145547147 Jean Francois Revel La Grande Parade

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  • LA GRANDE PARADE

  • DU MME AUTEUR

    Histoire de Flore, roman, Julliard, 1957. Pourquoi des philosophes?, Julliard, 1957. Prix Fnon. Laffont,

    coll. Bouquins, 1997. Pour l'Italie, Julliard, 1958. Laffont, coll. Bouquins, 1997. Le Style du Gnral, Julliard, 1959. Complexe, 1988. Sur Proust, Julliard, 1960. Laffont, coll. Bouquins, 1997. La Cabale des dvots, Julliard, 1962. Laffont, coll. Bouquins, 1997. En France, Julliard, 1965. Contrecensures, Jean-Jaeques Pauvert, 1966. Laffont, coll. Bouquins,

    1997. Lettre ouverte la droite, Albin Michel, 1968. Ni Marx, ni Jsus, Laffont, 1970. Laffont, coll. Bouquins, 1986. Ides de notre temps, Laffont, 1972. La Tentation totalitaire, Laffont, 1976. Laffont, coll. Bouquins,

    1986. Descartes inutile et incertain, Stock, 1976. Laffont, coll. Bouquins,

    1997. La Nouvelle Censure, Laffont, 1977. Un festin en paloles, Jean-Jacques Pauvert, 1979. Plon, 1995. La Grce de l'Etat, Grasset, 1981. Laffont, coll. Bouquins, 1986. Comment les dmocraties finissent, Grasset, 1983, prix Aujourd'hui,

    1983, prix Konrad-Adenauer, 1986. Laffont, coll. Bouquins, 1986.

    Le Rejet de l'tat, Grasset, 1984. Une anthologie de la posie franaise, Laffont, coll. Bouquins, 1984. Le Terrorisme contre la dmocratie, Hachette, Pluriel, 1987. La Connaissance inutile, Grasset, 1988, prix Chateaubriand, prix

    Jean-Jacques Rousseau. Hachette, Pluriel, 1990. Le Regain dmocratique, Fayard, 1992. Grand prix littraire de la

    Ville d'Ajaccio et du Mmorial. Hachette, Pluriel, 1993. L'Absolutisme inefficace ou contre le prsidentialisme la franaise,

    Plon, 1992. Poeket, 1993. Histoire de la philosophie occidentale de Thals Kant, Nil ditions,

    1994. Plon, Poeket, 1996. Le Voleur dans la maison vide, mmoires, Plon, 1997. Le Moine et le Philosophe (avec Matthieu Ricard), Nil ditions,

    1997. L'il et la connaissance, crits sur l'art, Plon, 1998. Fin du sicle des ombres, chroniques politiques et littraires, 1980-

    2000, Fayard, 1999.

  • JEAN-FRANOIS REVEL de l'Acadmie franaise

    LA GRANDE PARADE

    Essai sur la survie de l'utopie socialiste

    PLON

  • Plon, 2000. ISBN: 2-259-19056-1

  • la mmoire de Christian Jelen

    Nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, quandoquidem natura animi mortalis habetur.

    LUCRCE

  • CHAPITRE PREMIER

    SORTIE DE SECOURS

    L'ultime dcennie du vingtime sicle aura vu se dployer une vigoureuse contre-offensive des politiques et des intellec-tuels de l'ancienne gauche, en vue d'effacer et d'inverser les conclusions qui, en 1990, avaient paru dcouler l'vidence de l'effondrement du communisme et, plus gnralement, des checs du socialisme. Quels motifs ont pu inciter ces poli-tiques et ces intellectuels croire pouvoir extraire de l'histoire que nous avions vcue des leons en contradiction si mani-feste avec ce qu'elle enseignait et ce qu'elle avait t? quels arguments ont-ils recouru pour tayer leur justification des garements et des crimes constitutifs du totalitarisme ou, du moins, des intentions qui les avaient engendrs? Quels besoins tendent satisfaire ces curieux arguments? Dans quelle mesure leurs propagateurs les ont-ils imposs aux esprits, et quels esprits, travers quels canaux de la trans-mission intellectuelle ? Leur audience est -elle vaste ? Ou bien leur influence se cantonne-t-elle une clientle puissante mais numriquement limite, et qui, au fond, se tend elle-mme le miroir du maquillage moral, afin de s'pargner l'aveu des erreurs et la honte du remords? Bref, la grande parade de la fin du sicle a-t-elle russi? Peut-elle russir? Ou bien n'aura-t-elle t que le dernier spasme d'une aberration crimi-nelle, que seules seront libres de rejeter en totalit sans dou-leur ni duplicit les gnrations qui n'y auront pris aucune part ?

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  • La grande parade

    Parade signifie, on le sait, la fois l'action de parer un coup et l'talage que l'on fait de ses ornements pour attirer l'attention sur soi. La grande parade de la gauche depuis dix ans remplit cette double fonction. TI s'agissait pour elle de dtourner ou d'esquiver la botte qui allait la retrancher de l'histoire et en mme temps de rester dans la comdie du pou-voir et le spectacle culturel, pour continuer conduire le dfil - la parade - du cirque. TI s'agissait aussi, en termes de marine cette fois, de parer virer sans que cette volte-face ft trop voyante. TI s'agissait enfin de parer le commu-nisme pour en sauver le plus possible, de la faon dont l'en-tendent les cuisiniers lorsqu'ils suppriment les parties non utilisables d'une viande, d'un poisson, d'un lgume. La gauche a-t-elle pu ainsi resservir la mme tambouille idolo-gique, en la faisant passer pour une prparation nouvelle?

    Ces questions sont loin d'tre superflues, puisque l'huma-nit vient de traverser le sicle la fois du totalitarisme et de l'information. Si nous devions constater qu'elle n'a rien compris au totalitarisme, cela dmontrerait que l'information ne sert rien; et, en particulier, que sont inutiles ou nuisibles les agents intellectuels qui la formulent et la diffusent. A une poque o l'on n'a pas cess de vnrer le sens de l'his-toire , l'avoir aussi peu compris tmoignerait d'une rdhibi-toire faillite culturelle ou, ce qui serait peut-tre pire, d'une malhonntet invtre dans les rapports avec le vrai, squelle indlbile de l'ducation totalitaire de la pense.

    En 1990, me rfrant un article d'un nomm Ivan Frolov, conseiller de Mikhal Gorbatchev, j'extrayais de ce texte cette perle : Lnine reste une valeur imprissable. J'ajoutais : M. Frolov devrait savoir qu'une telle affirmation ne peut aujourd'hui dchaner en Occident que l'hilarit 1. Je n'ose-rais plus crire cette phrase en 2000. Car, aujourd'hui, la rha-bilitation du marxisme-lninisme coule en abondance. Elle nourrit livres et articles o l'on nous conseille, que dis-je !, o

    1. Le Point, 2 juillet 1990, Catastroka intellectuelle .

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    l'on nous ordonne de revenir au vritable Marx. Certaines envoles de Frolov prchant une transition vers un tat qua-litativement nouveau, vers un socialisme rnov, humain sonnaient, il y a dix ans, comme un galimatias pathtique. Elles sont redevenues courantes sous des plumes occidentales, qui pourraient contresigner cette autre indicible vieillerie du mme Frolov : Nous sommes en train de revoir l'unit dia-lectique des aspects scientifique, rvolutionnaire et humaniste du marxisme.

    Quand je me replonge dans la presse occidentale du tout dbut des annes quatre-vingt-dix, je suis frapp de voir avec quelle frquence deux notions y reviennent dans la majorit des journaux, mme de gauche, o elles sont prsentes comme des vrits acquises. La premire tait qu'il fallait une fois pour toutes faire une croix sur le communisme et sur tout ce qui s'y apparentait, conclusion logique d'une catastrophe impitoyablement dmonstrative; la seconde, que la solution librale mergeait donc, aprs le dsastre marxiste, non comme la meilleure, certes, mais comme la seule. En cono-mie comme en politique, elle tait la seule viable qui existt ou qui subsistt, quelles qu'en fussent les imperfections. Pour tre imparfait, il faut d'abord tre, condition que ne remplis-saient pas les conomies administres. A la fin de la dcennie, la culbute est saisissante. Ces deux notions sont de nouveau presque universellement pitines. En thorie du moins, car la pratique, puisqu'il faut bien vivre, contredit souvent la thorie. Tout en ayant cess d'tre appliqu, le communisme est de moins en moins condamn. Tout en tant presque uni-versellement condamn, le libralisme est de plus en plus appliqu. Ainsi, l'antithse intriorise entre l'ide et le rel, caractre fondateur de la pense totalitaire, se reconstitue dans un autre vocabulaire et surtout, pour ainsi dire, dans le vide, puisque a disparu le communisme rel .

    La rsurrection de la conviction librale tait d'ailleurs plus ancienne que l'croulement du communisme vers 1990. Elle l'avait prcd de dix ans, lors de l'arrive au pouvoir de

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    Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, puis de Ronald Rea-gan aux tats-Unis. Au rebours des lieux communs errons, d'aprs lesquels le libralisme, contre lequel le gnie franais se trouverait miraculeusement immunis, appartiendrait la

    . civilisation anglo-saxonne , et elle seule, par la disgrce d'une malformation congnitale, ces victoires lectorales n'al-laient pas de soi. Depuis Franklin Roosevelt, l'Amrique avait sans cesse alourdi l'intrusion de l'tat fdral dans l'cono-mique et le social (le big government). Elle avait observ sans piti le principe du toujours plus d'impts, toujours plus de dpenses publiques (

  • Sortie de secours

    Plus tonnante fut toutefois la bourrasque de libralisme qui traversa les esprits galement dans l'Europe continentale, entre 1980 et 1985. En Italie, socialistes et communistes se voulaient alors de moins en moins dirigistes. Le Parti socialiste espagnol ne l'avait jamais t. Au Portugal, o le leader socia-liste Mario Soares tait, depuis la rvolution des illets de 1974, l'infranchissable rempart contre toutes les tentatives communistes de coup d'tat, les lecteurs portent au pouvoir par deux fois, en 1980 et en 1985, des libraux, qui reprivati-sent l'conomie. Mais ce fut principalement le naufrage co-nomique et financier auquel aboutirent en France, la vitesse de l'clair, les deux premires annes du socialisme mitterran-dien qui impressionna les imaginations et retourna l'opinion. Du jour au lendemain, on vit fleurir sur toutes les lvres l'loge de 1' entreprise (prive, cela s'entend). Des adoles-cents - je fus le tmoin de l'une de ces scnes cocasses -allaient jusqu' reprocher leur pre fonctionnaire de n'avoir jamais cr d'entreprise . Du jour au lendemain, les Franais devinrent fort critiques des nationalisations, dont ils avaient longtemps t en majorit partisans. On put mesurer cette conversion dans les sondages. Par exemple, parmi tant d'autres, celui publi par Paris Match le 1er avril 1983, mon-trant que 59 % des Franais taient dsormais favorables l'accroissement de la libert d'entreprendre, contre 25 % seu-lement qui persistaient souhaiter un contrle renforc de l'tat sur l'activit conomique. Dj minoritaire dans le pays ds les lections municipales de 1983, la gauche y devint presque marginale lors des lections europennes de 1984. De plus, lorsqu'on regarde les tudes de motivations des lec-teurs, telles que les analysent l'poque les instituts de son-dage, on constate que ce retournement exprime un rejet non pas seulement de telle ou telle quipe gouvernementale, mais de la gauche en tant que telle, de ses prz'ncipes doctrinaux, au premier rang desquels l'tatisation outrancire. Le Parti communiste avait perdu 50 % de son lectorat en cinq ans. TI ne les retrouvera jamais. En 1984, il tombe 11 % des voix

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    et il descendra encore plus bas par la suite. TI refuse d'ailleurs de faire partie du gouvernement de Laurent Fabius, qui suc-cde et tourne le dos en juillet 1984 celui de Pierre Mauroy. Avec un parti socialiste pass de 38 % des suffrages en 1981, aux lgislatives, 21 % en 1984, aux lections europennes, Mitterrand, jusqu'aux futures lections lgislatives de 1986, exerce donc le pouvoir avec un gouvernement qui ne repr-sente plus qu'un cinquime des citoyens.

