Juan Carlos DAMICO, Le mythe de l’Empire romain de l’époque humaniste au XVIe siècle », in...

download Juan Carlos DAMICO, Le mythe de l’Empire romain de l’époque humaniste au XVIe siècle », in Rome. Mythes et Symboles, P.R.I.S.M.I., Université Nancy 2, n°4 (2003), p. 17-47

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    Le mythe de l'Empire romain :

    de l’époque humaniste au XVIe siècle

    Giunge alla piazza ove si trova altiero,

    Star eminente, un gran cavallo ardito,Et sopra Carlo assiso, e di valor gradito.

    Era in memoria del Romano ImperoIl gran Colosso dimostrato a dito,

    Voler l'Europa, l'Asia e l'Africa insieme

    Riddur con prove al Christianismo seme1. 

    Le but de ce travail est d'étudier la présence du mythe de l'Empire romain dans

    la culture italienne à l'aube de l'époque moderne et d'apporter quelques élémentsd'éclaircissement sur son utilisation dans les décors des entrées princières au cours de la

    première moitié du XVIe  siècle, période cruciale pour l'histoire de la péninsule et de

    l'Europe. Dans notre civilisation, l'exégèse de l'histoire romaine a souvent été utilisée

    comme référence ou comme modèle pour donner plus de force aux idées religieuses ou

    aux doctrines politiques défendues. Ainsi, au XVe siècle, les deux grandes époques de

    l'histoire romaine — celle de la République et celle de l'Empire ― ont donné lieu à des

    interprétations très variées et souvent très éloignées. Cet intérêt pour les formes desinstitutions politiques du passé et pour les hommes qui les symbolisaient était souvent

    vu en fonction de l'instabilité des institutions modernes et des diatribes politiques. Il

    s’agissait d’une approche critique du passé qui finissait par valoriser une période par

    rapport à une autre en fonction des valeurs étiques et politiques de chaque humaniste 2.

    1 G. A. ALBICANTE, Trattato del intrar in Milano di Carlo V Cesare sempre Augusto con le proprieFigure de li Archi..., A. Calvum, Milano, 1541, fol. F, 5.

    2  Sur la vie et les œuvres des humanistes italiens du Quattrocento  voir entre autres, E. GARIN, « Laletteratura degli umanisti », Storia della letteratura italiana. Il Quattrocento e l'Ariosto, dirigée par E.Cecchi et N. Sapegno, Garzanti, Milano, 1987, p. 7-368.

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    C'est ainsi que vers la moitié du XVe siècle une polémique s'était instaurée entre Poggio

    Bracciolini et Guarino Veronese — à laquelle participèrent aussi Ciriaco d'Ancona et

    Pietro del Monte — à propos de la supériorité de Jules César ou de Scipion. Cette

    polémique était en même temps une dispute entre partisans de la monarchie et partisans

    de la république que ces deux personnages historiques symbolisaient3.

    Dans un premier temps nous nous attarderons de façon sommaire sur Dante,

    Pétrarque et les humanistes du XVe  siècle pour donner une idée des différentes

    interprétations présentes dans les lettres italiennes sur l'origine et les buts de l'Empire

    romain. Dans un deuxième temps nous analyserons comment l'Église de Rome a

    interprété une partie de l'histoire romaine en fonction de l’avènement du christianisme.

    Dans la dernière partie de notre travail, nous analyserons la diffusion du mythe de

    l'Empire romain au XVIe  siècle. Nous ne rentrerons pas dans la polémique sur la

    datation des périodes culturelles, ni sur l'emploi du mot  Renaissance,  ni sur la réelle

    existence d'une période de rupture avec le passé qui pourrait être identifiée par ce mot.

    La curiosité des humanistes pour le monde grec et romain se prolonge tout au long du

    XVe siècle et elle est encore vive au début du siècle suivant. Ce foyer, où se forgent les

    structures portantes d'une nouvelle civilisation sur le modèle d'une ancienne, a souvent

    été considéré brusquement éteint par un autre feu, sans doute plus dévastateur, celui duSac de Rome4. À cette époque, avec l'affirmation définitive du régime monarchique

    dans la péninsule, les hommes de culture chercheront leurs modèles de référence parmi

    les princes de l'Empire romain déjà catalogués comme vertueux par les historiens et

    écrivains latins. Mise à part de rares exceptions, l'époque républicaine de Rome sera

    négligée et, de plus en plus, l'exemple d'un empereur romain viendra illustrer les vertus

    d'un prince ou d'un roi du XVIe siècle.

    Ce phénomène n'est pas limité au domaine littéraire mais concerne aussi les artsfiguratifs. Depuis la moitié du XVe  siècle, l'entrée d'un prince ou d'un personnage

    éminent dans une ville ressemblait de plus en plus aux triomphes impériaux romains.

    Les arcs de triomphe deviennent alors le point de mire du spectacle de la rue et il se

    3  Voir R. SABBADINI, Vita di Guarino Veronese, Tip. Sordomuti, Genova, 1891 ; E. WALSER,Poggius Florentinus. Leben und Werke, Teubner, Leipzig-Berlin, 1914 ; G. SHEPHERD, Vita di Poggio

     Bracciolini, traduction de T. Tonelli, Ricci, Firenze, 1825 et G. VERONESE, « Lettera al Poggio »,Prosatori latini del Quattrocento, a cura di E. Garin, vol. III, Einaudi, Torino, 1977, p. 314-377. Pour la

    bibliographie sur Bracciolini voir article signé A. Petrucci, in  Dizionario Biografico degli Italiani,Treccani, Roma, 1971, vol. 13, p. 646. Voir aussi CANFORA Davide,  La controversia di Poggio Bracciolini e Guarino Veronese su Cesare e Scipione, Olschki, Firenze, 2001.

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    déclenche une vraie manie pour les triomphes et les décors anciens. Ce sont des arcs de

    triomphes éphémères, avec une structure recouverte de plâtre et de pierre, ornés de

    peintures, de sculptures ou de bas-reliefs. Les modèles utilisés sont les arcs qui se

    trouvent à Rome et qui furent bâtis en l'honneur de Titus, de Septime Sévère ou de

    Constantin. Antiquité et modernité deviennent des synonymes et le goût pour l'art

    classique ne se limite pas seulement à l'architecture ou à la forme des ornements, mais il

    s'accompagne aussi d'une récupération exemplaire des personnages historiques. Les

    hommes de culture chargés d'organiser les spectacles se penchent de plus en plus sur

    l'histoire ancienne pour chercher des sources d'inspiration. Une vraie science de la fête

    va s'instaurer et elle aura pour conséquence une recherche continue des thèmes

    nouveaux et la mise en place de spectacles de plus en plus originaux et raffinés.

    Après le couronnement de Bologne de 1530, l'empereur Charles Quint va

    progressivement utiliser la rhétorique impériale en concomitance avec la retombée de

    l'influence érasmienne à la cour. L'empereur connaissait peu les artistes et la mode dans

    la péninsule italienne, mais il est certain qu'après son couronnement il sollicitera de plus

    en plus les services des artistes comme le Titien ou Leoni Leoni. L'image du nouvel

    empereur se forgera ainsi progressivement sur l'exemple des mythes classiques pour

    devenir quelques années plus tard en pleine contre-réforme l'essence même du princeparfait. En effet, cette comparaison avec le passé n'amène pas seulement une imitation

    des fastes anciens ; bien au contraire, la nouvelle civilisation qui s'instaure en utilisant

    ces modèles ne se contentera pas de se comparer avec l'ancienne, elle pourra aussi, le

    moment venu, montrer sa propre supériorité.

    L’Empire romain de Dante à Érasme

    Dans leurs œuvres littéraires, Dante et Pétrarque font souvent référence à Rome

    et à son histoire. Néanmoins, les concepts de renovatio et reformatio qui animaient les

    deux poètes et qui les avaient amenés à penser à une solution politique réelle sont liés à

    des contingences historiques différentes. Nous n'avons pas l'intention de porter un

     jugement sur leur opposition comme représentants symboliques de deux époques, ni

    d'analyser de façon approfondie les conceptions politiques ou philosophiques des deux

    4 Voir D. CANTIMORI, Umanesimo e Religione nel Rinascimento, Einaudi, Torino, 1975, p. 142.

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    poètes5. Dans ce travail nous voulons simplement remarquer la contribution qu'ils ont

    apportée à la transmission du mythe de l'Empire6.

    Avec la découverte de Virgile et suivant une interprétation de la philosophie de

    l'histoire qui remonte jusqu'à Paul Orose, Dante parvient à surmonter ses perplexités sur

    la naissance de l'Empire romain en tant qu'institution politique créée par la force et en

    dehors des principes du droit7. Ainsi, tout au long de sa  Divine Comédie, le poète

    évoque les princes de l'époque impériale qu'il propose comme des exemples à suivre.

    D'autre part, il utilise le symbolisme de l'époque romaine pour représenter l'affirmation

    du christianisme dans le monde et le char triomphal représentant de l'Église, que le

    poète rencontre à la fin du Purgatoire, n'est pas comparable à ceux de Scipion ou

    d'Auguste, pourtant si brillants, puisqu'il surpasse en éclat celui même du soleil8. 

