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Fred Radeff Gaz 1/2 Photo : James Nachtwey, Rwanda, 1994 Survivor of Hutu death camp éditions moinsdecent.net 1 Avant-propos Ce projet de polar est né au siècle passé. À l’époque, alors que nous gérions un estaminet avec un ami et que nous proposions une bibliothèque de polars dans le café, un peu par boutade, un peu par bravade, nous nous étions décidés à écrire un roman policier à quatre mains. Il ne vit jamais le jour car nous étions plus doués pour organiser des fêtes et boire des verres que pour une création littéraire conjointe. Nous nous décidâmes pour écrire chacun de notre côté. Mon ami acheva rapidement son projet, je mis nettement plus longtemps à boucler le petit polar que vous tenez entre vos douces mains. L’action se déroule dans un futur proche, où d’importants bouleversements écologiques, géopolitiques et démographiques se sont produits un peu partout dans le monde, et même en Suisse, c’est dire si l’on nage en pleine science-fiction. Et il annonce une nouvelle phase révolutionnaire, pas forcément prometteuse pour l’espèce humaine. Mais ce livre n’est pas tant de la science-fiction qu’un polar. Shlom Rublev est un privé, dans la pure tradition, brisé par un secret qui le caparaçonne du monde qui l’environne. Les amateurs de polars sauront reconnaître ses maîtres. Shlom est furieux, il reste curieux, mais plus grand- chose ne le touche. Mandaté par une famille patricienne, il va entamer un voyage initiatique qui va l’amener au cœur des ténèbres et des folies humaines. Fred Radeff, 2017 La mémoire des morts On avait travaillé tard la veille, c’était la récolte du mil. Tout le monde s’y était mis, et dans la concession au début de la nuit on entendait des ronflements réguliers. Moi, comme souvent, j’avais été pris d’insomnies. J’étais monté sur le toit de la maison, à la recherche d’un peu de fraîcheur, et à la lueur vacillante de la lampe à pétrole je déchiffrais péniblement quelques lignes de la Gazette de Nkongsamba / The Review of Ngongsamba, qui revenait sur les deux cents

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FredRadeff

Gaz1/2

Photo:JamesNachtwey,Rwanda,1994SurvivorofHutudeathcampéditionsmoinsdecent.net

1 Avant-proposCeprojetdepolarestnéausièclepassé.Àl’époque,alorsquenousgérionsunestaminetavecunamietquenousproposionsunebibliothèquedepolarsdanslecafé,unpeuparboutade,unpeuparbravade,nousnousétionsdécidésàécrireunromanpolicieràquatremains.Ilnevitjamaislejourcarnousétionsplusdouéspourorganiserdesfêtesetboiredesverresquepourunecréationlittéraireconjointe.Nousnousdécidâmespourécrirechacundenotrecôté.Monamiachevarapidementsonprojet,jemisnettementpluslongtempsàbouclerlepetitpolarquevoustenezentrevosdoucesmains.L’actionsedérouledansun futur proche, où d’importants bouleversements écologiques, géopolitiquesetdémographiquessesontproduitsunpeupartoutdans lemonde,etmêmeen Suisse, c’est dire si l’on nage en pleine science-fiction. Et il annonce unenouvelle phase révolutionnaire, pas forcément prometteuse pour l’espècehumaine.Mais ce livren’est pas tantde la science-fictionqu’unpolar. ShlomRublev est un privé, dans la pure tradition, brisé par un secret qui lecaparaçonne du monde qui l’environne. Les amateurs de polars saurontreconnaître sesmaîtres. Shlom est furieux, il reste curieux,mais plus grand-chose ne le touche. Mandaté par une famille patricienne, il va entamer unvoyage initiatique qui va l’amener au cœur des ténèbres et des folieshumaines.FredRadeff,2017

LamémoiredesmortsOnavaittravaillétardlaveille,c’étaitlarécoltedumil.Toutlemondes’yétaitmis, et dans la concession au début de la nuit on entendait des ronflementsréguliers.Moi,commesouvent,j’avaisétéprisd’insomnies.J’étaismontésurletoitdelamaison,àlarecherched’unpeudefraîcheur,etàlalueurvacillantedelalampeàpétrolejedéchiffraispéniblementquelqueslignesdelaGazettedeNkongsamba/TheReviewofNgongsamba,quirevenaitsur lesdeuxcents

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morts du lacMounoun, deuxans auparavant. Le journal valait ce qu’il valait,maisavaitleméritedenousteniraucourantdesdernierspotinsdunord-ouestcamerounais,encechaudété1986.(Anonyme)***Mondieuquecechoixétaitdifficile.J’avaiscourulesmagasinstoutelajournéeet les contrariétés s’étaient accumulées. La carte de crédit de mère s’étaitretrouvéestupidementbloquéepourunerisiblesomme–uneécharpe«avant-garde»aushopducentred’artcontemporain.Etmaintenantjemeretrouvaistel ledéfuntaubordduStyx,àdevoirchoisir.Laroseou lableue?Lesdeuxm’allaient bien, il est vrai que le bleu, avec ses motifs cow-boys et sesfranges...Helenaauraitpum’aider,maislà,ellen’yétaitpas,lagarce.Maisjem’égare,restons-enàl’essentielrose,oubleu?(Hubert)***Réveillédemonévanouissementaumilieudescadavres. Jenesaispourquoi,une stupide ritournelle demon enfancem’assourdissait, lancinante, et je neparvenaispasàm’endébarrasser.Jem’extrayaisprudemmentetàgrand-peinede ce tas de corps suppliciés, de leurs viscères, de leurs cervelles, de leurmerde, aumilieu d’un hallucinant concert demouches. J’essayais de ne pasreconnaîtredanscesvisages figéspar lasouffrancemesvoisinsduvillageetlesmembresdemafamille.Enfin,laclartédelalune.Jesortisdececharnieretj’étaisdevenuundémon.(Hamid)***J’avais enfin identifié le problème, qui rendait ma Land aussi mobile qu’unetermitière. Il fallait que je réduise ce joint de caoutchouc de quelquesmillimètres,sansquoilapompeàessencecontinueraitàrefuserdes’amorcer.J’avaislesmainsgercéesparlefroid,c’étaitnavrant,unesituationpareille,enpleinSahara. Jememisà limer lapetitepièceenplastiqueavec l’énergiedudésespoir. Faute de quoi on allait me retrouver tout sec un jour. Saleté deTanezrouft.Saletédedésert.(Hacen)***Je croyais avoir touché le fond, mais non. Après tous ces galas de charité,toutescessoirées«spéciales»oùHubertmeprésentaitàcesmessieurshaut-placés,alorsqu’ilm’avaitdéguiséeenputede luxe,haut-talonset jarretelles,une jument pour des étalons fatigués, jeme sentais si lasse. Et pas du toutlascive. Je neme posais plus la question de savoir quememettre, mais desavoirqu’est-cequ’ilsallaientmemettre.(Hélèna)***P... de cauchemar récurrent, ces corps, encore ces corps. Après toutes cesannées,toutescesthérapies,ilsrevenaientencorehantermesnuits.Leréveil,une antiquité de l’exploration spatiale chinoise, aussi laid qu’efficace, menarguait, affichantdeses lettresLED04:43. Jeme levais,enfilaisunsoutien-gorgeetmedécidaisàpréparerdespancakespourmonseulpensionnaire,unjeunecyclisteplutôtsympa.Quisaitdemainestunautrejour,etunautrejour,d’autrespeuventvenir.(Honorine)***Cette fois-ci, je l’avais. Sa belle gueule d’amour transi, toute sa légèreté quis’opposaitàmamassen’ychangeait rien.Coincépar sespropres joueursdumilieu, il ne pouvait plus se défendre et cherchait vainement une ouverturepourmetromper,moi,sonennemi.Sonennemiyankee.Enfait,ausensstrictduterme,ilnepouvaitpasvoird’ouverturecariln’yenavaitpas,monjeuétaitplushermétiquequelesexedelareineEugéniedeYork.Maisilcherchaitàsepersuaderqu’ilenavaitune,d’ouverture.Ilmitenplacesesjoueurs.Récupéra

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laballe.Labloqua.Prépara longuementsoncoup,meregardantavecmalice.Latira.Et,contretoutelogique,contretouteattente, ilmarqua,avecunbruitsourd et mat au fond du goal. Et il me glissa un de ces sourires quim’exaspéraient.Jemejuraisdeprendremarevanche,oudeletueretdejeterson corps dans un canal, comme Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Bondébarras.Salopederévolutionnaire.(Harry)

Gaz1/2:Immobilismehelvétique«EseVostraMagnificenzadall’apicedellasuaaltezzaqualchevoltavolgerà gli occhi in questi luoghi bassi, conoscerà quanto ioindegnamentesopportiunagrandeecontinovamalignitàdi fortuna.»IlPrincipe,NiccolòMachiavelli,1516

TabledesmatièresSection1: Avant-proposLamémoiredesmortsGaz1/2:ImmobilismehelvétiqueTélégrammeKalvingradLogistiqueCaféOblomovAlarecherched’HelenaperdueViedebohèmeCoupdefilPopismeJoggingRêvePèreUbuFlottemententredeuxeauxHerculeAutopsieEntracteRebondissementPersonnages,parordred’apparition4ecouverture

Télégramme«Les contradictionset la lutte sontuniverselles, absolues,mais lesméthodespourrésoudrelescontradictions,c’est-à-direlesformesdelutte, varient selon le caractère de ces contradictions: certainescontradictions revêtent le caractère d’un antagonisme déclaré,d’autres non. Suivant le développement concret des choses et desphénomènes, certaines contradictions primitivement nonantagonistes se développent en contradictions antagonistes, alorsque d’autres, primitivement antagonistes, se développent encontradictionsnonantagonistes.»Delacontradiction,MaoZedong,1957

Hector, par ses beuglements, était parvenu à tirer Shlom de sa profondeméditation, euphémisme pour le roupillon réparateur qui avaitsuivi unedégustationsolitaired’uneeau-de-viedefraisedesboisdontl’arômesuggéraitd’optimistesspéculationssurl’avenirici-bas.–Shlom!Et,Shlom!Çacaille!Ouvre!!!

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–J’arrive,j’arrive,maugréaShlom,livrantpassageàuntechno-skaterblancdeneigequisesecouatell’oursdelabanquisesurleseuilenrangeantsesskis.HectorétaitlemeilleurpotedeShlomdanscetrouvaudois,hantéparquelquespaysansréactionnairesetangoissésparl’arrivéemassivederetraitésurbains,venantfinirleurvieuxjourssousl’airprétendumentpurdelamontagne.Ilfautdirequec’était le seulàaimer se taper lesquelques lieuesqui séparaient lacabane de Shlom dudit village. Certainement plus isolé que la cabane deThoreaudans«Waldenou la viedans lesbois » (Thoreau faisait pasmaldevisitesenville, et recevaitdesvisiteurs), le chaletdeShlométait àpeuprèsaussi fréquentéque le réacteurde la trancheno4deTchernobyl (typeRBMK1000),sionretranchelesingénieursatomistes.Isolédonc,maiscelaluiplaisaitbien, car l’anachorète qu’il était aspirait à un certain calme. Depuis sacatastrophepersonnelle, iln’étaitd’ailleursplus trop tentéparunesociabilitéactive. Shlom devait d’ailleurs être l’un des derniers hommes de la planèteTerreànepasavoiraccèsau réseau,alorsqu’il enavait lesmoyens.Shlom,sansdireunmot,versad’embléeunverredevodkadepatatearomatiséeaupiment, afin de remettre leurs idées en place. Il avait cultivé ces Belles-de-Fontenayavecamour,voirereligiosité,et leuressences’exprimaitdivinementdans ce nectar corsé. Le piment était un Jalapeño (Capsicum annuum)péruvien,queShlomparvenaitàgrandpeineàfairepousseràcettelatitude.Lerendementdupimentétaitcertesmédiocre,maislegoûtétaitaurendez-vous.Afindeconfirmercepremierdiagnostic,ilsreprirentquelquesshots.–Buvonsàunesoifquineserajamaisétanchée!–JevoisShlomquetucitesàtortetàtraversMichaux.Relisletexte.Cen’estpasexactementcela.Shlom se tut, contrit, et confectionna rapidement et en silence quelqueszakouskis au pain de seigle beurré, féra fumée, aneth (maison) et citron(importé). Hector, gobant un zakouski, dit la bouche pleine avec son grosaccentdepaysanvaudois:–Bon,ben,tuasbeauêtreunignaresurlaplanlittéraire,quandjemangetes«j’accusequi»,jevoisquetuconnaislavraievie,toi.J’aiunmessagepourtoi.Tiens.Shlompritl’enveloppegrise.–Ouvre,quoi!AupassageShlomremarquaunhachispeuragoûtantdeferaetd’anethdanslabouche d’Hector, qui parlait toujours la bouche pleine. L’idée d’ouvrir cemessage ne l’enchantait guère. Probablement du boulot.Donc, de la fatigue.Voiredesproblèmes.Rectification:desproblèmesàcoupsûr.Al’aided’unfincanifàlégumesjaponais,Shlomcoupal’enveloppeetentiraunpapiergrisetde nombreux dépliants publicitairesmulticolores tombèrent au sol. Depuis laprivatisationdespostes,toutcourriersevoyaitautomatiquementaccompagnéde flyers de sponsors aussi monotones qu’irritants. De plus, ce papier glacébrûlaitmaletpolluaitsoncomposte.Lemessageétaitlesuivant:Monsieur, Notre étude représente les intérêts d’une personne souhaitant desinformations confidentielles, raison pour laquelle nous avons songé à vosservices et vous envoyons de ces missives à l’ancienne que l’on nommait« lettres»dans les tempspassés.Cetteaffairesouffrantd’unecertaindegréd’urgence,nousvousserionsgrédebienvouloirprendrecontactavecnousauplusvitepourconvenird’unrendez-vous.Veuillezagréer,Monsieur....L’imprécisiondumessageajoutéauprestigedel’étudenotariale-unedecesantiquesentreprises familiales triéessur levolet,défendantsonmonopoleencachant les secrets des familles patriciennes de la République, ces deuxélémentssuscitèrentimmédiatementsacuriosité.Famillepatricienne,criseoupas,celavoulaitdirepognon.Etça,c’étaitlebienvenu.– Bon. Va y avoir de la fraîche, faut qu’on se bouge. Un p’tit dernier pour larouteetonroule,ditShlomàHector,joignantlegesteàlaparole.Dehors, laneigeavaitcessédetomber, il faisaitgrandbeauet,sousunefine