    Plus mortifiant peut-tre encore que son chec politique et conomique fut l'chec idologique et culturel de la gauche. Non seulement son programme conomique, avec sa ligne directrice de rupture avec le capitalisme , au moment mme o tous les rgimes non capitalistes dans le monde taient en train de s'crouler, prenait soudain une tournure comique, mais ses autres projets de rdemption de la socit se mirent paratre tous plus culs les uns que les autres et se fracassrent sur les rcifs de l'irritation populaire. Ainsi, Mitterrand dut retirer en juillet 1984 son projet de loi scolaire, prototype de l'archasme socialiste.

    On ne comprendrait pas l'ampleur des protestations contre ce projet de loi, visant supprimer l'enseignement priv, si on les attribuait aux seules motivations religieuses, qui n'en expliquent qu'une partie. En fait, la majorit des millions de Franais qui avaient dfil un peu partout depuis plus d'un an protestaient avant tout, qu'ils fussent croyants ou non, contre une loi idologique, visant unifier l'enseignement l-mentaire, secondaire et suprieur sous la coupe de l'tat et des syndicats de l'enseignement public, domins par les mar-xistes. Le public avait bien senti ce qui tait recherch par le moyen de ce projet de loi: c'tait la cration d'une hgmonie, une de plus, d'un droit de proprit idologique des seuls socialistes et communistes. Nous assistmes sur ce point comme sur bien d'autres, un rejet de l'tat. Le pouvoir socialiste commit alors, sur les dsirs profonds de la socit qu'il avait en charge, un pais contresens culturel, dont d'autres exemples furent sa loi sur la presse, sa manire d'utili-

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    ser la tlvision d'tat, sa conception de la russite gouverne-mentale comme dpendant avant tout de la propagande. Un pouvoir de gauche parvint ainsi dresser contre lui non seule-ment le peuple mais presque tous les intellectuels.

    Au milieu de la dcennie quatre-vingt, nous contemplons donc un tableau des valeurs politiques o le communisme est discrdit, bien avant que ne tombe le Mur de Berlin et alors qu'on ne se doutait pas qu'il pt tomber si vite. Le socialisme lui aussi bat de l'aile, en tant qu'ide et pas seulement dans la pratique. l'chec franais s'ajoute l'exclusion durable du pouvoir des travaillistes britanniques comme du SPD alle-mand. Et, pour comble, se profile la faillite de la Sude, depuis quarante ans grotte sacre du miracle de la social-dmocratie-providence gre avec ralisme.

    Puis, au cours de la deuxime moiti de la dcennie, entre 1985 et 1990, l'assaut est donn contre ce timide regain du libralisme. L'embryon de succs des thmes libraux et de la contradiction porte l'idologie socialiste et aux rgimes communistes inspire aux sectaires une ardeur redouble pour refouler les contestataires, bien entendu avec les armes clas-siques et familires du dbat de gauche. Ainsi, Octavio Paz, dans un discours prononc Francfort, ayant compar le rgime sandiniste du Nicaragua au rgime castriste, et ayant voqu cette vrit, lmentaire et dmontre aujourd'hui, que Moscou ftnanait et quipait les sandinistes, se trouva en butte dans son pays au traitement tolrant qui fait l'hon-neur des discussions selon la gauche. La gauche marxiste des intellectuels mexicains, qui est une sorte de musum d'his-toire naturelle de la pense politique momifie, s'enflamma. Pendant une semaine, quotidiens et hebdomadaires accumul-rent articles, caricatures, sondages et jusqu' un manifeste sign par deux cent vingt-huit professeurs de toutes disci-plines scientillques et culturelles, appartenant treize pays et cinq institutions .

    Les exorcistes procommunistes taient en 1987 l'manation exemplaire de cette entit collective, de cette personnalit

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    culturelle de base que l'on a pertinemment baptise le par-fait idiot latino-amricain 1 ... On limina le nom d'Octavio paz du programme d'un concert o devaient tre chantes des mlodies composes sur des pomes de lui. Un acteur, qui devait lire au pralable ces pomes, s'y refusa. On condamna unanimement le discours de Francfort, que personne au Mexique n'avait lu, pour la raison qu'il tait alors indit, sauf quelques lignes parues dans la presse allemande. Paz y traitait d'ailleurs de bien d'autres sujets que le Nicaragua; et son tableau gnral de l'volution des ides politiques nous parat aujourd'hui tre un tissu d'vidences. Cependant, l'hrosme de la gauche informe et tolrante, dans son lan farouche pour repousser le fascisme, culmina lors d'une manifestation devant l'ambassade des tats-Unis Mexico, o Paz, ce tratre au Mexique (sic), fut brl en effigie aux cris scands par la foule tudiante de Reagan rapace ! Ton ami est Octavio Paz 2 ! .

    N'oublions jamais en effet qu'en Europe comme en Am-rique latine, la certitude d'tre de gauche repose sur un critre trs simple, la porte de n'importe quel arrir mental: tre, en toutes circonstances, d'office, quoi qu'il arrive et de quoi qu'il s'agisse, antiamricain. On peut tre, on est mme fr-

    1. Manual dei perfecto idiota latino-americano. Ouvrage collectif. Plaza y Janes, 1996.

    2. Pour tre complet, je prcise que l'agression contre Paz eut pour prtexte deux discours. Le premier fut prononc Francfort en octobre 1984 l'occasion de la remise l'crivain du prix de la Paix par le prstdent de la RFA. C'est un discours trs gnral sur la paix et la guerre, le rle des Etats et l'affrontement Est-Ouest. Les ligne~ qui dclenchrent la colre des idologues sont les suivantes: TI est clair que les Etats-Unis soutiennent des groupes arms qui s'opposent au rgime de Managua; il est galement certain que l'Union sovitique et Cuba envoient des conseillers militaires et des armes aux sandinistes; enfin, il est vident que les racines du conflit s'enfoncent profondment dans le pass de l'Amrique centrale. On conviendra qu'il s'agit l de vrits premires des plus modres et quilibres. Mais la haine contre Paz venait de plus loin: de son refus, depuis longtemps, d'tre un compagnon de route du communisme. Le second discours incrimin fut prononc Valence (Espagne) le 15 juin 1987, en commmoration du Congrs des intellectuels antifascistes tenu dans cette mme ville en 1937, pendant la guerre d'Espagne. Paz eut le tort d'y rappeler le rle de Staline et des staliniens dans la dfaite du camp rpublicain, rle pourtant abondamment document aujourd'hui chez tous les historiens srieux.

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    quemment un arrir mental en politique tout en tant fort intelligent dans d'autres domaines. Parmi d'innombrables exemples, l'auteur dramatique anglais Harold Pinter explique 1 l'intervention de l'Otan contre la Serbie en avril 1999 par le fait que, selon lui, les tats-Unis n'ont, en poli-tique internationale, qu'un seul principe: Baise mon cul ou je t'assomme. Avoir du talent au thtre n'empche pas, chez le mme individu, la dbilit profonde et la nausabonde vulgarit dans les diatribes politiques. C'est l'un des mystres de la politique que sa capacit provoquer la brusque dgra-dation de maintes personnalits par ailleurs brillantes. Comment ragirait Pinter si un critique dramatique se permet-tait de tomber aussi bas dans l'imbcillit injurieuse en com-mentant une de ses pices?

    En France, l'antiamricanisme, de droite comme de gauche, avant de se hisser, durant la dcennie 1990-2000, jusqu'aux cimes du dlire, lorsque les Franais dcouvrirent que les tats-Unis venaient d'merger de la guerre froide dans le rle d'unique superpuissance, commence par s'aiguiser sous la forme de l'antiamricanisme conomique. Le dclenchement de la croisade antilibrale se produisit lors du combat des socialistes contre le gouvernement de Jacques Chirac, du prin-temps de 1986 au printemps de 1988. Bien que les privatisa-tions effectues par ce gouvernement n'eussent touch qu'une part trs modeste des entreprises nationalises et qu'aucune de ses rformes n'et sensiblement rduit la pression fiscale et les dpenses publiques, les socialistes et les communistes n'en bombardrent pas moins pendant deux ans l'quipe Chi-rac d'invectives, la fltrissant de l'tiquette d'ultra-libralisme (le prfixe infamant devint ds lors de rigueur) et l'accusant de perversit antisociale. Pour mesurer quel point les rfor-mateurs libraux, dans toute l'Europe continentale, d'ailleurs, mais en France plus que dans les autres pays, sont peu lib-raux en pratique et ont peine enlev l'cume de la socit

    1. Lzbration, 9 avril 1999.

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    administre, il suffit de constater quelle ampleur conserve, dix ans aprs le dbut de la prtendue vague librale et malgr d'importantes privatisations, la fraction de l'conomie tou-jours dirige par les tats. La moyenne europenne de cette part tatique est passe de 15,4 % des produits nationaux en 1920 27,9 % en 1960 et 45,9 % en 1996. En France, tou-jours championne dans la pression comme dans la compres-sion, elle atteint, en 1997, 54,5 % du produit national 1 La campagne antilibrale russit pourtant merveille, puisque Mitterrand parvint dcrocher sa rlection en 1988, alors qu'il avait t, en 1984, le chef d'tat le plus impopulaire de toute l'histoire de la Cinquime Rpublique. Pour tayer leur propagande, les socialistes brandirent, ces annes-l, comme repoussoirs, l'Amrique reaganienne et la Grande-Bretagne thatchrienne. C'est ce moment que se mit prolifrer une littrature inpuisable qui prit l'habitude de dcrire ces deux pays comme de vastes mouroirs, ravags par le libralisme sauvage et o se tranaient, en gmissant d'inanition, des hordes d'indigents scrofuleux. Cette littrature tait le fruit du fantasme de ses auteurs et non de l'observation des ralits. Son ressort secret tait non pas l'chec du libralisme, mais le besoin qu'avait le socialisme de cacher le sien. Cette cam-pagne sut tre, il faut le croire, convaincante, puisqu'elle four-nit, pour longtemps, le credo de base des mdias de masse et aussi d'une grande partie de la presse dite de qualit, surtout mais pas seulement gauche. Les dirigeants politiques de droite en vinrent se dmarquer comme de beaux diables de toute parent de doctrine avec Thatcher ou Reagan. La bataille de la gauche, visant insuffler aux libraux la peur d'assumer leur libralisme et, bientt, le dsir intrioris de l'abjurer, fut gagne ces annes-l.