    Sous la plume de Dante, même Virgile apparaît comme une sorte de prophète

    proto-chrétien qui annonçait dans son œuvre le triomphe du christianisme9. Dans le

    quatrième chant de la première cantique, le poète place Jules César dans les limbes,

    entouré des héros troyens, pour rappeler la version virgilienne de l'origine noble de gens

     julia, descendants directes d'Ascagne, le fils de Énée10. Par la suite, au sixième chant du

    Paradis, Dante rappelle comment Dieu avait favorisé l'arrivée au pouvoir de Jules

    César et d'Auguste, puisque l'intention divine était de faire régner un seul monarque

    5  Voir E. GARIN,  Rinascite e rivoluzioni. Movimenti culturali dal XIV al XVIII secolo, Mondadori,Milano, 1992, p. 51-88.6  Sur Dante, Rome et l’Empire voir entre autres RENAUDET Augustin,  Dante humaniste, Les BellesLettres, Paris, 1952, p. 479-532 ;  Dante e Roma, Atti del Convegno di studi a cura della « Casa diDante », (Roma, 8-10 aprile 1965), Le Monnier, Firenze, 1965, p. 255-261 et GHISALBERTIAlessandro, « Roma antica nel pensiero politico da Tommaso d’Aquino a Dante », in  Roma Antica nel

     Medioevo. Mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella respublica christiana dei secoli IX-XIII . (Attidella XIV settimana internazionale di Studio Mendola, 24-28 agosto 1998), Mendola, 1999, p. 347-364.7  La vénération chrétienne d’Auguste et l'idée du caractère providentiel de l'Empire romain font leurapparition en Orient avec Eusèbe de Césarée ( Demonstratio Evangelica, VII, 2, xxii). Plus tard, PaulOrose développe ce thème dans son  Histoire contre les païens  (417-418). Il considère l’Empire romaincomme étant le quatrième Empire de l'Histoire, destiné à durer jusqu’au  Jugement dernier,  et Augustecomme l'homme prédestiné à unifier le monde et à établir la paix pour la Nativité. P. OROSE,  Histoirecontre les païens, Les Belles Lettres, Paris, 1991, t. II, liv. VI, 1-11, p. 234-237. Voir aussi E.PETERSON,  Il monoteismo come problema politico, Queriniana, Brescia, 1983, p. 57-72 et A.GIARDINA, A. VAUCHEZ, Il mito di Roma. Da Carlo Magno a Mussolini, Laterza, Bari, 2000, p. 24-25. Pour la vaste bibliographie sur l'Empire romain voir J. LEGALL et M. LEGLAY,  L'Empire romain,in Peuples et Civilisations, t. I, P. U. F., Paris, 1987, p. 629-638.8  « Non che Roma di carro così bello / rallegrasse Affricano, o vero Augusto, / ma quel del sol sarìapover con ello. » DANTE, La Divina Commedia, in Tutte le opere, Sansoni, Milano, 1993, Inf. I, 70-72,p. 390.9 « Nacqui sub Julio, anchor que fosse tardi, / e vissi a Roma sotto 'l buon Augusto / al tempo delli dei

    falsi e bugiardi. » Ibid., Purg. XXIX, 115-116, p. 600.10 « I' vidi Elettra con molti compagni, / tra' quai conobbi e Ettòr ed Enea ; / Cesare armato con gli occhigrifagni. » Ibid ., Inf. IV, 122-123, p. 400.

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    dans un monde en paix avant d'envoyer son fils sur la terre pour sauver les hommes du

    pêché originel11. Dans ce même chant, d'autres princes romains comme Titus, Tibère ou

    Trajan sont évoqués par Justinien pour célébrer la grandeur de l'Empire romain, tandis

    que Brutus et Cassius, les assassins de Jules César, sont placés par Dante dans l'enfer,

    dévorés par Lucifer en personne12. 

    Avec la veine polémique qui le caractérise, Dante utilise ces exemples pour

    raviver aussi les querelles politiques et religieuses. Le poète suivait l'interprétation

    thomiste de l'origine de l'Empire romain qui était divergente de celle d’Augustin

    d'Hippone avait donnée dans sa Cité de Dieu13. La vision historique qui en résulte sera

    confirmée par les propos théoriques de la  Monarchie. Dans ce traité — écrit entre les

    années 1313 et 1318 — Dante cherchait à résoudre les problèmes concernant la nature

    et l'essence de l'Empire. Le traité théorisait l'indépendance de l'Empire par rapport au

    pouvoir du pape et, en opposition aux théories théocratiques, considérait que le seul

    devoir du pape était de guider l'homme vers le salut éternel14.

    Selon Dante, la monarchie universelle était la seule forme de gouvernement

    capable d'établir le bien-être du monde. Cette nécessité était confirmée par l'histoire, car

    les hommes avaient vécu une époque de bonheur et de paix universelle sous le

    gouvernement d'Auguste. Dante reconnaissait le principe de la translatio imperii  etpensait qu'une renovatio de l'époque d'Auguste aurait pu amener les hommes vers le

    11 « Poi, presso al tempo che tutto 'l ciel volle / redur lo mondo a suo modo sereno, / Cesare per voler diRoma il tolle. » Ibid ., Par. VI, 55-56, p. 636. Voir aussi Convivio, IV, iv, Ibid ., p. 166. 12 Sur la naissance du mythe des premiers Empereurs voir R. F. MARTIN,  Les douze césars. Du mythe àla réalité , Les Belles Lettres, Paris, 1991.13 Thomas d'Aquin pensait que Jules César avait été mis sur le chemin du pouvoir par la Providence elle-même, alors que Ptolémée de Lucques, continuateur du De regimini principum voyait dans la Républiqueromaine le précurseur de la cinquième monarchie universelle qu'il identifiait avec la papauté. Voir N.RUBINSTEIN, « Le dottrine politiche nel Rinascimento », dans  Il Rinascimento. Interpretazioni e

     problemi, Laterza, Bari, 1979, p. 192. En revanche, selon Augustin l'Empire de Rome était comparable àune bande de brigands qui avait exploité les peuples qu'il avait auparavant asservis. En s'arrogeant le nomd'« empire », le but des Romains était d'obtenir l'impunité et non le renoncement à la cupidité. À sesyeux, la cité terrestre représentait l'antithèse de la cité divine, néanmoins Dieu avait jugé opportun d'aiderl'Empire romain à s'étendre. Augustin était convaincu que l’Empire était destiné à durer jusqu'au

     Jugement dernier  malgré l’invasion barbare qui le secouait au moment où il écrivait. S. AUGUSTIN, LaCité de Dieu, Gallimard, Paris, 2000, liv. I, 30 ; IV, 2-7 ; liv. XIV, 27, p. 42-43 ; p. 135-142 ; p. 592-593et passim. En ce qui concerne le jugement d'Augustin sur Jules César et Auguste voir liv. III, 3, 30 ; liv.V, 12 et liv. 18, 46. Ibid., p. 131 ; p. 193-197 et p. 827. 14 Pour cette raison l’œuvre de Dante sera réfutée par Guido Vernani, brûlée par l'Église en 1329 et miseà l'Index au XVIe siècle. Voir N. MATTEINI,  Il più antico oppositore politico di Dante : Guido Vernani

    da Rimini. testo critico del « De reprobatione Monarchiae », Cedam, Padova, 1959 et F. CHENEVAL, Die rezeption der Monarchia Dantes bis zur editio princeps im Jahre 1559 [...] edition von GuidoVernanis tractatus « De potestate summi Pontificis », W. Fink, Munchen, 1995.

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    bonheur terrestre. Seul un nouvel Auguste, éclairé par les conseils des philosophes,

    pouvait garantir la justice à ses sujets et désirer leur liberté15.

    Desinat igitur Imperium exprobrare romanum qui se filios Ecclesie fingunt, cum videantsponsum Cristum illud sic in utroque termino sue militie comprobasse. Et iam sufficientermanifestum esse arbitror, romanum populum sibi de iure orbis Imperium ascivisse16.

    Selon Eugenio Garin, Dante reste éloigné des développements de la pensée du XIII e 

    siècle, non pas à cause de son isolement provincial, mais de sa préférence pour les

    anciens  qui avaient été vaincus par les modernes. Dans ce sens, Dante se rattache à

    Pétrarque et ne se trouve pas en opposition.

    Les connaissances sur l'antiquité progressent continuellement et Pétrarque yapporte une très grande contribution. Chez l'auteur du Canzoniere, le retour aux sources

    classiques alimente aussi un esprit de renouvellement politique et de réformation de

    l'Église. Mais Dante reconnaissait la continuité entre l'Empire romain et le Saint-Empire

    romain germanique tandis que Pétrarque était sceptique à l'égard de la légitimité de la

    théorie du transfert de l'Empire aux rois germaniques. Libérer l'Italie des barbares et

    revenir à la pureté de l'Église ancienne, voilà son rêve politique. La proclamation de

    Cola di Rienzo, qui déclarait Rome capitale du monde et fondement de la chrétienté etpromettait la liberté romaine aux villes italiennes, allait dans ce sens. Pétrarque ne

    pouvait pas ne pas adhérer mentalement au programme ambitieux du tribun romain17.

    Cola parlait de renaissance civique, de liberté, de paix et pour cette résurrection il

    utilisait le mythe de Rome et de son Empire18.  Sa révolte n'avait pas un caractère

    universel, mais tout comme le rêve de Dante elle était destinée à l'échec. Une énorme

    15  Dante écrit son traité sur la monarchie avec un but bien précis : riposter aux théories des juristesnapolitains du roi Robert qui étaient un obstacles aux desseins de l'empereur Henri VII.16 « Qu'il cessent donc de blâmer l'Empire romain ceux qui se donnent pour les fils de l'Église, puisqu'ilsvoient que le Christ, son époux, l'a reconnu pour juste du début à la fin de sa vie militante . » DANTE, La

     Monarchie, traduit par Michèle Gally, Belin, Paris, 1993, liv. II, xi, 8, p. 179.17 Sur Pétrarque et Rome voir, entre autres, BLANC Pierre, « La construction d’une utopie néo-urbaine :Rome dans la pensée, l’action et l’œuvre de Pétrarque de 1333 à 1342 », in  Jérusalem, Rome,Constantinople. L'image et le mythe de la ville au Moyen-Âge, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne,Paris, 1986, p. 149-168 ; DE MATTEI Rodolfo, « Petrarca e Roma », in Quaderni di studi romani, serieI, n° 38, 1974 ; MUSUMARRA Carmelo, Petrarca e Roma, in Critica letteraria, 66-68 (1990), p. 155-167.18 Voir ANONIMO ROMANO, Cronica, Adelphi, Milano, 1981, p. 104-106 et p. 121-144 ; E. DUPRÉ

    THESEIDER,  Roma. Dal Comune di popolo alla Signoria (1252-1377),  in Storia di Roma, vol. XI,Cappelli, Bologna, 1952, p. 506-573 et M. MIGLIO, Per la storia del Trecento a Roma, in Scritture,Scrittori e Storia, vol. I, Vecchiarelli, Manziana, 1991. F. Yates écrit que « le républicanisme de Rienzo

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    différence existait entre l'utopie politique de Dante et le programme visionnaire de

    Cola, et pourtant une même rhétorique avait servi d'appui à leurs conceptions. Fasciné

    par le rêve du tribun romain, Pétrarque l'avait apostrophé comme un nouveau Brutus, 

    restaurateur de la liberté19.

    Dans ses Triomphes, Pétrarque reprend et transforme les triomphes anciens en

    allégories qui servent au poète pour tracer un portrait vivant de l'aventure humaine. En

    effet, il se sert de toute une série de héros classiques, parmi lesquels les plus grands

    triomphateurs de l'époque romaine. Après le triomphe de la Mort sur la Chasteté, le

    poète imagine le triomphe de la Renommée l'emportant sur la Mort.  Grâce à la plume

    des écrivains qui ont écrit leurs vies, les hommes qui se sont distingués dans les armes

    et dans les lettres peuvent continuer à vivre dans la mémoire d'autrui. Dans sa première

    partie, le cortège est une parade de consuls, dictateurs et empereurs à qui le peuple

    romain avait concédé les honneurs du triomphe. Le cortège est présidé par une femme

    qui symbolise la Renommée. À ses côtés, défilent Scipion et César, suivis des princes

    de l'Empire romain connus pour leurs vertus :

    Poscia Vespasian col figlio vidi,il buono e bello, non già il bello e rio ;

    e'l buon Nerva, e Traian principi fidi20.

