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1 Médiathèque George Sand mably EDITION v o e e u l l 1 0 2 7 Sujet libre 1 er prix : “ Le coeur et le sang ” d’Alain Parodi (Soyons - 07) 2 e prix : “ La trompette de Chet ” de François Aussanaire (Langueux - 22) 1 er prix thème “ Correspondance ” “ Le Mézenc, 23 décembre 1914 ” d’Alain Parodi (Soyons - 07) 1 er prix régional “ Mariage en vue ” de Claire Girard (St-Vincent-de-Boisset - 42) N de Concours s

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Médiathèque George Sand mably ED

ITIO

N

vo e eu ll1 027

Sujet libre1er prix :

“ Le coeur et le sang ”

d’Alain Parodi

(Soyons - 07)

2e prix :

“ La trompette de Chet ”

de François Aussanaire

(Langueux - 22)

1er prix thème “ Correspondance ”

“ Le Mézenc, 23 décembre 1914 ”

d’Alain Parodi

(Soyons - 07)

1er prix régional“ Mariage en vue ”

de Claire Girard

(St-Vincent-de-Boisset - 42)

NdeConcours s

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Sujet libre1er prix : “ Le coeur et le sang ”

d’Alain Parodi

2e prix : “ La trompette de Chet ”de François Aussanaire

Thème : “ Correspondance “

1er prix : “ Le Mézenc, 23 décembre 1914 ”

d’Alain Parodi

Prix régional

1er prix : “ Mariage en vue ”de Claire Girard

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Le coeur et le sang d’Alain Parodi

Voilà quarante ans que mon père Josep a été chassé de Barcelone par les phalangistes et Franco et qu’il n’a plus revu son frère Miguel. Ils s’étaient séparés, les yeux pleins

de haine. Papa c’était l’anarchie, Oncle Miguel l’Opus Dei. L’un était cigale, l’autre était fourmi. L’un ne trouvait son bonheur que dans l’euphorie, l’autre dans la foi et l’ordre. L’un rêvait, l’autre priait.Jusqu’à ce courrier d’Oncle Miguel reçu quelques mois après la mort de Maman.Maman...Carmen... Tu as laissé sur mon visage la poésie rude de tes traits andalous. Mêmes pommettes hautes, même menton volontaire, des cheveux d’ébène qui brillent au soleil. Quand je suis nue, Carmen, je passe mes mains sur mes seins pour retrouver la chaleur de ta poitrine qui consolait mes peines. Combien de fois y ai-je posé mon front ? Tu avais le don de deviner mes tourments, tu n’avais rien à partager mais tout à donner. Tu offrais ton amour sans calcul ni limite. Tu multipliais l’affection comme le Christ les pains.Dans son courrier, Miguel propose retrouvaille et réconciliation à Papa, argumente que le passé n’a plus de sens, Franco est mort et un jeune roi conduit l’Espagne vers la démocratie. Il est temps qu’ils se retrouvent avant que la mort ne les rattrape. Il l’invite à venir le voir à Barcelone.Papa a fait sa tête de mule, en grognant contre cette grenouille de bénitier. On n’est pas révolutionnaire sans être un peu têtu. La guerre civile était loin, le Frente Popular un souvenir amer, mais ses cicatrices saignaient encore. Les haines, les trahisons, l’aigre désillusion des rêves déçus se rappelaient à son souvenir. On avait jeté du pont de Ronda des jeunes hommes dont le seul tort fut d’espérer, lynché de vieux curés, étouffé des hommes malades entre sommiers et matelas. Papa n’a plus jamais remis les pieds

dans son pays. J’avais des congés à prendre, je lui ai proposé de l’accompagner. Cela l’a décidé. C’est bien la première fois que j’aurai l’occasion de voyager seule avec mon père. Papa n’est pas causeur. Seuls, nous pourrons alors parler un peu. Nous allons retrouver nos racines. Un peu de nous-mêmes aussi.Je ne sais comment Papa va vivre ce retour. C’est à pied, épuisés de froid, de faim et de désespoir que mes parents ont fui. Ils n’ont emporté pour seul bagage que leur union. Il se peut que nous passions le temps à nous remplir les yeux de ce pays si présent en nous. Il se peut qu’il s’endorme, pour ne pas revivre le périple de sa défaite. Il se peut que je me plonge dans un bouquin sans oser lui poser de questions. Je porte en moi une part de son histoire. Je ne suis née que huit mois après son arrivée en France, conçue sur le lit d’une Catalogne grisée de liberté et d’amour pour nier la nuit qui allait s’abattre sur elle. Ma conception fut un pied de nez. J’en ai fait une sorte d’identité. Plus jeune, je n’étais pas la dernière à dire merde à qui m’emmerdait et à me lancer vers la bouche des garçons qui me plaisaient. C’est moi qui ai décidé, toujours. Maman en riait, Papa laissait faire. Je demande à Papa s’il est content de ce voyage. Il me répond qu’il me répondra au retour, qu’il ne peut pas savoir d’avance. Il est inquiet. Retrouver un frère après quarante ans et une guerre fratricide est une épreuve en soi. Malgré l’invitation d’Oncle Miguel, le passé laisse encore ses traces douces-amères. Nous voguons plein sud. A chaque arrêt, je crains qu’il ne se lève et me laisse terminer seule le trajet. Au fur et à mesure que nous nous approchons de la frontière, il se referme, capable de renoncer à tout moment. Je le laisse quand même seul un moment pour prendre deux cafés à la voiture-bar. Je me souviens combien il aimait, après le repas, se mettre au soleil, sur la terrasse et siroter son café. Il fumait sa cigarette, regardait le ciel, l’air songeur. Il m’arrivait de l’épier. Ressassait-il ses noirs souvenirs, ses idéaux déçus, ses doutes... ou son envie toujours intacte d’en découdre avec les salops ? Parfois le dimanche après-midi, il singeait une sieste de chat, les oreilles aux aguets. Il écoutait nos babillages d’enfant, s’amusait aux histoires que Maman nous racontait. Il souriait, les yeux mi-clos. C’était sa façon d’être avec nous, taiseux mais attentif. Maman attendait que nous l’abandonnions pour se rapprocher de Papa. Je n’étais pas dupe. Sa blouse frôlait les bras de mon père. Josep, ce vieux renard, ne dormait pas ; ses