    En revanche, ces mmes annes, la gauche europenne mit en veilleuse sa censure de l'anticommunisme et alla jusqu' fermer les yeux sur les critiques des systmes totalitaires mar-

    1. The Economist, 20 septembre 1997.

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    xistes. C'est qu'elle avait lnvesti ses passions et plac ses espoirs dans Mikhal Gorbatchev, s'tait convaincue qu'il tait en train de construire enfin ce communisme associ la libert, ce corbeau blanc tant attendu, en vain, depuis soixante-dix ans. Pourquoi s'agacer des vocifrations primes des anticommunistes, alors que l'avnement du messie socia-liste visage humain allait une fois pour toutes clouer le bec ces crypto-fascistes ?

    Aprs le putsch rat (ou simul?) du 19 aot 1991 Moscou, et malgr le bref retour au Kremlin d'un Gorbatchev devenu un invalide politique, la gauche mondiale eut la juste intuition que, cette fois-ci, le communisme, c'tait vraiment fini. Le dernier canot de sauvetage avait coul. En apparence, il n'en tait rien. Ce coup d'tat manqu contre une politique manque laissait intacte la btisse du pouvoir sovitique. Ou plutt la faade; mais, derrire cette faade, il n'y avait plus que des gravats. La gauche le comprit sur-le-champ, avant mme la dsagrgation officielle de l'Union sovitique, qui survint le 25 dcembre 1991. C'est pourquoi elle lana la contre-offensive idologique ds la fin du mois d'aot, rpan-dant une pluie d'articles, signs en majorit par des auteurs de la gauche non communiste, moins disqualifie que les communistes proprement dits pour amorcer l'entreprise de justification posthume du communisme. Cette entreprise n'al-lait pas cesser de prendre de la vigueur et de l'ampleur durant les annes qui suivirent. De dfensive qu'elle aurait, pour le moins, d tre, elle se fit de prime abord offensive. L'vne-ment qui aurait d sonner l'heure du repentir chez les complices qui avait soutenu, aid ou tolr le communisme se mua en rquisitoire contre les pervers qui osaient pouvoir trouver dans ses crimes et ses checs une vague preuve de sa nocivit. Le communisme est fini, nous dit-on, mais que de gens merveilleux il a mobiliss ! Qu'allons-nous devenir sans cet idal? De toute faon, le libralisme est pire, c'est bien clair. Nous rsignerons-nous une politique lugubrement gestionnaire et pragmatique sans l'horizon sublime de l'espoir rvolutionnaire?

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    Le dbat fut ainsi, avec une louable rapidit de rflexe, arrach au terre--terre des ralits et ramen dans l'empyre des intentions, o nul idologue n'a jamais tort. On rebrous-sait donc chemin vers la sortie de secours : la jeunesse du marxisme-lninisme, la priode bienheureuse o il tait orn de toutes les perfections, puisqu'il n'avait pas encore t appliqu. ce dtail fcheux prs que, depuis lors, il l' avait bel et bien t, hlas! et qu'ainsi ses tardifs thurifraires s'offraient une seconde adolescence plutt snile.

    Par un savoureux paradoxe, la lgion des combattants mar-xistes redoubla de frocit partir de l'anne mme o l'his-toire venait d'anantir l'objet de leur culte. Trahissant la pense de Marx, ses disciples refusrent de s'incliner devant le critre de la praxis, pour refluer dans la forteresse inexpu-gnable de l'idal. Aussi longtemps qu'ils avaient trm le bou-let du socialisme rel, il leur fallait bien tolrer quelques objections. Aux imperfections prsentes du rgime vcu, ils opposaient la perfectibilit infinie d'une rvolution encore inacheve. Mais ds lors que le systme sovitique avait dis-paru, le mirage du communisme rformable s'vanouissait avec l'objet rformer et aussi la servitude pnible d'avoir en plaider la cause en termes de russites ou d'checs obser-vables. Dbarrasss de l'importune ralit, laquelle ils dni-rent dsormais toute autorit probante, les fidles retrouvrent leur intransigeance. Ils se sentirent enfin libres de sacraliser nouveau sans rserve un socialisme rendu sa condition premire : l'utopie. Le socialisme incarn donnait prise la critique. L'utopie, en revanche, est par dfinition inaccessible toute objection. La pugnacit de ses gardiens put donc redevenir sans limite puisque leur modle n'tait plus ralis nulle part.

  • CHAPITRE DEUXIME

    DE L'ESQUIVE LA RIPOSTE

    Une oraison plaintive servit d'ouverture en sourdine la confession agressive. Sous le coup du naufrage, on avoua du bout des lvres la faillite et jusqu'aux crimes du communisme. Mais ce ne fut qu'en manire de prcaution oratoire et pour mieux pleurer la perte du Bien suprme que seul, soupirait-on, il aurait pu nous apporter et dont l'humanit se trouvait, par sa chute, jamais dpouille.

    Supercherie cule par laquelle on contestait l'essentiel, qui tait, non que le communisme et chou, ce que, vers 1990, personne n'osait plus ou n'osait encore nier, mais que son chec tait d'une nature et d'une ampleur qui en condamnait le principe mme. Car c'tait l le fait nouveau. Pour le communisme en tant que doctrine, aprs tant de sursis imm-rits, l'heure du jugement dernier venait enfin de sonner.

    Tout le reste tait archologie. Les dsastres du socialisme rel, on y tait habitu depuis longtemps. TI n'avait jamais et nulle part rien produit d'autre. Ce qui s'imposait en outre, dsormais, c'est qu'il ne pouvait rien produire d'autre. C'tait l l'vidence supplmentaire et libratrice : il souffrait, dans sa conception mme, d'un vice de conformation. Bien des marginaux l'avaient vu et dit depuis longtemps. La gauche, mme non communiste, les avait rgulirement boucls dans le panier salade de la raction . En 1990, leur explication devenait celle de tout le monde.

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    Ainsi, le communisme avait t pouss n'engendrer que misre, injustice et massacres, non par de contingentes trahi-sons ou malchances mais par la logique mme de sa vrit profonde. Telle tait la rvlation de 1990. L'histoire condam-nait, au-del du communisme rel, l'ide mme du commurusme.

    Or le postulat qui se raffirme travers les sanglots du deuil post-sovitique exprime d'emble le refus de cette conclusion. Mais faute de pouvoir s'appuyer sur des faits, il se rduit cette croyance superstitieuse qu'on trouve dans quelque ciel lointain une socit parfaite, prospre, juste et heureuse, aussi sublime que le monde suprasensible de Platon et aussi incon-naissable que la chose en soi de Kant. Cette socit idale, le communisme tait le seul instrument apte en faire des-cendre le modle sur terre. Comme il a disparu, la possibilit mme de cette socit de justice disparat aussi. L'effondre-ment du communisme, en dpit de tout le mal qu'il a per-ptr, est donc aussi la dfaite du Bien.

    Raisonnement circulaire qui suppose dmontre la thse que prcisment l'exprience vient de rfuter. Drobade qui n'est au demeurant qu'une resuce de l'antique sophisme dont la fanfare de la propagande n'avait cess de tympaniser les jobards accourus vider les poubelles de l'histoire : nous ne nions, avouaient priodiquement les socialistes dans leurs replis tactiques, ni les mauvais rsultats ni les atrocits du communisme; nous nions en revanche catgoriquement que ces malencontreux dboires expriment l'essence du socialisme. Celle-ci reste intacte, immacule, et promise une trs pro-chaine incarnation. Selon cette argumentation, l'horreur des consquences prouve l'excellence du principe.

    Se rclamant d'un prototype parfait, puisque irralisable, le communisme, si monstrueuses aient t ses fautes dans la pratique, ne peut pas tre ractionnaire. C'est pourquoi conti-nuent, eux, l'tre, les gens qui le jugent sur ses actes. Car ce ne sont pas les actes qui doivent servir de critre, quand on value les zlateurs d'un modle idal, ce sont les intentions.

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  • De l'esquive la riposte

    Au fond, le royaume du communisme n'est pas de ce monde, et son chec ici-bas est imputable au monde, non pas au concept communiste. Ds lors, ceux qui le rcusent en all-guant ce qu'il a fait, sont en ralit pousss par une haine secrte pour ce qu'il tait cens faire: accomplir la justice. L'anticommunisme demeure donc rprhensible, si ngatif soit le bilan du communisme. Tel est le deuxime volet de l'esquive prliminaire, prparation de la contre-offensive ultrieure.

    Le subterfuge du salut par les intentions revient dans de nombreux textes parus lors de la dcomposition de l'Union sovitique ou juste aprs. En exemple, ce passage d'un expos de Lily Marcou sur le terme de l'exprience communiste, laquelle elle avait consacr pendant des annes des commen-taires plus optimistes : En dehors des pays du "socialisme rel", et pas seulement parmi les communistes occidentaux, combien ont cru en cette exprience: "Des imbciles", dira-t-on aujourd'hui. Des imbciles qui je voue une grande ten-dresse: ils ont eu foi, ils se sont battus, avec et pour cette foi, et ils se sont tromps; mais au moins leur engagement tait porteur d'une gnrosit et d'un altruisme qui n'existent plus dans cette fin de sicle. (. .. ) Tous ces sentiments et ces comportements propres plusieurs gnrations de la premire moiti du sicle sont, certes, aujourd'hui, ranger au placard, mais il n'en reste pas moins qu'ils ont illustr la puissante charge motionnelle et la force de conviction du projet communiste 1.

    C'est clair : la premire moiti du sicle reste suprieure moralement son ultime dcennie parce que le communisme y existait. Sa disparition est donc un recul et non un progrs. Les hommes qui l'ont servi, mme au prix d'une vie entire passe dans le mensonge ou dans 1' imbcillit , taient plus gnreux que ceux qui tentrent d'utiliser leur intelligence

    1. Communication au colloque international sur Les Dfis dmocratiques, de l'Amrique latine aux pays de l'Est, universit de Lausanne, 26-27 avril 1991.

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  • La grande parade

    pour respecter la vrit et pour tablir un compte rendu exact de l'imposture communiste. Les calomniateurs qui s'achar-naient salir et dconsidrer ces tmoins critiques, ou simplement respectueux de l'information, taient, eux, al-truistes . Bien entendu, les pchs du communisme sont incontestables, accorde Mme Marcou, mais ils sont vniels parce que les auteurs et les complices ou les dupes du plus long crime contre l'humanit de notre sicle, et du plus large-ment parpill sur la plante, taient porteurs d'une charge motionnelle et d'une force de conviction .

