) Voir Moscou sous Lénine d’Alfred Rosmer.(11) Voir note 2, p. 28.(12) Il est à noter que c’est du côté nazi que l’on mitfin aux « confrontations publiques ».(13) Rendue publique seulement en 1927, lors dupassage de Zinoviev à l’opposition, cette lettre restajusqu’à cette date ignorée de Trotsky.

Alfred Schlageter devant le peloton d'exécution en 1923 - dessin (D.R.)

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mand à un « désastre de juillet » (allusionà juillet 1917). Staline, nouveau secrétairegénéral du PC russe, prend, pour la pre-mière et unique fois, une position nettedans la question allemande. Dans une let-tre à Zinoviev et Boukharine (13), aprèsavoir souligné que les communistes alle-mands manquent de deux atouts qui furentprécieux aux bolcheviks, la volonté depaix et la faim de terre des paysans, ilprend position sur le fond du problème,affirmant que la révolution prolétariennen’est pas à l’ordre du jour en Allemagne :

« Si, aujourd’hui, le pouvoir enAllemagne s’effondrait pour ainsi dire, etsi les communistes s’en emparaient, toutcela finirait par une débâcle… Le pro-blème n’est pas que Brandler veut “édu-quer les masse”, mais que la bourgeoisieplus que les sociaux-démocrates de droitetransformeront sûrement la manifestationen bataille générale (en ce moment toutesles chances sont de leur côté), et les exter-mineront. Bien sûr, les fascistes ne dor-ment pas, mais il est de notre intérêt qu’ilsattaquent les premiers. Cela ralliera toutela classe ouvrière autour des commu-nistes. En plus, selon toutes les informa-tions, les fascistes sont faibles enAllemagne. A mon avis, les Allemandsdoivent être freinés, non poussés. »Finalement, après des hésitations et

d’incohérentes discussions de couloir, lebureau de l’exécutif prend la responsabi-lité de décommander par télégramme lamanifestation. Le 29, 250 000 militants etsympathisants berlinois, enfermés dansles locaux du parti, critiquent violemmentla passivité de leur direction. Quand laquestion vient à l’ordre du jour du comitécentral, les 5 et 6 août, Ruth Fisher ré-clame à nouveau – comme elle le fait de-puis des années, ce qui nuit malheureuse-ment à son audience – que le parti se placerésolument à la tête des masses pour laconquête du pouvoir. Brandler maintientses positions ; le moment n’est pas venude la dictature prolétarienne et le régimebourgeois s’effondrera de lui-même à sonheure. La tâche de l’heure, c’est, pour lescommunistes, de gagner la masse des ou-vriers sociaux-démocrates. La résolution

finale du CC affirme la nécessité d’enfinir avec le gouvernement Cuno. Ecartantà nouveau la perspective de gouverne-ments régionaux avec les sociaux-démo-crates de gauche, elle réclame un gouver-nement ouvrier et paysan pour toutel’Allemagne.

La grève contre CunoEn réalité, la température des masses

n’a cessé de monter dans tout le pays. Lesincidents de tous ordres se multiplient :saisies d’entreprises comme la mine deZwickau par les mineurs, émeutes de lafaim, coups de feu… Pour la premièrefois, la campagne bouge, démentantStaline : plus de 150 000 ouvriers agri-coles de Prusse-Orientale font grèvecontre les grands propriétaires. Sous l’im-pulsion des communistes de gauche s’estconstitué un organisme de liaison entre lescomités d’usine, le « Comité des Quinze »de Berlin, dont le rôle sera primordialdans la chute de Cuno.Ce furent, en réalité, les travailleurs de

l’Imprimerie nationale qui jetèrent à terrele gouvernement. La grève des impri-meurs arrêtait tout : en quelques heures,faute de billets qu’ils imprimaient, toute lavie du pays est arrêtée, aucun échange,aucun paiement ne sont possibles. LeComité des Quinze lance alors le motd’ordre de grève générale, immédiate-ment suivi dans toute la capitale. Leconseil syndical de Berlin, au cours d’uneséance dramatique, à laquelle étaient invi-tés les représentants des partis ouvriers,communistes compris, se divise. Une par-tie des responsables syndicaux, dontquelques-uns des plus « conservateurs »,conscients de la volonté des masses,penche en effet pour donner au mouve-ment la caution de la centrale. Ce n’estque d’extrême justesse, sous la pressiondu social-démocrate Wels, que le conseil,à une faible majorité, décide finalementde s’abstenir… Mais cette abstention hé-sitante de la centrale berlinoise ne changerien et le mouvement s’étend dès le lende-main au reste du pays ; les bagarres semultiplient. Le Parti social-démocrate lui-

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même se prononce pour la démission deCuno. Le jour même, il démissionne.Incapable de faire face seule à la crise, labourgeoisie allemande recourt, une fois deplus, au soutien des sociaux-démocrates.Le 12, Gustav Stresemann, du parti popu-liste, ancien syndic des industriels deSaxe, constitue un nouveau gouverne-ment. L’Intérieur, la Justice, les Finances,surtout avec Hilferding, sont entre lesmains de ministres sociaux-démocrates.Pour la direction du KPD ce nouveau

gouvernement de coalition montre que lasituation n’est pas mûre : les masses de-vront encore faire cette expérience-là.Pour l’instant, l’objectif fixé par le CC, ladémission de Cuno, est atteint. Le 13, leCC lance l’ordre de reprise du travail.Heckert, délégué de la direction, s’emploieà convaincre les délégués des comitésd’usine de Berlin de la nécessité de repren-dre le travail. Sans objectif ni direction, lagrève meurt, se prolongeant pourtant, pen-dant plus d’une semaine, par de brusquesflambées locales ou régionales.Le gouvernement Stresemann, lui, ne

cache pas son programme. Il veut régler leproblème de la Ruhr en négociant avecl’Entente, annonce la stabilisation pro-chaine du mark, et menace d’écraserl’« agitation communiste ». Le socialisteSevering, ministre prussien de l’Intérieur,dissout le Comité des Quinze. Stresemannprend contact avec Londres pour une mé-diation. Il s’agit, avant tout, pour la bour-geoisie allemande, comme bientôt pour labourgeoisie internationale, de faire faceau danger révolutionnaire en Allemagne.C’est ce que l’on comprend, enfin, àl’exécutif de l’Internationale communiste.Les dirigeants, rappelés de vacances, vontdélibérer : le grand tournant va être pris,l’étape décisive approche.

Le tournant del’Internationale communisteLe succès de la grève contre Cuno, la

constitution du gouvernement Stresemannà Berlin étaient des éléments nouveaux

d’importance. Pour Radek, le rapproche-ment germano-britannique signifiait la finde ses perspectives nationales-bolche-vistes, de tous les calculs basés sur une al-liance durable entre l’URSS etl’Allemagne bourgeoise. Le caractère ré-volutionnaire de la situation allemandeétait, d’autre part, mis en lumière par l’at-titude même des dirigeants capitalistes.Zinoviev semble avoir été ébranlé par lesarguments de la gauche allemande, aux-quels il n’avait d’ailleurs pas étéjusqu’alors insensible. Le Politburo seréunit le 23 août, en présence de quelquesspécialistes, dont Radek et Piatakov, pourétudier la situation allemande. Trotskysoutient à fond la thèse que le moment estvenu de passer à l’offensive, et personnene le contredit sérieusement. Dans la luttequi se dessine pour la succession deLénine, personne ne se soucie de prendrevis-à-vis de l’Allemagne une lourde res-ponsabilité : Staline se tiendra coi.Brandler est déjà convoqué à Moscou ; lesautres dirigeants allemands le sont à leurtour, pour la mise au point des préparatifsde l’insurrection. Au cours de ces entre-tiens secrets qui se prolongent de la finaoût au début octobre, les communistesallemands et la commission désignée parle Politburo préparent en détail le plan del’Octobre allemand.Brandler, venu une fois de plus avec

l’intention de réclamer des sanctionscontre la gauche, et notamment contreMaslov de plus en plus lié aux opposition-nels russes, n’avait pas pensé qu’on puisseremettre en question la ligne suiviejusqu’alors. Il éprouve, selon RuthFischer, le « choc de sa vie » en décou-vrant dans Moscou d’immenses affichessur l’« Octobre allemand », en apprenantque, dans tout le pays, se déroulent dansles organisations du parti des discussionspassionnées sur la « révolution alle-mande ». Violemment hostile d’abord à cequ’il considère comme un « cours aventu-riste idiot », il finit pourtant par s’incliner.Seul, l’appui politique de l’IC lui avait

permis de résister, dans son parti, à l’im-patience croissante des cadres et des mili-tants : il n’est pas homme à tenir tête à une

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tendance qu’animerait l’exécutif, et sansdoute n’est-il pas homme à « avoir rai-son » contre les prestigieux dirigeants del’Internationale. Il accepte donc la ligne.Par ailleurs, personne, à l’exécutif, nepense à le remplacer à la tête du parti alle-mand : Trotsky, le premier à réclamer letournant, considère Brandler comme leseul dirigeant capable (14). C’est donc luiqui sera chargé de l’application de la lignequ’il avait si énergiquement combattue etde la justesse de laquelle il n’est peut-êtrepas convaincu.Deux points seulement seront passion-

nément discutés, dans le schéma politiquede l’insurrection. Trotsky propose de fixerpour l’insurrection une date. Brandler sebat comme un lion contre cette décisionqui lui lierait les mains et obtient en fin decompte satisfaction : la fixation de la dateprécise de l’insurrection est laissée, dansle cadre des mois qui viennent, à l’appré-ciation de la direction du KPD allemand.Sur l’autre point, Brandler se retrouverad’accord avec Trotsky. Il s’agit de savoirsi le KPD allemand doit ou non appeler àla constitution de soviets. Contre les délé-gués de la gauche allemande, prévaut fi-nalement le point de vue selon lequel, sui-vant les termes de Trotsky, « lemouvement des larges masses proléta-riennes et semi-prolétariennes commen-çait à se cristalliser autour des comitésd’usine qui, pour l’essentiel, remplis-saient les fonctions assumées par les so-viets (russes) dans la période précédantimmédiatement la lutte directe pour lepouvoir » (15). Il n’y aura donc pas de so-viets élus avant l’insurrection, cette« forme parallèle » d’organisation ris-quant, de plus, de constituer un avertisse-ment non déguisé à la bourgeoisie alle-mande…

Plan d’insurrection etpréparation techniqueLe reste des sept semaines de délibérationà Moscou est consacré aux détails tech-niques de schéma d’insurrection. Brandlerayant convaincu ses interlocuteurs del’importance des positions révolution-

naires de Saxe et Thuringe, il est décidé defaire de ces deux régions les foyers del’organisation militaire révolutionnaire.Après une brève période d’intense propa-gande révolutionnaire, les communistesentreront dans les gouvernements so-ciaux-démocrates de Saxe et Thuringeavec, comme objectif, la construction, surla base des centuries rouges, de noyaux del’Armée rouge, qui apporteraient immé-diatement leur aide à l’insurrection arméedans le reste de l’Allemagne. Le gouver-nement ouvrier et paysan, constitué aulendemain de l’insurrection, comprendra,aux côtés des communistes, des sociaux-démocrates de gauche, des syndicalisteset, éventuellement, des éléments mili-taires ralliés à la révolution (16). Son pro-gramme sera la nationalisation immédiatede l’industrie lourde et le partage desterres des grands propriétairesd’Allemagne orientale.Rien ne semble avoir été négligé dans

le domaine de la préparation technique del’insurrection. Si, finalement on n’a pasretenu, du fait de l’hostilité de Zinoviev, lasuggestion d’envoyer Trotsky enAllemagne pour qu’il dirige en personnel’opération, on a tout de même désigné un« directoire » de « techniciens » qui sontdes communistes russes de premier plan :

(14) En désaccord avec lui sur l’estimation de la si-tuation, Trotsky avait cependant beaucoup d’estimepour Brandler. En revanche, il n’avait aucuneconfiance dans les dirigeants de la gauche, dont toutl’avait séparé durant les dernières années, alorsmême que leurs points de vue coïncidaient depuisquelques semaines.(15) Les Leçons d’Octobre de Léon Trotsky.(16) On comptait toujours sur le ralliement au com-munisme d’éléments nationalistes, convaincus quele prolétariat seul pouvait libérer la « nation prolé-taire » asservie par Versailles : le KPD avait, depuisle séjour de Radek à Berlin en 1919, des contactsavec les officiers de la Reichswehr. C’est là, d’ail-leurs, que commencent les ambiguïtés. Ces offi-ciers regardaient plus vers l’URSS, Etat allié contrel’Entente, que vers le communisme. Les commu-nistes pensaient en faire des alliés dans la luttecontre leur propre bourgeoisie. Radek ne sembleavoir rien fait pour éclaircir le malentendu.

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Karl Radek, Piatakov, WassiliSchmidt. Plusieurs centainesd’officiers de l’Armée rougesont envoyés en Allemagne, oùils doivent constituer les cadresde la future armée révolution-naire et où ils sont, en atten-dant, les conseillers techniquesde l’insurrection : c’est le gé-néral polonais Skoblevsky quiles dirige, assisté d’un autrepolonais, Guralsky dit Kleine.Les services de renseigne-ments ont envoyé aussi denombreux agents placés, parl’intermédiaire de Krivitsky, sous l’auto-rité du directoire. Les uns se chargent del’achat et du stockage des armes, d’autresdes liaisons avec les milieux militaires.On établit les plans d’attaque des ca-sernes, de coupure des communications,de distribution des armes en vue de la mo-bilisation des centuries. Ce n’est quelorsque tout semble au point que Brandlerrepart pour l’Allemagne. Sur sa demande,pour éviter toute discorde fâcheuse au mo-ment décisif, Maslov est retenu à Moscou.Lors de leurs adieux au Kremlin, Trotskyétreint longuement Brandler : il estconvaincu que l’homme qu’il embrassesera bientôt le chef de la seconde révolu-tion prolétarienne victorieuse.

La réaction de la bourgeoisie : le gouvernementStresemann

Pendant ce temps,le gouvernementStresemann s’efforce àla hâte de jeter les basesdu redressement, demettre fin à la crisequi menace de tout emporter. Les négocia-tions avec l’Angleterredonnent des résultatsencourageants et, le26 septembre, le gouver-nement reconnaît offi-

ciellement l’occupation de laRuhr : c’est la fin de la « résis-tance passive », le début de ladétente internationale, la possi-bilité assurée d’un redresse-ment économique.Le gouvernement étudie les

moyens de mettre fin à l’infla-tion. Il a dû, dans les premiersjours de son existence, concé-der l’échelle mobile des sa-laires qui, en fait, diminueconsidérablement les bénéficesdes spéculateurs. Surtout, l’en-semble de la classe capitaliste

allemande comprend qu’après lesénormes bénéfices déjà réalisés il seraitimprudent de poursuivre une politique quimène tout droit à la révolution.Cependant, tandis que Hilferdingconfronte les différents projets de stabili-sation monétaire, l’inflation continue. Du31 juillet au 31 août, le mark passe de5 millions à 45 millions la livre sterling,pour dépasser la centaine de millionsquelques semaines après. La chute est ver-tigineuse : les prix doublent tous les jours.Le salaire de la semaine est fixé, suivant laloi de l’échelle mobile, tous les mardis àl’indice officiel et payé en deux fois, avecun acompte le mardi et le reste le ven-dredi. Mais, le vendredi, la somme fixéele mardi a déjà perdu les trois quarts de savaleur. On va se faire payer avec des va-lises et des brouettes, pour des billets dontla valeur ne dépasse guère celle du papierau poids.

Gustav Stresemann(1878-1929). D. R.

L'hyper inflation. Les enfants jouent avec desbriques de billets de banque. (D.R.)

Piatakov, un des en-voyés du Comintern.

(D.R.)

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En Bavière, sous le gouvernementréactionnaire de Von Kahr, l’aile extré-miste de l’impérialisme allemand poursuitses préparatifs contre-révolutionnaires.Après l’entrée des socialistes au gouver-nement, la Bavière défie ouvertement legouvernement central. En contact avec leséléments nationalistes, que dirige à Berlinl’amiral Von Tirpitz, assurés de la bien-veillance de la Reichswehr, et comptantsur l’appui actif du général Von Lossow,qui la commande en Bavière, les conspira-teurs font peser sur la Saxe et la Thuringeouvrières une constante menace. Forts deleurs amitiés à Berlin, ils exercent sur legouvernement central un constant chan-tage. C’est sous le prétexte du dangerqu’ils constituent que le gouvernementStresemann fait remettre la totalité despouvoirs exécutifs au ministre de laReichswehr, en l’occurrence à son délé-gué le général Von Seeckt. « Arbitre »entre Berlin et la Bavière, l’état-majorconcentre entre ses mains des pouvoirsconsidérables : il aspire, une fois de plus,au rôle de « sauveur suprême », mainte-nant que la bourgeoisie est remise de sagrande peur du mois d’août. La classe ouvrière ne s’est pas soule-

vée ; l’espoir demeure de prendre de vi-tesse la révolution. La confiance renaîtdans les milieux d’affaires et, puisquec’est la stabilisation monétaire qui est àl’ordre du jour, on commence à mettre enavant l’augmentation de la durée du tra-vail. Au Reichstag, la droite et le centre secoalisent contre Hilferding, qui ne veutpas porter atteinte à la journée de huitheures. Stresemann démissionne, et, aprèscette fausse sortie, présente un ministèreremanié où les sociaux-démocrates sontécartés des postes-clés, le populisteLuther ayant le portefeuille des Finances.Le Reichstag accorde au nouveau gouver-nement les pleins pouvoirs en matièreéconomique, sociale et financière, luiconférant ainsi une autorité quasi dictato-riale.

Pendant les mois décisifs où l’on s’estdécidé puis préparé à Moscou, tout sem-ble avoir changé au sein du KPD. Dès le30 août, la centrale a prévenu que « le mo-ment décisif approche ». La décision priseà Moscou et l’unanimité retrouvée, l’arri-vée des experts russes, les armes, les dol-lars, ont fait renaître la confiance et l’en-thousiasme un instant ébranlés par leshésitations et les dissensions. Thaelmann,leader de la gauche, est revenu de Moscouabsolument convaincu de la justesse de laligne et du sérieux des préparatifs. Le mi-litant yougoslave Voya Vouyovitch, undes émissaires de l’IC, confie à VictorSerge qu’il pense que tout ira mieux qu’enRussie, car tout est mieux préparé.Mais rien n’a changé dans la propa-

gande extérieure du parti et rien n’indiquequ’il marche maintenant vers la prise dupouvoir. L’agitation se fait toujours sur lesmêmes thèmes et – comme avant le tour-nant – on s’efforce de freiner les mouve-ments spontanés, d’éviter les provoca-tions, d’endormir même les méfiances dugouvernement, pour le frapper une bonnefois, d’un coup décisif. On craint tout cequi serait prétexte à une interventioncontre-révolutionnaire armée, alors qu’onse prépare fébrilement, mais qu’on n’estpas tout à fait prêt. Victor Serge, évoquantce temps dans ses Mémoires, écrit : « Lescadres supérieurs ont de l’élan, mais ilssont les seuls à en avoir. » En 1923, sousle pseudonyme d’Albert, il écrivait : « Lesmasses suivront-elles ?... Le parti a freinéle mouvement pour ne point gaspiller lesforces. Se concentrent-elles ou s’énervent-elles, les forces ? La faim désoriente.Quand l’Internationale aura tout réglé,que se sera-t-il passé dans la tête des so-ciaux-démocrates – qui se méfient descommunistes – et des hommes de larue ? » Et il ajoute : « L’attente tendue desfaubourgs semble se détendre inexplica-blement. Le chômeur passe par des gra-dations brusques d’une fièvre d’insurgé àune attitude de résigné… » Le parti pré-pare la révolution ; les masses ouvrièresattendent, puis se lassent.

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Les « gouvernementsouvriers » de Saxe et deThuringeA Moscou, on sait cela, et on se répète

la question : « Les masses suivront-elles ? » Il arrive d’ailleurs des nouvellesinquiétantes : la police a saisi à Berlin lesprincipaux stocks d’armes, elle a arrêté undirigeant qui portait dans sa serviette toutela comptabilité des armes… Par ailleurs,les sociaux-démocrates de gauche de Saxeet de Thuringe se sentent directement me-nacés par les préparatifs militaires de laBavière. Zeigner, au Landtag saxon, a dé-noncé les préparatifs de la Reichswehr etdes contre-révolutionnaires bavarois. Il setourne vers les communistes, car eux seulsont assez de force en Allemagne pour em-pêcher le coup qui se prépare.A Moscou, on pense maintenant qu’il

faut se hâter. Zeigner a demandé aux com-munistes allemands d’entrer dans songouvernement. Le KPD interroge l’exécu-tif. Brandler – encore à Moscou – est op-posé à cette entrée : elle n’est pas préparéepolitiquement, elle va désorienter lesmasses qui croiront à un recul. Avant defaire ce pas, il faut les mobiliser pourqu’elles y voient un pas en avant, un gesterévolutionnaire. Mais l’exécutif ne le suitpas. En son nom, Zinoviev télégraphie lesinstructions aux Allemands : le momentdécisif approche, dans un délai de quatre àsix semaines, il faut occuper toute posi-tion utile, et entrer dans le gouvernementZeigner s’il est vraiment décidé à se bat-tre, armer aussitôt 50 000 à60 000 hommes, et « ignorer le généralMüller », chef de la Reichswehr enSaxe (17).Le 10 octobre, Brandler (qui est en

route), Heckert et Boettcher entrent enSaxe dans le gouvernement Zeigner. Deuxautres communistes, Korsch et Tenner,entrent en Thuringe dans le gouvernementdu social-démocrate de gauche Froelich.Le comité central du KPD se transporte deBerlin à Dresde. La première phase de larévolution est commencée – suivant leplan prévu.

Elle en reste pourtant là. Soit que lespréparatifs techniques aient été insuffi-sants et qu’on n’ait pu se procurer lesarmes nécessaires, soit que – faute de lapréparation politique vainement souhaitéepar Brandler – les sociaux-démocrates degauche n’aient pas été convaincus de lanécessité de telles mesures (18), la consti-tution des fameux « gouvernements ou-vriers » de Saxe et Thuringe ne se traduitpar aucune mobilisation révolutionnaire,par aucun armement des masses (19). Ilsvont, par contre, fournir le prétexte à l’in-tervention armée que la bourgeoisie alle-mande prépare depuis des mois.

La bourgeoisie tâte leterrainEn constituant son gouvernement avec

participation communiste, Zeigner lanceun solennel appel au gouvernement cen-tral : la Saxe, dit-il, lutte pour défendre larépublique contre les réactionnaires bava-rois. Au même moment, les industrielssaxons demandent au gouvernement deles protéger contre la menace communistequi se précise… Le 14, le président Ebertcharge le général Müller de rétablir l’or-dre en Saxe, et d’y constituer des « exécu-tifs » qui remplaceront les gouvernementsélus. Le Parlement social-démocrate esten pleine effervescence : des élémentsaussi peu gauchistes qu’Otto Braun, prési-dent du gouvernement prussien, s’élèventcontre ces mesures prises contre des gou-vernements présidés par des « cama-rades » socialistes, effectivement mena-

(17) Ruth Fischer, pour la commodité de sa dé-monstration, place ce télégramme à la mi-octobre,au moment où le général Müller menace d’entrer enSaxe avec ses troupes. Faux grossier, qui n’accré-dite guère les thèses de son auteur.(18) On ignore si les dirigeants communistesavaient bien posé aux sociaux-démocrates de Saxeet de Thuringe les conditions prévues par le télé-gramme de l’exécutif.(19) Ruth Fischer et Rosenberg soulignent tousdeux le souci de « respectabilité » des ministrescommunistes et le caractère purement réformiste deleurs initiatives. Les détails donnés par RuthFischer sont invérifiables et, de toute façon, enta-chés, au moins, de malveillance.

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cés par les réactionnaires bavarois, et quine sont pas sortis de la stricte « légalité ».Le correspondant de L’Observer penseque 80 % des militants socialistes sontalors hostiles à la politique de leur direc-tion, qui approuve Ebert. A Chemnitz et àDresde, de violents incidents se produi-sent entre manifestants et policiers. Lestroupes de Müller, qui ont mis quelquesjours à se préparer, n’avancent qu’avecprudence. Mais aucune riposte ne vient, nide Saxe ni d’ailleurs. « Une grève géné-rale à ce moment, écrit Albert, eût en-traîné toutes les masses ouvrières etconquis la sympathie de tous les élémentsrépublicains. » A Hambourg, la confé-rence du syndicat des dockers, le 21 octo-bre, veut appeler à la grève générale pourempêcher l’action de la Reichswehrcontre la Saxe ouvrière. Les communistescombattent la résolution : ils ne veulentpas de combat prématuré, alors qu’ils at-tendent le signal qui doit, d’un jour à l’au-tre, venir de Saxe. La Bavière s’impa-tiente et menace de passer elle-même àl’action si le gouvernement persiste à ter-giverser. Le général Von Lossow va défierle pouvoir central en se mettant sous l’au-torité de Von Kahr. Les communistes nebronchent pas et restent fidèles à leurplan. Brandler a-t-il, comme le supposeArthur Rosenberg, espéré une réactionspontanée des travailleurs allemands dontle KPD aurait pris la tête, mais en mêmetemps ménagé ses arrières et cherché à nepas trop s’engager pour le cas où elle ne seproduirait pas ? Il est impossible de répon-dre à cette question (20).

La conférence deChemnitz et l’insurrec-tion de HambourgQuand, le 21 octobre, se réunit à

Chemnitz, en Saxe, une conférence descomités d’usine saxons, tout le parti at-tend l’ordre d’insurrection. Or le direc-toire juge la situation défavorable. Le gé-néral Müller vient d’envoyer unultimatum, les armes sont insuffisantes etle parti, dans tout le pays, n’a que

11 000 fusils à opposer aux100 000 Bavarois, à la Reichswehr noire.On décide de trancher la question d’aprèsla réaction de la conférence. Brandler défend une motion pour la

grève générale et la résistance armée àl’insurrection de la Reichswehr. La confé-rence l’accueille par un silence total et leministre social-démocrate Graupe menacede quitter la salle avec ses camarades departi si elle est déposée. La résolutionBrandler est alors enterrée par le renvoi encommission. Le directoire tire les conclu-sions qui s’imposent ; il décommande

(20) La discussion ultérieure dans le parti etl’Internationale fut menée en fonction d’une uniquepréoccupation : la recherche d’un « bouc émis-saire », responsable de l’échec. C’est Brandler quifut choisi pour ce rôle. Ses fautes sont certes incon-testables, mais il ne fit rien sans consulter l’exécutifde l’IC, dont la responsabilité est plus engagée en-core.

Situation de l'Allemagne en octobre 1923.(carte de Pierre Broué) (D.R.)

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l’insurrection. En fait, le groupe Zeigner,dont Graupe a été le porte-parole, s’estsenti isolé devant l’absence de réactiondans le reste du pays. Il a refusé le risqued’une bataille dont le poids aurait risquéde porter sur les seuls travailleurssaxons (21). En s’en remettant à lui del’ultime décision, Brandler n’a fait que sedébarrasser d’une responsabilité qui luipesait (22). Exprimant le point de vue –partial – qui fut celui des communistes dela base, Albert peut parler de « défail-lance, à la dernière minute, des chefs de lamoitié des effectifs de la révolution », du« front ouvrier brisé devant laReichswehr ».Deux jours après, le 23 octobre, le gé-

néral Müller entre à Dresde aprèsquelques escarmouches (13 morts). Legouvernement saxon est dissous, Zeignerarrêté, les ministres communistes en fuite.Müller installe un exécutif… Le 22, lescommunistes de Hambourg, qui n’ont pasété informés du contrordre (23), déclen-chent l’insurrection. Sans grève, sans pré-paration politique, sans manifeste,quelques centaines de combattants descenturies rouges pauvrement armés selancent à l’assaut des casernes et despostes de police, persuadés que toutel’Allemagne ouvrière s’est soulevée enmême temps qu’eux. Détrompés le lende-main, ils battent en retraite progressive-ment. La masse ouvrière de Hambourg etmême une bonne partie des militants com-munistes ont assisté, sans comprendre, àce combat déclenché sans avertissementpar une poignée de militants du parti qui,deux jours avant, s’opposaient à la grèvegénérale.

Défaite sans combatAinsi se terminait une révolution qui

n’avait pas eu lieu : « La veillée d’armes aété longue, l’heure H n’a pas sonné »,écrit Albert. « Drame presque silencieux,presque invraisemblable. Un million derévolutionnaires, prêts, attendant le si-gnal pour monter à l’assaut ; derrièreeux, des millions de sans-travail, d’affa-més, de meurtris, de désespérés, tout unpeuple douloureux murmurant : “Nousaussi ! Nous aussi !” Les muscles de cettefoule déjà tendus, les poings déjà serréssur les mausers qu’on allait opposer auxautos blindées de la Reichswehr… Et rienne s’est passé que la sanglante bouffonne-rie de Dresde, un caporal suivi de quatrereîtres chassant de leurs ministères les mi-nistres ouvriers qui faisaient tremblerl’Allemagne bourgeoise, quelques flaquesde sang – soixante morts au total – sur lepavé des cités industrielles de Saxe »…Défaite sans combat qui en annonçaitd’autres. Battu en 1918-1919 faute de di-rection, le prolétariat venait, à nouveau,de s’avouer battu en 1923, cette fois par lafaute de sa direction.

(21) La crainte d’être défaits dans un combat isoléétait, depuis 1919, un facteur prépondérant dans lesdécisions de recul prises par bien des chefs ou-vriers…(22) Les gens du groupe Zeigner étaient d’ailleursparfaitement au courant des sentiments personnelsde Brandler, de ses hésitations et de ses doutes.(23) C’est là la thèse généralement admise : ellen’est pas prouvée et ne peut pas l’être.

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extraits des Leçons d’octoBre de LÉon trotsky

Il faut étudier Octobre« (…) Nous avons subi, l’année der-

nière, deux pénibles défaites en Bulgarie :tout d’abord le PCB, pour des considéra-tions doctrinaires fatalistes, a laissé passerle moment exceptionnellement favorablepour une action révolutionnaire (soulève-ment des paysans après le coup de force dejuin de Tsankof) ; ensuite, s’efforçant de ré-parer sa faute, il s’est lancé dans l’insurrec-tion de septembre sans en avoir préparé lesprémisses politiques et d’organisation. Larévolution bulgare devait être une introduc-tion à la révolution allemande. Par malheur,cette déplorable introduction a eu un déve-loppement encore pire en Allemagnemême. Dans le deuxième semestre de l’an-née dernière, nous avons observé dans cepays une démonstration classique de lafaçon dont on peut laisser passer une situa-tion révolutionnaire exceptionnelle d’uneimportance historique mondiale. Les expé-riences bulgare et allemande, elles non plus,n’ont pas été l’objet d’une appréciation suf-fisamment complète et concrète. L’auteurde ces lignes a donné le schéma du dévelop-pement des événements allemands l’annéedernière (voir dans l’opuscule L’Orient et

l’Occident les chapitres A un tournant etL’étape que nous traversons). Tout ce quis’est passé depuis a entièrement confirméce schéma. Personne n’a tenté de donnerune autre explication. Mais un schéma nenous suffit pas, il nous faut un tableau com-plet, avec tous les faits à l’appui, du déve-loppement des événements d’Allemagne del’année dernière, un tableau qui mette en lu-mière les causes de cette pénible défaite.Mais il est difficile de songer à une ana-

lyse des événements de Bulgarie etd’Allemagne, quand nous n’avons pas en-core donné un tableau politique et tactiquede la révolution d’Octobre. Nous ne noussommes pas encore rendu exactementcompte de ce que nous avons fait et com-ment nous l’avons fait. Après Octobre, ilsemblait que les événements en Europe sedévelopperaient d’eux-mêmes avec unetelle rapidité qu’ils ne nous laisseraientmême pas le temps de nous assimiler théo-riquement les leçons d’Octobre. Mais ils’est avéré qu’en l’absence d’un parti capa-ble de le diriger le coup de force prolétariendevenait impossible. Le prolétariat ne peuts’emparer du pouvoir par une insurrectionspontanée : même dans un pays industriel-

Extraits des Leçons d’octobrede Léon TrotskyDans Les Leçons d’Octobre, brochure rédigée en septembre 1924,Léon Trotsky tire les premiers enseignements d’Octobre 1917 enRussie. Il compare également l’échec de l’Octobre allemand de 1923à la révolution russe victorieuse. Le site marxiste.org publie intégralement la brochure. Nous en avonsextrait les passages concernant l’Allemagne.Les Editions des Bons caractères l’ont publiée en 2018.

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lement très développé et hautement cultivécomme l’Allemagne, l’insurrection sponta-née des travailleurs (en novembre 1918) n’apu que transmettre le pouvoir aux mains dela bourgeoisie. Une classe possédante estcapable de s’emparer du pouvoir enlevé àune autre classe possédante en s’appuyantsur ses richesses, sur sa “culture”, sur ses in-nombrables liaisons avec l’ancien appareilétatique. Mais, pour le prolétariat, rien nepeut remplacer le parti. C’est à partir du mi-lieu de l’année 1921 que commence vérita-blement la période d’organisation des partiscommunistes (“lutte pour les masse”,« front unique”, etc.). Les tâches d’Octobrereculent alors dans le lointain. En mêmetemps, l’étude d’Octobre est reléguée à l’ar-rière-plan. L’année dernière nous a remisface à face avec les tâches de la révolutionprolétarienne. Il est temps de réunir tous lesdocuments, d’éditer tous les matériaux et deprocéder à leur étude.(…) On peut dire, il est vrai, que la

connaissance la plus approfondie du déve-loppement de la révolution d’Octobre n’au-rait pas été une garantie de victoire pournotre parti allemand. Mais un tel raisonne-ment n’avance à rien. Certes, la seule étudede la révolution d’Octobre est insuffisantepour nous faire vaincre dans les autres pays;mais il peut y avoir des situations où exis-tent toutes les prémisses de la révolution,sauf une direction clairvoyante et résoluedu parti basée sur la compréhension des loiset des méthodes de la révolution. Telle étaitprécisément la situation l’année dernière enAllemagne. Elle peut se répéter dans d’au-tres pays. Or, pour l’étude des lois et desméthodes de la révolution prolétarienne, iln’est pas jusqu’à présent de source plus im-portante que notre expérience d’Octobre.Les dirigeants des partis communistes euro-péens qui n’étudieraient pas d’une façoncritique et dans tous les détails l’histoire ducoup de force d’Octobre ressembleraient àun chef qui, se préparant actuellement à denouvelles guerres, n’étudierait pas l’expé-rience stratégique, tactique et technique dela dernière guerre impérialiste. Un tel chefvouerait ses armées à la défaite. (…)

Autour de la révolutiond’OctobreLa classe ouvrière lutte et grandit avec la

conscience que son adversaire est plus fortqu’elle. C’est ce que l’on observe constam-ment dans la vie courante. L’adversaire a larichesse, le pouvoir, tous les moyens depression idéologique, tous les instrumentsde répression. L’accoutumance à la penséeque l’ennemi nous est supérieur en force estpartie constitutive de la vie et du travail d’unparti révolutionnaire, à l’époque de sa pré-paration. D’ailleurs les conséquences desactes imprudents ou prématurés auxquels leparti peut se laisser aller lui rappellent bruta-lement chaque fois la force de son ennemi.Mais il vient un moment où cette habitudede considérer l’adversaire comme plus puis-sant devient le principal obstacle à la vic-toire. La faiblesse d’aujourd’hui de la bour-geoisie se dissimule en quelque sorte àl’ombre de sa force d’hier. Evidemment,dans la guerre civile, quand il ne s’agit passimplement de compter les bataillons maisd’évaluer leur degré de conscience, il n’estjamais possible d’arriver à une exactitudeparfaite. Lénine lui-même estimait que l’en-nemi avait des forces importantes àPetrograd et proposait de commencer l’in-surrection à Moscou où, selon lui, elle devaitse réaliser sans effusion de sang. Des fautespartielles de ce genre dans le domaine de laprévision sont inévitables, même dans lesconditions les plus favorables, et il est tou-jours plus rationnel d’envisager l’hypothèsela moins favorable. Mais ce qui nous inté-resse en l’occurrence, c’est le fait de la for-midable surestimation des forces de l’en-nemi, la déformation complète de toutes lesproportions, alors que l’ennemi n’avait enréalité aucune force armée.Cette question, comme l’a montré l’ex-

périence de l’Allemagne, a une immenseimportance. Tant que le mot d’ordre de l’in-surrection était principalement, sinon ex-clusivement, un moyen d’agitation pour lesdirigeants du KPD allemand, ces derniersne songeaient pas aux forces armées del’ennemi (Reichswehr, détachements fas-cistes, police). Il leur semblait que le fluxrévolutionnaire sans cesse montant résou-

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extraits des Leçons d’octoBre de LÉon trotsky

drait de lui-même la question militaire.Mais quand ils se trouvèrent placés directe-ment en face du problème, ces mêmes ca-marades qui avaient considéré en quelquesorte la force armée de l’ennemi commeinexistante tombèrent du coup dans uneautre extrémité : ils se mirent à accepter deconfiance tous les chiffres qu’on leur four-nissait sur les forces armées de la bourgeoi-sie, les additionnèrent soigneusement auxforces de la Reichswehr et de la police, puisarrondirent la somme (jusqu’à un demi-mil-lion et plus) et ainsi ils eurent devant euxune masse compacte, armée jusqu’auxdents, suffisante pour paralyser leurs ef-forts. Il est incontestable que les forces de lacontre-révolution allemande étaient plusconsidérables, en tout cas mieux organiséeset mieux préparées que celles de nos korni-loviens et demi-korniloviens, mais lesforces actives de la révolution allemandesont également différentes des nôtres. Leprolétariat représente la majorité écrasantede la population de l’Allemagne. Cheznous, tout au moins dans le premier stade, laquestion était décidée par Petrograd etMoscou. En Allemagne, l’insurrection au-rait eu du coup une dizaine de puissantsfoyers prolétariens. Si les dirigeants duKPD avaient songé à cela, les forces arméesde l’ennemi leur auraient paru bien moinsimportantes que dans leurs évaluations sta-tistiques démesurément enflées. En toutcas, il faut rejeter catégoriquement les éva-luations tendancieuses que l’on a faites etque l’on continue de faire après l’échecd’Octobre en Allemagne afin de justifier lapolitique qui a amené cet échec. (…) La pression instante, continue, in-

lassable de Lénine sur le comité central pen-dant les mois de septembre et d’octobre étaitmotivée par la crainte que nous ne laissionspasser le moment. Bagatelle ! répondaientles droitiers, notre influence ne fera qu’aug-menter. Qui avait raison ? Et que signifielaisser passer le moment ? Nous abordonsici la question où l’appréciation bolcheviqueactive, stratégique des voies et des méthodesde la révolution se heurte le plus nettement àl’appréciation social-démocrate, menche-vique, imprégnée de fatalisme. Que signifielaisser passer le moment ? La situation est

évidemment la plus favorable pour l’insur-rection quand la corrélation des forces est leplus en notre faveur. Il s’agit ici, il va de soi,de la corrélation des forces dans le domainede la conscience, c’est-à-dire de la super-structure politique, et non de la base que l’onpeut considérer comme plus ou moinsconstante pour toute l’époque de la révolu-tion. Sur une seule et même base écono-mique, avec la même différenciation declasse de la société, la corrélation des forcesvarie en fonction de l’état d’esprit desmasses prolétariennes, de l’effondrement deleurs illusions, de l’accumulation de leur ex-périence politique, de l’ébranlement de laconfiance des classes et groupes intermé-diaires dans le pouvoir étatique, et enfin del’affaiblissement de la confiance que ce der-nier a en lui-même. En temps de révolutionces processus s’effectuent rapidement. Toutl’art de la tactique consiste à saisir le mo-ment où la combinaison des conditions nousest le plus favorable. L’insurrection deKornilov avait définitivement préparé cesconditions. Les masses qui avaient perduconfiance dans les partis de la majorité so-viétiste avaient vu de leurs propres yeux ledanger de la contre-révolution. Elles consi-déraient que c’était maintenant au tour desbolcheviks de chercher une issue à la situa-tion. Ni la désagrégation du pouvoir étatiqueni l’afflux spontané de la confiance impa-tiente et exigeante des masses dans les bol-cheviks ne pouvaient être de longue durée ;la crise devait se résoudre d’une façon ou del’autre. Maintenant ou jamais, répétaitLénine.A cela, les droitiers répliquaient : “C’est

une erreur historique profonde que de poserla question du passage du pouvoir auxmains du parti prolétarien sous cette forme :ou tout de suite ou jamais. Non, le parti duprolétariat grandira, son programme de-viendra de plus en plus clair pour desmasses de plus en plus nombreuses... Cen’est qu’en prenant l’initiative de l’insur-rection dans les circonstances présentesqu’il pourrait interrompre le cours de sessuccès... Nous mettons en garde contre cettepolitique funeste.” (Sur le moment présent.)Cet optimisme fataliste exige une étude

attentive. Il n’a rien de national, ni à plus

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forte raison d’individuel. Pas plus tard quel’année dernière, nous avons observé lamême tendance en Allemagne. Au fond,c’est l’irrésolution et même l’incapacitéd’action qui se dissimulent sous ce fata-lisme expectatif, mais elles se masquent à lafaveur d’un pronostic consolant : nous de-venons soi-disant de plus en plus influents,notre force ne fera qu’augmenter avec letemps. Erreur grossière ! La force d’un partirévolutionnaire ne s’accroît que jusqu’à uncertain moment, après quoi elle peut décli-ner devant la passivité du parti, les espoirsdes masses font place à la désillusion et,pendant ce temps, l’ennemi se remet de sapanique et tire parti de cette désillusion.C’est à un revirement de ce genre que nousavons assisté en Allemagne en octobre1923. Nous n’avons pas été non plus trèsloin d’un tel revirement en automne 1917,en Russie. Pour qu’il s’accomplît, il eûtsuffi peut-être de laisser passer encorequelques semaines. Lénine avait raison :maintenant ou jamais !

“Mais la question décisive – disent lesadversaires de l’insurrection, donnant ainsileur dernier et plus fort argument – est lasuivante : l’état d’esprit des ouvriers et dessoldats de la capitale est-il véritablementtel que ces derniers ne voient plus de salutque dans la bataille de rue, qu’ils veulent àtout prix ? Non. Cet état d’esprit n’existepas... L’existence, dans les masses de la po-pulation pauvre de la capitale, d’un étatd’esprit combatif qui les inciterait à descen-dre dans la rue serait une garantie que, sices masses prenaient l’initiative de l’inter-vention, elles entraîneraient à leur suite lesorganisations les plus considérables et lesplus importantes (syndicat des cheminots,des postes et télégraphes, etc.) dans les-quelles l’influence de notre parti est faible.Mais comme cet état d’esprit n’existe mêmepas dans les usines et les casernes, édifierdes plans là-dessus serait un leurre.” (Surle moment présent.)Ces lignes, écrites le 11 octobre, acquiè-

rent une importance d’actualité exception-nelle si l’on se souvient que les camaradesallemands qui dirigeaient le parti ont, euxaussi, pour expliquer la retraite sans coupférir de l’année dernière, allégué la raison

que les masses ne voulaient pas se battre.Mais il faut bien comprendre que l’insur-rection victorieuse est en général la mieuxassurée quand les masses sont déjà assezexpérimentées pour ne pas s’élancer dérai-sonnablement à la bataille et attendent, exi-gent une direction combative, résolue et in-telligente. En octobre 1917, instruites parl’intervention d’avril, les journées de juilletet l’émeute de Kornilov, les masses ou-vrières, tout au moins l’élite, comprenaientparfaitement qu’il ne s’agissait plus de pro-testations spontanées partielles, ni de recon-naissances, mais de l’insurrection décisivepour la prise du pouvoir. Par suite, leur étatd’esprit était devenu plus concentré, pluscritique, plus raisonné. Le passage de laspontanéité confiante, pleine d’illusions àune conscience plus critique engendre iné-vitablement une crise révolutionnaire. Cettecrise progressive dans l’état d’esprit desmasses ne peut être surmontée que par unepolitique appropriée du parti, c’est-à-direavant tout par son désir et sa capacité vérita-ble de diriger l’insurrection du prolétariat.Au contraire, un parti qui a longtemps menéune agitation révolutionnaire en arrachantpeu à peu le prolétariat à l’influence desconciliateurs, et qui, une fois porté au faîtedes événements par la confiance des massescommence à hésiter, à chercher midi à qua-torze heures, à tergiverser et à louvoyer, pa-ralyse l’activité des masses, provoque chezelles la déception et la désorganisation, perdla révolution, mais par contre s’assure lapossibilité d’alléguer, après l’échec, lemanque d’activité des masses. C’est danscette voie que la lettre Sur le moment pré-sent poussait notre organisation. Par bon-heur, le parti, sous la direction de Lénine, li-quida résolument cet état d’esprit dans lessphères dirigeantes, et, grâce à cela seule-ment, il réalisa victorieusement le coupd’Etat.