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sens étaient en éveil. Son coeur de père était comblé ; son coeur d’homme et d’amant était aux anges. Plus tard, j’ai su ce que signifiait le doux éveil que Carmen lui destinait en lui caressant la nuque. Ils disparaissaient alors une vingtaine de minutes dans leur chambre, après avoir allumé la télé pour nous occuper. A l’odeur du café, Papa a ouvert les yeux. Il me regarde, l’air reconnaissant, et prononce une phrase dont la banalité profonde et sincère a failli me tirer des larmes.- Merci, ma fille.C’est tout con qu’il m’ait donné du « ma fille ». A quinze ans, cela ne m’aurait rien fait, à bientôt quarante, c’est comme un retour à mon enfance. C’est ainsi que se tresse le fil invisible du sang et du coeur, au-delà du temps et des circonstances. Un fil ténu qui résiste au vent, comme une toile d’araignée.- Bois pendant que c’est chaud. J’espère qu’il est bon.Je lui ai renvoyé la monnaie de sa pièce ; dans le commerce de notre affection nous échangeons nos tendresses avec des mots ordinaires.Sur le trajet espagnol, mon père est comme un enfant. Les yeux grands ouverts pour ne pas en perdre une miette, à l’affut des détails insignifiants pour des yeux ignorants. Il ne peut plus reculer. L’Espagne l’avale à nouveau après l’avoir craché comme un noyau d’olive. Il est de retour avec la nostalgie d’une occasion perdue et peut-être un brin de fierté d’avoir pu, malgré tout, construire son bonheur ailleurs, sur une terre plus accueillante et plus intelligente. Le voyage a tiré mes traits, je pars me rafraichir un peu dans les toilettes, arranger mes cheveux épais de gitane. Soudain dans la glace, je vois ma belle Carmen de mère. A huit mois de mes quarante ans, les mêmes seins pleins, le même tour de hanche et des fesses qui, si j’étais un homme, m’appelleraient à l’audace. Mes maternités n’ont pas atténué ma sensualité, bien au contraire ; elles ont adouci mes formes. Les ans ont donné à mon corps la plénitude qui lui manquait. Carmen a eu trois enfants et était restée magnifique. Les ans avaient rajouté à sa beauté du charme et de la profondeur. Je rejoins ma place, le rouge aux joues, et surprends quelques regards indiscrets sur mon passage. Je me balance sans le vouloir à hauteur de regards qui délaissent pour moi leur lecture ou le paysage. Papa me jette un regard protecteur. Il savait faire baisser les yeux les plus effrontés quand un regard

vers Carmen allait trop loin.Une attaque cérébrale a foudroyé ma mère un beau matin de juin qui sentait le genêt. C’était tout elle. Il était hors de question qu’elle laisse la mort se distiller goutte à goutte et la neutraliser par petits bouts sur un fauteuil, l’oeil hébété, avant de l’emporter toute entière un soir gris et humide de novembre. Carmen est allée chercher la mort au solstice d’été. Elle est morte de son vivant, pleine d’énergie. Elle avait survécu aux bombes qui pilonnaient Barcelone, il fut hors de question qu’elle se laisse enlever par une stupide grippe ou une maladie chronique qui empêche de vivre. Carmen avait coupé court. La veille encore, elle nous avait gardés à manger, à l’impromptu comme elle savait si bien le faire. A l’hôpital, Papa s’était assis près du corps de la femme de sa vie et lui tenait la main. Il aurait voulu l’accompagner. Ils avaient combattu ensemble, fui côte à côte une Espagne qui ne voulait plus d’eux. Il était désormais seul, malgré notre présence et notre amour. Une part de lui-même s’était écroulée ; la dernière bombe lui était fatale, plus cruelle que celles qu’avaient lâchées Hitler et Mussolini. Celle-là avait atteint son coeur.Nous arrivons à l’Estacio de França, la gare principale de Barcelone, sous un soleil radieux. En mettant un pied sur le quai, je pense à Maman. Elle aurait tant aimé. Carmen, dans mon imagination d’enfant, était l’incarnation de ce pays que je ne connaissais pas et dont elle nous parlait tant. Sous son port fier, ses cheveux drus et sur ses traits, il y avait les étés torrides d’Andalousie. Je n’étais pas la seule à la trouver belle. Quand on me disait que je lui ressemblais beaucoup, je rougissais, puis je suis devenue fière de porter en moi une part de cette femme dont émanait une chaleur à nulle autre pareille.Le taxi nous laisse près des Ramblas. Pendant le trajet nous n’avons pas dit un mot, retenant notre respiration et scrutant la ville pour nous en imprégner. Pour moi, c’est une découverte, pour Josep un exercice de mémoire. De temps à autre, je l’entends murmurer le nom d’une rue. Barcelone palpite comme un coeur emballé. Il retrouve une ville en paix qui a oublié la guerre. Regrette-t-il cet oubli, pied-de-nez qui consomme définitivement sa défaite ? Ou bien se dit-il que cette jeunesse brouillonne, libre, créatrice qui déambule, s’interpelle, boit des coups sur les terrasses et s’embrasse à pleine bouche sur les bancs publics est le plus beau bras d’honneur qui soit aux franquistes ? Cette jeunesse semble se foutre de la morale étroite de l’Eglise espagnole. Elle n’a pas besoin

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d’assassiner des prêtres pour cela. Barcelone, mosaïque d’ombre et de lumière, rues étroites sans soleil et boulevards lumineux. Et, dominant le tout, les flèches inachevées de la Sagrada Familia qui affirment que rien ne s’achève et tout se construit tout le temps.Je trouve l’adresse d’oncle Miguel, une ruelle sombre qui jouxte le Mercado de la Boqueria. Il habite au premier étage. Je prends Papa par le bras pour monter, il insiste pour porter nos valises. Il est l’homme et il est exclu qu’il montre à un frère plus vieux de deux ans la faiblesse de son âge. Il n’est plus le chien fougueux qui a fui Barcelone avec pour seul projet d’y revenir en conquérant, mais il n’est pas encore un chien trop nourri qui aurait renoncé aux courses dans les prés. Pour le rassurer, je lui dis que tout va bien se passer. Je rate mon coup ; il me jette un regard de reproche du style : « Tu me prends pour qui ? J’en ai vu d’autres ! » Je souris bêtement, j’ai l’air bête comme la lune.Je sonne. Josep se tient derrière moi, raide comme un passe-lacet, le teint pâle. La porte s’ouvre. Un vieil homme fatigué se tient devant moi, on dirait qu’il vient de pleurer. Il est grand.- Hi, Carmensita !Je lui réponds que je suis juste Anna, la fille ainée. Je lui tends la main avec maladresse, il la prend avec une incroyable délicatesse et la garde longtemps en me fixant. Je réussis à me libérer et m’écarte pour que les deux frères se saluent. Papa baisse les yeux, Miguel le regarde, étonné qu’il ait accepté son invite.Les deux frangins ne se distinguent pas que par leurs idées. Ils sont dissemblables. Miguel est un chêne, Josep une vigne. Mais chêne ou vigne, ils sont fragiles. Les gènes de Papa n’ont pas laissé grand-chose sur moi ; c’est mon frère qui a tout pris des hommes noueux, longs de jambes et de bras, des veines saillantes et une mâchoire énergique. Pas une once de graisse sur leurs muscles d’écorchés. Miguel a une belle bedaine, un menton épais, une calvitie bien nette, un crane ridé qui ne brille pas sous la lumière. Sa peau est grise. Une chemise à carreaux délavée au col fermé au premier bouton comprime son cou flasque. Les années, ou bien l’ennui, la tristesse, je ne sais dire, ont avachi ses épaules. Il ne doit pas rire bien souvent.Les deux frères ne se saluent pas. Il leur faut du temps avant de pouvoir s’aimer à nouveau ; ils ont tant de choses à se dire.Miguel s’efface et nous invite à rentrer, je passe devant. Je sens son regard sur moi. La présence de Papa lui semble secondaire et c’est la mienne qui parait lui importer le plus. Je ne suis pourtant