    De la part d'une marxiste, cette absolution fonde sur l'exaltation d'un subjectivisme pouss jusqu'au solipsisme n'est qu'une contradiction comique de plus. La justesse de la praxis politique fonde sur le critre exclusif de l'intime conviction et de la sentimentalit personnelle, quelle trange avatar du matrialisme historique ! Je suis toujours un peu inquiet quand j'entends quelqu'un faire l'loge d'une person-nalit politique en disant d'elle, sans prciser: C'est un homme ou une femme de conviction. Laquelle? ou les-quelles? Tout est l, me semble-t-il. Hitler aussi tait un homme de convictions, hlas! Comme on aurait prfr qu'il ne crt rien ! On retrouve dans toutes les apologies rtros-pectives du communisme cet appel l'affectivit qui excuse-rait les pires mfaits. Dans l'vangile selon Mme Marcou et bien d'autres, tout lien de responsabilit est rompu entre l'au-topersuasion noble du militant communiste et les rsultats ignobles qu'elle donne ou qu'elle couvre. Et cet aveuglement volontaire, cette irresponsabilit morale sont lous comme le sommet de la vertu dans l'ordre de l'action politique! Par voie de rciprocit, quiconque a ouvert les yeux avec lucidit sur le communisme tel qu'il tait vraiment, ou tel que sa chute le rvle, celui-l adhrait et adhre encore une conviction goste et mesquine. Bref, il est et reste de droite , raction-naire, aujourd'hui comme hier. Derechef, cet hypocrite ne fait que cacher, sous le masque de l'honnte impartialit, son aver-sion viscrale non point pour le communisme tel qu'il fut

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  • De l'esquive la riposte

    (et dont on concde qu'il est ranger au placard ), mais pour la socit juste que le communisme voulait crer. C'est l un autre corollaire charmant de cette version rdemptrice du matrialisme historique : l'histoire n'a aucun sens. Du moins son sens dpend-il non de son point d'arrive objectif, mais de son point de dpart subjectif.

    partir de ce laborieux entassement d'arguties, il devient possible de franchir un pas supplmentaire, en plaidant que les plus malheureux, les plus plaindre, en cette priode o s'teint la grande lueur l'Est , sont non pas les victimes passes et prsentes du communisme, mais bien ses anciens adeptes, aujourd'hui cruellement prouvs par sa mort. Ce pas, Danile Sallenave, entre autres choristes qui ont entonn ce De profundis, l'a franchi avec un brio pleurnichard telle-ment bouleversant qu'il devrait inciter les anciens l.eks du goulag se cotiser pour la consoler de son deuil en lui offrant un cadeau.

    Le titre de son article, Fin du communisme : l'hiver des mes 1 , appelle d'emble une remarque, qui est une lapalis-sade, mais qui ce titre s'impose avec la force d'une vidence: si la fin du communisme est l'hiver des mes, il en ressort ncessairement que l'apoge du communisme tait leur t. Ces mes dignes de compassion ne sont pas, bien entendu, les mes mortes que le communisme a expdies dans les airs par dizaines de millions, ce sont les mes meurtries des gauches occidentales qui, depuis le confort de nos dmocra-ties, regardaient de loin avec intrt, altruisme et gnrosit la besogne des bourreaux.

    Succinctement, rduite son armature logique, l'oraison funbre de Mme Sallenave repose sur la dmarche intellec-tuelle intrinsquement contradictoire que nous avons dj vue l'uvre. Le communisme tait, avoue-t-elle, une tyrannie hassable et un modle conomique nfaste . Mais, en mme temps, c'tait le seul systme qui pouvait nous sauver

    1. Les Temps modernes, mars 1992.

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    de 1' enfermement dans la consommation , du libralisme dchan, du rgne de l'argent, de la domination et du mpris. Ainsi, l'auteur reprend la lettre le jugement sur le capita-lisme que portaient les anctres socialistes vers 1850 et le juge-ment que portaient les communistes sur la dmocratie vers 1920. Elle raye d'une larme souveraine un sicle et demi d'his-toire o le socialisme a eu surabondamment la possibilit de faire ses preuves et o les socits capitalistes et dmocra-tiques ne se sont peut-tre pas dveloppes de faon exacte-ment conforme aux prvisions de Marx, Jaurs ou Lnine. Le remde communiste a transform en ruines les socits auxquelles on l'a fait absorber; il a asservi, abti et tu les hommes, ananti la culture, mais il n'en reste pas moins le seul remde. Et le libralisme n'en reste pas moins la maladie suprme, dont la chute du communisme nous empche jamais de gurir. Tout comme un quelconque secrtaire gn-ral de PC des annes cinquante, Mme Sallenave ne trouve rien d'autre constater dans les socits capitalistes dmocratiques d'Europe ou d'Amrique que la domination et le mpris .

    l'intrieur du vice de forme logique de ce psaume se logent d'autres contradictions accessoires. Par exemple, pour l'humanit, pendant la majeure partie de son histoire et, actuellement encore, sur la majeure partie de la plante, l'ob-jectif qui prime est d'liminer la pnurie. C'est mme le but que les communistes se targuaient d'tre seuls capables d'at-teindre. Certes, leur programme a engendr surtout des famines. Mais l'abondance n'en resta pas moins pour eux, tout au long de leur histoire, l'idal vers lequel tendait leur sys-tme. Pourquoi donc, ds lors qu'elle est de source lib-rale , la consommation se mue-t-elle soudain en un flau, en une prison o nous croupissons dans 1' enfermement ?

    Le reste de ce rgal littraire nous convie remcher la viande avarie de la dialectique post-communiste. Le commu-nisme tait bon parce qu'il correspondait au rve de tant de braves gens! Des canailles qui ont dup lesdits braves gens, et plus particulirement des larbins intellectuels de ces

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    canailles, propagateurs du mensonge plantaire, point de men-tion. La dcence nous conseille plutt, selon Mme Sallenave, de mditer sur la dtresse des dus de l'espoir . Ici, le vocabulaire monte crescendo jusqu' la prire. Nous aurions d consacrer plus de pit cet effacement magique (pourquoi magique ?). La disparition de l'Union sovitique aurait d d'abord nous porter au souvenir, au recueillement, la pit (bis). li est comprhensible qu'on ait parl d'un culte de la personnalit de Staline.

    Pour mieux mesurer l'normit de ce cynisme, imaginons les chefs nazis, en 1945, au procs de Nuremberg, s'adressant au tribunal en ces termes : Messieurs les juges, vous avez certes le droit de nous reprocher certains actes. Nous sommes d'ailleurs les premiers les dplorer. Mais ne croyez-vous pas qu'il serait plus opportun d'avoir une pieuse pense pour le chagrin de tous les braves gens qui ont cru au nazisme et ont aujourd'hui perdu l'espoir? lis sont condamns "vivre sans promesse" selon l'expression d'Edgar Morin. Observons une minute de silence en mditant sur l'hiver de leurs mes. Certes, Mme Sallenave et ses congnres intellectuels occiden-taux, communistes ou sympathisants, n'ont pas de sang sur les mains. Mais on peut en avoir sur le stylo.

    D'autant plus qu'ici comme chez d'autres pleureurs et pleu-reuses, les lamentations dbouchent vite sur les accusations. Aprs s'tre apitoye sur les endeuills, Mme Sallenave ouvre le feu sur les anticommunistes qui affichent une joie obscne, sur ceux pour qui il est toujours all de soi que le commu-nisme tait mauvais parce qu'il visait des idaux d'galit, de justice et de fraternit.

    Ainsi, le postulat de base demeure inchang. Bien que le communisme ait toujours aggrav l'injustice, tre contre lui c'est tre contre la justice. Le danger majeur reste le capita-lisme. Dans un livre publi un an aprs l'article analys ici 1, Mme Sallenave dplore la runification allemande. Fallait-il

    1. Passage de l'Est, Gallimard, 1993.

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    aller aussi vite? Qui pousse runir les deux Allemagne? Les industriels de l'Ouest avides de voir s'ouvrir de nouveaux marchs, mme s'il faut les payer de souffrances et d'effondre-ments individuels. J'ai souvent t intrigu par l'ignorance de l'conomie lmentaire et l'indiffrence l'observation des faits conomiques courants que cultivent avec une paresse zle tant d'intellectuels marxistes, dont cependant le matre tait, si je me souviens bien, un conomiste, et qui, lui, travail-lait. Chacun connat et chacun pouvait connatre, ds 1990, en se bornant lire le journal, le cot gigantesque pour l'Ouest de la runification, les centaines de milliards de marks dverss sur l'Est, ce qui entrana l'institution l'Ouest d'une taxe spciale de solidarit et, naturellement, majora, entre autres, les impts sur les bnfices des socits 1. Mais non, ce sont les industriels de la RFA qui comparaissent devant la Cour de justice de Mme Sallenave, pas la Stasi ! Au demeu-rant, en quoi ouvrir de nouveaux marchs est-il un crime? Mme Sallenave s'est-elle avise du fait que, si ces marchs deviennent solvables, cela signifie que, dans une rgion d'Eu-rope o le niveau de vie tait trs bas, le pouvoir d'achat a augment? O gt le mal? En ce que le capitalisme reste foncirement mauvais, mme quand il est solidaire , et le socialisme intemporellement bon, mme quand il spolie? Sur le terrain de la faillite pratique comme dans l'ordre de la respon-sabilit morale, le premier mouvement de la gauche, juste aprs l'croulement de l'Empire sovitique, de 1990 1993, fut ainsi de se drober tout examen historique srieux comme tout examen de conscience. Aprs quelques bauches de rvision critique, sans repentance toutefois, la porte entrebille de l'honntet intellectuelle se referma brutalement.

    La gauche esquissa un simulacre de rflexion, sous forme d'un colloque dit international (avec toutefois une forte coloration franco-franaise) qui se tint les 12 et 13 dcembre

    1. Encore en 1999, le transfert de l'Ouest aux Lander de l'Est est de 70 milliards de dollars par an, 455 milliards de francs.

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    1991. Une premire indication rassure, quand on examine le programme de ce colloque, c'est qu'il a lieu le 12 l'Assem-ble nationale et le 13 la Sorbonne, c'est--dire aux frais des contribuables, sous le patronage de la Maison des crivains, soutenue elle aussi par l'argent public. L'intelligentsia de gauche, c'est la bonne conscience plus la subvention. Le pro-grs exige donc que le remords de gauche soit galement sub-ventionn, quoique, de remords, dans ce colloque, il s'en manifesta fort peu. Deuxime trait piquant : l'absence clatante, dans la liste des orateurs, d'intellectuels ayant condamn, preuves l'appui, le communisme, dix ans, vingt ans ou trente ans avant qu'il ne se condamnt lui-mme en s'effondrant sous le poids de ses victimes et de sa propre inep-tie. Autrement dit, aucun des auteurs qui, depuis quelques dcennies, avaient t des juges sans complaisance du totalita-risme, et qui, mme, avaient polmiqu souvent avec la plu-part des intervenants prsents ces deux journes, n'tait invit - sauf quelques trangers, en trs petit nombre, et en mauvaise posture pour demander des comptes des interve-nants dont ils connaissaient fort peu ou pas du tout les posi-tions passes. Seule une poigne infime de Franais reprsentait une gauche modre qui, sans aller jusqu' faire de l'anticommunisme , avait nanmoins su conserver, dans les temps d'intimidation idologique, un minimum de libert et de dignit. ils ne s'enhardirent pas jusqu' perturber le crmonial d'autojustification de ce colloque. Bref, mme aprs la chute du Mur, la gauche ne parvenait pas prendre sur elle et n'estimait pas le moment venu de dbattre avec des intellectuels qui avaient formul son endroit, dans un pass o tout tait encore en jeu, un dsaccord fondamental. La troisime observation concerne l'intitul du colloque. On aurait pu imaginer : Gauche: intentions et illusions; ou bien : Gauche: navet ou complicits; ou encore, plus clairement : La gauche et le totalitarisme. Non. il ne fallait surtout pas que le titre impliqut ft-ce une allusion une quelconque dfaillance de l'intelligence ou de la conscience dans le pass,

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    y compris le plus rcent. La gauche ne se trompe jamais ou, du moins, elle ne se trompe que par rapport elle-mme, en son propre sein, d'une faon qui n'est digne d'tre discute qu'entre les pairs qui la composent, jamais dans des condi-tions qui pourraient l'amener donner raison ses adver-saires, ni mme leur donner la parole. Ainsi, sa crativit intellectuelle et sa vocation rdemptrice suivent triomphale-ment leur cours. C'est ce qu'il fallait afficher l'entre de ce colloque. Ce fut fait. Jamais intitul de colloque ne satisfit avec une aussi incomparable suavit ce besoin de s'absoudre soi-mme, puisqu'on lisait en tte du programme: Les mta-morphoses de l'engagement. Ah! qu'en termes galants ces choses-l sont mises ! Dans toutes les langues articules, on appelle ces entrechats verbaux de l'hypocrisie. Deux orateurs, vrai dire, eurent le cran de se demander : Faut-il avoir honte? TI va sans dire que cette provocation rhtorique n'avait pour rle que de servir ces deux orateurs de tremplin pour mieux rebondir vers un non retentissant et mettre davan-tage en lumire l'absurdit d'une telle question. Et, il faut y insister, dans ce colloque sur les Mtamorphoses de l'engage-ment, c'est la gauche non communiste qui fournissait le gros du peloton. Doit-on croire qu'on se sent plus morveux d'avoir t receleur que voleur? Toujours est-il que les anciens communistes ont souvent moins lud l'aveu de leurs erreurs ou compromissions et moins fard leur dniaisement que leurs compagnons de route des autres familles de la gauche. J'en veux pour chantillon ce paragraphe hautement estimable de Paul Noirot : La lucidit, crit-il, est la dernire exigence qu'on puisse poser l'gard de tous ceux - dont j'ai t -qui ont particip la fabuleuse entreprise: nous n'avons fina-lement rien construit qui puisse durer. Ni systme politique, ni systme conomique, ni collectivits humaines, ni thique, ni mme esthtique. Nous avons voulu donner corps au plus hautes aspirations humaines et nous avons enfant des monstres historiques 1.