Des soviets et du partidans la révolution prolé-tarienne(…) Très instructive à ce point de vue

est la lutte que Lénine engagea après les

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extraits des Leçons d’octoBre de LÉon trotsky

journées de juillet contre le fétichisme so-viétiste. Les soviets S-R– mencheviks étantdevenus en juillet des organisations pous-sant ouvertement les soldats à l’offensive etpersécutant les bolcheviks, le mouvementrévolutionnaire des masses ouvrières pou-vait et devait se chercher d’autres voies.Lénine indiquait les comités d’usinescomme organisation de la lutte pour le pou-voir. Très probablement, le mouvement au-rait suivi cette ligne sans l’insurrection deKornilov qui obligea les soviets concilia-teurs à se défendre eux-mêmes et permitaux bolcheviks de leur insuffler à nouveaul’esprit révolutionnaire en les liant étroite-ment aux masses par l’intermédiaire de leurgauche, c’est-à-dire des bolcheviks.Cette question, comme l’a montré la ré-

cente expérience de l’Allemagne, a une im-mense importance internationale. Dans cepays, les soviets furent plusieurs foisconstruits comme organes de l’insurrection,comme organes du pouvoir sans pouvoir.Le résultat fut qu’en 1923 le mouvementdes masses prolétariennes et semi-proléta-riennes commença à se grouper autour descomités d’usines, qui au fond remplissaientles mêmes fonctions que celles qui incom-baient chez nous aux soviets dans la périodeprécédant la lutte directe pour le pouvoir.Cependant, en août et en septembre,quelques camarades proposèrent de procé-der immédiatement en Allemagne à la créa-tion de soviets. Après de longs et ardentsdébats leur proposition fut repoussée, etavec raison. Comme les comités d’usinesétaient déjà devenus effectivement lespoints de concentration des masses révolu-tionnaires, les soviets auraient, dans la pé-riode préparatoire, joué un rôle parallèle àces comités d’usines et n’auraient étéqu’une forme sans contenu. Ils n’auraientfait que détourner la pensée des tâches ma-térielles de l’insurrection (armée, police,centuries, chemins de fer, etc.) pour la re-porter sur une forme d’organisation auto-nome. D’autre part, la création des sovietscomme tels, avant l’insurrection, aurait étécomme une proclamation de guerre nonsuivie d’effet. Le gouvernement, qui étaitobligé de tolérer les comités d’usines, parcequ’ils réunissaient autour d’eux des masses

considérables, aurait frappé les premiers so-viets comme organe officiel cherchant às’emparer du pouvoir. Les communistes au-raient été obligés de prendre la défense dessoviets en tant qu’organisation. La lutte dé-cisive n’aurait pas eu pour but la prise ou ladéfense de positions matérielles et ne se se-rait pas déroulée au moment choisi par nousau moment où l’insurrection aurait décou-lée nécessairement du mouvement desmasses ; elle aurait éclaté à cause d’uneforme d’organisation, à cause des soviets,au moment choisi par l’ennemi. Or il estévident que tout le travail préparatoire del’insurrection pouvait avec un plein succèsêtre subordonné à la forme d’organisationdes comités d’usines qui avaient déjà eu letemps de devenir des organisations demasse qui continuaient à augmenter et à sefortifier et laissaient au parti les coudéesfranches sous le rapport de la fixation de ladate de l’insurrection. Evidemment, à unecertaine étape, les soviets auraient dû surgir.Il est douteux que, dans les conditions quenous venons d’indiquer, ils eussent surgi aufort de la lutte comme organes directs del’insurrection, car il eût pu en résulter aumoment critique une dualité de direction ré-volutionnaire. Il ne faut pas, dit un proverbeanglais, changer de cheval quand on tra-verse un torrent. Il est possible que, après lavictoire dans les principales villes, les so-viets eussent commencé à apparaître surtous les points du pays. En tout cas, l’insur-rection victorieuse aurait nécessairementprovoqué la création des soviets comme or-ganes du pouvoir. (…)La question de la sélection du personnel

dirigeant a, pour les partis communistesd’Europe occidentale, une importance ex-ceptionnelle. C’est ce que montre entre au-tres l’expérience de la faillite d’Octobre1923 en Allemagne. Mais cette sélectiondoit être effectuée sur le principe de l’actionrévolutionnaire... Nous avons eu enAllemagne assez d’occasions d’éprouver lavaleur des dirigeants du parti au momentdes luttes directes. Sans cette épreuve, tousles autres critériums ne sauraient être consi-dérés comme sûrs. (…)Sans une direction perspicace, résolue et

courageuse du parti, il ne peut y avoir de

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victoire de la révolution prolétarienne.Tout parti, même le plus révolution-

naire, élabore inévitablement son conserva-tisme d’organisation, sinon il manquerait dela stabilité nécessaire. Mais, ici, tout est af-faire de degré. Dans un parti révolution-naire, la dose de conservatisme nécessaire àsa vie doit se combiner avec son total af-franchissement de la routine, sa souplessed’orientation, sa hardiesse dans l’action.C’est aux tournants historiques que ces qua-lités se vérifient le mieux. Lénine, nousl’avons vu plus haut, disait que souvent lespartis même les plus révolutionnaires,lorsque survient un brusque changement desituation et, partant, des tâches qui en dé-coulent, continuent à suivre leur ligne anté-rieure et, de ce fait, deviennent ou menacentde devenir un frein au développement de larévolution. Et le conservatisme du parti etson aptitude à l’initiative trouvent leur ex-pression la plus concentrée dans les organesde sa direction.Considérée à la lumière de notre propre

expérience, l’expérience des batailles desdernières années en Europe, et principale-ment en Allemagne, nous montre qu’il y adeux catégories de chefs enclins à tirer leparti en arrière au moment où il lui faut ac-complir le plus grand saut en avant. Les unssont portés à voir principalement les diffi-cultés, les obstacles et à apprécier chaquesituation avec le parti pris, inconscient par-fois, de se dérober à l’action. Chez eux, lemarxisme devient une méthode servant àmotiver l’impossibilité de l’action révolu-tionnaire. Les mencheviks russes représen-taient les spécimens les plus caractéris-tiques de ce type de chefs. Mais ce type nese limite pas au menchevisme et, au mo-ment le plus critique, se révèle dans le partile plus révolutionnaire, chez les militantsoccupant les plus hauts postes. Les repré-sentants de l’autre catégorie sont des agita-teurs superficiels. Ils ne voient pas les obs-tacles tant qu’ils ne s’y heurtent pas defront. Leur coutume d’éluder les difficultésréelles en jonglant sur les mots, leur opti-misme extrême dans toutes les questions setransforment inévitablement en impuis-sance et en pessimisme quand vient le mo-ment de l’action décisive. Pour le premier

type, pour le révolutionnaire mesquin,gagne-petit, les difficultés de la prise dupouvoir ne sont que l’accumulation et lamultiplication de toutes les difficultés qu’ilest habitué à voir sur son chemin. Pour lesecond type, pour l’optimiste superficiel,les difficultés de l’action révolutionnairesurgissent toujours soudainement. Dans lapériode de préparation, ces deux hommesont une conduite différente ; l’un apparaîtcomme un sceptique sur lequel il est impos-sible de compter fermement au point de vuerévolutionnaire ; l’autre, par contre, peutsembler un révolutionnaire ardent. Mais, aumoment décisif, tous deux marchent lamain dans la main, s’élèvent contre l’insur-rection. Pourtant, tout le travail de prépara-tion n’a de valeur que dans la mesure où ilrend le parti, et surtout ses organes diri-geants, capables de déterminer le momentde l’insurrection et de la diriger. Car la tâchedu Parti communiste est de s’emparer dupouvoir afin de procéder à la refonte de lasociété.Ces derniers temps, on a fréquemment

parlé et écrit sur la nécessité de la bolchevi-sation de l’Internationale communiste.C’est là une tâche urgente, indispensable,dont la nécessité se fait sentir encore plusimpérieusement après les terribles leçonsqui nous ont été données l’année dernièreen Bulgarie et en Allemagne. Le bolche-visme n’est pas une doctrine (c’est-à-diren’est pas seulement une doctrine), mais unsystème d’éducation révolutionnaire pourl’accomplissement de la révolution proléta-rienne. Qu’est-ce que bolcheviser les Partiscommunistes ? C’est les éduquer, c’est sé-lectionner dans leur sein un personnel diri-

geant, de façonqu’ils ne flanchentpas au moment deleur révolutiond’Octobre. (…) »

Lecons d’octobreLéon TrotskyEditions Les bonscaractères

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Lettre de radek… au camarade Zinoviev Pour Le Bureau PoLitique

Je pense que je suis en état de donner uneappréciation générale de la situation et jem’efforcerai de le faire de la façon la plusconcrète.

a) La situation intérieure et extérieurede la bourgeoisie allemande.Elle empire chaque jour. Le chômage aug-mente comme signe de la chute des expor-tations.Radek énumère ensuite plusieurs mesureséconomiques et financières prises par legouvernement dont il affirme :Ces mesures n’auront aucun effet réel etn’amélioreront pas la situation.En liaison avec cet état de choses le désor-dre politique s’accroît. Il cite l’agressivité croissante des diri-geants bavarois, l’activité des sépara-tistes rhénans (1) auxquels le gouverne-ment central de Stresemann multiplie lesconcessions, en même temps qu’il prépareune Constitution fédérale qui menaceraitl’unité de l’Allemagne et provoque le gou-vernement de Saxe en lui présentant un ul-timatum exigeant sa soumission totale :Cet ultimatum avait comme but de chas-ser les sociaux-démocrates du gouverne-ment central (2), et éventuellement deprovoquer les ouvriers au combat. Les in-dustriels poursuivent les mêmes buts pro-vocateurs sur toute la ligne. Ils essaient defaire descendre les ouvriers dans la rue enmultipliant les lock-out.

b) La situation dans le mouvement ou-vrier.Radek cite ses diverses sources d’infor-mation et poursuit :Les chômeurs, les travailleurs à tempspartiel ou ceux qui craignent de perdreleur travail demain brûlent d’envie de sejeter au combat. Ceux qui ont encore leplus petit espoir d’échapper à la catas-trophe de la famine craignent de s’y lan-cer. La masse ouvrière jeûne littéralementavec un morceau de pain. Une partie duprolétariat qui se trouve dans une situationdésespérée veut se ruer au combat. Maiselle constitue une minorité. L’autre partiese démène, cherche encore une issue sansavoir à se battre. C’est la raison pour la-quelle à Chemnitz (3) on n’a pas réussi àobtenir la décision de grève générale, laraison pour laquelle à Berlin on n’a pasréussi à mettre en œuvre la décision du co-mité d’usine des ouvriers imprimeurs dedécréter la grève de la profession pour lalibération de Die Rote Fahne (4), la raison

Lettre de Radek…… au camarade Zinoviev pour le bureau politiqueCopie à Piatnitski pour le comité exécutif du Comintern

(1) Au début de 1923, l’armée française avait en-vahi la Rhénanie pour imposer le paiement des ré-parations de guerre imposées par le traité deVersailles et encourageait un mouvement de sépara-tistes rhénans visant à séparer la Rhénanie del’Allemagne.(2) Le gouvernement bourgeois de GustavStresemann formé en août comportait quatre minis-tres sociaux-démocrates.(3) Lors de la réunion des comités d’usines tenue le21 octobre.

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pour laquelle les ouvriers du port deHambourg, qui sympathisaient avec l’in-surrection des communistes, ne l’ont passoutenu activement. Les sociaux-démo-crates de droite utilisent cet état d’espritindécis de la majorité des ouvriers.La suite dépend de l’amélioration ou de ladégradation de la situation économique.Je suis persuadé qu’elle se dégradera.Mais avant que cette dégradation généra-lisée ne se produise et resserre les rangsdes travailleurs, l’avant-garde, qui setrouve dans une situation désespérée, peutnous entraîner dans les combats les plusdécisifs.

c) La politique du KPD (5) et la situa-tion dans le parti.Le parti vit en ce moment une crise in-terne très brutale. Les causes telles quenous les avons déterminées avec Arvid (6)lors de la réunion du CC et de l’organisa-tion de Berlin sont les suivantes : Les représentants de la centrale (7) ontdonné à Moscou un tableau tout à fait ir-réel de la préparation du parti. Tout ce queracontait Brandler sur l’état de l’arme-ment était pure baliverne. Si nous avionssu que rien n’était prêt dans le parti pourl’insurrection, nous aurions insisté centfois plus sur sa préparation que sur les dé-lais. Nous avons tous compris le délaicomme un moyen d’accélérer la prépara-tion. Mais c’est le plus léger des membresdu CC, Eberlein (8), qui a présenté nos dé-cisions. C’est lui qui a déclaré à la confé-rence du parti de Berlin que le parti allaitpasser à l’offensive dans les prochainsjours et entrer dans le gouvernementsaxon pour arrêter le général Müller (9) etque, si le gouvernement central répondaitpar une offensive sur la Saxe nous y ré-pondrions immédiatement par l’insurrec-tion. Kleine (10), qui contrôlait l’appareild’influence sur les Hundertschaften (11)travaillait dans le même sens. Il n’y avaitet ne pouvait y avoir aucune préparationsérieuse, et non pas parce que le temps nele permettait pas mais parce que les deuxcamarades cités ci-dessous et lagauche (12) ne comprennent pas le sensd’une préparation technique.Ils mènent une politique « au petit bon-heur » qu’ils camouflent en déclarant qu’il

est impossible d’acheter des armes quel’on se procurera au cours même des com-bats. Dans l’attente hystérique de cet af-frontement, le parti a renvoyé à plus tardtoute préparation politique : il n’y pas desection chargée des chemins de fer, pas desection chargée de l’agitation dans l’ar-mée et la police. Le journal illégal, rédigépar des gamins et qui développe une agita-tion criarde, est distribué à un nombre mi-nime d’exemplaires. Deux semaines du-rant, le parti a vécu dans l’attentehystérique d’un conflit provoqué par laSaxe ; et en Saxe nous avons été les din-dons de la farce. Le gouvernement (13) nereprésentait aucune force, il ne pouvait enmobiliser aucune. Il n’a pas accepté lecombat.Le dimanche 21 octobre s’est tenue laconférence décisive de Chemnitz. Laveille de la conférence, les nôtres étaientconvaincus que la conférence allait déci-der la grève générale et ils envoyèrent descourriers diffuser la directive : lundi, laSaxe attaquera, mardi Kiel et leMeklembourg, mercredi Hambourg. Ordre

(4) Le quotidien du KPD avait été interdit.(5) KPD : Parti communiste d’Allemagne (PCA).(6) Arvid : pseudonyme de Grigori Piatakov, l’undes quatre responsables soviétiques envoyés par lecomité exécutif du Comintern auprès de la directiondu KPD, avec Radek, Vassili Schmidt et Gouralski.(7) Nom traditionnel du comité central du KPD.(8) Hugo Eberlein (1887-1944), membre de la cen-trale du KPD dès sa fondation le 1er janvier 1919 ;délégué au congrès de fondation de l’Internationalecommuniste (Comintern), sur laquelle il s’abstint ;chaud partisan de « l’action de mars » 1921 ; députéau Parlement de Prusse de 1921 à 1933 ; exilé enURSS, arrêté par le NKVD en 1937 ; meurt en pri-son en 1944.(9) Müller : général commandant les troupes gou-vernementales en Saxe.(10) Kleine : pseudonyme du militant russeGouralski (1890-1960), émissaire du Cominterndans les PC de France, d’Allemagne (il fut mêmemembre du CC du KPD en 1923 et 1924) puis,après son rappel à Moscou en 1924, de plusieurspays d’Amérique latine. Un moment membre dusecrétariat d’Amérique latine du comité exécutif duComintern. Emprisonné en 1937.(11) Compagnies ouvrières d’autodéfense armées.(12) La gauche de la direction du KPD : RuthFischer, Paul Frölich, Hugo Eberlein.(13) Radek désigne ici le gouvernement régionalsaxon dirigé par le bloc des communistes et des so-ciaux–démocrates de gauche.

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fut donné de commencer par la grève gé-nérale puis de passer à la lutte armée.Le dimanche, les comités d’usine de Saxeannulèrent l’action, mais Hambourg quine disposait pas d’armes décida d’en sai-sir et, ignorant que la Saxe ne bougeaitpas, se lança à l’assaut de dépôts d’armesde la police dans la nuit du lundi au mardi.Les dirigeants des arrondissements se ré-veillèrent le matin au bruit des fusils.Aucun tract n’expliqua aux ouvriers dequoi il s’agissait. Dans les faubourgs,400 ouvriers se battirent héroïquement.Dans la ville on ne s’aperçut de rien.Le mardi soir, le CC, qui avait amené leparti au bord du gouffre, décida de sonnerla retraite, mais la circulaire rédigée parBrandler dans la nuit de mardi à mercredi,qui interprétait grossièrement la ligne duparti, n’était pas encore parvenue le sa-medi entre les mains des organismes ré-gionaux du parti, qui interprétèrent ce quise passait comme une trahison. L’étatd’esprit pogromiste contre le CC ne semanifesta pas seulement à Berlin. Ajoutezà cela l’absence totale de liaison entre leCC et les arrondissements, l’absenced’appartements conspiratifs pour les acti-vités du CC et la totale désorganisation dusommet. Des gens viennent de province,courent des jours durant par la ville sanspouvoir trouver un seul membre du CC.Avec Arvid, nous avons dès le début dûnous orienter, nous installer, organiser laliaison. Nous avions le sentiment quenous nous trouvions dans une fondrière. Iln’y avait pas un seul point d’appui possi-ble. Le samedi 27 et le dimanche 28 fu-rent, du moins dans le sommet, des jourscritiques.Dans la nuit de samedi, nous avons eu unrendez-vous avec cinq représentants del’organisation berlinoise. Nous leur avonsdéclaré que la situation du parti tant sur leplan politique que sur celui de l’organisa-tion rendait indispensable de suspendrel’action décidée, qui se serait conclue parl’écrasement total du parti, que nous pre-nions l’entière responsabilité de cette déci-sion, que quiconque, quel qu’il soit, s’atta-querait au CC au lieu d’utiliser chaque jourpour préparer le parti aux combats inéluc-tables dans un futur proche, serait exclu duparti. Ils exigèrent que Brandler (14) soit

chassé du CC, que l’affaire Maslow (15)soit réglée dans les deux semaines à venircar c’était un authentique dirigeant duparti. Nous leur avons rétorqué que nousne pouvions leur garantir que l’affaireMaslow serait réglée dans les deux mois àvenir, et nous les avons menacés d’impri-mer un fac-similé du document deMaslow. Notre réplique ferme ayant sus-cité le trouble dans leurs rangs, nous avonsfait appel à leur sens du devoir.La réunion d’hier soir s’est déroulée dansune atmosphère tempétueuse mais sansaboutir à une scission. Nous avons ras-semblé hier soir les sept membres diri-geants du CC, et nous leur avons soumisune esquisse de résolution de fond et unplan de travail. Nous convoquons uneconférence du parti pour expliciter saligne d’action. Notre résolution a étéadoptée par Brandler, Thalheimer (16),Walcher (17), Kleine (qui est passé partous les mouvements du pendule) et – ce

Lettre de radek… au camarade Zinoviev Pour Le Bureau PoLitique

(14) Heinrich Brandler (1881-1967), membre deSpartacus pendant la guerre, puis du KPD dès safondation, dirigeant du conseil ouvrier de Chemnitzen 1920 puis, en 1922, élu membre du présidium duComintern et secrétaire général du KPD, membrede l’éphémère gouvernement ouvrier (KPD-SPD)de Saxe, exclu du KPD en 1929, fonde alors le KPO(parti communiste d’opposition) d’orientation bou-kharinienne, se réfugie en France en 1933, puis àCuba en 1941. Il meurt en Allemagne en 1967.(15) Maslow Arkadi (1893-1941), dirigeant del’aile gauche (ou gauchiste) du KPD avec PaulFrölich et Ruth Fischer. Il avait été accusé en juin1923 par la majorité du CC du KPD et par le comitéexécutif du Comintern d’avoir livré à la police desrenseignements secrets sur le KPD, lors de ses in-terrogatoires en 1923. Le comité exécutif duComintern avait décidé de le maintenir à Moscoupour examiner son affaire. Il l’innocentera seule-ment au début de janvier 1924. Peu après, Zinovievl’installera avec Ruth Fischer à la tête du KPD.(16) August Thalheimer (1884-1948), membre deSpartacus pendant la guerre, puis de la centrale dèsla fondation du KPD, co-fondateur avec Brandlerdu KPO ; se réfugie en France en 1933 puis à Cubaen 1941, meurt en exil.(17) Jacob Walcher (1887-1970), membre deSpartacus pendant la guerre, élu en 1920 à la cen-trale du KPD dont il est élu secrétaire en 1921,exclu du KPD en 1928, se rallie au KPO deBrandler et Thalheimer, puis au SAP (social-démo-crate de gauche) en 1933. Réfugié aux Etats-Unisen 1941, revient en Allemagne de l’Est (RDA) en1946, adhère au parti stalinien, le SED, dont il estexclu en 1949 puis où il est réintégré en 1956 aprèsle rapport Khrouchtchev.

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que je n’attendais pas – Ruth Fischer. Sonvote démontre que tous ses cris sur la né-cessité d’engager l’action exprimaient sonincapacité à résister à l’état d’esprit del’organisation. Dans sa tête elle sentaitque nous avions raison. Contre la résolu-tion ont voté Pieck et Eberlein engagéspar leurs bavardages devant l’organisationet désireux de jouer aux intransigeants. Larésolution dont je parle et que je joins àma lettre ne représente qu’une esquisse ra-pide, que j’ai écrite pendant la réunion enaccord préalablement avec Arvid. Elle aété votée comme texte de base pour la réu-nion d’une commission composée deTalheimer, Ruth et moi, chargée de rédi-ger une résolution pour la conférence duparti. Le changement essentiel qu’il fautintroduire dans l’activité du parti est lesuivant : le parti vociférait sur l’insurrec-tion sans s’y préparer. Il faut entamer cettepréparation à toute allure. Nous allons sé-lectionner un groupe de cinq membres duCC, sous la supervision d’Arvid et de moi.Nous allons installer tous les autres mem-bres du CC qui se comportent comme desbrebis, sans rien faire, et se démoralisent,nous allons les placer à la tête de districtsou de secteurs d’activité à savoir : che-mins de fer, syndicats, comités d’usines,travail paysan, travail parmi les fonction-naires, achat d’armes, direction militaire,activité de démoralisation des troupes del’adversaire, liaison, renseignements, agi-tation et propagande.Dans l’attente de l’insurrection, le parti nefaisait rien. Nous essayons maintenant deprendre en main la direction de la répliqueaux lock-out et la conduite des grèves,nous allons monter des manifestations etdes grèves de protestations de courtedurée pour faire apparaître l’état d’espritdes ouvriers et les rapports de force. Nousn’allons pas laisser dormir les centu-ries (18) et, en cas de nécessité, nous al-lons les mener au combat, même dans descombats partiels. Le parti ne peut attendrel’insurrection sans rien faire. Il n’y a pasde préparation de l’insurrection en dehorsd’une politique active. La simple attenterenforce l’adversaire, démoralise le partipar l’incrédulité. Mener de façon centralele parti au combat dans son état actuel etvu la situation de la classe ouvrière signi-

fierait le détruire pour des années.

d) Ce que nous attendons de vous.Radek critique d’abord l’envoi parMoscou de Vassili Schmidt, commissairedu Travail de l’URSS, comme renfort. Ilpropose avec l’accord de Piatakov de leurenvoyer à la place Jan Roudzoutak, ou sison état de santé ne le permet pasKharitonov, membre du CC. Puis il de-mande l’envoi d’un organisateur militaireet propose à cette fonction IossipOunschlicht, ancien membre du bureaupolonais près le CC du parti russe et alorsvice-président du Guépéou et conclut :Enfin après réception de cette lettre jevous demande de donner votre avis sur laligne que nous avons adoptée et sur la-quelle nous sommes absolument una-nimes. Il est évident que nous avons be-soin de votre sanction. Je vous demandede prendre en compte le fait que, vu l’étatdu parti, nous devons voir une telle quan-tité de gens, puérilement étrangers aux rè-gles de la conspiration, que nous pouvonstomber chaque jour qui passe. Il faut doncmettre l’affaire sur les rails. Dépêchez-vous de nous envoyer les gens que nousvous demandons. Dépêchez-vous de défi-nir votre attitude face à la ligne que nousavons définie et que nous mettons enœuvre.Le 29/X/23Signé : Andreï

A cette lettre, Piatakov a ajouté un courtPS :La lettre a été rédigée en accord avec moi.Je juge que la situation interne du parti estencore plus délicate qu’Andreï ne la dé-crit. La crise est très aiguë. A Berlin, leschoses vont horriblement mal.Arvid

(18) Centuries : organisations de combat d’ouvrierscommunistes.

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LETTRE DE TROTSKY À BORDIGA

« 2 mars 1926Cher camarade

Bordiga,Il ne fait aucun

doute que l’exposédes faits que vousdonnez se fonde surune série de malen-tendus qui, les docu-ments en main, peu-vent être dissipéssans difficulté.

1°) Au cours de l’automne 1923, j’aicritiqué durement le CC dirigé par le ca-marade Brandler. J’ai dû à plusieurs re-prises exprimer de manière officiellema préoccupation selon laquelle ce CCne pouvait pas conduire le prolétariat al-lemand à la conquête du pouvoir. Cetteaffirmation de ma part est établie dans undocument officiel du parti. J’ai eu plu-sieurs fois l’occasion – en parlant avecBrandler et de Brandler – de dire qu’iln’avait pas compris le caractère spéci-fique de la situation révolutionnaire,qu’il confondait la révolution avec uneinsurrection armée, qu’il acceptait demanière fataliste l’évolution des événe-ments au lieu d’aller à leur encontre, etc.,etc.

2°) Il est vrai que je me suis opposé àce que l’on fasse travailler Ruth Fischeravec Brandler parce que je considérais

que, dans un tel dan-ger, la lutte à l’inté-rieur du CC pouvaitmener à une défaitecomplète, d’autantplus que pour l’es-sentiel, c’est-à-direpar rapport à la révo-lution et à ses étapes,la position de RuthFischer était chargée

du même fatalisme social-démocrate –en effet, elle n’avait pas compris que,dans une période semblable, quelques se-maines sont décisives, et ce pour de nom-breuses années, et même pour des décen-nies. Je considérais comme nécessaire desoutenir le CC existant, d’exercer unepression sur lui, de renforcer sa fermetérévolutionnaire, en envoyant des cama-rades pour l’assister, etc., etc. Personnene pensait alors qu’il était nécessaire deremplacer Brandler et je n’ai pas faitcette proposition.

3°) Quand Brandler est venu àMoscou en janvier 1924 et qu’il nous adit qu’il était alors plus optimiste par rap-port à l’évolution des événements quelors de l’automne de l’année précédente,le fait que Brandler n’avait pas comprisla combinaison particulière de conditionsqui crée une situation révolutionnaire estdevenu pour moi encore plus évident, et

Lettre de Trotsky à BordigaL. Trotsky (traduction de Jean-Pierre Laffite)

Bordiga et Trotsky. (D.R.)

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je lui ai dit : “Vous ne savez pas distin-guer le visage de la révolution de sondos. Lors de l’automne précédent, la ré-volution vous montrait son visage, etvous avez laissé passer le moment.Maintenant, la révolution vous tourne ledos, et vous croyez au contraire qu’ellevient vers vous.”Si, en automne 1923, je craignais plus

que tout que le Parti communiste alle-mand avait laissé passer le moment déci-sif – comme c’est vraiment arrivé –,après janvier 1924, je craignais que lagauche mène une politique comme sil’insurrection armée était encore à l’or-dre du jour. C’est ce qui explique unesérie d’articles et de discours dans les-quels je cherchais à démontrer que la si-tuation révolutionnaire était déjà passéeet qu’un reflux de la révolution était iné-vitable, que le Parti communiste perdraitinévitablement de son influence dans lefutur immédiat, que la bourgeoisie utili-serait ce reflux de la révolution pour serenforcer économiquement, que le capi-tal américain exploiterait le renforce-ment du régime bourgeois pour effectuerune grande intervention en Europe sousle mot d’ordre de “normalisation”, de“pacification”, etc., etc. Je soulignais enmême temps la perspective révolution-naire générale comme une ligne straté-gique et non comme une ligne tactique.4°) J’ai donné par téléphone ma si-

gnature aux thèses de janvier du cama-rade Radek. Je n’ai pas pris part à la ré-daction de ces thèses car j’étais malade.J’ai donné ma signature parce qu’ellescontenaient l’affirmation que le parti al-lemand avait laissé passer la situation ré-volutionnaire et qu’une nouvelle phasecommençait pour nous en Allemagne,non pas une phase d’offensive immé-diate, mais de défensive et de prépara-tion. C’est cela qui était pour moi alorsl’élément décisif.5°) L’affirmation que j’aurais faite

selon laquelle le parti allemand ne devaitpas mener le prolétariat à l’insurrectionest fausse de fond en comble. Mon accu-

sation principale à l’égard du CC deBrandler était précisément qu’il n’a passu suivre les événements pas à pas, niamener le parti qui était à la tête desmasses populaires jusqu’à l’insurrectionarmée au cours de la période août-octo-bre.6°) J’ai dit et écrit que, après que le

parti avait perdu par fatalisme le rythmedes événements, il était trop tard pourdonner le signal de l’insurrection armée :les militaristes avaient employé le tempsperdu par la révolution pour occuper lespositions importantes, et surtout il y avaiteu un changement chez les masses, et unreflux avait commencé. C’est précisé-ment en cela que consiste le caractèrespécifique et original de la situation ré-volutionnaire, à savoir qu’en l’espaced’un mois ou de deux elle peut se modi-fier de façon radicale. Ce n’est pas pourrien que Lénine répétait en septembre-octobre 1917 : “Maintenant ou jamais”,c’est-à-dire que “jamais” la situation ré-volutionnaire ne se répètera.7°) Si, en janvier 1924, je n’ai pas non

plus pris part aux travaux du Kominternpour cause de maladie, il est entièrementvrai que j’étais opposé à ce que l’onmette Brandler à l’écart des travaux duCC. Mon opinion était que Brandler avaitpayé cher l’expérience pratique si néces-saire à un chef révolutionnaire. C’estdans ce sens bien sûr que j’aurais dé-fendu l’opinion selon laquelle Brandlerdevait rester dans le CC si je ne m’étaispas trouvé à l’extérieur de Moscou àcette époque-là. En outre, je n’avais au-cune confiance en Maslow. Sur la basedes discussions que j’avais eues avec lui,j’estimais qu’il partageait tous les dé-fauts de la position brandlérienne parrapport aux problèmes de la révolution,mais qu’il n’avait pas les bonnes qualitésde Brandler, c’est-à-dire le fait d’être sé-rieux et consciencieux. Indépen dammentdu fait de savoir si je me trompais ou nondans cette évaluation de Maslow, ce pro-blème n’est qu’en relation indirecte avecl’évaluation de la situation révolution-

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Lettre de trotsky à Bordiga

naire de l’automne 1923 et du change-ment advenu en novembre-décembre dela même année.8°) L’une des principales conclusions

à tirer de l’expérience allemande a étépour moi le fait que, au moment décisifdont dépend, comme je l’ai déjà dit, lesort de la révolution pour une longue pé-riode, une récidive sociale-démocrateest, dans une mesure plus ou moinsgrande, inévitable chez tous les partiscommunistes. Dans notre révolution,grâce à tout le passé du parti et au rôlesans exemple de Lénine, cette récidive aété minime et, malgré cela, à certains

moments, le succès du parti dans la luttepour son existence a été mis en danger.Ce qui me paraissait et me paraît d’autantplus important encore, c’est le caractèreinévitable des récidives sociales-démo-crates au moment décisif chez les partiscommunistes européens plus jeunes etmoins trempés. C’est de ce point de vuequ’il faut évaluer le travail du parti, sonexpérience, ses offensives, ses retraites, àtoutes les étapes de la préparation de laconquête du pouvoir. Et c’est en se fon-dant sur cette expérience qu’il faut effec-tuer la sélection des cadres dirigeants duparti. »

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Après un séjour de quatre mois enAllemagne, je veux brièvement communi-quer mes impressions.L’état d’esprit des masses n’est pas

combatif et ne correspond pas aux néces-sités de la conquête du pouvoir. Et ce n’estpas un phénomène accidentel et passager.La population de l’Allemagne contempo-raine est politiquement extrêmement pas-sive. Il n’y a pas chez elle la foi dans la ré-volution qui existait chez nous. Personneici ne croit à l’avènement du paradis so-cialiste ou communiste au lendemain de larévolution. Les phrases socialistes à forced’avoir été utilisées sont depuis long-temps déjà émoussées et usées et ne pro-duisent pas de gros effet, pas comme cefut pendant un temps chez nous. Le senti-ment est assez profond que le lendemainde la révolution ne sera pas le paradis etl’expérience de la révolution russe sembleprouver qu’il faudra passer quelques an-nées dans une lutte acharnée et dans le be-soin, avant d’arriver sur une voie plus oumoins supportable. Et chacun se de-mande : est-ce que cela vaut la peine de selancer dans un combat risqué pour unfutur douteux ? Est-ce que cela vaut lapeine de passer d’une situation de paix àla guerre ? Il n’y a pas de foi ferme et in-contestable en ce sens dans les larges

masses du parti, sans parler de la masseouvrière.Il n’existe aucune base littéraire sé-

rieuse qui pourrait nourrir une telle foi. Ily a beaucoup de livres mais c’est un vieuxbric-à-brac ou des traductions de notre lit-térature d’avant la NEP, qui pour unebonne moitié d’entre elle a été réfutée parle développement de notre révolution. Nila masse du parti, ni la masse ouvrière, nimême les dirigeants du sommet n’ont pasdevant eux un schéma clair de la fonda-tion de leur futur Etat. Ils n’ont ni formu-lations claires ni assurance. Chez nous,ces questions ont été élaborées, quoiquesous beaucoup d’aspects de façon incor-recte. Dans le pire des cas, même desschémas incorrects peuvent donner del’assurance. Il n’y a pas de base littérairefondamentale là, et c’est le plus grand dé-faut. Les esprits allemands ont besoin del’élaboration la plus fondamentale et c’estcela qu’il faut poser comme la premièretâche à remplir. Il faut imprégner l’esprit

Rapport du conseiller militairesoviétique près le CC du KPD,Alexei Chtrodakh (1), au comitéexécutif du Comintern

(1) Alexei Chtrodakh (1894 - ?) ancien marin,membre de l’Armée rouge dès 1918, achève en1922 l’Académie de l’état-major. En 1923-1924,conseiller militaire soviétique près le CC du KPD,peut-être parce qu’entre autres il parlait l’alle-mand ; de 1934 à 1936, enseignant à l’Ecole léni-niste internationale. Sort ultérieur inconnu.

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raPPort du conseiLLer miLitaire soviÉtique Près Le cc du kPd, aLexeichtrodakh, au comitÉ exÉcutif du comintern

des militants et des ouvriers d’une foi iné-branlable dans leur cause et une claireconscience des voies à suivre, ce quimanque aujourd’hui. Sans cela, la victoireest impossible.Dans la situation actuelle, il ne faut pas

attendre une révolution en Allemagne.L’état d’esprit des masses n’y était pas fa-vorable, même en octobre-novembre,malgré le fait que la situation était alorsfavorable à l’émergence d’un esprit com-batif. (Bien sûr, des explosions de mécon-tentement isolées se manifesteront étantdonné le chômage colossal, mais il y aloin de cela à la révolution. Il faut organi-ser les chômeurs séparément, car, en tantqu’élément combatif ils sont les mieuxpréparés à toutes sortes d’actions.) La révolution allemande ne peut se

produire sans l’aide de notre Arméerouge. Les organisations blanches sonttrop fortes et l’état d’esprit de la masse estinsuffisamment combatif. Les organisa-tions blanches mènent sans tapage inutileun renforcement énergique de leurs rangset, chez nous, on fait plus de bruit que derésultat. Le rapport des forces ne peut êtreassez bon pour qu’ils gagnent sans nous.Nous devons avoir une frontière com-mune avec l’Allemagne afin de pouvoir,

au moment critique, détourner les forcesdes Blancs vers nous et les fixer. Pour celala Pologne doit devenir soviétique. Lespremiers pas suivants de la révolutionmondiale doivent commencer en Pologne,et l’Allemagne ne viendra qu’après.Toutes les forces doivent être d’abordconcentrées sur la Pologne. Il faut aupréalable faire de la Pologne une répu-blique soviétique. Il y a en Allemagnebeaucoup de matériel révolutionnaire. Il ya eu dans le passé beaucoup de prétextespour la révolution et il y en aura aussi pasmal dans l’avenir, mais l’expérience desannées passées montre que sans notre aidedirecte (et une frontière commune) une ré-volution victorieuse ne peut se produire.Nos forces militaires sont aujourd’hui

développées en Allemagne et ont uneriche expérience. Il est en général souhai-table de généraliser l’expérience du tra-vail militaire dans les différents pays.Pour commencer, on peut se limiter à dumatériel écrit et ensuite organiser une pe-tite conférence des militants investis dansles différentes pays (ou même organiserune section militaire du Comintern).Le 11 février 1924

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La préparation du parti à l’insurrectionarmée s’est sensiblement ralentie ces der-niers temps. A la suite du faible travail del’appareil illégal, les cadres dirigeants ontété arrêtés dans de nombreux districts.L’appareil illégal du comité central estpresque totalement inactif. Les responsa-bles de la direction militaire de Berlin ontété arrêtés, l’activité à Berlin-Brandebourg et à Leipzig est paralysée.Des camarades sont partis à Leipzig poury remettre sur pied l’organisation localequi s’était effondrée. Ils ont été arrêtés aucours de cette tentative. L’organisation deLeipzig a été démantelée en grande partiepar la faute de l’appareil central. Le CC ya envoyé un courrier pour y apporter lesdirectives, des plans, de l’argent. Ce cour-rier n’a pas trouvé l’agent de liaison au-quel il devait les transmettre. Il les a doncconfiés au propriétaire de la maison. Cedernier, sachant que ce camarade était unmilitant du KPD, a transmis le paquet à lapolice, qui a ensuite arrêté les cadres diri-geants du parti.Avant-hier, tout l’appareil des cour-

riers du CC du parti a été arrêté. Ces cour-riers s’étaient réunis dans un café pour yrecevoir les documents, les directives, lescirculaires, l’argent et autre matériel pourles districts. Pendant cette distributiontous les camarades et leurs dirigeants ontété arrêtés.

A Munich, il y a deux semaines, toutela direction de l’organisation a été arrêtée.Les dirigeants de quelques arrondisse-ments de la ville s’étaient réunis.Plusieurs participants à la réunion avaientavec eux les plans de sabotages, descartes, de l’argent et même des capsulesexplosives. Ils s’étaient réunis dans uncafé que nous avions utilisé pendant plu-sieurs années pour les réunions du parti. Ala suite de l’arrestation de ces camarades,l’activité en Bavière est entièrement para-lysée. La nouvelle direction est installéeen dehors de la Bavière.L’organisation de Munich a été pen-

dant un long moment à ce point trufféed’espions que la police était informé depresque toutes les mesures prises par leparti. Même l’agent de liaison à Munichétait un espion envoyé dans le parti parl’union Oberland (1). On avait confiécette fonction à cet individu sans avoir au-paravant vérifié d’où il venait par satisfac-tion d’avoir quelqu’un pour remplir lafonction.Dans le Wurtemberg, en Silésie, dans

le Mecklembourg, en Thuringe, en Saxe et

Rapport du dirigeant de l’appareilillégal du CC du KPD au comitéexécutif du Comintern15 novembre 1923

(1) Oberland : organisation politico-militaire com-posée surtout d’officiers volontaires et active enBavière. Elle s’était distinguée, entre autres, parson activité antipolonaise lors des conflits sur lesort de la Haute-Silésie évoqués dans l’article deDarius Zalega dans les CMO, n° 80 (NDLR).

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raPPort du dirigeant de L’aPPareiL iLLÉgaL du cc du kPd au comitÉ exÉcutif du comintern

à Hambourg nombre des meilleurs mili-tants ou sont arrêtés ou se sont enfuis, etdans ces secteurs, l’activité est presqu’en-tièrement arrêtée. Même à Berlin on nepeut que rarement trouver nos journauxou nos tracts. Seul le service chargé de seprocurer des armes travaille très bien àBerlin. Le camarade dirigeant A., qui alongtemps travaillé avec Karl (2), est trèscapable. L’appareil de ce camarade est leseul qui travaille efficacement, mais au-tour de cette activité il y a beaucoup deremue-ménage. Ce camarade doit doncsurmonter beaucoup de difficultés et sonactivité est menacée. Dans les autres dis-

tricts l’acquisition d’armes est très mal or-ganisée.(Document sans signature.)

RGASPI, fonds 495, inventaire 19,dossier 67, feuillets 81-83. Publié dansKomintern et idieia mirovoï Revolioutsii(Le Komintern et l’idée de la révolutionmondiale) pages 435-437.

(2) Karl Radek, l’un des envoyés du Kominternpour conseiller le KPD (NDR).