qu’une inconnue pour lui. Dans la lettre que j’ai écrite pour dire que Papa acceptait son invitation, je précisais qu’il serait accompagné par une de ses filles ; il ne doit donc pas être surpris. Je pénètre dans un petit salon qui sent le renfermé et la poussière, Papa me suit. Miguel bifurque dans un corridor pour y déposer les valises.Et j’ai le choc de ma vie.Des centaines de photos de Maman tapissent les murs jaunis dans des cadres propres comme des sous neufs. Plus rien, ici, ne voit un chiffon depuis longtemps, sauf ces cadres qui brillent, impeccables. Nous nous asseyons dans des fauteuils défoncés. Je jette un coup d’oeil à Papa qui fixe un point devant lui, comme ces aveugles qui semblent regarder ce que personne ne voit. Miguel sort trois verres douteux et y verse un fond de Xérès.- Je suis content que tu aies accepté de venir, Josep. Je savais que tu serais accompagné d’une de tes filles, je ne savais pas que ce serait ta fille ainée. C’est bien...Il fait silence une bonne minute. Cherche-t-il ce qu’il va dire ? Notamment pour justifier tous ces portraits de Carmen sur les murs. Maman connaissait l’existence de ce frère lointain et oublié mais n’en a jamais parlé. Il est évident qu’il lui voue plus que de l’attachement. Il s’est écoulé quarante ans...- Nous sommes désormais bien seuls, tous deux, depuis que Carmen n’est plus, dit-il. Nous allons crever bientôt, Josep. Je ne sais qui partira le premier mais cela ne devrait pas tarder. Tant mieux, il est temps de laisser la place à meilleurs que nous. J’ai des choses à te dire. Tu vois, Carmen ne m’a jamais quitté. Elle m’a abandonné pour partir avec toi. Tu étais plus romantique que le triste sire que j’étais, avec ta Révolution, ton enthousiasme. C’est moi qui t’ai prévenu de l’attaque des phalanges et de l’armée ; je ne voulais pas que mon frère se fasse massacrer. Pour me remercier, tu m’as volé mon amour... et ma vie. Qui a trahi qui, Josep ? Depuis, je vis seul, dans mon souvenir pour Carmen et l’amour que j’ai gardé pour elle et qui dépassait ma rancoeur. Chaque jour je l’ai chérie, sans parvenir à la haïr une seule minute pour le mal qu’elle m’a infligé. Sache que je l’ai gardée en moi tout ce temps, intacte, telle qu’elle était alors. Je n’ai plus jamais touché une autre femme. Jamais. Même pas les filles de joie des jardins de la Ciutadella. Je ne sais si je dois t’en vouloir. Tu n’es pas venu seul. Anna est là et cela change tout.Je suis sonnée. Je comprends tous ces visages souriants de Carmen accrochés au mur, dans leurs écrins bien propres. Il l’a aimée

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comme une Madone. Il se tourne vers moi, les yeux au bord des larmes. Ce regard m’est familier, un regard que je croise souvent, qui fait partie de mon décor. Je ne sais dire pourquoi ; je n’ai jamais croisé de ma vie ce vieil homme et son regard me parle. Je connais ces yeux et ces yeux me connaissent.- Viens, petite, j’ai quelque chose pour toi. Tu en feras ce que tu voudras.Que peut-il avoir pour moi, cet oncle que je ne connais pas ? Je le suis jusqu’à une pièce aussi obscure que le reste et qui n’a plus vu le jour depuis longtemps. Il ouvre une armoire vermoulue. Sous une pile de draps gris, il s’empare d’une boite en métal. Elle est bleue, seule note de couleur dans cet ensemble sinistre. Pour combler le silence, il me demande ce que je fais dans la vie, si je suis mariée, si j’ai des enfants. Il me prie de le tutoyer.- Tu peux me tutoyer. Nous sommes... du même sang... malgré toutes ces années.J’opine. Je suis encore sous le coup des photos sur les murs du salon. Trois ou quatre trônent dans cette pièce sur une vieille commode, dans des cadres posés sur un napperon en dentelle. Je m’attends à découvrir encore des photos de Carmen dans cet appartement qui part en ruine. Je ne serai pas surprise de trouver à leurs pieds des bouquets fanés et des lumignons. Il a sanctifié Maman. Par diversion, je lui demande quelle matière il enseigne.- Le français... je le parle couramment. On peut converser en français si tu préfères...- Non, en espagnol c’est très bien... je peux aussi échanger en catalan.- Non, pas le catalan... c’est une langue de sédition. Le castillan fait l’Espagne, le catalan et le basque veulent la défaire. En tout cas, c’est ce que je pense. Je suis catalan mais je n’en tire ni gloire ni fierté ni honte. J’enseigne aussi la morale.- La morale ?- Oui. Tu as l’air étonnée. J’enseigne dans un lycée catholique. Je présume que la fille de Carmen ne peut enseigner que dans un établissement public et laïc ? Mais qu’importe, tout cela n’est que détail sans intérêt.Il s’assoit sur un tabouret bancal, la boîte bleue sur ses genoux. Il l’ouvre en tremblant et en sort une série de lettres tenues par des fils de laine. Il me les tend. Je défais le noeud du paquet. Pas de poussière sur ces lettres. Comme les photos, elles n’appartiennent pas au passé qui laisse en général sa couche de cendre sur les

souvenirs. Elles sont régulièrement lues, sorties avec précaution de leurs enveloppes comme le font les documentalistes avec les parchemins précieux. J’imagine Miguel passer des gants de soie avant de déplier ces correspondances.J’ouvre la première enveloppe, déplie la feuille grise qu’elle contient. Je reconnais tout de suite les beaux pleins et déliés de l’écriture de Maman. Celle qui ornait mes carnets de correspondance et que je caressais, le soir, du bout des doigts pour ne rien perdre de ses courbes et de ses arabesques. Il me dit de prendre mon temps et me laisse seule. Je m’affale sur un sofa antique. Et je lis.D’après les tampons de la poste espagnole sur les enveloppes, Maman a correspondu avec Miguel pendant une année après leur exil en France à raison de neuf lettres.La première dit l’essentiel. Carmen est désolée de lui avoir fait du mal et s’excuse ; elle demande clémence et pardon. Avant sa fuite, jamais Josep ne l’a touchée, si ce n’est une fois, un furtif baiser sous un porche de la Plaça de Cataluna. Ce baiser l’a anéantie. Elle demande à Miguel de se souvenir combien a été belle leur dernière nuit d’amour ; elle lui a offert son corps pendant que la folie des hommes s’épanouissait dans les rues. De cette nuit un enfant allait naître. Si c’est une fille elle l’appellera Anna en souvenir d’une amie commune. Si c’est un garçon, il se nommera Diego comme son père. De toute cette catastrophe il ne fallait garder ni rancune ni désir de revanche, juste le goût sucré des meilleurs souvenirs. Elle lui fait promettre de ne pas chercher à les retrouver, elle, Josep et l’enfant, et de les laisser construire un avenir loin de lui. Elle lui donnera régulièrement des nouvelles pendant une année pour ne pas qu’il s’inquiète, avant de se taire pour toujours. La lettre finit par cette phrase. « El tiempo va hacer su trabajo. Se nos olvida. La guerra como el resto. » Mais le temps n’a rien effacé, Miguel n’a rien oublié, ni la guerre ni le reste.Ma mère a tenu parole et lui a envoyé huit autres lettres, plus courtes. Elle ne lui a menti qu’une fois, en cachant la saleté et l’indignité du camp dans lequel Josep et elle ont été internés. Pour ne pas qu’il s’inquiète. Pour elle... et pour moi. Car je suis arrivée. « Es una nina.Su nombre es Anna. Ella està haciendo bien » a écrit Carmen dans sa dernière correspondance. Oui, j’allais bien et Carmen a cru bon de dire combien Josep était ému en me tenant dans ses bras maladroits, combien il a répété qu’il m’aimait déjà en essuyant sur mon front les traces des entrailles de ma mère.Miguel a respecté les voeux de Carmen. Jusqu’à sa mort.