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couchedepoudreuse,laneigeétaitdureetlesskisglissaientsilencieusementet rapidement. Ils filèrent tels deux grands canards, majestueux et rapides,dopés par la vodka et la majesté du paysage désert. Une demie-heure plustard,ilsétaientarrivésàlaroute,encoreferméepouraumoinsdeuxsemaines.Aprèsune rapideascension,arrivéeaubistrot-refugeducolduMarchiruz.Unterritoire ami. Refuge De deux choses lune: l’autre, c’est le soleil (JacquesPrévert)Le refuge était désert à cette heure, un jour de semaine, à la différence desweek-endsoùilétaitprisd’assautparunefoulecriardeetbigarée.Honorine,labarmaidd’originerwandaise, réfugiéepolitiquemariéeautenancier,unblondhelvèteaussieffacéquesacompagneétaitexubérante, leur lançauncordial«Maramutse»danssalangueépouvantablementcomplexe.–Salut,leshommes.Ça,c’estlessportifs.Ça,ilfautlabièrepourêtrefort.Çac’estlabonnegua-gua.Achevant sa tirade petit-nègre par son rire hystérique, elle leur servit deuxpintes de Guiness, accompagnées de petit verres de whiskey Jameson.Honorine avait profité de son séjour helvétique pour passer un doctorat enlinguistique et pouvait passer de l’accent vaudois au parisien le plus pointumaisgardaitune tendreaffectionpour lacaricatureduparlerafricain.Elleseremitàsavaisselleen fredonnantunairqui rappelaitunLiederdeSchubert,mâtiné de world-music. Honorine avait toujours eu un petit côté post-romantiqueunpeuagaçant.Aprèslessalutationshabituelles:–etlafamille,çava?Etlemari?Lesenfants?Etlechien?Etlesautreschiens?Et le traîneau?Et la santé?Et le travail? (–«Ahi, le travail... »,disait-elleenhaussantlesépaulesavecfatalisme),Shlomsifflasapintetoutensedirigeantverslecombicomavecunecartede5unités.Lecombicométantconstammentoccupé,illaissaunmessagevidéopriantlesnotairesDesprais&Despraisdelerecontacter au numéro du refuge. En attendant, il causa avec Honorine etHector des affaires courantes, qui n’était pas terribles, ni pour l’un, ni pourl’autre.– Ah ça, les affaires sont dures, vous êtesmes deux seuls vrais clients. Lesvieux du village font tous du jogging et surveillent leur taux de cholestérol.Tiens,Mottazparexemple...–Celuidessaucissesauxchoux?HannibalMottaz-Lui-même.Etbien, ils’estpendul’autrejour.–Pendu!– Oui. Il ne vendait plus rien. Il déprimait. Honorine, Hector et Shlomrespectèrent une minute de silence à la mémoire d’Hannibal Mottaz, dontl’absenceallaitcontribueraudépérissementdudivinplatlocal,gloiredupays,le papet vaudois, sorte de potée de poireaux parmentière, surmontés desaucissesauchouxet/ouaufoie.Purdélice,allégéàlacrèmeetallongéenfindecuissond’un traitdevinaigre,ceplat rustiqueconvenaitparfaitementauxbesoinscaloriquesd’unpaysan jurassien,maisavaitétéabolipar lesnormeshygiénistesdeshabitantsd’aujourd’hui. Il fautdireque lepaysdeVaud côtéjurassique, colonisé au XVIe par LLEE, leurs excellences bernoises etprotestantes,n’avait jamais (dupointdevuede l’historiographieofficielle)eud’explosionsindépendantistes,àladifférencedelarivieralémaniqueouduJuracatholique, où la phraséologie nationaliste a toujoursmasqué une guerre decorbeaux.Àl’issuedecefunèbreinstant,ilslevèrentlecoudeencommunàlasanté du défunt, célébrant, ventres à terre et à l’irlandaise notre spleen degastéropodes. À force de libations, Shlom se sentait un peu éméché, Hectoravait l’air parfaitement raide. C’est alors que le combicom semit à couiner.Honorinepritlacommunicationethurladanslerefugevide:–Shlom,c’estpourtoi!Titubant,ilsehâtaversl’appareil.Surl’écran,untypeàlaminesévère,aussigrisquelepapierdutélégramme.–MonsieurShlomRublev?–Lui-même.

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– Avoué Schneider. Messieurs Desprais & Desprais, actuellement occupés,m’ontpriédevousdemanderdevenirimmédiatementàl’étude.–Nouspourrionsendiscuterparcombicom,non?Jesuisdansunrefuge,isolé,...– Cher Monsieur Shlom Rublev, désolémais c’est non. Messieurs Desprais &Despraisontinsistépourvousvoirenchairetenosàl’étude,danslesplusbrefdélais.Ilvadesoiquevousserezrétribuépourvosfrais,maisfaitesvite.Àtoutàl’heure.Etilraccrocha.L’écranseremplitdeneige.Diantre,ilfallaitvraimentqueShlomaitbesoind’argentpourmelaisserraccrocheraunezdelasorteparuncuistrepareil.End’autrestemps,illuiaurait,illuiaurait...Ilneluiauraitrienfaitdutout,carilavaittoujourseubesoind’argentetavaitsystématiquementcédédevantcegenredesinistresindividus,puisqu’ilssonttoujoursuneétapenécessaire vers la voie royale du magot. Honorine s’enquit de la solitudesociale de Shlom - elle avait toujours été soucieuse à propos de samisanthropie, qui pour elle, en bonne africaine, relevait plus de la maladiementalequed’unchoixdélibéré.–AlorsShlom,tuvoisdumonde?Etlafemme,tuastrouvéouquoi?–C’estàdireque...J’aiunpeudelapeineànouerdesrelationscestemps,tuvois...Jen’aipas,plusl’habituded’allerdanslemonde.–Jevois:lesrelationsnenuisentqu’àceuxquin’enontpas.Unjour,Shlom,tuaccepterascequit’esarrivéetturetrouverasuneviesociale.Maiscejourn’estpasencorearrivé.Weliveaswedream,alone...Tuconnais?–LachansonspunkrougedeGangofFour?–Maisnon,mongrosbenêt.D’accord,tuasunevagueculturemusicale.MaislàjeparlebienentendudeHeartOfDarkness,deConrad.Énervéparlacultureetsurtoutlasollicituded’Honorine(Shlomn’étaitpasdutoutasocial, c’était justeunchoixdeviequinedataispasd’hier...quoique...elle pouvait voir assez juste, la bougresse), il accompagna Hector jusqu’auvillage,toujoursàski.Commed’habitude,ilrataletroisièmevirageetseluxapartiellement l’épaule - Hector connaissait le coup et le poussait toujours àl’extérieur de ce virage, gagnant ainsi quelquesmètres et pouvant frimer enarrivantpremierauvillage.ÀBière,unpaysanplussubtilque lesautres (ilmangeaitencorede lasoupeauxpoisetaulard)fitletaxiavecsontandemjusqu’àlagare,enplaine,oùilattendit l’omnibus pour Genève, qui n’avait que vingtminutes de retard surl’horaire prévu, ou du moins ce qui en restait sur l’unique panneau horaire,sprayé par un superbe PHUCK PEAU LISSE fort esthétique au demeurant. Unsorte de graf anti-comédon. Surgissant de la brume glaciale de la plaine,apparutlepoussifautobussolaire.Unefenêtrebriséelaissaitpénétrerunfroidmordant,rendantencoreplussilencieuxlestristespassagers.Onreconnaissait,çaet là,deschômeursdésœuvrés,quiclaquaientleursallocationsenprenantle bus, pour avoir l’impression, comme avant, « d’y aller ». Mais, une foisarrivés en ville, ils n’étaient nullement à destination, ils sortaient et secontentaientdedéambuler,defairedulèche-vitrinesansmoyenspourassouvirleurspassions consommatrices.Certainsd’eux, anciens colsblancs, tentaientbien leur chance, mais c’était peine perdue, banco pour le ex-banquiers. Àpeinedeuxheuresplustard,cequireprésentaitunehonorablemoyennede20km/h, Shlom Avait rejoint la cité de Calvin, la Babylone lémanique, le phareculturelromand,l’antichambredel’hexagone,leparangonducapitalisme,bref,ilsétaientarrivésàGenève,comme leprécisaitunmessageàmoitiéaudiblecrachépardeshauts-parleurspoussifs:«Genève,toutlemondedescend.Lespassagerssontpriédeseprésenteraucontrôleélectronique».Danslacohuedelasortie,ilmanquasefairepiquersonsacparunmecàgueuledecrapaud,sûrementunanciencomptable,àquiilfilaunrapideetdiscretcoupauplexusqui le laissa choir inaniméaumilieu de l’indifférence générale. « Encore unevictimedunéo-libéralisme»,sedit-ilenmassantsamainendolorie.«Chiendeconformiste, tu l’avais bienmérité », ajouta-t-il in petto en s’éloignant aprèsavoirpassélecontrôleflicard,entourédehandicapésdel’enthousiasme.

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Kalvingrad«JediraiMapuissanceestmapropriété.Mapuissancemedonnelapropriété. Je suis moi-même ma puissance, et je suis par elle mapropriété.»L’uniqueetsapropriété,MaxStirner,1845

Comme d’habitude, Genève était grise. En sortant de la galerie marchande,Shlomsefitaborderparunsdfvendantunjournalpoursans-abri,untémoindeJéhovah,unex-junkquivoulaitdufricpoursacauseetsurtoutpoursonmaîtrespirituel,destoujours-junksquivoulaientdufricouvendredelapoudrequi,àl’odeur, aurait peut-être permis à Lady Macbeth de nettoyer la fameuse ettragique tâche de sang, vu sa teneur en lessive. Il fendit cette cour desmiraclesen l’ignorantsuperbementetsedirigead’unpasvifetalertevers lavieilleville.Traversant la rade, il nota que les colverts avaient totalement disparus,remplacéspardesersatzdecanardsélectroniquesdestinésàdonnerlechangeaux rares touristes chinois et russes venant encore en Suisse, malgrél’insécurité.Pluspersonnen’osantsortirunappareilphotodanslaruedepeurdeselefairebraquer,cescanardsmunicipauxn’intéressaientpersonnes,toutbourrédepuces(virtuelles)qu’ilsétaient.Detoutemanière,lebudgetquileurétaitdestinédevaitêtreréduitànéant,carilsétaienttousimmobiles.Arrivésur larivegauche,Shlompassalecheck-point.Legardeprivéluifitunlong interrogatoire après la fouille (complète), se demandant bien ce que ceparticulier allait faire dans les beaux quartiers. Malgré la lettre que le gardedéchiffra comme un vestige archélogique, Shlom dut insister à plusieursreprisespourqu’ilconsenteàappelerl’étudedesnotaires.Sitôtraccroché,illuifitsignedepasser,visiblementàcontrecœur.Shlompritlatrèsbourgeoiseruedu Rhône et parvint finalement à destination, en évitant habilement lesnombreux trous sur la route, emplis de vieux sacs poubelles puants. Ici, ontenaitlehautdupavé.Ilseplaçadevantl’identificateuretsonna.Au bout de quelques instants, la porte blindée s’ouvrit automatiquement.CommeShlomentrait,uneblondasseàl’airvachardlepriadepatienterenleregardant comme une crotte égarée et l’emmena dans une salle d’attenteaustèreetdépouillée. Il s’endormitpresque immédiatement. Il sentitqu’on lesecouaitpourleréveiller.–MonsieurRublev,MonsieurRublev!Réveillez-vous–...???!!!C’était la blondasse, qu’il suivit jusqu’à un bureau aussi grand que sonlogementtoutentier.Derrièrelebureau,deuxhommes,unvieuxmaigre,etuntrèsvieux,encoreplusmaigre.Shlomcompritdupremiercoupd’œilqu’ilavaitaffaireàdeuxrigolosetqu’ilsallaientbiens’amuser.–MonsieurRublev,prenezplace... Jemeprésente,HolopherneDesprais.VoiciHildebert Desprais, mon associé et frère. Souhaitez-vous un café? CommeShlomacquiesçait,ilpressasurunbouton.Lablondasseapparut.– Héloïse, vous voudrez bien nous préparer du café? Héloïse prit la porte, etc’estDespraisquirepritlaparole.–Pasmal,cettepetite,elleesttoutenouvelle.Onabienchoisi.Bien,revenonsànosovins.CherMonsieur...Rublev,c’estcela?C’estétranger?–Non,c’estunnomtypiquementhelvétique.Jeplaisante.C’estd’originerusse.Mais j’aiaussides racinesconfédérales. LesRussesdisentquequandonvoitunelumièreaufonddutunnelc’estuntrainquiarriveenface.Shlom vit tout de suite que son witz [1]  avait fait hurler derireHolopherneDesprais. Intérieurements’entend.Cemecavaitunsacrérireintérieur.–Bien,bien,cen’estpastoutça...Passonsauvifdusujet…Commenousvousl’avonsdit,nousreprésentonslesintérêtsd’unepersonnequisouhaiteobtenir

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desinformationssurunetiercepersonne.–Quiestvotreclient?–Onnousaditquevousétiezdiscret.C’estvrai?–Monsurnomestcarpemuette.– En ce cas, c’est la famille Turayttini. Il s’agirait simplement d’enquêterdiscrètement sur la disparition de leur belle-fille. Avec une belle prime àl’avenant.–Dequelordre,laprime?–Del’ordredecinqzéros.Dixpuissancecinq,sivouspréférez.Ausingulier.–Ah...Shlomravalasasalivepournepastropbaversurlebureauempire,çaauraitsansdoutetachéleveloursetcelanefaisaitpastrèsgenre.–Quiestcettefemmedisparue?–Elles’appelleHélènaTurayttini,néeIoussoupov.Presqueunecompatriote,ensomme. Il rit, ainsi que son associé. Shlom se fendit pour sa part d’un largesourireaussihypocritequejaponais.– Voici sa photo. Elle travaille dans une galerie d’art contemporain, à la Citébleue. Dans l’enveloppe; vous trouverez de l’argent pour vos premiers frais.Voilà,c’esttout,nousattendonsdevosnouvelles,cherMonsieurRublev.Ilséchangèrentpoignéesdemainsfranchesetsourirescordiaux.LablondasserevinttenirlaportepourShlom,tiranttoujoursunegueuled’enterrement,etilse retrouvaenfin libre. «Ouf, pas fâchéde retrouver la vraie vie, et pas cessaletésd’universconfinés,enfermésetaseptisés,»sedit-ilenmarchantdansunecrottehumaine-lescrottesdechienavaienttotalementdisparudepuisdesdécennies.C’étaitlapreuvequ’ilvenaitdesortirdesbeauxquartiers.