    1. Panoramiques, 2< trimestre 1992, nO 4, Ada Codet.

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    Pourquoi, en ces dbuts de l're post-communiste, si peu de voix aussi honntes se firent-elles entendre? Personne n'exigeait que l'on se flagellt en public. Et, du reste, toute note humiliante s'teint quand l'inspecteur de son propre pass se livre un dmontage explicatif des engrenages qui le conduisirent se tromper, ce qui peut arriver aux meilleurs et aux plus intelligents. Cette lucidit courageuse rend service l'humanit. On la trouve dans les mmoires d'anciens communistes, Arthur Koestler, Sidney Rook ou Pierre Daix, qui dcortiquent avec clairvoyance et probit les conjonctures politiques et idologiques qui les ont amens se fourvoyer, sous l'empire de facteurs qui, dans les mmes circonstances, sous les mmes influences, n'eussent peut-tre pargn aucun de nous. Est-ce parce qu'ils ont t les manipuls et non les manipulateurs que les plerins de la gauche non communiste ne peuvent pas trouver en eux l'nergie ncessaire la mme probit?

    La sincrit , la soif de justice , 1' espoir de chan-ger le monde , ces misrables platitudes, surtout chez des intellectuels, n'excusent rien. On ne peut pas utiliser comme preuve de l'orientation prsume d'un systme politique vers la justice et la libert les illusions de ceux qui en ont t les dupes et les mensonges de ceux qui en ont t les profiteurs.

    Les phnomnes dont je rends compte ici appartiennent principalement au monde dit occidental, c'est--dire aux pays n'ayant jamais t effectivement gouverns par le systme communiste totalitaire, mme si l'idologie de ce systme les a marqus. Les pays o le communisme a rgn dans les faits doivent affronter, eux, d'autres difficults, bien plus redou-tables. lis sont prisonniers non seulement des ides passes, mais des ralits passes. Je dois ajouter que, parmi les pays ayant toujours chapp au communisme mais o l'idologie totalitaire reste forte, tant dans le dbat d'ides que par son poids dans la pratique politique, la France occupe une des premires places, peut-tre mme la premire. Elle constitue en Europe une sorte de laboratoire de pointe dans la produc-

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  • La grande parade

    tion des ruses destines rejeter, voire retourner les ensei-gnements de l'exprience, ou ne s'y rallier qu'avec un retard et un mauvais vouloir tels qu'ils anantissent les bnfices de l'acceptation de la vrit.

    Bnfices au demeurant bien modestes sur le plan de l'ac-tion, aujourd'hui, et vrit qu'il et t plus utile d'admettre quand le communisme existait encore. li aurait ainsi dur moins longtemps. Car, pour reprendre le raccourci symbo-lique du Mur, ce qui marque la faillite du communisme, ce n'est pas la chute du Mur de Berlin, en 1989, c'est sa construc-tion, en 1961. Elle dmontrait que le socialisme rel avait atteint un point de dcomposition o il tait contraint d'enfer-mer ses ressortissants pour les empcher de le fuir. Malheu-reusement le message tangible de cet clatant aveu d'chec ne fut compris que par une minorit d'Occidentaux. Chez la plupart des autres habitants des pays dmocratiques, les deux dcennies qui suivirent l'dification du Mur furent un ge d'or des modes et des partis marxistes, du terrorisme gauchiste - intellectuel et criminel - et des idologies rvolution-naires. Elles furent aussi, dans les partis libraux, les dcen-nies de la timidit, des rapprochements rougissants avec les marxistes, de la dtente avec l'Union sovitique, de l'Ost-politik, du compromis historique en Italie, de 1' eurocom-munisme . C'est le dshonneur de l'Occident que le Mur ft en fin de compte abattu par les populations asservies au communisme en 1989 et non par les dmocraties en 1961, comme il leur et t si facile de le faire.

    Les auteurs de tous ces pangyriques en faveur du commu-nisme, vu comme l'unique vecteur possible, sinon rel {mais tous les autres sont d'aprs eux impossibles, mme quand ils sont rels} de la prosprit dans la solidarit, maintenant qu'il a presque disparu, se gardent bien de le prendre en considra-tion l o il n'a pas encore disparu. En Core du Nord, par exemple, o, pendant les dix dernires annes du sicle a svi une famine qui a fait prir entre 1,5 et 3 millions d'habitants sur 22 millions et o la vie des rescaps est, selon leurs

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    propres termes, pire que celle des porcs en Chine . L'inter-locuteur socialiste auquel vous opposeriez le cas coren ne manquerait pas de vous rpondre que l'exemple n'est pas pro-bant. Aucun dsastre communiste ni, d'ailleurs, socialiste modr n'est jamais probant. Aucun ne rfute jamais la vali-dit du modle. Car on peut toujours invoquer des circons-tances exceptionnelles qui sont censes retirer cette exprience dtermine une quelconque valeur dmonstrative. Conseiller Mme Sallenave, si elle veut retrouver 1' t des mes , d'aller s'installer Pyong Yang ne saurait maner que d'une mauvaise foi sordide. La Core du Nord ne saurait tuer l'espoir . C'est un mouroir, sans doute, mais l'idal de fraternit qui l'inspira au dpart reste moralement sup-rieur aux miasmes du cloaque libral. L'utopie n'est astreinte aucune obligation de rsultats. Sa seule fonction est de per-mettre ses adeptes de condamner ce qui existe au nom de ce qui n'existe pas.

    Le refoulement du pass sovitique est aussi puissant aux tats-Unis qu'en France, et peut-tre mme plus envahissant, parce que moins culpabilis et moins explicable par l'histoire politique du pays. L'Amrique n'a jamais eu de parti commu-niste capable de faire lire ft-ce un reprsentant ou un sna-teur. Les citoyens dsireux de transfrer sur place le modle sovitique n'y ont jamais reprsent qu'une impalpable et irraliste minorit, compose surtout d'intellectuels. Les syn-dicats ouvriers amricains, tout en votant dmocrate, ont une longue tradition d'anticommunisme. lis se sont montrs sou-vent plus intraitables sur ce point que les grands capitalistes. En 1959, par exemple, ils refusrent de recevoir Khrou-chtchev, lors de la tourne de celui-ci aux tats-Unis, arguant juste titre de l'absence de libert syndicale en URSS. Durant le mme voyage, le jubilant secrtaire gnral allait d'ovations en petits fours dans les milieux patronaux 1. Certes, le Parti

    1. Si je puis invoquer ma modeste exprience personnelle) mon livre La Tentation totalitaire (1976), lorsque la traduction en fut publie aux Etats-Unis, fut vigoureu-sement soutenu par les dirigeants syndicaux, qui m'invitrent parler de nom-

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    communiste amricain, quoique groupusculaire, joua jadis un rle d'une dplorable efficacit, durant les annes quarante. TI devint une des bases d'action de l'espionnage sovitique. Mais l'opinion publique, aux tats-Unis, n'a jamais comport, comme en Italie, en France, en Espagne, de courant de masse favorable l'application du communisme. L'aprs-commu-nisme n'y sonna donc pas, comme en Europe, le glas d'un idal choy par beaucoup et que l'on dt s'chiner radou-ber. Cet idal n'avait pas tenu, dans l'imaginaire politique et idologique amricain, la place minente qu'il avait occupe dans le ntre, o il avait nourri la vision du monde et le senti-ment d'appartenance de tant de gnrations successives.

    Pourtant, aprs 1990, les libraux amricains prouv-rent le besoin et accomplirent la prouesse d'touffer tout bilan srieux de la tragdie sovitique et tout retour en arrire sur les erreurs commises en Occident son sujet. Libraux dsigne, on le sait, aux tats-Unis, une sorte d'extrme gauche du parti dmocrate. Sans tre organis politiquement, ce li-bralisme exerce une influence diffuse mais souveraine grce aux places fortes qu'il commande dans la presse, l'di-tion et les universits. C'est videmment le contraire du libra-lisme au sens classique, lequel, d'ailleurs, en Amrique, rpond la dnomination de classic liberalism, pour viter la confusion.

    Les motifs de l'hostilit librale tout inventaire du pass sovitique et mme toute analyse de l'aprs-commu-nisme et de ses problmes s'enracinent dans la guerre froide. Pendant plusieurs dcennies, l'opinion cultive s'est partage en Amrique entre faucons et colombes . Ces dernires dominaient les principaux moyens d'agir sur l'opinion publique. Pour les colombes, l'agressivit sovitique n'avait pas d'origine interne, elle n'tait qu'une rponse angoisse

    breuses reprises devant des assembles d'adhrents. L'accueil fut en revanche plus rserv dans les milieux universitaires, alors imprgns de l'esprit de la dtente vis--vis de l'Union sovitique et d'une admiration encore trs vive pour la Chine communiste.

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    la stratgie d'endiguement des faucons. La diplomatie occi-dentale devait donc consister dlivrer les Sovitiques et les autres gouvernements communistes de leur peur de l'inscu-rit, en se gardant leur gard de toute intransigeance, en multipliant les concessions et les aides, en s'abstenant de rpli-quer aux attaques, ft-ce verbalement.

    En dcembre 1979, quand l'Arme rouge envahit l'Mgha-nistan, on vit fleurir dans la presse librale amricaine - la meilleure, la plus diffuse et la plus influente - les ditoriaux et les analyses condamnant... les Amricains, du moins les forcens de la guerre froide, les cold wamors (

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    les annes soixante et soixante-dix dans les universits amri-caines. Toute confrontation de la part de l'Ouest, selon cette thse, ralentissait ou compromettait la dmocratisation sovitique. Ainsi, le sovitologue Stephen Cohen, la fois pro-fesseur d'universit et ditorialiste attitr du New York Times, attaquait-il rgulirement le cold war establishment , la coterie de la guerre froide. TI allguait que les milieux poli-tiques sovitiques se subdivisaient en plusieurs crypto-partis, et qu'une diplomatie trop ferme de la part de l'Occident affai-blirait l'Est les dirigeants rformateurs et conciliants. Nous devions donc, mme en cas d'actions expansionnistes, en apparence du moins, de la part de l'URSS, garder notre calme et bannir toute raction prcipite.