    D'autres personnages comme Sylla, Marius, Néron ou Caligula sont rappelés

    pour leur cruauté, mais parmi la quantité de personnages qui illustrent ces tableaux, le

    plus fréquemment cité est Scipion, à qui Pétrarque avait dédié son poème intitulé

    l' Africa. 

    Il existait aussi des légendes selon lesquelles certains empereurs romains avaient

    été mis sur le droit chemin chrétien par la Providence ou récompensés par leurs

    dispositions naturelles à agir selon raison et justice21. Une légende — qui sera aussi très

    utilisée par l'iconographie au XVIe  siècle — concernait la prophétie visuelle que la

    sibylle de Tibur avait provoquée devant Auguste en lui annonçant la naissance du

    ne semble pas témoigner d'une réelle compréhension des différences entre République et Empire ». F. A.YATES, Astrée, le symbolisme impérial au XVI e siècle, Belin, Paris, 1989, p. 34.19  Il s'agit de Lucius Iunius Brutus, héros légendaire qui souleva le peuple et renversa la monarchie deTarquin le Superbe et non pas du justicier de Jules César, Marcus Iunius Brutus, pour qui le poèteéprouvait la même réprobation que Dante.20

     F. PETRARCA, Trionfi, Rizzoli, Milano, 1984, p. 94.21  Sur les légendes concernant Rome voir A. GRAF,  Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo, Torino, 2 vol., 1882-1883.

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    Christ. Selon la légende, la vision s'était déroulée dans la chambre de l'empereur où plus

    tard fut édifiée l'église de Santa Maria d'Aracœli. Auguste avait été très impressionné

    par cette révélation et il avait renoncé à se faire adorer comme un dieu, comme le

    voulait le Sénat22. Pétrarque rapporte un miracle qui s'était produit ces jours-là : dans

    une caverne, tout un jour durant, de l'huile avait jailli23. Ce prodige, qui était à l'origine

    de la consécration de l'onction du baptême, est relaté aussi par d’autres auteurs24.

    Même un empereur ténébreux comme Tibère avait eu la possibilité de se

    repentir et de connaître la vraie foi25.  Il s'agissait d'une légende liée à Véronique, la

    femme qui avait prêté le voile à Jésus sur le chemin de la croix. Sur ce voile était restée

    gravée l'image du Christ après s’être essuyé le visage26. Tibère gravement malade avait

    envoyé Velusianus rechercher le Nazaréen, « médecin et prophète » qui ressuscitait les

    morts27.  Velusianus était revenu de Jérusalem annonçant la mort du Christ et Tibère

    avait ainsi décidé d'envoyer Pilate en exil. Mais le miracle va tout de même s'accomplir.

    Velusianus avait amené Véronique et le voile à Rome. La femme raconte à Tibère

    qu'elle avait été guérie en touchant le voile utilisé par Jésus. Tibère sera à son tour guéri

    et se consacrera ainsi jusqu'à la fin de sa vie à louer Dieu et l'image du Christ 28. Par la

    22 « Subito lo cielo se aperse e uno grande splendore fo sopra lui e vide in cielo una Ara rotonda ne laquale stava una bellissima vergine sopra uno altare e teneva uno figliolo piccolino nelle braccia, emeravigliandosene molto Octaviano, subito audete una voce che dicia : "Questa Ara è del figliolo de Dio,e questo piccolino è maggiore di te perciò lo adora". Alla quale voce Octaviano gettandosene subitamentein terra lo adorò, la quale visione recitandola alli senatori, loro se meravigliaro molto. E da quella horaOctaviano renunciò de essere chiamato né adorato per Dio. »  Libro intitolato Aquila volante, M. Sessa,Venetia, 1535. Il s'agit d'un ouvrage faussement attribué à Leonardo Bruni qui raconte de manièrefabuleuse l'époque classique depuis la naissance du monde jusqu'à l'arrivée de Néron. Voir aussi W.DEONNA, « La légende d'Octave Auguste, dieu, sauveur et maître du monde » in Revue de l'histoire desreligions, LXXXIV (1921), p. 38-57.23  F. PETRARCA,  Le vite de gli huomini illustri, G. de Gregori, Venezia, 1527, p. 349. Il s'agit d'unetraduction de l'ouvrage  De viris illustribus  commencé par Pétrarque en 1338 comportant deuxbiographies mythologiques, douze de l'Ancien Testament et vingt-trois de l'époque romaine.24  Déjà Paul Orose liait cet événement à la naissance du Christ puisque selon le prêtre et apologisteespagnol, le nom du Christ « dans la langue de ce peuple dans lequel et duquel il naquit, signifie"l'oint" ». P. OROSE,  Histoire contre les païens, Les Belles Lettres, Paris, 1991, t. II , liv. VI, 22, vi, p.228. Voir aussi  Libro intitolato Aquila volante..., p. 179.25  Paul Orose écrit que Tibère était devenu furieux puisque le Sénat avait refusé de compter le Christparmi les dieux adorés. P. OROSE, op. cit., t. III, liv. VII, 4, v-x, p. 23-24.26 Pendant le Moyen Âge cette image qui se trouvait à Rome avait été l'objet d'un culte très répandu. VoirJ. DOUHET, Dictionnaire des légendes du christianisme, Paris, 1855 , p. 1202.27  « Io chiamo testimonio li dii, e Dio inanzi li dii. [...] Va presto in Hierusalem e cerca Iesu Christonazareno propheta, lo medico sanatore de ogni languore e de ogni infirmità e che suscita gli morti. »

     Libro intitolato Aquila volante..., p. 186.28 « Disse Tiberio : "mostrame la immagine del nostro signore Iesu Christo", e mostrandola, e vedendola

    Tiberio subito contremò e cadde subito in terra e adorolla piangendo divotamente basandola la bagnò dilacrime. Subito fatto questo tornò sano e salvo della sua infirmità che era putrido e piagato nelfundamento che era longo tempo tormentato fortemente. [...] Stette Tiberio Cesaro dapoi la salvatione del

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 203

    voix de Justinien, Dante aussi rend hommage au « troisième César ». Selon le poète,

    son règne était glorifié par Dieu puisqu'il lui avait permis de se venger des Juifs,

    coupables d'avoir tué le Christ29.

    De la même façon, Titus et Vespasien étaient eux aussi liés au triomphe du

    christianisme, car pendant le règne de Vespasien, son fils Titus avait accompli la

    vengeance contre le peuple juif en détruisant le temple de Salomon. Les vers que Dante

    dédie à Titus rappellent le lien entre l'action militaire du futur empereur, la mort du

    Christ et son sacrifice pour sauver l'humanité du péché originel30. En revanche, les

    pages que Pétrarque consacre à la vengeance accomplie par Titus et voulue par la

    Providence sont très crues et difficiles à lire. En particulier la description du siège de

    Jérusalem, dans laquelle le poète, avec un esprit partisan et manichéen, range toutes les

    atrocités du côté des assiégés et de leurs gouverneurs face à la virtuosité des assiégeants

    assoiffés d'une juste vengeance. Transporté par un élan mystique de purification et de

    salut, Pétrarque nous décrit le siège et la destruction du temple comme le juste

    châtiment imposé par Dieu à travers l'épée du commandant romain31. Ce prince, que le

    poète dit être « abundevole d'humanità, di benignità et de giustitia » avait ordonné des

     jeux pour l'anniversaire de son père Vespasien. Pendant ces jeux, ainsi que « le

    prophète David l'avait prédit », cinq mille juifs furent coupés, brûlés ou donnés auxfauves pour la plus grande joie des participants32. Le récit de la vie de Titus fait par

    Pétrarque se termine par l'évocation du triomphe que père et fils feront à Rome, un

    triomphe classique qui servira de source d'inspiration aux artistes de la Renaissance.

    La légende de Trajan venait directement d'une tradition populaire du Moyen

    Âge. Le pape Grégoire avait tellement prié et pleuré pour Trajan, lequel avait consolé

    suo corpo mesi nove sempre laudando e benedicendo el nome suo e la immagine del nostro Signore. » Ibid., p. 187.29 « [...] diventa in apparenza poco e scuro, / se in mano al terzo Cesare si mira / con occhio chiaro e coneffetto puro ; / ché la viva giustitia che mi spira, / li concedette, in mano a quel, ch'i' dico, / gloria di farvendetta alla sua ira. » DANTE, La Divina Commedia..., Par. VI, 85-90, p. 636.30 « [...] poscia con Tito a far vendetta corse / della vendetta del peccato antico. »  Ibid ., Par. VI, 92-93, p.636.31 « [...] da destra, da sinistra menando la spada, animosamente percotendo ogni resistenza uscì fuori co'suoi. Nel quale sì dubbioso caso chi dubita che quello che dovea essere suo Iddio el difese. [...] E fu tantaquella mortalità d'huomini, che Hierusalem per ogni parte discorrea di caldo sangue. Era al tuttod'assomigliarsi la pena a la colpa. » F. PETRARCA,  Le vite de gli huomini illustri..., p. 379. La sourceutilisée par Pétrarque sont les Histoires de Flavius Josèphe.32 « [...] nelli quali giochi ch' el fece, cinque mila giudei furono dati a le fiere e tagliati e arsi per diletto di

    quelli che stavano a vedere, secondo che molto innanzi era stato preditto per David propheta. »  Ibid., p.377. Sur la haine des Juifs vis-à-vis de Titus, voir S. J. BASTOMSKI, « The death of the EmperorTitus », Apeiron, I, 2, 1967, p. 22-23.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 204

    une veuve en lui rendant justice pour la mort de son fils, qu'il avait obtenu de Dieu le

    salut de l'empereur33. Cette légende médiévale d'inspiration populaire, déjà citée au IXe 

    siècle par Jean Diacre34, avait inspiré également Dante dans sa Comédie35.  Au

    vingtième chant du Paradis, face à la perplexité du poète, l'aigle impériale lui explique

    comment ce miracle a pu se produire36.  Pétrarque aussi, dans son ouvrage sur les

    hommes illustres, récupère cette légende. Trajan par sa vertu a été tiré des flammes

    infernales et il jouit de la vie éternelle. L'auteur invite tous ceux qui seraient sceptiques

    à se convaincre de la réalité de ce miracle, car il a été approuvé par l'Église37.