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La première séance [du Comité exécu-tif de l’Internationale communiste (1) eutlieu le 12 juin 1923. Après le rapport gé-néral habituel, Clara Zetkin ouvrit, par unlong exposé, le débat sur « la lutte contrele fascisme ». Dans l’après-midi du 21,Sméral puis Gyptner étaient intervenusdans la discussion, quand Radek surgit àla tribune. Son aspect était inhabituel et lediscours qu’il allait prononcer ne le futpas moins. Il débutait ainsi :

« Durant tout le discours de la cama-rade Clara Zetkin, j’étais obsédé par lenom de Schlageter et par son sort tragique.Le destin de ce martyr du nationalisme al-lemand ne doit pas être tu ni être seulementhonoré d’un mot dit en passant. Il a beau-coup à nous apprendre, à nous et au peupleallemand. Nous ne sommes pas des roman-tiques sentimentaux qui oublient la hainedevant un cadavre, ou des diplomates quidisent : devant une tombe il faut louer ou setaire. Schlageter, le vaillant soldat de lacontre-révolution, mérite de nous, soldatsde la révolution, un hommage sincère. Soncamarade d’idées, Freks, a publié en 1920un roman dans lequel il décrit la vie d’unofficier tombé dans la lutte contre les spar-takistes intitulé Le Pèlerin du néant. Si ceuxdes fascistes allemands qui veulent loyale-

ment servir leur peuple ne comprennentpas le sens de la destinée de Schlageter,celui-ci est bien mort en vain et ils peuventécrire sur sa tombe “Le Pèlerin du Néant”.Les délégués étaient interloqués. Que

signifiait cet étrange préambule ? Ce quisuivit ne l’expliquait pas ; au contraire, ve-nait renforcer l’impression première.Poursuivant son discours, Radek évoquaune Allemagne abattue, écrasée par le vain-queur. « Seuls des fous, dit-il, pouvaients’imaginer que l’Entente traiteraitl’Allemagne autrement que l’Allemagne atraité la Russie. Schlageter est mort. Sur satombe, ses compagnons d’armes ont juréde continuer : contre qui ? avec qui ? »Maintenant, Radek rappelait Iéna :

Gneisenau et Scharnhorst (2). D’où venaitcette médiocre littérature à propos d’un« héros » nationaliste ? Il n’était pas lapremière victime de l’occupation. Des ou-vriers avaient été, avant Schlageter, em-

Témoignage d’Alfred Rosmer, militant syndicaliste révolutionnaire ; opposé à l’Union sacrée en 1914, il rejoint, dès 1917, le mouvement communiste et est élu à la direction de l’Internationale

(1) Extrait de Moscou sous Lénine, les origines ducommunisme d’Alfred Rosmer, Les BonsCaractères, 2009 (pp. 263-264).(2) August von Gneisenau (1760-1831) et Gerhardvon Scharnhorst (1755-1813) étaient des générauxprussiens qui avaient combattu Napoléonnotamment lors de la bataille de Iéna (note desCMO)

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tÉmoignage d’aLfred rosmer

prisonnés et exécutés. D’autres avaient étéassaillis et brutalisés par les amis deSchlageter. En écoutant Radek, on avaitl’impression qu’il lisait un article qu’il ve-nait d’improviser en hâte, et qui était uneaffaire strictement personnelle. Seule laconclusion était plausible : « Nouscroyons que la grande majorité desmasses secouées actuellement par dessentiments nationalistes appartient, nonpas au camp des capitalistes, mais aucamp du travail. ».

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

En 1923, Victor Serge est à Berlin oùil travaille à la rédaction de l’Inprekor(Correspondance internationale, agencede presse de l’exécutif del’Internationale communiste). Dans sesMémoires, il livre un témoignage sur lacrise économique et sociale que connaîtl’Allemagne (1).

« Le gouvernement Cuno déclaraitl’Allemagne hors d’état de payer davan-tage les réparations. LaSchwerindustrie (2) qui était derrière luisuspendait ainsi sur l’Europe la menaced’une banqueroute du Reich et mêmed’une révolution. Poincaré (3) faisait oc-cuper la Ruhr par les troupes françaisesqui fusillait un agitateur nationaliste,Schlageter […]. Les événements que jesuivais heure par heure, se précipitaient àune vitesse vertigineuse. Inflation catas-trophique, spéculation sur les valutas (4),le change du dollar varia jusqu’à deux foispar jour et les détenteurs des précieux pa-piers verts émis par les banques fédéralesnord-américaines, dans l’intervalle descoups de téléphone annonçant la haussenouvelle, raflaient les marchandises dansles magasins… On ne voyait dans les ar-tères centrales des grandes villes que genscourant avec des paquets. Le peuple alle-mand, lui, s’ameutait aux portes des bou-langeries et des épiceries ; aucun rationne-ment n’intervenait. Des attroupements

stagnaient dans les rues. Combien fallait-il de trillions pour timbrer une lettre ? Jevoyais à la caisse d’un magasin Wertheimune petite vieille portant un col de passe-menterie noire sortir de son réticule desbillets verts de cent marks de l’an dernier :du temps de Walter Rathenau (5)… “Maisils ne valent plus rien, gnädige Frau (ho-norable Dame…) – Que dites-vous ? Je necomprends pas…” Les gens s’esclaffent.Walter Rathenau gisait dans sa tombe, lecorps tout déchiqueté : il avait rêvé, cegrand Juif, d’un néo-capitalisme allemandintelligemment organisé ; et il s’en étaitentretenu avec Radek.Non loin de l’Alexanderplatz et du

Polizeipraesidium, on pille en bon ordreun petit magasin. Que personne n’emporteplus de trois boîtes de conserve, hein !Discipline prolétarienne. Ailleurs, je voispiller un commerce de chaussures. Deux

Témoignage de Victor Serge

(1) Extraits de Mémoires d’un révolutionnaire(1901-1941) de Victor Serge, Points Seuil, 1978(pp. 177 à179).(2) Organisation patronale de l’Industrie lourde(note CMO).(3) Raymond Poincaré (1854-1934), président de laRépublique de 1913 à 1920, est en 1923 présidentdu Conseil.(4) Les dates de valeur.(5) Walter Rathenau (1867-1922), industriel ethomme politique allemand d’origine juive.Ministre des Affaires étrangères de la Républiquede Weimar. Signataire avec l’URSS du traité deRapallo. Assassiné par l’extrême droite en 1922(note CMO).

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tÉmoignage de victor serge

volontaires veillent à l’entrée, les gens es-saient à la hâte, semelle contre semelle,leur pointure, et quelques-uns, qui n’ontpas trouvé chaussure à leur pied, s’en vontles mains vides, consciencieux… Le soir,dans ces mêmes rues de l’Alexanderplatz,j’entends éclater des coups de sifflet ; ausignal, des ombres surgissent de partout,se rassemblent devant une boutique juive :des cris, des pleurs, le tintement des vitrescassées s’élèvent un moment ; à l’ap-proche de la patrouille des Schupos (6)qui vient au pas de course, le bruits’éteint, les ombres fuient. Le lendemainmatin la rue offre un spectacle d’émeuteéteinte […]. Les Schiebers (mercantis)portent pelisse et roulent dans d’impé-riales voitures. Ils savent le prix juste desactions, des marchandises, des bateaux,des créatures et des machines, des minis-tres et des fonctionnaires de police en uni-forme vert moisissure. Le peuple ne saitplus le prix de rien. Je paie trois gros painsbis par semaine au vieil ingénieur qui meloue un appartement. “Et si je ne peuxtrouver de pain avec ce papier, me de-mande-t-il, que faire ?” C’est un anciencourtisan du roi de Saxe, il a soixante-quinze ans. Je ne puis pas lui conseiller dejeûner ou d’aller enfoncer les vitrines…

[…] Chaque jour a son brelan degrèves, chaque nuit des coups de revolverclaquent dans le silence louche. La voixde l’agitateur commente ça au milieu desvisages de la rue. Social-démocrate mo-déré, modérément exaspéré, communisteardent, patriote affilié aux ligues secrètes,sont presque d’accord : Versailles est unnœud coulant pour la nation allemande,malheur à la France, malheur à laPologne, malheur au capitalisme ! Lescommunistes ont la partie belle :l’Allemagne industrielle et la Russie agri-cole peuvent en s’unissant faire le salut dumonde. Radek fait prévaloir sa “tactiqueSchlageter” de rapprochement avec lesnationalistes. C’est jouer avec le feu –jouons avec le feu ! Par où commencer ?Nos agitateurs le disent d’un mot quiclaque sur les lèvres : Loschlagen !Frapper ! La décision est prise. Nous frap-pons […].

(6) Appellation familière par laquelle on désigne lespoliciers de la Schutzpolizei (littéralement : policede protection) en Allemagne (équivalent desgardiens de la paix en France) (note CMO).

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La Révolution française a déjà fait l’objet de nombreux articles dans les Cahiers dumouvement ouvrier, et ce dès le début de leur parution : plus d’une cinquantaine, et deuxnuméros spéciaux conséquents (n° 49 et n° 50). Vous trouverez ces articles répertoriés surnotre site : www.cahiersdumouvementouvrier.org . Nous avons consacré une rubrique spéciale à la Révolution française dans notre réper-

toire thématique, et vous pourrez télécharger gratuitement la plus grande partie de ces ar-ticles (y compris ceux des numéros spéciaux), puisque nous mettons à la disposition surInternet le contenu de tous les Cahiers (sauf ceux des cinq dernières années).Le présent dossier est destiné à rendre compte des dernières avancées historiogra-

phiques.

Dossier sur la révolution françaisePrésentation

Danton (D.R.) Robespierre. (D.R.)

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dossier sur La rÉvoLution française

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« Il faut résister à penser que laTerreur a bien eu une réalité politique,qu’elle fut un régime, un moment précisou une doctrine, quand elle ne fut quecette invention audacieuse et scandaleusede Tallien, qu’il faut continuer à détrico-ter. »Jean-Clément Martin

« La Terreur est à l’ordre du jour. »Plus de deux siècles après les faits, lacause paraissait définitivement entendue.Cette phrase prononcée le 30 août 1793,réitérée lors des journées révolutionnairesde septembre, reprise par certains conven-tionnels puis validée par les historiens detoutes nuances (1) et la plupart des ma-nuels scolaires, semblait attester depuisdeux siècles de la mise en place délibérée,par la volonté de Robespierre, de Saint-Just et, plus généralement, des Jacobins,d’un « système de Terreur » auquel le9 thermidor aurait mis un terme. Un cer-tain nombre de travaux récents montrentqu’il n’en est rien.Jean-Clément Martin - La Terreur, vérités et légendes – Perrin– 2017 – 238 pages.- Les Echos de la Terreur ; Véritésd’un mensonge d’État (1794-2001) –Belin – 2018 – 316 pages.

Annie Jourdan – Nouvelle Histoire dela Révolution – Flammarion – 2018 –658 pages.

Michel Biard et Hervé Leuwers (dir) –Visages de la Terreur – Armand Colin –2014 – 269 pages.Timothy Tackett – Anatomie de laTerreur- Seuil – 2018 – 480 pages.

Comment la « Terreur »fut inventéeJean-Clément Martin n’y va pas par

quatre chemins : la Terreur (2) est unmythe. Pure « invention » des thermido-riens visant à « duper les contempo-rains », elle fut « sanctifiée par deux siè-cles d’habitude » et d’historiographie

Terreur, la fin d’un mythe ?Par Rémy Janneau

(1) Les historiens de l’école « classique » (AlbertMathiez, Albert Soboul) et ceux du courant« révisionniste » incarné par François Furet sont surce point d’accord. Les premiers la justifient par les« circonstances », les seconds « y lisent unetentation totalitaire due à une idéologie »(A. Jourdan – La journée du 5 septembre 1793 – inBiard et Leuwers – Visages de la Terreur –page 46). Seul Alphonse Aulard (1849-1928)contestait que la Terreur « ait été un systèmepréconçu » (Ibid. – page 45). (2) Certains auteurs conservent la majusculelorsque le mot désigne la période marquée par lerégime d’exception de l’An II ou le régime lui-même, d’autres pas. Pour notre part, nous laconservons par pur souci de distinguer le régimeainsi désigné du sens commun du terme. Pour cequi est des citations, nous respectons le choix desauteurs. Compte tenu du contenu de cet article, ilnous semble superflu de mettre systématiquementle mot entre guillemets.

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complaisante (3). L’auteur ne nie pas larépression ni les formes de coercition quis’exercèrent de septembre 1793 à l’été1794 : « Il y eut un État d’exception, desviolences d’État et des exactions com-mises par des individus se couvrant de sonautorité » (4). Il s’efforce simplement,comme l’annonce le titre, de « trier entrevérités et légendes » (5). A cette fin, il tord le cou à nombre

d’idées reçues, en premier lieu à l’usageabusif du mot « terreur » conduisant àfaire du « rasoir national » un symbole del’ensemble de la Révolution. Jusqu’àl’été 1793, le mot n’est utilisé que pourmettre en garde contre « des déborde-ments susceptibles de semer la ter-reur » (6) ou pour discréditer des adver-saires. Le 29 mars, Gorsas (7) accuseainsi Marat « d’entretenir son système deterreur ». Le 8 juillet, Saint-Just retournel’accusation contre les Girondins. Chacuns’en défend. Lorsque Robespierre dé-nonce, dans son fameux discours du8 thermidor an II, un « odieux système deterreur et de calomnies » (8), il vise ceuxqui s’efforcent d’effrayer la Conventionen répandant sournoisement la rumeurd’une nouvelle épuration. Tallien (9) re-tiendra la formule…C’est sous la pression des masses et

des événements qu’après l’assassinat deMarat, le 13 juillet 1793, dans uncontexte marqué par les revers militaireset les rébellions monarchiste et fédéra-liste, la notion change de caractère. Lessans-culottes « réclament de pouvoir ré-pondre par la violence et appellent à laTerreur » (10). Jacques Roux, porte-parole des « Enragés », invite laConvention à « jeter la terreur dansl’âme des traîtres ». Claude Royer, curéde Chalon-sur-Saône (11), prononce auxJacobins la phrase qui fera florès : « Ilfaut mettre la terreur à l’ordre du jour. »La formule sera reprise par Barère, parBillaud-Varenne (12), par divers repré-sentants en mission (13), reproduite dansla presse… Faut-il pour autant la prendre au pied

de la lettre ? Bon nombre de convention-nels, remarque Annie Jourdan, sont

« d’habiles ténors du barreau et l’histo-rien ne doit pas se laisser berner par leurrhétorique – ainsi que l’ont été, en ce jour,les Parisiens et les pétitionnaires » (14).Car la question est bien là : les mots ne témoignent en rien des intentions réellesdes conventionnels ; ce sont des conces-sions verbales à des masses excédées.Jean-Clément Martin montre de manièreconvaincante qu’à l’instar de Robespierreles députés font « de la Terreur une rhéto-rique pour ne pas avoir à en faire une po-litique » (15). A ce stade, en effet, la légitimité de la

Convention est loin d’être assurée (16).

terreur, La fin d’un mythe ? Par rÉmy Janneau

(3) La Terreur, vérités et légendes – page 11.(4) Ibid. – pages 10-11.(5) Ibid. – page 10.(6) Décret du 6 octobre 1789 – La Terreur, vérités etlégendes – page 15.(7) Antoine-Joseph Gorsas (1752-1793) – Journa -liste proche des Girondins.(8) Ibid – pages 16-17.(9) Jean-Lambert Tallien (1767-1820) – Conven -tionnel. Représentant en mission, il se livre àBordeaux à une répression impitoyable. EnThermidor, il est l’un des principaux artisans de lachute de Robespierre.(10) Ibid. – page 25.(11) 8 000 délégués des assemblées primaires venusde tous les départements se trouvaient à Paris depuisla Fête de l’Union, célébrée le 10 août, en l’honneurde l’acceptation de la Constitution. Royerreprésentait le département de Saône-et-Loire. C’estlui que les Jacobins chargèrent de rédiger l’adresseprésentée à la Convention le 3 septembre.(12) Barère : discours de conclusion de la journée du5 septembre remerciant les « braves sans-culottes »d’avoir demandé la « mise de la terreur à l’ordre dujour » (Martin – page 22). Billaud-Varenne :discours du 18 novembre 1793 (Martin – page 166).Les versions du discours de Barère varient selon lesjournaux de l’époque. Il ressort néanmoins que, pourBarère, c’est l’armée révolutionnaire qui, par sonaction énergique, va mettre la terreur à l’ordre du jour.A aucun moment, la Convention n’a proclamé « laterreur à l’ordre du jour ». Voir, sur ce point, AnnieJourdan, La journée du 5 septembre 1793 in Biard etLeuwers – Visages de la Terreur – pages 57-58.(13) Tallien et Fréron, notamment, la font placarderen grosses lettres à Marseille.(14) La journée du 5 septembre 1793 in Biard etLeuwers – Visages de la Terreur – page 46.(15) Ibid. – page 23.(16) Au lendemain de la Fête de l’Union, despétitions émanant des assemblées primairesdemandent un retour immédiat aux urnes etl’élection d’une nouvelle assemblée.

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Lorsque le 5 septembre 1793 les sans-cu-lottes défilent au sein même del’Assemblée, exigeant la mise en placed’une armée révolutionnaire suivie d’uneguillotine pour faire la guerre aux affa-meurs, d’un maximum des prix et de me-sures de terreur, elle fait face à un mouve-ment qu’elle ne contrôle pas et dont elleredoute une réédition tout à la fois ducoup de force du 2 juin (17) et des massa-cres de septembre 1792. C’est cette pres-sion populaire qui conduit certains dépu-tés à faire des concessions verbales dont laphrase que l’Histoire retiendra : « La ter-reur est à l’ordre du jour. »La formule n’en encourage pas moins,

dans les départements, une terreur exer-cée, hors de tout cadre légal, de manièreplus ou moins brutale et extensive suivantle tempérament des représentants en mis-sion ou le zèle des comités de surveillancelocaux, une terreur anarchique qui appelleune reprise en main et une recentralisationdes pouvoirs. La Convention doit, pourreprendre la formule de Max Weber, se réapproprier le « monopole de la violencelégitime ». La terreur ne figurera, pour au-tant, dans aucun texte de loi avant… le5 août 1794 (18 thermidor an II) (18),c’est-à-dire après la chute de Robespierre.Elle ne constituera jamais un « système »,pure « invention » de Tallien dans un dis-cours prononcé le 28 août 1794 (18 fructi-dor an II). Loin d’être le fruit « d’une uto-pie idéale ou abstraite » (19), elle tient enune série de réponses pragmatiques auxexigences de la situation et surtout à lapression populaire. L’adoption de la « loi des suspects », le

17 septembre, puis la proclamation du« gouvernement révolutionnaire jusqu’àla paix », le 10 octobre, ne visent pas ini-tialement, comme on l’a trop souvent af-firmé, à renforcer la terreur mais à mettreun terme à ses applications incontrôlées età la recentrer sur les véritables ennemis dela Révolution. Dans son rapport du 16 oc-tobre, Saint-Just dénonce ainsi ceux quiont « mis l’épouvante à l’ordre du jour »et rappelle qu’elle ne doit viser que les« ennemis du peuple », non être « répan-due sur le peuple lui-même ». Le 26 no-

vembre, Danton demande « contre les ennemis de la liberté », les « châtimentsles plus effrayants » mais « contre euxseuls » et il précise : « Contre les aristo-crates, contre les égoïstes, contre lesconspirateurs, contre les traîtres amis del’étranger » (20).Contrairement à ce que l’on a pu dé-

duire hâtivement de la formule consacrée,la Terreur est née dans la confusion et laConvention s’y est « embourbée par dé-faut » (21). Les « circonstances » tradi-tionnellement invoquées par les historiensde l’école « classique » vont conduire, eneffet, à une extension de la Terreur bienau-delà du champ que lui assignaient ini-tialement les Montagnards. Au momentmême où ils s’efforcent de limiter et de réguler la Terreur, ceux-ci entament,contre le mouvement populaire, une luttesourde qui commence par la liquidationdes « Enragés » (22). Lorsqu’en mars1794 (germinal an II), les sans-culottes,dont Hébert se fait le porte-voix, envisa-geront un nouveau soulèvement, leurs lea-ders seront arrêtés et guillotinés. Pour nepas laisser le balancier repartir à droite,Robespierre liquidera deux semaines plustard Danton, Desmoulins et les« Indulgents ». Paradoxalement, note

(17) Le 2 juin, la Convention, encerclée par lesmilitants des sections et par la Garde nationale,avait été contrainte de voter l’exclusion etl’arrestation de 29 Girondins (aux 27 députés sesont ajoutés Lebrun, ministre des Affairesétrangères, et Clavière, ministre des Contributions).(18) Décret renvoyant au Comité de salut public ladénonciation de différents arrêtés de Joseph Lebon(Ibid., pages 13-14). Le 11, le même Tallien avaitprononcé, sur le « système de la Terreur », unpremier discours qui pourrait, selon BronislawBaczko, être de la main de Jean-Claude Méhée,auteur, sous le pseudonyme de Felhémesi, dupamphlet La Queue de Robespierre qui dénonçaitcomme anneaux de cette « queue », Barère, Collotd’Herbois et Billaud-Varenne (Bronislaw Baczko –Comment sortir de la Terreur. Thermidor et laRévolution – Gallimard Essais – 1989 – page 83).(19) Les Echos de la Terreur. Vérité d’un mensonged’Etat. 1794-2001 – page 111.(20) La Terreur. Vérités et légendes – page 34.(21) Ibid. – page 53.(22) Jacques Roux est arrêté dès le 5 septembre. Ilse suicidera dans sa cellule le 10 février suivant.

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Jean-Clément Martin, la « Terreur » de-vient alors « une menace qui plane surtout le monde » (23).Or la concentration des pouvoirs a

pour rançon de créer « les conditions pourqu’un homme, Robespierre, et sesproches, puissent finalement en être tenuspour seuls responsables ». Elle va accré-diter pour la postérité l’idée d’une « dicta-ture de Robespierre ».Au cours des quatremois où, suivant la formule de Saint-Just,« la Révolution est glacée », c’est sur luique vont se concentrer les craintes et lesrancœurs. C’est devant lui que doivent, eneffet, s’expliquer les représentants en mis-sion accusés, tels Barras et Fouché, des’être livrés à des excès. En l’absence deSaint-Just alors en mission, il dirige leBureau de police qui empiète sur les attri-butions du Comité de sûreté générale etsurtout, c’est lui qui impose un culte del’Être suprême qui inquiète les athées eten indispose beaucoup d’autres. Enfin, laréforme du Tribunal révolutionnaire votéele 22 prairial fera de lui, dans la mémoirecollective, le père de la « GrandeTerreur » (24). Ne subsistent que deuxsentences possibles, l’acquittement ou lamort, prononcées sans appel et sans audi-tion de témoins. Robespierre, note Jean-Clément Martin, n’a certes fait que re-prendre des idées largement acceptées parle Comité de salut public et « les procé-dures sont encadrées par des commissionsqui doivent trier les suspects sous la sur-veillance des Comités de salut public et desureté générale » (25), mais cette concen-tration accrue des pouvoirs, précisément,effraie les députés, d’autant que la nou-velle loi introduit une disposition redouta-ble : la possibilité de les traduire devant leTribunal révolutionnaire sans l’aval de laConvention. Des intrigues vont désormaisse nouer autour de Fouché, mis en causepour son rôle dans la répression de Lyon,et Vadier, membre du Comité de sûretégénérale, pour discréditer Robespierre,« roi de la Révolution » (26), protecteur deCatherine Théot, vieille illuminée se pro-clamant « mère de Dieu » qu’il sauvera duTribunal révolutionnaire et, surtout, pré-senté comme seul responsable des char-

rettes qui se succèdent quotidiennementjusqu’à la place du Trône-Renversé (27).Le discours de Tallien, le 18 fructidor,

reste le discours fondateur du mythe de la« Terreur » : pour la première fois, le motcoïncide, encore que de manière impré-cise, avec un épisode de la Révolution etavec ce qui est censé avoir été un systèmepolitique. L’objectif des Thermidoriensreste limité : écarter le danger que la loide Prairial laissait planer sur l’Assembléeet faire oublier leur propre implicationdans les mesures coercitives de l’An II en désignant Robespierre comme seulresponsable.

Les suites d’un « dérapageincontrôlable »Or, écrit Jean-Clément Martin, « la

sortie de la Terreur est ratée » (28). Leslégendes forgées contre Robespierre, quiaurait ouvert une tannerie de peaux hu-maines à Meudon, inventé une guillotine àsept fenêtres et un « sanguiduc » pourévacuer plus efficacement le sang des vic-times, les pamphlets, les mélodrames met-tant en scène ce « monstre » assoiffé desang, les caricatures plus horrifiques lesunes que les autres (29), mettent cette fois« l’horreur à l’ordre du jour » (30).L’opinion se retourne, les muscadinsroyalistes tiennent la rue, la « Terreurblanche » sévit dans le midi, le balancierpolitique est renvoyé très loin à droite en-

terreur, La fin d’un mythe ? Par rÉmy Janneau

(23) Ibid – page 45.(24) L’expression fut forgée par Georges Lefèbvre,professeur à la Sorbonne de 1936 à 1944. Cetteterminologie, aujourd’hui contestée par leshistoriens, fut reprise, par souci de simplificationpédagogique, par les manuels d’histoire.(25) Ibid. – page 49.(26) A la veille de Thermidor, fut répandue larumeur selon laquelle Robespierre se préparait àépouser la fille de Louis XVI et à se proclamer roi ! (27) Actuelle place de la Nation. La guillotine y futtransférée le 14 juin 1794 après le vote de la loi du22 prairial (10 juin).(28) Ibid. – page 53.(29) La plus célèbre montre Robespierre exécutantle bourreau, au milieu d’une forêt de guillotines,après avoir exterminé tous les Français.(30) Ibid. – page 56.

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traînant les Thermidoriens eux-mêmesbien au-delà de ce qu’ils avaient es-compté (31). Au-delà de la légende noirede Maximilien parvenue jusqu’à nous, ce« dérapage incontrôlable » (32) a égale-ment pour effet, par un usage extensif dumot « terreur », l’identification de l’en-semble de la Révolution à la guillotine etaux noyades de Nantes.L’instrumentalisation politique de

l’histoire par Bonaparte et bien sûr par lesroyalistes, les clichés véhiculés par la lit-térature et le cinéma, ont fait de la« Terreur » un mythe que les biographes etles historiens les plus sérieux, d’AlbertLaponneraye (33) à Albert Soboul, en pas-sant par Albert Mathiez (34), sont à peineparvenus à écorner et auquel la mémoirecollective a fini par identifier l’ensemblede la Révolution.Comment expliquer la pérennité d’une

telle imposture ? Pourquoi « la parole deRobespierre, qui avait rejeté expressé-ment la terreur comme système, [n’a-t-elle] jamais été prise en considération parles contemporains, pas plus que par lesgénérations successives » ? Pourquoi est-ce « celle de Tallien, représentant en mis-sion sans scrupule, girouette politiquebien connue qui [a] été retenue commevraie… » ? Dans un ouvrage plus ré-cent (35), Jean-Clément Martin se pro-pose, pour tenter d’expliquer ce qui lui ap-paraît comme « l’une des plus grandesmystifications de notre histoire natio-nale » (36), d’explorer « les méandres gé-néalogiques du savoir et de l’action, de lathéorie et de la praxis » (37) qui ont faitde la Terreur « un mythe originel ». A cettefin, il « détricote […] cette invention au-dacieuse et scandaleuse » (38) en en inter-rogeant les « échos » dans la productionlittéraire et cinématographique, dansl’historiographie elle-même et surtoutchez les philosophes. Au lendemain de Thermidor, la « nau-

sée de la guillotine » rencontre de manièreinversée le goût littéraire du moment. Lemorbide, l’horreur et le fantastique sont àla mode dans un climat culturel marquépar « une sensibilité critique à l’égard dela raison ». Les sanguinaires « terro-

ristes » trouvent volontiers leur place dansles romans noirs et « gothiques », dans lesmélodrames, objets d’un véritable en-gouement. Robespierre y incarne sans sur-prise « le règne des monstres » (39).Confondue avec la Terreur, la Révolutionsera durablement identifiée au sang et à laguillotine. Relayée en France par le ro-mantisme, en Angleterre par tout un cou-rant inspiré du Conte de deux villes deDickens (40), puis par le cinéma (41),cette tradition s’est perpétuée jusqu’ànous.L’historiographie elle-même ne fut

pas en reste. Qu’ils soient contre-révolu-tionnaires, libéraux ou républicains, leshistoriens du XIXe siècle sont des« hommes engagés » qui réinterprètentl’Histoire en fonction de ce qu’ils veu-lent démontrer pour le présent. « Toussont convaincus que la rupture révolu-tionnaire a infléchi le cours des choses et

(31) Dès décembre 1794 s’ouvre le procès deVadier, Barère, Billaud-Varenne et Collotd’Herbois, qui, bien qu’alliés de Tallien le9 thermidor, sont désignés désormais comme les« grands coupables ». Tous quatre serontcondamnés à la déportation. Vadier et Barèreparviendront à se soustraire à leur peine. Collotmourra à Cayenne.(32) Ibid. – page 57.(33) Albert Laponneraye (1808-1849) : instituteur,militant républicain, journaliste et historien ;éditeur des œuvres de Robespierre.(34) Albert Mathiez (1874-1832), Albert Soboul(1914-1982) : historiens de la Révolutionfrançaise ; représentants de l’école « classique ». (35) Les Echos de la Terreur. Vérités d’unmensonge d’État. Page 12.(36) Ibid. – page 58.(37) Praxis : concept hérité d’Aristote. Dans lelangage des philosophes, il désigne la pratique,l’action, par opposition aux activités théoriques oucontemplatives.(38) Ibid. – page 101.(39) Formule du publiciste Jean-François de LaHarpe (1739-1803).(40) Charles Dickens – Un Conte de deux villes –Gallimard Folio – 1989. Première édition : 1858.(41) Le ton fut donné dès le début du XXe siècle, parLes deux orphelines de David Wark Griffith.« Pendant le XXe siècle, écrit Jean-Clément Martin,les trois quarts des films consacrés à la Révolutionont privilégié un point de vue “contre-révolutionnaire” en insistant sur les violences »(page 236).

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voient avec la “Terreur” l’occasion dedéfendre une ligne politique » (42).Qu’ils l’analysent, en effet, comme« l’aboutissement des excès de la rai-son » ou comme un mal nécessaire,qu’ils la récusent ou la justifient par les« circonstances », tous contribuent, à lasuite de Tallien, à « faire coïncider, defaçon totalement imprécise, le mot “ter-reur” avec un épisode, une époque et unsystème politique » (43). Ils ne scrutentpas la « Terreur » dans son historicitémais fixent l’attention sur des person-nages (Robespierre, Saint-Just, Marat) etdes épisodes-clés (massacres de septem-bre, Thermidor) dont ils consacrent lesstéréotypes. Au siècle suivant, l’histoire recueille

leur héritage et « tous les courants s’ac-cordent au moins sur une chose : l’im-portance absolue de la Terreur. C’est àson aune que toute la Révolution [est]comprise » (44). Jean-Clément Martin selivre à une comparaison très instructiveentre les trois grands dictionnaires histo-riques parus aux alentours duBicentenaire : le dictionnaire Tulard,« conservateur » voire « réactionnaire »,le « Soboul » (45) dit « classique », « uni-versitaire » ou « marxiste » et le diction-naire « révisionniste » mais réputé « cri-tique » de François Furet et Mona Ozouf.Le premier insiste sur « la violence inhé-rente à la Révolution », le deuxième sur« la nécessité de faire face aux enne-mis », le troisième sur « la dérive inexo-rable d’une ambition promé-théenne » (46), mais « les trois ouvrages[…] insistent sur “la mise de la Terreur àl’ordre du jour” le 5 septembre 1793 etremontent toujours à 1792 quand cen’est pas à 1789 pour en trouver l’ori-gine ». Fruit de la « dynamique révolu-tionnaire » ou produit des « circons-tances », la Terreur reste ainsi un« système » que le gouvernement révolu-tionnaire prolongera « jusqu’à la paix ».

Dans la brume philosophiqueJean-Clément Martin consacre égale-

ment de longs passages à la contributiondes philosophes à cette transformation dela Terreur en notion centrale de toute ré-flexion sur la Révolution et, plus généra-lement, sur l’Histoire. De Hegel et Fichteà Sartre et Merleau-Ponty, on glisse, eneffet, de l’étude du contexte et du ressortdes événements, à une philosophie del’Histoire qui dissout volontiers les faitshistoriques dans les brumes de la spécula-tion. La violence révolutionnaire et laTerreur deviennent des concepts permet-tant de (re)penser l’Histoire universelle,des catégories transposables d’une révolu-tion à l’autre. Merleau-Ponty écrit ainsi :« La terreur historique culmine dans larévolution [soviétique] et l’Histoire estterreur parce qu’il y a une contingence.Chacun trouve ses motifs dans les faits etles installe dans une perspective d’ave-nir » (47). Le commentaire sans appel deJean-Clément Martin vaut pour toutes lesphilosophies de l’Histoire : « La visionmétaphysique de l’Histoire [prend] le passur l’examen de l’histoire » (48). Le ciel des idées n’est cependant pas

assez haut pour échapper au contexte poli-tique et aux influences idéologiques dumoment. Toute réflexion sur la « Terreur »est surdéterminée par les « trauma-tismes » du siècle, par la « brutalisation »du monde (49). Lorsque Merleau-Ponty

terreur, La fin d’un mythe ? Par rÉmy Janneau

(42) Page 196.(43) Page 25.(44) Page 254.(45) Albert Soboul est décédé en 1982. La directionscientifique de l’édition 1989 fut confiée à Jean-René Suratteau et François Gendron.(46) Page 255.(47) Maurice Merleau-Ponty – Humanisme etTerreur – Cité par J. C. Martin – Les Echos de laTerreur. Page 205.(48) Ibid. (49) Jean-Clément Martin emprunte l’expression àJoseph Conrad (Au cœur des ténèbres). La« brutalisation » a été théorisée depuis parl’historien Georges Mosse (De la grande guerre autotalitarisme, la brutalisation des sociétéseuropéennes – Hachette – Pluriel – 1990).

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

écrit Humanisme et Terreur (1946-47) etSartre la Critique de la raison dialectique(1957-58), le champ d’application duconcept de « Terreur » est transféré au régime stalinien dont ils livrent une cri-tique au demeurant fort modérée. Avec Hannah Arendt, et dans une pers-

pective beaucoup plus hostile, « la terreurperd sa majuscule » (50), devenant, selonles cas, « moderne », « dictatoriale », « totalitaire » voire « totale ». De cesbrumes philosophiques émerge ainsi unegrille de lecture appelée à un grand ave-nir : « Dictatoriale » lorsqu’elle ne viseque les opposants, la terreur devient « to-talitaire » lorsqu’elle s’applique à l’en-semble d’une société. Sur ce simple cri-tère, la terreur « soviétique » se trouve« rassemblée avec le nazisme sous la no-tion de totalitarisme » (51). Nous ne pou-vons que souscrire à ce jugement porté,encore qu’en termes fort galants, par Jean-Clément Martin : « L’imprécision histo-rique des textes d’Arendt facilite les inter-prétations peu sourcilleuses sur la véritéet la complexité des faits utilisés dans lesdémonstrations » (52). La notion extensi-ble de « terreur » recouvrant in fine toutesles pratiques jugées « totalitaires » d’au-jourd’hui et d’hier, c’est pourtant cettegrille de lecture qui, reprise par l’écoledite « critique » de François Furet et MonaOzouf, vaudra à la Révolution françaised’être promue « matrice de tous les totali-tarismes » (53).

« Toute révolution estune guerre civile »François Furet (54) réécrivait l’histoire

de la Révolution à la lumière de BenjaminConstant, d’Alexis de Tocqueville etd’Auguste Cochin (55). L’historienneAnnie Jourdan se plonge, elle, dans les ar-chives. La « nouveauté » de sa récenteHistoire de la Révolution, toutefois, ne ré-side pas uniquement en cela. Elle réor-donne, en effet, la réflexion autour dedeux problématiques longtemps boudéespar les historiens : 1/ toute révolution est une guerre civile qui se nourrit des terreurs exercées par les différentes

factions ; 2/ la terreur d’État fut une ré-ponse nécessaire à l’anarchie née de la dé-composition de l’ancienne société.La terreur, écrit-elle en substance,

n’est qu’un régime d’exception lié à laguerre civile. Aucun pays en révolution,qu’il s’agisse des Pays-Bas, de la Suisse,de l’Italie ou des États-Unis, n’y aéchappé. Qui plus est, dans le cas de laRévolution française, « le mouvement po-pulaire a contraint la Convention à ins-taurer un régime d’exception – ou un ré-gime révolutionnaire – digne des temps deguerre » (56). A la suite de Jean-ClémentMartin, elle interroge les processus detransmission de la mémoire collective etde la connaissance historique : L’énigme,

(50) Page 245.(51) Martin – OC page 251.(52) Page 252.(53) François Furet – Penser la Révolutionfrançaise – Gallimard Folio Histoire – 1978.(54) Ancien membre du Parti communiste passé àla « deuxième gauche » puis devenu libéral,François Furet s’attache, à partir des années 1960, àprendre le contrepied de l’école « classique » qu’iltient pour « marxo-jacobine ». Dans La Révolutionfrançaise (Hachette Marabout – 1965), il nie lecaractère bourgeois de la Révolution. Se seraient,selon lui, télescopées plusieurs révolutions, celle« des Lumières », c’est-à-dire celle des élitesbourgeoises et aristocratiques, celle des campagneset celle du peuple des villes. Ce télescopage dû àl’impact de la crise et de la guerre serait à l’originedu « dérapage » totalitaire de 1793-1794. DansPenser la Révolution française, publié treize ansplus tard, il abandonne l’idée d’un « dérapage ». Iltire de l’oubli le monarchiste Augustin Cochin dontil reprend l’idée que la Révolution aurait étéfomentée par des « sociétés de pensée » porteusesd’une intolérance que l’on allait retrouver dans laterreur. 1793 serait déjà en germe dans 1789. LaRévolution. 1770-1880 (Hachette – 1988), édité à laveille du Bicentenaire, noie, comme annoncé par letitre, la Révolution dans la « longue durée ».Aprèsque les républicains se sont rejoué la Révolutiontout au long du XIXe siècle, la Révolutions’arrêterait enfin avec la mise en place des réformesdémocratiques de la IIIe République.(55) Benjamin Constant (1767-1830) : penseurlibéral. Alexis de Tocqueville (1805-1859) :également libéral, auteur de l’Ancien Régime et laRévolution. Augustin Cochin (1876-1916) :historien catholique traditionnaliste et monarchiste,violemment hostile à la Révolution française.(56) Nouvelle histoire de la Révolution – Page 213.

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c’est bien sûr pourquoi le mythe des ori-gines consensuel » s’est ainsi imposé,comment « l’historien qui aurait dû êtreun “trouble mémoire” » a pu consentir àn’être qu’un « illusionniste » (57) et « àrépéter inlassablement le même récit, [in-criminant] une unique faction […] commesi, dans l’escalade des années 1789-1794,les responsabilités n’étaient pas parta-gées ! » (58).Dès 1788, en effet, la violence est par-

tout. Face aux manifestations qui accom-pagnent la démission de Loménie deBrienne (59) puis celle du garde dessceaux Lamoignon, la troupe couche surle pavé plusieurs centaines de manifes-tants. « La Garde […] n’hésite pas à tirersur le peuple – n’en déplaise aux thurifé-raires des Bourbons. Cet épisode est fon-damental pour comprendre ce qui va sui-vre (60). Dans toute la France, la violencepopulaire répond à celle des puissants.Plusieurs grandes villes, notammentGrenoble, sont le théâtre de violents af-frontements. Dans les campagnes, les châ-teaux sont brûlés et pillés. S’il est vrai queles rumeurs ont amplifié les menaces derépression, celles-ci étaient bien réelles.Les affrontements ne feront que se durciret s’amplifier en raison notamment du« rachat » de droits féodaux que les pay-sans croyaient abolis. Dans le sud, se réveillent les vieilles haines entre catho-liques et protestants. En Alsace, l’émanci-pation des juifs déchaîne l’antisémitisme.Dans le Comtat-Venaissin, les partisansdu rattachement à la France s’opposent àceux qui refusent de changer d’allé-geance. Les émigrés tentent de soulevercertaines régions comme le Dauphiné.Aux troubles métropolitains s’ajoutent lesguerres civiles enchevêtrées des colonies,plus sanglantes encore… Ce pan de l’his-toire révolutionnaire, trop souvent invisi-ble aux historiens, se solde par des mil-liers de morts. La guerre et lessoulèvements royalistes et fédéralistes neferont qu’ajouter à ce chaos sanglant dontla Terreur est l’aboutissement.Les mesures de salut public ne sont,

en effet, que des réponses à la terreurexercée par les autres groupes ou fac-

tions. Celles qui constituent ce que nousappelons communément « la Terreur »ne sont d’ailleurs pas imputables auxseuls Montagnards. La loi du 19 mars1793 qui punit de mort les rebelles prisles armes à la main ou ayant porté la co-carde blanche est votée à l’initiative duGirondin Lanjuinais. Elle est rédigée parle modéré Cambacérès qui crée la caté-gorie des « hors-la-loi » qui seront jugésdans les vingt-quatre heures, sans appel,par les commissions militaires. Brissotapprouve des mesures de rigueur dans lesdépartements. Barère propose la mortpour tout partisan de la loi agraire…C’est encore la Gironde qui, la première,« donne le mauvais exemple » en faisanttraduire devant le Tribunal révolution-naire un élu du peuple, en l’occurrenceMarat. Les haines nourrissent les haines,la terreur répond à la terreur, le peupledemande des mesures de répression plussévères. « A chaque traumatisme, la déchirure s’élargit. La terreur est plusque jamais à l’ordre du jour, dans lesdeux camps – ou trois si l’on inclut lesroyalistes […]. C’est le lot de touteguerre civile » (61).

terreur, La fin d’un mythe ? Par rÉmy Janneau

(57) Ibid. – page 11.(58) Ibid – page 15.(59) Etienne-Charles de Loménie de Brienne(1727-1794) : « Principal ministre » en 1787-1788.Chrétien-François de Lamoignon de Basville(1735-1789) : garde des Sceaux dans legouvernement de Loménie de Brienne.Toute tentative de réforme, notamment fiscale, seheurtant à l’opposition des Parlements, tribunauxd’appel qui disposaient du pouvoir redoutabled’enregistrer les édits royaux, Loménie de Brienneet Lamoignon tentent de les priver de cetteprérogative. Comme souvent en pareil cas, toutesles couches de la population se coalisent contre legouvernement, se solidarisant avec lesparlementaires, autoproclamés « pères de lapatrie » mais surtout défenseurs acharnés desprivilèges. Des manifestations tournant souvent àl’insurrection, éclatent dans les grandes villes.Loménie de Brienne retire ses réformes etdémissionne en août 1788 après avoir annoncé laconvocation des États-généraux. Lamoignon meurtpeu après dans un accident de chasse. (60) Nouvelle histoire de la révolution – page 29.(61) Ibid. – page 196.

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Déchirant le voile des « romans natio-naux » forgés pour occulter un passé dé-rangeant, Annie Jourdan rappelle les vio-lences et les répressions qui marquèrentles révolutions anglaise (1642-1651), hol-landaise (1781-1787) et genevoise (1782-1798), sans oublier celle de Saint-Domingue, la plus meurtrière de toutes.Concernant enfin la guerre d’indépen-dance américaine (1776-1783), elle ré-cuse « la légende dont Hannah Arendt sefit le porte-parole le plus efficace » (62).

La « Terreur » n’est donc pas « une aber-ration annonçant les totalitarismes duXXe siècle » ni « une idéologie exclusive »mais « la conséquence de violents conflitsinternes, […] un instrument de guerre,conçu progressivement en réponse auxdéfis du moment » (63).

(62) Voir ci-après : Hannah Arendt et la révolution :la légende contre l’histoire.(63) Ibid. – page 524.