LogistiqueSitôtsortidechezlesfrèresDesprais&Desprais,Shlomcherchaunmoyendetransport car laville le rendait flemmardetqu’il étaitpleinauxas.Malgré leliquideetlacartedecrédittrouvésdansl’enveloppe,ilneparvintàattrapernibus,nirickshaw,nimêmedetandem.Ilfautdirequedanscequartier,chacunsemblaitpossédersavoitureprivéeavecchauffeur-gorilleenprime,commeentémoignaient les garages blindés visibles alentours. Une ou deux voituressolairespassèrent,maissesoccupantsrestaientsourdsàsessigneseffrénés,malgré le billet de cent écus qu’il agitait entre ses doigts. Il se lança donc,jetant un pied devant l’autre dans ce vaste et complexe processus nommé«marche».Verslagare, iltrouvaunrickshawâprementdisputéàuneménagèrerentrantdecourses.Lepédaleuravaitvitecomprislorsqu’ilcomparalespoidsetsurtoutvit la thune.AnciengraphisteprénomméHugues, il racontasaviependant letrajet, comment il était devenu taxi-manet avait fondé, avec son filsRobert,une dynastie de taxis. Mais la Troisième Guerre Mondiale et le Grand ChocÉnergétique lesavaient laisséssur lecarreau,et ilss’étaient recyclésdans letransport écolo et sportif. Le type s’avérant plutôt sympa et visiblementdébrouillard, Shlom lui proposa un arrangement pour ses transports pendantsonséjouràGenève.Enquelquesminutes,il l’amenaàl’autreboutducanton,enpleinepériphérieprolétaire, devant unHLMhideux deMategnin, tombé en décrépitude depuisunebonnedécennie,etabritantdesfamillesbraillantes.L’ascenseurétantenpanne, Shlom se tapa les dix étages à pieds, jusqu’à l’appartement de sacopineHannah.Vieillegauchisteimpénitente,Hannahavaitétédetouteslesluttes,detouslescombats, une sorte de fourmi infatigable travaillant dans l’ombre à laconstruction de la révolution. Lesbienne politiquement engagée, elle avaithébergédenombreuxclandestins,etavaiteuainsitrèstôtmailleàpartiravecdifférentesautoritésetservicespoliciersetpolitiques.Àl’aided’unetaupedeses amis travaillant au département informatique cantonal, elle parvint à

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infiltreretàmodifier les réseauxélectroniquesde lapoliceetducontrôledel’habitant et a disparaître purement et simplement du cadastre électronique.Hannah était devenue une spécialiste du piratage informatique, une hackerrougecarmin.ReclusedanssonHLMqu’elleavaitdélibérémentchoisid’habiterpar engagement politique, son appartement était truffé de machineshétéroclites travaillant 24 heures sur 24 à briser les codes d’accèsd’informationsconfidentielles.Ellen’avaitpasvieillidutout,ilfautdirequecelanefaisaitquequelquesmoisqu’ils ne s’étaient plus vus. Le cheveu filasse, l’air hagard, une conjonctivitechroniqueprovoquéeparleperpétuelpétardauxlèvres,elleportaitunéterneltraining informe avec des Mickeys (sa seule et stupéfiante concession aucapitalismebourgeoisetàlasociétéduspectacleconsistaitenuneadmirationde l’empire Disney). Pâle et maladive, c’était un vrai laideron, alors qu’elleauraitpuêtreunebeautéenquelquescoupsde trompe-couillon,maisc’étaitd’abord et surtout une super-pote, ravie de revoir Shlom, ce qui étaitréciproque. Une bise et Shlom lui donna le dossier transmis par les notairesqu’elle disposa dans une sorte de corbeille-avaleuse. Les documents étaientautomatiquementavalésetscannés.Hannahdictaensuiteoralementquelquesinstructionsetsesmachinessemirentautravail.Pendantcetemps,elleleurcherchadeuxbièresetilspapotèrentgaiement.Ilsn’avaient pas fini leurs boissons que l’écran crachait les résultats, dont lesommaireetlesrésuméssemblaientfortalléchants.HannahfilaàShlomcequiressemblaitàunecartecombicom,maisintégralementnoire.–C’estunecartespéciale,ellem’aété transmiseparunpoteduChiapas; ilsontpiquéçaàdesagentsdelaCIAqu’ilsontretourné.Tupeuxcommuniquerlibrementavecn’importequi,n’importeoùdepuisuncombicom,gratuitement,sans origine décelable possible pour ton interlocuteur. Si tu appelle monnumérospécial, je te laisserainaviguer surmesmachinesafind’accéderauxinformations dont tu aurais besoin. En échange, je pense qu’une bouffe depremières’impose... Jedoisdireque leporcauxpalourdesde ladernière foisétaitplutôtbon.Àpropos,uneamieportugaisem’aditquecetterecetteétaitdénomméeleporcàl’alentejane(porcoalentejana)?– En effet. Ce plat consacre à la fois l’histoire portugaise et la diversité. Lesprairesdescôtesdel’Algarve(ouvongolerealienitalien)rencontrentlesporcsdes plaines sèches de l’Alentejo, le coriandre sarrasin, le pili-pili africain, latomate et la patate américaine. Avant la réfrigération, les palourdesn’effectuaientpaslevoyagedel’Algarveàl’Alentejo,maislesporcsdesplainesétaientconsomméssurlescôtes,accommodésaveclescoquillages.Plustard,le porc de l’Alentejo au palourdes de l’Algarve se réduit au porc alentéjane.Resteàtrouverlaraisondecetteréductionétymologique...Pourlarécompensegastronomique,pasdeproblème,j’aidesidéesenroute.Àcemoment,l’interphonegrésilla.–Letueurdecafard?D’accord,jevousouvre.Àpeineuneminuteplustard,descoupsàlaporte.Ungrandetbelhomme,avecunelourdecaisseàoutils,l’airpasessoufflédutout,tendantunepognegigantesque.– Bonjour, je suis Hazal Akiva, tueur de cafards et vermine en tout genre.Pouvez-vousmemontrerlechemindevotrecuisine?Ils le suivirent dans le temple deHannah en parcourant les deuxmètres quiséparaient laported’entréede la cuisine.Caroutre ses talentsdehackeuse,ellecuisinaitdivinementbien.Elleavaitunpetitfaiblepourlespimentsqu’elledissimulaitcommedesminesdanstoussesplats,aussidiscretsquebrûlants.Hazalouvraitlesplacardscommechezlui,etfitsonconstat.– Vous aimez les produits bio, les ACP et toutes ces sortes de choses. C’estbien. Le problème est que les teignes à farine (Ephestia kuehniella), et lespoissons d’argent (Lepisma saccharina), ou lépismes, aussi. Les animaux nesontpasstupides,et il fautcondamnercette fausse idéeévolutivequipenseque les insectes nous sont inférieurs. Ces derniers ont une capacitéd’adaptation formidableet optimisent leurs ressources,mangeantbio lorsque

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c’est possible. Voici déjà quelques pièges à phéromones, qui attireront cesnuisiblessurunpapiercollantquisera,sij’osedire,leurlinceul.Vouslescollezsur le frigoetc’est la fin. Il faudramalheureusementpourvous jeterTOUTESvosfarines,féculentsetc.Àproposj’aimevoircommentlesgenscuisinent.L’exterminateursetut,sortitsesproduitsetsemitautravail. Ilyauntempspour parler, un temps pour agir. Ils entendirent les portes claquer, un voisinhurlant : « Faut la foutre dehors cette vieille folle ». C’était la voisine dudessous,uneportugaiseautrefois charmante,qui souffraitdegraves troublespsychotiques. Une médication appropriée l’avait stabilisée, mais depuisquelques mois elle ne suivait plus de traitement et le corps médical avaitdéclaré forfait. Comme son entourage ne nageait pas précisément dans lesécus, on l’avait simplement abandonnée à son triste sort. Toutes les nuits,lorsquesonmaris’absentaitpour faire le taxi,elleclaquait lesportescommeune damnée, réveillant tout l’immeuble, et récemment elle s’y étaitmise dejour. Shlom était au courant de la chose : il avait croisé le mari, un anciensyndicaliste,taximanrentrantépuisédesesnuits,s’épuisantencoreplusparletennis, ils avaient parlé un moment, le taximan lui confiant même sesproblèmes sexuels, s’inquiétant de la violence qu’il sentait sourdre de safemme,etpensaitqu’elleallaitbientôtpéteruncâblepourdebonetluisauterdessus avec un couteau de cuisine. Shlom lui avait envoyé un ami sorcierafricain (un vrai) qui la guérit provisoirement, en l’hypnotisant, elle avaitretrouvé le sourire et le couple sa vie sexuelle, le taximan lui avait fait livrerunecaissedevinsdeBairradaetunportweinvintagede2025,unerareté. Ilnota mentalement de lui renvoyer le sorcier, se pourléchant d’avance lesbabines.Laissantl’angebioàsontravail,Shlomsaluaàlava-viteetsortit,redescendantlesdixétagesparvoléesdequatre,croisantàchaquepalierdesfumetsvariéset surprenants, faisant un véritable tour du monde gastronomique olfactif.Hugues l’attendait devant l’immeuble. Avec son rickshaw, Il évita habilementles trous dans l’asphalte et Shlomacheta au premier tabac un combicomenplastiquejetableetunpaquetdegoldossansfiltre.Toutens’allumantunclopedevant l’œil réprobateur d’un groupe d’ados (la loi anti-tabac sur la voiepublique n’avait toujours pas passé au vote populaire, et les Gauloisesalternaient toujours entre la légalité et l’illégalité), il sortit la carte noired’Hannahetjetadédaigneusementauxadoslacartede3unitéslivréeaveclecombicom.Ilsseruèrentdessus,sebattantpoursapossession.Levainqueur,un balèze latino, se tira en courant. Il aurait quelques minutes de plaisirartificieletillusoiresurunserveurcybersexe,puisles3unitésseraientfiniesetilrecommenceraitàattendre.Encoreunaccroducombicom.

CaféOblomovUnpeufatigué,ShlomsedécidapourunverreàsonQG,lecaféOblomov,oùunréduitausous-solluiservaitdesurcroîtdebureauetdechambreàcoucher,lorsdemuffléestropsévèresenville.Enoutre,ilytravaillaitcommebarmanàl’occasion, lorsque il n’avait pas assez de travail comme privé. Hugues l’ydéposaetsemitenattente,sortantunbouquinsurl’artconstructivisterusse.Commed’habitudeenmilieud’après-midi,lecaféétaitdésert.Lebarmanétaitaupiano.N’étant jamaisparvenuàassimilerdesérieusesbasesdesolfège, iln’en était pas moins excellent interprète, d’une renommée dépassantlargement lesmurailles culturelles de l’étroite cité deCalvin. Cependant, soncaractèrefréquemmentacariâtreetsystématiquementatrabilairecontribuaitàrenforcer le sentiment d’isolement que lui conférait déjà son tempéramenttimide.Comme d’habitude, il interprétait une quelconque diablerie d’Erik Satie etcommelui, ilsongeaqu’ilétaitvenuaumondetrèsjeunedansuntempstrès

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vieux.–Salut,Harold,criaShlomàsonattention.Cepassage-là,ilnefautpaslejouervivace, mais vivatche. Vérifie. C’est pas de moi, c’est de Gould. Commed’habitude,ilsursautasursachaisedepianoraccourcie(ilavaittoujoursvouluressembleràHerbertGlennGould,sonautreidole)etsetintaussitôtl’estomac.Shlométaitcontentdesapique,ilsavaitqu’ilfulminaitetqu’illuifaudraitdessemaines à s’en remettre, contrôlant obstinément chaque détail de labiographie et de l’œuvre de son héros adoré. Les paranoïaques sont fortprévisibles.–Salaud,tum’asfaitpeur,monulcèrerepart...Comme toujours, il tirait la gueule,mais derrière ce visage contracté aux ossaillants,souscescheveuxraresdevenusblancs,ondevinaitaufonddesyeuxun sourire ironique. Shlom se dirigea vers le bar et proposa un cocktail àHarold,quirefusatoutnet.Dansunshaker,ilmituntiersdevodka,untiersdegin,untiersdevermouthblancextrasec,ajoutauntraitd’angusturaetundetabasco,desglaçonspilés,enfinunpeudecafé,secoualetoutetversadansunverreàshortdrink.Surnommé«LamortduVazir-Moukhtar»,enhommageàIouriTynianov,cecocktailexquisétaitdesoncru.Malheureusement,ilétaitleseul à l’apprécier à sa juste valeur, n’étant jamais parvenu à convaincrequiconque, parmi ses rares expérimentateurs, qu’il était autre chosequ’immonde. De l’entrée lui parvenaient des bruits de rugissements, c’étaitHarry qui perdait au baby-foot contre Hilarion. Il hurlait, avec son accentaméricainàcouperaucouteau.–Youfuckin’sonofabitch,tueslameclepluwcocudeleplanète!Tameuwf,c’estpasdesamantsqu’ellea,c’estuntwoupeaudetauweaux!LegigantesqueHarrybarraittoutel’entréedesondosimmense.Enpoussantlaportedusas,Shlompritàpleinnezl’odeursauvagedeHilarion,quidevaitêtredansunedesespériodesconstructives/dé-constructives,oùilneselavaitpluspendantdessemaines,afindegarderlarageducréateur.Surlebaby-foot, lapetite balle de liège savamment rodée par de jeunes amateurs sautait,zigzaguaitetrebondissaitentoussens.Auxmurs,sousverre,descertificatsdeprixeuropéensdebaby-foot.Ilfautdirequ’en-dehorsdubaby-foot,HilarionetHarrynefaisaientpasgrand-chosed’autre.–Alors,Harry,tuveuxunepetitequébécoise?Oualors,unpetitcroisé?Ouunebande?-Twà,tufermestafuckinggueuled’amouwettuencaissescediwect...Motherfocka,encorewaté!ShlomglissadiscrètementàHarry:«observebienlejeud’Hilarion;iltriche.Etilrisquedetomberdehautsitudécouvreslepotauxroses.»–Kwâtudirestoilà,c’êstkôacettehistoiredepoteaurose?Encoreunehistoirede ces nanas fuchsia ou kwoâ? C’est un coup de cette Nicole Pouffy ou kôaencowe?Jecomprendspaslà,tuvois...ShlomlaissacesdeuxNéandertaliensetsortitboiresonverresur laterrasse,oùdeuxclodosdormaientsurdesbancs.Il lesbousculapourlesréveiller,parpureméchanceté,maisilss’avérèrentcontentsd’avoirquelqu’unàquiparler.– J’en ai entendu une bien bonne, dit l’un d’eux. Figurez-vous que lors duderniercarnavaldeBâle,ungarss’étaitdéguiséenoursets’estendormisurunepetiteroutedeBâle-Campagne.Etunautomobilistequipassait làaeulemalheurde lui roulerdessusetde l’écraser. Ilcroyaitécraserunours,maisatuéunhomme.– Triste histoire, en vérité. Celui qui a eu dumalheur est plutôt l’écrasé quel’écraseur,n’est-ilpas?– Je n’en sais rien. Il dormait du sommeil du juste, il est doncmort en juste.Ainsi,dieumourutd’unsidainsidieux.Toutenécoutantcesineptiesd’ivrognes,Shlomcontinuaitàsirotersoncocktailenméditantsurl’inconstancedel’éthique.Unefoissonverrefini,ilseditqu’ildevaitdécidémentsemettreauboulot,mêmesil’envieluienmanquait.