    Voilà donc par quel chemin l'Église pouvait récupérer l'exemple de quelques

    princes romains. De longs siècles d'histoire s'étaient écoulés et le mythe et la légende

    s'étaient imposés contre une reconstruction objective de la réalité historique. Au XVIe 

    siècle, Pedro Mexia, historiographe officiel de Charles Quint, fait aussi référence à cette

    légende dans son livre sur les vies des empereurs. Mexia, de tendance érasmienne et

    donc moins intéressé par une récupération chrétienne du monde romain, se montre

    plutôt sceptique sur la vraisemblance du salut de Trajan. Il souligne que si l'empereur

    avait été reconnu bon et juste déjà à son époque, il n'avait jamais embrassé la religion

    catholique et avait même fait poursuivre ses adeptes. Toutefois, par prudence, Mexia se

    remet au jugement de l'Église38.Après le XIVe  siècle, les humanistes du siècle suivant ont porté eux aussi un

    grand intérêt à l'histoire ancienne. Une connaissance des événements passés, de leurs

    protagonistes ainsi que l'étude et l'interprétation des anciens philosophes, de leurs

    conceptions de la vie, unissent tous ces érudits.  Avec de nouveaux instruments

    33 Sur cette légende voir A. GIACCONE,  Istoria di A. G. nella quale si tratta esser vera la liberazionedell'anima di Trajano imperatore delle pene dell'Inferno, Bonetto, Siena, 1595 ; G. PARIS, la légende deTraian, Imp. Nat., Paris, 1878 et Traiano : optimus princeps. La figura di Traiano fra storia e mito,Sovraintendenza ai Beni Cult., Roma, 1999.34  J. DIACONO, Vita Sancti Gregorii Magni,  in J. MABILLON , Acta sanctorum ordinis. Benedicti,sæculum I , Billaine, Paris, 1678, liv. II, p. 415-416.35  « Quiv'era storïata l'alta gloria / del roman principato il cui valore / mosse Gregorio alla sua granvittoria... » DANTE, La Divina Commedia..., Purg. X, 73-74, p. 531. Voir aussi Par. XX, 44-48.36  « L'anima gloriosa onde si parla, / tornata nella carne, in che fu poco, / credette in lui che poteaaiutarla ; / e credendo s'accese in tanto foco / di vero amor, ch'alla morte seconda / fu degna di venire aquesto gioco. » Ibid ., Par. XX, 112-117.37 « Io domando che non vogliate ne li vostri cori questa cosa esser falsa o finta, la quale tutta la Chiesaapprova. » F. PETRARCA,  Le vite de gli huomini illustri…, p. 380. Par ailleurs, on retrouve aussi lalégende de Trajan dans la novella LXIX du Novellino.38 « [...] benché alcuni scrivano, che a preghi di San Gregorio la sua anima fosse cavata dell'Inferno. Ma

    in ciò mi rimetto sempre alla più sana opinione, credendo fermamente verissimo tutto quello che èapprovato dalla Santa Chiesa. » P. MESSIA,  Le vite di tutti gl'Imperadori da Giulio Cesare insino a Massimiliano..., G. G. de' Ferrari, Vinegia, 1561, p. 182.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 205

    d'exégèse comme la philologie, les humanistes cherchent à comprendre les motifs qui

    ont déclenché la décadence politique et linguistique des « siècles obscurs ». Ils étudient

    la civilisation ancienne pour améliorer le présent en cherchant des exemples et des

    modèles applicables à la réalité contemporaine.

    Mais ce besoin commun de renovatio,  que l'on retrouve dans la pensée

    d'humanistes si éloignés dans le temps et dans l'espace, ne pouvait pas être accompagné

    d'une même interprétation de l'Histoire, ni proposer les mêmes modèles de référence. 

    C'est ainsi que des divergences vont naître parmi les humanistes sur la décadence et sur

    les principes éthiques et politiques qui l'avaient caractérisée. Il est évident qu'il ne s'agit

    pas seulement d'une question de génération. Les différences d'interprétation étaient dues

    à plusieurs facteurs : les propres convictions politiques, le milieu où ces intellectuels

    agissaient et la fonction polémique et politique immédiate de leurs œuvres. Ce qui

    importait vraiment était de définir la vision du monde, de l'homme et de l'histoire, que

    l'on retrouvait chez les auteurs anciens et utiliser ce retour aux sources en fonction du

    monde moderne. Ainsi, ce retour pouvait avoir une fonction strumentale  servant à

    critiquer et à dénoncer la modernité et la tradition sur laquelle cette modernité avait été

    construite.

    Dans les traités politiques qui naissent dans un contexte où s'affirment lesrégimes princiers, on constate une attention plus particulière pour l'histoire de l'Empire

    romain et pour les qualités et vertus de ces princes.   Il s'agit souvent d’œuvres qui,

    partant de l'exposition des catalogues des vertus, finissent par confondre la politique

    avec la morale. Parmi ses œuvres il suffit de rappeler le De regimine principus d'Egidio

    Romano — écrit vers la fin du XIIIe siècle ou le  De principe liber  écrit par Giovanni

    Pontano en 1468. De même, le développement des institutions républicaines à Florence

    aura comme conséquence un plus grand intérêt pour l'histoire de la Républiqueromaine. C'est alors qu'une nouvelle interprétation de l'histoire romaine se développe —

    surtout avec Leonardo Bruni — qui arrivera jusqu'à Machiavel. La République romaine

    est considérée comme un modèle idéal de gouvernement dans lequel avaient triomphé

    les vertus civiques de ses plus illustres citoyens. Cette époque fut considérée comme le

    fondement de la fortune et de la splendeur de Rome, contrairement à l'époque de

    l'Empire, vu comme responsable de la décadence et de la chute de la Ville éternelle. Les

    œuvres des humanistes florentins du Quattrocento  (Salutati, Bracciolini, Bruni,Rinuccini) sont surtout centrées sur les normes constitutionnelles, sur le système de lois

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 206

    qui caractérisait le système politique républicain et sur la possibilité de pouvoir

    l'adapter à la réalité florentine dans le but de sauvegarder sa libertas39.

    Sur l'origine de l'Empire, Leonardo Bruni porte un jugement complètement

    différent de celui de Dante40.  Il retrouve dans l'époque de la République romaine le

    modèle idéal de liberté civique et de vertu politique qui avaient caractérisé la grandeur

    de Rome et il identifie l'époque impériale à celle de la décadence et de la tyrannie41. 

    Pour Bruni, Jules César et Auguste n'étaient pas les initiateurs d'une époque de paix

    mais bien au contraire, des modèles d'inspiration pour les tyrans contemporains. Les

    historiens du passé sont aussi la cible des attaques des humanistes. Bruni, par exemple,

    voulait traduire la Vie de Cicéron écrite par Plutarque, mais considérant que l'historien

    grec avait laissé des lacunes, il décida d'en écrire une lui-même. Naturellement, le

     jugement de Bruni sur les proscriptions et sur la mort de Cicéron est une violente

    accusation de Marc Antoine et d'Octave, le futur Auguste42.

    Dans la perspective de notre recherche, des différences rendent évident

    l'éloignement des humanistes florentins à l'égard du « divin poète » — et même parmi

    ceux de la génération qui succéda à celle de Bruni.   Cristoforo Landino dans son

    commentaire de la  Divine Comédie  — tout en gardant, comme Bruni d'ailleurs, une

    profonde admiration pour Dante  — exprime à plusieurs reprises des réserves sur ses jugements politiques et son interprétation de l'histoire romaine. Un exemple nous est

    donné par l'interprétation de l'acte de rébellion de Jules César. Selon Dante, en

    franchissant le Rubicon, Jules César avait favorisé le début d'un dessein mis en place

    par la Providence. Landino manifeste sa perplexité sur l'action du dictator  à vie. Certes,

    il était doté de nombreuses et excellentes vertus, mais le franchissement du Rubicon

    39 D'autre part, quelques années plus tard, l' Accademia Romana de Pomponio Leto rappellera les libertésrépublicaines comme l'avait déjà fait Cola di Rienzo, mais dans ce cas, le rêve d'une renovatio sera lié àun retour, sinon politique du moins culturel, aux grandeurs et aux fastes de la centralità de Rome dans lemonde.40 Sur Leonardo Bruni voir H. BARON,  Leonardo Bruni aretino. Humanistisch philosophische schriftenmit einer Chronologie seiner werke und briefe, Teubner, Leipzig-Berlin, 1928 et pour la bibliographie,l’article de Cesare Vasoli, in Dizionario Biografico degli Italiani..., 1972, vol. 14, p. 618-633.41  E. Garin résume ainsi ce changement de perspective : « Cola di Rienzo aveva parlato di Roma edell'Impero. Salutati parla delle libere città, quelle che Leonardo Bruni celebrerà già autonome prima deldominio di Roma, riscattate alla caduta dell'Impero, decise a salvaguardare quelle libertà repubblicaneche le avevano fatte prospere ». E. GARIN,  La cultura del Rinascimento,  Mondadori, Milano, 1990(1964), p. 27.42 « E credesi che nel mondo non fusse mai più crudele e più scellerato fatto quanto costoro (Octave et

    Marc Antoine) mutanti sangue con sangue, ciascuno alla morte concedette quegli che a loro eranocarissimi e congiuntissimi potessino uccidere i nemici loro. » L. BRUNI, Vita di Cicerone, Bodionani,Parma, 1804, p. 112-113.

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    doit être considéré comme l'action d'un homme qui se rebelle contre l'institution qui lui

    a confié un pouvoir. Il avait montré par là son intention de devenir un tyran, se

    transformant ainsi en une inmanissima fiera43.

    En les considérant comme des traîtres, Dante avait placé les assassins de Jules

    César en enfer, dans la gueule même de Lucifer44.  En revanche, Landino considère

    Brutus et Cassius comme de véritables libérateurs de la patrie, prêts à sacrifier leur vie

    pour en finir avec la tyrannie. Il pense que Dieu a voulu récompenser Brutus en le

    faisant monter au ciel parmi les élus, comme il l'avait fait avec l'empereur Trajan45.

    Selon Landino, Brutus — et non pas Jules César — était digne de monter au ciel

    puisque, bien que n'ayant aucune cognition de la doctrine chrétienne, il avait œuvré par

    disposition naturelle avec raison et justice46. À la fin, Landino arrive a une explication

    qui lui permet d'ajuster le jugement de Dante sur Brutus en trouvant un compromis là

    où la divergence apparaissait irrémédiable47.