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LES MENACES INTÉRIEURES ETEXTÉRIEURES

D’après Jean-Clément Martin – La France en Révolution. 1789-1799

– Belin Sup - 1990

Les menaces intÉrieures et extÉrieures

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Visages de la TerreurOn retrouve un point de vue proche

dans l’ouvrage collectif publié sous la di-rection de Michel Biard et HervéLeuwers. Le chapitre consacré à la jour-née du 5 septembre 1793 est d’ailleurs dela plume d’Annie Jourdan (64). Nous nereviendrons donc pas sur la question desavoir si la Terreur a bien existé comme« système », comme « moment » oucomme politique. Biard et Leuwers latranchent dès les premières pages : « La“mise à l’ordre du jour” n’a pas eulieu » (65). Outre la masse d’informationsqu’il apporte, cet ouvrage, fruit du travaild’une quinzaine d’historiens, présente ledouble intérêt de rompre avec les « évi-dences de la mémoire » (66) et de propo-ser des explications là où, trop longtemps,les historiens ont cherché à condamner ouà justifier. Il ne saurait être question, dansles limites de cet article, de rendre comptede tous les thèmes abordés, thèmes quivont de la Vendée au théâtre sous laTerreur en passant par la place desfemmes et la « défanatisation » (67).Nous n’en retiendrons que les aspects di-rectement liés au « détricotage » du mythede la Terreur.Haïm Burstin analyse la dialectique

complexe entre une « Terreur d’en haut »,« stratégie de gouvernement axée sur unerépression acharnée, dans le cadre d’unedictature de salut public » et une « Terreurd’en bas » correspondant à « une fortepoussée populaire revendiquant l’adop-tion de mesures d’exception ». Le « bas-culement terroriste » (68) qui en a résultén’était pas inéluctable mais les mesurescoercitives, adoptées « à chaud », « demanière imprévue », ont conduit « dansune direction dont il était ensuite de plusen plus difficile de dévier ou de s’échap-per ». Les jacobins n’ont jamais mis enplace un « système de Terreur », ils ontprogressivement « glissé » dans laTerreur, ils s’y sont « enlisés », « empê-trés » (69), et l’historien ne doit pas selaisser abuser par une « idéologie de ser-vice » visant essentiellement à soutenir etjustifier les mesures extrêmes. Il reste que

si elle satisfait, au début, une revendica-tion populaire, à la longue, la Terreur« finit par répondre de plus en plus exclu-sivement à des impératifs de gouverne-ment. La dimension d’en haut se met alorsà prévaloir et tend à se déconnecter decelle d’en bas ».Un chapitre consacré aux comités de

surveillance (70) nuance singulièrementl’idée que l’on s’en fait généralement,celle de relais implacables de la Terreur.S’ils s’acquittèrent effectivement detâches de surveillance générale, notam-ment de la chasse aux suspects, ces comi-tés, antérieurs à la Terreur (71), en furentrarement des agents zélés, particulière-ment dans les campagnes. Généralementproches de la population qui les avait élus,recrutés dans le même milieu del’échoppe et de la boutique, de la « bour-geoisie à talents », les commissaires fu-rent rarement des « terroristes » fana-tiques. « Chaque dénonciation donne lieuà une enquête approfondie et à un interro-gatoire avec témoins. […] L’historien estfrappé de l’extrême sérieux avec lequelsont menées l’ensemble de ces opéra-tions : les comités font généralementpreuve d’une grande équité, guidés par lesouci constant d’éviter les erreurs judi-ciaires ». On est loin de l’imagerie véhi-culée par la littérature, le cinéma et, mal-heureusement, une bonne partie del’historiographie.Un chapitre est consacré (72) au « cou-

plage entre le fait militaire et le fait poli-

(64) La journée du 5 septembre 1793. La terreur a-t-elle été à l’ordre du jour ? in Visages de laTerreur. Pages 45 à 60.(65) Ibid. – page 8.(66) Ibid. – page 5.(67) Terme que l’auteur, Paul Chopelin, juge pluspertinent que « déchristianisation ».(68) Terreur d’en haut, Terreur d’en bas – pages 29à 43.(69) Ce que Jean-Clément Martin, on l’a vu, traduitpar « embourbée ».(70) Serge Aberdam et Daniel Pingué – Les comitésde surveillance, des rouages de la Terreur ? –pages 61 à 76. (71) Ils furent créés par décret du 21 mars 1793.(72) Annie Crépin – Une armée et une guerred’exception ? – pages 77 à 90.

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tique ». La grande nouveauté des guerresde la Révolution réside, en effet, dans l’ir-ruption sur le champ de bataille de massespolitisées qui vont influer sur la conduitedes opérations, sur le commandement, surla stratégie et la tactique mais qui serontelles-mêmes modifiées par ces transfor-mations. Annie Crépin souligne ainsi lelien étroit entre la démocratisation de l’ar-mée et la victoire. Contrairement aumythe bien ancré d’une masse peu ins-truite, chargeant en colonnes, baïonnetteau canon et enfonçant, par la seule forcede l’enthousiasme, les lignes de soldatsprofessionnels des armées prussiennes etautrichiennes, ces « citoyens-soldats »mi-litairement et politiquement bien instruitsont tranché sur le champ de bataille undébat né avec le siècle sur les méritescomparés de la ligne et de la colonne d’as-saut. Le plus illustre des théoriciens,Guibert (73), soutenait avec raison que lessoldats devaient, selon les circonstances,savoir passer de manière ordonnée, del’une à l’autre. Les armées de laRévolution l’ont fait. Justice est rendue,en outre, au rôle décisif des représentantsen mission qui surent payer de leur per-sonne et apprendre au soldat non à qui ildevait obéir mais à quoi et pourquoi.

La terreur, fruit d’une « culture dela violence » ?Timothy Tackett rejoint, pour l’essen-

tiel, Jean-Clément Martin et AnnieJourdan : la Terreur n’a jamais été « miseà l’ordre du jour » (74) ni constituée en un« système », elle a résulté d’un « enchaî-nement de faits », en aucun cas d’une« idéologie définie préexistante ». LaFrance ne fut d’ailleurs pas un casunique : « Toutes les révolutions majeuresont connu des périodes de Terreur » cartoutes engendrent « une oppositioncontre-révolutionnaire de ceux dont lesintérêts et les valeurs sont menacés » (75).La Terreur révolutionnaire n’est doncqu’une réponse à celle des ennemis de laRévolution.

Cela étant, « les circonstances […] se-raient insuffisantes à expliquer l’avène-ment de la Terreur sans une transforma-tion antérieure de la psychologie et de lamentalité des révolutionnaires, une trans-formation qui suivit la logique propre ettragique du processus révolutionnaire lui-même » (76). L’impact des mentalités oc-cupe donc, selon Tackett, une place ma-jeure dans le processus « qui mène à laviolence d’État et à la Terreur » (77). Lecomportement des leaders révolution-naires, en effet, n’a pas toujours été aussirationnel que l’ont cru les historiens. Lesmesures de répression adoptées au prin-temps 1793 et, l’année suivante, la loi du22 Prairial, seraient ainsi le fruit d’une« quasi-panique » des conventionnels.Une analyse extrêmement fouillée des

correspondances, sources plus difficiles àexploiter mais plus fiables que des mé-moires écrits trente ans après les événe-ments, révèle le rôle des rumeurs, desémotions et des peurs, peur de l’invasion,du chaos, de l’anarchie, de la volonté derevanche des aristocrates, crainte obses-sionnelle d’une « grande conspiration »,effets de panique, colères et haines qui enont résulté. Dans une situation « inévitablement

déstabilisante parce qu’elle entraîne unprocessus de destruction et de transi-tion » (78), vont se rencontrer la mentalitépopulaire imprégnée de l’idée « que laviolence est une solution à toutes les diffi-cultés politiques et économiques » et celledes élites révolutionnaires, profondémentconvaincues « que leur conception de lasociété [est] infiniment belle et juste etqu’il [faut] donc la défendre contre tousceux qui voulaient revenir en ar-rière » (79).

(73) Jacques-Antoine-Hippolyte, comte de Guibert(1743-1790) – Général et théoricien fortementinfluencé par les conceptions militaires deFrédéric II.(74) Timothy Tackett – Anatomie de la Terreur.Page 11.(75) Ibid. – page 374.(76) Ibid. – page 373.(77) Ibid. – pages 10-11.(78) Ibid. – page 18.(79) Ibid. – page 369.

Les menaces intÉrieures et extÉrieures

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La « culture de la violence » ne naîtpas cependant de la Révolution. Dès1788, éclate « la plus grande vague desviolences de subsistances du XVIIIe siècleet peut-être de toute l’histoire deFrance » (80). C’est l’aube d’une « annéeterrible » (81) dont les meurtres commis àParis en juillet 1789 puis à Versailles enoctobre ne sont que la partie émergée :« Des centaines d’émeutes de subsis-tances et des milliers de morts de faim[suivis] d’un été de violence et de chaos,une panique terrifiante » (82).L’effondrement de toute autorité ne faitque renforcer cette panique et nourrir par-tout la violence.D’abord sans indulgence à l’égard des

violences populaires, les futurs révolu-tionnaires les regarderont bientôt, face à lamenace contre-révolutionnaire, commeune « une regrettable nécessité ». Cette al-liance des militants radicaux et des classeslaborieuses, une « volonté de pousser en-core plus loin la Révolution », génèrent« une véhémence et une colère nouvelle etla violence [devient] un recours envisagésans état d’âme » (83). Dès 1790, « laguerre civile est dans les cerveaux » (84).Les patriotes se divisent bien vite en

factions hostiles, la guerre et les défaitesfont ressurgir la hantise des conspirations,l’adversaire politique est volontiers soup-çonné de trahison. « A partir de l’été[1792] le cours des événements [semble]se diriger, avec la force d’une tragédieclassique, vers le régime de la Terreur. »Tackett reprend significativement la no-tion de « première Terreur » pour désignerles mesures coercitives mises en placependant « la période marquée par l’exal-tation, l’effroi et l’inquiétude » qui suit laprise des Tuileries. Cet état d’esprit, lahantise d’un « complot des prisons », lacrainte d’un massacre des familles des pa-triotes une fois ceux-ci partis au front, ex-pliquent sans doute en grande partie lesmassacres de septembre. En 1793, la « crainte obsessionnelle

d’une “grande conspiration” » génère un« style politique paranoïaque ». En mars-avril, face à la guerre civile, à la pressionpopulaire, aux revers militaires, la

« quasi-panique » qui se serait emparée dela Convention se serait traduite parl’adoption « de mesures improvisées quiallaient former le socle du régime de laTerreur » (85). Tout l’été, le Comité desalut public évolue vers une politique derépression accrue, vers la « Terreurd’État » qu’imposera, en septembre, lapression populaire. Le livre de Tackett a le mérite de rap-

peler l’autre versant du régime de l’An II,l’œuvre ébauchée en quelques mois par laConvention : création d’une école pri-maire gratuite dans chaque commune,avec des instituteurs rétribués par l’État,mesures en faveur des indigents, des vieil-lards, des infirmes, des femmes céliba-taires avec de jeunes enfants, légitimes ounon, mesures pour améliorer l’agricultureet les transports, premières mesures de re-distribution de la terre, abolition de l’es-clavage… « La France devenait le pre-mier pays des temps modernes àpromulguer ce type de lois » (86). Les « circonstances » cependant,

n’étaient guère favorables et lesMontagnards furent souvent empêchés demener ces réformes à leur terme. A laguerre, s’ajouta, en effet, la « divisiontoxique en factions ». A partir de l’hiver1793-1794, la « méfiance », le « soup-çon », la « hantise des complots », la« crainte de l’assassinat » (87), polluèrenttotalement le débat politique. « Ceux quise reconnaissaient dans l’une ou l’autredes factions diabolisèrent bientôt leursadversaires et les considérèrent comme dedangereux traîtres et conspirateurs. » LaRévolution allait « dévorer ses propresenfants ».

(80) Ibid. – page 65.(81) Formule reprise du registre paroissial d’unvillage proche de Cahors.(82) Ibid. – page 82.(83) Ibid. – page 191.(84) Ibid. – page 119.(85) Ibid. – page 282.(86) Ibid. – page 336.(87) Ces termes reviennent constamment dansl’ouvrage.

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Recherche àl’Université, légendenoire dans les médias Une lecture croisée de ces ouvrages

laisse apparaître de sérieuses nuances.D’un « État d’exception », peut-onconclure à une « Terreur d’État » ? Si laTerreur ne fut pas un « système », peut-onparler néanmoins d’un « régime » ? Était-elle en germe en 1791 voire dès 1789 ouest-elle une réponse circonstancielle plustardive à la situation dramatique de 1793 ?Quelle fut, dans le processus qui y condui-sit, la part respective du penchant accrudes Comités vers un renforcement de larépression et du mouvement populaire ?La place accordée par Timothy Tackettaux émotions et aux effets de paniquen’est-elle pas excessive ? Autant de ques-tions qui restent en débat.On note, en revanche, de fortes conver-

gences : la Terreur fut un ensemble de me-sures coercitives destinées à faire face àune situation d’exception, une riposte auxterreurs monarchiste et « fédéraliste », uneréponse à la pression populaire, non lefruit d’une « doctrine préétablie » ; le« système » de la Terreur n’a jamais existéque dans des discours visant à justifier aposteriori le coup de force de Thermidoret l’exécution d’une bonne centaine de ro-bespierristes; la Terreur ne fut qu’un as-pect d’une guerre civile inexpiable entreles forces du passé et celles de l’avenir ; àcela, aucune révolution de quelque impor-tance n’a échappé. Cette avancée historiographique ne

met pas fin, pour autant, à la « guerre de

deux cents ans » (88) commencée dèsThermidor. Si la « légende noire » de laRévolution est mise à mal par les histo-riens, la tradition contre-révolutionnaire,repensée par Furet et le courant « révi-sionniste », garde la faveur des médiasdont ni le temps ni les fins ne sont ceux dela recherche universitaire. Quant auxhommes politiques, ils instrumentalisentl’Histoire suivant les besoins du moment.Le grand public continue ainsi d’êtreabreuvé d’un discours idéologique qui faitde Robespierre un « psychopathe léga-liste » (89), un précurseur de Pol-Pot voirede Daech (90), et de la Terreur une entre-prise totalitaire. Les causes de ce décalageentre les avancées historiographiques et lediscours ambiant nous semblent à recher-cher dans un contexte politique où la bour-geoisie tente d’effacer sa tache originelleen reniant la Révolution qui l’a portée aupouvoir. La vérité se fraie certes son che-min, mais il est douteux que les travauxdes historiens suffisent à la faire triom-pher. Par un étonnant paradoxe, c’est aumouvement ouvrier qu’il échoit au-jourd’hui de défendre la Révolution bour-geoise et ses acteurs.

(88) Sur ces batailles historiographiques, lire le toutrécent ouvrage de l’historien italien Antonino DeFrancesco : La guerre de deux cents ans. Unehistoire des histoires de la Révolution française(Perrin – 2018).(89) Historia – septembre 2011(90) Voir Les révolutions, le djihadisme… et lesfaussaires in Cahiers du mouvement ouvrier n°79(troisième trimestre 2018).

Les menaces intÉrieures et extÉrieures

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Plan de Paris en 1793d’après Mickaël Syndenham – French Revolution - B.T. Batsford LTD London - 1965.

(D.R.)

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Dans son ouvrage De la révolution pu-blié en 1963 (1), Hannah Arendt a large-ment contribué à fixer et à diffuser lemythe d’une spécificité de la révolutionaméricaine, laquelle se serait distinguéede la Révolution française par l’adhésiondu peuple à la Constitution (2), aux orien-tations des « Pères fondateurs » et par unequasi-absence de violences civiles. Cetterévolution américaine qui, à la différencede son homologue française, n’a pas « dé-voré ses propres enfants » (3), serait mal-heureusement restée « unique en songenre ». C’est la tradition révolutionnairefrançaise, caractérisée par une légitima-tion de la Terreur politique et berceau duconcept de « nécessité historique », qui seserait imposée et qui aurait, pour le mal-heur du monde, inspiré les révolutions desXIXe et XXe siècles. Le texte vaut d’êtrecité : « La triste vérité est que laRévolution française, qui s’acheva en dé-sastre, a façonné l’histoire du monde,alors que la Révolution américaine, uneréussite si triomphale, est, à peu de choseprès, demeurée un événement de portéerégionale. »Les deux révolutions s’opposeraient

donc quasiment terme à terme. En premierlieu quant à la place décisive de la ques-tion sociale qui, « sous la forme du fléauterrifiant de la misère de masse, ne jouaquasiment aucun rôle » au pays de GeorgeWashington. A l’exception des Noirs,

victimes d’une misère « atroce et dégra-dante », les travailleurs étaient « pauvressans être misérables. […] Le problèmequ’ils posaient ne portait pas sur l’ordresocial mais sur la forme de gouverne-ment. » La révolution donc, « ne fut passubmergée par eux ». En France, aucontraire, « les malheureux se transformè-rent en enragés ». Leur irruption sur lascène politique généra une vague de vio-lences sans frein et entraîna une « capitu-lation » de la liberté devant la nécessité de« bannir la misère ». La « Terreur » s’im-posa comme une « voie d’accès au bon-heur public », ce qui conduisitRobespierre, en qui Hannah Arendt veutvoir le père de la révolution permanente, àorganiser le peuple français tout entier« en une gigantesque machine de partiunique ».A processus différents, références phi-

losophiques divergentes. Cette masse depauvres « se mouvant comme un seulcorps », exigeant d’une même voix « Dupain ! » et « agissant comme si elle était

Hannah Arendt et la révolution : la légende contre l’histoirepar Rémy Janneau

(1) Hannah Arendt – De la révolution – Gallimard –2012 (Première édition : On revolution – 1963).(2) Alors que la Constitution française de 1791 n’ajamais été qu’un « morceau de papier ».(3) « La Révolution, comme Saturne, dévore sespropres enfants ». Hannah Arendt cite le GirondinVergniaud. On trouve à peu de choses près la mêmephrase sous la plume de l’ancien MontagnardNicolas Ruault (lettre du 2 avril 1794, citée parTimothy Tackett).

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

habitée par une seule volonté » renvoyaitbien évidemment à la « volonté générale »théorisée par Jean-Jacques Rousseau dansle Contrat social. Imprégnés de la penséedu Genevois, les révolutionnaires françaispréférèrent le bonheur du peuple aux li-bertés civiles. La question sociale interfé-rant de manière beaucoup moins drama-tique avec le cours de la révolution, les« Pères fondateurs » de la républiqueaméricaine ne furent, au contraire, jamaissoumis à « l’épreuve de la compassion »et « leur solide réalisme ne s’écarta pasde la voie de la raison ». A Rousseau, ilspréférèrent Montesquieu et l’équilibre despouvoirs. Leur souci premier resta l’éla-boration d’une Constitution caractériséepar les fameux checks and balances (4). Circonstance aggravante, « les

hommes qui en France préparèrent les es-prits et formulèrent les principes de la révolution » étaient des « hommes de lettres » coupés de la réalité, des « philo-sophes » autoproclamés (5) qui n’abordè-rent jamais les problèmes que sous unangle purement théorique. Aux Etats-Unis, la solide insertion des « intellec-tuels » – Arendt distingue nettement lesdeux notions – dans la société contribuaau contraire au succès de la fondationd’un nouveau corps politique.Les deux révolutions n’héritaient pas

non plus des mêmes antécédents poli-tiques. L’effondrement d’une monarchieabsolue qui avait le monopole des affairespubliques, la vacance du pouvoir qui enrésulta, replongèrent les Français dans un« état de nature » laissant libre cours à laviolence. Le gouvernement constitution-nel fut lui-même balayé par le mouvementqui l’avait porté au pouvoir. En Amérique,non seulement le peuple ne s’opposaitqu’à une monarchie limitée, mais il étaitdoté d’une « large expérience de l’auto-gouvernement » qui lui épargna la va-cance du pouvoir. En proie, dès le débutdu conflit à une véritable « fièvre constitu-tionnelle », les citoyens des Treize colo-nies ne mirent jamais sérieusement encause le pouvoir constituant et adhérèrentsans problème aux Constitutions des Etatspuis à celle des Etats-Unis.

Enfin, si des deux côtés de l’Atlantiquel’on s’accordait à reconnaître que l’ori-gine de tout pouvoir politique légitime ré-sidait dans le « peuple », on ne retenait pasde ce « peuple » la même définition. EnFrance, le « peuple » n’était qu’une « mul-titude » exaspérée et convaincue de sesdroits naturels à laquelle « les hommes dela Révolution ouvrirent les portes du poli-tique ». Rien de tel dans les colonies bri-tanniques où la rupture avec le roi n’en-traîna nullement celle « des promesses,des pactes et des serments », du « socled’associations » d’où allait émerger unpouvoir constituant légitime. Intrusiond’une masse violente et incontrôlable dece côté de l’Atlantique, soulèvement d’unpeuple organisé et responsable de l’autre.Annie Jourdan met sévèrement à mal

cette « utopie de philosophe » qui pro-longe le récit des vainqueurs et le « romannational » – chaque nation a le sien ! –forgé par les historiens. Les faits et leschiffres démentent, en effet, cette légendequelque peu idyllique. La guerre d’indé-pendance ne se résuma pas à un affronte-ment meurtrier avec les seuls Anglais, ellese doubla d’une guerre civile contre lesloyalistes restés fidèles à George III, sansparler des Indiens qui ont, pour la plupart,choisi le mauvais camp, et, comme toutaffrontement de ce type, elle comportaune part de terreur : répression, exécu-tions, massacres, tortures, viols générali-sés, destructions massives… Vingt-cinqcampagnes particulièrement sanglantesqui n’épargnèrent pas les civils, causèrentdes pertes humaines comparables à cellesde la Révolution française : entre 0,9 et1,5 % de la population blanche des Etats-

(4) Contrôles et équilibres. La solidité de laConstitution américaine (en vigueur depuis 1787)s’expliquerait notamment par la séparationrigoureuse et l’équilibre des pouvoirs exécutif (leprésident), législatif (les deux chambres duCongrès) et judiciaire (la Cour suprême).(5) « Ce titre de philosophes qu’ils revendiquaientétait passablement trompeur car leur impact surl’histoire de la philosophie est négligeable, et leurcontribution à l’histoire de la pensée politiquen’égale pas l’originalité de leurs grandesprédécesseurs » (page 188).

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Unis (12,5 % pour ce qui est desAméricains sous les armes) contre 1,15 à1,9 % pour la France. Encore en France, la « Terreur » fut-

elle imposée par la guerre civile et euro-péenne. Aux Etats-Unis, c’est une fois lapaix conclue que la majorité fédéralistemena une véritable « bataille contre la dé-mocratie ». « On oublie trop souvent, écritAnnie Jourdan, que, même après la paix[furent] rédigées des lois antidémocra-tiques visant à protéger les élites des tur-bulences du peuple américain. »L’absence de lutte des classes, l’adhésiondu peuple américain à la Constitution etson respect des élites relèvent, en effet,d’une légende complaisante dans un paysoù dix personnes possédaient 46 % des ri-chesses, 60 % des Américains les plusmodestes s’en partageant 16 %. Pour rele-ver l’Union de l’état désastreux dans le-quel l’avait laissée la guerre d’indépen-dance, le gouvernement fédéral adopta desurcroît une législation qui écrasait les fer-miers, menacés d’expulsion et d’empri-sonnement pour dettes, et favorisait déli-bérément les spéculateurs. Il en résulta, enPennsylvanie, dans le Maryland, dans leKentucky, en Virginie, en Géorgie et dansles deux Caroline notamment, une succes-sion d’insurrections, jusqu’à ce qu’en1800 les électeurs excédés rejettent la ma-

jorité fédéraliste et élisent à la présidencele républicain Thomas Jefferson (6).Il ne s’agit pas seulement là d’une lec-

ture philosophique un peu naïve del’Histoire. Hannah Arendt est le « chaînonmanquant » entre une tradition historio-graphique qui, favorable ou hostile, pré-sentait la Terreur comme consubstantielleà la Révolution et la théorie suivant la-quelle cette dernière serait la matrice d’untotalitarisme dont nazisme et « commu-nisme » seraient les déclinaisons contem-poraines.

(6) Les termes fédéraliste et républicain n’ontévidemment pas le même sens qu’en France. Aucours des années qui suivent l’indépendance, leParti fédéraliste dirigé par John Adams etAlexander Hamilton est un parti extrêmementcentraliste. Étroitement lié aux milieux d’affaires, ilapplique ouvertement une politique favorable aupatronat industriel et à la finance. Le Partirépublicain, dont les figures de proue sont alorsThomas Jefferson et James Madison, défend aucontraire les droits des États et se veut attaché à uneAmérique agraire. Ce premier Parti républicain n’adonc rien à voir avec le Parti républicain de Lincolnqui verra le jour en 1854 autour de la question del’esclavage, et moins encore avec le Grand OldParty trumpiste qu’il est devenu aujourd’hui !D’une scission de ce premier Parti républicain,intervenue en 1824, naîtra le Parti démocrate.

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Votre ouvrage se présente commeune « nouvelle » histoire de laRévolution. En quoi est-elle « nouvelle »notamment par rapport à l’école« classique » (Mathiez, Soboul, Vovellepour ne citer que les figures de proue)dans le sillage de laquelle elle semble sesituer ?Tout d’abord je ne voulais

pas l’appeler ainsi, et d’autantmoins que Jean-ClémentMartin venait de publier uneNouvelle histoire de laRévolution française (en2012). Nous l’avons doncappelé Nouvelle histoire de laRévolution, point.En fait, c’est l’éditrice qui

a choisi ce titre, qui ne mesatisfaisait pas beaucoup.J’aurais préféré : Repenser laRévolution française, parce qu’en fait c’estun livre contre l’école de Furet, contre lesinterprétations anachroniques, qui sebasent exclusivement sur les discours,n’apportent aucune information depremière main, et qui reprennent ensomme les clichés du XIXe siècle. Ce qu’il y a de nouveau dans mon livre,

c’est qu’il part avant tout de sources nonpubliées et d’une relecture de celles qui ontété imprimées. Je travaille sur la« Terreur », depuis 2008, à la suite du livrede Jean-Clément Martin, publié en

2006 (1). Disons que j’ai enrichi avec dessources nouvelles ce qu’avançait Jean-Clément Martin. Des sources que personneauparavant n’avait étudiées.J’ai aussi fait des recherches sur les

interprétations qui portaient sur les datesclés, notamment les 5 septembre 1793 et

22 prairial an II, jour de la loidite de la Grande Terreur. J’aivoulu voir ce qui s’étaitréellement passé ces jours-làet si cela coïncidait avec laversion traditionnelle.Ce qu’il y a de nouveau

aussi, c’est que je refuse deme fonder uniquement surl’analyse des termes, desconcepts et des discours. Jeme suis aussi interrogée surles pratiques. Que faisaitvraiment le Tribunal

révolutionnaire ? Quelles étaient les tâchesdes comités révolutionnaires ou descommissions populaires, dites duMuseum ? Que revendiquait le peupleparisien ? Sur les pratiques populaires, j’ai

beaucoup appris d’Albert Soboul et de sesrecherches sur les sans-culottes, mais j’entire des interprétations quelque peu

Entretien avec Annie Jourdan, réalisé le 12 décembre 2018, à propos de la sortiede son dernier livre Nouvelle Histoire de laRévolution, Flammarion, février 2018.

Annie Jourdan. (D.R.)

(1) Jean-Clément Martin, Violence et Révolution.Essai sur la naissance d’un mythe national, LeSeuil, 2006.

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différentes : le gouvernement de l’an II aavant tout recherché le retour à l’ordre etabandonné l’idée d’une démocratie directeou d’une redistribution des biens desimmigrés… Albert Mathiez insiste trop là-dessus. Or rien de réel n’a été fait en cesens. Les deux commissions nommées àcet effet ont vite vu leurs tâches êtremodifiées. Elles sont devenues descommissions judiciaires. Mon analyse estplus politique, et moins sociale que la leur.Et last but not least, j’examine de très

près le problème de la violence dans lesautres révolutions de l’époque pour voir sicelle-ci est une spécificité française. Lesconclusions sont surprenantes.

Vous écrivez que « toute véritablerévolution est une guerre civile » tout enajoutant que « toute guerre civile n’estpas une révolution ». Pour vous, laguerre civile plus ou moins larvéecommence dès les premiers mois de laRévolution ?La guerre civile larvée est en germe

avant 1789. Un grand nombre demanifestations plus ou moins violentes sontdéclenchées, à la suite du renvoi de Brienneet de Lamoignon. Il y a le « massacre » dela rue Meslée où les manifestants sontconfrontés à la garde ; il y a desmanifestations après l’exil du Parlement.Ces premiers affrontements sont plutôtd’origine politique. Contrairement à ce quel’on a tendance à croire, ce n’est ni la faimni la taxation qui poussent alors à la révolte.Les émeutes de la faim n’ont lieu qu’àpartir de 1789. Grâce à un doctorantaméricain, du nom de Micah Alpaugh, quia fait une thèse sur les manifestationspopulaires, on sait qu’en 1787-1788 à Parismême il y a eu 43 protestations dontcertaines ont été violentes et d’autres non.Pour celles qui l’ont été, c’est la garde quia tiré en premier, la violence populaire arépliqué à celle de la garde. Il montre aussique les manifestations violentes régressentpeu à peu. Elles passent de 25 % en 1787 à16 % en 1789 et à 7 % en 1793 – ce quimontre bien que la stratégieconventionnelle d’une reprise en main dela justice a porté ses fruits.

Vous montrez, comme Jean-ClémentMartin, Michel Biard et d’autresauteurs, que la terreur, avec ou sansguillemets, avec ou sans majuscule, n’ajamais été « mise à l’ordre du jour » niqu’elle ait jamais été érigée en système.Pouvez-vous nous en dire plus sur ce quisemble une avancée historiographiqueimportante, y compris par rapport àl’école « classique » ?Autant que je sache, Michel Biard et

Hervé Leuwers n’ont pas vraiment abordéce point. Ils parlent de la « terreur »comme d’un despotisme de la libertéqu’aurait prôné Robespierre. Alors queMartin et moi, nous affirmons qu’il n’y apas eu de terreur délibérée, mais desmesures d’exception. Je dis même qu’iln’y a pas eu de Terreur, mais des terreursréciproques, multiples et variées.Jean-Clément Martin est le premier,

dans son livre de 2006, à avoir remis encause cette idée que la terreur aurait étémise à l’ordre du jour. J’ai voulu vérifierses assertions et j’ai fait une recherche trèsélaborée sur le 5 septembre 1793 poursavoir ce qui s’était dit aux Jacobins et àl’Assemblée. Pour ce faire, j’ai luévidemment les procès-verbaux desséances déjà publiés, mais aussi la presse– cinq ou six journaux – pour voir laversion qu’ils en donnaient. Le terme deterreur est prononcé le 30 août auxJacobins par la voix de Claude Royer, curéde Chalon-sur-Saône. Peut-être n’est-cepas un hasard si c’est un prêtre catholiquequi lance cette expression – après tout,l’Eglise usait à tort et à raison de la« terreur divine » ! Contrairement à cequ’affirme Furet, le 5 septembre,l’Assemblée ne met pas la terreur à l’ordredu jour – ni durant la séance ni dans sonprocès-verbal. C’est Barère, qui n’a pasassisté du reste à la séance, qui résume cequi s’est dit à la tribune dans les termessuivants : l’armée révolutionnaire (et elleseule) mettra la terreur à l’ordre du jour…Barère croit même que c’est la Communequi a prononcé cette fameuse petite phrase.De même j’ai revu du tout au tout les

études sur le 22 prairial et la loi dite deGrande Terreur et je suis retournée aux

entretien avec annie Jourdan

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Archives pour examiner les documentsoriginaux. Ce qui m’a amenée à faire uneétude poussée sur les deux commissionspopulaires du Museum. Ces deuxcommissions avaient été crééesinitialement pour sélectionner les suspectset redistribuer les biens des émigrés. Maisen fait leur tâche était essentiellementpolitique et judiciaire. Elles sélectionnaientles suspects, susceptibles d’être envoyésau Tribunal révolutionnaire. Détailimportant qui n’avait pas attiré l’attentiondes historiens.La justice révolutionnaire œuvrait en

fait sur trois niveaux. A la base, il y avaitles comités révolutionnaires qui arrêtaientles suspects, ils remplissaient des tableauxdans lesquels ils notaient les crimessupposés, ensuite ils les renvoyaientdevant les commissions populaires qui,elles, sélectionnaient les suspects passiblesdu Tribunal révolutionnaire et les suspectsqui devaient être relaxés ou détenus, ouenvoyés en déportation. Un tiers dessuspects ne passait pas devant le tribunal.On a même les réactions (positives) duComité de salut public et du Comité desûreté générale à leur verdict. Comme onle voit, la diversité et la gradation despeines se sont maintenues, même après le22 prairial. Ce n’était donc pas la libertéou la mort, comme le prétendent tropd’historiens. Espérons que ces découvertesmodifient l’interprétation de cette périodecruciale. Mon apport à l’historiographie sur ce

point précis consiste donc à avoir vérifiéet justifié, à partir des sources et des piècesofficielles, ce que Jean-Clément Martinavait pressenti et énoncé, c’est-à-dire quela terreur n’a pas été mise à l’ordre dujour. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a paseu des terreurs diverses ou que certainsreprésentants en mission n’ont pas commisd’excès.

A propos de la terreur, vous relevezque les historiens ont tendance à fairel’impasse sur la terreur contre-révolutionnaire ou la terreurnapoléonienne. Pourquoi selon vous ?Certains sont influencés par

l’historiographie thermidorienne. Or,comme l’a prouvé Jean-Clément Martin,le mythe de la terreur est une invention deThermidor. Cela permettait alors dejustifier l’exécution de Robespierre et de104 de ses prétendus partisans.D’autres sont soit antirévolutionnaires,

soit bonapartistes, comme PatriceGueniffey ! Et ils ont tout intérêt à taire lesmanœuvres contre-révolutionnaires quinuiraient à leur argumentation.Par ailleurs, beaucoup d’historiens ne

s’intéressent qu’aux révolutionnaires et neprennent pas la peine de regarder ce qu’ontfait les royalistes, alors que le cours de laRévolution a été grandement influencé parles intrigues contre-révolutionnaires –notamment celle du baron de Batz.N’oublions pas qu’ils étaient prêts àdiscréditer l’Assemblée, à détruire lesJacobins et à assassiner les chefs de file.C’est ce qui est arrivé notamment à LePelletier de Saint-Fargeau et à Marat.Les contemporains eux-mêmes en

étaient conscients, comme le GirondinBailleul, qui parlait de terreur royale, oules diplomates français en Italie, quiqualifiaient de terreur royaliste larépression napolitaine. Un ouvrage surLouis XVI, qui sera publié prochainement,étudie de plus près les manipulations du roiet de la reine, mais j’en cite déjà plusieurset non des moindres.

A propos de Robespierre, vousécrivez qu’il ne « ressemble guère à lacaricature que l’histoire a faite de lui ».En quoi a-t-il été caricaturé selon vous ?On a fait de lui la personnification de

la Révolution, alors qu’il ne domineréellement qu’après la mort de Danton, etque jusque-là, il est peu souvent aupremier plan.Un deuxième point est que l’on fait de

Robespierre le chef absolu, alors qu’il étaitloin d’être le seul à décider. Couthon,Barère, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne étaient tout autant présents et toutaussi influents. Et que dire des membresdu Comité de sûreté générale, tels queVadier, Amar, Voulland, qui ont contribuéà la chute de Robespierre ? Des recherches

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sérieuses s’imposent sur ces hommes.Un troisième point, qui m’a été inspiré

par Jean-Clément Martin dans sabiographie de Robespierre : c’était unhomme qui se laissait influencer, par deshommes de second plan, tels Herman,Lanne, Payan, Dumas, Couthon et peut-être Saint-Just. C’était aussi un homme quihésitait. Un autre détail m’a frappée. C’est que

Robespierre a commis la même erreur queles Girondins : celle d’employer ses amisdans les instances gouvernementales. Ilfaisait ainsi entièrement confiance àMartial Herman, qui remplissait lafonction d’un ministre de l’Intérieur àpartir de Floréal an II, et à Lanne, sonadjoint – lui-même un ami de Lebas, lecompagnon de Saint-Just aux armées. Tousdeux venaient du Pas-de-Calais. Ils étaientjuristes et pensaient qu’il fallait purifier lesprisons. Ils ont pris des initiativesmalencontreuses qui allaient dans ce sens,sans passer par les commissionspopulaires, ce qui explique qu’ils ont subile sort de Fouquier-Tinville.Il ne faut pas oublier non plus que

Robespierre a longtemps essayé derassembler et de calmer le jeu entreIndulgents et Hébertistes. A lire sesinterventions aux Jacobins ou àl’Assemblée, il joue avant tout unefonction d’arbitre et est plutôt tolérant.Pour mieux comprendre Robespierre – queje n’absous nullement pour le reste – il fautlire tous ses discours, et non deux ou troisdes plus célèbres !

Danton disait du « Tribunalrévolutionnaire » qu’il devait « suppléerau tribunal suprême de la vengeance ».Pouvez-vous revenir sur cette formule etsur les massacres de septembre 1972 ?Dans mon livre, je montre combien ces

massacres ont obsédé les esprits. Lesdirigeants révolutionnaires ont laissé faire,parce qu’ils n’y pouvaient rien et pensaientque ça pouvait leur servir, mais ils se sontdit après « plus jamais ça ». La mise enplace du Tribunal révolutionnaire avaitpour objectif de remplacer le tribunalpopulaire par un tribunal réel. Danton l’a

dit dans une phrase très célèbre : « Soyonsterribles pour dispenser le peuple del’être » ! Sophie Wahnich en a fait lefondement de son livre sur la longuepatience du peuple.Et je pense – d’après les estimations

que j’ai faites – qu’en effet, le Tribunalrévolutionnaire a réussi à subtiliser auxsectionnaires et aux sans-culottesl’initiative de la violence. De là, des décèsmoins nombreux (proportionnellement aunombre d’habitants) en France qu’auxEtats-Unis : 0,9 à 1,20 % de décès contre1,52 % aux Etats-Unis. Et l’on nous serineque la révolution américaine a étépacifique !La comparaison avec d’autres pays qui

ont connu des révolutions à la mêmeépoque, comme l’Italie, la Suisse, Genève,ou l’Angleterre du XVIIe siècle, donne desrésultats similaires. Si terreur il y a eu enFrance, il y en a eu également dans lesautres pays confrontés à une révolution,doublée d’une guerre civile, larvée oueffective. La violence, la peur, la terreur,tout cela est indissociable de ce genred’événements. Le cas le plus tragique estcelui de la Grande-Bretagne où larévolution de 1648-1651 a causé la mortde 3,7 % des Anglais, 6 % des Ecossais, etpas moins de 41 % des Irlandais.Sur les drames des révolutions

occidentales du XVIIIe siècle, l’on nesavait rien. Pourquoi ? Parce que leshistoriens de ces pays ont voulu créer unmythe national, celui d’un Etat ou d’unenation, naissant harmonieusement de larévolution, sans violences ni guerresciviles. C’est le cas des Etats-Unis.Ailleurs, et pour ressouder la « nation »,l’Etat a nié qu’il y ait eu une révolutionautochtone. Si désordre et désunion il yeut, ce ne pouvait être que la faute de laFrance. Il est vrai que la France estintervenue en Hollande, en Suisse, àGenève ou en Italie, sans oublierl’Allemagne, mais plutôt pour aider lesrévolutionnaires, freiner les radicaux etrétablir l’ordre, et non pour envenimer lasituation. En Italie, qui plus est, ce n’estpas le Directoire qui a voulu révolutionnerles divers Etats, mais les patriotes italiens,

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soutenus par le général Bonaparte.Une révolution divise toujours un pays.

Napoléon en était conscient – voirl’exergue p. 13 (2) de mon livre. Ce quiveut dire que pour rétablir l’ordre, l’Etatuse de mesures d’exception. C’est ce quise passe à partir de mars-avril 1793. Mais,comme l’écrivait Eve Demaillot, ancienemployé du Comité de salut public, qui apassé une grande partie de l’Empire enprison : « La terreur napoléonienne est enapparence moins sanguinaire, maisincomparablement plus destructrice quecelle accolée au nom de Robespierre (car,sous Napoléon), c’est de sang-froid que sesont commises les horreurs » (3).Pourquoi, contrairement à Robespierre,Napoléon n’est-il pas entré dans lapostérité comme terroriste ? Son règne acoûté la vie à bien plus de Français – etd’Européens !

Un point nous a sembléparticulièrement intéressant : ilapparaît que, contrairement à unevision très ancrée, le dispositif qui vaaboutir à la Terreur de l’an II est le fruitde propositions émanant de députés detous les courants révolutionnaires(Cambacérès, Lanjuinais, Danton),parfois contre l’avis de Montagnardsplus modérés, y compris Marat. Pouvez-vous développer ce point qui noussemble essentiel ?Pour commencer, je souhaiterais

échanger le terme de « Terreur » avecmajuscule contre celui de « terreur » enminuscule, puisque les sources nous disentqu’il n’y a pas eu de système de Terreur !On devrait parler de gouvernement desalut public, ce serait plus juste.Les plus violents sont d’abord les

royalistes inconditionnels, tel Barruel ouDu Rozoy. La violence n’épargne pas nonplus les femmes, comme Mme Roland, quiuse d’expressions très violentes dès 1789-1790, vis-à-vis des nobles et de la cour.Barnave, un Feuillant qui passe pourmodéré, ne dit-il pas à la tribune : « Cesang était-il donc si pur ? » – en évoquantle lynchage de Foulon et de Berthier deSauvigny ?

En 1793, les premières mesuresrépressives sont très bien acceptées oumême proposées par des hommes soi-disant modérés, comme Cambacérès quipropose un tribunal extraordinaire, sousprétexte que les circonstances exigent cetteexception à la règle. Il en est de mêmepour Lanjuinais, un royaliste modéré. Lesdeux ont voté la loi très sévère contre lesémigrés pris les armes à la main – la mise« hors-de-la-loi », étudiée par Eric deMari. En 1795, même scénario, avec la loide grande police du 1er germinal an III,présentée par Sieyès.Plus tard, le Montagnard Robert Lindet

et le « Grand Carnot » reviendront là-dessus et accuseront les juristes d’avoir ététrop sévères sous la Révolution. Ils visenttout particulièrement Merlin de Douai,longtemps président du comité deLégislation, où étaient rédigées les loiscoercitives. Lindet parlera même des« assassinats judiciaires » de Merlin…Quant à Danton, ses interventionsmusclées ont provoqué plusieurs mesuresradicales – j’en parle dans mon article« Danton. Terroriste avant la lettre outerroriste à temps partiel », dans Danton.Le mythe et l’histoire, éditeurs MichelBiard et Hervé Leuwers, Armand Colin,2016.

Vous faites allusion dans votre livreau succès que la vision révisionniste ou celle franchement contre-révolutionnaire rencontrent dans lesmédias, en particulier dans certainesémissions télévisées. Pourtant, quand onlit les ouvrages scientifiques les plusmarquants des dix dernières années(ouvrages de Biard, de Leuwers, deTackett, de Martin, le vôtre), est-ce tropsimplifier que de dire qu’alors que la

(2) « Bon Dieu ! Ce que sont pourtant lesrévolutions ! Comment elles bouleversent tous lesintérêts privés ! C’est la masse des blessures privéesqui causent le ferment général et rend ces secoussessi aigres, si violentes, si haineuses (...) », Napoléon,Mémorial de Sainte-Hélène.(3) Annie Jourdan, Nouvelle Histoire de laRévolution, Flammarion, 2018, p. 417.

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vision contre-révolutionnaire dominedans les médias grand public la visionrépublicaine l’emporte à l’Université ?Non, je pense que vous avez raison. Il

me semble que les universitaires sont plusinfluencés, en principe, par les historiensde gauche que par la version furetiste, saufà l’EHESS où la version furetiste seperpétue. Toutefois j’ai rencontréd’anciens élèves de Gueniffey qui ont l’aird’évoluer vers une vision moins bornée.Tout espoir reste donc permis. Je vousrenvoie d’ailleurs à un article deGuillaume Mazeau sur la Révolution dansles médias (4) dans un recueil dirigé parSophie Wahnich. L’article est consultablesur Internet.

Selon vous, quelle vision de laRévolution porte le film de PierreSchoeller Un peuple et son roi ? Une vision plutôt sympathique du

peuple parisien. Pour le reste, c’est plusune pièce de théâtre qu’un film sur laRévolution. Schoeller cherche à ce qu’ons’identifie au peuple parisien, maisl’ensemble n’est pas très convaincant. Lavision qu’il donne des députés est plutôtlimitée et caricaturale. Par ailleurs, on necomprend pas pourquoi le roi est exécuté :c’est un monsieur sensible qui verse deslarmes… Qu’a-t-il fait pour mériter sonsort ? Ce n’est pas évident.