    Cette opposition entre partisans et adversaires de la guerre froide continua de fournir le critre de toute classification politique et le fil conducteur de toute rflexion historique mme aprs la fin de ladite guerre froide, par forfait de l'un de ses deux acteurs.

    Toute tentative pour valuer enfin sereinement le pass du communisme, maintenant qu'il avait cess d'tre un enjeu politique dans le prsent, tout livre consacr mme l'aprs-communisme, c'est--dire aux difficults rencontres dans les socits gravement mutiles par des dcennies d'esclavage totalitaire, tout bilan, toute recherche, voire l'exploration des archives de l'Est, taient mis sur le compte d'une nostalgie de la guerre froide dguise en curiosit scientifique. Pour-quoi ressortir cette vieille marchandise? La cause n'est-elle pas entendue? Tournons la page! L'intrt persistant des anciens faucons pour l'histoire des pays communistes et pour leur avenir provenait clairement de leur amertume d'avoir perdu la cible de leur animosit passe, d'tre privs en quelque sorte de leur fonds de commerce culturel. L' hiver des mes , dans cette perspective, tait celui des anciens anticommunistes, encore plus inconsolables que les anciens communistes.

    Ainsi aux tats-Unis comme en Europe, au moment o le

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  • De l'esquive la riposte

    communisme vient de s'effondrer et o l'horreur de son pass apparat sous un jour enfin complet, ce sont les anciens anti-communistes qui sont mis en accusation, tandis que les anciens procommunistes entrinent avec une fiert redouble les choix qu'ils ont faits.

    Eux ne se sont pas tromps, ce sont leurs contradicteurs que l'histoire a rfuts. Pourquoi? En particulier, parce que ces obsds avaient qualifi le totalitarisme communiste d'irr-versible. Or, il a disparu, donc l'vnement leur a donn tort. J'ai dj longuement rpondu, en ce qui me concerne, cette objection, dans Le Regain dmocratique 1. Je serai donc trs succinct ici. J'ai souvent crit que le communisme tait irr-versible dans ce sens qu'il tait inamendable, mais je n'ai jamais dit qu'il ft irrenversable. J'ai mme toujours dit le contraire. Le rve de la gauche universelle - perfectionner le communisme, l'humaniser, le rendre plus efficace conomi-quement et moins rpressif politiquement, tout en y mainte-nant les structures matresses du socialisme - a t, partout et toujours, refut par la pratique. Un systme totalitaire ne peut pas s'amliorer: il ne peut que se conserver ou s'effon-drer. Ce qui est une autre manire de dire qu'il n'est pas rver-sible, mais qu'il est renversable. C'est pourquoi j'ai crit dans La Tentation totalitaire (1976) : La seule manire d'amlio-rer le communisme, c'est de s'en dbarrasser. C'est exacte-ment ce qu'ont fini par comprendre et par faire les peuples de l'ex-Union sovitique et de ses colonies d'Europe centrale, entre 1989 et 1991. Comment aurais-je pu croire l'ternit du communisme, alors que, depuis Ni Marx niJsus, ds 1970, j'explique qu'il a d'ores et dj totalement chou dans tous les domaines, qu'il n'a jamais t viable et que sa longvit est une anomalie, due l'excellence de son systme rpressif, aSSOClee la complaisance paradoxale des dmocraties? Celles-ci ont maintes reprises secouru son conomie et

    1. 1992, Fayard et Pluriel-Hachette. Voir notamment le chapitre sixime, Le prvisible et l'imprvu , et l'annexe l, De la rversibilit du communisme , reproduction d'un article paru en 1988.

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  • La grande parade

    acquiesc sa diplomatie. TI suffira, ai-je argu dans Comment les dmocraties finissent (1983), que cette complaisance cesse pour que la fragilit inhrente au communisme drou1e tous ses effets et le conduise la panne gnralise; cette panne que les dmocraties riches s'obstinaient, depuis 1921, prve-nir grands frais. Le lecteur voudra bien me pardonner ces quelques prcisions, mais, comme certains critiques amri-cains ont claironn que je m'tais contredit par rapport mes ouvrages antrieurs en crivant Le Regain dmocratique 1, j'ai cru pouvoir m'octroyer le droit cette petite mise au point.

    Quelque lumire que son pilogue ait jet sur la sombre histoire du communisme, le rsu1tat essentiel, en Europe comme en Amrique, du point de vue de la gauche est nan-moins obtenu : les bons restent les bons et les mauvais restent les mauvais. Ceux-ci, en Amrique, sont les incurables nos-talgiques de la guerre froide ; en Europe, ce sont les ternels ractionnaires, qui ne pouvaient tre critiques du commu-nisme que par refus du progrs social et qui persistent. Mais l'objectif est identique pour les intellectuels de gauche du monde entier : eux qui, devant le phnomne socialiste, se sont tromps intellectuellement et compromis moralement, ils n'ont rien regretter - ou si peu de chose - et surtout n'ont pas se repentir, car, recherchant la justice, en fin de compte ils n'ont pas commis d'erreur ni fait de mal.

    Bien plus : rapidement ils se sentirent en position de se remettre accuser. Un naf, entre autres, qui se fit triller, faute d'avoir saisi aSsez vite que le vent avait de nouveau tourn, fut le cardinal Decourtray, archevque de Lyon et pri-mat des Gau1es. Dans Le Figaro du 5 janvier 1990, le cardinal (dcd depuis) publiait un entretien propos du commu-nisme en cours de dcomposition et qui, avec la chute de la censure, dvoilait tous ses charmes passs et toutes ses cons-quences prsentes. Parlant des catholiques de gauche, le car-

    1. TI n'a pas fallu moins de deux articles dans le New York Times pour l'annon-cer. Very weIl, he contradicts himself , par Alan Tonelson (21-11-1993) et Con-tradicted by Events, a Pundit Plows Ahead , par Michiko Kakutani (17-12-1993).

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  • De l'esquive la riposte

    dnal dclare : Dans un souci de maintenir la communion avec les plus engags, on s'est laiss entraner une certaine connivence, il faut le reconnatre. Propos fort modrs, puisque, tout en avanant une rserve, Decourtray confirme la puret de l'intention et souligne les limites de la compro-mission. Mais c'en tait encore trop pour les anciens compa-gnons de route chrtiens du totalitarisme. Les projectiles se mirent pleuvoir sur l'imprudent prlat. Va-t-on jeter le soupon sur ceux qui luttent contre les injustices ? inter-roge, dans La Croix du 10 fvrier, la secrtaire gnrale de l'Action catholique ouvrire. On remarquera, une fois de plus, la ptition de principe consistant tenir pour dmontr ce qui vient prcisment d'tre rfut par l'histoire, savoir la valeur du communisme comme instrument de lutte contre l'injustice. Une gifle vient d'tre donne de nombreux visages d'hommes et de femmes engags dans la lutte pour la libration de l'humanit, qu'ils soient croyants ou non , ajoute la secrtaire gnrale. Notons-le derechef: l'auteur de cette rplique Decourtray n'a, en 1990, toujours aucun doute sur le fait que le communisme a rellement combattu pour la libration de l'humanit. Les sempiternels faux-fuyants, si uss soient-ils, viennent une fois de plus au secours de cette thse : les crimes et les abus du totalitarisme ne sont pas, nous ressasse-t-on, du vrai communisme; et la cata-strophe conomique ne remet pas en question la vrit du marxisme. Decourtray avait frapp indignement d' exclu-sion le dynamisme missionnaire de l'glise dans le monde ouvrier . Ce qui revient postuler que la seule forme possible de ce dynamisme missionnaire reste la connivence avec le communisme, mme aprs sa chute. Tant de rquisitoires de la mme veine fondirent sur la tte du primat des Gaules que l'infortun fut accul la rtractation. Penaud, il crivit aux vques qu'il avait t trop rapide pour tre compris et n'avait pas vrifi le contenu de cette interview. Venant d'un prtre, qui aurait d fournir un modle de courage, cette reculade illustre bien la persistance de la capacit de terreur

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  • La grande parade

    idologique du communisme. Les complices actifs ou les tmoins silencieux de ses mfaits, un instant effleurs par un soupon de culpabilit, surent promptement ragir pour recouvrer toute la vigueur de leur agressivit.

  • CHAPITRE TROISIME

    LE VRAI COUPABLE DU XXe SICLE: LE LIBRALISME

    La dfense posthume du communisme a pour volet compl-mentaire la mise en accusation du libralisme. Rhabiliter le communisme en tant que tel tait une tche difficile, voire impossible. On s'avisa donc de plaider sa cause indirectement, en montrant que son contraire, le libralisme, tait encore pire que lui. Outre la noblesse des intentions qui l'inspiraient, le communisme avait donc eu le mrite de faire barrage la domination exclusive du libralisme et d'en limiter les dgts. Maintenant que la digue communiste a t emporte, le mal libral est libre de se rpandre partout. Avec son corollaire la mondialisation, il plonge l'humanit dans la misre ou, tout au moins, l'injustice.

    Ainsi s'affirme, en un ou deux ans, aprs la dsagrgation de l'Europe communiste, une pense unique selon laquelle, pour reprendre la phrase d'une socialiste, membre du gouvernement de Lionel Jospin, le vingtime sicle aura vu la faillite du libralisme . Quelques nafs avaient pu tirer de l'observation des faits la vague impression que le vingtime sicle avait plutt vu la faillite des conomies administres. D'aprs les tmoins et les historiens, les conomies qui avaient le plus tragiquement chou taient, semblait-il, celle de la Russie de Staline et de Brejnev ou celle de la Chine du Grand Bond en avant. Parmi les pays en voie de dveloppement, les

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  • La grande parade

    plus mal en point semblaient bien tre ceux qui avaient copi les recettes sovitiques ou maostes. Au premier coup d' il, on tait enclin croire que la vie, depuis 1945, avait t plus supportable en Hollande qu'en Bulgarie, en France ou en Ita~ lie qu'en Roumanie ou en Pologne; en Allemagne de l'Ouest que dans celle de l'Est; en Core du Sud qu'en Core du Nord et mme en Inde qu'en Chine.

    Eh bien, il nous faut chapper au pige de ces apprciations superficielles! Ce que la dcomposition du communisme a prouv, c'est que le libralisme n'est pas viable. On qualifie gnralement en France de pense unique la pense des partisans de la monnaie europenne et de la mondialisation, donc d'un certain libralisme. Mais, en juger par la masse des opinions exprimes dans le sens contraire, la pense unique ne serait-elle pas plutt celle des ennemis du libralis~ me ? En tout cas, on avait rarement vu se publier autant de livres et s'exprimer autant de jugements le condamnant qu'au cours des annes qui suivirent la fin du socialisme rel et du dirigisme collectiviste, pour cause de banqueroute. Jamais aucune exprience n'avait abouti en un aussi bref dlai un chec aussi absolu, et aussi autonome, consquence de ses seuls vices internes, l'exclusion de tout facteur externe, cata~ clysme naturel, pidmie ou dfaite militaire.