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Je suis en larmes. Le monde confortable dont je me suis entourée, le bien contre le mal, l’amour face à la haine, famille et solitude, démocratie contre dictature, s’écroulait. Je suis le fruit d’un mélange qui me submerge. J’ai un père biologique et un père d’amour, tous deux unis jusqu’à la mort par un lien indestructible : leur amour pour ma mère, la belle Carmen. Je suis et ai toujours été sans le savoir, depuis ma naissance, au centre d’un triangle dont Carmen était le sommet.Je comprends pourquoi le regard de Miguel m’est si familier. Ce regard, aux yeux verts transparents... ce regard... est le mien ! Celui qui se change en glace quand je suis en colère, celui à travers lequel mon époux m’a dit un jour qu’il pouvait deviner mes tourments autant que mes joies. Miguel et moi avons des yeux qui ne cachent rien et perçoivent ce que d’autres devinent avec effort.

Il m’appartient de savoir ce que je vais faire de tout cela. J’ai le choix entre la paix ou la haine, la réconciliation ou le ressentiment.J’ai hâte de retrouver mes enfants et mon mari ; celui-là, à mon retour, je lui demanderai de me faire l’amour. J’en ressens l’irrésistible exigence, non par désir sensuel pur mais par besoin de réconfort, pour me sentir petite sous lui, vulnérable, et surtout l’objet unique de sa pulsion et de son amour. Sans avoir à être partagée. Unique dans notre duo.Je cache les lettres dans mon corsage ; je me lève, m’arrête dans le couloir devant un lavabo douteux pour rafraîchir mon visage et faire dégonfler mes paupières.Je retrouve mes deux vieux qui sirotent en silence. Je me sers une rasade de Xérès que je vide d’un seul trait, debout, cul sec. Il ne faut pas que leur histoire devienne la mienne. Mon passé n’a pas la densité du leur. Le mien est assez léger pour me permettre d’avancer sans avoir à me retourner sans cesse. Il me faut résilier pour entamer la suite du chemin.Je demande à Miguel où il a déposé les valises.- Dans le couloir, à gauche. Pourquoi ?- Je vous laisse. Vous avez besoin de temps, seuls. Je vais trouver une chambre en ville. Je reviens te chercher dans deux jours, Papa. Pour le retour. A moins que tu ne veuilles rester plus...Papa a son regard inquiet, comme quand nous étions malades, enfants, et qu’il passait constamment sa tête dans notre chambre en nous demandant si ça allait mieux. Ne t’inquiète pas, mon

Josep, tout ira bien. Il se tourne vers Miguel et d’une voix mal assurée lui demande ce qu’il m’a donné. Miguel ne répond pas et me regarde. Ses yeux verts me disent que la réponse n’appartient qu’à moi et à nul autre.- Oh, rien, Papa, juste ce médaillon avec la photo de Maman.Par réflexe j’ai chipé ce médaillon pendu à un mur de la petite pièce ; je le balance devant le visage rassuré de mon père. Je les vois tous les deux se détendre sur les vieux fauteuils ; leurs corps s’assoupissent.Avant de prendre ma valise, j’ai une dernière chose à faire, ouvrir grand toutes les fenêtres, faire entrer l’air et les bruits de la rue par grandes brassées. Le soleil inonde le salon. Carmen en parait encore plus gaie sur les photos. Elle aurait détesté être enfermée dans un mausolée, idolâtrée comme une Madone.Je prends ma valise, leur dit au-revoir sans les embrasser. Les rues de Barcelone m’attendent. Je pars à la rencontre de la jeunesse, boire des coups avec eux, bavarder dans mon espéranto mi-castillan mi-catalan. Je vais m’éloigner, un temps, des vieilles histoires.

Dans la nuit, très tard, dans une auberge surchauffée, j’ai levé mon verre, un peu pompette, en criant « Viva la vida ! » à mes compagnons de hasard.Je n’avais rien de mieux à faire ni à dire.

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La trompette de Chet de François Aussanaire

L’homme, grand, légèrement vouté, la quarantaine finissante, se tenait debout devant la porte, semblant hésiter. Il se décida à frapper trois petits coups timides.

- Entre !L’ordre, de l’autre côté de la porte, avait été donné d’une voix ferme mais faible.L’homme tourna la poignée et poussa lentement la porte de la chambre, comme s’il s’attendait à ce qu’on lui intime l’ordre de la refermer et de partir.- Bonjour, Papa.Dans la chambre, un vieil homme, le teint grisâtre, les joues creusées et le regard fiévreux, était étendu sur un lit médicalisé qui occupait le centre de la pièce. Face à lui, un téléviseur diffusait en fond sonore le programme d’une chaîne musicale où se succédaient les plus grands standards du jazz.- Bonjour Papa ! Depuis combien de temps n’avais-je pas entendu cette phrase ? Huit ans ? Dix ans ? Plus peut-être ?- Onze ans et quatre mois, précisa l’homme resté dans l’entrebâillement de la porte, n’osant visiblement pas aller plus loin, attendant peut-être d’être à nouveau invité à le faire.- Et tu as retrouvé le chemin de la maison ? De ta maison. Tu ne t’es