Vous restituez la Révolutionfrançaise dans un contexte internationalmarqué par les révolutions américaine,hollandaise et genevoise et vous montrezà quel point la révolution américaine afavorisé, en France, la « politisation desesprits ». Reprenez-vous la notion de« révolution atlantique » jadis défenduepar Jacques Godechot (mais repousséepar Soboul au nom de la « spécificité »de la Révolution française) voire celle de« révolution bourgeoise mondiale »avancée par Florence Gauthier ?Comme je l’ai déjà dit dans mon livre

précédent, La Révolution, une exceptionfrançaise (5), je ne suis pas d’accord avecla notion de « révolution atlantique ».J’insiste pour parler de révolutions

occidentales au pluriel, parce qu’elles sonttoutes différentes, selon le contexte et laculture. Mais ce que je souligne dans cenouveau livre (dans les IIe et IIIe parties),c’est que toutes les véritables révolutions,étant des guerres civiles, toutes provoquentla terreur ou des terreurs. Elles divisent lasociété en féroces factions ennemies ; elleslibèrent les contentieux et les haines :terreur révolutionnaire contre terreurroyale ou terreur réactionnaire ; terreurcatholique contre terreur protestante, peuimporte. Qu’il y ait une différence deforme et d’intensité, c’est certain, mais surle fond, elles se ressemblent toutes quantà la violence. La pire des terreurs ayant étécelle qu’a connue la Suisse, quand lestroupes françaises se sont retirées.La notion de révolution bourgeoise

mondiale de Florence Gauthier me sembledépassée. Il est vrai que lesrévolutionnaires sont issus des classesmoyennes avec une prééminence desjuristes, des commerçants, desentrepreneurs. Bien sûr, qu’ils sontbourgeois, mais il y avait aussi desouvriers, des artisans, des paysans ! Etpuis, des nobles révolutionnaires commeAntonelle, le maire d’Arles, Barras ou LePelletier de Saint-Fargeau. Lesrévolutionnaires ont été rejoints par lessans-culottes – dont l’origine était trèsdiverse. Je ne crois pas qu’il y ait eu unelutte de classes, mais peut-être bien unelutte des pauvres contre les riches. C’estplutôt une lutte comparable à celle desgilets jaunes, où tous les courants semêlent et qui protestent avant tout contreles injustices et pour la solidarité. De là,après la victoire sur le roi et les privilégiés,une lutte des factions entre elles : modéréscontre radicaux ; antirévolutionnaires

(4) Guillaume Mazeau, La Bataille du public. Lesdroites contre-révolutionnaires et la Révolutionfrançaise dans la première moitié du XXe siècle, inSophie Wahnich (éd.), Transmettre la Révolutionfrançaise. Histoire d’un trésor perdu, Les Prairiesordinaires, 2013. A consulter sur https://univ-paris1.academia.edu/GuillaumeMazeau(5) Annie Jourdan, La Révolution, une exceptionfrançaise, Flammarion, 2004 et 2006.

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contre révolutionnaires. C’est vraiqu’après Thermidor et les journées dePrairial an III un glissement se fait sentir,en faveur des notables. Mais si leDirectoire ne s’appuie plus sur le peuple,il poursuit néanmoins l’œuvre de laRévolution, y compris au niveau social.Par exemple, il accorde très rapidementdes aides aux réfugiés et aux victimes deguerre (alors que cela ne sera fait auxEtats-Unis que vingt ans après la fin descombats). De même l’école pour tous seperpétue avec ses catéchismesrépublicains. Quant aux révolutions en Europe – en

Hollande, en Suisse, à Genève et Italie – jemontre le traitement différent dont ellesont été l’objet. En Europe, elles ont étélongtemps occultées et attribuées àl’intervention de la France. Aux Etats-Unis, en revanche, la révolution a étémagnifiée et les historiens ont fait silencesur ses violences et ses injustices. D’uncôté, il y aurait la bonne révolution – laleur – et la mauvaise – celle de la France.A l’ère du nationalisme naissant, c’est peusurprenant, mais il importe d’en prendreconscience.

Dans votre conclusion, vous écrivezque les marxistes en voyant dans laRévolution française les prémisses de1917 et de la dictature du prolétariat àvenir ont fait le jeu des contre-révolutionnaires. A quels marxistespensez-vous et pourquoi cetteaffirmation ?Je pense à Soboul. J’adore ses écrits sur

les sans-culottes. Mais son interprétationglobale de la Révolution me semble nonfondée, parce qu’il assimile laprééminence de la bourgeoisie à unedictature de la bourgeoisie, ce qui mèneraità terme à la dictature du prolétariat. Or iln’y a pas eu de dictature de la bourgeoisie.Et puis, ce sont les Russes qui ont étéinfluencés par la Révolution française etnon l’inverse.Les marxistes en général assimilent les

deux révolutions, alors que je vois laRévolution française comme un purproduit de son temps. Je ne crois pas qu’on

puisse anticiper de deux siècles sur lesévénements. Saint-Just et Robespierren’annoncent en aucun cas Staline. Maiscette assimilation a inspiré des historienscomme Furet, qui, ne l’oublions pas, étaitun communiste repenti. Pour eux, laRévolution française annonce letotalitarisme soviétique. Ils écrivent ça,sans avoir de quelque façon que ce soit, lespreuves de ce qu’ils avancent. J’ai voulutrouver des preuves, et je crois en avoirtrouvé, comme on l’a vu ci-dessus etcomme on peut le voir dans mon livre.

Patrice Gueniffey, directeur d’étudesà l’EHESS, et ancien assistant deFrançois Furet, dans une recension devotre livre vous accuse de « raconterl’histoire de la Révolution avec les motset les idées d’hier » et dit que votre livrene « redonnera pas vie au souvenir de laRévolution française ». Qu’avez-vousenvie de lui répondre ?Il a tellement envie que la Révolution

soit morte et enterrée qu’il est incapable desaisir la nouveauté de mes propos : à savoirqu’il n’y a pas une terreur qui soit le faituniquement des révolutionnaires, mais queles révolutionnaires ont répondu à laterreur, aux terreurs que leur infligeaientles royalistes et la cour, et ils ont tenté dele faire légalement, judiciairement. Qu’il yait eu des erreurs et des abus ne fait rien àl’affaire. D’autre part, Gueniffey est

inconséquent envers lui-même quand iljustifie le massacre de 3 000 personnes àJaffa par Bonaparte, mais condamne sansappel les exécutions judiciaires de l’an II.Y aurait-il deux poids deux mesures ?Rappelons que le Tribunal révolutionnairea condamné quelque 2 600 personnes à lapeine de mort, alors que la France était enguerre contre l’Europe tout entière. Si laConvention a agi ainsi, elle avait plus ledroit de le faire que ne l’avait Bonaparteen Egypte ou en Italie, où d’autresmassacres moins connus ont été commispour « terroriser » la population et lamettre au pas.Et puis, je lui dirais qu’il prend ses

désirs pour des réalités : la Révolution

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n’est ni morte ni enterrée ! La preuve : il ya encore et toujours une Sociétéinternationale pour l’histoire de laRévolution française, dont je fais partie,des sites sur la Révolution française ou lesrévolutions dites atlantiques – notammentaux Etats-Unis. Il y a l’Institut pourl’histoire de Napoléon et de la Révolutionfrançaise à la Florida State University, etc. Quoi qu’il en soit, étudier la Révolution

française et tenter de mettre fin auxpréjugés et clichés ne consiste pas àressusciter la Révolution, mais à lui rendrejustice – à elle et à ses protagonistes. Entravaillant au plus près des archives,comme je l’ai fait, j’ai été vraiment émuede voir leurs efforts calomniés et leursintentions malmenées. Carnot parexemple, en 1815, fulmine qu’il soitcontraint de vivre en exil, alors qu’il a« servi (son) pays pendant vingt-cinq ansavec un dévouement sans bornes ». Quantà Barère, lui aussi en exil, il se lamente quela Convention ait été incomprise etrappelle tout ce qu’elle a accompli.Repenser la Révolution française, c’estaussi rendre justice à ces hommes qui onttout sacrifié pour construire un mondemeilleur. Victor Hugo était meilleur juge que

Gueniffey, quand il énumérait tout cequ’avait fait la Convention. Furet l’étaitaussi, quand il reconnaissait que laRévolution avait accouché d’un monde

meilleur : « Celui de l’universalité desdroits ».

En 2016, l’Institut d’histoire de laRévolution française dont, à notreconnaissance, vous êtes membre, a étéabsorbé par l’Institut d’histoiremoderne et contemporaine. Quelles sontà ce jour les conséquences de cettemesure ?Comme ailleurs dans le monde, et c’est

déplorable, l’histoire de la Révolutionfrançaise n’est plus jugée essentielle pourla compréhension du mondecontemporain. Les chaires d’histoirefrançaise, de la Révolution ou même desLumières sont remplacées par des chairesd’histoire globale, néfaste pour lesspécialisations. Cela ne veut pourtant pas dire que la

Révolution française ne joue plus qu’unrôle mineur. Des chercheurs dans tous lespays du monde continuent de travailler surle sujet, jusqu’au Japon ou en Chine. Parailleurs, la vogue de l’histoire atlantiquepermet d’approfondir nos connaissancessur les révolutions moins connues, commecelles d’Amérique du Sud, et de les étudieren parallèle avec celle de la France. Vuesous cet angle, la Révolution est encore ettoujours à l’ordre du jour !Propos recueillis par Odile Dauphin

et Roger Revuz

entretien avec annie Jourdan

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La notion de « révolution atlantique »ou « occidentale » qui englobe les révolu-tions de la fin du XVIIIe siècle et du débutdu XIXe, est apparue dans les années1950. En 1951, l’historien américainLouis Gottschalk avait défendu l’idéed’une « première révolution mon-diale » (1) comportant une phase « améri-caine », une phase « française » et unephase « napoléonienne ». Robert Palmer,ancien élève de Gottschalk, et l’universi-taire français Jacques Godechot (2) élargi-rent et précisèrent cette théorie : fruitd’une matrice commune, nées dans unmême espace de civilisation, nourries parla philosophie des Lumières mais aussipar la conjoncture économique et l’évolu-tion démographique, ces révolutions par-ticipaient, au-delà des circonstances parti-culières à chaque État, d’un même élanvers la liberté, l’égalité, la souverainetédes nations et la démocratie politique.Dans la préface de l’édition de 1956 de

La Grande Nation (3), Godechot circons-crivait ainsi la « révolution atlantique » :« En fait, la Révolution française n’estqu’un aspect d’une révolution occiden-tale, ou plus exactement atlantique, qui acommencé dans les colonies anglaisesd’Amérique peu après 1763, s’est prolon-gée par les révolutions de Suisse, desPays-Bas, d’Irlande, avant d’atteindre laFrance entre 1787 et 1789. De France,elle a rebondi aux Pays-Bas, a gagné

l’Allemagne rhénane, la Suisse, l’Italie,Malte, la Méditerranée orientale etl’Egypte […]. Plus tard encore, elles’étendra à d’autres pays d’Europe et àtoute l’Amérique ibérique. »Cette thèse fut vigoureusement criti-

quée aussi bien par Pierre Renouvin quepar Albert Soboul et Eric Hobsbawm quilui reprochaient de gommer les spécifici-tés nationales et les ressorts particuliersdes différentes révolutions. On était, desurcroît, en pleine guerre froide et Soboul,membre du Parti communiste, accusaGodechot (dont il ignorait sans doutel’hostilité à l’OTAN !) de chercher à légi-timer l’Alliance atlantique. Dans un texteplus récent (2004) et dans un contexteplus apaisé, Marcel Dorigny notait, quantà lui, que l’égalité, valeur emblématiquede la Révolution française, passait au se-

La « révolution atlantique »Par Rémy Janneau

(1) Louis Gottschalk – Europe and the modernworld – Cité par Jacques Godechot – Les révolu-tions – 1770-1799 – Presses universitaires deFrance – Collection Nouvelle Clio – 1965 –page 264.(2) Jacques Godechot et Robert R. Palmer – Le pro-blème de l’Atlantique du XVIIIe au XXe siècle –Xe Congrès de sciences historiques – Volume V :Histoire contemporaine – Florence – Sansoni –1955.(3) Jacques Godechot – La Grande Nation.L’expansion révolutionnaire de la France dans lemonde – Aubier – 1983 puis 2004 – Première publi-cation : 1956. La citation qui suit se trouve à lapage 17 de l’édition de 1983.

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cond plan. Ceci expliquant sans doute par-tiellement cela, il soulignait égalementl’absence – de taille – des révolutions antiesclavagistes des Antilles (4). La no-tion de « Révolution atlantique » (avecune majuscule dans le titre de l’ouvragecollectif dirigé par Pierre Serna) (5), a étédepuis tout à la fois précisée et nuancée,« d’une façon articulée et polyphonique »pour reprendre l’heureuse expression del’historienne Maria Matilde Benzoni. Onparle d’ailleurs aujourd’hui plus volon-tiers de « révolutions atlantiques », aupluriel. Annie Jourdan, qui insiste égale-ment sur l’interconnexion entre ces révo-lutions, préfère, quant à elle, l’expression« révolutions occidentales » (voir entre-tien).

(4) Marcel Dorigny – Révoltes et révolutions enEurope et aux Amériques (1773-1802) – Belin –2004. Dans l’ouvrage collectif dirigé par PierreSerna, Républiques sœurs. Le Directoire et laRévolution atlantique (Presses universitaires deRennes – 2008), Jeremy D. Popkin réintègre Saint-Domingue dans la « Révolution atlantique »(Républicanisme atlantique et monde colonial :Saint-Domingue entre France et États-Unis –pages 147 à 160.(5) Pierre Serna (Dir) – Républiques sœurs. LeDirectoire et la Révolution atlantique – Presses uni-versitaires de Rennes – 2008.

La « rÉvoLution atLantique »

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Hervé Leuwers, ensei-gnant à l’Université de Lilleet ancien directeur desAnnales historiques de laRévolution française, nouslivre en vingt-quatre chapi-tres qui se lisent agréable-ment une biographie deRobespierre de sa naissanceà Arras en 1758 à sa mort à35 ans, le 10 Thermidor an II(28 juillet 1794). Pour ce tra-vail, Hervé Leuwers s’est ap-puyé sur des documents iné-dits : « Des petits bonheursd’historien qui permettent derenouveler les approches » (2). Maximilien de Robespierre, malgré la

particule de son nom, n’a aucune originenoble. Pendant la Révolution, il fera dis-paraître celle-ci de son nom. Fils d’avocat,Robespierre, qui se dit disciple deRousseau, devient avocat à Arras où, nousdit Hervé Leuwers, « il tonne et détonne ».Il passe pour être « l’avocat des malheu-reux », luttant contre les préjugés notam-ment ceux qui accablent les enfants natu-rels. Il combat également le préjugé quiécarte les femmes des sociétés littéraires.Opposé à la peine de mort, il est partisande la réforme de la justice et notammentde l’abolition des lettres de cachet (3).Début 1789, il espère un bouleverse-

ment qui serait pacifique. Robespierre est

un admirateur d’Henri IV etde Charlemagne qui onttenté, écrit-il, « une révolu-tion qui n’était pas encorepossible, dans le temps qu’ilsont vécu ». En attendant, sesespoirs de changement, il lesplace en Louis XVI, dans sonministre Necker et la réuniondes états généraux qui s’ou-vrent le 5 mai 1789 àVersailles. Hervé Leuwers décrit

toutes les longues phasesélectorales qui conduisentRobespierre à devenir un des

députés du tiers état de l’Artois.S’appuyant sur les travaux de TimothyTackett, il affirme que Robespierre, en ar-rivant à Versailles en mai 1789, est déjàrévolutionnaire, contrairement à la majo-rité des députés à qui il a fallu plusieurssemaines pour le devenir.Robespierre est un membre très actif

de l’Assemblée constituante. Le 9 juillet1789, il fait partie de la délégation desvingt-quatre représentants menée par

Note de lecture

Robespierre – Hervé LeuwersPluriel – 2017 (1)

(1) Réédition en format poche d’un ouvrage paru en2014 chez Fayard.(2) Interview donnée à La Voix du Nord le jeudi15 janvier 2015 par Hervé Leuwers.(3) La lettre de cachet permettait au roi de faireinterner un sujet sans jugement.

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Mirabeau pour porter au roi la demanded’éloigner les troupes de Versailles etParis. A la Constituante, il prône l’accès àla citoyenneté des comédiens, des protes-tants et des juifs. Il dénonce inlassable-ment, mais sans succès, le principe censi-taire qui fait des citoyens « passifs » (4)des citoyens de seconde zone, en contra-diction avec la Déclaration des droits del’homme et du citoyen d’août 1789 quiproclame, dans son article premier, l’éga-lité devant la loi. A défaut d’obtenir le suf-frage universel masculin, il est partisan del’intégration des citoyens « passifs » dansla Garde nationale, sans succès. Il fait par-tie de la centaine de députés qui s’oppo-sent au veto suspensif accordé au roi, vetodont Louis XVI fera un usage fréquentpour s’opposer aux décrets révolution-naires.Dès la Constituante, Robespierre de-

vient l’« orateur du peuple ». Il acquiertune rapide notoriété auprès du petit peu-ple, le peuple des sans-culottes qui assis-tent, nombreux, aux séances dans les tri-bunes du Manège (5). A partir duprintemps 1791, Il devientl’« Incorruptible », celui qui, nous ditHervé Leuwers, « dénonce la plupart desdéputés de la Constituante, qu’il juge cor-rompus par le pouvoir, l’ambition et l’ar-gent ». Ses discours sont publiés, large-ment diffusés et lus dans les clubs partouten France. Il intervient au Club desJacobins où « il s’impose peu à peucomme l’un des grands orateurs ».Dès le 23 juin 1791, deux jours après la

fuite du roi, Robespierre demande à dé-battre de sa déchéance alors que la majo-rité de la Constituante s’accroche à la fic-tion de l’enlèvement, disculpant ainsi leroi et préservant la Constitution monar-chique en cours d’élaboration. Comme tous les députés de la

Constituante, Robespierre ne peut êtrecandidat à l’Assemblée législative qui estélue en septembre 1791, mais il n’encontinue pas moins son activité politique.En avril 1792, il est un des rares patriotesà s’opposer à l’entrée en guerre, mais pourHervé Leuwers, il ne faut pas en faire pourautant un pacifiste. S’il est opposé à la

guerre, c’est parce qu’il pense que cetteguerre voulue par le roi ne peut que ren-forcer celui-ci ; pour lui, l’urgence, c’estla guerre aux ennemis de l’intérieur.

Après le 10 août 1792 et la suspensiondu roi, Robespierre devient membre de laCommune insurrectionnelle de Paris. Ilest élu à la Convention nationale qui pro-clame la République le 21 septembre1792. Il devient le principal dirigeant desMontagnards, partisans, à l’inverse desGirondins, de s’appuyer sur les sans-cu-lottes tout en étant méfiants vis-à-vis deleurs leaders les plus radicaux : les héber-tistes et Jacques Roux, le curé rouge. Il

(4) Les citoyens « actifs » sont des hommes de plusde 25 ans qui acquittent un impôt direct, ils ont ledroit de voter pour des « grands électeurs » qui eux-mêmes acquittent un impôt plus élevé. Ceux-cipeuvent désigner les députés. Pour être éligible, ilfaut acquitter un impôt encore plus élevé. Lescitoyens « passifs » ne votent pas, ils ne jouissentque de leurs droits civils. (5) Le Manège se trouvait le long du jardin desTuileries. La Constituante, la Législative et laConvention à ses débuts y siègeront. A partir de mai1793, la Convention siègera au palais des Tuileriesrebaptisé Palais national. En 1802, le Manège estdétruit pour y construire ce qui deviendra la rue deRivoli.

La salle du manège (D.R.)

note de Lecture hervÉ Leuwers – roBesPierre

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rentre au Comité de salut public aprèsl’assassinat de Marat le 13 juillet 1793. En octobre, la Convention a décrété le« gouvernement révolutionnaire jusqu’àla paix ». Robespierre définit ainsi ce gou-vernement : « Domptez par la terreur les ennemis de la liberté ; et vous aurezraison, comme fondateurs de la répu-blique. Le gouvernement de la Révolutionest le despotisme de la liberté contre la tyrannie. » Si Robespierre emploie le mot« terreur », il ne l’emploie jamais avec unemajuscule. Hervé Leuwers démontre qu’iln’y aura jamais de « système de la ter-reur » mais une série de lois d’exception –loi des suspects, création du Tribunal ré-volutionnaire – destinées à lutter contreles ennemis intérieurs de la révolutionalors que la guerre extérieure se poursuit.Certes, le 30 août 1793, Robespierre en-tend aux Jacobins un nouveau slogan po-pulaire : « Qu’on place la terreur à l’ordredu jour », mais il ne reprend pas ce motd’ordre auquel il préfère celui de justice. Bien que Robespierre reste très popu-

laire, de plus en plus de voix s’élèvent,après l’élimination des hébertistes enmars 1794 et des Indulgents, dont Dantonet Desmoulins en avril, pour dénoncer le« dictateur ». Depuis longtemps considérécomme un « monstre » par les contre-ré-volutionnaires, il l’est devenu pour cer-tains révolutionnaires. Les rumeurs lesplus invraisemblables circulent commecelle qui prétend que Robespierre aspire àse faire couronner roi ! Pour HervéLeuwers : « Le gouvernement révolution-naire est une gestion collégiale de salut

public ; la France n’a pas de dictateur,mais une Convention et ses comités degouvernement, même si un représentantdu peuple y dispose d’une notoriété d’ex-ception. Lorsque le conventionnel est ar-rêté, il est retiré du Comité de salut publicdepuis plusieurs semaines… Mais les faitscomptent moins que la manière dont onles perçoit. Beaucoup de contemporainsconsidèrent que Robespierre a été “dicta-teur” par son rôle majeur au Comité, sonautorité aux Jacobins et son exception-nelle influence sur l’opinion publique. »C’est dès le lendemain du 9 Thermidor

et l’exécution de Robespierre que les ther-midoriens inventeront la légende noire du« système de la terreur », destinée à fairede Robespierre le seul responsable de la« Terreur », une légende reprise tout aulong des XIXe et XXe siècles par de nom-breux historiens et qu’Hervé Leuwerscontribue par son Robespierre à réfuter.Avec son Robespierre, Hervé Leuwers

nous donne une biographie, certes em-preinte de sympathie pour le personnage,mais jamais hagiographique. Ni « robes-pierriste », ni « anti-robespierriste » HervéLeuwers réalise le vœu de MarcBloch (6) : il nous dit tout simplement quiétait Robespierre ! Roger Revuz

(6) Au début du XXe siècle, l’historien Marc Bloch(1886-1944) s’écriait : « Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce ; par pitié,dites-nous simplement : quel fut Robespierre ? »

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178722 février-25 mai : l’Assemblée des nota-bles, où les nobles sont très largement majo-ritaires, refuse la réforme proposée parCalonne, qui entamerait leur privilège fiscal.

17888 mai : la réforme judiciaire deLamoignon veut briser la résistance desParlements, ces cours judiciaires qui pré-tendent contrôler la monarchie.7 juin : « Journée des tuiles » à Grenoble,violente insurrection contre l’autoritéroyale.

178924 janvier : Louis XVI convoque les étatsgénéraux en respectant la structure parordre ce qui maintiendrait le tiers état enminorité. En réunissant les états généraux,Louis XVI veut obtenir le vote d’une ré-forme fiscale car les caisses de l’État sontvides.5 mai : ouverture des états généraux àVersailles. Louis XVI a accepté le double-ment des élus du tiers état mais ne se pro-nonce pas sur la revendication majeure deceux-ci : le vote par tête soit un homme =une voix.17 juin : les députés du tiers état prennentle titre d’Assemblée nationale, seule habi-litée à consentir l’impôt.

20 juin : par le serment du Jeu de Paume,les députés s’engagent « à ne jamais se sé-parer jusqu’à ce que la Constitution (soit)établie et affermie sur des fondements so-lides ».27 juin : le roi engage le clergé et la no-blesse à rejoindre le tiers.9 juillet : l’Assemblée nationale se dé-clare Assemblée nationale constituante. 14 juillet : prise de la Bastille, symbole del’arbitraire royal ; c’est le premiertriomphe du peuple parisien appelé à ungrand retentissement en province et enEurope.Nuit du 4 août : abandon des privilègespar l’Assemblée pour mettre fin à la jac-querie.26 août : vote de la Déclaration des droitsde l’homme et du citoyen.5 et 6 octobre : plusieurs milliers defemmes marchent sur Versailles. Le roi estramené à Paris et installé aux Tuileriessous le contrôle et la pression des forcesrévolutionnaires. L’Assemblée s’installedans la salle du Manège située le long dujardin des Tuileries.

179012 juillet : vote de la Constitution civiledu clergé non négociée avec le pape. Leclergé se divise entre jureurs et réfrac-taires. Ces derniers constitueront l’arma-ture morale de la contre-révolution.

Quelques repères chronologiques

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1791 20-21 juin : fuite de la famille royale, ar-rêtée à Varennes. Le roi a laissé derrièrelui un écrit qui exprime son hostilité réso-lue à la Révolution et l’insincérité des ser-ments prêtés. A Paris, un mouvement po-pulaire en faveur de la déchéance du roi etde la République émerge, orchestré no-tamment par le club des Cordeliers.17 juillet : la Garde nationale, comman-dée par Lafayette, tire sur les manifestantsrassemblés au Champ de Mars pour récla-mer la déchéance du roi.27 août : déclaration de Pillnitz.L’empereur d’Autriche et le roi de Prussepromettent une aide armée contre la révo-lution.1er octobre : première séance del’Assemblée législative élue en septembreau suffrage censitaire.

179220 avril : Louis XVI déclare la guerre« au roi de Bohème et de Hongrie » !L’Assemblée vote la guerre à une écra-sante majorité. Au club des Jacobins,Robespierre s’est opposé à la guerre.11 juillet : l’Assemblée déclare « la patrieen danger ». Le recrutement de volon-taires s’effectue dans l’enthousiasme.10 août : prise des Tuileries et chute de laroyauté. Louis XVI et la famille royalesont enfermés à la prison du Temple. LaCommune insurrectionnelle de Parisexige la convocation d’une Conventionélue au suffrage universel masculin pourétablir une nouvelle Constitution.2-6 septembre 1792 : massacres de sep-tembre dans les prisons de Paris et de pro-vince. 21 septembre 1792 : première séance dela Convention. Les députés décidentl’abolition de la monarchie. Commencel’An I de la République. La Conventionva se déchirer entre les Girondins qui seméfient du peuple et les Montagnardsqui adopteront, sous la pression des mani-festations populaires, des mesures d’ex-ception telle que la fixation d’un maxi-mum des prix.

1793 21 janvier : exécution, place de laRévolution, de Louis XVI, à l’issue d’unprocès conduit par la Convention.9-10 mars :mesures de salut public adop-tées par la Convention (encore à majoritégirondine) avec la création du Tribunalrévolutionnaire et l’envoi de représen-tants en mission dans les départements. 31 mai-2 juin : journées révolutionnaires.Arrestation de 27 députés girondins et dedeux ministres. Commence la période dela Convention montagnarde. Début dumouvement fédéraliste en province, sou-lèvement contre la Convention.13 juillet : Charlotte Corday assassineMarat, député montagnard et journaliste leplus populaire, ce qui va donner un nouvelélan à la revendication terroriste contre lesroyalistes, les Girondins et les générauxnobles orchestrée par le journalisteHébert, un des principaux leaders de laCommune.27 juillet : Robespierre est élu au Comitéde salut public, principal rouage du gou-vernement révolutionnaire avec le Comitéde Sûreté générale.17 septembre : loi sur les suspects.10 octobre : le gouvernement est déclaré« révolutionnaire jusqu’à la paix ».

179424 mars (4 germinal an II) : exécution deshébertistes. 2-5 avril (13-16 germinal an II) : procèset exécution des dantonistes.10 juin (22 prairial an II) : refonte duTribunal révolutionnaire : suppression desdéfenseurs des accusés, suppression desjustices départementales et centralisationdes jugements qui conduisent aux exécu-tions. Cette loi inaugure la période de la« Grande Terreur ». 14 juillet : Fouché, qui a lié son nom àl’exercice de la terreur à Lyon, est excludu Club des Jacobins à l’initiative deRobespierre. Se sentant menacé, il va tis-ser les fils d’une coalition hétéroclite quiva renverser Robespierre.

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27 juillet (9 thermidor an II) : à laConvention, Robespierre est empêché deprendre la parole. Avec d’autres conven-tionnels, dont son frère et Saint-Just, il estdécrété d’arrestation. Décrétés hors-la-loi,les « robespierristes » ne seront pas jugés.Ils sont exécutés le 28 juillet (10 thermi-dor). Dans les deux jours qui suivent,102 autres « robespierristes » sont exécu-tés. La chute des « robespierristes » inau-gure un tournant dans la révolution. Le9 thermidor marque la fin de laConvention montagnarde et le début de laConvention thermidorienne.5 août (18 fructidor an II) : le députéTallien, qui apparaît comme le chef de laréaction thermidorienne, prononce à laConvention un discours à l’origine de lalégende du « système de la terreur », dis-cours qui a pour but de faire reposer la res-ponsabilité de toutes les mesures d’excep-tion sur le seul Robespierre. 12 novembre : fermeture du Club desJacobins.24 décembre : suppression du maximum.L’hiver va décimer les indigents.

17952 mars : arrestation d’anciens membresdu Comité de salut public de l’an II. 1er avril (12 germinal an III) : insurrectionpopulaire à Paris. « Du pain et laConstitution de 1793 ».20-23 mai (1er au 4 prairial an III) : nou-velles journées insurrectionnelles à Parisdurement réprimées. Arrestation et sui-cide des derniers Montagnards. Mai-juin : terreur blanche dans le sud-est.Massacre de Jacobins à Lyon et àMarseille.22 août : la Convention adopte le texte dela Constitution de l’an III qui sera soumiseà référendum ; elle supprime la référenceà la Déclaration des droits de l’homme de1789 et, par le biais du suffrage censitaire,instaure la république des propriétaires.5 octobre (13 vendémiaire an IV) : insur-rection royaliste à Paris écrasée par le gé-néral Bonaparte.31 octobre : élection du Directoire exécu-tif.

17999 et 10 novembre (18-19 brumairean VIII) : coup d’Etat du généralBonaparte instaurant le Consulat.

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Nous n’allons pas faire ici l’élogefunèbre de Michel Vovelle. Nous laissonspour cela la parole à Claude Mazauric, soncollègue et ami, à ses anciens élèves,notamment, Hervé Leuwers président dela Société des études robespierristes, PierreSerna, directeur de l’Institut d’histoire dela Révolution française, Anne Jollet,Directrice des Cahiers d’histoire. Revued’histoire critique (1).Nous tenons toutefois à rappeler quel

professeur il fut, mettant à la dispositionde ses élèves un savoir foisonnant, dansune langue précise, mais non dénuée d’uneironie malicieuse. Rigoureux, montrantque tout ce que l’on avance doit êtrejustifié dans les moindres détails, etnuancé si nécessaire au risque d’être moinsséduisant. Exigeant, mais permettant ainsià ses étudiants de révéler le meilleur deleurs capacités. Attentif, n’hésitant pas àpasser une demi-journée dans la mairied’un petit village provençal, afin derechercher dans une armoire des archivesoubliées, et d’évaluer s’il y a bien làmatière à un travail de recherche. Ouvert,disculpant une étudiante venant s’excuserde manquer une séance de séminaire, carengagée auprès de la Libre Pensée : « C’estpour la bonne cause ! » Humain,encourageant ses étudiants, les recevantparfois chez lui. Généreux au point de citerscrupuleusement leurs travaux (y comprisles mémoires de maîtrise) lors de ses

communications et dans ses ouvrages,aidant ceux qui le souhaitaient àpoursuivre dans la voie de la recherchehistorique.Dans ces Cahiers, nous avons choisi

d’évoquer deux aspects de son travail et deson engagement d’historien. Dans leprochain numéro, « le jacobin, au couteauentre les dents » (2), comme il se plaisait àle dire, c’est-à-dire sa « bataille » contrele révisionnisme de l’histoire de laRévolution française. Et dans ce numéro,le « missionnaire patriote » (3), et ce, auniveau planétaire. En effet, dès 1982, lemoment où il est pressenti, puis confirmépour conduire une mission exploratoireafin d’établir les « formes de participationspécifiques (du) ministère (de laTechnologie et de la Recherche) à lapréparation du Bicentenaire de laRévolution française », Michel Vovelle

Michel Vovelle, le « missionnaire patriote »Par Odile Dauphin

(1) Voir les sites : https://www.humanite.fr/michel-vovelle-un-ami-un-frere-un-absolu-compagnon-661830http://etudesrobespierristes.com/hommage-a-michel-vovelle-de-claude-mazaurichttps://ser.hypotheses.org/1944https://ihrf.univ-paris1.fr/accueil/hommage-a-michel-vovelle/http://http://etudesrobespierristes.com/ceremonie-funeraire-en-hommage-a-michel-vovelle(2) Michel Vovelle – La bataille du Bicentenaire dela Révolution française – La Découverte – Paris –2017 – p. 186.(3) Ibid., pp. 89, 216 et suivantes.

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conçoit celui-ci comme devant déborder lecadre national. Succédant à Albert Soboulà la direction de l’Institut d’histoire de laRévolution française à partir de 1983, il vapouvoir bénéficier de ses contactsinternationaux via la Commissioninternationale d’histoire de la Révolution,mais il n’aura de cesse d’en établir denouveaux. Le but de ses missions est de donner

une nouvelle impulsion à la recherche liéeà la Révolution française, en dépassantlargement le cadre des « Républiques-sœurs », même si l’Italie sera toujours pourlui une direction privilégiée. Il faitentreprendre la publication d’un Bulletinde liaison destiné à faire le point sur lesprojets dans tous les pays, stimulant lesuns et cherchant à en encourager d’autres.Il y en a sept entre novembre 1983 et mai1989, et très rapidement le répertoire setransforme en préprogramme. Et comme ilcomporte des renseignements précis surles chercheurs, les structures et institutionsconcernées, il fonctionne aussi comme uncarnet d’adresses. Ainsi, partout dans lemonde, des programmes de recherche, despublications, des conférences, descolloques sur les Lumières, la Révolutionfrançaise, son influence jusqu’à nos jours,sont impulsés. Et là où des projetsexistaient auparavant, ce contact direct vales encourager à se développer et leurdonner une plus grande audience. Desliens sont établis entre chercheurstravaillant au Brésil sur l’influence desLumières sur une tentative d’insurrectioncontre la couronne portugaise, qualifiéed’« Inconfindencia mineira », et sur lepersonnage de Tiradentes (4), et au Japonsur l’influence de la Révolution dans l’èreMeiji... Michel Vovelle rencontre des historiens

dans un grand nombre de pays, enchaînantles voyages, participant aux colloques,acceptant la direction de travaux derecherche. « Par [ses] séminaires ouconférences, [il délivre] un discourshistorique et civique qui [l’] a assez vitetransformé d’“apôtre civique” en« missionnaire patriote » (5). De 1982 à1996, il effectue 152 déplacements à

l’étranger. Si l’on ajoute quelques voyagespostérieurs, pour participer à descolloques, c’est plus de trente pays que le« missionnaire patriote » a visité, certainsd’entre eux plusieurs fois, et souvent dansplusieurs sites universitaires (aux Etats-Unis au moins une douzaine). De ce pôlede la guerre froide à l’URSS dès 1982,puis dans une quinzaine de pays européensdes deux côtés du rideau de fer. Du Brésilavant la chute de la dictature au Vietnam,de la Chine au Japon et à la Corée du Sud,de La Havane au Chili. Ces voyages encette période singulière, dont on dira plustard qu’elle a été « charnière », l’ontamené à connaître des situations trèsparticulières, qu’il a fallu gérer au mieux,en s’adaptant chaque fois à des contextesdifférents, souvent complexes et parfoisdifficiles pour les chercheurs des paysvisités. Occasion de vérifier que laRévolution n’est pas un objet (d’étude)froid. Comme ce jour (quelques semainesavant les manifestations et la répression dela place Tian’anmen) où un débat sur lesdroits de l’homme à Shanghai, suscite unclimat d’« agitation » chez les étudiants etchercheurs chinois. Ou bien celui où unétudiant brésilien lui demande si l’on peutconsidérer les « sans-terres » comme desjacobins. Au total, ce sont plus de 550 colloques

qu’il a encouragés durant ces années, etauxquels il a parfois participé, orientant larecherche dans la voie de l’impact de laRévolution française dans le monde entier,dont les travaux se poursuivent encoreaujourd’hui. Il a aussi entretenu unecorrespondance régulière avec leschercheurs qu’il a rencontrés, et avec tousceux qui souhaitaient participer à ce grandchantier mondial.Pour l’année 1989, les bulletins de

liaison 5 et 6 font état de375 manifestations dans le monde dont133 en France. Michel Vovelle n’a puhonorer de sa présence « que » 29 d’entre

(4) Joaquim de José da Silva Xavier dit Tiradentes :révolutionnaire brésilien, exécuté en 1792 pouravoir pris part à la Inconfindencia mineira.Aujourd’hui vénéré comme un héros national. (5) Ibid., p. 58.

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elles à l’étranger et 37 en France. Sanscompter son travail d’enseignant et dechercheur (les cours, la direction de trentemaîtrises, les articles au rythme de deuxpar mois en moyenne, les discoursintroductifs des conférences, les préfacesde nombreux ouvrages), mais aussi savolonté d’une diffusion large de l’histoirede la Révolution (par l’enregistrementd’une chronique quotidienne sur une radiode banlieue, par les conseils donnés pourle tournage d’un film destiné à lutter auniveau médiatique contre lerévisionnisme), et aussi les réceptionsofficielles liées au caractère de samission…Par l’organisation en juillet 1989 du

grand Congrès mondial « ouvert » duBicentenaire en Sorbonne, Michel Vovellea relié pour un moment l’Universitéfrançaise au reste du monde. Son maîtreErnest Labrousse en avait conçu l’idée etlancé le thème : « L’image de laRévolution française de 1789 à nosjours » (6), mais c’est lui qui l’a mise enœuvre de façon grandiose. Nousévoquerons les difficultés nombreuses,qu’il a dû surmonter avec son équipe, augré des changements politiques, dans leprochain numéro. Notons simplementqu’en février 1988, sur les 3 millions defrancs du devis établi (sans dépensessomptuaires, mais pour faire face à tous lesfrais d’organisation, avec 41 demandes desoutien, et de publication), seulement700 000 sont assurés (500 000 par leministère des Affaires étrangères, maisdéjà amputés de 80 000 pour un colloqueorganisé par François Furet, et de 120 000déjà dépensés pour frais defonctionnement et de publication), et200 000 par le CNRS. Contre vents etmarées, Michel Vovelle maintient sonchoix : « Non à une rencontre entre élus encircuit fermé, sur des sujets choisis àl’avance. Oui à un appel collectif sur unthème mobilisateur à la communauté toutentière à travers le monde. » Il faudrafinalement négocier avec Air France, avecPergamon Press, maison d’éditiond’Oxford qui publiait des livres et desrevues scientifiques et médicaux, dont le

patron Bob Maxwell a promis une aidesubstantielle…Ce sont plus de 300 chercheurs (un tiers

français, et deux tiers du monde entier,provenant de 36 pays) qui peuvent seretrouver à Paris et pour la plupartintervenir. Le caractère « ouvert » de cecongrès et les encouragements renouvelésà y participer lui ont conféré un caractèreencore plus large que prévu, et ont amenéà reventiler au dernier moment le travail encinq commissions. Le choix desrapporteurs manifeste la volontéd’ouverture aussi bien au niveau nationalqu’international. Onze rapports sont faitsde ces travaux. Par l’anglais Colin Lucas(recrue précieuse car intermédiaire avec leparti furetiste), celui sur La conquête de laFrance par la révolution. Constitutiond’un espace politique. Par Roger Chartier(se désolidarisant ainsi du milieu del’EHSS), celui sur Opinion publique etpropagande en France. Par l’AllemandHans Jürgen Lüsebrink, celui sur La presseétrangère et l’écho immédiat de laRévolution française. Par FrançoiseBrunel, membre de la commission CNRS,le rapport sur Les valeurs de la Révolution.Par l’Italien Furio Diaz, celui sur LaRévolution et son accueil hors de France.Par Maurice Agulhon (ami de longue dateet membre de la commission CNRS), celuisur les Lectures de la Révolution. ParCharles-Olivier Carbonel, professeur àMontpellier, celui sur La révolutionenseignée. Par le Bulgare TzvetanTodorov, celui sur La Révolution et lesmouvements nationaux au XIXe siècle. ParAlain Corbin, professeur à la Sorbonne,celui sur La Révolution. Influence sur lapensée et les pratiques politiques XIXe-XXe siècles. Par Jacques Revel, celui surLire, voir, écouter la Révolution française.Par Madeleine Rebérioux (commission duCNRS), celui sur La mémoire de laRévolution. Le bilan est finalement très fructueux,

(6) En fait, l’intitulé du thème était initialement :« La Révolution française devant l’opinioninternationale de 1789 à nos jours ». Il a évoluépour devenir « L’image de la Révolution françaisede 1789 à nos jours ».

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les échanges ont été d’une très granderichesse, malgré les obstacles linguistiqueset le contexte très particulier de ce mois dejuillet 1989. Pour Michel Vovelle et safidèle équipe, l’enjeu était de taille, sauver« non la Révolution, mais une certaineidée, une certaine façon de commémorerl’espoir dont elle reste porteuse, en mêmetemps [que servir] la science » (7).Moins de quarante-huit heures après la

fin du Congrès mondial, les historiens sontinvités à assister à la grande fête du 14 Juillet. Une tribune a été érigée poureux sur les Champs-Elysées. Et « dans legrand tintamarre de la démonstration deGoude, le président de la République (quileur rend visite) avait tenu à montrer seshistoriens, les historiens du monde entierréunis à Paris, à la Sorbonne » (8).Michel Vovelle a donc été un

« missionnaire patriote » très actif auprèsde ses éminents collègues, de jeuneschercheurs, de nombreux étudiants enFrance et à l’étranger. Il est resténéanmoins très attaché et impliqué dans lacontinuité de la recherche historique enProvence, comme le montre son article :Soixante ans d’historiographierévolutionnaire en Provence. 1950-2010 (9).Son souci de transmettre l’histoire de la

Révolution française à la jeunesse ne s’estpas limité aux étudiants. Il a rédigé pour leSeuil en 2006 une Révolution française

expliquée à ma petite-fille (en l’occurrenceGabrielle). Un compte rendu « bref maisméprisant » en a été fait dans le Monde,mais le livre est paru en Italie, au Brésil(où il en est à son sixième tirage), et uncontrat a été signé pour une traduction enturc, ce qui l’a réjoui !Et il est demeuré jusqu’à la fin un

« missionnaire » à partir de sa retraited’Aix-en-Provence, en toute simplicité,auprès de publics variés, répondant auxdemandes qui lui étaient faites, aussi bienà un congrès de l’IRELP en 2009 qu’auxinvitations de l’APHG d’Aix-Marseille.C’est ainsi qu’en février 2013 il prend laparole au lycée Saint-Exupéry, à Marseille,devant des professeurs et des élèves, àl’initiative du lycée, de l’associationApproches Cultures & Territoires et de larégionale d’Aix-Marseille de l’Associationdes professeurs d’histoire et degéographie-APHG. Il parle de « l’an II desrévolutions ». C’est par la retranscriptionde quelques extraits de cette interventionque nous avons choisi de terminer cettepremière partie.

(7) Ibid., p. 125.(8) Ibid., p. 124.(9) Dans Provence historique. Revue de lafédération historique de Provence. 2011.