    En 1502, la traduction d'une partie de l’œuvre d'Appien, historien alexandrin

    vivant au deuxième siècle, est imprimée à Venise48.  Le traducteur était Alessandro

    Braccio, homme politique, poète et prosateur florentin qui fut d'abord secrétaire de la

    République florentine puis ambassadeur auprès du pape Alexandre VI à Rome, où il

    43 À propos de Jules César, Landino écrit : « Huomo senza fallo per innumerevoli virtù sì ammirabile chese non l'avesse offuscate con l'ambitione e cupidità del signoreggiare tra mortali gentili potea ottenere ilprimo grado ». DANTE, Comedia del Divino Poeta D. A. con la dotta e leggiadra spositione diChristophoro Landino…, G. Giolitto da Trino, Vinegia, p. 40. En ce qui concerne l'interprétation de JulesCésar donnée par les historiens voir L. CANFORA, Giulio Cesare. Il dittatore democratico, Laterza,Bari, 2000, p. VI-XV.44 « Delli altri due c'hanno il capo di sotto, / quel che pende dal nero ceffo è Bruto : / — vedi come sistorce ! e non fa motto — ; / e l'altro è Cassio che par sì membruto. » DANTE,  La Divina Commedia...,Enf. XXXIV, 64-67, p. 498.45  « [...] non m'è difficile a credere come Traiano commosse per sua giustitia a tanta compassioneGregorio che co' prieghi già innanzi preveduti da Dio lo ridusse dalla dannatione alla somma felicità, cosìalcuno altro accetto a Dio habbi fatto quel medesimo di Bruto. » DANTE, Comedia del Divino Poeta…,p. 192.46  Pour donner l'exemple d'un écrivain classique de l'époque d'Auguste qui aura beaucoup d'éditionsimprimées au XVIe  siècle, voici comment Ovide décrit cet événement : « De même, quand une mainimpie tenta, dans sa fureur, de noyer le nom de Rome dans le sang de César, la stupeur frappa d'effroi legenre humain soudainement menacé d'une telle catastrophe, et le monde entier frissonna d'horreur ». OVIDE, Les Métamorphoses, traduction de J. Chamonard, Flammarion, Paris, 1966, I, 201-206, p. 47.47 « Sì come altra volta dicemmo il poeta ponesse Bruto e Cassio per traditori, nessuna scusa sarebbe alpoeta, perché non furono traditori, ma liberatori della patria, huomini egregii, e' quali furon contenti porrela vita loro per estinguere il tiranno. Ma diciamo che lui non ponga Bruto per Bruto. Ma per coloro chetradiscono il signor suo e massime lo imperadore, il cui nome il poeta volle troppo honorare. » DANTE,Comedia del Divino Poeta…, p. 347. Sur ce point voir aussi L. BRUNI, « Dialogo a Pier PaoloVergerio », Prosatori latini del Quattrocento..., vol. I, p. 89-91.

    48  Plusieurs éditions de cet ouvrage suivront, dont une réalisée par Giunti en 1519 et une autre parAristotile dit Zoppino en 1526. Voir F. ARGELATI, Biblioteca degli volgarizzatori, F. Agnelli, Milano,1767, p. 68.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 208

    mourut en 1503.  Dans la dédicace de Braccio figurent tous les arguments que les

    partisans de la République utilisaient pour critiquer l'époque impériale romaine49. 

    Contrairement à la vision dantesca de l'empire d'Auguste, pour Braccio son règne a mis

    fin à toutes les libertés républicaines, ouvrant ainsi la voie à la décadence de la grandeur

    romaine. Auguste est le symbole même de la tyrannie et avec son règne débute le

    quatrième âge de l'histoire romaine, celui de la sénilité50.  Braccio s’en prend aussi à

    Tacite, historien protégé par Trajan, qui avait présenté la naissance de l'Empire, comme

    la nécessité de « confier la toute-puissance à un seul homme dans l'intérêt de la paix »51. 

    Naturellement, pour Braccio aussi il y eut un âge d'or dans l'histoire romaine,

    mais bien avant l'avènement d'Auguste. Il s'agissait de l'époque qui s'était écoulée entre

    la fin du consulat de Claudius et l'éclatement des guerres civiles. Selon Braccio, à cette

    époque, les Romains avaient su acquérir la gloire et l'admiration des autres peuples,

    grâce à leur modération, à leur bonne entente, à leur soumission aux lois et à leur amour

    pour le bien public52. Avec le triomphe de la corruption, de l'avarice, de la haine et de

    l'envie, les guerres civiles s'étaient déclenchées et elles avaient porté au premier plan la

    cruauté d'un Sylla et d'un Marius, pour arriver après la mort de César, aux crimes

    d'Auguste dans la période des proscriptions :

    [...] con la morte di Cesare e con le nefandissime guerre et crudelissimi exilii e occissioni di tantinobili senatori e cittadini per opera di Ottaviano di Marco Antonio e di Marco Lepido, treiniquissimi tiranni, con la morte di Bruto e di Cassio e del figliuolo di Pompeio. E voltosi poi laira di Ottaviano contro a Marco Antonio la Romana Repubblica fu totalmente extinta econvertita in aperta tirannide sotto il nome imperatorio53.

    49 APPIANO,  La guerra cartaginese, siriaca, partica e mitridatica, tradotte in italiano per Alessandro Braccio, E. Silber, Roma, 1502. A. Braccio traduisit l'ouvrage autour de 1490 et le dédia à un composantde la famille des Orsini, capitaine dans l'armée de Ferdinand, roi de Naples. Plus tard, GiannottoPandolfini, qui gardait probablement le manuscrit, avait décidé de le faire imprimer. Un courtrenseignement sur la vie de Braccio se trouve dans  Biographie Universelle Ancienne et Moderne, sous ladirection de M. Michaud, Paris, 1843, vol. V, p. 399.50 « Sicché la somma di tutto l'imperio restò senza più alcuno obstacolo presso Ottaviano nel quale perìtotalmente il nome della libertà e della repubblica e la età virile mancò. Fu cedendo la quarta dellasenettù. Costui fece aperta professione di tiranno acceptando il nome regio di Imperadore romano elasciando dopo se successori nello Imperio, come è notissimo. » APPIANO,  La guerra cartaginese…,lettre dédicatoire.51 « [...]  postquam bellatum apud Actium atque omnem potentiam ad unum conferri pacis interfuit ... »TACITO, Storie, Garzanti, Milano, 1991, p. 3.52 Cette opposition entre la Rome républicaine et la Rome impériale fut déjà utilisée par le passé commepropagande politique. Au Xe  siècle, par exemple, les familles aristocrates romaines avaient revendiquéune position autonome par rapport à l'Église et à l'Empire en se tournant vers le modèle républicain. VoirP. BREZZI, « L'idea e la realtà di Roma nel Medioevo »,  Roma, Costantinopoli, Mosca, Ediz. Scient.

    Ital., Napoli, 1983, p. 93. Sur l'idée impériale à cette époque cf. E. DUPRÉ THESEIDER,  L'ideaimperiale di Roma nella tradizione del Medioevo, Ist. per gli stud. di pol. int., Milano, 1942.53 APPIANO, La guerra cartaginese…, lettre dédicatoire.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 209

     

    Nous sommes bien loin de l'âge d'or du règne d'Auguste, célébré dans la culture latine

    comme le renouvellement du royaume mythique de Saturne ou de la « théologie

    augustéenne » qui, depuis Eusèbe de Césarée en passant par Paul Orose, Thomas

    d'Aquin et Dante, arrivera au XVIe siècle et se prolongera jusqu'à Bossuet et bien au-

    delà.

    Au début du XVIe  siècle, la critique des humanistes républicains du règne

    d'Auguste était aussi partagée par Érasme. Pour lui, la façon dont il s'empara du pouvoir

    était digne d'un tyran, bien que par la suite il montra des signes de modestie. Pour

    Érasme, l'Empire romain se caractérisa par l'impiété, les assassinats, les parricides, les

    incestes et la tyrannie. Il pensait que la Rome des papes était contaminée par cet

    héritage, et à plusieurs reprises il se moquera de la tentative des humanistes italiens de

    renouveler la grandeur du passé54. Dans sa dédicace à l’édition de l' Histoire Auguste,

    l'humaniste hollandais manifesta sans retenue son aversion pour les successeurs de Jules

    César — qu'il considérait comme un « grand et furieux bandit »55. Né de façon

    criminelle, l'Empire romain le sera de plus en plus, car très souvent la transmission du

    pouvoir était décidée par une soldatesque violente et mercenaire et non pas par le Sénat

    ou le peuple romain. Toutefois, Érasme ne remettait pas en question la légitimité dupouvoir des empereurs puisque :

    […] né de la force, du droit de la guerre et aussi du crime, un pouvoir devient peu à peulégitime, une fois que ses racines ont poussé, par le consentement de la masse56.

    Pourtant, dans cette dédicace, les jugements d'Érasme sur certains empereurs

    sont nuancés. Bien que la majorité d'entre eux fussent des débauchés, il considère qu'en

    lisant l'histoire de leur vie, on peut découvrir des façons d'agir irréprochables ouentendre des paroles dignes d'un prince saint et parfait. Parmi les douze premiers

    empereurs, Érasme manifeste une certaine clémence envers Vespasien, Titus, Trajan et

    Auguste lui-même. Cela dit, pour l'humaniste de Rotterdam, le seul modèle à suivre

    dans l'administration d'un État était le roi biblique Salomon, un roi pacifique à l'image

    54 Voir E. GARIN, Erasmo, Cult. della Pace, Firenze, 1988, p. 27-32.55  Voir aussi ÉRASME,  Institutio principis christiani, in  Opera Omnia, North-Holland Pub. Comp.,

    Amsterdam, vol. IV, 1974, p. 180.56 La dédicace d’Érasme est traduite en français dans le deuxième volume de sa correspondance. VoirÉRASME, La correspondance, University Press, Bruxelles, 1974, vol. II, p. 724-725.

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    du Christ, qui avait su renoncer à la monarchie du monde pour administrer sagement

    son peuple.

    Mis à part l'exemple d'Érasme qui nous intéresse ici pour ses relations avec

    l'empereur Charles Quint, de manière générale nous pouvons dire qu'avec l'affirmation

    des Seigneuries dans la péninsule italienne du XVIe  siècle, une nouvelle vision qui

    cherchait dans les épisodes de chaque empereur des exemples illustrant les vertus et les

    bienfaits des princes de la Renaissance remplace progressivement la conception de

    l'histoire romaine faite par les humanistes républicains. Cette interprétation, qui

    découlait directement de la lecture des historiens classiques, était favorisée par

    l'affirmation d'une nouvelle conception de l'esprit humain.