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Alarecherched’Helenaperdue« La vie est courte, mes petits agneaux. Elle est encore beaucouptrop longue,mes petits agneaux. On vous en débarrassera,mes sipetits.Onn’estpastousnéspourêtreprophètesMaisbeaucoupsontnéspourêtretondus.»L’époquedesilluminés,HenriMichaux

Shlom consulta le dossier que lui avait fourni Hannah. La fort charmantedisparue, une brune d’origine bulgare, de Choumen plus précisément, avaitcontractéunmariagemorganatiqueenépousantHubert Pictais-Turraytini, filsd’Henri et de Harriet, née Baurdier. Hubert, enfant unique et chéri, étaitl’héritierd’unesortedeconsortiumfinancieretimmobilier,réunissantbanqueset immeubles, avec un poids politique non négligeable. Lesmédias s’étaientpourléchésdesfiançaillesetdumariage,lestransformantenuncontedefées.Hubert,présentécommeundandy,avaitpouractivitéunelutteincessanteenfaveurdel’écologie.Àl’âgede20ans,lorsd’unepartiedechasseenBavière,ilavaiteuunesortederévélationmystiqueenvisantuncerf,etseconsacradèslors à la défense de la nature et au véganisme radical. Il avait participé àgrandecommémorationde l’accidentdeTchernobyletavait fait levoyageenUkraine. Il rencontre Helena à Pripiat, jeune guide à la beauté frappante. Lasuitedel’histoirecontinuaitdanslemêmemélo:ardentsmilitantsécologistes,Helena offrait sa beauté et Hubert son argent, ce qui valait mieux que lecontraire – avec ses grandes radiches et son teint pâle, Hubert n’avait pasbeaucoupdesex-appeal.Ils voyageaient beaucoup, privilège entre tous, non pour de vils motifsbassement économiquesmais pour convaincre chacun des droits de la terre.Bien entendu, ils se présentaient comme parfaitement apolitiques, ce quirenforçaitencoreleurprestige.Lesdernièresinfosconcernaientunemanif,troissemainesauparavant,pourlasauvegardedesbébés-phoques,unen-directréelsurlabanquise.OnvoyaitdesphotosoùilspoussaientenchaiseroulanteuneBrigitteBarre-Dotfortdécatie,toujoursplusréactionnaireavecl’âge(ilfautdirequesielleétaittoujourspourvued’unesacréedot,ellenefilaitpluslabarreàpersonne).Depuis,plusrien.Lesrechercheseffectuéesauprèsduserveurprétendumentultra-protégédelapolice et de l’administration n’avaient rien donné. Helena n’était nimorte nidisparue,dupointdevuedel’État.Plusétrange,Shlomnetrouvariendanslesrecherches effectuées sur ses numéros de cartes de crédit. Aucune banquen’avait enregistré de transaction depuis un peu plus de deux semaines. Lesbeaux-parentsvivaientdansunhôtelparticulier,aucœurdelavieilleville,ruedesGranges,petitnuméropair,crèmedescrèmes.LeurKerouacde filsavaitimmigré pour le quartier de Carouge, espace urbain aumoderne quadrillageorthonormé, ancienne ville de plaisir au-delà des austères murs genevois.Depuislafindusiècledernier,cetancienquartierchauds’étaitpeuàpeuvidéde ses entreprises du secondaire, de ses ouvriers et travailleurs, pour sepeuplerdemagasinschicsetd’entreprisesdeconsultingdanslesarcades,lesétages supérieurs devenant appartements cossus. Shlom se décida pour unevisite au fils. Il sautadans le rickshawdeHuguesqui ferma sonouvrage surunemagnifiqueœuvredeElLissitsky.–Carouge,disbrièvementShlom.Huguesfaillitlesenvoyerenl’airmaissansplaisirdanslestrousdel’asphalte.Une foisarrivés,Shloms’extrayaduvéhiculeetdonnarendez-vousàHuguesdansundes (nombreux)cafésducoin.Repérant lasonnettedeTurraytinisurl’interphone,ilappuyalonguement.Auboutd’unmoment,unevoix.–Oui?Quiest-ce?–ShlomRublev,détectiveprivé.Jesuisàlarecherchedevotrefemme.Jedois

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vousparler.–Oh...Biensûr.Jevousouvre,c’estenhaut.Hubert raccrocha l’interphone et réfléchit. Que pouvait donc lui vouloir unprivé?«Voyons,ilacertainementétéenvoyéparmeschersparents,quis’inquiètentdemasantépsychiqueetphysique.C’estnormal,c’estbiologique,laquêtedel’immortalité passe par la reproduction, et si le parricide peut s’expliquer etmêmesejustifier-ilfautlireourelire«Pourquoij’aimangémonpère»,deRoyLewis - l’infanticide est un crime triplement affreux, puisqu’il assoit ladomination de l’âge, condamne l’innocence de l’enfant et renverse les loisbiologiques.Ilspensentquejedéprimeàcausedeladisparitiond’Helena,alorsqu’ilsl’onttoujoursdétestée.Etoui,ilsavaientd’autresviséespourmonparti-pasausenspolitiqueduterme.IlsespéraientunejeunefilleprotestantedelaCité, éventuellement romande, voire helvétique, avec qui ils auraient pupartager valeurs morales, soit leur étique éthique. Et à la place ils avaienthéritédeça,certesunebelleplanterappelantunpeuBlancheNeige(cheveuxde jais et lèvres rouges), dont la plastique leur garantirait une descendancerobuste, mais balkanique, pire bulgare, orthodoxe apostate, peut-êtrecommuniste et sans doute aumoins gauchiste. L’horreur. Malgré cemanqued’attirance,ilsavaientbiendûl’accepter,surladuréeelleleuravaitplutôtplu-toutes ces activités en faveur de la sauvegarde de l’environnement nepouvaient nuire à leurs activités capitalistes, elles hautement nuisibles à lamèreNature,maisbeaucoupplusdiscrètes.Mieux: l’activitéde leurbelle-fillehonnieleurétaitprofitablepuisquemaintenant,danslesgalasmondainsonlesféliciaitpour leurbruetsonsouciécologique.Etvoilàqu’elledisparaissait,etavec elle la tranquillité d’esprit de leur fils, qui vadrouillait dans des coinsperdus d’Afrique, sans reporters derrière lui, sans même de descendance etqu’ilsdevraientaffrontercequerichesetpauvrespartagent,l’effroidelamort.Donc: mes parents ont des raisons de s’inquiéter. Et ma mère, en lectriceavisée de vieux et indigestes autant qu’ennuyeux romans policiersbritanniques,adûenparleràmonpère,HenriPictais,filsHilbertdumêmenom(mon grand père), puissant banquier et patricien. Et Henri, lui qui ne lisaitjamaisune lignesauf lescotationsboursièresduWallStreet Journal,maisquiaimait les films policiers du siècle passé, a tout de suite déniché un PhilipMarlowe. Et cet individu est là, sera là dans quelques secondes, afin demequestionner,deremuerlepassé,degratterdanslaboue,etlàilconvientdenepas « бегать по граблям », soit dans la langue de Voltaire de ne pas seprendreunrâteaumaisaucontraire,defeinter,defairecroireaupersonnageauquelceclone -pournepasdireclown -chandlerienveutbiencroire,de leduper, de le tromper. Cela sera facile, il est du peuple, je suis bien né.Composons.»EtHubertsefitunebellefigure,enattendantlasonnette.

ViedebohèmeShlom entra : l’appartement d’Hubert était vaste, pourvu de verrières quiauraient fait rêver un peintre, tout d’une pièce, sans murs. Meublé avec uncertain goût, un peu ethno, certainement fort dispendieux du point de vuefinancier. Ils se déplurent d’emblée. Il étaitmême très antipathique à Shlom.Petiteslunettesrondes,barbichetteetcrinièredelion,vêtud’unvieuxcolroulétrouéetde jeans savamment lacérés,avecdes tongs japonaisesdepailleaupieds.IlfaisaitunpeucaricaturedeLéonDavidovitchBronstein.–Enchantéetbienvenue.Unthé?Shlom répondit affirmativement. Hubert lui fit signe de s’installer et partitchauffer l’eau dans une bouilloire en fonte japonaise sur une cuisinièreprofessionnelleparfaitementdisproportionnéeavecunusageprivé.Pendantcetemps,Shlomobserva les lieux.Undésordresavammententretenucréaitune

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illusion artistique, trop léché pour être honnête. Il manquait à cette fausseentropie un élément essentiel pour le réalisme: la poussière et la saleté. Surdes étagères futuristes, de nombreux bouquins écologistes, des récits devoyageetdescartes.Auxmurs,desaffichesvantant ladéfensedelanature.En arrière-fond olfactif, Shlom croyait même sentir, derrière l’odeur del’humidificateur,unvagueodeurd’herbe.Hubertrevint,labouilloirelaissantunsillondefuméederrièresespas.Il luiservitunthéexquisdansdestassesdegrèstrèszen,probablementunlapsangsouchonglégèrementfumé.Afindelerendremoinsméfiantàsesquestions,Shlomluidemandadusucreetdu lait,hérésiebienentendu.–Dusucreetdu lait?Oui,biensûr...Malheureusement, jen’aiquedu laitdesoja,sanscholestérol,etdusucreintégraldecanne,attendez,ilfautquejeleretrouve,jen’utilisepastellementceproduit.Shlom sacrifia ce thé magnifique aux besoins psychologiques de l’enquête:HubertTurraytininepouvaitplus seméfierd’ungrossierpersonnagemettantdulaitetdusucredansunthéraffiné.Ilabordalevifdusujet.–J’aiétémandatéparDesprais&Despraispourretrouvervotrefemme.–Oui,jesuisaucourant.Mesparentsont,semble-t-il,jugéjudicieuxd’engagerlesservicesde...dequelqu’uncommevous.–Sijecomprendsbien,vousnepartagezpasleurpointdevuesurl’opportunitéd’engagerdesrecherches?–Si,biensur,mais.. toutcelaestbiendélicat.Voyez-vous,Helenaestparfoisunpeu,commentdire...Fantasque,oui,c’estcela. Jepariequ’ilnes’agitqued’unedeseshabituelleslubiesetqu’ellereviendra,jenemefaispasdesoucis.Il lui arrive régulièrement de disparaître quelques jours puis de réapparaître,toutaussimystérieusement.–Quandl’avez-vousvuepourladernièrefois?–Ilyaquinzejours,lorsquenoussommesrentrésduGroenland.–Vousa-t-elleparuanxieuse,différente?–Non,non,riendetoutcela.Mais,commejevousl’aidéjàdit,elleatoujoursété un peu originale, disparaissant puis revenant sans me confier ce qui luiarrivaitdanscesparenthèsesquenousn’évoquionsjamaisparlasuite,parunaccordtacite.–Excusezmabrutalité,maisvotrefemmeestplutôt jolie.Croyez-vousqu’ellepuisseavoirdesrelationsextra-conjugales?–Certainementpas.Helenaesttrèspieuse,unevraieorthodoxe.Cegenredefemme succombe plutôt que de trahir son époux. J’en suis positivementconvaincu.TellebeckettienShlomsetintcoït2,maisn’enpensaitpasmoins.– Donc, pour résumer, vous ne savez pas où est votre femme,mais cela nevous inquiète nullement. Elle a pris quelques jours de « vacances » et ellereviendra.–C’estcelamême.–Etl’argent?Là,Hubert,endignefilsdebanquier,eutunregaind’intérêt.–Quelargent?–Jeneparvienspasàretrouverd’opérationsbancairesàsonnomcesdernièressemaines.–Oh,elleadu toutpayercash.Voussavezcommentc’estaveccesgensdel’Est, ils sont si heureux de manier du liquide, ils adorent avoir de grossesliassesdebillets.Enoutre,àchacunedesessoi-disant«disparitions»,jefaisbloquerl’intégralitédeseslignesdecrédit.CommetouslesOssi-e-s,ellepensequel’argentpoussesurlesarbres:moi,jesaisquelaterreestbasse.Lorsquejesuisavecelle, jeparviensà la freinerdanssesdépenses,mais jenepeuximaginercequ’ellepourraitdépensersansmoncontrôle.Etpuis,ainsi,jesuissûrqu’ellereviendraàchaquefois.Shlomneditrienmaistrouval’explicationpeu crédible et l’attitude assez dégoûtante. Son expérience lui disait qu’il luicachaitquelquechose.– J’aimerais aussi que vous me parliez de ses relations, de ses amis. Lesendroitsoùelleva,etc.

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–Dansnotrecouple,ilyaunrespecttotaldelalibertédel’Autre.Jen’aipasàm’ingérer dans sa vie privée, comme elle n’a pas à le faire dans lamienne.Ainsi, je n’ai aucune idée de ce qu’elle peut bien faire, ni de qui elle voit,lorsquejenesuispasavecelle.–Bon...Aprèstouscesrenseignementsutiles,jepensequec’esttout.Enselevant,Shlomfitsemblantdemaladresseetrenversabrutalementtasseset théière - comme Hubert avait un mouvement, Shlom en profita pour enrajouterenluitapantsurlacuisse.Cefaisant,illuiavaitinjectéunGPSespionsousl’épidermequiluipermettraitdelesuivre.Hubertétaitbeletbienpiégé.–Aïe,maisquellemouchemepique!–Voussouffrez?–Non, je ne sais pas, une brusque sensation de piqûre. Je ne sais... Bien, jecroisque...Shlomsortitlespolitessesd’usage,serrantavecdéplaisirlamaindel’héritieretprenantlaporteavecjoie.Dehors,ilhumaavecdélicel’airpollué.Uneheuredansl’atmosphèreTurraytini,mêmearomatiséeparunhumidificateurfraîcheurpinbio,étaitdéjàdetrop.

Coupdefil« L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. D’ailleurs, lesexécutionscapitalesonttoujourslieuàl’aube.»AdamBirò,1967

ShlomretrouvaHectorauFélinsombre,chouettebarquiproposait,àdesprixpas trop prohibitifs, des concerts de jazz au sous-sol. Dans les toilettes, onpouvaitaussiseprocurertoutessortesdepoudrespourrendreheureux.Hectorétaitattablédevantunverredevinblanc.– Salut, camarade, dit-il d’un ton goguenard, et Shlom comprit tout de suitequ’ilnes’agissaitpasdesonpremierverre.Assieds-toietboisavecmoi.Il leurcommandaunetournée,unexcellentchoix,unerécoltetardive,unedeces « Portes de Novembre » qui avait contribué à la renommée de cesvendangesflétriesvalaisannes.–Anotreréussite!DitHuguesentrinquant.–Cin-cin,rétorquaShlomenfrappantsonverrecontrelesien.Ils burent ainsi quelquesverres, causantde toutet de rien. ShlomnotaavecplaisirqueHuguess’intéressaità la sociétéqui l’environnait.Ceciétant, il luirabâchaitquandmêmelesoreillesavec la217eversiond’unemêmehistoire,légèrementremaniée,pourla216efois.Shlomluiconfiadonclerésultatdesesréflexions,curieuxdesaréaction.– Encore àme citer ce film sioniste. Pourtant, depuis le « רנוביל » d’Israël tupourraist’enpasser,non?Fallaitquandmêmequ’ilssoientcons,àcraindreleshypothétiquesbombesdeleursvoisinssyriensetiraniens,etàs’atomisereux-mêmeparcetaccidentducivilnucléaire.Aujourd’hui,laterreditesainten’estplusqu’unvastedésertradioactif:noncontentdetuerJésus,ilsontrendutoutpèlerinageimpossible,àpartpourlessuicidaires.Ennuyéparcediscours,Shloml’ignoraetsortit lecombicompuiscomposa lenumérodesparentsTurraytini.–Allô?LésidencheTullaytini?La voix qui lui répondit semblait indubitablement provenir d’une (petite)ménagèreasiatique.–ShlomRublevàl’appareil.J’aimeraiparleràMonsieurouMadame,concernantleurbelle-fille.C’estimportant.–D’accol.Jevaisvoils’ilssontlà.Unsilence.–Madameveutbienvouspalé,dit-elled’untonacerbe.–Melci,réponditShlom.Unenouvellevoix.–HarrietTurraytiniàl’appareil.Àquiais-jel’honneur?