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Cette conférence a été prononcée par MichelVovelle le 10 juin 2013 au lycée St Exupéry deMarseille. Elle a été suivie d’un échange avecle public. La transcription rédigée parChristine Excoffier, membre du bureau de laRégionale Aix-Marseille de l’APHG, aconservé l’oralité du propos. Les référencesbibliographiques ont été ajoutées.Invité à parler de « L’an II des Révolutions »(Révolution française et « révolutionsarabes »), Michel Vovelle s’interroge sur la pertinence des analogies enhistoire, mais aussi sur l’appréciation portée sur la Révolution française aufil du temps, et sur l’analyse qui est faite à chaud des « révolutions arabes ». Le choix des extraits que nous présentons est forcément subjectif. Pourl’intégralité de cette conférence et du débat qui l’a suivie, nous renvoyonsau site de la régionale d’Aix-Marseille de l’Association des Professeursd’Histoire Géographie

Michel Vovelle

L’An II de la Révolution :France 1793 – monde arabe 2013

Cette Révolution française était et estrestée pour nous une matrice deréférence [...]. Matrice de l’histoire, ça aété une référence constante survéritablement plus d’un siècle […].La Révolution française, c’était donc la

grande césure, telle que je l’ai apprise ou entout cas assimilée. Elle avait ce mérite deproposer un modèle élaboré de rupture, derupture sinon instantanée du moins rapide,dans la continuité du film historique, entermes de subversion, et de subversionviolente et assumée comme telle, subversiondans tous les domaines, institutionnel,

économique, social et culturel, cette césureradicale étant le produit d’une crise […].Alors la Révolution française, telle que

nous l’avons reçue de nos maîtres avait, sivous me permettez cette naïveté, un autreavantage, celui d’être, à travers le temps,la seule qui ait réussi. Il y en a eu d’autresensuite, nous le savons. Mais la Révolutionfrançaise serait la seule qui aurait réussi,ce qui suppose bien sûr que l’on accepteque cette révolution ne soit pas enferméedans cette autre définition, comme celled’une révolution bourgeoise, la révolutionde la bourgeoisie […].

Michel Vovelle (1933-2018). (D.R.)

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Toutefois, à cette lecture qui désigne laRévolution française, il reste dans lalégende ou dans la traditionrévolutionnaire et plus largement dans latradition républicaine que la Révolutionfrançaise doit sa valeur de modèle à sonapport fondamental, qui est la naissance del’apprentissage de la politique,l’apprentissage de la démocratie, ladéclaration des droits de l’homme et sadiffusion dans le monde entier.La Révolution, dans cette lecture peut-

être trop limpide, apparaît commel’achèvement des Lumières, leprolongement des Lumières malgré lesparadoxes qu’il y a entre la pensée et leshommes des Lumières et ceux de laRévolution. La Révolution française, c’est,pardonnez-moi ce raccourci, la victoire dela Raison […].La Révolution française reste donc un

moment dans cet héritage global, c’estcelui des révolutions de la Liberté qui vontse prolonger, se transmettre à travers lemonde au XIXe siècle, en s’associant, dansdes équilibres, parfois et souvent, délicats,avec les revendications nationales.Mais ce moment des révolutions de la

Liberté, on sait aussi que, ce que Babeuf àl’époque et les Égaux sous la plume deSylvain Maréchal avaient déjà annoncé,que ces révolutions de la Liberté nedevaient être conçues que comme signeavant-coureur de celle qui allait suivre etqui serait la dernière c’est-à-dire, larévolution de l’Égalité. Dans notrehéritage, s’insérait évidemment cetteseconde révolution, celle de 1917, quiportait d’une certaine façon, en espoir, engerme, cette réalisation des révolutions del’Égalité telles qu’elles avaient été, entermes utopiques, mais devenuesscientifiques, prophétisées par Babeuf [...].

Michel Vovelle se dit frappé par l’idéedu « réveil des Révolutions », car,rappelle-t-il : il y avait des Révolutions,partout. J’entends que, entre l’après-guerreet ces révolutions arabes qui nous frappentpar leur brutalité, il y a eu toutes cesguerres anticolonialistes, toutes ces guerresde libération, qui se sont voulues,présentées comme révolutionnaires. Que

ce soit chez Bourguiba, chez Nasser etd’autres, avant d’être des dictateurs et dese figer dans la galerie des portraitsgrimaçants des dictateurs, ces guerresanticolonialistes se sont inscrites dans unesérie de mouvements révolutionnairesprofonds, parfois réussis, parfois figés,parfois institutionnalisés, détournés etparfois noyés dans le sang : songez àl’Indonésie où les trois millions decommunistes qui ont été massacrés ont étéla sanction d’une révolution non aboutie.Dans cette période, il y eut des révolutions,et là encore, je passe de façon très brutalel’épisode du terrorisme que ce soit en Italieou en Allemagne, avant sa répressiondurant les années de plomb [...].Réveil des révolutions : de quand des

commentateurs sans mémoire ou quiveulent occulter les choses datent-ils ceréveil ? Peut-être de 1979, la révolutioniranienne, parce que nous avons là unerévolution importante, et qui plus est,autoproclamée. La chute du shah est sansdoute une révolution qui ne peut passerinaperçue mais qui choque. Si je puis dire,là encore pour résumer fortement, ellechoque parce qu’elle n’entre pas dansnotre schéma de lecture, c’est-à-dire dansce schéma de l’histoire du progrès desLumières, qui présente la révolutioncomme continuité de ce progrès del’émancipation humaine à travers celui desLumières, corrélatif, inséparable de celuide la démocratie. Or nous avons en Iranune révolution qui s’inscrit sur des basesdifférentes qui sont celles de la référenceislamiste.Il est un oubli qu’il convient malgré

tout de ne pas faire, cette date du11 septembre 2001, peut-être aussiimportante que la chute du mur de Berlin,puisque c’est le moment où la terreursurgit dans le monde occidental et vaébranler, d’une certaine façon, le modèlerévolutionnaire dans la mesure où elles’attaque à cette sorte de consensus mouqui s’était établi, les révolutions étantdéclarées terminées, confiant dansl’hégémonie du libéralisme de l’outre-Atlantique ainsi que du Vieux Continentpour maintenir l’ordre.

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Michel Vovelle montre comment « lapresse (à partir de deux supportsprivilégiés, Le Monde et L’Humanité) maisaussi les écrits – enquêtes, essais,proclamations – suscités par lesévénements, sans prétention àl’exhaustivité », analysent ce qui se passesur l’autre rive de la Méditerranée, enmettant l’accent sur les choix et l’évolutionsémantiques. En voici quelques extraits : Lorsque les premiers commentateurs

français s’attaquent dès le mois de février2011 à expliquer ce qui se passe – je parsd’un article de référence paru dans LeMonde, une table ronde tout à faitpassionnante parce qu’y étaient convoquésde grands universitaires, de la Sorbonne oude Sciences Po –, la désignation même decette table ronde est tout à fait évocatrice :c’est une table ronde sur les « printemps »,ce ne sont pas les « révolutions arabes »,ce sont « les printemps arabes ».Et d’ailleurs ce que nos spécialistes

confrontent, en une curieuse sélection, cesont les trois révolutions de référence,1848, 1989, 2011, donc trois séquences.De ne pas retrouver 1789, 1917 et mêmela Commune, il y a lieu de s’étonner, voirede s’indigner mais le choix estdélibéré [...].En octobre 2010, Alain Badiou publie

un ouvrage qui veut s’inscrire, sinon encontrepoint, du moins en correctif dumessage de Morin et Hessel, c’est LeRéveil de l’Histoire (1).Il veut s’inspirer d’une méthode ou

d’une démarche scientifique ou qui sevoudrait telle : il caricature rustiquementles travaux des historiens sur lesmouvements populaires. Il propose, lui-même, un nouveau codage des émeutes,car la révolution passe de l’énonciationcomme « révolution », puis comme« révolte », à celle d’« émeute » : émeutequotidienne, émeute latente, émeutehistorique. En tout cas cette analysepseudo-scientifique conduit chez Badiou àl’anticipation d’un échec prévisible : car ily manque « l’idée pour organiser », ehoui, « l’idée pour organiser », suivez monregard ! Et nous voilà ramenés de larévolution au temps des émeutes.

En repassant des théoriciens auxchroniqueurs de la presse au premieranniversaire en janvier 2012, je resteraipour faire simple au Monde et àL’Humanité. Le Monde, dans son bilan defin d’année 2012, parle du « fantasme dela rue arabe » alors que L’Humanité dansune analyse, plus désabusée déjà, faitpasser « de révolution à révolte » et vajusqu’à adopter un terme qui a été avancépar la revue Time, « le Manifestant ». Cen’est plus l’Indigné mais le Manifestantqui devient le protagoniste d’uneinsurrection populaire et citoyenne […].

Puis, il conclut sur les analogiespossibles entre la Révolution française etles « révolutions arabes » :En rappelant notre prudence vis-à-vis

du danger des analogies, de la reprise desmots, des schémas, de notre lecture –pardonnez mes raccourcis – jacobine,qu’est-ce que c’est qu’une révolution,qu’est-ce que nous entendons desrévolutions arabes ?Plus de libertés, l’émancipation,

émancipation des femmes, émancipationdes exclus, des pauvres ? Bon ça, c’estencore un héritage qui tient la route.La révolte contre la corruption, contre

l’oppression ? Eh bien, c’est ce qui est aucœur du pamphlet de Stéphane Hessel,cela reste au cœur même d’un héritage quel’on peut renvoyer à la Révolutionfrançaise.Révolte contre l’obscurantisme ? Là,

on a un terrain de bataille qui est biencontesté.Les révolutions arabes nous présentent

donc la violence positive avec ces agents,ses supports, les jeunes, les villes.La revendication de l’égalité ? Elle est

fondamentale, elle est sous-jacente, ellen’est pas toujours mise au premier rang desrevendications dans ces affrontements detype guerre civile comme on les rencontreen Syrie. Certes, il y a dans le programmedes Indignés cette revendication contre lesinégalités des riches.

(1) Alain Badiou – Le Réveil de l’Histoire – Lignes- Octobre 2010.

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Du furetisme, qu’est-ce que nous avonshérité ? La passion, la passion de laLiberté, incontestablement, cette passionde l’Égalité, qui, pour lui, apparaissaitnéfaste, mais, somme toute, la critiquefuretiste est restée en marge de cesrévolutions.Qu’est-ce qu’il nous reste alors ? Des

analogies que nous dirons formelles, le faitqu’il y a un mouvement ascendant, mêmesi actuellement ce mouvement ascendantsemble s’être arrêté, s’être cassé.Mais nous pouvons dire : la Révolution

ne se joue pas en deux ans. Nous vivonsune histoire en cours. Ce n’est pass’esquiver que de dire que nous nesommes pas dans la même position que leshéros de la Révolution française, parcequ’ils inventaient, parce qu’il y avait uneffet de première révolution [...].

DébatAu cours de ce débat, Michel Vovelle

donne brièvement son point de vue sur leparallèle entre les révolutions française etaméricaine et sur la « révolutionatlantique ».

Question d’une élèveVous dites que la Révolution française

est la seule révolution qui ait marché dansle temps. Que pouvez-vous nous dire de larévolution aux Etats-Unis qui, elle aussi, ainstauré la démocratie, qui, elle aussi, estpartie d’une crise ?

Réponse de MichelVovelleLa révolution américaine ?En 1976-1977, j’étais invité à

Princeton, à l’Université où j’ai participéà un cours dans un cycle, « L’histoire

comparée des révolutions ». On m’aannoncé : « Vous traitez la Révolutionfrançaise ». Les collègues de Princetonm’ont dit, il y aura la révolution russe, larévolution chinoise, l’an dernier nousavions la révolution américaine mais on l’aretirée parce que nous ne sommes plus toutà fait sûrs que c’était une révolution.Depuis, nos collègues et amis américainsont rajusté le tir et réintroduit la révolutionaméricaine. Mais avec ses caractèresspécifiques, c’est-à-dire « l’autre voie »,« la révolution soft » si je puis dire : c’étaitune révolution non sanglante, ce qui estpasser modestement sur un certain nombrede séquences et d’incidents dans larévolution américaine et passer peut êtreencore plus brutalement sur le fait que larévolution sanglante a été différée. Mais çaa saigné fortement ! C’était la guerre deSécession ! Il y a parfois des révolutionsdifférées qui couvent longuement, le grandrèglement de compte s’est fait à cemoment-là.Mais la révolution américaine a réussi

dans le contexte du bicentenaire comme« contre-image » de la Révolutionfrançaise, c’est-à-dire comme l’une desvoies de la révolution non sanglante,l’autre étant celle des révolutions par enhaut par les rois, les empereurs, c’est-à-dire le passage du féodalisme aux sociétésplus ou moins du libéralisme moderne etaux formes différentes de démocratie.Alors la révolution américaine apparaissaitcomme « image antécédente » puisquec’était avant la Révolution française et quec’était dans le cadre des « révolutionsatlantiques » dans lesquelles elles’intégrait. Je ne vais pas jusqu’à ceux qui,ressuscitant l’image des « révolutionsatlantiques » vont jusqu’à faire naître àSaint Domingue les origines de laRévolution française !

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QUELQUES QUESTIONS

FONDAMENTALES

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On peut trouver ici et là l’affirmationqu’en URSS a existé la « propriété so-ciale » jusqu’en 1991... La « propriété so-ciale », cela veut dire la propriété entre lesmains du peuple tout entier. Si tel était lecas, la bureaucratie aurait construit le so-cialisme à sa manière. Voici ce qu’écrit àce propos Léon Trotsky dans LaRévolution trahie : « La propriété privéepour devenir sociale doit inéluctablementpasser par l’étatisation de même que lachenille pour devenir papillon doit passerpar la chrysalide. Mais la chrysalide n’estpas un papillon. Des myriades de chrysa-lides périssent avant de devenir papillons.

La propriété de l’Etat ne devient celle du“peuple tout entier” que dans la mesureoù disparaissent les privilèges et les dis-tinctions sociales, où, par conséquent,l’Etat perd sa raison d’être. Autrement dit,la propriété de l’Etat devient socialiste aufur et à mesure qu’elle cesse d’être pro-priété d’Etat. Mais au contraire, plusl’Etat soviétique s’élève au-dessus dupeuple, plus durement il s’oppose commele gardien de la propriété au peuple qui ladilapide et plus clairement il témoignecontre le caractère socialiste de la pro-priété étatique » (page 239, Editions 10-18).

Questions d’histoire

L’URSS et la « propriété sociale »Par Jean-Jacques Marie

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questions d’histoire

On accuse souvent Lénine de s’êtredressé dans Que faire ? contre la« spontanéité », c’est-à-dire les réactionsélémentaires de la classe ouvrière àl’exploitation et à l’oppression. Cettehostilité déboucherait sur la volontéd’encadrer la classe ouvrière aux réactionstrop spontanées par un parti discipliné etautoritaire. La discussion suscitée par Quefaire ? est viciée par la traduction rituelledu terme russe utilisé par Lénine destikhiinost par spontanéité. Or cettetraduction est erronée. Le Dictionnaire dela langue russe de l’Académie illustre lesens du mot stikhiinost par deuxexemples : « La stikhiinost des forces de lanature » et la « stikhiinost des lois del’économie capitaliste » (1). Ainsi ce motdésigne, non la spontanéité, mais lecaractère élémentaire, aveugle, inorganisé,inconscient, d’un phénomène naturel.L’historien Lars Lih, soulignant ce point,préfère garder le mot russe pour ne pasfaire de Lénine à partir d’une traductioninexacte un adversaire de la« spontanéité » dans la lutte des classes.Dans Que faire ?, il présente la classe

ouvrière comme « combattant d’avant-garde pour la démocratie ». Les ouvriersne peuvent accéder à une consciencepolitique véritable que s’ils « réagissentcontre tous les abus, toutes lesmanifestations d’arbitraire, d’oppression,de violence, quelles que soient les classes

qui en sont les victimes ». Que faire ? fixecomme objectif au parti de « recueillir (...)et concentrer toutes les gouttelettes et lesruisseaux de l’effervescence populaire quisuintent à travers la vie russe (...) et qu’ilimporte de réunir en un seul torrentgigantesque ». Ainsi, les membres laVolonté du Peuple ont eu « le grand méritehistorique de s’être efforcés de gagnertous les mécontents (et pas seulement lesouvriers) à leur organisation » (2) dans lalutte contre l’autocratie. Le renversementde cette dernière passe par un combat pourla démocratie politique qui doit rassemblertous ceux qui la revendiquent sous ladirection du prolétariat ; il y faut une forteorganisation révolutionnaire capable derecourir à l’insurrection, donc clandestine,puisque toute activité politique légale estinterdite dans la Russie tsariste jusqu’à larévolution de 1905.

Que faire ? définit un moment de saréflexion et non sa pensée immuable. Dèsle congrès de 1903, il souligne qu’il a« forcé la note » et « tordu en sens inversele bâton tordu par les économistes » (3).Autrement dit, il a outré certainesformulations. En février 1905, il souligne :« Que faire ? était effectivement une

La place de Que faire ? dans l’histoire du bolchevismePar Jean-Jacques Marie

(1) Slovar Rousskogo Iazyka, Moscou, 1961, t. 3,p. 367.(2) Lénine, Que faire ?, op. cit., pp. 124, 132 et 193.(3) Lénine, Que faire ?, op. cit., p. 257.

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Les cahiers du mouvement ouvrier / numero 81

brochure polémique entièrementconsacrée à la critique de la tendancesuiviste (c’est-à-dire à la traîne deslibéraux) de la social-démocratied’alors » (4). Bref, c’est un moment d’unehistoire en partie révolue. En 1902, ilforçait la note en proclamant : « Ce qu’ilnous faut, c’est une organisation militaired’agents. »Après 1905, les conditions ontchangé ; il supprime donc purement etsimplement cette phrase dans sa rééditionde 1907.Lénine réédite en effet Que faire ? en

1907 dans le recueil Douze années. Danssa préface, il souligne l’aspectcirconstanciel de cette « brochure » :« L’erreur capitale de ceux quipolémiquent aujourd’hui contre Quefaire ?, souligne-t-il alors, consiste à isolercomplètement cette œuvre de la situationhistorique déterminée où elle est née, de lapériode déjà fort lointaine dudéveloppement de notre parti au cours delaquelle elle a été rédigée. » « Déjà fortlointaine »... on ne saurait mieux soulignerson caractère par certains aspects dépassé.Et pour bien se faire comprendre, ilinsiste : « Que faire ? est une œuvrepolémique destinée à corriger les erreursde “l’économisme” et il est incorrect

d’examiner le contenu de cette brochure enl’isolant de cette tâche » (5).L’économisme, rappelons-le, est uncourant de la social-démocratie russe donton peut résumer les conceptions en deuxlignes : le rôle des ouvriers est de se battrepour leurs revendications immédiates ;quant à la lutte politique contre le tsarisme,elle relève de la responsabilité de labourgeoisie libérale. Or, après larévolution de 1905, ce courant disparaît dela scène politique. Lénine ne va donc pascontinuer à se battre contre un courantréduit au statut de fantôme.Après cette réédition, Lénine ne parlera

plus jamais de Que faire ?, qui appartientpour lui à un passé révolu. Pourtant, on afait indûment de cet ouvrage l’acte denaissance du bolchevisme et un concentrédes conceptions générales de Lénine dontl’étude permettrait de comprendre sapolitique ultérieure, la « Bible dubolchevisme », pour reprendre un mot deMichel Collinet, adversaire déterminé dubolchevisme.

(4) Ibid., p. 282.(5) Lénine, Que faire ?, op. cit., pp. 44-45 et 51.

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questions d’histoire

Le XVe Congrès du parti communistede l’URSS, qui se tient en décembre 1927,marque la défaite de l’Opposition unifiéequi va se traduire par l’envoi en exil deplusieurs milliers de « bolcheviks-léni-nistes » (trotskystes). Ce congrès a débou-ché aussi sur la publication d’un docu-ment d’un très grand intérêt, guère utilisépar les historiens, le recensement desadhérents du parti et leur répartition pro-fessionnelle et sociale. Ce recensementdonne de la bureaucratisation du parti uneimage très éclairante. D’après les chiffresofficiels publiés dans un document inti-tulé Composition du parti communiste(bolchevique), au recensement publié en1927, 438 832 adhérents du parti apparte-naient aux organismes dirigeants du parti,de l’Etat et des syndicats à tous les ni-veaux, depuis le niveau central jusqu’à

celui des régions et des localités d’unecertaine importance. Le parti communistecomptait donc dans ses rangs 438 832 per-manents, attachés au maintien dans leurposte qui leur permettait d’échapper autravail en usine, de ne pas trop se fatiguer,de bénéficier de certains avantages maté-riels et dont ils savaient qu’ils perdraientledit poste et les avantages qui lui étaientliés à la moindre manifestation opposi-tionnelle, voire simplement critique. Poursaisir l’ampleur du phénomène, il fautrapporter ce chiffre à celui du nombre desadhérents du parti : 887 000 membres...dont un sur deux est donc un permanent !On le devine, la défaite de l’oppositionn’est pas le fruit d’un affrontement idéolo-gique !

La bureaucratisation à pas de géant :en 1927, un membre sur deux du parti communistesoviétique est un permanent !Par Jean-Jacques Marie

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« Depuis des siècles, lafemme orientale était silen-cieuse ; il a fallu le puissanttocsin de la révolution prolé-tarienne de Russie pour lafaire sortir de sa torpeur sécu-laire. L’annonce du commu-nisme, du travail et de la ca-maraderie universels, del’égalité des sexes et de la so-lidarité générale, a pénétrécomme un appel irrésistible,l’Orient lointain a réveillé lesmasses aux couleurs vives et bigarrées.L’Orient a bougé. Les pauvres, avec toutela haine accumulée dans leur cœur contreles satrapes et les riches, ont commencéleur ascension vers le drapeau rouge, sym-bole de liberté, d’égalité et de travail pourtous. Pour la première fois dans l’histoire,la femme de l’Orient a entendu l’appeladressé à elle, la plus opprimée entre lesopprimées. Elle qui n’était presque qu’unechose, presque un accessoire de ménage,un instrument humble et sans voix, le dra-peau rouge du communisme l’appelle àl’égalité et à la possession de toutes lesconquêtes de la révolution.La femme de l’Orient, pour la pre-

mière fois depuis bien des siècles, a rejetéle voile et s’est mêlée à la foule révolu-tionnaire en marche vers le symbole del’affranchissement, vers le drapeau rougedu communisme.Chaque mois d’existence de la

République soviétique, en asseyant davan-

tage le fondement du commu-nisme, augmente la fermenta-tion parmi les femmesd’Orient. Pour la premièrefois, la femme orientale appa-raît dans l’histoire au Bureaudu congrès des peuples del’Orient à Bakou. Dans toutesles régions de la Russie sovié-tique où domine une popula-tion musulmane, dans lesRépubliques orientales, unprofond travail d’éveil se

poursuit dans les masses féminines. L’idéesoviétique est comme une baguette ma-gique qui entraîne tous les déshérités, quifait écrouler les barrières séparant les racesorientales des autres, et qui unit les forcesdispersées. Les femmes réclament leurdroit à l’instruction. Autour des sectionsd’instruction publique se groupent lesfemmes orientales, débarrassées du voile.Les Tartares, les Persanes, les Sartes, lut-tent contre cet attribut anti-hygiénique. ATéhéran, où le capital a déjà préparé le solpour une semence future de communisme,une conférence de femmes s’est tenueavec ce mot de ralliement : “A bas levoile !”Le Turkestan, avec sa petite industrie

ménagère, voit grandir chaque jour lemouvement qui entraîne les femmes desartisans. Le nombre de cas de divorces ve-nant devant les tribunaux augmentechaque jour : la femme, forte de son com-mencement d’émancipation économique,

La dernière esclave Alexandra Kollontaï, article paru dans le Bulletin communiste,17 mars 1921

Alexandra Kollontai.(D.R.)

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La dernière escLave

réclame de plus en plus catégoriquementson droit à l’existence indépendante.Dans l’Azerbaïdjan, les femmes mu-

sulmanes guidées par la section commu-niste ont organisé un club, un jardin d’en-fants, un atelier de couture, un réfectoireet une école.Dans la Transcaspie se tiennent des

réunions régulières de femmes, commeles assemblées de délégués en Russie. Il ya un syndicat de l’aiguille, groupant lesmusulmanes et les Russes.A Samarcande, la section féminine du

Comité communiste possède un groupe-ment de musulmanes. Des sections fémi-nines existent à Boukhara. Le comité exé-cutif du Turkestan compte quatre femmes,mais toutes n’ont pas encore enlevé leurvoile.En Bachkirie, parmi les femmes kal-

moukes et kirghizes, dans la Républiquetartare et même dans les contrées loin-taines du Nord, à Tioumen, le mouvements’étend parmi les musulmanes, les sec-tions féminines de notre parti des racinesprofondes…La femme orientale, surtout la fraction

qui vit sur le territoire de la Fédération so-viétique, s’est éveillée et s’élance vers soncomplet affranchissement. Il suffit de sa-voir l’aider pour gagner des défenseursnouveaux à la grande idée communiste.La troisième conférence panrusse des

Sections féminines était assistée d’unesection spéciale des femmes orientales.Elle a décidé non seulement d’intensifiercette partie de notre travail mais encore deconvoquer pour le 1er février, date ensuitereculée au 1er avril, un premier congrèspanrusse des femmes de l’Orient. Danstoutes les provinces seront créées des com-missions d’organisation pour préparer lecongrès. Ces commissions seront compo-sées de représentants des bureaux musul-mans, des sections ouvrières et des comi-tés de la jeunesse communiste. La mêmeaction sera faite dans les districts. On pré-pare des tracts, des affiches, des proclama-tions, on utilise les instituteurs, les méde-cins, les groupements communistes, toutesles associations éducatives musulmanes.Dans les républiques autonomes, la

préparation du congrès incombe égale-

ment aux sections féminines. Des confé-rences préalables sont convoquées dansles provinces et les districts. Une largepropagande est faite. L’ordre du jour ducongrès est le suivant : 1° questions ac-tuelles ; 2° le pouvoir des soviets et lesfemmes d’Orient ; 3° la situation juridiquede la femme orientale autrefois et mainte-nant ; 4° la petite industrie et la femme enOrient ; 5° la protection de la maternité etde l’enfance ; 6° l’instruction publique etla femme orientale.Ce congrès sera général, sans considé-

rations de parti : son but est de mettre enbranle une masse encore vierge, d’intéres-ser à l’action soviétique les populations fé-minines, d’éduquer les femmes orientalesdans l’esprit communiste et de les affermirpour la lutte contre les ennemis des travail-leurs. Mais comme il faut compter avectoutes les particularités économiques ettraditionnelles de l’Orient, il a été décidéde réunir après le congrès une conférencede femmes communistes musulmanespour examiner diverses questions d’orga-nisation et de programme concernant l’af-franchissement de la femme orientale.Nos efforts devront être concentrés sur

deux points principaux : grouper et ras-sembler les forces éparses des femmes-ar-tisans dans les localités où le capital in-dustriel a déjà mis sa lourde patte sur laprolétaire orientale, grouper les élémentsagricoles, semi-nomades ou nomades au-tour de coopératives agricoles et, d’autrepart, entraîner les masses féminines dansl’action éducative, puis politique de nossections d’instruction publique. Plus quepartout ailleurs, la science et l’instructionseront en Orient le plus sûr instrumentd’affranchissement. Une liaison étroiteentre les femmes et les organes éducateursest une nécessité dictée par la vie même.Plus s’étendra l’action de nos sections

féminines parmi les femmes orientales,plus le communisme s’établira rapide-ment en Orient et plus décisif sera le coupporté à l’impérialisme occidental par lesforces réunies du prolétariat oriental arra-ché à son séculaire sommeil. »Alexandra Kollontaï

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Présentation En 1938, une délégation sioniste, com-

posée de David Ben Gourion (1),Vladimir Jabotinski (2) et ItzakGrynbaum (3), se rend en Pologne, alorsdirigée par un gouvernement ultra-natio-naliste, profondément réactionnaire et an-tisémite. Leur objectif est de convaincre lemaximum des juifs polonais de quitter laPologne et d’en discuter, entre autres,avec les autorités polonaises elles-mêmeset les cercles réactionnaires désireux dechasser le maximum de juifs de Pologne.Cette visite, qui reçoit l’approbation dugrand historien Simon Doubnov, auteurd’une monumentale Histoire moderne dupeuple juif, suscite une réponse vigou-reuse du dirigeant du Bund (4) HenrykErlich, membre de la direction del’Internationale socialiste, par ailleursgendre de Doubnov dont il avait épousé lafille Sofia Doubnova. Nous traduisons icile long extrait publié dans le livred’Emanuel Nowogrodzki : The JewishLabor Bund in Poland.Pour en saisir la portée, il faut se rap-

peler que le gouvernement polonais del’époque tente à toutes forces de bouter lemaximum de juifs hors de Pologne. Le15 février 1938, le député Huten-Czapskipropose la création d’un sous-secrétariatd’Etat pour l’émigration des juifs.L’historien Pawel Korzec note : « A une

des séances du Sénat le sociologue et ju-riste éminent Léon Petrazycki, après avoirassuré qu’il n’était animé par aucun sen-timent antijuif, estime néanmoins que lesort des Juifs en Pologne est joué. Il pré-voit que leur situation empirera de moisen mois, d’année en année et qu’ils de-vront se résoudre à l’émigration. Il re-proche encore aux Juifs de ne pas com-prendre la situation et de tenter envers etcontre tout de résister à une nécessité his-torique » (5).

« Le sionisme est-il un mouve-ment libérateur démocratique ? »La réponse du bundiste Henryk Erlich à Simon Doubnov (1938)Par Jean-Jacques Marie

Les notes sont de la rédaction des CMO (1) David Ben Gourion (1886-1973), secrétaire gé-néral de la Histadrout (syndicat des travailleursjuifs de Palestine) de 1920 à 1935, créateur en 1919de l’Akhdut Avoda (parti sioniste) ; en 1930 fondele Mapaï (parti travailliste sioniste). Premier minis-tre d’Israël de 1948 à 1953 puis de1955 à 1963.(2) Vladimir Jabotinski, fondateur de la Légionjuive en Palestine pendant la Première Guerre mon-diale, puis, en 1925, du Parti révisionniste, organi-sation nationaliste qui contenait une aile fascisante,et de l’organisation clandestine armée dite laHaganah, puis de l’Irgoun, organisation pratiquantle terrorisme.(3) Itzak Grynbaum (1879-1970), membre des« sionistes généraux », courant dit libéral, prochede l’Organisation sioniste mondiale et auquel ap-partient Haïm Weizman, le président du Congrèsmondial juif. Sera le premier ministre de l’Intérieurde l’Etat d’Israël lors de sa fondation en 1948.(4) Le Bund : Parti ouvrier social-démocrate juiffondé en 1897, proche du courant menchevique dela social-démocratie russe.(5) Pawel Korzec, Juifs en Pologne, pp. 260-261.

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« Le sionisme est-iL un mouvement LiBÉrateur dÉmocratique ? »

Dans la foulée, le 20 septembre, alorsque Hitler prépare le dépeçage de laTchécoslovaquie, auquel le gouvernementpolonais participera – modestement maisfermement – en occupant la région deTeschen, l’ambassadeur polonais enAllemagne, Josep Lipski, rend visite àHitler qui le reçoit aimablement et lui dé-clare qu’il comprend tout à fait l’aspira-tion de la Pologne à acquérir des coloniespour y envoyer ses sujets juifs. Ironiecruelle de l’histoire, quelques semainesplus tard, les nazis raflent 15 000 juifs po-lonais installés en Allemagne et les expé-dient en Pologne !Cette véritable chasse aux juifs dé-

bouche sur un projet de loi sur l’émigra-tion (forcée !) destiné à être soumis à laDiète (le Parlement polonais) dont PawelKorzec donne le résumé suivant : « Auxtermes de ce projet, le Conseil des minis-tres établirait chaque année une liste decinquante à cent mille juifs qui seraientcontraints de quitter le pays dans l’an-née (...). La sélection serait faite au ni-veau régional par une commission spé-ciale d’émigration composée dereprésentants de l’administration, de lacommunauté juive et de la population nonjuive. Le financement de toute cette procé-dure serait à la charge des juifs dePologne et de l’étranger » (6).C’est dans ce climat que se déroule la

visite des trois dirigeants sionistes citésci-dessus pour obtenir des cercles polo-nais dirigeants l’envoi de juifs polonais enémigration.Erlich et les autres dirigeants du Bund,

dont Victor Alter, se battent, eux, pour queles juifs polonais aient les mêmes droitsque les autres polonais, combat qu’ils mè-nent en même temps que la défense destravailleurs juifs doublement opprimés entant que travailleurs et en temps que juifs.Certains jugent ce combat perdu

d’avance et objectent : si les juifs polonaisavaient répondu à l’appel des sionistes (etdu gouvernement polonais !) à quitter laPologne, ils auraient échappé au massacreorganisé ensuite par les nazis, présentécomme inéluctable. C’est oublier un faitincontournable : l’invasion de la Pologne

par Hitler est le premier acte de la marchenazie vers l’Est, c’est-à-dire vers l’URSS,pour détruire le « bolchevisme » ou plusexactement ce que les propagandistesnazis, après les chefs des Russes blancs,appelaient le « judéo-bolchevisme ». Orcette marche vers l’Est a été systématique-ment encouragée au cours des années1930 par la bourgeoisie anglaise, digne-ment représentée en particulier parChamberlain et Halifax, et sa vassalebourgeoisie française. Ces deux bourgeoi-sies voulaient à toute force garder leurprécieux empire colonial, menacé à leursyeux par le « bolchevisme », malgré la dé-générescence bureaucratique stalinienne,toujours incarné par l’URSS, dont ellessouhaitaient la destruction. Ces deuxbourgeoisies voulaient donc à toute forcepousser Hitler vers l’Est. Elles y voyaientun double avantage : détourner les nazisde leur propre empire à elles et leurconfier la tâche de détruire le foyer mon-dial du « bolchevisme », seul courant po-litique à l’origine, avant la dégénéres-cence stalinienne, trop souvent ignorée,historiquement favorable à l’émancipa-tion des peuples colonisés, que la social-démocratie voulait maintenir sous le gironde sa bourgeoisie nationale. Tel est le sensdu traité de Munich le 30 septembre 1938.Mais pour attaquer l’Union soviétique, ilfallait, pour des raisons géographiquesévidentes, passer sur le cadavre de laTchécoslovaquie et de la Pologne. Lesgouvernements français et anglais se gar-dent bien de gêner Hitler dans cette dou-ble entreprise. Ainsi ils cautionnent le dé-peçage puis, plus discrètement, l’invasionde la Tchécoslovaquie et, s’ils déclarent laguerre à l’Allemagne au lendemain del’invasion, au début de septembre 1939,ils se gardent bien d’entreprendre la moin-dre opération militaire qui pourrait gênerle chef nazi. C’est ce que l’on appela alorsla « drôle de guerre », qui permit à Hitlerde concentrer toutes ses forces sur laPologne, balayée en trois semaines, pre-mier acte d’une entreprise dont le secondacte devait être l’attaque de l’URSS diffé-

(6) Ibid., pp. 264-265.

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rée par le pacte Hitler-Staline, dont Hitleravait besoin pour attaquer la Pologne : ladrôle de guerre anglo-française est ainsi leprologue du massacre des quelque troismillions de juifs polonais.Fait beaucoup plus décisif encore : la

solution finale est le produit direct de laguerre, souhaitée par les bourgeoisiesmondiales, contre l’URSS, considérée parHitler comme le centre mondial du« judéo-bolchevisme ». Jusqu’à la fin1941, en effet, la politique juive des nazis,très proche de celle du gouvernement po-lonais en 1938-1939, visait à chasser lesjuifs ailleurs. Ils envisagent alors l’envoimassif des juifs allemands... àMadagascar. Goebbels l’évoque en juillet1940 : « Plus tard nous avons l’intentiond’expédier les juifs à Madagascar » (7).Soulignant un peu plus tard la volonté desnazis de faire de la Pologne « un grand ré-servoir de travail à notre profit »,Goebbels ajoute : « Plus tard nous repous-serons les juifs encore une fois hors de ceterritoire » (8). Encore le 18 décembre1941, juste à la veille du déclenchementde la « solution finale », dont il n’est pasencore informé, il note dans ses Carnets :« Les juifs doivent avant tout quitter le ter-ritoire du Reich (...). Tous les juifs doiventêtre transférés à l’Est » (9).Au lendemain de l’invasion de la

Pologne par la Wehrmacht, Henryk Erlichet son camarade Victor Alter se réfugienten Union soviétique. Le NKVD les arrête,les incarcère à la Loubianka et les accused’avoir été envoyés par les services se-crets polonais pour organiser des attentats.En juillet 1941, peu après l’invasion del’URSS par la Wehrmacht, il lescondamne à mort mais ne les exécute pas.Beria tente alors, sur demande de Staline,de mettre en place un comité mondial an-tifasciste, destiné à mobiliser les juifs dumonde entier contre l’envahisseur. Surordre de Staline, il fait libérer les deuxbundistes et les invite à collaborer à lamise en place du projet de Comité antifas-ciste juif. Les deux bundistes rédigent unedéclaration de principes expliquant : ledanger que le nazisme fait peser sur l’hu-manité menace les juifs plus encore que

les autres peuples. Ils proposent de formeren URSS un comité juif antihitlérien,composé de sept représentants des popu-lations juives de pays sous la dominationnazie et d’un représentant des populationsjuives de l’Union soviétique, des Etats-Unis et de Grande-Bretagne. Leur comitédevrait coopérer avec les gouvernementset les ambassades des pays ayant unenombreuse population juive et combattantl’hitlérisme, et tisser « un lien permanentavec la population juive des pays réduitsen esclavage par l’hitlérisme ». Staline adû juger exorbitante cette propositiond’une internationale juive antifasciste di-rigée par deux dirigeants juifs polonais del’Internationale socialiste, installée àMoscou mais échappant au contrôle duKremlin. Le 4 décembre 1941, il fait em-prisonner puis condamner à mort Alter etEhrlich mais se demande sans doute si lesdeux hommes ne pourraient pas être en-core utiles car il diffère l’exécution de ladécision. Erlich se pend dans sa cellule le12 mai 1942, Alter, sera fusillé le 17 fé-vrier 1943. La propagande stalinienne ré-pondra à l’émotion suscitée aux Etats-Unis et ailleurs par leur disparition en lesaccusant de défaitisme face aux nazis !Simon Doubnov, lui, avait quitté

l’URSS en 1922, émigré en Lituanie puisen Allemagne, avant de se réfugier en1937 à Riga où les Soviétiques le laissenten paix quand ils envahissent la Lettoniemais où les nazis l’assassinent dès leur ar-rivée en juillet 1941.

(7) Goebbels, Journal 1939-1942, p. 185.(8) Ibid., p. 210.(9) Ibid., p. 456.

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« Si l’on examine la politique sionisteau cours des dernières années, on arrive à laconclusion que ces gens ont perdu la tête etqu’en voulant sauver une étincelle des illu-sions sionistes ils commettent des crimescontre les masses populaires juives plusgrands les uns que les autres. Les dirigeantsdu mouvement sioniste ont commencé àjouer ouvertement la carte antisémite !Leur esprit est envahi par la pensée folle deformer un bloc des pays ayant des gouver-nements antisémites comme alliés du sio-nisme, constituant une force pour “exercerune pression” sur le gouvernement britan-nique (10). Afin de se gagner ces pays, lessionistes présentent aux membres de laSociété des Nations des “théories” quicoïncident totalement avec les “fonde-ments théoriques” avancés par les “théori-ciens” de l’antisémitisme comme base deleur politique d’éradication des juifs. Quele professeur Doubnov lise l’annexe nu-méro un au mémorandum (aide-mémoire)adressé par l’Agence juive à la Société desNations en septembre 1937, et il les persua-dera qu’il en est bien ainsi.Ainsi, afin de ne pas irriter les repré-

sentants de ces pays, les sionistes se retien-nent consciemment de signaler toutes lesinjustices auxquelles les juifs sont soumis.Septembre 1937, c’était le moment

où la population juive de Roumanie étaitmenacée de perdre sa citoyenneté et sesdroits. En septembre 1937, la populationjuive de Varsovie vivait des jours doulou-reux. Et en septembre 1937, le représen-tant de la Pologne à Genève déclara – et cepas pour la première fois – que les juifsdevraient quitter la Pologne. Les représen-tants les plus connus de l’Agence juive etdu Congrès juif mondial “circulaient”alors dans les couloirs de la Société des

Nations, mais pendant ces journées cesgentlemen n’ont pas prononcé un mot endéfense des masses populaires juives enEurope. Et le ministre des Affaires étran-gères polonaises, Beck, pouvait livrer à lapresse un communiqué, après une réunionavec le docteur Weizman, affirmant que leleader du mouvement sioniste, le docteurWeizmann et lui étaient parvenus à unecompréhension totale et cordiale des pro-blèmes de l’émigration juive.Et ce que les sionistes font sur l’arène

internationale, c’est aussi ce qu’ils fontdans les pays où vivent les juifs. Qui peutoublier la fameuse déclaration deGrynbaum en 1927 sur le “million deJuifs superflus” qui devaient quitter laPologne ? Qui peut oublier sa déclarationnon moins fameuse de 1928 affirmant que“les Juifs souillent l’air en Pologne” ?Mais les années 1927-1928 étaient des

années paradisiaques comparées à notreépoque ; certainement à cette époque leslogan “Les Juifs en Palestine” était popu-laire non seulement chez les sionistes maisaussi chez les antisémites. Néanmoins,qui, dans la société polonaise, mettait alorsen cause nos droits dans le pays ?Huit années fatales ont passé et est ar-

rivée l’année 1936, l’année des pogromesà Przytyk, Minsk-Mazowiecki et dans ungrand nombre d’autres endroits. Le campouvertement fasciste en Pologne a nonseulement prêché mais engagé une ba-taille économique d’extermination contreles juifs, il a exigé une émigration forcéemassive, des ghettos et des lois deNuremberg pour les juifs qui resteraient“temporairement” en Pologne. Et les fas-cistes ont par leurs déclarations et leurs

(10) Rappelons qu’à cette époque la Palestine étaitsous mandat britannique.