pas perdu, au moins ? ironisa le vieux.L’homme, peu surpris par l’accueil que lui réservait son père, reprit de l’assurance, comme si l’agressivité de celui-ci lui redonnait du courage.- Si je ne suis pas venu, durant tout ce temps, tu le sais parfaitement, c’est parce que c’est toi-même qui m’a viré de la maison.Le vieux faillit s’étrangler d’indignation.- Viré ! C’est la meilleure celle-là ! Tu m’avais insulté, je te rappelle. Je n’ai alors fait que t’inviter à aller voir ailleurs si tu y trouvais des gens plus sympathiques. Ce que tu as d’ailleurs fait immédiatement, sans te faire beaucoup prier.- Avais-je le choix ? Moi, j’appelle ça être viré. Et je ne t’avais pas insulté.- Tu m’avais traité de « vieux fou ». Ce n’est pas une insulte, ça, peut-être ?L’homme alla finalement s’asseoir dans un profond fauteuil de cuir blond, sous la fenêtre.- Peu importe.- Non, pas peu importe. Tu m’as insulté.- Arrête, tu veux. Je ne suis pas venu pour m’engueuler à nouveau avec toi. Si je suis là, c’est parce que tu m’as convoqué. Alors, dis-moi ce que tu veux.- Convoqué ! Tu as de ces expressions ! J’ai effectivement souhaité te voir, mais je ne t’ai certainement pas convoqué.Il marqua une pause, le temps de retrouver un souffle rendu plus rare par l’énervement.- Mais je ne suis pas dupe. Si tu es venu, c’est uniquement parce que ta mère a dû lourdement insister. Elle t’a certainement dit que je n’en avais plus pour longtemps. Et elle a raison. Je suis arrivé au bout de ma course. Ce n’est plus qu’une question de semaines, tout au plus de quelques mois. Ce qui est certain, c’est que je ne passerai pas l’hiver. Mais, ce n’est pas très grave, je n’ai jamais aimé l’hiver.Pour la première fois, un sourire teinté de tristesse traversa le visage du fils, reconnaissant là l’ironie mordante dont son père était friand et qu’il appliquait aussi volontiers aux autres qu’à lui-même. - C’est vrai qu’elle m’a dit que tu n’allais pas très bien en ce

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moment, mais je suis convaincu que ce n’est qu’un mauvais passage. Tu vas repartir.Le vieil homme s’énerva à nouveau.- Tu n’es convaincu de rien du tout ! Ce sont des phrases toutes faites que l’on sert aux enfants et aux mourants. Alors, s’il te plait, épargne-les moi. Dis-toi bien qu’à mon âge, on part, oui, mais on ne repart pas. Si j’ai voulu te voir, c’est pour te parler de mon père. Tu vois ? Ton grand-père.- Merci, je sais encore compter jusqu’à trois ! Même en matière de générations.- Voilà au moins une bonne nouvelle ! Je voulais te parler de ton grand-père et de Chet.- Chet ?- Chet Baker. Le trompettiste et chanteur Chet Baker. Mais c’est vrai, j’oubliais que pour toi, le jazz, ça ne commence qu’avec le free et ça se termine avec la fusion.Tout ce qu’il y a eu avant ou autour, ça t’échappe complètement. Alors, le plus grand trompettiste de jazz West Coast, ça ne doit pas beaucoup te parler.- Pas trop, je l’avoue.- Ça ne m’étonne pas ! Je vais te raconter. Ne m’interromps pas.- Je ne t’interromps pas !- Mais si tu vois, tu m’interromps !Un nouveau sourire de bienveillance, cette fois, vint s’inscrire sur le visage du fils.- Je ne dis plus un mot. Je t’écoute.A nouveau, le vieil homme reprit lentement et péniblement son souffle avant d’entamer son récit.- Comment te dire, pour que tu comprennes. Chet, c’était... Chet.- Certes, mais encore ?- Je t’ai dit de ne pas m’interrompre ! Chet, c’était un ange. L’ange blanc de la trompette. Quand Miles Davis était un démon, un démon génial, je te l’accorde, Chet, lui, était un ange. Tout aussi génial. Il planait au-dessus du jazz, du West Coast cool en particulier. Il a promené sa dégaine de dandy fatigué, sa sensualité fragile et ses pires névroses de Los Angeles à Paris, des années 50 jusqu’à sa mort en 1988. Non seulement, c’était un prince de la trompette, mais il fallait aussi entendre sa voix. La voix ! Un timbre exceptionnel.

Mais comme beaucoup, les plus grands surtout, il avait ses failles. Chez lui, elles sont vite devenues des gouffres dans lesquels il a rapidement sombré sans jamais pouvoir véritablement remonter. C’est bien simple, il a dû, à lui seul, s’injecter plus d’héroïne que Miles et Bird réunis. Tu imagines ?Il imaginait.- Mais malgré cela, il tenait. Il continuait à enchanter son public avec la trompette la plus cool qui soit. C’est bien simple. Ecoute sa version de « My funny Valentine » et tu auras tout compris. Ni la drogue, ni la police, pas plus que les dealers et les multiples tabassages dont il fut l’objet ne purent empêcher l’ange de planer sur le jazz. Quand on pense qu’après s’être fait briser la mâchoire, il a dû réapprendre une nouvelle technique pour pouvoir continuer à jouer, on se dit que ce mec était doté d’une puissance et d’une énergie absolument surnaturelle. Un ange, je te dis !- Et Grand-père, là-dedans, qu’est-ce qu’il vient faire ?- J’y viens. A la fin des années 50 et au début des années 60, les nombreuses démêlées de Chet Baker avec la justice américaine et, accessoirement, avec les dealers, le contraignirent à partir et à venir vivre en Europe, notamment à Paris. C’est là que ton grand-père l’a connu. Il m’a raconté l’avoir vu jouer souvent, à chaque fois avec la même émotion, et ils ont fini par sympathiser. A cet époque, quand il n’avait pas de quoi se payer sa drogue...- Grand-père ?- Mais non, crétin, Chet ! Donc, pour se payer des doses d’héroïne de plus en plus fréquentes, il lui arrivait de mettre ses trompettes au clou ou de les vendre à qui voulait bien les lui acheter. C’est comme cela qu’un soir, ton grand-père a acheté la trompette de Chet. Tu te rends compte ? La trompette de Chet !- Pas bien, non. Mais j’imagine.- C’est un peu comme si, toi, tu avais le ténor d’Ornette Coleman, la guitare d’Hendrix ou la basse de Pastorius.- Là, je vois déjà mieux.- Cette trompette, il ne comptait pas la garder. Il l’avait juste achetée pour dépanner Chet. Mais il n’a jamais pu la lui rendre. Ton grand-père a dû quitter Paris pour son travail. Chet est parti en tournée et a fini par retourner aux USA. Mon père l’a alors conservée comme un objet sacré, dans une vitrine, sans jamais y toucher. Juste avant sa mort, il me l’a transmise en me faisant

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promettre de ne jamais m’en séparer et de la léguer à mes enfants, à mon tour, avant de mourir. Voilà pourquoi je t’ai demandé de venir aujourd’hui. Pour te donner la trompette de Chet.D’un geste tremblant, autant du fait de l’émotion que de la maladie, le vieil homme désigna un étui de cuir posé sur le buffet de la chambre.- Elle est là. Elle est à toi désormais. Tu as fait de la musique, dans ta jeunesse, même si je regrette aujourd’hui que nous n’ayons jamais réussi à jouer ensemble. Si tu le souhaites, tu pourras en jouer. Mais surtout, conserve-la précieusement et ensuite, transmets-la à tes enfants. C’est tout ce que je te demande.