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– Shlom Rublev, enchanté. Je suis le détective privé engagé par le cabinetDesprais & Desprais pour retrouver votre belle-fille. J’aurai souhaité vousrencontrer,afind’enparlerdevivevoix.– Diantre! Mon brave, il eusse fallu que vous joignassiez plutôt mon époux,c’estluiquis’occupede...lachose.Shlomnotatoutdesuiteleton.Labelle-mèresemblaitadorersabru.–Certes.Mais toute informationpeutm’aiderà la retrouver.Nepourriez-vousmeconsacrerquelquesminutes?Parexempledemain?–Attendez... C’est que j’ai un agenda très chargé.Demain, je dois aller chezmon coiffeur. puis chez mon esthéticienne, enfin j’ai mon cours de rebirthboudhiste tantriqueet justeaprèsmonmindfullness...Ah,peut-être là. Je faisunpetit joggingà14h,auboisdePinchat.Retrouvons-nousauparking,nouspourronsconversertoutencourant.–Euh,...–Jesuisheureusedevoirquecerendez-vousvousconvient.Àdemaindonc.Et elle raccrocha. Shlom grinça des dents. Du jogging. La journée avait étélongue,etlesperspectivesdulendemainpastrèsréjouissantes.Illuifallaitdurepos.

PopismeLe lendemain matin, Shlom sortit de sa garçonnière oblomovienne vers huitheures et demie, bien décidé à ne pas se faire avoir par l’aboulisme del’endroit. Il attendit Hugues en lisant une pièce d’lbsen, « Un ennemi dupeuple»,oubliéparunclientduthéâtre.Intéressantmaisunpeuindigeste,sitôt.Longtemps,Shlomavaitcommencéàliretôt.Uneheureplustard,unjeunehommeauvolantdu rickshawdeHuguesarriva, luidemandants’il étaitbienShlomRublev.Commecedernieracquiesçait,ilpoursuivit.–JesuisRobert,lefilsd’Hugues.Ilnesesentaitpastrèsbienaujourd’huietm’ademandédeleremplacer.Appelez-moiHub.Shloms’installadans lanacelledurickshawetordonna:«chauffeur,à l’égliserusse».Ilsarrivèrentrapidement,guidésparlaconduitefélinedeHub.Ilfautdire que la circulation était presque inexistante. Pas d’embouteillages derickshaw,pasdepiéton renverséparuncycliste fou.HubposaShlomdevantles grilles de l’église, dont les cinq dômes dorés luisaient au soleil de cettefroidemaisbellematinéehivernale.Labisesoufflait.Shlomentradansl’église,dédaignant lepanneauquidisaitdanscinqlangues(russe,français,anglais,japonaisetallemand):«entréepayantepourlesnon-orthodoxes - 10 écus ». Il s’enquit du pope auprès d’une bigote octogénaireservantdediaconesse,quis’occupaitdelaventedecierges,etelleluiindiquaoù le trouver. Shlomachetadeuxciergesqu’il allumadevantunemagnifiqueicônede laTrinité,notantavecamusement la scènequi seproduisaitdevantlui:unjeuneskind’origineserbe,pleindetatouages,adeptedupiercingetvêtud’unetenuedecamouflage,lecranerasé,subissaitsonbaptême.Iltendaitunelangue percée d’un anneau vers l’hostie consacrée, la Prosphora. Shlomattenditunpeu,puisapprocha lepopealorsque lebaptêmeétait fini.C’étaitunjeunepope,récemmentnomméparlepatriarchemoscovite.– Bonjour, enchanté, je vois que l’ancien pope n’est plus là. Je suis ShlomRublev.Àquiais-jel’honneur?–HaïmDourak.C’estàquelsujet,Monsieur...Rublev?–J’aimeraisvousparlerd’unedevosouailles,HelenaTurraytini.–...Jevois.Dequois’agit-il?–Sesbeaux-parentssontinquiets,elleadisparuetjesuisàsarecherche.– C’est fâcheux,MadameTurraytini compte parmi nos plus fidèles fidèles. Enoutre,sonmarin’oubliepasdecontribueràlasurviefinancièredenotrepetitecommunautéetdenosœuvrescharitables,etsamannen’estpasnégligeable,encestempsdifficiles.Vousmevoyezsincèrementnavré.Toutefois,jenepeux

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quevousrépondre:etalors?Quepuis-jedoncpourvous,monfils?–Jenesaispasvraiment...Parlez-moiunpeud’elle,j’aibesoindemefaireuneidéeplusprécise,pourchercheràcomprendrepourquoielleestpartie,etpouroù?– Je n’ai rien à vous dire. Madame Turraytini est une femme discrète et forthonorableet jedoutequ’elleaitainsidisparuedesonpleingré,abandonnantépoux et famille. En tant que spécialiste de l’âme, je ne peux que vousrecommanderàdesspécialistesdescorps,carc’estsoncorpsquisembleavoirdisparu.Sonâme,lapauvreange,estdéjàauparadis.–Mais...–Pasdemais,jesuispressé.Adieu,Monsieur...Etils’éloignaaupetittrot,drapédanssadignitéimbécile.Surlepointdesortirdel’église,Shlommitquelquespiècesdansletronc.Unemain décharnée se posa alors sur son bras et il entendit un « Gospodin! »accompagnéd’unprofondsoupir.C’étaitlavieille-aux-ciergesdetout-à-l’heure.– Vous êtes Shlom Rublev, n’est-ce-pas?, dit-elle, toujours en russe. Je suisHediaHanjestva.–Oui.Vousmeconnaissez?– J’ai bien connu votre père et sa femme, avant le tragique accident. Paix àleurs cendres, fit-elle en se signant à l’envers. Vous, je ne vous ai pas vusouvent ici, fit-elle.Mais j’ai entendu ce que vous disiez à ce prétentieux depope.Ilcroitavoirtoutcompris,ilnousméprise,moietlediacre,pourtantnoussommeslàdepuisdesdécennies,nousconnaissonstoutlemonde,maisiln’enacure.–J’ensuisdésolépourvous.–Neditespasdebêtises,jeunehomme,jesaisbienquevousautresjeunesnevous souciez guère de nos soucis de vieilles gens et vous avez raison. MaisHelena,elleétaitdifférente.–Enquelsens?–C’étaitunevraiebonté,pasunebourgeoisevenantà l’égliseparobligationsociale, non, elle y croyait vraiment, elle était toujours attentionnée avec lespetites gens, toujours prête à rendre service, spontanément. Une vraiecandidateàlacanonisation.–Luiavez-vousparlé?–Biensûr,maisjustequelquesmots,elleétaitsidiscrète,lapauvre...–Lapauvre?–Jesuissûrequesoussesdehorsenjoués,ellecachaitunegrandetristesse,lanostalgiedesonpays,desafamille.Sansparlerdesonhorribleprotestantdemari.–D’oùvenait-elle?– D’Odessa. Et puis, comment aurait-elle pu être heureuse, avec cet horriblehomme!Oh,pardonnez-moimonDieupourcettepenséeimpure!(Ellesortitdesapocheunepetitebouteillemétalliqueets’envoyaunegolée.L’atmosphèresemitaussitôtàsentirlemauvaisalcool).–Quelhomme?– Son mari, bien sûr, qui voulez-vous d’autre? Un grand maigre chevalin,approchant laquarantaine, lesoreillesunpeudécollées, toujoursavecuncolroulénoir.Il l’accompagnaitparfois,onvoyaittoutdesuitequ’ilsedonnaitunpetitaircommeça.–Unairdequoi?–Unair,jenesaispasmoi,d’impertinent!C’estcela.Etqu’ilcachaituncœursombre.Trèssombre.–Etquandavez-vousvuHelenapourladernièrefois?– Pas depuis plusieurs semaines, et cela m’inquiétait justement. Je suisconvaincuequ’ellen’apasquittédesonpleingréledomicileconjugal,mêmesielleyestmalheureuse.J’espèrequ’ilneluiestrienarrivé...Shlom rassura la vieille, la remercia et lui offrit des cierges. Il ressortit et lesoleilluifitclignerlesyeux,aprèsl’obscurantismedelacaverneorthodoxe.

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Jogging«Tenuen°4:jogger,Peintreenbâtiment.Tenuen°5:jogger,Goldenboy.Tenuen°6:joggerCostumefolklorique.Les réactions commencent à se faireplus claires – les hordes étantquotidiennes,ponctuelles,ellesseconnaissentdevue–etsicertainsque je croise sourient, d’autres me désignent d’un index miaccusateur,mi...jenesaisquoi.»Zurichbynight,LaurentTrousselle

L’estomacdésespérément creux, Shlomse retrouvaau rendez-vousprévuunpeu en avance. Il avait enfilé une tenue de jogger trois tailles trop grande,prêtéeparHarry,ducaféOblomov,quiavaitparutrèssurprisdesademande.–You,sonofabitch,tutefaisjogger,maintenant,commelespédés?–Sachequejen’ain’encontrelespédés,etdeun,dedeux,quec’estpourdesraisonsprofessionnelles.D’ailleurs,tujogues,non?Harrypartitd’undeseséclatsderirehomériques.–Ho!Ho!Ho!Jewouâbien,tuveuxdwaguerlesmiwettes!–Paslesmirettes,beaubrun,lesminettes.Lesmirettes,c’estlesyeux.– Ah ouais, les mirettes... Ha! Ha! Ha! C’est waiment funny, ça, les petiteschattes.Ounepetitvodka,Shlom?Malgré son envie, Shlom déclin son offre. Il vit avec jalousie Harry lever soncoudesurunpetitshotdeMoskovskayaparfaitementglacée.– Bonne chance, Shlomo et nemets pas de foutwe surmon beau tvvaining,hein!Perdudanssesprofondssouvenirs,Shlomprêtaàpeineattentionà la Jaguarrougeetàsaconductrice.Àlavoir,oncomprenaitaussitôtd’oùsonfilstenaitsamâchoirechevaline.Elledevait en être à son vingt-neuvième lifting et cherchait à avoir l’apparenced’unejeunefemmedetrenteanstoutenenayantplusdesoixante-dix.Vêtued’unetenuedecyclisterosefluo,unpetitnœudrosedanslescheveuxblancsteintsenblond,pourvuedeNikeplatformbootsclignotantesetaccompagnéeparunpitbullàl’airagressif,àlatrufferoseetaucollierclouté,toujoursrose.Toutpourplaire.–ShlomRublev,jeprésume.– C’est exact. Enchanté, dit hypocritement Shlom en tendant une mainlonguementessuyéesursontraining,afinqu’elleneremarquepascommeelleétaitmoite.–Bien,assezbavardé.Vousmesuivez?Et elle partit au galop. Shlom était surpris qu’elle ne hennisse point, laressemblanceavecune jumentétantvraiment trop frappante.Contraint, il semità courir, cherchantàplacerpéniblementquelquesquestions, cequiétaitdifficile, carelleavaitunsacré rythme.Malgré l’entraînementauskide fond,Shlomavait de la peine à semaintenir à la hauteur de cette petite vieille. Iln’obtenait, en outre, que des réponses évasives et lapidaires. En une demi-heuredecourse,iln’ensavaitpasplusqu’audébutets’étaitfoulélachevilleàplusieursreprises,setordantsystématiquementdefaçongrotesquedevant leregard hautain des pros. La boucle était bouclée, ils étaient revenus sur leparkingdudépart.–Sijecomprendsbien,vousnesavezriendevotrebelle-filleetsonsortvousestindifférent.– Monsieur, euh..., Rouillebœuf vous ne semblez pas bien comprendre. Lafemmedemonfilsetmoi-mêmen’avonstoutsimplementrienencommun,ellene vient pas du même monde. C’est certainement une très brave fille, trèsgentille et mon fils semble y être fatalement attaché mais, selon cetteexpressionamusante(voussavez,j’adoreémaillermaconversationdedictons

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populaires,sisavoureux!),«nousn’avonspasgardé lescochonsensemble».Ellenesemblerienentendreauxchosesdecemonde,jeveuxdireleschosesvraiment importantes et n’a qu’une maîtrise très aléatoire des élémentairesrèglesdesavoir-vivreetdebienséance.Enunmot,ellen’estpasnée.Monfilsl’amissurunpiedd’Estelle,maiselleneleméritepoint.–Vousvoulezdire,Madame,unpiédestal,jeprésume?HarrietTurraytiniignoralaquestion.– Je crois, vraiment, décidément, que vous devriez irrévocablement et sansdélaivoirmonépoux.Cependant,jenevoispasdequoivouspourrezbienvousentretenir. Ilestsiétrangerànotremonderéelquejenesaispasquelleaideconcrèteilpourraitbienvousapporter.Etpuis,votretravailneconsistepasànousassommerdequestions,maisàretrouverHelena,n’est-ilpas?Surce, jevousquitte,adieu,MonsieurRommertopf.Et elle s’engouffra dans la jag, démarrant sur les chapeaux de roue etéclaboussantShlomaupassage.–Vieillesalope,luicria-t-il,sachantqu’ellenepourraitl’entendre,etquandilfûtbien sûr qu’elle ne puisse plus l’apercevoir dans son rétroviseur, il lui fit unmagistralbrasd’honneur.Éreinté, il appela l’Oblomovpourqu’ils lui envoientRobertetsonrickshaw. Il leramenaaucaféàmoitiémortetShloms’écroulapourunesiesteréparatrice.