    La cause semblait d'autant plus entendue que mme les versions dmocratiques du socialisme avaient soit fait faillite, soit d entreprendre une rvision dchirante. Ce fut le cas pour le travaillisme britannique aprs 1980, pour la rupture avec le capitalisme la franaise aprs 1983, pour la social-dmocratie la sudoise entre 1985 et 1990.

    Pourtant, vingt ans aprs le ralliement de la Chine au march, dix ans aprs la chute du Mur de Berlin, huit ans aprs la fin de l'URSS, l'enseignement majeur tirer de l'his-toire du vingtime sicle, semble-t-il, serait la condamnation non pas du collectivisme, mais du libralisme! Dans les mdias, parmi les intellectuels, dans les milieux politiques, le libralisme, d'ailleurs, devient systmatiquement l'ultra-libra-

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  • Le vrai coupable du XX! sicle: le libralisme

    lisme, le libralisme sauvage, voire dchan. Mme la droite classique accepte et utilise le clich selon lequel le libralisme serait une jungle , selon une expression employe par Alain Jupp (dclaration RTL le 27 mai 1997). Les plus libraux des hommes politiques franais n'osent mme pas se rclamer de Margaret Thatcher, prfrant se placer sous la bannire de Tony Blair. En 1994, un mdecin politologue, Jean-Chris-tophe Rufin, publie sans sourciller ni faire rire un livre intitul La Dictature librale. En 1997, un chef gaulliste, Philippe Sguin, retourne le non-sens contre les socialistes: ce sont eux, tonne-t-il, qui ont dclench la dictature du libra-lisme . D'aprs le mme Sguin (discours de Bruxelles, le 6 janvier 1997), l'Europe serait sous la menace d'un capita-lisme totalitaire . L'glise catholique, la majorit des vques, pousent ce vocabulaire de rprobation de la libert cono-mique. Dans le domaine culturel mme, le march, c'est le mal. Dans Le Monde (15 fvrier 1997), Philippe Dagen traite, peu de chose prs, de nazi le plus grand historien vivant du dix-septime sicle littraire et artistique, Marc Fumaroli, lequel a os s'lever contre la conception d'une culture enti-rement dirige par l'tat et finance par ses subventions. Un crivain chiraquien , Denis Tillinac, publie L'Horreur capitaliste.

    TI n'y a pas qu'en France que ces sornettes ont cours. Le ministre allemand CDU du Travail, Norbert Blm, dclare: L'conomie de march n'est acceptable que si elle apporte un quilibre entre la concurrence et la solidarit (Time, 7 juillet 1997). C'est oublier que les seuls tats qui ont eu la volont et les moyens de construire un tat providence rel et efficace avec scurit sociale, allocations familiales, indem-nits de chmage, retraites, bref, tout un arsenal de presta-tions substantielles et effectivement payes, sont les grandes conomies capitalistes. De mme, les socits librales ne sont jamais sauvages . Ce sont au contraire les seuls tats de droit, les seuls o l'conomie est encadre par des principes juridiques svres et rellement appliqus. L'ignorance histo-

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  • La grande parade

    rique de nos contemporains devient parfois abyssale. Ainsi le multimilliardaire George Soros, Amricain d'origine hon-groise, condamne le capitalisme, dans un article de The Atlan-tic, au dbut de 1997, parce que, dit-il, durant son enfance en Europe, il a vu le libralisme engendrer le chmage et le ch-mage engendrer le totalitarisme. Or, le chmage n'est l'ori-gine de l'installation ni du bolchevisme russe en 1917-1918, ni du fascisme italien en 1922. li joue un rle dans l'arrive d'Hitler au pouvoir en 1933, mais parmi bien d'autres facteurs plus importants. Au demeurant, la crise conomique et le ch-mage des annes trente firent ragir deux autres pays non ngligeables par un mouvement non pas vers l'extrme droite mais vers la gauche: la France avec le Front populaire de Lon Blum, les tats-Unis avec le New Deal de Franklin Roosevelt. Enfin, les conomies de cette poque n'taient que partiellement librales, vivant retranches derrire d'paisses et hautes murailles protectionnistes.

    Par son raisonnement, Soros montre qu'intellectuellement il est rest plus europen qu'il n'est devenu amricain. Quel est, en effet, le secret de cette phobie du libralisme qui tenaille l'Union europenne l'exception du Royaume-Uni et de l'Irlande ? li est que l'Europe, des degrs divers selon les pays -le plus born tant la France -, attribue un excs de libralisme, qui n'est gure son fait, des maux qui dcou-lent en ralit de son excs de rglementation, de surfiscalit, de redistribution, de protection sectorielle et d'intervention tatique. C'est un peu comme si un sdentaire suraliment attribuait l'abus d'exercice physique les lourdeurs qu'il se sent. Par exemple, dans L'Horreur conomique (Fayard, 1996), livre dont l'immense succs montre quel point il correspond aux prjugs du public, Viviane Forrester soutient que la mondialisation et la libralisation dtruisent les emplois. Or elles en ont, au contraire, cr des centaines de millions depuis 1980 partout sauf en Europe. C'est en Europe que le chmage moyen est, durant cette priode, le plus lev et la cration d'emplois la plus pitre. Pourquoi? Au lieu de se poser la

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  • Le vrai coupable du XX sicle: le libralisme

    question, les Europens prfrent se raconter des histoires en inventant que les emplois amricains ou britanniques sont des petits boulots dont eux-mmes ne voudraient aucun prix. Or, d'abord, il vaut mieux s'intgrer avec un travail peu pay, et l'espoir d'un meilleur salaire plus tard, que d'tre un exclu qui coule pic, comme en Europe il y en a des millions. Et puis, l'argument ne tient pas devant les chiffres : quand, comme aux tats-Unis ds 1997, le chmage tombe aux alentours de 5 %, l'offre d'emplois surpasse la demande, le salari devient le matre du march du travail. Comme l'ob-serve Alain Cotta 1, le chmage amricain est pass de son taux lev de 7 % en 1991(ce qui le mettait quand mme cinq points au-dessous du chmage socialiste franais) moins de 4,5 % en 1998 et 4,1 % fin 1999. Taux d'autant plus remar-quable que la population active a augment de dix millions de personnes depuis 1991.

    La plupart des gouvernements europens, dans leurs poli-tiques dites, par antiphrase, de l'emploi , s'obstinent lan-cer sur l'eau un bateau trop lourd pour flotter. Aprs quoi, ils se ruinent en remorquages, renflouages, sauvetages pour tenter de remonter le navire la surface et ddommager les naufrags. La pire des ccits est la ccit volontaire. Non seulement on refuse de prendre acte des russites du libra-lisme quand il russit, mais on lui impute des malheurs aux-quels il est tranger. Mme un esprit aussi fin qu'Hubert V drine, ministre des Affaires trangres dans le cabinet Jospin, en visite Moscou le 11 janvier 1999, attribue la crise russe de l't prcdent 1' abus des gadgets ultralibraux . Voir de l'ultralibralisme dans la lourde machine tatique des apparatchiks forms sous Brejnev, doubls de voleurs qui expdient illico dans leurs comptes suisses l'argent prt la Russie par le Fonds montaire international au fur et mesure qu'il arrive, cela dnote une lecture du monde contemporain, de l'histoire et de l'conomie inquitante de la part d'un

    1. Alain Catta, Wall Street ou le miracle amricain, Fayard, 1999.

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  • La grande parade

    ministre dont le mtier est de connatre les affaires internatio-nales. Hubert V drine a l'excuse de ne pas tre le seul, trs loin de l, qui ait commis ce contresens sur la crise russe de 1998 et, plus gnralement, sur l'incapacit de la Russie, entre autres, surmonter les consquences du communisme 1. J'y reviendrai.

    li est certes trs utile de fustiger les dfauts du libralisme, les rats et les injustices du capitalisme dmocratique. Mais c'est inutile si on le fait dans l'espoir de renflouer le socia-lisme. Le socialisme a fait naufrage et ce n'est pas de son pave qu'on pourra extraire les remdes aux maladies sociales, conomiques et politiques du libralisme. Les partis socialistes de la fin du vingtime sicle n'ont d'ailleurs plus de socialistes que le nom et un certain doigt pour empcher l'conomie de se dvelopper. lis ont d renoncer mettre en uvre le socia-lisme au sens exact du terme, tel qu'il fut invent au dix-neuvime sicle et appliqu au vingtime. Ce socialisme-l, le seul authentique, est mort. li n'y a plus aujourd'hui que diverses faons de pratiquer le capitalisme, avec plus ou moins de march, de proprit prive, d'impts et de redistribution. Aussi la correction des vices de fonctionnement du libralisme ne saurait-elle venir que du libralisme mme.

    Le savoureux paradoxe de l'antilibralisme est que la gauche a su l'utiliser pour pousser la droite se suicider en reniant ses convictions, cependant qu'elle-mme, quand elle tait au pouvoir, s'loignait petits pas du socialisme pour adopter subrepticement et insensiblement l'conomie de march. Certes, cette volution fut toujours trop lente et en retard sur les ncessits. Elle laissa se prolonger trop long-temps l'tatisme redistributeur, fond sur l'impt confisca-toire et le dficit public. Mais la gauche, contrainte et force, n'en prit pas moins le chemin libral, alors que la droite terro-

    1. C'est de cette incapacit ou de cette extrme difficult que traite notamment mon livre Le Regain dmocratique (1992) o je mets en garde contre l'optimisme excessif qui, vers 1990, augurait aux pays dbarrasss du communisme une rapide ascension vers la prosprit capitaliste et la dmocratie politique.

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  • Le vrai coupable du ~ sicle: le libralisme

    rlsee continuait ressasser sa condamnation du modle anglo-saxon . On ne peut pas se dire gaulliste quand on est partisan d'un libralisme effrn , proclame Charles Pasqua, homme politique gaulliste qui, en 1999, aux lections euro-pennes, a cr une liste de candidats dissidente contre le parti gaulliste officiel. L'homme qui prend la tte de la liste centriste (UDF), Franois Bayrou, dclare pour sa part: ct d'un parti conservateur libral [il s'agit de la liste unique du RPR, parti gaulliste, et de Dmocratie librale, parti d'Alain Madelin] nous allons occuper le vaste centre avec, enfIn, un parti europen, rformateur, solt'daire. Solidaire s'oppose trs videmment ici libral et implique, une fois de plus, cette ide fausse que les socits librales seraient incompatibles avec la solidarit alors que ce sont elles, et elles seu1es, qui ont invent et mis en pratique les grands systmes de protection sociale et l'tat providence.

    Un autre des angles de dfense rtrospective du commu-nisme se fonde sur cette erreur historique. TI consiste conf-rer un rle positif au communisme non pas tellement en lui-mme, tel qu'il fut ralis, que pour son rle de moteur du progrs social dans les socits o il ne fut pas ralis. En un mot, si le communisme d'tat fut un chec, le communisme d'opposition aurait t un facteur de justice. Telle est la thse soutenue par Jean-Denis Bredin dans un article intitu1 Est-il permis? (sous-entendu : de regretter le communisme) et paru dans Le Monde du 31 aot 1991, quelques jours aprs le coup d'tat faux ou vrai, en tout cas manqu, perptr contre Gorbatchev, vnement que beaucoup ressentirent avec raison et souvent avec chagrin comme annonciateur de la dissolution prochaine de l'Union sovitique. Est-il permis d'avancer timidement, crit Bredin, que le communisme, si dtestable quand il a tenu le pouvoir, a utilement servi quelques dmocraties, celles qui n'avancent gure sans tre bouscu1es ?... Le progrs social, dans notre vieux pays conservateur [la France], lui a d beaucoup. Et mme, le socialisme n'et peut-tre t, chez nous, qu'un radicalisme

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  • La grande parade

    autrement dnomm, s'il n'y avait eu le communisme qui le surveillait .