La famille et les amis du défunt formaient un arc de cercle devant le cercueil, déjà installé au fond de la fosse. Le prêtre venait de terminer son oraison et un silence pesant s’était abattu sur le cimetière, à peine entrecoupé de pleurs mal contenus et de murmures discrets. Soudain, quelques notes de trompette, tout d’abord hésitantes, maladroites, puis de plus en plus affirmées, vinrent remplir l’espace et capter l’attention de tous.Do, do majeur 7, do 7, si bémol majeur 7, fa 7, sol 7. L’introduction de « My funny Valentine ». Devant une assistance bouleversée et médusée par tant d’énergie, de force, malgré la douleur et la maladie, le vieil homme interpréta le morceau jusqu’à sa dernière note, avant de s’effondrer livide et en larmes, face au cercueil. Celui de son fils, qu’un assassin ordinaire, un chauffard alcoolisé, avait arraché à la vie sur un passage pour piétons, quelques jours auparavant.Incapable du moindre mouvement supplémentaire, il laissa son épouse lui prendre doucement la trompette des mains, la replacer dans son étui et la déposer sur le cercueil. La trompette de Chet.

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Le Mézenc, 23 décembre 1914 d’Alain Parodi

Demain, nous allons préparer en famille un repas pour la nuit de Noël, histoire de faire comme d’habitude. Mais le coeur n’y est pas. Depuis cet été, c’est la guerre. Nous ne la

voyons pas, nous ne l’entendons pas, elle est loin, dans les terres du nord, mais elle remplit nos coeurs d’amertume et d’angoisse. Tous les jours nos campagnes se vident, tous les jours la liste des morts s’allonge. Mon frère, mon cher Gustave, est parti et se bat. Contre qui, et pourquoi, peu m’importe ; ce ne sont que détails qui n’intéressent que ceux qui décident, pas ceux qui subissent. La ferme est sous la neige, tout est silencieux. L’hiver, sur notre haut plateau, il y a peu à faire, si ce n’est survivre, à moitié enfouis sous la neige. Les bêtes sont à l’étable. Leur soin et la traite nous laissent un peu de temps. Je vais écrire à Gustave. Une lettre, ce n’est rien, mais c’est beaucoup pour qui la reçoit. Ce sont des lignes de sentiments, des virgules d’amitiés et des points de tendresse. J’ai trouvé de vieilles feuilles de papier gris qui attendaient sous une pile de draps que quelqu’un les sorte de leur inutilité. J’ai taillé un des crayons du tiroir du buffet, un de ceux que le père utilise pour marquer une planche avant de la scier. J’ai placé devant mon lit la table de nuit sur laquelle j’ai posé mes feuilles et j’ai allumé une bougie ; il n’est que trois heures de l’après-midi mais le jour est timide aujourd’hui. Je mouille la mine entre mes

lèvres, étale la première feuille du plat de la main. Je vais parler à Gustave. Du père, de la mère, du pays et des bêtes. Et si j’ose... un peu de moi, peut-être.

« Mon très cher petit frère, mon Gustave,bientôt Noël et voilà trois mois que tu as quitté notre montagne et nos prairies pour partir vers les plaines plates de la guerre. Nous sommes bien tristes de ton absence et la peur ne nous quitte plus. Si ce n’était le respect du Bon Dieu auquel nous nous devons, nous ne fêterions pas ce Noël. C’est la naissance de Jésus et nous sommes tous et toutes orphelins de nos hommes, nos frères, nos promis, partis loin de nous. Le père a déjà dit que nous nous contenterions d’arroser d’un vieux marc une buche de sapin avant de la brûler. «Pas question de faire bombance quand un de mes enfants est dans la souffrance ! » qu’il a dit. Tu connais le père et tu sais que quand sa décision est prise rien ne le fait changer. De plus, dans ce temps de haute neige sur notre plateau, il est à tourner en rond, comme à chaque hiver. Il s’occupe comme il peut en effilant les faux, en remmanchant un râteau. Il n’est heureux que dans nos prés à mener et ramener les bêtes, à faire les foins, à prêter la main au vêlage de l’une, à soigner une autre.Ton absence est cruelle à chaque heure mais c’est à la veillée, quand le feu crépite dans le silence de la maison, que ta chaise nous paraît encore plus vide. Dans la journée, nos tâches ne nous laissent guère de temps pour la tristesse, mais notre coeur bat pour toi à chaque seconde.Mon cher frère, je m’en veux de te livrer mes douleurs si confortables, toi qui est si loin, sans la chaleur des tiens ni le confort de ta paillasse. Depuis ton départ c’est la première fois que nous te donnons de nos nouvelles. L’écriture nous est étrangère. Toi-même tu n’as pas fait de zèle. Nous sommes tous restés dans les questions à la lecture de tes trois lignes. « Nous sommes bien arrivés à destination. Nous sommes prêts. Je vous embrasse.» Avoue que tu ne t’es pas embarrassé de détails. Je te taquine un peu comme d’habitude, histoire que tu ne m’oublies pas. J’ai décidé de prendre la plume car cela aurait été un comble que nous ne t’écrivions pas pour ce premier Noël depuis ton départ. A ce propos, sache, je ne te l’ai jamais dit à personne d’autre, combien je vous suis reconnaissante à toi, au père et à la mère et à Joseph

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aussi, notre aîné si mal portant. Tu dois te demander de quoi, nous sommes des taiseux dans nos montagnes et n’avons pas le don de dire et montrer nos sentiments et je ne fais pas exception même si je gagne en ardeur avec l’âge. Vous m’avez permis, ô famille bénie, de pouvoir passer le certificat. Nous ne sommes pas nombreuses dans ce cas sur le canton. Merci, merci à vous quatre. Le père aurait pu me retirer tôt de l’école pour aider la mère ; le travail ne manque pas. Il n’en a rien fait. Peut-être les Ladreyt l’ont-ils influencé, ces parpaillots accordent une telle importance à l’écriture et à la lecture. J’ai entendu dix fois le père Ladreyt dire au père qu’il était important que les paysans sachent lire et écrire. C’est une grande et courageuse décision que le père a prise pour moi. Et vous avez tous approuvé en silence, compensant par vos efforts ma part de travail au potager et au soin des bêtes. Vous n’êtes pas allés jusqu’à aider la mère au lavoir ou à la cuisine mais vous n’avez été exigeants ni sur la blancheur du linge ni sur la chaleur du repas.Joseph, notre aîné, traîne de plus en plus sa patte malade et ses irritations sont de plus en plus fréquentes, tu n’es plus là pour calmer ses nerfs qui le gagnent. Tu devines que ses altercations avec le père sont fréquentes, la mère en est toute désespérée, la pauvre. C’est bien triste mais c’est notre destin et il faut l’assumer et espérer que notre fardeau s’allège un jour. Je redoute qu’il soit trop tard pour que Joseph trouve femme car qui voudra d’un boiteux si maigre qui a des colères chaque jour que le Bon Dieu fait. Je trouve que ses mauvaises humeurs sont plus fréquentes depuis qu’il vous a tous vus partir au front, vaillants et fiers. Cela a mis en lumière sa boiterie et son état maladif. Et ça le ronge, ce pauvre diable. Ecris-lui, je lui ferai la lecture, mais ne lui dis pas que tout va bien. Exagère plutôt ton inconfort, fais-lui peur, peut-être pourra-t-il alors se réjouir de rester près de nous, de dormir au chaud et de faire chabrot chaque soir avec son fond de soupe. Dans ce temps de misère et de guerre, il pourrait s’en contenter.Tu verras, Gustave, que j’ai joint un bout de ruban à ma lettre. Il sent la lavande. C’est la petite Denise, la cadette des Blache, qui me l’a donné pour toi. Elle te passe bien le bonjour. Elle est joliette et gironde cette petite, dis-moi. Elle a de quoi fixer les mains d’un honnête homme. Ne t’offusque pas de ma hardiesse et de mon insolence mais il faut bien s’accrocher à ce qui est vivant.La Denise, elle a quelque chose de bien vif dans les yeux quand elle me parle de toi. De cette lueur pourrait naître, je crois, un peu de bonheur. Je rougis en écrivant ces mots pleins d’audace mais, bon