RêveEntendantunbruit,Shlomseleva,intrigué.Ils’agissaitd’unpetitgrattement,unpetit bruit de souris qui aurait exaspéréun chat. Il provenait de sonpetitplacard.L’ouvrant,ilycroisalamomiedeStaline,entraindeseroulerunjoint.Ilseditqu’ilétaitpeut-êtreentrainderêver.– Que fais-tu ici, Joseph Vissarionovitch Djougatchvili? Je n’apprécie guère taprésence,desurcroîtsic’estpourconsommerdessubstancesillicites.– Sache,minablos, que je suis ici chezmoi et que tu vasme laisser finir cepétard tranquillement. Pauvre type. Métèque. Casse-toi. Dugland. Grandetafgnole.Simultanément, Shlom voyait un petit enfant jouant à sauter à la corde, etrépétantunecomptinebienà lui où il étaitquestiond’herbreetdepestacle.D’unmauvaisspectacle.Niune,nideux.Nisonsnicouleurs.Shlomfitcequ’ilrêvait de fairedepuis plusieursdizainesd’années, il castagnaStalineàmort.Sonpremiercoup, largementau-dessousde laceinture, leprit totalementaudépourvu.Pliéendeuxpar ladouleur,Shlom le remontaàsahauteurparuncoupdegenouàlamâchoire.–Tiens,c’étaitpourceuxdelaKolyma,pourlesRussesengénéraletlesJuifsenparticuliers.Voicipourceuxdespaysfrèresettousceuxquiycroyaientetque tuas trompés. Et il lui expédiaunbeau coupdeKrav-Maga, unmonstreuppercutsouslenez.Shlomentenditl’osnasalremonterdanslecerveau(pourautantqu’il soitprouvéque JosephVissarionovitchDjougatchvilienaiteuun,decerveau),produisantunpetitbruitdecartilagebriséetd’untrucspongieuxcrevé. Du sang sortit de ses narines et de ses orbites. Il s’écroula mort,foudroyé.Shlomexultait.Soudain,lefonddel’armoires’ouvrit(Shlomignoraitqu’ilyavaitlàunpassagesecret,probablementutiliséparfeuStaline).L’infâmeVorochilov,accompagnédel’ignobleOrdjonikidzés’approchèrentdelui,desrasoirsmanuelsàlamain.Ilsn’avaientpasl’aircommode.–Saloparrd, tuastoué leWojd, tuvaspayermaintenant, trèscherrr,pourr larrévoloution!Shlomcherchaàsortirduplacard,mais laportes’étaitreferméesursondos.Vorochilov fendit l’air avec son rasoir. Du sang - celui de Shlom - jaillit. Enmêmetemps,ShlomvoyaitJay«chef»Hicksetl’entendaitluidirequ’ilauraitdu mettre un casque pour se protéger les testicules. Putain d’hélico. Il se

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réveilla,trempédesueur.Serendormit.Etfitsoncauchemarrécurrent.C’étaitunebelle journéed’été. Iln’yavaitpasunnuage, lesoleilbrillaitdansun bleu intense. Pas de vent. Des conditions idéales. Toute la famille étaitréunie:lafamilleélargie,despersonnesdetousâges,toutescouleursettoussexes. Il y avait aussi pasmal de potes.Quelques dizaines. Presque tous lespotesdeShlomenfait,qu’onattendaitavecimpatienceàlafêtecar,unefoisdeplus,ilétaitenretard.Toutlemondeavaitentenduladétonation,maispourtous il ne s’agissait que d’une bouteille de champagne ou d’un pétardquelconque. Seule une petite fille vit le projectile tomber en parabole sur lejardin,avantdelibérerleновичок.Aucune odeur. Aucune couleur. Pupilles dilatées, version russe redoutable del’ancienneAtropabelladonnaaduléedesbellesvénitiennespoursamydriase.Aucunsurvivant.Septante-septvictimes.EtShlomrestaseulaumonde.Ilseréveilla,trempédesueur.Ilneserendormitpas.Ilneserendormaitjamaisaprèscerêve.

PèreUbu«CapitaineBordure:–Eh!vousempestez,PèreUbu.Vousnevouslavezdoncjamais?PèreUbu:–Rarement.»UbuRoioulesPolonais,AlfredJarry,1896

Uneheureplustard,soitenmilieud’après-midi,ShlomessayadejoindreHenriTurraytini.Sonexpérience luiavait fait toutconnaîtrede la traquedegrosseshuiles, des techniques de sape téléphonique pour déjouer les cerbèresadministratifs, les matrones secrétaires. Il parvint sans trop de peine à lejoindreetàobtenirunrendez-vouspour18h.Aprèsavoirunpeuflânédevantles vitrines de luxe, et s’être rendu compte, une fois de plus, que tous cesproduitsnesuscitaientaucuneconvoitisedesapartetqu’ildevaitdécidémentêtreunêtreàcôtéde laplace, le tempsdesonrendez-vous, retranchéde lapetiteheurequ’ilfallaitprévoirpourlescontrôlesdesécurité,serapprochaaupoint d’y parvenir. Il se retrouva dans la rue de la Cité, devant une petitebanque privée à l’enseigne discrète, n’arborant pas de luxe ostensible maissentantnéanmoinsfortlegroscapital.Ilentra,passalesdifférentscheck-pointsavecpatienceetsuccèsetà l’heuredite, après une courte attente dans une salle dédiée à cet effet, sans doutepourlemettreensituationd’infériorité(commes’il l’ignorait), ilétait introduitdanslevastebureaudupropriétairedelabanque,Henridesonprénom.Shlomespérait que les tâches, sur la cravate qu’il avait emprunté à Harold, ne sevoyaientpastrop. Ilprit,sans levouloir,unairempruntétoutendétaillant lepèreTurraytini.Commeson fils,Henri était ungrand sec.En fait, enôtant labarbichette et les lunettes rondes d’Hubert, le fils était le portrait craché dupère, avec quarante ans de moins et le fameux menton chevalin, aussi enmoins.Danslefond,Hubertavaiteudelachance,lorsquel’onvoyaitlatêtedupère.–MonsieurRublev,selonlesindicationsdemessecrétaires,voussouhaitezmeparlerausujetd’uneaffaireprivéechezDesprais&Desprais?Jen’aipasbiencompris. Sauf erreur dema part, j’ai mandaté ces Messieurs pour qu’ils meretrouventmabelle-fille.Paspourvoirdébarquer,unjeudià18h,ungrotesqueindividu pourvu d’une cravate tâchée probablement prêt à m’assommer dequestions stupides et ayant déjà fait jaser toutmonpersonnel. Et, au cas oùvousl’ignoriez,ilestdeplusenplusdifficiledetrouverdupersonneldequalitédenosjours.Toutseperd.Etjelessoupçonnedemevolermesyaourts.Toutcommençaitpourlemieux.Aumoins,Shlomavaitaffaireàunoriginal.

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Turraytinireprit:–Mafemmem’atéléphoné.–Ah.–Jevousdonnetroisminutes.Pasunedeplus.Shlomavait lesboulesmaisdécidait den’en rien laisserparaître. Il rétorqua,parfaitementàl’aise:–Bien.Merci.Jeveuxjustequevousmefassiezpartdevotrehypothèsesurladisparitiond’Helena.–C’estpourcelaque jevouspaie,non?Pour la trouver,pouréchafauderdeshypothèsesetpourlesvérifier,suivredespistes,commeunbonchien,non?–Oui,mais...–Etunchien,s’il revientverssonmaîtresans legibier,est-ceunbonchien?Non,ils’agitalorsd’unmauvaischien,etilfautalorslechâtier,pourmontrerl’exempleàlameute,quisinonselaisseraitaller.Etiln’yariendepirequedese laisser aller, n’est-ce pas? Se laisser aller, c’est la voie de l’indolence,l’indolence mène à la paresse, la paresse à la pauvreté, la pauvreté àl’indigence, l’indigence à la maladie et la maladie à la mort. Et nous nesouhaitonspasmourir,n’est-cepas?–Certes,mais...–Bien,jevoisquejenepeuxpasvousêtred’unequelconqueutilité,moncher.Voyezdonclesdétailsaveclesnotaires,jevouspriedebienvouloirmelaisserseul, avec l’incommensurable solitude de l’Homme, j’ai encore un dernierrendez-vous avec une galante qui cherchera à me la faire oublier, cettesolitude.Bonsoiretbonnechance.Shlom bouscula en sortant un personnage barbu qui ne lui dit rien sur lemoment,puisseretrouva,ahuri,surletrottoir.Àsoncontact,ilsedécidapourunepetitepromenade,espérantquelepéripatéticiensommeillanten luiallaitpeut-êtreréussiràtrouveruneidéepourdémêlercetécheveaubizarre.

FlottemententredeuxeauxShlomsursautalorsqu’ilsentitunemainseposersursonépaule.–Ciao,Shlom!–Tiens,Horace!Horace,vieilleconnaissance,étaitrestécrochésuruntrippost-ado,perdudansl’aventure d’un héros de Rank Xerox qui prend son pied en suivant la policedans ses interventions d’urgence et photographie lesmacchabées. Il gagnaittrès bien sa vie en vendant ses photos au plus offrant, en général desmagazines spécialisés,maisparfois aussi aux flics.Vrai petit vautour, roi desnécrophages, Horace était l’un des individus les plus étranges parmi lesconnaissances souvent bizarres de Shlom, mais disposait souventd’informations intéressantes, et surtout d’une technologie hors-pair dans ledomainedel’investigationcriminelle.–Quefais-tuici,Shlom?Jetecroyaisenfouidanstonchalet...–Bof,riendespécial,peut-êtreunboulotenvue...Enfin,ilsemble.Uncrépitementsortitdelapochedel’imperdeHorace.–Allô,Centralàtouteslespatrouilles,B-52aubarragedeVerbois,jerépète,B-52aubarragedeVerbois.LesyeuxdeHoraces’illuminèrent.– Yes! Un B-52, c’est unmacchabée. À Verbois, ça veut dire un noyé. Bellesphotosenperspective.Tum’accompagnes?Shlom accepta volontiers, se disant qu’Horace pourrait toujours lui rendreservice.Commed’habitude, lecadavreavaitété repêchéaubarragedeVerbois.Àdetrèsraresoccasions,lebarrageduSeujetretenaitlescorps,maiscesderniersfinissaient engénéral leur course ici. Lespoliciers les avaient, étonnamment,précédés.LeurvieilleGolfàgazblanchâtre,auxvitresgrillagéesetrecouverte

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de tags, traînaitdeguingoisaumilieude la route. Lesamortisseursdevaientêtrenazes.Pressantlepas,Shlomparvintàl’usinedesCheneviersoùunpetitgroupe constitué d’un ouvrier de l’usine et de deux flics étaient penchés aubordd’unbassinbétonné.Lepremierflicrelevalatêteenlesvoyantarriver.Ilsourit en regardant Horace, mais grimaça en apercevant Shlom. C’était unblackqueShlominquiétaitparsabonneconnaissancedesmilieuxripouxdelapolice,contrelesquelsilluttaitaveclaconvictiond’unepanthèrenoireetilnefaisait, naturellement,pas tropconfiance,à cedétectivequ’il soupçonnaitdecollusionaveclesripoux.Impeccabledanssonuniformetoutefoisunpeuélimé,il tranchaitsur l’alluredesoncollèguequi faisaitunpeutache.Probablementd’origine tamoule, ce dernier portait un uniforme dépareillé, avec une vestetropgrandededeuxtaillesaumoinsetunpantalond’uneautrecouleur.Ilfautdire qu’avec la crise, et surtout l’instauration de l’allocation universellenationalegarantie,iln’yavaitpresqueplusdeflicssuisses.LesSuissesétaient,engros,divisésen troiscercles: lepremier,ou lacrème,une minuscule minorité démographique mais parfaitement omnipotente. Lesecondcercle,uneimportanteclassemoyennemajoritairementinquiètedeseretrouverdansletroisièmecercleetunanimementhostileàcedernier,votanttoujours dans le sens voulu par le premier cercle, parfois en contradictionobjectiveavecses intérêtspropres.Et lagrandemajorité,un troisièmecerclemiséreuxqui fermaitsagueuleens’aliénantdevantdes jeuxtélévisésetdesséries chinoises ou russes. Pour un étranger, le choix était simple: soit untravailillégal,avecdelourdespeinesenperspectivesilapolices’enmêlait,soitune profession mal payée et délaissée même par les Suisses du troisièmecercle.Ainsi, lamajoritédesflics,douaniers,éboueursetpetitsfonctionnairesdetoutesorteétaient-ilsétrangers.Ordonc,ceflics’excitaitsurunvieuxNikonquiavaitconnudesjoursmeilleurs,etneparvenaitvisiblementpasà lemanipulercorrectement.Horacearboraitun large sourire, constatant qu’il pourrait vendre ses clichés à la marée-chaussée, cette dernière étant une fois de plus victime de défaillancestechnologiquesimputablesàl’étatdésuetdesonmatériel,lui-mêmedécoulantdes restrictions budgétaires des dernières décennies, votées à répétition pardes citoyens gavés de propagande néo-libérale. Arrivé au bord du bassin,Shlom se pencha à son tour et observa un scaphandrier enveloppant ce quiressemblaitàunnoyédedosdansunfilet.Ildonnauncoupdemainpourhâlerle corps jusqu’au bord, où ils le firent rouler sur une bâche en plastique etconstatèrentimmédiatementsonétatdedécompositionavancé.Àvuedenez,lecadavreavaitséjournévraisemblablementunmomentdanslaflotte.Le« il»étaitabusif,car ils’agissaitmanifestementd’unepersonnedusexe dit faible, de 30 à 40 ans Caucasienne, plutôt jolie et fine, mais cela,c’étaitpurehypothèsedelapartdeShlom,devantcecorpsgonfléd’eauoùlesrares brochets ayant survécu à une surdose demétaux lourds avaient plutôtarrangésonminoisde façon fortdésagréable.Elleétaitvêtued’unmaillotdebain,unpetitstringrouge,ayantperdulehautoufaisantdutopless.Pendantque l’ouvrieret le flic tamouldégueulaient leurs tripesdans leRhône,Shlomsortitunefiasquedecognacdesapocheetenproposaune lampéeàHiésusM’Bokolo,leflicd’originecamerounaise,maisilrefusa.– Ça c’est bon pour ta race dégénérée de chrétiens en fin de parcours. Leprophète nous l’interdit, nous n’avons pas besoin de poison pour gérer notremauvaiseconscienced’exploiteur,nous!– M’Bokolo, tu sais bien que l’opium du peuple, c’est la religion, ditproudhonementShlom.Jugeant indigne de répondre à la répartie, somme toute très fine, de Shlom,Hiésussetutenletoisantd’unairsupérieuretméprisant(l’unn’allantpassansl’autre).Horace,quifilmaitlascène,intervint:–Bon,parlonsaffaires. JevoisquevotreNikonest foutu. Jevouspropose: lestroisphotosàcentécus,lavidéoàmille,et...–Et?,direntlesflicsàl’unisson.