    On reconnat ici la thorie selon laquelle seules les lut-tes , les grves, les occupations d'usines, voire les meutes auraient permis le progrs social, qui n'aurait t obtenu que lorsqu'il tait arrach aux propritaires des moyens de pro-duction. Or il s'agit-l d'une reconstruction de l'histoire par l'imagination marxiste. Des dizaines d'annes avant l'appari-tion des premiers partis communistes et mme des premiers thoriciens socialistes, ce sont les libraux du dix-neuvime sicle qui ont pos, avant tout le monde, ce que l'on appelait alors la question sociale et qui y ont rpondu en laborant plusieurs des lois fondatrices du droit social moderne. C'est le libral Franois Guizot, ministre du roi Louis-Philippe qui, en 1841, fit voter la premire loi destine limiter le travail des enfants dans les usines. C'est Frdric Bastiat, cet cono-miste de gnie que l'on qualifierait aujourd'hui d'ultralibral forcen ou effrn, c'est lui qui, en 1849, dput l'Assemble lgislative intervint, le premier dans notre histoire, pour non-cer et demander que l'on reconnaisse le principe du droit de grve. C'est le libral mile Ollivier qui, en 1864, convainquit l'empereur Napolon III d'abolir le dlit de coalition (c'est--dire l'interdiction faite aux ouvriers de se regrouper pour dfendre leurs intrts), ouvrant ainsi la voie au syndicalisme futur. C'est le libral Pierre Waldeck-Rousseau qui, en 1884, au dbut de la Troisime Rpublique, fit voter la loi attribuant aux syndicats la personnalit civile. Est-il permis de souligner, tout en le rappelant, que les socialistes de l'poque, de par leur logique rvolutionnaire (bien antrieure l'apparition du moindre parti communiste) manifestaient une violente hosti-lit l'gard de cette loi Waldeck-Rousseau? Car, dissertait Jules Guesde, sous couleur d'autoriser l'organisation profes-sionnelle de notre classe ouvrire, la nouvelle loi n'a qu'un but: empcher son organisation politique . La suite, dmen-tant ce perspicace pronostic, montrera, tout au contraire, que l'une devait favoriser l'autre. Ce sont les grands syndicats

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  • Le vrai coupable du xxe sicle: le libralisme

    ouvriers qui servirent de socle et mme de source de finance-ment pendant longtemps au parti travailliste britannique, au parti dmocrate amricain, au parti socialiste allemand ainsi qu'aux divers partis socialistes rformistes de l'Europe scandi-nave. C'est aussi dans ces pays, en l'absence presque complte de tout aiguillon communiste, que surgirent et se perpturent les syndicats ouvriers les plus puissants. C'est au contraire dans les pays, et notamment en France, o les partis commu-nistes acquirent un poids politique important qu'ils affaibli-rent le syndicalisme force de l'idologiser. On le sait, les adhrents syndicaux reprsentent en France un pourcentage infime de la population active. D'autre part, le syndicalisme franais, quelle que soit l'idologie de ses diverses centrales, en vint rapidement ne plus dfendre que des intrts catgo-riels, essentiellement ceux des agents de la fonction publique et des services publics, travailleurs dj privilgis par rapport aux salaris du secteur marchand. TI y a plusieurs dcennies que les syndicats franais ne remplissent plus les critres de reprsentativit dfinis par la loi au dbut des annes cin-quante et en particulier le critre selon lequel un syndicat n'est lgitime que s'il peut vivre des cotisations de ses adhrents. Les syndicats franais, depuis belle lurette, ne subsistent que grce aux subventions, directes ou indirectes, de l'tat, c'est--dire grce de l'argent soustrait des contribuables dont l'immense majorit n'est pas syndique. Le rle d'aiguillon du progrs qu'auraient jou les partis communistes ne semble donc pas dmontrable. On peut mme dire que dans bien des cas la prsence dans le jeu politique d'un fort parti commu-niste a ralenti le progrs social au lieu de l'acclrer. Par exemple, la fin des annes cinquante et au dbut des annes soixante, le PCF se mit en tte de dfendre avec acharnement la thorie stupide de la pauprisation absolue de la classe ouvrire. Et cela au moment mme o un dcollage cono-mique sans prcdent dans l'histoire de France tait en train, au contraire, de permettre la classe ouvrire d'accder un niveau d'aisance auquel elle n'aurait mme pas os songer au

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  • La grande parade

    moment du Front populaire, vingt ans auparavant. En fait, la seule pauprisation absolue de la classe ouvrire que le ving-time sicle nous ait donn l'occasion de contempler, s'est produite dans les pays communistes et seulement dans ces pays.

    Je ne pense donc pas que, comme l'crit Bredin, tous ceux qui se sont rjouis de la chute du communisme soient unique-ment ceux qui ont craint, ici ou l, qu'un soir sinistre les opprims ne prennent le pouvoir, ceux que le communisme a fait trembler moins par ses armes que par son idologie . N'en dplaise Jean-Denis Bredin, crivain que j'estime et qui est mon ami, nombre de ceux qui se sont rjouis de la chute du communisme l'ont fait par solidarit avec la classe ouvrire, par amour pour les opprims enfm dlivrs d'un des plus cruels et des plus ineptes despotismes de toute l'histoire humaine. Cela aussi, est-il permis de le souligner?

    * * *

    La voie tant ainsi fraye, des esprits moins subtils s'y ru-rent. Dlaissant dsormais toute prcaution de langage, ils se sentirent libres d'affirmer sans dtour avoir t tmoins du contraire de ce qui s'tait pass. Les ingnus taient ports croire que nous tions entrs, aprs 1989, non dans l'aprs-libralisme, mais dans l'aprs-communisme. li fallut les dtromper. L'Aprs-Libralisme, c'est d'ailleurs, point nomm, le titre d'un livre d M. Immanuel Wallerstein 1. La quatrime page de couverture nous apprend, notre stupeur, que cet auteur dirige le Centre Fernand-Braudel l'universit de Binghampton et enseigne l'cole des Hautes tudes en sciences sociales Paris. Qu'enseigne-t-il ? Qu'avec l'croule-ment de l'Union sovitique nous avons vcu, notre insu, 1' implosion du libralisme . Tel est en effet le titre de son

    1. ditions de l'Aube, 1999.

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  • Le vrai coupable du XX" sicle: le libralisme

    chapitre troisime. L'anne 1989 est, dit-il, l'anne de la soi-disant fin des soi-disant communismes. Elle marquait, selon W allerstein, la fin du libralisme. On notera dans la mme phrase, la prsence implicite de l'inusable et inluctable dro-bade : le communisme qui a chou n'tait pas le vrai commu-nisme, lequel, de ce fait, continue et continuera jusqu' la fin des temps rester la fois irremplaable et introuvable, donc immunis contre toute critique.

    La critique, c'est, tout au contraire, celle du libralisme, consquence vidente de la faillite du socialisme, qui devenait la tche urgente du jour. Et c'est ce travail que s'em-ployrent sans dsemparer nombre d'intellectuels de la gauche ancienne ou nouvelle, modre ou ultra. Ces intellec-tuels taient, si je comprends bien, les triomphateurs du moment, ceux auxquels les vnements avaient donn raison. Les autres taient les prsums libraux, qui devaient compa-ratre devant le tribunal de l'Histoire et, au pralable, tre mis en examen par les juges d'instruction imprgns de l'idologie dfunte.

    Ainsi, quelques mois aprs la publication de mes mmoires, Le Voleur dans la maison vide 1, je reus la visite d'un jeune auteur de talent, dont le livre original sur le mouvement revendicatif des homosexuels en France depuis 1968 venait de provoquer des dbats anims et de remporter un succs mrit 2 TI me demandait un entretien sur mes mmoires pour la revue Politique internationale, fonde et dirige par Patrick Wajsman. J'acceptai donc de grand cur, par sympathie la fois pour l'interlocuteur et pour la revue.

    Ce qui me frappa ds le dbut de l'entretien fut que, sur des mmoires essentiellement et par dfinition narratifs, vo-quant des personnages qui, pour la plupart, n'avaient rien de public et racontant des vnements presque tous d'ordre priv, mon juge d'instruction ne me posa que des questions

    1. Plon, 1997. 2. Frdric Martel, Le Rose et le Noir, Seuil, 1996.

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  • La grande parade

    politiques. Certes, par la force des choses, lorsque les circons-tances de ma vie que je relatais les rendaient invitables, il me fallait bien reconstituer des moments et dessiner le portrait d'acteurs politiques. Mais, mme dans ces cas, j'avais pris grand soin de rester fidle au registre du rcit, fuyant l'analyse thorique, laquelle j'avais consacr tant de livres antrieurs. Pour une fois que j'avais crit un livre aussi tranger que pos-sible la politique dans son inspiration fondamentale, voil qu'on voulait m'y ramener de force !

    J'en compris vite la raison. L'interrogatoire n'avait nulle-ment pour but de me faire parler de ma vie, sujet du livre cependant, mais de m'extorquer un aveu sur le sens de mon itinraire idologique. Quel aveu? Je perus assez vite le schma directeur implant dans la pense de mon vis--vis et l'intention qui, au-dessus du magntophone, orientait toutes ses questions. ils pouvaient s'noncer ainsi: dfendre le lib-ralisme tait, l'extrme rigueur, une tactique acceptable aussi longtemps qu'on s'en servait comme d'un instrument, pour mettre en relief les faiblesses du collectivisme commu-niste. Mais ds lors que cette arme strictement polmique et circonstancielle n'avait plus d'utilit, aprs la dfaillance de l'adversaire, l'heure n'avait-elle pas sonn pour les libraux de faire leur autocritique et de reconnatre l'ineptie, voire la novi-cit du libralisme considr en lui-mme? On en revenait au mme sempiternel sophisme: l'effondrement du communisme privait de leur argumentaire ceux qui l'avaient combattu, et il tait grand temps pour eux de battre leur coulpe en dnon-ant le libralisme, seul vritable danger, trop longtemps masqu par l'obsession anticommuniste.

    L'obsession, telle est la tare mentale dont me gratifie mon inquisiteur dans le compte rendu qu'il fit un peu plus tard du Voleur dans la mme revue 1. Mes quelque six cents pages sont, dit-il dans cet article, le rcit de cinquante annes d'in-tense rflexion diplomatique autour d'une obsession : le

    1. Politique internationale, t 1997, n 76.

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  • Le vrai coupable du XX sicle: le libralisme

    communisme . Mfirmation qui, d'abord, constitue une erreur matrielle, comme cela ressort de mes mmoires mmes. Je n'ai jamais appartenu au Parti communiste. Je ne l'ai jamais approuv ni soutenu. Mais, comme beaucoup d'in-tellectuels de ma gnration, j'ai, pendant les dix ou quinze ans qui ont suivi la guerre de 39-45, adhr, au moins partiel-lement, la grille marxiste d'interprtation de l'histoire et de la lutte des classes dans les socits capitalistes. Affirmation qui, ensuite, montre quel point le vocabulaire stalinien a