sang, faut-il s’user toujours à parler du malheur au lieu de nous consacrer aux choses du coeur ! J’ai proposé à la demoiselle d’écrire pour elle, sous sa dictée, une lettre pour toi. Elle est devenue écarlate me disant qu’elle ne savait pas si c’était permis. Je lui ai répondu que c’était à elle de se donner la permission de faire ce qu’elle pensait devoir et vouloir faire. Du coup, elle a accepté et tu recevras deux lettres écrites de ma main dont une sera signée Denise Blache. La pauvrette n’a osé me dicter que des banalités bien éloignées de ses sentiments. J’ai noirci la feuille de la vie de sa famille, de la ferme qui prend l’eau mais rien sur elle ni même sur toi. Il a fallu que je lui fasse un peu violence pour qu’elle ose prendre de tes nouvelles et te dire qu’elle pensait bien à toi mais je n’ai pu la libérer du carcan qui l’empêche de te livrer ses pensées. Nous sommes bizarrement faits : nous avons le génie de dire la méchanceté, la vengeance et beaucoup moins celui de dire l’amour. J’entends prononcer de belles phrases pour gueuler contre le prussien et appeler à sa défaite. Beaucoup, au pays, s’enflamment pour le sujet. Mais quand il s’agit d’amourette et de sentiments, le verrat a plus de talent que tous ces fiers-à-bras. Ah, nous voilà beaux à ne savoir plus parler que de guerre !J’espère, Gustave, que mes propos ne te semblent pas trop insensés pour une fille de mon âge. Je n’ai que vingt ans mais je vibre de tout mon être et ne souhaite pas brider mon coeur. Si la guerre n’était pas venue nous voler le temps qui passe, sais-tu que le Pierre, de la ferme des Bonthoux, avait l’intention de demander ma main au père ? Je crois qu’il aurait accepté sa requête, car le Pierre est travailleur et honnête et il a toujours été là pour nous aider aux foins et n’a jamais rechigné à prêter main forte pour les vêlages difficiles. J’admets que c’était aussi pour lui de belles occasions de me lancer des oeillades qui en disaient long. Aujourd’hui, comme toi, Pierre est au front. J’attends votre retour à tous, les garçons du pays, avec impatience. Nos noces seront belles et l’été sera chaud, le vin blanc sera mis au frais et nos mères auront brodé les draps de nos trousseaux. Ah, que reviennent vos rires et vos galéjades, car ici c’est bien triste, il n’y a plus que des vieux, des femmes et des enfants ! Nos bras ne suffisent plus pour empêcher nos campagnes de revenir à la sauvagerie. Tout part en quenouille, le cheptel diminue, les herbes folles envahissent nos cours et les renards nous défient jusqu’aux portes de nos fermes. Tous les faucheurs sont à la guerre à faucher du prussien, mais cette corvée-là ne donne ni grain ni farine.

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Demain, je passe ma matinée à écrire pour les femmes du village. Il y aura de tout : des mères, des promises, des épouses et elles vont m’étouffer de détails ménagers et domestiques. Il faudra que je les aide à aller chercher derrière tout leur fatras leur coeur et leurs tripes, que j’écarte le cochon qui grossit, les poules qui ont la gale, l’invasion des mouches dans les étables et le temps qu’il fait pour trouver ce qu’elles ont envie de dire : le lit froid, les larmes sur l’oreiller, le tic-tac de l’horloge d’une maison trop silencieuse, la peur au ventre dès qu’on aperçoit l’ombre d’un tricorne de gendarme ; les pandores sont devenus des oiseaux de mauvais augure, quand ils montrent leur trogne, c‘est pour annoncer un malheur. La Marcelle du vieux bourg va falloir qu’elle accepte de révéler à son ainé, parti sur le front de la Somme, que le Gaston, son cadet, est mort dans les Vosges. Un éclat d’obus lui a emporté la tête, à ce qu’il parait. Pas facile. Elle se répand tous les jours en disant que nous ne comptons pour rien dans le malheur de nos hommes. Difficile de lui donner tort. Personne n’a que faire du chagrin des femmes dans cette foutue guerre.Je cause, je cause, comme une pie, et je ne te dis rien de la mère. Elle est toujours la même, petite et courageuse comme la chèvre blanche que tu aimais tant et qui est morte au printemps. Toujours à trottiner, toujours les mains actives. Le soir, elle s’endort devant la cheminée et je dois lui ôter le tricotage des mains et ses binocles pour qu’elle aille se coucher. « Je peux en faire encore deux rangs » qu’elle murmure toujours. Tu vois, toujours dure à la peine, la petite mère. Comme si ses deux rangs de tricot ne pouvaient pas attendre le lendemain !Voilà mon Gustave, tu as des nouvelles de ta famille et du pays qui, lui, ne change pas. La burle souffle toujours si fort que les congères en sont plus hautes que nos maisons. Notre hiver est blanc comme à l’accoutumée et les chats s ‘enfoncent dans la neige. Le père et Joseph vont équiper la carriole de patins. Nous pourrons alors nous rendre à la messe de minuit même si le coeur n’y est pas. Le père a bougonné hier en disant qu’il ne comprenait pas que le Bon Dieu ne fasse rien pour arrêter « cette connerie de guerre. » Il a dit comme ça. Faudra-t-il qu’il aille à confesse pour soulager son âme de cette grossièreté alors qu’il n’a dit que la vérité ? La mère s‘est signée et lui a répondu qu’il nous fallait prier et prier encore pour que la paix revienne et nos garçons avec. Elle a dit que le Bon Dieu écoutera si nos prières sont ardentes. Je le trouve bien exigeant notre Bon Dieu. Toutefois je prierai pour toi et tes camarades, pour

votre salut, même si ma foi, depuis quelque temps, n’est plus si vigoureuse. J’appellerai sur vos têtes innocentes la clémence du Seigneur et lui demanderai d’extraire du coeur des hommes cette méchanceté qui fait prospérer les guerres plus que le blé. Je vais devoir lire ma lettre à la famille et je serai contrainte d’en sauter les passages les moins sages pour ne point les choquer et rester libre de mes pensées.Nous t’embrassons tous, cher petit frère. Je t’embrasse tendrement. Prends soin de toi, ne va pas faire le mariolle et reste à l’abri autant que tu le peux, il n’y a pas de honte à vouloir vivre. Bons baisers à toi.Le Mézenc, 23.12.1914