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–...J’aiunnouveautructechnopasmal:pourdeuxmilleécus,jevousfaitunepetiteidentificationducorpsinsitu.M’Bokolocoupacourt:–Salerequin,tusaisbienquenousn’avonspaslesmoyens.Pourcetteenquêtebanale qui sera certainement classée sans suites, il nous faut juste les troisclichésderoutine.Tunousenverraslafacture,commed’habitude.–Tuparles,rétorquaHorace.Jeveuxvoirlacouleurdufricd’abord,vousautreslesflicsmedevezdéjàunsacrépaquetdepognon.À contrecœur, M’Bokolo sortit un billet froissé de cent écus et le donna àHorace,quiimprimaaussitôtlesphotosdemandées.Ilavaitindéniablementfaitdu bon boulot. Entre-temps, l’ambulance était arrivée, retardée par unecrevaison due à ses pneus trop lisses. L’ambulancier, un rougeaudquinquagénaire,étaitpresséd’enfinir.– Jen’aipresqueplusd’énergie,etc’est lapénurieauxpompesd’État. J’aiuncopainquipeutmedépannermais il fautquej’ysoisavant17h,sinonjesuisbonpourpasserlanuitdansmatireaveclemacchabée,histoirequ’onnemepiquenil’un,nil’autre...–Tepiquerunmacchabpareil?–Tuseraisétonné.Vautchercelui-là:danslesgroupesmorbidos,unmacchabbien dégueu vaut unmax de points, pour les amateurs en gore extrême, tuvois. Bon, tu me diras, un cadavre bien frais, on peut toujours revendre lesorganesintactsàuneentreprisedetransplantationpastropregardante,maisilfautpasseravantnous,êtreorganiséetarmé,c’esttoutuntravail,alorsc’estrare.Lepire,c’estlesblessés: lorsqu’unmorbidostetiretonambulance,ilnesaitpascequ’ilyadedans.Situaslemalheurd’yêtre,etjusteblessé,çaferade la viande froide rapide, avec découpage et congélation des morceauxinvendus. Dur. Ça me rappelle, au siècle passé, les piqueurs de voiture quidémontaienttoutenquelquesheures,pourdétruirelecorpusdelicti.ÀRome,ilyavaitmêmeeulegangdes«menodiunminuto»,capablesdepiquerles4roues,l’autoradioetlecontenudelaboîtegantsenmoinsd’uneminute.L’ambulancier, avec l’aide du flic tamoul, chargea le corps dans le véhicule,marmonnantdes « chiennesde vie dep... demamère» et démarra sur leschapeauxderoue,oupresque,afindeménagersespneumatiques.Lesflicssecassèrent avec un regard mauvais, bientôt imités par l’ouvrier et Shlom seretrouvaseulavecHorace.Illuidemandaalorsdesprécisionssursonnouveaugadget.– Ça s’appelle FAR, pour Faces Automatized Recognition: ton image 3D,scannée,estcomparéeparsatelliteàdesbasesdedonnéesétabliesauniveaumondial par des boîtes privées, financées par des proches de personnesdisparuesquisaventquec’estlaseulefaçondesavoirsiledisparuacalanchéou non, ce qui leur permet de toucher leur héritage plus rapidement. Pourmémoire, je te rappelle que 80%des personnes disparues ne réapparaissentjamais et que seul 10% des cadavres inconnus retrouvés par la police sontidentifiésultérieurement.– Mais ça douille un max, personne ne voudra mettre deux mille écus pourcela...– En fait, une fois l’appareil acheté, c’est assez bonmarché,mais comme jecommence je mets d’abord la barre assez haut. Et puis, si un être cherdisparaissait, tu serais prêt à mettre le prix pour le retrouver, non? Alors,pourquoidemandermoins?Tiens,jevaistemontrer,justepourlefun...Hectorappuyasurunbouton.Aprèsquelquesminutes,lamachinecrachasonverdict:«Réseausurchargé:-ré-essayezplustard».Horace regarda Shlom d’un air désabusé. Il le déposa à la gare et lui laissaquelquesclichésdelamorteàl’œil.ShlompensaàunepetitevisiteàsoncopainHercule,quiseraitcertainementdebonconseil,enattendantlesrésultatsdel’autopsie.

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HerculeCet ami de Shlom, ex-biologiste aux dents longues, avait travaillé dans uneéquipe très pointue planchant sur le patrimoine génétique de l’humanité. Unjour, il en eut assez et décida de tout plaquer. Il fabriqua une pirogue, uneyourteetretaillasesvêtementsdansducuirdevache.Neserasantplus,nesecoupantpluslescheveuxnilesongles,neselavantplus,ilsemitàhanterlesbergesduRhône,sedéplaçant,ainsiquesayourte,augrédesinjonctionsdelamarée-chaussée, qui n’avait jamais bien vu le nomadisme. Il faut avouerqu’aveclesannées,ilétaitdevenuassezhirsuteetsauvage,empestantleboucetfaisantchavirer,deloin,lecœurromantiquedesjeunestouristesorientales,lorsqu’elles remontaient le Rhône à bord d’un bateau-mouche et qu’elles levoyaientévoluer,accrochéàuneliane,passantd’arbreenarbre,sontorseetson dos velu ne masquant que peu son superbe corps d’homme sauvage.C’étaitenquelquesorteleurTarzanrégional.Shlomnel’avaittoutefoisplusvudepuisdenombreusesannéesmaisayantencorerécemmententenduparlerdelui, il ne s’inquiétait guère de son sort. Louant un petit kayak au barrage duSeujet,Shlomsemitàdescendretranquillementlarivière,scrutantdesesyeuxles berges à la recherche de son (presque) simiesque ami. À la hauteur dePeney,leRhôneformaitunepetiteenselluresursagauche,lieudevillégiaturedenombreuxpalmipèdesetautresoiseauxmigrateurs.Leweek-end, l’endroitétaitnoirdemonde,maisvideensemaine-etparfaitementparadisiaque.C’estlàqueShlomvitHercule,occupéàramasserunfiletartisanalregorgeantdetanchesetdeperches.Lorsqu’illehéla,ilnotaimmédiatementqu’iln’avaitpastropchangéetgardédesbarresdechocolatsauxabdominaux.–Ciao,ducon,ditHercule.Çafaitunepaie...Qu’est-cequetuglandesparici?–SalutHercule.J’aibesoindeteslumières...–OKraconte-moi,enattendantjenousprépareunepetitefrituredetanches.Redoutant ses fameuses fritures vaseuses, Shlom se hâta de lui expliquerl’épisodedelanoyée.Ilsouhaitaitensavoirplus.–Tusais, réponditHercule, ilyaungrandnombredevariablesàprendreencompte.Sielles’estbiennoyéeilyaplusdetroismois,ilfaudraitdéjàsavoirsil’eauquecontenaitsespoumonsvenaitduRhôneoudel’Arve,cequineseraitpasdifficiledutout.Sil’eauprovientdel’Arve,ilfautexaminersielleestmortepar hydrocution, hypothermie, congestion et/ou par asphyxie. En fait,maintenantquej’ypense,ilyaquelquesmois,ilyaeucespluiesdiluviennesàla finde l’été.À cemoment, il étaitparticulièrementdangereuxdepasser laJonction à la nage: l’Arve, gonflée par les torrents de montagne, charriaitd’énormes troncs d’arbres et son formidable débit repoussait le Rhône, alorsquec’esthabituellementl’inverse.CephénomèneétaitencoreaccentuéparlafermeturedesbarragesduRhône:enpareilcas,onutiliselelacLémancommeunvasteréservoirpouréviterdesurchargerleRhône...Àproposdecestroncsd’arbres,ilfaudraitvoirsielleadescontusions,maisilyaplusieurstrucsquimechiffonnent...–Quoiparexemple?–Commentsefait-ilqu’ellen’aitpasétéécraséeparcestroncsd’arbres,unefoisarrivéeaubarragedeVerbois?D’ailleurs,commentsefait-ilqu’onnel’aitpas retrouvée lorsque l’on a dégagé ces mêmes troncs, ce qui a été faitimmédiatement,soitfinseptembre?Bon,elleestpeut-êtrerestéeaccrochéeaufond,onnesaitjamais,maisc’estbizarre...Onpeuttoujoursmettrecelasurledosd’unsautquantique,duvortexmandelbrotien,des turbulencesduchaos,maiscelamesembleincroyabled’unpointdevueprobabiliste.Tiens,àproposdevortex,tuconnaisladernière?–Non,quoidonc?(Shlomcraignaitunedeshabituellesplaisanteriesd’Hercule,quinefaisaitrirequeluietquelquesbrochetonsrhodaniens).–Lespuritainssansrizsontdesputains.–Pasmal.Sansrire.

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–Etuneautre:sais-tuquemalgrélesnombreuxaccidentsnucléaires, ilexisteuneamicaledel’atome?–Celanem’étonnepasoutremesure.–Attends,sais-tucomments’appelleleurassociation?L’amicaledesusagersdel’atome.–Etalors?–L’acronymeestl’AUDELA.Pasmal,non?Shlom songea que si Hercule avait su conserver des abdos d’acier, sesneuronescommençaientàsévèrementaccuser lecoup.Ildéclinalesbeignetsdetancheetleremercia.–Bon,uneautrepossibilitéseraituntsunami.Maisdepuisl’andegrâce563,iln’yenapaseuàmaconnaissancesurleLéman.–Untsunamien563?–Oui, étonnantmaisattesté.Uneénormemasse rocheuses’estdétachéeduChablaisetacrééuneénormevaguemeurtrièresurleLéman.J’tijure.–Mouais...Ilsfirentencoreunpetitbainroboratif.L’eauétaitdélicieuse, ilsse laissèrentemporterparlecourantquiétaitvif-lebarrageavaitétélargementouvert,etl’Arve étant fort basse ils restèrent dans les eaux bleues rhodaniennes.Plusieurshéronslesobservaientavecattention,sedemandantsansdoutes’ilsétaientcomestibles,maisvulatailledesmorceauxilsrestèrentprudents.Dansleciel,descorneilless’organisaientpourchasserdesmilansdeleurterritoires,pourtant deux fois plus gros. Comme le montre l’histoire, de petits teckelshargneux peuvent être infiniment plus dangereux que de placides saint-bernards.Ilsseséchèrentausoleil,savourantunpetitpétardavecunebanded’allumésquicampaientprèsdupontButinetvivaientde leurpêche. Ils leuroffrirent un petit morceau de pizza bio qu’ils avaient cuite dans un fourartisanal,faitdepierresretiréesdufleuve,colmatéesparunpetitpeud’argile.Comme dessert, ils glanèrent quelques mûres sauvages sur le chemin duretour,etquelquesmirabellessurunprunierdifficiled’accès,maisgorgéesdesoleil.ShlomsaluaenfinHerculeetlelaissaàsonparadis,rejoignantlagrisailleurbaine.

AutopsieQuelques jours après la discussion avec Hercule, Shlom décida d’aller auxnouvelles.Ilserenditdoncaudépartementdepathologiedel’hôpitalcantonal,où il avait un pote médecin-légiste qui avait hérité du stupide prénom deHadrien, alors que son père se nommait Baudouin, et c’est sans doute cehandicap initial qui expliquait le difficile caractère de ce personnage. Il avaitd’ailleursunetrèscurieusehabitude,ilcoupaitlesonglesdetouslesmembresdesafamille,ycomprislechat(danscecasilvaudraitmieuxparlerdegriffes,fautedequoionrisquedepasserpourunrelativisteculturel).Par chance, Hadrien était là en ce jour ensoleillé. Il accueillit Shlom à brasouverts, sonéterneldéchetdehavanedechezDavidoff rivéentre ses lèvreslippues. Amateur de techno dans son enfance, il était peu à peu devenu àmoitié sourd et sa propension à la vodka n’arrangeait pas les choses. Aprèsquelquesaccidentsautermedesquelsilavaitbienfaillisefairevirerdel’ordredesmédecins, ilavaitéchouédansl’unitédemédecinelégale,oùileffectuaitconsciencieusement, quoique lentement, un boulot impeccable, sans craindrede blesser ou de faire attendre ses patients. Il bossait comme un fou,engouffrant tout son fric dans la réfection d’une anciennemaison demaîtrequ’ilavaitprétentieusementbaptisée«ChâteauSaint-Ange».Shlomluiparladelanoyéeetilsaisitimmédiatementdequoiilenretournait.–Ah,lanoyéedemardi,ouais...Casintéressant, jeveuxdiredupointdevueclinique,tuvois...Shlom le suivit dans les méandres du troisième sous-sol, là où ça sentait le

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désinfectant, le formol et, à l’arrière-plan, une odeur douceâtre, insidieuse etplutôtmerdique.Hadrienouvritletiroirportantlenuméro47.Shlomréprimaàgrand-peineunhaut-le-cœur.–Scuse,j’étaisàlabourre,j’aipaseuletempsdeputzerderrière.Etpuis,unefoisrefermé,çaneserapasbeaucoupmoinsmoche,tusais...Lanoyéeétaitouverte,dupubisaucou,vidéedesesentrailles.– Une série d’indicesm’ont permis de diagnostiquer une tumeurmaligne aucerveau,déjàassezavancée.Àmonavis,elleadusefairetraiter,plutôtunechimioàvoirsescheveux.Cefaisant,illuifitremarquer,enpoussantgaiementlacalottecrânienne,quelavictimeavaitsubiunimplantcompletdecheveux.–Cetypedetumeur,reprit-il,esttrèsrare.Jemesouviensd’unancienarticledu«Lancet»,surdesrescapésdeTchernobylquiavaientdéveloppédetellespathologies,létalesdanslatrèsgrandemajoritédescas.L’étatdesadentitionconfirme d’ailleurs mon hypothèse: plombages, couronnes, abus d’or ettechnologierobustemaisefficacesontindubitablementd’originerusse,jediraismême soviétique. Tu vois, jemettraismamain à couper que cette femme avécu, aumoins sonadolescenceet ledébutde sonâgeadulte, quelquepartdansunrayonde200kmautourdePripiat,enUkraine.–Pasmal,approuvaShlom.Etàpartça,quepeux-tuencorem’endire?– Caucasienne, originaire d’Europe centrale plutôt que franchement slave, jedirais:balkanique.Selonledéveloppementosseux,jeluidonneraisentre35et60 ans, c’est de toute manière devenu difficile aujourd’hui, même pour unspécialiste,dedonnerunâgeàquelqu’un,commetulesais.Jesuisparcontresûr qu’elle n’a pas eu d’enfant, ni par voie basse, ni par césarienne.Probablementex-outoujoursdépendanteàl’alcool,auvudel’étatdéplorablede son foie. À part ça, elle a du être une assez belle plante. Taille modèlestandard,situvois...Yeuxgris,cheveuxnoirs,ilestdifficiledeteindrecetypede cheveux artificiel sans les abîmer et la couleur correspond au reste dusystèmepileux.Enfin,elleadufumerpasmal.Bref,paslegenretropsain,tuvois,maisassez«sexe»,labeautéfataledel’est,quoi.Pourlesconstatationshabituelles,jediraisqu’elleaduséjournerunpeuplusdedeuxsemainesdansl’eau.Causedudécès:asphyxieparnoyade.C’esttout.– Est-ceque ce cadavrepourrait être celui de cette femme?, fit Shlomen luimontrantdesphotosd’Helenaloussoupov.–Unmoment...Mmmh...C’estbienpossible.Tuasuneempreintedentaire?Shlomluisortitledossierdudentisted’Helena,qu’Hannahluiavaitdéniché.Auboutdequelquessecondes,sonverdicttomba.Ilhochalatête.–Oui, regardesurcecliché,elle rit,onvoitbien lacaninedroite, légèrementcassée.Etlestraitementssontsimilaires.C’estlamêmefemme.Shlométaittrèscontrarié.Helenaavaitfiniàlaflotte,etildevaitl’annonceràses parents et à son mari. En outre, il était entorsé par cette histoire deleucémieprésumée.Helenasavait-ellequ’elleétaitgravementmalade?S’était-elle suicidée pour éviter la souffrance? Comme des glaçons dans un shaker,toutescesidéess’agitaientdanssapauvretêtefatiguée.Hadrienrepoussaletiroir, ouvrit la porte d’un vaste congélateur et, au milieu d’objets assezrépugnantsemballésdansdessacsplastiqueetentassespêle-mêle,sortitunebouteilledevodkaetdeuxverresglacés.–Allez,trinquons!Désolé,maisjesuisobligédeplanquerlagnôleaumilieudecesorganesdestinéesauxexercicesdedissectionsdejeunestoubibs,sinonjemefaisvirer.Goûte-moiça,ellevientendroitelignedeNovgorod.La vodka était glacée et délicieuse,mais avait de la peine à passer dans legosier de Shlom, un peu rétréci par le contexte, qui ne le laissait jamaisindifférent.ShlomsaluaHadrienetsebarrasansplusattendre.