L’article d’Erlich

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actes fait appel à la force physique pouraccélérer l’exode des juifs hors dePologne. Même le chef du gouvernementa déclaré : “La lutte économique, pour-quoi pas ?” Les masses populaires juivessentaient leurs droits élémentaires de ci-toyens et d’êtres humains menacés et ellesse sont mobilisées dans le combat pourdéfendre ces droits, ce qui s’est traduit parla grève du 17 mars et la campagne demasse pour réunir le Congrès de luttecontre l’antisémitisme.Et voilà que sur ces entrefaites trois

gros bonnets sionistes, représentant les di-verses factions sionistes, arrivent enPologne : Ben Gourion, Grynbaum,Jabotinski. Comme un homme d’Etat,chacun d’eux a convoqué “une conférencede presse” destinée aux journalistes polo-nais et chacun d’eux, à sa manière, a af-firmé son accord à cent pour cent avec lesgroupes polonais antisémites. Ben Gourion, membre de Poalé Zion, a

déclaré que la seule solution de la ques-tion juive en Pologne était l’émigration.M. Grynbaum des Sionistes généraux adéclaré que les juifs étaient effectivementune gêne pour les paysans polonais, pourles femmes des sergents polonais. Quantau “duce” juif Jabotinski, il a déclaré quel’on devrait évacuer les juifs de Pologne,et vite !Chacune de ces déclarations a été un

coup de tonnerre pour la population juivede Pologne. Mais toute la presse antisémitey a vu la plus haute expression d’une sa-gesse politique. Les journalistes sionistespolonais, à l’exception des plus stupides etdes plus méprisés, se sont étranglés devantces déclarations difficiles à avaler ! Mais lapresse antisémite a déclaré que BenGourion, Grynbaum et Jabotinski étaientles plus grands et même les seuls politi-ciens nationaux de la nation juive. Le jour-nal antisémite Czas a même ouvert ses co-lonnes à la chérie du “duce” Jabotinski.L’antisémite Kurier Warzawski a présentéle livre de Jabotinski L’Etat juif quasimentcomme le plus grand événement littérairede notre époque ; que voulez-vous de plus ?Le grand Julius Streicher (11) lui-même areproduit un article de Grynbaum, accom-

pagné du commentaire : “Ce Grynbaumest un honnête juif...”Cela se passait en 1936. Nous sommes

aujourd’hui en 1938. Le Conseil central del’organisation Ozon (12) vient justed’achever ses délibérations. Ce groupe adans les faits pris la place de l’ancien partide gouvernement qui s’est disloqué en1935 (13). Sa réunion a adopté un pro-gramme sur la question juive qui coïncidetotalement avec le programme des groupesantisémites les plus virulents, le prétendu“Camp national”. La population juive enPologne y est qualifiée de groupe d’“Etatsupplémentaire”, qui par sa seule exis-tence “affaiblit le développement normaldes forces nationales et étatiques polo-naises et fait obstacle à l’évolution encours en Pologne”. Aussi la participationdes juifs à la vie économique du pays doit-elle être réduite ; le nombre de juifs scola-risés doit être réduit ; on doit se prémunircontre les influences juives sur la culturepolonaise. Tout cela doit faire l’objet d’uneaction légale appropriée. Mais tout celan’est qu’une “solution” partielle du pro-blème juif. Sa “solution fondamentale” estl’émigration en Palestine ou ailleurs, car laPalestine seule est trop petite. Les com-mentaires de presse sont rédigés dans letraditionnel style de haine antisémite. Uneseule vision de la vie juive a trouvé “unereconnaissance respectueuse” de la partdes auteurs du programme et de ses com-mentaires... et c’est le sionisme.Les sionistes ne vont pas tirer profit de

ces compliments. Mais confrontée aux ci-tations ci-dessous, toute personne objec-tive doit conclure qu'ils les méritent large-ment. »

(11) Julius Streicher (1885-1946), directeur du quo-tidien violemment antisémite Der Stürmer de 1923à 1945. Condamné à mort au procès de Nurembergen 1946. Les tests pratiqués lors du procès lui attri-buèrent le QI très bas de 106...(12) Ozon : formation politique gouvernementaled’orientation fascisante créée en 1937.(13) La mort, en 1935, du chef du gouvernementpolonais, le maréchal Josef Pilsudski, fut en effetsuivie de vives dissensions au sein du bloc gouver-nemental qu’il avait constitué autour de sa per-sonne.

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L’antisÉmitisme, doctrine de BarBarie

Des grandes affiches couvrent lesmurs, rendant les juifs responsables detous les malheurs passés, présents et fu-turs. Une exposition antijuive a ouvert sesportes et s’acharne contre des êtres hu-mains, parce qu’ils appartiennent à unecertaine « race ». Les boutiques juivessont mises entre les mains de gérantsaryens, ou réquisitionnées sous divers pré-textes ; les juifs se voient privés de leursemplois, ne peuvent même plus vendre cequ’ils possèdent, ni posséder un appareilde TSF. On les arrête dans les rues ; on lesenferme dans les camps de concentration.Et la racaille fasciste, allemande ou fran-çaise, trouve pour cette besogne une foulede mercenaires à vendre ; journalistes,speakers de la radio, pseudo-savants qui,par la plume ou la parole, acceptent de secouvrir de boue en bavant contre les juifs,comme ils baveraient contre n’importequi du moment que cela leur rapporte ;gardes-mobiles capables de tout. Tous cesgens-là sont ceux mêmes qui demain,après la révolution, chercheraient à sefaite passer pour plus révolutionnaires quenous si nous n’y prenions garde, commeils sont prêts à se vendre à n’importe quelpouvoir. Aujourd’hui, ils n’hésitent pas àemployer ou approuver les brutalités phy-siques ; même, on nous signale qu’aucamp de Drancy un juif, qui avait tenté des’évader, a été battu sauvagement par lesgardes ; ses camarades, ayant murmuré

contre cet odieux traitement, ont été pri-vés d’un repas.Que penser de cette barbarie moyen-

âgeuse ?En dépit des loufoqueries de Gobineau

et de Rosenberg et de l’essai de justifica-tion théorique de l’antisémitisme par leprofesseur Montandon, il n’y a pas, à pro-

L’antisémitisme, doctrine de barbarie (La Vérité, organe trotskyste clandestin, n° 22, 1er octobre 1941)

Affiche de l'exposition Le juif et la Francesur la façade du palais Berlitz septembre1941- Paris (D.R.)

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prement parler, de race juive. Les juifs,comme tous les peuples, subirent de nom-breux mélanges, et plus du tiers d’entreeux chez les Achkenazim (juifs du Nord)étaient, à l’origine, des slaves convertis aujudaïsme, donc des Aryens, tandis que lesArabes, sur qui Hitler tente de s’appuyercontre eux au nom de l’antisémitisme,sont des sémites.Les caractéristiques sociales des juifs,

leur aptitude au commerce, s’expliquent,non par des questions de race, mais par lessiècles d’oppression qu’ils eurent à subir,pendant lesquels certaines professionsseulement leur étaient permises.L’affirmation des fascistes suivant la-

quelle les juifs sont responsables de laguerre est une pure et simple imbécilité.La guerre est le fruit des rivalités écono-miques entre les capitalistes allemands etanglo-français. Dans notre propre pays,les antisémites d’aujourd’hui qui s’enten-dent avec Hitler, les Henri Béraud et au-tres Weygand, sont les mêmes qui se mon-traient hier le plus agressifs contrel’Allemagne.Les fascistes accusent en outre les juifs

d’avoir créé la doctrine communiste dansle but de dominer le monde. Le commu-nisme n’est, en réalité, ni juif ni aryen,mais prolétarien et internationaliste. S’il yeût toujours dans les rangs des partis ou-vriers une forte proportion de juifs, celatient aux persécutions subies par eux dansla plupart des pays dits civilisés, en tantque minorité religieuse ou raciale. Cetteforte proportion de juifs dans nos rangsest, d’ailleurs, tout à leur honneur.Nous, internationalistes, sommes les

adversaires résolus de tout racisme. Nous

combattons l’antisémitisme comme le ra-cisme anti-nègre aux Etats-Unis, commel’oppression des peuples de couleur parles Européens, comme du reste l’exploita-tion des Arabes de Palestine par le capita-lisme juif.Pour nous, il n’y a ni juifs ni Aryens,

mais des prolétaires et des capitalistes.Rothschild est notre ennemi de classe aumême titre que de Wendel ou Schneiderqui, eux, ne sont pas touchés par le « na-tional-socialisme ». Nous constatons,d’ailleurs sans aucun étonnement, que lescapitalistes juifs ont pu quitter l’Europe etmettre en lieu sûr une partie de leurs ri-chesses, et que, malgré les affirmations deParis-Soir, ce sont les travailleurs juifs,ouvriers, employés, petits boutiquiers, outout au plus avocats et médecins qui fontles frais des lois nouvelles.La révolution prolétarienne fera une

fois pour toutes table rase de la hainecontre une race quelle qu’elle soit. Dansnotre société socialiste, le mot « étran-ger » n’aura aucun sens ; le mot « juif »perdra le sien. Chaque travailleur jouirades mêmes droits quels que soient son lieude naissance, la couleur de sa peau oul’origine de ses ancêtres. Ces vérités élé-mentaires devraient être comprises parchaque travailleur depuis longtemps. Lefait qu’il soit nécessaire de les énoncermontre à quel point la nuit s’est étenduesur l’Europe. Mais cela n’aura qu’untemps. Et nous n’oublierons pas, au mo-ment du passage de la société actuelle à lanouvelle, de régler le compte de ceux quise font actuellement les complices de labarbarie hitlérienne.

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UNE CRITIQUE DEL’ARCHIPELGOULAG*

DE SOLJENITSYNE

*En Russie, on emploie cette expression Archipel Goulag sans la préposition "de".

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Les raisons pour lesquelles il était in-dispensable de publier ce recueil sont siévidentes que de nombreux lecteurs, sûre-ment, s’étonneront qu’il ait paru si tardi-vement. De fait, 40 ans ont passé depuis lapublication de l’Archipel Goulag deSoljenitsyne, à Paris, en 1973. Le livre,publié à grand tirage dans de nombreuxpays, a joué un rôle important dans l’évo-lution de la conscience de millions degens, leur vision du monde et influé surles changements politiques mondiaux. Etpourtant, si surprenant que cela soit, pen-dant tout ce temps ce livre n’a jamais faitl’objet d’une analyse scientifique appro-fondie et d’une critique qui y corresponde.

L’Archipel Goulag, une encyclopédie dusystème pénitentiairesoviétique ?Nous ne parlons pas ici, bien évidem-

ment, des innombrables réactions et re-censions suscitées par l’Archipel Goulagmais d’une analyse objective stricte, auminimum une expertise factuelle détailléedu contenu de l’œuvre et l’étude attentivedes méthodes de l’auteur et de ses présup-posés conceptuels. Car sur tous ces points,en Occident comme en Russie, on aurait

pu depuis longtemps réfuter l’ouvrage deSoljenitsyne. Nous reviendrons sur ceproblème, mais nous allons d’abord fairela liste des principaux problèmes qui exi-gent des réponses claires et sans équi-voque.On peut résumer ainsi les doutes nour-

ris depuis longtemps par de nombreuxlecteurs sur le contenu et les outrances dulivre : quelle est la part de vérité et celledes suppositions et inventions de l’au-teur ?Sous une forme plus académique on

peut dire : le genre « recherche littéraire »défini par l’auteur lui-même est-il unexemple type et éclatant de « l’histoireorale » avec tous les défauts et insuffi-sances propres à cette méthode, ou l’œu-vre peut-elle prétendre à plus ? Dans lamesure où le mot « recherche » suppose,d’une façon ou d’une autre, des exigencesscientifiques, l’Archipel Goulag peut-ilprétendre à ce titre, ne fut-ce qu’au niveaude la critique des sources ? Il est légitimede se demander si le livre répond à sa ré-putation « d’encyclopédie » complète etfiable du système pénitentiaire soviétique.Pas seulement en partie, mais dans son en-semble et avant tout dans la caractérisa-tion donnée par l’écrivain des camps deredressement par le travail comme descamps « d’extermination par le travail ».

Mieux vaut tard que jamaisPréface au recueil Un livre qui a trompé le mondePar Valery Essipov« Les gens ne croient que les puissants » A. S. Pouchkine« A la source de toute mystification il y a toujours le refus obstiné d’analyser laréalité » Karl Mannheim

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La « révolution des archives » des an-nées 1990-2000 en Russie a enfin fournides données complètes sur la répression,mais surtout elle permet de démonter toueélucubration sur ce thème.

La science académiquese couche devantSoljenitsyneNotre époque apporte aussi d’appré-

ciables progrès : de nombreuses sourcessont accessibles par Internet et le lecteurd’aujourd’hui est familiarisé avec les no-tions d’« intox » ou de « fake news » etpeut sans peine les projeter dans le passé.Mais les synonymes plus anciens, comme« informations non vérifiées » ou « désin-formation » n’ont jamais disparu.Il faut le constater : à de rares excep-

tions près, la science académique enRussie n’a pas répondu au défi jeté en sontemps par l’Archipel Goulag. Et même au-jourd’hui le corps académique se couchedevant Soljenitsyne et son autorité. Leplus récent exemple en est la parution, en2004, aux éditions savantes ROSSPEN,sous l’égide des Archives nationales de laFédération de Russie, de sept tomes dedocuments sous le titre Histoire duGoulag stalinien, préfacés par…Soljenitsyne et aussi par l’historien sovié-tologue Robert Conquest qui ne s’est pas,lui non plus, distingué par son objectivitédans ses travaux sur l’histoire de la répres-sion en URSS (1). De plus, tout au long deces sept tomes, il n’y a la moindre tenta-tive pour mettre en regard les documentspubliés avec les épisodes correspondantsde l’Archipel Goulag (ne fût-ce que surcertains aspects extrêmement discutablesdu soulèvement de Kengirsk) et toute cri-tique du livre est exclue. Ainsi l’un des ré-dacteurs de l’ouvrage, V. A. Kozlov, dé-clare : Soljenitsyne « a été contraint depallier le manque d’informations vérifia-bles par des déductions logiques et son in-tuition artistique. En l’absence d’une in-formation suffisante et fiable, ce mode dereconstruction des événements était laseule issue possible dans les conditions où

l’œuvre a été écrite (2) ». Il est clair,qu’avec une telle indulgence, il n’était pasquestion de poser la question de la respon-sabilité de l’auteur pour la diffusion d’in-formations mensongères, parfois tout sim-plement délirantes.

L’Archipel Goulag unroman ? Une épopée ?Un pamphlet ?De nombreux aspects littéraires sont

également passés sous silence qui ne se li-mitent pas aux questions d’esthétique etde stylistique. La question du genre au-quel appartient l’Archipel prête à discus-sion, on l’a qualifié de « roman » etd’« épopée » (sans doute à cause du vo-lume de l’œuvre), alors qu’il présente tousles traits du pamphlet dénonciateur, com-parable par sa nature rhétorique et déma-gogique aux philippiques des grecs an-ciens (une philippique qui a laparticularité d’être dirigée contre son pro-pre pays). Autre point important : nousignorons la véritable histoire, documen-tée, de la composition de l’ArchipelGoulag, on ne connaît que la version del’auteur largement sujette à caution. Ainsirien ne confirme qu’il ait commencé sontravail en 1958, tout porte à croire qu’iln’a pas commencé avant 1963, c’est-à-dire après la publication d’Ivan

(1) Dans ses livres les plus connus La GrandeTerreur (1964) et Sanglantes moissons (1986)Robert Conquest multiplie le nombre de détenus etde morts de faim. Dans son livre, non traduit enRussie, Les Camps de la mort de l’Arctique, ilaffirme que 3 millions de détenus ont péri rien qu’àla Kolyma (Robert Conquest Kolyma. Arctic Deathcamps New York 1978 p. 16). En fait pour lapériode 1932-1952, 876 000 personnes ont étédéportées à la Kolyma et environ 130 000 y onttrouvé la mort (environ 8 000 fusillés, les autressont morts au travail, de faim, de maladie). Cela nediminue en rien la tragédie de la Kolyma, mais,comme chez Soljenitsyne, d’où viennent ces« millions » ?(2) Histoire du Goulag stalinien. Fin 1920-première moitié des années 50 : recueil dedocuments en 7 tomes. T. 6 Soulèvements, révolteset grève de prisonniers. Sous la réed. V. A. Kozlov.Moscou Encyclopédie politique de Russie(ROSSPEN) 2004, p. 31.

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Denissovitch, à partir de laquelle ont af-flué au nom de l’auteur les mémoires detrès nombreux ex-détenus. Les lecteursn’ont pas la possibilité de consulter lespremières rédactions (y compris celles de1969 et 1972) pour suivre le processus decréation du livre et le mode d’appropria-tion des sources, des témoignages de ces227 témoins (257 dans l’édition de 2006)que Soljenitsyne appelle ses coauteurs.On n’a pas étudié les modifications appor-tées par l’auteur au fil des différentes édi-tions ni leurs motifs. On sait seulementque la seconde édition, celle du Vermonten 1980, a subi d’importants remanie-ments par rapport à celle de Paris en 1975et que la dernière, l’édition russe de 2006,a aussi été révisée mais le contenu desmodifications n’a jamais été colligé etanalysé.

Une conclusion s’impose : l’ArchipelGoulag, dont on dit couramment qu’il a« ébranlé le monde », qui est régulière-ment qualifié de livre « génial », d’œuvre« immense », de « texte le plus influent duXXe siècle » est, pour l’essentiel, « unechose en soi » inconnue, une espèce de« boîte noire » littéraire non déchiffrée.Mais, répétons-le, jamais ce livre n’a étésoumis à un examen sérieux pourconfronter ce qu’il affirme et la réalité.

Les partisans de laguerre froide l’ont reçucomme un cadeau…Ce paradoxe historique criant est, sans

nul doute, un des mystères légués par laguerre froide. Mais s’agit-il vraiment d’unmystère ou des effets d’une pratique poli-tique et de ses instruments de manipula-tion bien connus ?Le fait même que l’Archipel Goulag

soit paru d’abord en Occident, ait été tra-duit en de nombreuses langues de 1974 à1977, qu’il y ait joui d’une approbation etd’un enthousiasme quasi unanimes té-moigne que l’Occident dans son ensemblen’était pas du tout intéressé à savoir si ce

livre politiquement utile et profitable étaitexact et conforme à la vérité historique.Les idéologues de la « guerre froide » auxEtats-Unis et ailleurs considéraient l’œu-vre du récent prix Nobel comme une es-pèce de « deus ex machina », un cadeausans prix pour la propagande qui discrédi-tait le régime social concurrent dans lacompétition internationale. La descriptionpar Soljenitsyne de la machine répressiveétatique soviétique depuis 1918 étaitd’avance reconnue comme fiable et per-mettant de clore définitivement tout débatsur la nature et les perspectives du systèmecommuniste (socialiste). Cette attitudeperdura aux Etats-Unis, même après que lediscours donné par l’écrivain à Harvard en1978 a jeté un froid. Discours vite oubliédans le climat général de la « détente ».

L’absence, à cette époque, de toute ap-préciation historique un tant soit peu scien-tifique en URSS sur L’Archipel a été extrê-mement néfaste. Elle a joué en faveur deSoljenitsyne, accru la confiance portée aulivre qui avait le goût séduisant du « fruitdéfendu ». Tandis que même en Occidentdes voix s’élevaient pour dire que le meil-leur moyen d’éviter les spéculations poli-tiques autour du livre aurait été de l’éditer(au moins partiellement) dans son payspour que « les écrivains soviétiques aient lapossibilité de vérifier, sur la base de leurpropre expérience ou de celle de leursproches, la véracité du tableau dressé parSoljenitsyne de cette période terrible del’histoire soviétique ». C’est ce qu’avait déclaré G. Bell, tout reconnaissant quec’était là une idée folle mais « il arrive parfois que la proposition la plus folles’avère être la seule issue réaliste » (3).Malheureusement, les idéologues timorésdu comité central n’avaient pas cette au-dace ni cette finesse intellectuelle, alorsque Soljenitsyne craignait plus que toutprécisément une sévère critique historique.Il écrivit plus tard, en 1979, avec une joiemauvaise (et non sans raison) : « Voilà qua-torze ans que mon livre est paru... et on n’a

(3) Article de G. Bell publié dans le journal Die Zeit(11 janvier 1974).

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pu m’opposer aucun argument, aucun fait,parce qu’il n’y en a pas. »

… Les partisans de laglasnot égalementLe principal mystère de l’histoire ré-

cente est ce phénomène surprenant que,deux ans après la proclamation de la« glasnost» » par Gorbatchev, le livre deSoljenitsyne ait soudain été considérécomme utile politiquement en Union so-viétique même. Sa publication a com-mencé en août 1989, alors que le pouvoirsoviétique semblait encore inébranlable,dans la revue la plus respectée, Novy Mir,et dès 1990, proclamée « annéeSoljenitsyne », le livre est paru dans toutle pays à des tirages bien supérieurs à cequ’ils avaient été en Occident.Il est important et difficile de démêler

les raisons de cette métamorphose poli-tique et historique dans toute sa com-plexité et son essence dramatique (autantqu’absurde et tragi-comique). Dans unpremier temps, soulignons un facteur es-sentiel : la force, la magie de la gloiremondiale sans précédent de Soljenitsyneconférait à ses œuvres, et en premier lieu àl’Archipel Goulag, un crédit particulier.

Une parole de véritéEn simplifiant, cette confiance particu-

lière, en URSS comme dans le reste dumonde, se fondait sur trois convictionsmassivement partagées : 1) l’écrivain ta-lentueux, auteur d’Une journée d’IvanDenissovitch, est une victime innocente durégime soviétique (stalinien), 2) il est lui-même passé par tous les « cercles de l’en-fer » dont il parle et a, de l’intérieur, uneconnaissance unique de tout le système descamps, 3) un écrivain avec une telle biogra-phie, de surcroît lauréat du prix Nobel, estorganiquement incapable de mentir ou derépandre aucune fausse information.Il faut ajouter que cette réputation d’in-

tégrité a été sensiblement renforcée parl’utilisation constante qu’il fait du mot« vérité ». « Une parole de vérité soulève lemonde », cette phrase de son discours de

réception au prix Nobel est devenue pro-verbiale, comme son appel à « vivre sansmentir ». Tout cela constituait une sorte deprésomption de son droit à défier le sys-tème social de l’URSS et de fiabilité.D’autant que Soljenitsyne ne cessait d’af-firmer qu’il parlait au nom de toutes lesvictimes « de ces millions à qui le souffle,le râle, la force a manqué ». Ce lyrisme quirappelle les incantations est une compo-sante essentielle de cet « envoûtement nar-ratif » (plus simplement cette éloquencerouée) de l’écrivain à laquelle on peut diffi-cilement être indifférent. Renforcé parl’image du génie et prophète « chassé pouravoir dit la vérité » (c’est-à-dire expulséd’URSS en 1974), il a contribué à sacrali-ser la personne de Soljenitsyne et, en mêmetemps, à sacraliser son livre principal.

60 millions de morts« Sacralisé » signifie « divinisé » et

donc irrationnel. « Je crois parce que c’estabsurde. » Presqu’aucun des premiers lec-teurs de l’Archipel Goulag n’a prêté atten-tion à la multitude d’inepties avancées parl’auteur. Y compris ceux que leur niveauintellectuel semblait prémunir contretoute pression extérieure, surtout propa-gandiste. L’exemple le plus criant est celuide l’article de Joseph Brodsky « La géo-graphie du mal », écrit et publié aux Etats-Unis en 1977, peu après que le poète aémigré, article qui a eu une grande réso-nance. Il n’est pas question chez Brodskyd’aucun engagement politique, ni d’unesympathie particulière pour Soljenitsyne.Il est d’autant plus étonnant de voir que lepoète ajoute foi aveuglément à l’ArchipelGoulag. Se fondant sur les données del’auteur, il parle des « 60 millions demorts violentes » et compare le livre avec« ses matériaux accusatoires – et l’accu-sation elle-même » au « procès deNuremberg » (4).

(4) L’article de Brodsky est d’abord paru dans lejournal américain Partisan Review (n° 4, hiver1977). En Russie, il est d’abord paru dans la revueLiteratournoe Obozrenie 1999 n° 4. Le rédacteur aseulement timidement sup primé le mot « violente »qui choquait trop le bon sens.

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Comment ce poète à l’esprit pénétrant,étranger à tout pathos, a-t-il pu prendrepour argent comptant tout le contenu dulivre et surtout ce chiffre de « 60 mil-lions », totalement absurde si l’on a lesmoindres notions élémentaires de démo-graphie ?!Il faut rappeler que dans la première

édition de l’Archipel Goulag ce célèbrepassage statistique restait assez vague :

« D’après les calculs du démographeémigré Kourganov (5), entre la révolutiond’Octobre et 1959 la répression auraitfait… 66 millions de victimes. Bien sûr,nous ne garantissons pas ce chiffre, maisnous n’avons aucun chiffre officiel. Dèsqu’il y en aura un, les spécialistes pour-ront faire une comparaison critique » (6),et il juge nécessaire de préciser : « De1917 à 1959, sans compter les pertes mili-taires mais seulement l’extermination ter-roriste, la répression, la famine, la sur-mortalité dans les camps et en incluant ledéficit des naissances, 66,7 millions (sansce déficit 55 millions). »66 millions ! 55 millions !Comment ne pas rester sans voix ?On connaît cette loi de la psychologie

des masses : l’important n’est pas ce quiest dit, mais qui le dit. Si ces calculs, avectoutes leurs réserves, avaient été ceuxd’un instituteur de Riazan ou d’un fermierde l’Iowa, si l’Archipel Goulag avait étésigné Kourganov, on aurait parlé au mini-mum de charlatanisme : personne n’auraitjamais cru qu’un pays de 235 millionsd’habitants (données de 1967), après avoirperdu le quart de sa population du fait dela terreur, aurait pu vaincre le fascismedans une guerre qui a fait 27 millions demorts ! Mais ces chiffres étaient procla-més non par un instituteur, un fermier ouKourganov, mais par Soljenitsyne en per-sonne, lauréat du prix Nobel.A ce propos, on peut rappeler la fa-

meuse intervention de l’écrivain à la télé-vision espagnole en 1976. S’appuyant surle même Kourganov qui, on ne sait com-ment, évaluait les pertes de l’URSS pen-dant la Seconde Guerre mondiale à44 millions, Soljenitsyne avait déclaré :« Et donc, en tout, nous avons perdu à

cause du système socialiste 110 millionsd’hommes ! » (7).Difficile de commenter de telle absur-

dités ! C’est pourquoi le texte russe dudiscours espagnol n’est suivi d’aucuncommentaire. On peut s’imaginer qu’avecl’indulgence coutumière pour l’écrivain,on s’est dit : « Rien de grave, AlexandreIssaevitch s’emballe parfois... »A cette époque, malheureusement, il

n’y avait aucun chiffre officiel sur lespertes dues à la répression politique en URSS, mais il n’a pas manqué de genssensés et de professionnels pour rester incrédules face à ces chiffres. EnOccident également. Ainsi, le démo-graphe russo-américain S. Maksoudov(A. P. Babenychev) a témoigné : « J’avaisévalué les pertes dues à la répression dansles années 1935-1938 à 1/1,5 millions et,à la grande surprise de mes nombreuxcontradicteurs, j’avais raison. A uneépoque j’ai interrogé de nombreux ex-dé-tenus du Goulag sur leur nombre et je saisqu’ils sont souvent enclins à exagérer lerôle pratique et les dimensions duGoulag. Leur parler des capacités detransport ou simplement du nombred’hommes appartenant à telle ou telleclasse d’âge suscitait leur irritation ouleur hostilité. J’ai tenté sans succès dem’expliquer avec A. I. Soljenitsyne surson interprétation erronée des calculs deKourganov. Le grand écrivain m’a ré-

(5) Kourganov Ivan Alexeevitch (1995-1980)économiste russe et soviétique. En 1942, pendantl’occupation de la ville d’Essenkouti, a rejoint leshitlériens et est passé à l’Ouest. Il s’est consacré à lalutte antisoviétique et a été publié dans la presse del’émigration. Il n’était pas du tout « statisticien », ils’est occupé des questions de démographie enURSS en dilettante, se fondant sur des présupposésméthodologiques erronés, sur la dynamique de lacroissance naturelle de la population telle qu’ellefonctionnait au XIXe siècle. Soljenitsyne s’estappuyé sur l’article de Kourganov Trois chiffrespublié en 1964 dans la revue Novoe Rousskoe SlovoN. Y. et il a négligé les conclusions de démographeseuropéens éminents. Voir plus loin le témoignagede S. Maskoudov.(6) Soljenitsyne, l’Archipel Goulag, T. 2 ParisIMKA-press, 1973, p. 8.(7) Soljenitsyne, Articles journalistiques en troistomes, Iaroslav 1996, t. 2 pp. 449-459.

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pondu à peu près ceci : puisque le pouvoirsoviétique cache les données, nous avonsle droit d’avancer toutes les supposi-tions » (8).

La méthode des suppo-sitions arbitrairesAinsi, l’écrivain cultivait sciemment la

méthode des « suppositions » arbitraires.Et on présentait cela au monde entiercomme une « recherche scientifique ».Malheureusement, Maskoudov n’a révéléses discussions avec le « grand écrivain »que tardivement, dans les années 1990,mais son témoignage est précieux car ilmontre la suffisance et la mauvaise foi deSoljenitsyne tant pour la démographie quepour l’histoire.Pour ne pas représenter comme des

naïfs des gens comme Brodsky, mais aussiSiniavski, V. Maximov et d’autre écri-vains de la troisième vague d’émigrationrusse ainsi que des dissidents soviétiquesqui ont soutenu ardemment l’ArchipelGoulag, il faut parler de deux raisons psy-chologiques qui expliquent ce soutien.D’abord, ces intellectuels avaient eux-mêmes souffert du système soviétique, cequi en soi diminuait leur esprit critique.Deuxièmement, et c’est le plus important,ils étaient tous des gens de lettre, enclins àfaire confiance à la littérature plus qu’àtoute autre autorité.Ce n’est pas un hasard si des écrivains

et des littéraires ont fait l’apologie du livreplutôt que des historiens ou des socio-logues. Ce sont des littéraires qui, en1994, ont introduit dans un manuel pourl’entrée en faculté la phrase sacramentellesur la fameuse « statistique » deSoljenitsyne : « Après le chiffre de 66,7millions de victimes, plus rien ne peutétonner ou terrifier... » (9). Cette foi denéophyte était-elle sincère ou ressortait-elle du conformisme ordinaire d’anciensprofesseurs soviétiques à qui l’époquenouvelle avait soudain « ouvert lesyeux », il est difficile de le dire, mais cephénomène était typique des années 1990où commençait en Russie, selon l’expres-sion sarcastique de M. Rosanova, la

« “soljenytsination” du pays tout en-tier » (10).

Le rôle de l’ArchipelGoulag dans la guerrefroideCes fameux « 60 millions » ont mal-

heureusement eu la vie dure et joué unrôle funeste. On peut y voir comme unsigne cabalistique ou une « magie noire »qui a envoûté l’opinion publique mon-diale. En tout cas, ils ont bien servi la pro-pagande. Encore une citation. Elle esttirée de la masse d’articles du même genreparus à la mort de l’écrivain en août 2008et replace notre sujet dans son contexte.Le 5 août, l’éditorial du grand journalaméricain The Wall Street Journal écri-vait :

« ... Le camp d’Ivan Choukhov était enfait l’Union soviétique tout entière. Aprèsla parution, à Paris, en 1973, de l’œuvremonumentale de Soljenitsyne sur le sys-tème pénitentiaire soviétique, l’ArchipelGoulag, plus un homme sérieux, dansaucun pays du monde, ne peut encore jus-tifier les crimes de Staline ou l’inhuma-nité du totalitarisme soviétique. Ce livredémontre, documents à l’appui, que lesmains des commissaires étaient tachéesdu sang de 60 millions de victimes. La na-ture du communisme y est dénoncée dans

(8) Maskoudov S. O., revue SOTsIS (Recherchessociologiques), 1995, n° 3. Il faut souligner queMaskoudov a commencé à publier ses recherchesdémographiques – qui divergent absolument des« statistiques » de Soljenitsyne – dès la fin desannées 1970 (première publication dans la revuefrançaise de soviétologie Les Cahiers du Monderusse et Soviétique 1977, puis dans la revue deTchalidze URSS : contradictions internes (NewYork). Soljenitsyne aurait pu prendre en compte lesdonnées de Maskoudov, mais il a préféré ne rienchanger. (9) Kondakov I. Shneïberg I. De Gorki àSoljenitsyne : manuel pour les candidats àl’université M. 1994 p. 6.(10) M. Rosanova (corédactrice avec Siniavsky dela revue Syntaxis) a dit précisément : « Lasoljenitsynation de tout le pays vous attend… c’estvotre souffrance à venir, c’est notre souffrancepassée. » Inostrannaïa literatoura 1990 n° 7,p. 224.

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ses moindres détails et c’est l’esclavage,la terreur et l’impérialisme. » Le titre, engras, de l’article était : « La vérité et la li-berté incarnées par Soljenitsyne ont ren-forcé l’Occident et l’ont aidé à triompherdans la “guerre froide” » (11).Les formulations de cet article, comme

bien d’autres à cette époque, en particuliersur le portail Internet anglo-saxon« InoSMI », montrent le rôle énorme qu’ajoué l’Archipel Goulag dans la « guerrefroide ». Il est devenu en fait une puis-sante arme médiatique et psychologiquepour les adversaires stratégiques del’URSS. Il ne fait aucun doute queSoljenitsyne lui-même s’est consciem-ment préparé à jouer ce rôle : il a maintefois parlé de son œuvre comme d’une« bombe » qui devait « écraser le commu-nisme » et ainsi « sauver sa patrie » (12).Pourtant, les failles de ces prétentions

messianiques étaient évidentes dès ledébut. Elles concernaient la logique, lesarguments et sa compréhension généraledu monde. L’écrivain A. Zinoviev est alléà l’essentiel : « On a visé le communismeet touché la Russie. » Soljenitsyne ne pou-vait que tomber dans ce piège dans sonrejet fanatique de l’URSS, organisme so-cial historiquement constitué et dont laRussie était le noyau spirituel et ethnocul-turel. Si les clichés du Wall Street Journalsur « l’esclavage », « la terreur », « le to-talitarisme communiste » sont aujourd’huiencore inlassablement répétés dans lacampagne antirusse menée par nos « par-tenaires », c’est qu’il s’agit non seulementde réactiver chez l’homme de la rue lavieille haine envers l’Union soviétique« empire du mal », mais de susciter sa dé-fiance et son hostilité envers la Russie« patrie du communisme ». On peut ima-giner ce qu’il doit penser : « Voilà bien lesRusses, ces anormaux, ces cinglés qui ontexterminé 60 millions de personnes aunom de leur utopie et qui veulent à nou-veau traquer non seulement leursSkripal (13), mais la terre entière... » Quel’auteur l’ait voulu ou non, l’ArchipelGoulag a été objectivement l’instrumentd’une russophobie devenue un facteur im-portant de la politique internationale.

L’Archipel Goulag canoniséA la lumière de ce qui vient d’être dit,

on pourrait penser que la conscience poli-tique russe ait aujourd’hui réévalué la si-gnification sociale de l’écrivain et de sonlivre principal. Ce n’est malheureusementpas le cas, la « soljenitsynation » continue.Deux sites Internet officiels lui sont consa-crés, des monuments lui sont édifiés dansdiverses villes de Russie, de son vivant unouvrage panégyrique dans la série Vie deshommes remarquables est paru sous laplume de L. Saranskaïa, un flot ininter-rompu de littérature pseudo-scientifiquene s’autorise que des louanges (par exem-ple les Cahiers Soljenitsyne), quatre ansavant son jubilé l’administration a com-mencé des préparatifs de grande ampleur...Des mesures étonnantes prises immédiate-ment après la mort de l’auteur en 2008 ontconstitué une sorte de « canonisation » del’Archipel Goulag, à commencer par la dé-cision du Premier ministre de l’époque quia imposé au ministère de l’Education d’in-clure l’Archipel Goulag dans les pro-grammes scolaires de littérature. Peuaprès, la veuve de l’écrivain a préparé lapublication d’une version abrégée pour lesécoles, parue en 2010 aux éditions d’Etat« Prosvechtchenie ».Ces décisions ont constitué une espèce

de test quant au bon sens du corps socialpost-soviétique. De nombreuses réactions

(11) Sur Internet : http://inosmi.ru/inrussia/20080805/243009.htmlMême phraséologie dans le journal anglaisFinancial Times : « Soljenitsyne n’a pas seulementtémoigné dans le détail des crimes (du systèmesoviétique), il a aidé à le détruire et de telle sortequ’il devienne impossible de le reconstruire. C’estpourquoi le monde occidental l’a couvert de gloireet lui a donné le prix Nobel de littérature...»(ibidem).(12) Le principal reproche que fait Soljenitsyne àChalamov n’est-il pas « Brûle-t-il de sauver sapatrie ? » (Soljenitsyne Avec Varlam Chalamov,Novy Mir 1999, n° 4). On peut voir dans cet accentsur la nécessité de « sauver sa patrie » l’expressionde son messianisme en même temps qu’un procédédémagogique pour dissimuler ses intérêts réels.(13) Skrypal, agent double russe empoisonné auNovitchok en mars 2012 (note de la t.).

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critiques dans la presse et sur Internet ontmontré que « l’épopée pénitentiaire » deSoljenitsyne n’était pas si largement re-connue dans la Russie actuelle et mêmeque sa signification et son pathos étaitprofondément étranger à l’état d’esprit etaux valeurs de couches diverses de la so-ciété. A défaut d’enquêtes sociologiquesapprofondies (qui auraient été très utiles),la réaction des enseignants est tout à faitsignificative. Pour résumer, elle est la sui-vante : l’Archipel Goulag n’est pas uneœuvre littéraire, mais journalistique. D’unpoint de vue idéologique l’œuvre n’estpas sans défauts. La période soviétique,avec ses drames et son héroïsme, y esttraitée de façon tendancieuse, unilatérale.Les auteurs de ce recueil partagent

cette appréciation et y voient un importantsignal donné par la société.

L’effet produit par l’Archipel Goulag sefonde d’abord sur la méthode qui consiste àconcentrer un certain type d’information. Ilfaut donc recourir aussi à cette méthodepour contre-argumenter. Il s’est au-jourd’hui accumulé tout un ensemble d’ou-vrages consacrés à la dénonciation desmythes sur Soljenitsyne, l’homme et sonœuvre (ce qu’on appelle « l’anti-soljenitsy-nation » au sens large), toutes sortesd’écrits scientifiques, documentaires, jour-nalistiques, mémoriels. Ils sont si abon-dants que leur seule énumération couvriraitdes dizaines de pages. L’ensemble de cettedocumentation permet d’envisager plus ra-dicalement l’Archipel Goulag comme unlivre qui a largement trompé le monde.

Une mystificationA notre avis, « l’Archipel Goulag est

une mystification sans précédent dansl’histoire littéraire et politique, de carac-tère ouvertement spéculatif. Il s’agit enfait d’utiliser des données sur le thèmetragique des camps avec l’objectif de fal-sifier les événements et le sens de la pé-riode soviétique de l’histoire de la Russie.Nous pensons que le mobile fondamentalde l’auteur n’était pas la lutte pour la“vérité”, mais son ambition démesurée,

incarnée dans ses tendances messianisteset sa stratégie littéraire pour s’assurer àtout prix le succès en Occident. »Soljenitsyne lui-même, dans son autre

livre « dénonciateur » (où, en fait, il se dé-nonce avant tout lui-même), Le Chêne etle veau, reconnaît le caractère « clandes-tin », « subversif » de son activité, qu’il« a toujours écouté les radios occiden-tales », que dès le milieu des années 1950il rêvait de transmettre ses manuscrits « àn’importe quel touriste étranger », etc.Les phrases pathétiques sur la « saisie »du livre en URSS en 1973 qui auraientcontraint l’auteur à le publier en Occidentne tiennent pas, il avait été envoyé àl’étranger dès 1968 et attendait son heure.Le livre était écrit pour un lecteur occi-

dental peu informé de la réalité des campssoviétiques, comme le montre la fameusephoto de Soljenitsyne en vareuse de dé-tenu, en casquette avec son numéro, tiréespécialement pour forger son image enOccident. Qui pouvait croire, en URSS,personne, qu’un détenu ait pu poser pourune photo ?...

La manipulation des chiffres exposéeplus haut suffirait pour conclure quel’Archipel Goulag a été une sorte de« tromperie » historique grandiose, unefalsification, une affabulation. D’autantque toute la conception du livre reposaitsur ces chiffres extravagants. Néanmoinsil faut poursuivre l’analyse et elle montrequ’en fait, presque à chaque page des troistomes du livre, on trouve – entremêlésd’épisodes crédibles – des trucages gros-siers, des manipulations, des faits dénatu-rés et les affabulations courantes tirées du« folklore des camps ». Sans, bien sûr,épuiser le sujet, nous avons tenté dans cerecueil de les examiner aussi précisémentque possible.Si noble que soit l’intention ou le

masque dont elle se drape, une tromperiene mérite ni justification ni indulgence.Mais une question est essentielle :Soljenitsyne avait-il moralement le droitde parler au nom de tous les détenus so-viétiques ou s’est-il attribué ce droit lui-même, sans vergogne (et illégalement) ?

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L’Archipel Goulag alimenté par les cour-riers d’anciens détenusSi l’on se réfère à sa biographie, c’est

clair : son destin carcéral a été relative-ment clément, son affectation à des tra-vaux légers au camp d’Ekibastouzk, en1951-1952, était insuffisante pourconnaître vraiment le « goût de la mer »,comme il a tenté d’en convaincre ses lec-teurs. Il est indiscutable que l’ArchipelGoulag est fondé sur la description d’uneexpérience, certes terrible, mais quin’était pas la sienne, qu’il n’a pas lui-même subie. Encore plus important est lefait que le livre soit fondé pour l’essentielsur des manuscrits d’autres personnessur lesquels il n’avait aucun droit. On sait que le livre n’a été possible

que parce que l’auteur, après la publica-tion de son premier récit dans Novy Miren 1962, a reçu un abondant courrierd’anciens détenus qui lui confiaient leurssouvenirs. On lui envoyait ces textes,comme il l’a lui-même raconté, sans qu’ilsoit question de droits d’auteur ou d’ac-cord avant publication. La situation quis’est ainsi créée posait des problèmeséthiques et juridiques : Soljenitsyne a dis-posé de tous ces écrits à son gré, en les re-maniant à son idée et en les soumettant àsa propre conception idéologique (antiso-viétique).On verra dans notre recueil qu’il s’est

comporté sans vergogne et avec un totalarbitraire avec ceux qu’il a nommés à lafin de son livre ses « co-auteurs ». Unexemple éclatant est celui des documentsque lui avait confiés, dans les années1960, M. Iakoubovitch, l’un des condam-nés en 1931 du procès du « Bureau natio-nal des mencheviks ». Dans le chapitre« La loi a mûri » du premier tome, ils sontmanipulés jusqu’à leur faire dire exacte-ment le contraire (voir l’article deJ. Medvedev « Un descendant des déca-bristes dans l’Archipel »). N’y a-t-il pas lieu de supposer qu’il

n’en est pas autrement pour les 227 (257)autres « co-auteurs » ?

La première partie du recueil abordecet aspect sous le titre « Au nom des vic-times de la répression ». La parole estdonnée à d’anciens détenus qui ont pus’exprimer avant de mourir, s’exprimer.M. Iakoubovitch et aussi V. Chalamov,A. Iarotsky, L. Samoutine, S. Badach…

Chalamov l’authentiqueécrivain de la KolymaUne place particulière est donnée à

Chalamov. Cet écrivain a passé presquevingt ans dans les camps, dont seize à laKolyma, lui-même est un immense écri-vain, en fait le premier à avoir fait entrerla thématique des camps dans la littéra-ture russe. Les Récits de la Kolyma nesont parus dans son pays qu’après sa mortet ses notes sur Soljenitsyne n’ont été pu-bliées qu’au milieu des années 1990,néanmoins ses textes ont produit un bas-culement dans l’esprit de nombreux lec-teurs. Ils ont, sans aucun doute, puissam-ment contribué au processus dedémythologisation de l’image deSoljenitsyne. Il nous paraît particulière-ment important que Chalamov ait été té-moin du tout début du projet,Soljenitsyne ayant eu avec lui des conver-sations secrètes pour qu’il collabore aulivre, et il est significatif que Chalamovait refusé. Encore plus nettes sont ses ap-préciations tranchantes sur les plans liés àl’Occident dévoilés par son « confident »,par exemple : « L’activité de Soljenitsyne,c’est celle d’un affairiste, qui ne vise qu’àson succès personnel, avec tous les élé-ments de provocation qu’implique unetelle activité ». Ce n’est pas être maxima-liste, tout détenu pourvu d’un sens moralaurait jugé inadmissible de faire com-merce du malheur de son peuple, surtoutau profit des ennemis de son pays.Chalamov n’a pas pu lire la version finalede l’Archipel Goulag, mais, apprenant sapublication en Occident, il a été le pre-mier à le qualifier d’« arme de la guerrefroide ».