    Sous l'influence de la pensée platonicienne qui s'était développée dans le cercle

    de Marsile Ficin, on pensait que l'âme d'un individu dont la conduite avait été

    exemplaire dans cette vie trouvait probablement une place parmi les élus du Seigneur.

    Ainsi, les questions théologiques furent d'une certaine manière laïcisées et en relisant

    l'histoire ancienne, des hommes païens vertueux et magnanimes pouvaient être

    considérés comme illuminés par la grâce de Dieu. Il ne s'agissait plus de miracles ou de

    faveurs spéciales accordées par la Providence, mais d'un principe élargi à tous les

    hommes57. Il était donc facile d'utiliser l'exemple d'empereurs vertueux ou supposésl'être, car, bien que n'ayant pas la foi, ils régnèrent avec justice par disposition naturelle.

    L'Empire romain dans les rues

    L'entrée d'un prince ou d'un personnage éminent dans une ville était, dans son

    déroulement, une manifestation typique du Moyen Âge58. Néanmoins, depuis le milieu

    du XVe siècle — en Italie d'abord puis dans le reste de l'Europe — une nouvelle mode

    s'était progressivement substituée aux images et spectacles médiévaux qui par le passé

    envahissaient les rues. Les hommes de culture chargés d'organiser les spectacles se

    57 Comme le dit Delio Cantimori : « Questo concetto è differente da quello onde Traiano è fatto salvodalla leggenda medievale raccolta da Dante : qui è un principio, là è una grazia speciale ; qui, una norma,là, un miracolo ». D. CANTIMORI, op. cit ., p. 147.58 Sur l'entrée triomphale à la Renaissance voir entre autres R. STRONG,  Les fêtes de la Renaissance.

     Art et pouvoir , Solin, Arles, 1991, p. 81-95 ; F. CRUCIANI, Teatro nel Rinascimento, Roma 1450-1550,Bulzoni, Roma, 1983, p. 66 et suivantes ; B. MITCHEL,  Italian civic pageantry in the Hight

     Renaissance, A Descriptive Bibliographi of Triumpal Entries and Selected Other Festivals for StateOccasions, Olschki, Firenze, 1979 ; S. BERTELLI,  Il corpo del re. Sacralità del potere nell'Europamedievale e moderna, Ponte alle Grazie, Firenze, 1995, p. 58-117.

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    penchaient de plus en plus sur l'histoire ancienne pour chercher des sources

    d'inspiration, et les entrées vont de plus en plus ressembler aux triomphes de la Rome

    antique. Les arcs de triomphe, les colosses, les obélisques et les statues équestres

    finiront par remplacer les mystères, les allégories ou les spectacles d'inspiration

    biblique autrefois présents aux carrefours des rues. Un esprit d'élite anime les

    idéologues de la nouvelle mode puisqu'il s'agit surtout de créations érudites, le plus

    souvent d'origine littéraire bien identifiable. Ces arcs — destinés à disparaître une fois

    les célébrations terminées — proposent des exemples adéquats aux conjonctures

    politiques, et il est tout à fait probable qu'une partie de la population était en mesure de

    comprendre les références historiques qui les ornaient.

    Dans la spectaculaire entrée d'Alphonse d'Aragon à Naples en 1443, figuraient

    déjà plusieurs éléments évoquant un triomphe ancien. Le roi siégeait sur un char doré

    tiré par des chevaux, tandis qu'un superbe arc de triomphe fut dressé à la porte du

    Château-Neuf. Sous les yeux éblouis de la population, le cortège royal rencontra, sur

    son parcours, un globe terrestre au dessus duquel se dressait la statue de Jules César sur

    un char, couronné de laurier. En 1453, Borso d'Este, duc de Ferrare, fait son entrée

    triomphale dans la ville de Reggio d'Émilie. Le cortège princier défile entouré de saints,

    d'anges et d'allégories. Devant la façade de l'église, deux anges descendent du ciel pourdéposer une couronne de laurier sur la tête du prince. Un peu plus loin, un homme vêtu

    à la manière de Jules César présente à Borso des femmes symbolisant les sept Vertus.

    La Rome des papes n'était pas exempte de faste et de grandeur par lesquels on

    cherchait à faire revivre la gloire du passé. Et c'était souvent à Rome que les nouveaux

    décors et des trouvailles originales naissaient pour se répandre dans les autres villes.

    Sous le pontificat de Paul II, un triomphe est organisé à l'époque du carnaval se voulant

    être la copie de celui d'Auguste. Dans sa chronique, Stefano Infessura tonnait contre lamagnificence et la luxure étalées par les cardinaux montant des chars triomphaux59.

    Plus tard, en 1500, César Borgia, fils du pape Alexandre VI, organisera lui aussi un

    véritable triomphe à la manière antique60. Sur la Place Navone « vagamente apparata »,

    un cortège, constitué par onze chars, voulait être une reconstitution moderne d'un

    triomphe de Jules César. César Borgia, débout sur le dernier char et habillé à l'antique

    avec une couronne de laurier, se présentait comme la réincarnation du dictator .

    59 S. INFESURA, Diario della Città di Roma, Ist. Stor. Ital., Roma, 1890, p. 265.60 Voir T. TOMASI, La vita del duca Valentino, G. B. Lucio Vero, Monte Chiaro, 1665.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 212

    Plus d'un siècle d'humanisme avait fini par rapprocher deux mondes en

    apparente contradiction : le monde païen et le monde chrétien. L'Église de Rome,

    surtout avec les papes Médicis, s'ouvrira de plus en plus à la Rome impériale et le

    monde païen avec ses mythes et ses héros fera son irruption dans la chrétienté comme

    modèle et exemple à suivre. Cela semblera à des hommes comme Érasme ou Adrien

    d'Utrecht l'essence même de la corruption. Très lointaine était l'époque où le pape

    Clément IV, au XIIIe  siècle, rejetait tout lien, même idéal, avec l'Empire romain et

    présentait l'Empire médiéval comme une entité toute nouvelle61, ou encore celle du

    cardinal Giovanni Dominici qui considérait la récupération du monde païen comme un

    instrument dont se servaient les humanistes pour corrompre la politique, la religion, la

    famille et l'éducation62.

    Lors de l'entrée à Rome, en 1513, de Laurent et Julien de Médicis pour recevoir

    la citoyenneté romaine offerte par la ville aux neveux du pape Léon X, un discours fut

    prononcé par Mario Scapuccio devant les princes, les ducs et les ambassadeurs présents

    à la cérémonie. Selon le poète anonyme nommé  Nocturno Napolitano, lequel avait été

    chargé de composer des vers de circonstance pour relater les différents moments de la

    cérémonie, la teneur de l'oraison fut à peu près celle-ci :

    Che esser de ognun dovesse il desiderio,Ogni spirto cercar saggio e modesto,Che si dè sempre l'arte e il magisterio

    Sublevar, qual faceasi anticamenteSotto il Romano triomphante Imperio63.

    Le triomphe de l'Empire romain est ici synonyme du triomphe de l'art et des

    lettres : une sorte d'âge d'or de la culture qu'il faut faire revivre pour sortir de la

    décadence moderne64

    .  Deux ans plus tard, en 1515, Florence se déguise en Rome

    61 Voir R. FOLZ, L'idée d'empire en Occident du V e au XVI e siècle, Gallimard, Paris, 1953, p. 144.62 E. GARIN, La cultura del Rinascimento..., p. 28.63  Triomphi de gli mirandi spettaculi e ricche vivande dil solenne Convivio fatto da sacri Romani al

     Magnifico Iuliano et invicto Laurentio de Medici con il resto, creato il Sommo Pontefice Leon Decimo

    con tutta la Geonologia (sic) e gloria de Firenza e Roma : composti per Nocturno Neapolitano..., H. DiBeneditti, Bologna, 1519, fol. 4v.64  Derrière la défense de la langue latine comme langage universel et l’enthousiasme pour les lettresclassiques, siégeait le fantôme d'une renovatio qui refusait le Moyen Âge et l'Empire médiéval — donc lathéorie du transfert — et qui considérait comme un vieux rêve perdu le retour à la centralità de Rome

    comme axe de l'Empire. Derrière le rêve linguistique de quelques humanistes italiens il y aurait donc laréalisation manquée d'un projet politique. Pour cette formulation du mythe de l'Empire non plus dans destermes institutionnels mais en clé linguistique culturelle voir V. DE CAPRIO, « Roma »,  Letteratura

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 213

    ancienne pour recevoir le pape Léon X. Un simulacre du Colisée est construit, des arcs

    de triomphes, des statues équestres et un obélisque sont dressés dans les rues que devra

    emprunter le pape sous les yeux d'une population enthousiaste.

    En novembre 1529, Bologne aussi se déguise à la manière antique pour recevoir

    Charles Quint qui s'apprête à recevoir la couronne impériale. Les conditions historiques

    sont difficiles pour l'Église de Rome. Charles Quint a gagné la guerre contre Clément

    VII et ses alliés, et il faut faire de nécessité vertu. Le décor des rues est caractérisé par

    une forte présence du symbolisme impérial : le monde classique et l'Empire médiéval

    sont réunis dans les arcs de triomphes traversés par le cortège impérial pour rappeler à

    l'empereur élu que son devoir est de défendre la foi et de sauvegarder le monde

    chrétien. À l'entrée de la ville, les effigies de Jules César, d'Auguste, de Titus et de

    Trajan marquaient une continuité entre les deux Empires établissant ainsi une

    comparaison à distance avec le nouvel empereur.  Plus loin, les statues équestres de

    Numa Pompilius et d'Auguste encadraient un temple fermé de Janus sur lequel l'artiste

    anonyme avait placé en lettres anciennes le mot : Providence.  Les deux personnages

    étaient représentés comme les gardiens de la paix65.  Il s'agissait d'un sujet

    iconographique destiné à célébrer la prochaine entente entre les princes chrétiens avec

    l'espoir de voir enfin revenir la paix après tant d'années de cruauté. Avec l'aide divine etsuivant l'exemple de ses illustres prédécesseurs, Charles Quint allait lui aussi fermer les

    portes du temple favorisant ainsi le début d'un nouvel âge d'or66. 