Entracte

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Shlomsortitpassablementdéprimédel’institutdemédecinelégale.Illuifallaitunverre.Sinondeux.Ilserenditàl’Oblomov,oùHarry,constatantsonétat,luiservit un triple Balwinie. Il en était au moins à son troisième verre lorsqu’ilsentitdesmainsdoucesetchaudesseposersursespaupières.–Quiestlà?–Salut,ôHécube!Hécubeétaitunesacréenana.D’originebosniaque,elleavaitvusafamillesefaire massacrer par des miliciens d’origine incertaine (probablement serbes,mais peut-être croates) et avait fui les combats encore enfant. Dotée d’unphysiquetoutàfaithorsducommun,cettegéantecallipygenelaissaitpasunmâle indifférent, Shlom le premier. Ils discutèrent le bout de gras; Shlomcroisaitavecplaisirleregardenvieuxd’autresmecsetcelui,plutôtjaloux,despâlesnanasquipeuplaientcetroquetsordide.Harryleuroffritensuitequelqueslignesdecokeausous-sol.Pourunefois,elleétaitexcellenteetShlomdécidad’accepter lorsque Hécube lui proposa de la raccompagner. Sitôt la porte deson appartement refermée, ils sombrèrent dans une bacchanale charnelleinénarrable,siShlomsouhaitaitpublierunjoursesmémoiresoutre-Atlantique.Le lendemain matin, Shlom se réveilla tôt. Comme d’habitude, après samadeleine, il commença par la vaisselle (Hécube avait laissé une montagnedans son évier), activité qui avait sur lui un effet apaisant et méditatif. Cematin-là; il sentit cependant confusément que quelque chose n’allait pas, lavaisselleneparvenantpasà lui faire retrouversonharmonie. Il sortitacheterde quoi faire un brunch conséquent. Une demi-heure plus tard, il faisaitirruptiondanslachambreàcoucher,portantunplateaugarnidejusd’orangeet carotte fraîchement pressées, d’unemontagne de pancakes à la farine desarrasinetaubabeurre,selonlatraditionnellerecettepolonaise,d’unecascadede sirop d’érable et de lard grillé, avec quelques œufs brouillés et dessaucisses.Shlomsavaitparfaitementqu’Hécubecraqueraitdevanttoutcela,etils refirent l’amour après avoir avalé le gargantuesque breakfast, puis unepetite sieste réparatrice. Au réveil, Shlom mit un petit quatuor de Janacek,IntimeBriefe,quiallaitbienavecl’ambiancesensuelle.Hécubeditalors,desabellevoixrauque:«bizarre...».Toutentirantunetaffedesonjoint,Shlomluidemandaquoi.–Quoi?–Tum’asditqu’onavaitretrouvécettenoyéeenmaillot,non?(Shlomluiavaitracontétoutel’histoire).Carrémentunstring,n’est-cepas?–Oui,etalors?– Vous autresmecs, vous avez parfoismoins de jugeote qu’un bélier afghan(Shlomignoraitledegrédediscernementduditanimalmaisimaginaitqu’ilétaitsupposéassezlimité).Tunevoispascequ’ilyadebizarre?–Non.–Supposons,commetusembleslepenser,qu’ellesesoitsuicidée,parexempleàcausedesatriquemolledemari,comments’appelle-t-il,déjà?–Hubert,HubertTurayttini.Etjepensequ’ill’araide.Ilal’airraide,ilestraide,entouscas.Etilparleépicène.C’esttrèsgênant.–Oui,bon.Alors,imagine:elleestdéprimée.Ellesongeàsetuer,malgrésafoitrès vive - c’est bien ce que tu m’as dit, c’était une de ces coonassesd’orthodoxesultras,non?Sachantcequelesorthodoxesavaientfaitàsafamille,etplusparticulièrementà son frère Hector, qui avait été longuement torturé avant de succomber,Shlomnerelevapas.–Donc,malgrécela,ellesesuicide,etpasseàl’acteensejetantàl’eau.–Oui.Etalors?–D’abord, ça ne correspond pas à l’âme russe.On se suicide commeHannaKarénine,ense jetantsous lesrouesd’untrain.Lerevolver,sous laformederouletterussefaitaussipasmald’effet,maisc’estsalissant.Franchement,seretrouverdansuneeaugrise,ennoyée...L’eau,c’estbonpourlesRosbifs,lesOphélie.PaspourlesRusses.Lesuicidedoitêtrespectaculaire,àl’imagedela

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perspectivedésespérémentromantiquedel’existence-etdesonterme.–Etalors?– Et alors, finir rouché par les perches et les carpes vaseuses, ça n’est pasthéâtral.C’estmêmeassezmoche.–Pasconvaincant.–Etlestringrouge?Tutrouveslogique,enpleinhiver,desedéshabilleravantdese jeterà l’eau?Ettutrouves logiquedeporterunstringrouge,quandonestlapersonnequetum’asdécrite?Non,çanecollepas.Ilyaquelquechosedepourridanstonroyaume,Shlom...Elle commençait à énerver sérieusement Shlom en lui instillant le doute, quis’insinuait en lui tel un vers malicieux et pernicieux. Soudain, le combicomvibra.–Hie,Shlom,c’estHarry.Ilfauttuappellesunmecpaysanjecwoâ,ilaparlédechamps.Ciao.ShlomembrassaHécubeet,prenantsesjambesàsoncul,semagnalecouendirectiondel’Oblo.

RebondissementDevant l’Oblo, malgré le froid, Hilarion était perché, les mains pleines decambouis,suruneBSARocketquidevaitaumoinsdaterde1970.Hilarionavaitl’habitudedeseracheterépavesurépaveetlavoirierécupéraitrégulièrementcellesqu’iln’avaitpuréparer.PourtouteréponseausalutdeShlom,Hilarionneproféra qu’un vague grognement où Shlom crut distinguer l’expression« soupapes grillées » et « putain de taxes ». Le plantant là à ses dérivesnozickiennes4,ShlomeutensuiteunecomplexediscussionavecHarryd’où ilsemblait ressortir (avecHarry, on était toujours dans l’approximatif et le flouartistique, pour autant qu’on ait une acception très large de l’art) quel’agriculteur qui avait contacté Shlom était l’étude des notaires Desprais etn’avait rien à voir avec un quelconque pré. Ce genre de quiproquo étaitfréquentavecHarry.–Jewoâpasladifférence,touslesdeuxfauchentleblé,fit-il.–C’estça,c’estça,réponditShlomencomposantlenumérodel’étude.L’avouéSchneiderréponditàlapremièresonnerie.–Oui,ahc’estvous...Etbien,jesuischargédevousinformerquenotreclientasouhaité vous assigner un nouveau mandat. Nous vous serions trèsreconnaissant de bien vouloir passer dans les plus brefs délais au cabinet.Shlom raccrocha le combicom. Il commençait à en avoir assez desmanièrespressantes de ce beau monde, mais ravala son ego et siffla Hugues, quil’amena à l’étude en un temps record pour ses vieilles jambes. Shlom eutl’immenseplaisird’avoirànouveauàfaireaveclasecrétaireblondedel’étudeetilséchangèrent,ànouveau,desproposd’uneteneurphilosophiqueédifiante.Parchance, l’attentefutpratiquement inexistante,etShlomfut introduitdanslecabinet,aveclesdeuxfrèresaubureau,l’airvisiblementmalàl’aise.–CherMonsieurRouillebof,noussommestrèsheureux...–C’estRublev.RUBLEV,commecelas’écrit.– Désolé, mais mon frère et moi-même sommes très émus. Asseyez-vousseulement.Unefine?Unepropositiondecognacdansunenvironnementpareilétait louche. Jamaisces frères ne se seraient laissé aller à offrir une larme de leur propriété àquiconquesansunebonneraison.Shloms’installaconfortablementetsortituncigare bas de gamme, sous l’œil d’abord énervé des frères, qui aussitôt semirentàluisourireenluiproposantdesRomeoiJuliettacubains.Laruseavaitfonctionné.Plongeantlamaindanslaboîte,Shloms’allumaunedosedeplaisirensirotantsoneaudeviedevinavecdélice.–Etbien,etbien...–Jediraismême:etbien...!

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–Sivousenveniezaufait?–Ilfautbienprendreencomptelesmultiplesdimensions...–Ainsiquel’aspectcomplexedel’ensembleduréseauoccurrent...–Cecisansoublierque lespersonnesconcernéessontcequ’ellessontetquiellessont.Shlomavouaparunebrutaleinterruptionsamécompréhensiondeleurpropos.CefutHolophernequiluirépondit:–Endeuxmots,HubertTurayttiniadisparu.Enfin,presque.–Plusprécisément,jevousprie.–Ilestpartihiermatin.Onsaitqu’ilaunbilletdeferrypourlaliaisonAncône-Igoumenitsa,enGrèce,pourcesoir.Ilfautquevouslesuiviezetleprotégiez.– Je ne suis pas précisément une nounou et ce garçon est bien granddésormais.– Vous serez payémille roubles par jour, àmoins que vous ne préfériez desdollars chinois. Plus les frais, évidemment. Il y a bien sûr une prime à la clépoursonretour,sainetsauf.MadameTurayttini,samère,m’aremiscettecartede crédit pour vous. Elle est illimitée, mais sachez que nous contrôleronsl’ensemble de vos dépenses, aussi soyez circonspect. Le ferry transportantTurayttini Junior débarque à Igoumenitsa demain matin à 6h30. Nous vousavonsorganiséunvolprivépourcetteaprès-midi,départ14h.Voicienfinuneenveloppe avec du cash en yuans, en roubles et en drachmes, pour vosdépensesimmédiates.Shlomsalua,empochalapetitecartedoréeainsiquel’enveloppe.Sitôtsorti,ilregardalecontenudel’enveloppe.Ilplanaitsurunpetitnuagefinancier.Ilavaitbienentendulemot:«illimité».Sicesorangs-outansdenotairess’imaginaientl’attraperaveccesucre,ilssetrompaient.Enfin,partiellement.Ilplaçalacartedans un combicom et contacta Hannah, qui eut tôt fait de pirater les codesd’accèsde lapuceélectroniquede lacartedecréditdesTurraytini.Elleallaitmettre au point un programme de crédit automatique et totalementimperceptible,créditantdescomptesintraçablesd’intérêtsinfinitésimauxmaisnéanmoins appréciables, à la longue. Il restait quelques heures à Shlomqu’ilpassa à saluer divers relations, à acheter du matériel pour sa mission et àsiroterdesverres.RobertditHubl’amenacourageusementàl’aérodromeprivé- le seul en fonction, oùdes fonctionnaires très souples le regardèrentquandmêmed’undrôled’air,sanstoutefoisl’importunerautrement.Surletarmac,ilrejoignitunpetit jettrèssimplemaisvisiblementtrèscher,qui l’amenaenunbondennuyeuxmaisbrefàIgoumenitsa.Ilseretrouvasurleport,à20h,àdégusterquelques“spécialités”grecquesquiavaient toutes été réchauffées au micro-onde. La moussaka avait unebéchamel épaisse et grasse, le caviar d’aubergine sortait d’une boîte - demême que les dolmades. Il paya et repartit sansmanger. Louant un vélo, ilparcourutquelqueskilomètresettrouvauneaubergeoùilsedélectadesortesde tapas locaux, arrosé d’un excellent retsina, puis d’un café oriental,accompagnéd’unalcoolétrange,ressemblantunpeuàl’ouzo,maisfaisantdepetitscristauxetsurtoutuneboufféedechaleuràchaquegorgée. Ilsesentitsoudaintrèsheureux,zigzaguaunpeusurlarouteetobservalesétoiles.Bellenuit.Le réveil, le lendemain, fut plus difficile. Samontre affichait 5h30. Le bateauallait incessammentaccoster,etdéverserparmid’autres immondices le sieurTurraytinijunior.Shlomattendaitdepiedfermel’héritierTurraytinienallumantune « Siberian Delight » qu’il avait plantée l’année précédente et qui leravissaittoujoursparsoneffetdélicieusementpervers....LasuitedansGaz2/2

Personnages, par ordred’apparition

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Hector,facteurjurassien.Schlom,détectiveprivéunpeucassé.Honorine,barmaidd’originerwandaise.Héloise,secrétairenotarialeblondasse.HolopherneDespraisetHildebertDesprais,notaires,associésetfrères.Hélèna Turayttini, née loussoupov, jeune et belle femme de Hubert Pictais-Turraytini,disparueetmoteurinitialdel’histoire.Hugues,anciengraphiste,conducteurderickshawàGenève.Hannah,hackerlesbiennegauchiste.Hazal,Chasseurdecafard.Harold,barmanatrabilaireaucaféOblomov.Pianisteàsesheures.HarryetHilarion,patronsducaféOblomov.HubertPictais-Turraytini,filsd’HenriPictais.Robertdit“Hub”,filsdeHugues,remplaçantconducteurderickshaw.HaïmDourak,pope.HediaHanjestva(Ханжества),diaconesseetbigote.HarrietTurraytini,mèredeHubertPictais-Turraytini,,néeBaurdier.Joggeuse.HenriPictais.Unhommedepouvoir,filsd’HilbertPictais.Horace,paparazzietphoto-nécrophile.HiésusM’Bokolo,policier.Hercule,biologisteetécologiste.Hadrien,médecinlégistedésabusé.Hécube,géantebienroulée.

4ecouvertureIlauraitpréféréarroserdevodkasonspleendanssonisbaperdue,maisShlomvaseretrouverplongéjusqu’aucoudansunrocambolesquevoyage,quivalemeneraucoeurdesténèbres,danslesaporiesdelafoliehumaine.Gaz 1/2, une aventure du privé Shlom Rublev dont la première partie sedéroule en République d’Helvétie et s’achève dans les Balkans, quelque partdansunprochefutur.

Footnotes [1] witz:helvétismepour«motd’esprit»ou«blague»

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