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mieux vaut tard que Jamais

Après avoir lu Une journée d’IvanDenissovitch, Chalamov conclut :« Soljenitsyne ne connaît pas et ne com-prend pas les camps. » C’est- à-dire que lecamp « bénin » décrit dans la nouvelle re-flète les limites de l’expérience person-nelle tout aussi « bénigne » de l’auteur. Sa« connaissance » et sa « compréhension »du système pénitenciaire ne se sont éle-vées au niveau de l’Archipel que par l’ex-ploitation calculée, non pas de ses propressouffrances, mais de celles d’autrui (artis-tiquement amalgamées dans le texte) etles lecteurs doivent avoir à l’esprit cettepensée de Chalamov : « Dans l’art, la fai-blesse de l’expérience personnelle del’écrivain ne peut être dissimulée »…Les textes de Chalamov sur

Soljenitsyne apparaissent dans deux cha-pitres « Au nom des victimes de la répres-sion » et « Au nom de la science et du bonsens » (sur l’utilisation frauduleuse etmême le plagiat des Récits de Kolyma »).A. Iarotsky, qui est aussi passé par la

Kolyma, est entièrement solidaire deChalamov. Pour lui, la publication del’Archipel Goulag en Occident est unedémarche immorale et antipatriotique etil conclut éloquemment son livre de sou-venirs L’Or de la Kolyma par ces mots :« A ne publier en aucun cas à l’étran-ger… Je ne veux pas aboyer contre monpays sous un porche étranger. »

Les nombreux contra-dicteurs de SoljenitsyneD’autres auteurs du recueil refusent

catégoriquement à l’écrivain le droitmoral de s’affirmer comme le représen-tant des sentiments et des positions detous les détenus et réfutent certains faits etl’idée générale du livre. « L’histoire duParti bolchevique à l’envers », « De lafausse monnaie », « Un nouveauKhlestakov » (14), ces appréciations néga-tives portées par exemple parG. Gortchakov qui a passé plus de vingtans en captivité expriment cette opposi-tion radicale, ou de L. Gortchakova-Elstein qui a vécu 1937.

Il est intéressant d’examiner le pointde vue d’un ancien membre de l’arméeVlassov, détenu ensuite à Vorkouta, audestin hors du commun, L. Samoutine. Il asouvent rencontré Soljenitsyne dans lesannées 1960, lui a transmis des documentset c’est chez lui, en 1973, que le KGB aconfisqué l’exemplaire tapé à la machinede l’Archipel. Plus tard, le KGB a tentéd’utiliser L. Samoutine, mais on disposede ses souvenirs authentiques où il n’y aaucune « contre-propagande » mais seule-ment l’aspiration à comprendre les moti-vations de l’écrivain sur lequel il porte unregard lucide : « Dans la biographie deSoljenitsyne, il y a des points obscurs. Il lesait et cela le préoccupe. Il tente de lesdissimuler et même de les utiliser pour at-teindre le but qu’il s’est fixé, sa propreglorification » ; « Il était persuadé quepersonne ne pourrait vraiment le contre-dire. Il était convaincu que la plupart nediraient rien parce qu’ils ne connaissaientpas les faits (tout le monde n’avait pas étéarrêté), d’autres, qui savaient, par res-pect, d’autres encore, hélas, partis dansl’autre monde… »Mais les détenus ne sont pas les seuls à

pouvoir réfuter l’Archipel Goulag. Denombreux épisodes y sont liés à la GrandeGuerre Patriotique (15) et, dès la parutiondu livre, ses affirmations aventureuses etsans appel sur ce thème ont suscité descritiques indignées. Par exemple, la tenta-tive de justifier les « collabos » de l’arméeVlassov ou l’attribution d’un rôle décisifdans la victoire de Stalingrad aux ba-taillons disciplinaires. Dans les étudesmenées dès les années 1970 sont apparusune série de faits peu glorieux de sa bio-graphie de guerre. Il est certain que son ar-restation en 1945 et sa condamnation àhuit ans de camp étaient justifiées etmême relativement légère suivant les lois

(14) Khlestakov, héros hâbleur et fabulateur quiexploite à son profit la crédulité de fonctionnairesprovinciaux dans Le Revizor de Gogol (n. de la t.).(15) Expression consacrée à l’époque soviétique pourla Seconde Guerre mondiale, la Guerre patriotiqueétant la guerre contre Napoléon (n. de la t.).

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du temps de guerre (16). Sa réhabilitationen 1956 s’est faite plutôt mécaniquement,sur la vague de l’époque particulièrementbienveillante pour les officiers médailléset bien notés. C’est le thème du chapitre« Au nom des combattants du front » avecles articles du maréchal V. Tchoïkov, dumajor-général, ex-commandant de régi-ment disciplinaire A. Pyltsyne, des écri-vains Iou. Bondarev et V. Bouchine.

La première critique véritablementscientifique de l’Archipel Goulag est cellede V. Zemtsov, elle est basée sur les ar-chives du Goulag et de la répression àl’époque soviétique ouvertes à la fin desannées 1980, aux Archives centralesd’Etat de la révolution d’Octobre(TsGAOR, aujourd’hui GARF, Archivesd’Etat de la Fédération de Russie). Ces ar-chives dévoilaient la réalité queSoljenitsyne avait tenté de décrire avecses « suppositions ». Il apparut que l’am-pleur de la répression avait été très suréva-luée, en moyenne multipliée par dix !Malheureusement, les découvertes deZemtsov dans les archives, comme cellesd’autres auteurs critiques de Soljenitsyne,n’ont pas trouvé leur place dans le courantgénéral de l’opinion publique, elles sontrestées à l’écart et ont paru pour l’essen-tiel dans des revues scientifiques spéciali-sées.

La publication des données réelles surl’ampleur de la répression en URSS a faitressortir le paradoxe lié au secret de l’in-formation dans la société soviétique. Aquoi bon cacher des chiffres qui étaientbien inférieurs à ceux que Soljenitsyne an-nonçait au monde entier ? Ce paradoxe té-moigne des vices profonds du système po-litique établi sous Staline où a disparu laliberté de discussion propre aux années1920 et qui ne l’a rétablie qu’au milieudes années 1980. Il ne fait pas de douteque ce refus d’analyser la réalité, la peurde « remuer » le passé et d’ouvrir un dia-logue direct, ouvert avec la société surtous les problèmes, a finalement coûtécher aux dirigeants et aux idéologues duPCUS (17), les a conduit à leur perte.

Mais ce fait ne valide pas la « pertinencehistorique » de l’Archipel Goulag. Leprincipe « si le pouvoir cache les informa-tions, nous avons droit à toute les supposi-tions » n’est pas moins déficient. La« bombe » de Soljenitsyne est, répétons-le, le résultat de ses ambitions person-nelles, non de buts généreux et de mé-thodes consciencieuses. C’est à ce thèmeque sont consacrés de nombreux articlesdu recueil, notamment ceux deV. Rogovine et de l’écrivain A. Ostrovskiqui, dans l’étude d’ensemble consacrée aulivre A. Soljenitsyne, l’adieu au mythe,pose toute une série de questions, parexemple sur le temps de sa rédaction. Ildémontre qu’il n’a pu s’agir de dix ans,mais au plus de dix mois, ce qui entraîneune autre question. Dans quelle mesurecette « épopée » en trois tomes est-ellel’œuvre du seul Soljenitsyne ou le fruitd’un travail collectif mal élucidé à cejour ?

(16) Pour des raisons difficilement explicables, ledossier de Soljenitsyne en 1945 n’est toujours paspublié et les historiens n’en connaissent que desfragments (voir Ostrovsky Soljenitsyne. L’adieu àun mythe, pp. 40-62). L’écrivain a lui-mêmereconnu qu’il n’avait pas été arrêté « sans raison »et qu’il s’en était plutôt bien sorti. Dans sessouvenirs, le rédacteur de Novy Mir Zalyguinerapporte un épisode significatif. En décembre 1991,Gorbatchev l’a envoyé en mission (sic !) chezSoljenitsyne, dans le Vermont, il devait lui remettrepour son anniversaire une partie des documentssaisis en 1945 : « Il est resté indifférent. Il a dit : Ah,des notes sans importance. J’avais un autre journalintime, mais le KGB n’ayant pas réussi à ledéchiffrer, il l’a brûlé pour éviter les histoires ; ça,ce serait intéressant aujourd’hui. Mais s’ilsl’avaient déchiffré, je n’en aurait pas pris pour cinqans, j’étais mort », Zalyguine S. Ma démocratie,Novy Mir 1996 n° 12.(17) C’est en 1953 que le parti dirigeant en URSSprend le nom de PCUS, Parti communiste del’Union soviétique (en russe KPSS), précédemmentPC(b), Parti communiste, (b) pour bolchevique (n.de la t.)

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mieux vaut tard que Jamais

Est-il utile de revenirsur le caractère men-songer de l’ArchipelGoulag ?On ne pouvait passer sous silence les

problèmes cardinaux de destruction de laconscience (le « chaos dans les têtes ») pro-voqué par le livre. On sait que sa publica-tion en Occident et, tardivement, en URSSa suscité une désillusion de masse enversles valeurs du socialisme et leur rejet. Il nes’agissait pas seulement du projet « mes-sianique » de Soljenitsyne mais d’un objec-tif parfaitement rationnel et planifié detoutes les forces politiques qui ont soutenul’écrivain pendant des années. Ce recueilrend compte également des techniques demanipulation de la conscience idéologiquedes masses basées sur l’exploitation desmatériaux fournis par l’Archipel Goulag –et cette manipulation a occupé une placeimportante dans l’activité des idéologuesde la perestroïka, en premier lieu de son« architecte » A. N. Iakovlev –, des faussesreprésentations et des illusions qu’elles ontengendrées.

Certains lecteurs peuvent demander : àquoi bon rappeler ou « remuer » (c’est ànouveau un mot à la mode !) tout cela,quand le but poursuivi par l’Archipel estatteint et que « le train est parti » ? C’estun fait, il est difficile de remédier à l’effetdestructeur produit par le livre deSoljenitsyne dans la conscience des géné-rations actuelles mais, même tardive, lareconnaissance honnête des emballementset des égarements passés est précieuse.L’Archipel garde son actualité dans laRussie d’aujourd’hui, car il est directe-ment lié aux problèmes les plus brûlantsde l’histoire du pays au XXe siècle surl’interprétation desquels notre sociétéreste profondément divisée. Il ne fait pasde doute que le « grand livre » deSoljenitsyne est directement à l’originedes processus destructeurs de nihilismehistorique (on pourrait même parler demasochisme) dans une société autrefoissoudée et solide. Il est impossible de sur-monter cette fracture, de trouver la voie dela réconciliation nationale sans que la so-ciété se livre à un examen critique exhaus-tif du phénomène qu’a représenté ce livreet rende – fut-ce avec retard – le verdict si-gnifié par le titre de ce recueil.

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NOTES DE LECTURECRITIQUES DE FILM

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Les Bolcheviks par eux-mêmes raconte l’histoire dela révolution russe de 1917,au sens large, depuis lanaissance du bolchevismejusqu’aux premières annéesde l’établissement du pou-voir soviétique.Les auteurs ne suivent

pas une chronologie gravis-sant cette histoire événe-ment après événement, dateaprès date : Février, abdica-tion du tsar, les Thèsesd’avril, prise du palaisd’Hiver, etc., mais s’ap-puient sur la force démons-trative de biographies oud’autobiographies « autori-sées » de bolcheviks, sanspesanteur didactique ; sur laforce évocatrice de ce moment de bascule-ment d’un monde qu’est la révolution parceux qui l’ont faite. Une histoire racontéeà l’échelle des individus et reposant surune approche très documentée.Les auteurs ont choisi 54 biographies

de bolcheviks parmi un ensemble de 246rédigées entre 1921 et 1925, donc avant leglacis ou plutôt la chape de plomb du sta-linisme, et rassemblées dansl’Encyclopédie du nom de l’éditeurGranat, préparée et parue en 1927 pour lesdix ans de la révolution.

Le critère essentiel pourle choix de ces 54 biogra-phies est celui de l’impor-tance de chacun des prota-gonistes dans la révolutionrusse.Chaque biographie est

complétée par un commen-taire ou des rectifications,de Georges Haupt et deJean-Jacques Marie. Pour laréédition de 2018, justifiéepar l’ouverture, même par-tielle, des archives sovié-tiques, les ajouts sont uni-quement le fait deJean-Jacques Marie,Georges Haupt étant dis-paru en 1978.Ces ajouts et commen-

taires, qui sont en quelquesorte la deuxième partie du livre, bien ques’échelonnant au rythme de chaque bio-graphie, décuplent l’intérêt de chacune.Celles-ci, d’un style très variable, peu-

vent être parfois fastidieuses à lire carénumérant des faits datés, mais elles sonttoujours intéressantes. Le mérite de cesbiographies n’est pas mince. Elles nouspermettent en effet de nous représenter,autour de Lénine et de Trotsky, toute unecohorte de militants animés d’une ardeurrévolutionnaire tout à la fois ferme et pas-sionnée. Leur parole est simple, rarement

Georges Haupt, Jean-Jacques Marie

Les Bolcheviks par eux-mêmesMaspero, 1969Les Bons Caractères, 2018, édition revue, corrigée et augmen-tée par Jean-Jacques Marie

Les bolcheviks par eux- mêmes.Georges Haupt - Jean Jacques Marie. (D.R.)

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Les BoLcheviks Par eux-mêmes

guindée ou artificielle. Ainsi se profilentles origines sociales et leur formation, trèsdiverses, leur expérience, dans la clandes-tinité ou dans l’émigration, leur jeunesse.On devine leur caractère.Les compléments et rectificatifs, sur-

tout dans la seconde édition, dessinent etsituent, pour le lecteur pas forcément his-torien, en approchant au plus près de l’his-toire mouvementée des bolcheviks et deleur personnalité, ces hommes et cesfemmes pris dans une histoire extraordi-naire.Soit que l’auteur cible les contours

d’une personnalité, soit qu’il rapporte uneanecdote significative, un jugement, unephrase assassine ou le contraire d’ailleurs,il permet de comprendre l’homme ou lafemme et la façon dont ils ont vécu ou prisdes décisions, porté les événements cru-ciaux de cette histoire.Par exemple pour le commentaire

concernant Kamenev et Zinoviev, lieute-nants de Lénine dès 1908, Jean-JacquesMarie indique l’association systématiquedes deux hommes : « A partir d’octobre1917, l’histoire a associé les noms deZinoviev et de Kamenev de façon si étroitequ’il est impossible ou presque de les dis-socier », et rappelle comment Lénine,dans son Testament, fait cette associationde façon particulièrement intéressante :« Je rappellerai seulement que l’épisoded’Octobre de Zinoviev et de Kamenev n’aévidemment pas été occasionnel, maisqu’il ne peut guère plus LUI (le texte au-thentique est, en effet, « lui » ; « leur » estune correction des éditeurs. Ce lapsus ré-vèle l’unité que constituaient, aux yeux deLénine, ces deux hommes) être person-nellement reproché. »Jean-Jacques Marie poursuit par un bref

portrait contrasté des deux protagonistespar Trotsky : « Zinoviev et Kamenev étaientdes natures profondément différentes.Zinoviev, agitateur, et Kamenev, propagan-diste. Zinoviev se laissait principalementguider par son flair politique. Kamenev ré-fléchissait et analysait. Zinoviev toujoursenclin à s’emballer (...). Proches l’un del’autre par leurs valeurs personnelles, ilsse complétaient par leurs différences. »

Plus loin, l’auteur accentue ce portrait.Il nous montre Zinoviev en proie au dé-couragement : « Zinoviev était le centremême de la confusion générale (…). Dansles périodes favorables, lorsque, selonl’expression de Lénine, “on n’avait rien àcraindre”, Zinoviev montait très facile-ment au septième ciel. Mais lorsque lesaffaires allaient mal, Zinoviev s’étendaitsur un divan, non pas au sens figuré, maisau sens propre, et soupirait (…). Cettefois-ci, je le trouvais sur le canapé. »Jean-Jacques Marie termine ce portrait

de Kamenev et Zinoviev : « De cette dis-proportion entre leur rôle historique im-mense et leurs capacités, ils ne sont paspleinement responsables. Et là encoreTrotsky nous suggère la clé de leur destin :“Lénine avait besoin, dans la pratique,d’adjoints dociles.” Trop adjoints deLénine pour être eux-mêmes, Zinoviev etKamenev, chaque fois qu’ils se heurtèrentà Lénine, finirent assez vite par céder. Achaque fois, sans doute, Lénine avait poli-tiquement raison et c’est justement cequ’en octobre 1918 Kamenev disait àSoukanov : “Plus je vais et plus je meconvaincs qu’Illitch ne se trompe jamais.Finalement il a toujours raison...” Sansdoute. Mais cela ne trempe guère le ca-ractère d’un dirigeant. »Cet exemple pointe la complémenta-

rité de la biographie et du commentairequi permettent ainsi de percevoir le carac-tère de ces deux hommes et le fondementde leur balancement à des moments déci-sifs de l’histoire.Ce livre nous permet aussi de décou-

vrir des figures de la révolution moins cé-lèbres, mais tout aussi, si ce n’est plus,hautes en couleur telle Larissa Reisner.

« Lev Nikouline écrit à son propos :“La nature lui a tout donné : l’intelli-gence, le talent, la beauté.” “Sil’Azerbaïdjan possédait une femmecomme Larissa Mikhaïlovna, s’écrie unjour Sergo Ordjonikidzé, vous pouvezm’en croire, les femmes d’Orient auraientdepuis longtemps rejeté leur tchador etl’auraient planté sur la tête de leur mari.”

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“Commissaire à la 5e armée - … - ,commissaire à l’état-major de la Flotterouge (…), nommée par Trotsky, fin jan-vier 1920, commissaire de l’état-majorgénéral de la marine, chargée de gérerl’organisation, le ravitaillement, difficileen ces temps de pénurie chronique, lacomposition de la flotte, le recrutement, lacomptabilité et autres problèmes tech-niques complexes. »Jean-Jacques Marie joint ces quelques

lignes de Trotsky relevées dans Mavie : « Cette belle jeune femme qui avaitébloui bien des hommes passa comme unbrûlant météore sur le fond des événe-ments. A l’aspect d’une déesse del’Olympe, elle joignait un esprit d’unefine ironie et la vaillance d’un guer-rier (...). Elle a consacré à la guerre civiledes essais qui resteront dans la littéra-ture. »Jean-Jacques Marie ajoute : « Morte en

1926 à l’âge de 31 ans de la malariaqu’elle a contractée en Perse, et du ty-phus, elle appartient aux figures de lé-gende de la révolution jusque dans lamort. » Et l’auteur clôt ce portrait par ceslignes : « Actrice et témoin de nombreux

instants décisifs de la révolution, elle res-tera dans l’histoire comme témoin. Radeka raison de souligner que Sur le front estl’un des meilleurs ouvrages inspirés parla guerre civile. Ses 130 pages l’évoquentmieux que des tomes d’histoire. »Dans cette histoire des bolcheviks par

eux-mêmes, les auteurs réussissent à nousguider dans l’histoire énorme et complexede la révolution russe en nous « atta-chant » à l’intime. Ils nous font compren-dre l’histoire collective par l’histoire indi-viduelle. Cela pourrait bien être dans l’airdu temps, mais songeons que la premièreédition date de 1969. Pour terminer un court extrait de l’in-

troduction :« L’historien et le lecteur ne peuvent

pas ne pas ressentir un malaise en com-plétant ces autobiographies. La fin de laplupart d’entre elles ne se distingue quepar un décalage chronologique maisd’une tragique uniformité : Staline aréussi là où l’Okrana avait échoué, à éli-miner politiquement ou plus précisémentà liquider physiquement la fine fleur dubolchevisme. »Claudie Lescot

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quand La rÉvoLution ÉBranLait Le monde. La vague rÉvoLutionnaire 1917-1923.

Décrire la vague révolutionnaire qui asubmergé la moitié du monde au lende-main de la Première Guerre mondiale etde la révolution russe, en donner uneimage fidèle et expliquer pourquoi cettevague révolutionnaire a reflué, pourquoila révolution a été partout battue, sauf enRussie où elle commence à dégénérer dèsle milieu des années 1920, tout cela dansun volume (petit format) de 144 pages,c’est une entreprise difficile à mener àbien, voire une gageure. Jacques Legall yparvient. Certes, un esprit chagrin pourradire : ah mais, il ne dit mot de la révolu-tion avortée en Bulgarie, de l’exacerba-tion de la lutte des classes en Espagne etau Brésil et des premières secousses quiébranlent la Chine. Mais ce livre ne pou-vait donner un tableau complet du mondede 1918 à 1923. Tel n’est pas son objectif.Il se focalise sur les moments et les lieuxles plus importants pour donner uneimage de l’ampleur du conflit de classes,de la violence sanguinaire inouïe avec la-quelle la bourgeoisie veut empêcher laclasse ouvrière de mettre en cause sa do-mination et l’exploitation sauvage qu’elleorganise, la contribution décisive des par-tis sociaux-démocrates à la défense del’Etat bourgeois et donc à l’écrasement dela révolution, toutes réalités masquées par

les historiens bourgeois qui se contententen général de balbutier sur la « brutalisa-tion » (?) engendrée par la guerre.Le volume présente successivement

des visions synthétiques très claires de larévolution finlandaise et de son écrase-ment sanguinaire, sous le titre « EnFinlande : une préface et un avertisse-ment », puis successivement des révolu-tions allemande, autrichienne, hongroise,bavaroise, de la mobilisation ouvrière enGrande-Bretagne et aux Etats-Unis, duBiennio rosso italien (1), de l’Octobre al-lemand manqué de 1923. Il se pencheaussi bien entendu sur les raisons del’échec.Les responsabilités de ce combat perdu

sont bien entendu aussi internes au mou-vement ouvrier. Et Jacques Legall, dansles deux pages qui concluent son ouvrage,revient sur les conclusions tirées depuislongtemps, d’abord par Lénine puis parTrotsky, sur les raisons de l’échec, rai-sons, certes, bien connues, mais qu’il estbon de rappeler parce que les leçons à entirer sont toujours valables pour le pré-

Jacques Legall

Quand la révolution ébranlait lemonde. La vague révolutionnaire1917-1923.Editions Les Bons Caractères, 144 pages, 8.20 euros

(1) Durant les deux années 1919 et 1920, restéesdans l’histoire de l’Italie comme le Biennio rosso(« les deux années rouges »), le pays fut secoué parune véritable crise révolutionnaire.

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sent, quelles que soient les différencesentre la situation d’il y a un siècle et la si-tuation actuelle. Avant de citer les Leçons d’Octobre où

Trotsky affirme : « Sans le parti, en de-hors du parti, en contournant le parti ou àtravers un succédané de parti, la révolu-tion prolétarienne ne peut l’emporter »,Jacques Legall écrit : « Sans Lénine laclasse ouvrière russe n’aurait pu parvenirau pouvoir ou n’aurait pu le garder (...).Mais Lénine au rôle irremplaçable en1917 ne put le jouer que parce qu’existaitle Parti bolchevique » (p. 135). Certes,certes, mais la réalité me semble un peuplus complexe : Lénine a dû mener uncombat acharné dans son propre parti poury imposer la ligne qui permettait de trans-former la crise révolutionnaire en révolu-tion. Rappelons-nous qu’en avril 1917 illance la perspective d’une nouvelleInternationale (qui ne se matérialisera quedeux ans plus tard !) et propose de chan-ger le nom du parti de Parti ouvrier social-démocrate russe en Parti communiste (cequi ne sera fait qu’un an plus tard tant lanostalgie sociale-démocrate est forte dansle Parti bolchevique !). Il se heurte à unetelle résistance de cadres qui veulent réno-ver et réunifier le parti social-démocrate etl’Internationale socialiste qu’il menace,dès le 9 avril 1917, de créer un nouveau

parti. Rappelons-nous encore qu’en octo-bre il se heurte à une vaste opposition à laprise du pouvoir. Il suffit de relire le pro-cès-verbal de la réunion élargie du comitécentral du 16 octobre pour en mesurerl’ampleur (Les bolcheviks et la révolutiond’Octobre, pages 147-162). Au momentdécisif, qui ne dure pas bien longtemps etque l’on ne retrouve pas si on le laisseéchapper, tout se joue dans la direction oùles facteurs de routine et de conservatismeet toutes les hésitations devant la décisionà prendre sont autant de freins. En octo-bre, les masses étaient à gauche du parti...mais sans le parti, cette réalité ne pouvaitpas se traduire en prise du pouvoir et, sansle combat acharné de Lénine, le parti ne seserait sans doute pas engagé sur cettevoie. La bourgeoisie le comprend à sa ma-nière. Ainsi, en juillet 1917 en Russie,avait-elle organisé une chasse à Léninedestinée à se conclure par son assassinatet, en janvier 1919, la bourgeoisie alle-mande fit abattre Karl Liebknecht et RosaLuxemburg avant de faire assassiner LeoJogiches deux mois plus tard. Les extraitsdes Leçons d’Octobre cités dans ce nu-méro des CMO permettent d’approfondiren ce sens une réflexion à laquelle le petitlivre de Jacques Legall apporte une trèsutile contribution.Jean-Jacques Marie

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En novembre 2017, les téléspectateursde Russie étaient soumis à un véritablematraquage télévisuel : les deux princi-pales chaînes, Pervy Kanal et Rossia-1,projetaient, à une heure de grande écoute,deux mini-séries de huit épisodes cha-cune, consacrées l’une à Trotsky, l’autre àLénine. Deux séries à grand budget, avecdes acteurs stars en Russie.De la série consacrée à Lénine, il suf-

fira de donner le titre : Le démon de la ré-volution, et d’ajouter que Lénine, dans lasérie, n’est en fait que le jouet de Parvus,véritable organisateur de la révolutiond’Octobre aux ordres des commanditairesallemands qui le financent. Le producteurAlexandre Tsekalo affirme : « C’est unfait… l’Occident voulait détruire laRussie, parce qu’elle devenait un pays ca-pitaliste puissant. » Fermez le ban !La série Trotsky a fait la meilleure au-

dience. D’abord, c’était le premier film ja-mais consacré à Trotsky en Russie, maisaussi, d’après le directeur de la chaîne,Konstantin Ernst, parce que le héros étaitbeaucoup plus… « rock’n roll », « …amour, exil et meurtre », voilà qui est plusexcitant que la vie un peu terne de Lénine.La grossièreté des procédés que décrit

Roudoï peut surprendre, mais, d’une part,comme le dit l’adage « calomniez, calom-niez… », d’autre part, il faut savoir,comme l’explique Essipov, dans un articlede ce numéro, qu’en 2009 le ministre de

l’Education a imposé l’Archipel Goulagdans les programmes scolaires. Les espritssont bien préparés. Comme le dit Ernst :« Pour une large part, notre tâche étaitque les jeunes en premier lieu… se sou-viennent de choses oubliées, même s’ilsles ont en partie apprises à l’école ou àl’université ; ça entre par une oreille…Nous avons voulu raconter l’histoire dupays à travers le prisme de ce héros. Onconnaît la phrase selon laquelle la révolu-tion comme Saturne dévore ses enfants. Jepense qu’elle dévore d’abord ses pères,puis les enfants de tous les autres » (1).Mais tous les enseignants ne l’enten-

dent pas de cette oreille. Le texte que nouspublions a été écrit par l’un deux, AndreïRoudoï, qui vit à Dzerjinsk et est un diri-geant du syndicat indépendant Outchitel. La série Trotsky a été acheté par

Netflix et existe désormais en VSTF.Comme avec l’Archipel Goulag deSoljenitsyne dans les années 1970, unecampagne planétaire est engagée. SelonAlexandre Tsekalo, le « message » dufilm est : « Les gens ne doivent pas êtreforcés de descendre dans la rue et touterévolution signifie effusion de sang. »Auraient-ils peur ?

TROTSKY, une sÉrie sur netfLix

Trotsky, une série sur Netflix : auraient-ils peur ?Présentation de Katia Dorey

(1) Konstantin Ernst, Pervy Kanal, 6 novembre2019.

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« Certainement les spécialistes deTrotsky et les historiens vont me poserdes questions, à moi et aux auteurs de lasérie. Tout en le comprenant, nousn’avons pas craint de donner librecours à notre imagination sur cethomme terrifiant et son terrible des-tin. »Konstantin Khabenski

On pourrait s’en tenir à cette citation etarrêter là notre recension sur la sérieTrotsky, sortie à la veille du centenaire dela révolution d’Octobre. Mais deux rai-sons au moins me poussent à analyser plusavant cette création de Pervy Kanal.D’abord, la plupart des spectateurs vont,qu’on le veuille ou non, voir dans cetteproduction une œuvre historique, quasi-ment documentaire. Ensuite, la sérietransmet un message de propagande tout àfait concret et qui ne peut être ignoré.Il eut fallu, certes, être bien naïf pour

s’attendre à ce que cette série soit histori-quement fondée et échappe aux clichés dela propagande d’Etat. Car décrire la révo-lution telle qu’elle s’est passée aurait étéla populariser et il est évident que les oli-garques et les fonctionnaires ne l’auraientjamais permis. Mais tout de même, per-sonnellement, je ne m’attendais pas à unecharge aussi grossière. Avant la sortie dela série, un site spécial lui avait été dédiéoù l’on trouvait une chronologie de la viede Léon Davidovitch Bronstein-Trotsky,la biographie des principaux personnages.Tout cela accompagné de citations accep-tables tirées d’œuvres, de souvenirs, debiographies. On voyait que les auteursavaient consulté une masse de documents,y compris l’autobiographie de Trotsky.Donc, en visitant ce site, on pouvait s’at-tendre à ce que la révolution et ses princi-paux dirigeants soient diffamés avec habi-leté, sur la base d’événements réels, enrespectant les traits essentiels des person-nages. Mais ce n’est pas du tout ce quis’est passé. La série n’a non seulementrien à voir avec la réalité, mais même avecson propre site promotionnel. Au bout dedix minutes on se surprend à penser quetout ce délire à l’écran est contredit non

seulement par toutes les sources histo-riques mais par n’importe quel article deWikipédia. Et vers le milieu de la série, onse dit qu’il est même impossible de l’ana-lyser dans le cadre d’une recension. Parcequ’il faudrait décortiquer, réfuter, complé-ter ABSOLUMENT TOUT. Jugez vous-même, la revue Recherches cinématogra-phiques a récemment publié uneabondante documentation où rien moinsque cinq historiens dénoncent la pseudo-historicité de cette série (et d’une autrefalsification historique Le démon de la ré-volution). Mais même ce « long read » nepeut rendre compte ne fût-ce que dudixième des falsifications et des affabula-tions.Un exemple : 1905 ; on ne sait pour-

quoi Trotsky dirige avec Parvus une mani-festation et sur les banderoles les motsd’ordre sont ceux de 1917 et l’ortho-graphe celle de 1918.Cela dit, il faut souligner que « l’em-

ballage » est soigné. Le sujet est bienconstruit (si on ne prend pas en comptel’historicité), les dialogues soignés, les ac-teurs jouent vraiment, il y a une atmo-sphère, l’opérateur connaît son métier. Onpeut relever quelques « gaffes » dans lescostumes ou l’absence de naturel des dis-cours de Staline, des broutilles si l’oncompare au niveau général des produc-tions. Mais sous cette forme acceptable,on trouve un contenu absolument innom-mable.L’imagination des auteurs a engendré

toutes sortes de rencontres imaginaires,qu’il s’agisse de Léon Davidovitch assis-tant à une leçon de Freud ou d’une discus-sion du même avec le « pendeur »Stolypine (1). Mais la suite est bien pire.Pratiquement dans une scène sur deux uneénormité vous lève le cœur. C’est Léninesur un toit qui tente de précipiter Trotskydans le vide. C’est le légendaire

(1) Piotr Stolypine, nommé Premier ministre en1906, dissout aussitôt la Douma. Tente une réformeagraire et pourchasse les révolutionnaires. Ses« tribunaux militaires » feront des milliers devictimes, on parlait de la « cravate Stolypine » pourdésigner la corde du gibet (n. de la t.).

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IIe Congrès du POSDR, le congrès de lascission entre bolcheviks et mencheviks,représenté comme une clique d’imbécilesqui débitent d’ineptes monologues sans lemoindre rapport avec son ordre du jourréel. C’est la crise de juillet 1917 avec undiscours du « démon de la révolution » de-vant les matelots de Cronstadt. C’estTrotsky qui, pour la gloriole, se lance deson propre chef dans l’insurrection. Levoilà qui envoie à la mort Markine, sonproche collaborateur, créateur de la flot-tille de la Volga. Et l’on apprend que s’iln’a pas dirigé la Russie soviétique, c’estseulement parce qu’il était… (ta-ta-ta !)juif. En apothéose de cette bouillasse télé-visuelle, on voit les bolcheviks et à leurtête le chef de l’Armée rouge massacrerune procession funéraire directement dansle cimetière. Ce ne sont que quelques exemples de

la masse des sujets fantastiques concoctéspar les scénaristes. Parfois, ils choisissentdes événements réels… Mais ceux-ci sontnoyés dans un fatras d’inexactitudes et ded’altérations. Sans parler du fait que lesliens historiques de cause à effets sont unphénomène inconnu. Ou plutôt il n’y en aqu’un : « L’argent de l’étranger ».Les personnages de la série sont soit la

caricature de personnages réels, soit tota-lement inventés à coup de clichés et onleur donne le nom de proches de Trotsky.Lénine n’est qu’un intrigant minable dontle rôle dans les événements révolution-naires est insignifiant. Staline est tout sim-plement un bandit, un antisémite affichéqui se promène entouré de sa bande deCaucasiens ; à l’aide de ses hommes deconfiance il fait tuer Lénine. NataliaSedova n’est pas une révolutionnairecontrainte d’émigrer en Europe mais unecoquette exaltée, d’une grande famille,qui vient s’amuser à Paris. La commis-saire à la Flotte, Larissa Reisner, devientune putain en manteau de fourrure dont lerôle se réduit à satisfaire les besoins in-times de Trotsky pendant que son trainblindé traverse le feu de la guerre civile.Frida Kahlo est aussi présentée commeune fille de mœurs légères qui (tout àcoup) se jette dans les bras du futur assas-

sin de Trotsky. En revanche, le philosophepréféré de Poutine, Ivan Iline, qui a colla-boré avec les nazis, apparaît comme unefigure idéale de l’intelligentsia russe.Enfin, le héros principal. Malgré

quelques tentatives pour lui attribuer cer-tains aspects positifs, Trotsky, pour lesscénaristes, est non seulement avide depouvoir, sanguinaire, obsédé sexuel, maisencore un révolutionnaire borné, auxidées primitives. Dans chacun de ses dis-cours à l’écran, il appelle à verser le sangou compare la révolution à une femmequ’il faut féconder. Bien entendu, ses dis-cours réels sont totalement ignorés.Quand il commence à déclarer que peuimporte si périt la majorité du peuplerusse, on attend la fameuse pseudo-cita-tion sur le « désert peuplé de nègresblancs » (2). Et à la fin, Trotsky est repré-senté pratiquement comme un fou enproie à des hallucinations. Pour ses der-niers jours, on aurait pu faire appel à sonpetit-fils Vsevolod, qui a vécu avec lui auMexique. Mais la commande d’Etat neprévoyait rien de tel. Aucun des deuxseuls (si je ne me trompe) descendants deTrotsky encore en vie ne paraît à l’écran.Cerise sur le gâteau : la scène de l’as-

sassinat du héros. Il y a de quoi rire. Quelsefforts titanesques ont dû faire les scéna-ristes pour inventer une mort inepte auhéros de la série au lieu de la mort réelle ettragique de Trotsky.Les scénaristes ont réussi à fabriquer

un théoricien sans théorie. Le vrai Trotskya étudié minutieusement les mécanismesde la révolution socialiste, a tenté d’encomprendre la logique et mené une ana-lyse approfondie du régime social de laRussie tsariste puis de l’URSS. Dans lasérie, il jette de temps à autres des phrases

(2) Une des « citations » rituellement attribuées àTrotsky. Sous sa forme complète : « Nous devonstransformer la Russie en un désert peuplé de nègresblancs qui subirons une tyrannie telle que n’en ontpas rêvé les plus terribles despotes asiatiques. Ladifférence est que cette tyrannie ne sera ni dedroite, ni de gauche, ni blanche mais rouge. Rougeau sens propre du terme car nous verserons desflots de sang à côté desquels pâliront les pertes hu-maines des guerres impérialistes » (n. de la t.).

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vulgaires du genre « La révolution, c’estmoi ! ». Pas l’ombre d’une explication surla révolution permanente, rien sur l’Etatouvrier déformé ou le Programme detransition. Lénine, qui a apporté une im-mense contribution au marxisme, n’amême pas droit à une ou deux citations.Plekhanov ne débite qu’un galimatiasinepte. Et tout ça alors que les auteurs ontlu les Œuvres de Lénine, celles de Trotskyet une masse de littérature marxiste ; c’estsciemment qu’ils déforment et travestis-sent la réalité.On peut dire que les auteurs ont choisi

le bolchevik le plus mythifié et ont pour-suivi la tradition. Ce n’est pas étonnantcar l’image du « démon de la révolution »convient on ne peut mieux à la propa-gande officielle de la Russie. A l’écran, lehéros incarné par Khabenski est d’abordun jeune homme naïf, indigné par le sys-tème (clin d’œil aux jeunes révoltés). Puisle « commerçant de la révolution »,Parvus, le prend sous sa protection et lerend célèbre. Pendant la révolution,Trotsky devient un freluquet cynique etambitieux, qui n’épargne ni ses ennemis,ni lui-même, ni sa famille. Naturellement,il est soutenu dans ses terrifiants projets« utopiques » par un ramassis de tarés.Pour compléter le tableau, il serre la mainà un Allemand qui lui transmet l’argent deParvus et l’appelle à « secouer la barque »en Russie. Oui, « secouer la barque », cesont les mots du film. Et à la fin, bien en-tendu, la révolution dévore son enfantchéri.

Trotsky, ce n’est pas un film sur lepassé, mais sur le présent et l’avenir. C’estun appel de la propagande officielle à lajeunesse russe : « Ne se soulèvent contrele pouvoir que des débiles marginaux, oudes fanatiques qui plongent le pays dans lechaos, puis périssent eux-mêmes dans ce

chaos. » Bien entendu, le film ne dit pasun mot des conquêtes de la révolutiond’Octobre, la victoire sur l’analphabé-tisme, la fin des inégalités de naissance, laséparation de l’Eglise et de l’Etat, l’éga-lité des droits entre les hommes et lesfemmes, entre autres.Mais, en même temps, Trotsky, c’est le

cauchemar de la classe dirigeante. « Lapeur a de grands yeux », c’est pourquoi denombreux épisodes sont traités sur lemode hyperbolique. Pour les hommesd’affaires, les fonctionnaires et l’« élite »des créateurs comme Ernst et Tsekalo,l’activité des bolcheviks, c’est de la« folie ». Comme le disait Trotsky lui-même, « la révolution paraît une folie to-tale à ceux qu’elle balaie et renverse ».Cette série, qui n’a rien à voir avec la

réalité, pourrait néanmoins jouer aussi unrôle positif. Par son pittoresque et ses qua-lités techniques, elle pourrait pousser cer-tains spectateurs à s’informer sur la bio-graphie du vrai Trotsky et sur l’histoire dela révolution en général. A ces esprits cu-rieux nous conseillerions, outreWikipédia, les livres du vrai « démon »,Ma Vie, l’Histoire de la révolution russe,La Révolution trahie. Et encore la trilogiedu biographe de Trotsky, IsaacDeutcher (3) Ils seront stupéfaits en com-parant le vrai Bronstein et la vraie révolu-tion avec ce qu’ils auront vu à l’écran.Lisez tant que les livres ne sont pas en-

core brûlés ou censurés. Mais n’espérezpas voir sur le marché russe des films oudes séries sur les bolcheviks tant soit peuhonnêtes.Hélas. Valery Roudoï

(3) L’auteur, évidemment, ne cite que des livresaccessibles en russe (n. de la t.).

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ET POUR TERMINER…

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Sous ce titre, Barthélémy, pamphlétaire alors très connu, publie en 1834 uneviolente satire contre les dignitaires et contre la politique du régime de Louis-Philippe. Certes, le vocabulaire et la vision politique sont très datés. Entre au-tres, même si dix ans plus tard le ministre de l’Intérieur de Louis-Philippe,

Guizot, écrira de longs développements sur la lutte des classes (qu’il qualifie par ce nom),la classe ouvrière commence seulement à se former et n’est alors considérée que commepartie du « peuple » encore indifférencié et n’est encore politiquement que l’aile gauchedes républicains auxquels elle sert de troupe et de masse de manœuvre. C’est en 1848, unan après la publication du Manifeste du parti communiste, que l’affrontement qui dresseen juin le prolétariat parisien, saigné à blanc face à la bourgeoisie, enlève au « peuple » lesens qu’il avait depuis 1789. Les vers ci-dessous, dans une situation très différente de lanôtre, évoquent en même temps des réminiscences curieuses.

Eh bien, homme pétri d’un sublime limon ! (...)Pilote fanfaron ! tu dors sur le danger (...)Le budget annuel, aspirante sangsueA pompé dès longtemps ce que le peuple sue (...)Il ne nous reste plus un denier ; fouille-nousCar sous la branche aînée ou la branche cadetteIl a fallu nourrir le gouffre de la dette (...)Cinq ans ! c’est pour le peuple un siècle politique !Ecoutez donc l’arrêt de mon vers prophétique :Malheur aux citoyens qui, tant de fois trahis,A de coupables mains livreraient le pays ! (...)Ah ! puisque trop longtemps leur sagesse endormieVeut essayer un plan d’économie ;De la chose publique exposée à leurs soinsS’ils doivent alléger le fardeau, que du moinsIls commencent par eux des rigueurs salutaires ; La rapine est flagrante à tous les ministères !Que ne suppriment-ils les scandaleux zérosAjoutés chaque année à leurs frais de bureaux.C’est pitié de les voir dans leurs arrêts mesquinsAppliquer leur réforme à d’obscurs publicainsEt d’un large budget disputer les parcelles,Eux qui plongent dans l’or leurs bras jusqu’aux aisselles.

Némésis

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a rÉfÉrendum rÉfÉrendum et demi...

Notre ami Marcel Gerber nous a faitparvenir un article du journaliste suisseGilles Simond publié dans le journalsuisse 24 heures, daté des 8-9 décembre2018 et intitulé « Les Vaudois interdisentle parti communiste ».Le 30 janvier 1938 un référendum

d’initiative populaire est organisé dans lecanton de Vaud (dont la capitale estLausanne) sur l’interdiction du parti com-muniste vaudois, organisation forte d’unegrosse cinquantaine de membres. Pour or-ganiser le référendum il faut au minimum6 000 signataires. La demande de référen-dum sur ce point capital pour la défensede la démocratie en a recueilli 23 484...La situation sociale du canton, il est

vrai, se dégrade : Lausanne compte un peuplus de 2 500 chômeurs (mais le canton enentier ne compte guère que 1,5 % de chô-meurs). Plus inquiétant sans doute : « Lesalaire des fonctionnaires lausannois abaissé de 6 % en 1933 et de 10 % trois ansplus tard », écrit Gilles Simond. Dans labourgeoisie, la petite bourgeoisie (entreautres les petits propriétaires paysans), lapeur du Rouge est forte, bien que le Particommuniste suisse, fidèle à l’orientationdu VIIe et dernier congrès del’Internationale communiste, ait très offi-

ciellement renoncé en 1935 à toute pers-pective de révolution mondiale (ou pas)pour l’alliance avec la bourgeoisie dite dé-mocratique ou « de gauche » (Le front po-pulaire), et que le rouge qu’il est censésymboliser ait fortement pâli.Le résultat du référendum d’initiative

populaire est sans appel : alors que 48 %des inscrits participent au vote, 34 867 –soit 73,2 % des votants – se prononcentpour l’interdiction du parti communistevaudois et 12 780 contre. Le taux d’accep-tation s’élève jusqu’à 85 % dans les zonesrurales, écrit Gilles Simon. Le parti communiste vaudois est offi-

ciellement interdit, en application de ceréférendum d’initiative populaire, le21 novembre 1938... Ledit référendumaura des effets durables puisque la loi in-terdisant ce petit parti communiste – dis-paru depuis longtemps, comme le Particommuniste suisse dans son ensemble,sous le double choc du stalinisme et de lachute de l’URSS – ne sera abrogée que le18 mars 2014... oui , vous avez bien lu :2014 !

A référendum référendum et demi...Par Marc Teulin

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