    Dans l'ensemble du décor bolonais, le recours à l'histoire romaine était une

    stratégie voulue par les organisateurs de cette entrée pour créer une image différente de

    Charles Quint par rapport à celle forgée par les érasmiens de la cour espagnole67.  À

    travers les thèmes iconographiques choisis, on reconnaissait implicitement la validité de

     Italiana. Storia e geografia. vol. II, L'età moderna, par A. ASOR ROSA, Einaudi, Torino, 1988, p. 327-472.65  Voir SUÉTONE, Vies des douze Césars, Les Belles Lettres, Paris, 1996, t. I, p. 80 et p. 111 ( Divus

     Augustus, XXII et LVIII) ; et PLUTARQUE, Vie de Numa Pompilius, in Vies, Les Belles Lettres, Paris,1966, t. I, p. 209-210.66 Les images d’Auguste, rénovateur de l’âge d’or, et de Trajan, prince juste et clément, seront souventproposées dans les dédicaces des œuvres littéraires offert à Charles Quint ou dans les décors des entréespour illustrer les vertus de Charles Quint. En ce qui concerne Trajan par exemple, à Plaisance, en octobre1529, sur un arc de triomphe était représentée l’image de l’empereur sauvé des flammes. À Parme,quelques jours plus tard, le même épisode était complété par l’image d’une bergère symbolisant l’Italiequi semblait implorer un aigle pour l’aider à se libérer des lions et des ours qui la menaçaient. En ce qui

    concerne les œuvres littéraires en question nous nous permettons de renvoyer au deuxième volume denotre thèse. Voir J.C. D'AMICO,  Le mythe impérial en Italie à l’époque de Charles Quint , Thèse dedoctorat, Paris III, 1996, vol. II, p. 10-99.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 214

    la translatio imperii, c'est-à-dire le fait que le Saint-Empire romain germanique, né avec

    le couronnement de Charlemagne, était considéré comme le prolongement de l'Empire

    romain. Ce qu'Érasme et surtout les réformistes les plus enragés voyaient comme une

    finauderie de l'Église. En établissant un lien avec l'Empire romain, l'Église revendiquait

    sa place centrale dans la chrétienté, son rôle de guide contre les infidèles, les hérétiques

    et aussi dans la conquête du nouveau monde. Les bases pour la naissance de

    l'impérialisme moderne se trouvent probablement dans ce pacte ambitieux qui se

    concrétisera par le sacre d'un nouveau Charlemagne et qui, simultanément, sanctionnait

    la fin de la République florentine. Deux mois plus tard, certaines modifications urbaines

    seront apportées à la ville émilienne pour la faire ressembler le plus possible à la Rome

    des papes, et légitimer ainsi un couronnement qui se déroule loin du Vatican.

    Après son couronnement bolonais de 1530, Charles Quint se servira sur une

    grande échelle de la renaissance du mythe impérial. Les artistes et les écrivains italiens

    participèrent à cette renaissance qui liait un passé glorieux d'un âge d'or à la rénovation

    inattendue du Saint-Empire romain germanique. À Rome, cinq ans plus tard, le nouveau

    pape Paul III fera démolir des palais et apportera des modifications au plan urbain de la

    ville, afin que l'entrée du nouveau César Auguste  par la porte de Saint Sébastien,

    ressemble le plus possible à celles des anciens triomphateurs. En effet, la reconquête deTunis, l'emphase avec laquelle cette victoire était associée à une nouvelle croisade et la

    triomphale remontée de la péninsule rendaient encore plus évident le rapprochement

    avec l'Empire romain. D'ailleurs, Paul III ne pouvait pas accueillir l'empereur autrement

    qu'en évoquant les fastes d'un passé très lointain, pour lui rappeler la place centrale de

    Rome dans le monde chrétien et le sacrilège accompli par ses troupes huit années

    auparavant. 

    Le journal écrit par Marcello Alberini, jeune romain victime des troupesimpériales pendant le sac de Rome, nous permet de comprendre le sentiment des

    Romains vis-à-vis de l'utilisation inconsidérée et rhétorique du passé historique des

    Romains. En effet, nous y trouvons la référence à un discours prononcé le 6 octobre

    1534, par un jeune noble romain qui, après la mort de Clément VII, invite le peuple en

    révolte à la concorde, un peuple lassé des gabelles et autres abus 68. Dans sa harangue,

    67  Ibid ., vol. I, p. 112-178.

    68  « [...] hoggi VI di ottobre, Flaminio Thomarozzo, giovane nobile, ha recitato una orationefacundissima essortandoci tutti alla concordia, dimostrando quanto bene per essa ne segua non soloprivatamente nelle famiglie, ma nelli popoli et nelle republiche. » D. ORANO, « Il Diario di Marcello

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 215

    nous trouvons un passage qui nous paraît étroitement lié à notre travail. Pour inciter ses

    concitoyens à la paix, Flaminio Tomarozzi, tel était le nom du harangueur, renonce à

    prendre en exemple un passé lointain, car c'est argument n'a plus aucune force de

    persuasion.  Rome, autrefois exemple de grandeur, est maintenant piétinée par toutes

    sortes de gens, chaque jour ses habitants subissent de nouvelles gabelles, de nouveaux

    impôts et mangent de la terre puante en guise de blé. Autrefois considérée comme la

    fleur du monde, elle est aujourd’hui réduite à être sa lie. Tomarozzi refuse d’évoquer les

    histoires anciennes, les entreprises des Romains célèbres ou de rappeler l’étendue  de

    l'Empire dans le monde. Il repousse tout ce qui, par l’éloignement et l’évolution des

    temps, n’est autre qu’« ornements de mythes » et non « exemples à imiter »69.

    Mais dans les hautes sphères de la politique et de la diplomatie, les choses se

    passent autrement et la glorification du pouvoir de Charles Quint comme roi de

    l'univers tout comme sa célébration à travers le mythe impérial, deviendront après le

    sacre de Bologne et surtout après la campagne africaine, un récurrent recours rhétorique

    lors des entrées organisées dans les villes italiennes qui le reçoivent70. Jules Romain,

    sculpteur, peintre et architecte, lui aussi fasciné par tout ce qui avait trait au monde

    classique, attaché pendant vingt ans au service des Gonzague à Mantoue, fut chargé en

    1541 de construire à Milan le décor qui devait recevoir le cortège de Charles Quint. Ladescription de Giovanni Alberto Albicante sur l'entrée de l'empereur dans la ville

    lombarde,71  nous sert d'exemple pour comprendre quel extraordinaire véhicule de

    propagande était le spectacle en lui-même, et comment, pour suppléer à son caractère

    éphémère, la poésie d'occasion, souvent commanditée par des agents impériaux, était sa

    Alberini », in Archivio della Real Società Romana di Storia Patria, Forzani, Roma, 1895, vol. XVIII, p.385.69

     « O Roma, già exempio d'ogni grandezza, d'ogni virtù, d'ogni bel facto, ad che sei venuta ad esserecalpestata da ogni sorte di gente, ad soportar ogni dì et a tuo marcio dispecto nove gabelle, noveimpositioni, novi balzelli, a mangiar terra puzulente in loco di grano, et finalmente sì come già fosti ilfiore, così ad essere adesso la feccia del mondo ! Io non voglio qui le historie antiche nelli facti de quellitanti nominati romani, né Scipioni, né Marcelli, né Flamminii, né l'Imperio de quanto era dehabitato nelmondo, che per longhezza et desparità de li tempi horamai ce correranno ad parer favole et sono piùpresto ornamento de miti che incitamento da farse imitare. »  Ibid ., p. 386. Ce passage a été publié aussipar M. M. BULLARD, BULLARD, « Grain supply and Urban Unrest in Renaissance Rome : The Crisisof 1533-34 », in  Rome in the Renaissance. The city and the myth, éd. par Paul A. Ramsey, Center forMedieval and Early Renaissance Studies, Binghamton (N.Y.), 1983, p. 290-291.70  Pour les entrées de Charles Quint en Italie voir Fêtes de la Renaissance II : fêtes et cérémonies autemps de Charles Quint , sous la direction de J. Jacquot, CNRS, Paris, 1960 ; F. CHECA CREMADES,Carlos V y la imagen del héroe en el Renacimiento, Taurus, Madrid, 1987 et  Les entrées de Charles

    Quint en Italie, Bulletin de l’Association des Historiens de l’Art Italien, Paris, 1999, num. 5.71 Voir l'article sur G. A. Albicante signé par A. Asor Rosa,  Dizionario Biografico degli Italiani..., 1960,vol. 2, p. 1.

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     juste continuation. Voilà comment Albicante décrit l'un des arcs construits par Jules

    Romain et comment il compare les triomphes militaires des temps passés à ceux de

    Charles Quint.

    O' gran Scipioni ch' i Triumphi altieriPortaste di Numidia e d'altri Regni.Se mai li vostri furo eterni e veri,

    Questi si pon veder varcare i segni.E se de' vostri Sacri e Santi Imperi

    Mandaste a Roma gli alti honor ben degni,Perché non fia di Carlo assai maggiore,Se di tanti altri, vince il suo valore72.

    Ce « traité », écrit en ottava rima, décrit tout le parcours de Charles à travers laville en en énumérant les personnes présentes, les statues, les arcs, ainsi que toutes les

    inscriptions. À côté des statues allégoriques, qui rappellent les typiques vertus du prince

     parfait  comme la Prudence, la Foi, la Fortune, la Constance, la Justice, se trouvent de

    nombreux symboles mythologiques et impériaux. Charles est comparé aux empereurs

    les plus célèbres de sa lignée, mais aussi à Jupiter, à Hercule et à Jason. Cependant, la

    mission du héros contemporain dépasse le mythe de ses prédécesseurs. Charles Quint a

    été appelé par Dieu pour préparer la route à l'évangélisation du monde. Par ses victoires

    militaires, l'empereur fait triompher le christianisme dans le monde entier, et sa statue

    équestre avec à ses pieds un Indien, un Africain et un Turc, réalisée par Jules Romain et

    placée au centre de la place du Duomo, est là pour le rappeler73.

    Naturellement, les cieux sont favorables à ce que l'aventure caroline connaisse

    un règne sans fin, et c'est la statue de Mars montrant l'horoscope de l'empereur qui

    l'annonce :

    Son Marte armato, assiso in Capricorno,Tengo di Cesar con la pronta mano

    L'horoscopo che gli hebbe non in vano.Da Giove che dal Ciel gli pose intorno,Et se s'agguaglia il fato al mio desire,

    Preparo un Regno, di non mai finire74.

    72

     G. A. ALBICANTE, op. cit., fol. F, 6.73 Voir les vers mis en exergue au début de ce travail.74 G. A. ALBICANTE, op. cit., fol. C, 6.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 217

    Ce règne ne peut être que celui de la monarchie universelle qui ramènera sur terre une

    nouvelle ère de paix et de prospérité comme à l'époque d'Auguste.

    La propagande impériale utilisait tous les moyens à sa portée pour diffuser

    l'image d'un héros en perpétuelle lutte contre les maux du monde, tendant à rivaliser

    avec ses plus illustres prédécesseurs pour faire triompher la justice, obtenir le triomphe

    de la seule vraie religion et enfin faire régner la paix dans un monde déchiré par la

    guerre. Cette image du prince vertueux, bastion de la chrétienté, empereur super partes 

    et restaurateur de la paix universelle, aura sa consécration en pleine période de la

    contre-réforme, lorsque le processus d'héroïsation de Charles Quint trouvera son

    apogée.

    Conclusion

    Malgré l'aversion d'Érasme et du secrétaire impérial Alphonse de Valdès75 pour

    Jules César, en Italie, ce processus d'héroïsation, commencé avec le couronnement

    bolonais, sera marqué par une constante comparaison de Charles Quint avec le dictator .

    Sa clémence, sa mansuétude et son humanité, ainsi que ses fulgurantes victoires

    militaires étaient les termes de comparaison76. À Bologne, par exemple, lors desnégociations pour la paix, l'ambassadeur vénitien Gaspare Contarini, pour inciter

    l'empereur à pardonner Francesco Sforza, lui rappela que grâce à sa miséricorde Jules

    75 Dans son dialogue sur Mercure et Caron, Valdès compare le règne de Jules César à celui d’un tyran,puisque sa gloire se réalisa au détriment du peuple. Dans le bateau conduit par Caron se trouve l’âmed’un prince chrétien condamné à l’enfer pour avoir suivi l’exemple de Jules César. Voir A. VALDÈS,

     Dialogo de Mercurio y Caròn, Espasa Calpe, Madrid, 1971, p. 94 et p. 177.76

     Voir SUÉTONE, op. cit ., t. I, p. 26 et p. 50. L'affirmation de Jules César comme symbole du princelibéral, clément et magnanime fut surtout véhiculée par les livres d'histoire dont un bon nombre imprimésen latin et bien sûr beaucoup de manuscrits existaient déjà. Dès le début du XVI e siècle, une remarquableactivité de traduction va être effectuée, et très tôt la connaissance de l'Histoire sera élargie à des couchesde la population qui ne connaissent pas le latin et qui vont devenir les destinataires du nouveau marché dulivre ainsi que la matière première sur laquelle forger le consensus du pouvoir princier. À cette époque,plusieurs éditions des Commentarii de bello gallico  et du  De bello civili  sont traduites en toscan pourpermettre un accès plus direct à l'action du dictator . La publication de ses œuvres ne pouvait qu'alimenterle mythe sur sa personne, car elles avaient été écrites par Jules César pour montrer ses mérites et justifierses actes. Voir M. RAMBAUD, L'art de la déformation historique dans les Commentaires de César , LesBelles Lettres, Paris, 1953. Mais les traductions d'ouvrages historiques ne s'arrêtent pas au seul JulesCésar. Suétone, Salluste, Plutarque, Appien, Ammien Marcellin et tant d'autres seront traduits au cours dela première moitié de ce siècle. Sur ces traductions voir F. ARGELATI, op. cit. ; S. BONGI,  Annali di

    Gabriel Giolito de' Ferrari, Roma, 1890 et E. CRANZ, P. O. KRISTELLER, Catalogus translationum etcommentariorum mediæval and Renaissance latin translations and commentaries : annotated and guide,Catholic Univ. of America , Washington, 1976.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 218

    César était monté au ciel parmi les élus du Seigneur77. Plus ou moins à la même époque

    le poète Casio de' Medici invitait l'empereur à oublier les injures de ses ennemis comme

    le faisait Jules César et à se résoudre à diriger ses armées contre les Turcs78. Toutefois,

    pour les partisans impériaux, Charles Quint était le bras séculier de la divine Providence

    et quelques années plus tard, après la bataille de Mühlberg contre les princes

    protestants, c’est en proclamant Veni, vidi Christus vicit   qu’il dépassa en vertu Jules

    César, se dressant en paladin providentiel de l'unité religieuse de la chrétienté.

    Mais il est évident que l'utilisation du mythe de l'Empire ne se limitait pas

    uniquement à la personne de Charles Quint. La fortune que ce mythe connut dans les

    autres pays d'Europe au moment de la naissance de l'impérialisme moderne en est la

    preuve. Même les princes italiens, soucieux de légitimer leur pouvoir, puiseront à la

    source d'une rhétorique déjà codifiée, et le culte de l'antiquité s'adaptera

    progressivement aux différents changements de conjoncture politique de la péninsule. 

    Pour donner un exemple, nous nous limiterons au duché de Florence, né de ce

    compromis entre le pape et l'empereur signé à Bologne en 1530 dont nous avons parlé.

    Le peintre Giorgio Vasari, dans une lettre envoyée à l'Arètin en 1536, rend compte du

    culte que professa Alexandre de Médicis, premier duc de Florence, pour Jules César79 et

    qui semble rappeler celui d'Alphonse de Naples au siècle précédent80.Quelques années plus tard, en 1550, lorsqu’Anton Francesco Doni dédie à Côme

    Ier  un travail sur la vie de Jules César, il n'hésite pas à comparer le duc Alexandre

    assassiné par Lorenzino, à Jules César assassiné par Brutus81.  Pour Doni, l'arrivée au

    pouvoir de Côme a sa correspondance dans l'histoire romaine : à la mort de Jules César,

    Auguste prit le pouvoir en ramenant la paix sur terre, à la mort d'Alexandre de Médicis,

    Côme est la réincarnation d'Auguste revenu sur terre pour y ramener l'âge d'or82.

    77 M. SANUTO, I Diari, R.D.V. di Storia patria, Venezia, t. LIII, p. 179.78 H. CASIO DE' MEDICI, Canzon ove si narra la strage e il sacco di Roma… (s.l., s.d.), fol. 3v.79 « Il nostro Illustrissimo Duca porta tanta affezione ai fatti di Giulio Cesare, che se egli seguita in vita,e io vivendo lo serva, non ci va molti anni che questo palazzo sarà pieno di tutte le storie de' fatti ch'eglifece mai. » Biblioteca scelta di opere italiane antiche e moderne, lettere pittoriche, vol III, p. 32.80  Selon ses contemporains, le roi de Naples vivait une vraie passion pour le dictator   romain, il avaittoujours avec lui ses Commentaires et était collectionneur de médailles et de monnaies à son effigie. VoirP. COLLENUCCIO, Compendio delle Historie del regno di Napoli, G. M. Bonelli, Vinegia, 1552, p.200.81 « La morte di Cesare fu da tutto il mondo pianta e tutto Fiorenza si dolse di sì acerbo caso. Cesare sidifese da Senatori quanto e' puotè e Alessandro il meglio che seppe... » A. F. DONI,  La fortuna di

    Cesare, G. de' Ferrari, Vinegia, 1550. Lettre dédicatoire à Côme de Médicis.82 « [...] dopo Cesare seguì Ottaviano sì buono e sì santo Imperatore, dopo Alessandro, Cosimo sì giustoPrincipe e sì perfetto Duca. Ottaviano ebbe gl'inimici di Cesare nelle mani, che si messono a difesa, e

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 219

    Dans son  Dialogo delle Imprese,  Paul Jove établit la même comparaison

    lorsqu'il parle de la devise de Côme, de son horoscope et de son ascendant, le même

    que celui d'Auguste et de Charles Quint.

    Carlo Quinto imperatore, sotto la cui protezione fiorisce il principato del prefato signor Duca,ebbe ancor egli il medesimo ascendente. E parve cosa fatale che 'l duca Cosimo quel medesimodì di Calende d'Agosto, nel qual giorno Augusto conseguì la vittoria contra Marc'Antonio eCleopatra sopra Aziaco promontorio, quel giorno anch'egli sconfisse e prese i suoi nemicifiorentini a Monte Murlo83.

    Comparer Côme à Auguste, alors qu'il y avait un empereur qui se réclamait du

    titre de César Auguste  pouvait sembler un manque de respect vis-à-vis de Charles

    Quint, à qui le duc de Florence devait beaucoup. Mais Jove résout le problème encomparant l'empereur à une vraie divinité qui se manifeste, avec celle de Jupiter, par le

    symbole de l'aigle84.

    Quand Philippe II, roi d'Espagne, reçoit de Rome les statues des douze

    empereurs romains avec en plus celle de son père, Charles Quint, à la manière de ses

    prédécesseurs de l'antiquité, fait déjà partie de la légende. La lettre qui accompagne

    l'envoi, seulement deux ans après la mort de l'empereur, illustre à la perfection

    l'accomplissement de ce processus.

    L'apportator di questa che sarà un mio camarere mandato a posta, presenterà in nome mio aVostra Maestà Cattolica i dodeci imperatori, che da Giulio Cesare in poi successivamentesalirono allo imperio Romano, scolpiti in marmo e ritratti dagli antichi esempi, per mano di unode' più eccellenti scultori che sia in questa città, e ciascheduno di essi ha il suo posamento. Conquesti sarà pur nel medesimo modo scolpita la immagine del non mai abbastanza lodatoimperatore Carlo Quinto, padre di Vostra Maestà, col suo posamento, il quale così come andò dipari con la virtù, et col valor dell'armi a qual si sia delli sopradetti, così superò tutti con la bontàsua85.

    Cosimo quei d'Alessandro, che fecero essercito. Fu pace universale al tempo d'Ottaviano, e premiati ivirtuosi. Ai tempi nostri il Duca Cosimo premia, dona, e remunera la virtù e mantiene lo stato intranquillità e pace. […] i cittadini di Firenze e la plebe conosciuto sì gran bontà di Principe ; tutti comeun nume celeste, lo riveriscono e temono. » Ibid ., fol 3.83 Ce passage est cité par G. SAVARESE-A. GAREFFI,  La Letteratura delle immagini nel Cinquecento,Bulzoni, Roma, 1980, p. 149.84  « E così ho fatto dipingere figurando le stelle che entrano nel segno del capricorno nella cameradedicata all'onore, la qual vedeste al Museo, dove è ancora l'aquila, che significa Giove e l'Imperatore,che porge col becco una corona trionfale col motto che dice  Iuppiter merentibus offert, pronosticando che

    Sua Eccellenza (Côme) merita ogni glorioso premio per la sua virtù. »  Ibid ., p. 149.85 Colección de documentos ineditos para la historia de España, Madrid, 1870, t. LV. p. 342.

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    LE MYTHE DE L’EMPIRE ROMAIN 220

    La statue de Charles Quint accompagne celles des douze empereurs, non seulement

    parce qu’il est digne d'être comparé à ses illustres prédécesseurs, mais aussi parce que

    par sa bonté il a dépassé le plus vertueux de ses modèles. L'homme moderne découvre

    sa supériorité vis-à-vis du monde classique.