Ta famille et ta soeur Clémence. »

Je relis. Je rature quelques fautes. J’ai tendance à mettre des s un peu partout. Le pluriel m’attire plus que le singulier. Je défie ainsi la solitude de notre plateau. La mère me fait asseoir sur le grand fauteuil du père qui trône devant la cheminée pour que je lise à haute voix ce que j’ai écrit. Je tais les passages qu’ils n’auraient pas approuvés ; on ne leur a pas appris l’audace. Il paraît que les lettres des familles n’arrivent pas toutes. Certaines parviennent au destinataire amputées de quelques mots, de quelques phrases qui ne plairaient pas aux autorités militaires. De quoi ces gens auraient-ils peur ? Craindre les mots alors que la mitraille crépite tout autour, c’est ridicule. D’autres correspondances arrivent trop tard : au mieux le garçon est parti sur un autre front, au pire ses yeux ne peuvent plus rien voir, perdus dans la nuit de la mort. C’est le cas le plus fréquent. Cette guerre est une hécatombe, un charnier. On traite mieux nos vaches que nos soldats. Ce n’est pas une guerre, c’est un scandale !Demain matin, sans tarder, je vais à la Poste. Je demanderai à la Louise, qui vient d’être embauchée pour remplacer son frère mobilisé, de faire diligence. J’ai écrit sur l’enveloppe l’adresse compliquée que le maire nous a donné. J’ai rajouté, en appuyant bien sur la mine pour que ça fasse plus gras : Urgent. A remettre en mains propres. Mieux vaut deux précautions qu’aucune ; des malotrus pourraient allumer leur pipe avec le papier. Et puis, cette mention, ça me regarde. Que cela soit urgent qui peut me le contester ? Il se fauche des vies en herbe par brassées entières à

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chaque heure. Gustave est peut-être mort ou gravement blessé. Ou pas. Et s’il ne l’est pas, alors il faut faire vite, tant qu’il a ses yeux et sa raison. Et si je demande qu’il soit l’unique destinataire de ma lettre quoi de plus normal ? Encore heureux ! Je ne veux pas que des yeux trop curieux sachent ce qui n’appartient qu’à nous. Je ne veux pas que des esprits malins jugent ce qui n’a que l’innocence de la vérité et de la sincérité. Une lettre, c’est privé, nom de Dieu! La Patrie, l’Honneur du pays n’ont rien à voir là-dedans. C’est de coeur dont il s’agit. Je m’emballe mais je sais que c’est vain. Car, au village, il se dit que les rares courriers de nos gars sont biffés ; il n’en reste qu’un contenu haché, vide et sans âme. Ecrire n’est donc pas si banal que cela, si cela fout la trouille aux puissants !

Enfin, Gustave a répondu à ma lettre de Noël. L’enveloppe est datée du 8 février 1915. J’ai dû lire dix fois ce courrier à la mère qui me harcèle. « Mais relis, relis donc ! » m’a-t-elle assommée toute la journée en me tirant le bras pour que je sorte à nouveau la lettre de son enveloppe qu’elle tenait à la main, toute chaude de la chaleur de sa poitrine où elle a bercé la correspondance faute d’y bercer son garçon. Lors de ma dernière lecture devant l’âtre, avant de monter se coucher, je l’ai surprise en train de réciter en silence, les yeux perdus, chacune des phrases : elle connaissait par coeur la lettre de Gustave. Ce bout de papier est tout ce qui nous reste de notre lien indéfectible avec ce fils et ce frère qu’on voudrait caresser et étreindre. Sentir contre nous sa carcasse de vingt ans, toucher le piano de ces côtes, mêler nos doigts à ses cheveux, râper nos joues à sa barbe hirsute. Nous n’avons que ses mots et c’est déjà beaucoup ; ils adoucissent l’absence et si nous ne pouvons toucher le corps de notre fils et frère bien-aimé, grâce à cette lettre nous effleurons son âme. Avant de monter à l’étage, la mère a placé l’enveloppe dans la boite en fer blanc qui cache ses trésors : oh, pas grand-chose, cinq boutons de nacre, le ruban qui liait son bouquet de mariée et la carte que son défunt frère lui avait envoyée lors d’un pèlerinage au Puy.Ce qui nous inquiète le plus dans ce courrier c’est ce que je ne peux pas lire : des phrases entières ont été noircies. Que pouvait donc y dire note Gustave. La peur ? Le froid ? La faim ? Le sang certainement, car les annonces funestes pleuvent sur le pays.Le lendemain, je m’attelle à ma tâche : répondre sans tarder à Gustave. La mère a averti le père, pas question que je m’occupe des

bêtes, du jardin ou de la maison. Le linge sale attendra, la réponse à Gustave d’abord ! Le Joseph a gueulé qu’il n’était pas question, avec sa jambe folle et sa poitrine creuse, qu’il fasse ma part de travail. On ne lui avait rien demandé. S’il avait appris à écrire, c’est peut-être à lui que la mère aurait confié cette responsabilité. Malheur ! Avec son tempérament biliaire, cette amertume de coeur qui ne le quitte pas, qu’aurait-il écrit à ce pauvre Gustave qui a déjà plus que sa part d’aigreur ? Je préfère qu’il reste à bougonner, assis dans la grange à foutre des coups de pied aux poules qui ont la mauvaise idée de trotter près de lui.Comme en décembre, j’ai relu, corrigé mes fautes et, avant de mettre sous pli, je me suis pliée à l’exercice de la lecture devant la famille, avant le repas de midi. Cette fois-ci je n’ai rien obéré ; je dis et j’écris ce que je pense et il est désormais hors de question que je taise ce que j’ai sur le coeur. Je n’y suis pas allé avec le dos de la cuillère en exprimant bien haut ce que je pense de cette guerre et de ceux qui la pensent et l’administrent, bien au chaud, le ventre tendu. La mère a pris peur et s’est signée comme pour conjurer le mauvais sort. Le père a approuvé en tançant la mère sur ces bondieuseries inutiles et ridicules. Son gars est au front pendant que d’autres se gobergent, ce n’est pas normal, a-t-il dit, et sa gamine a bien raison de leur foutre un coup de pied au cul, même par courrier, c’était toujours ça de fait. « Marre de fermer son bec tout le temps ! » a-t-il crié en claquant la porte.Un simple courrier a fait vibrer notre maison d’ordinaire si silencieuse. Je prends conscience que les mots ont un pouvoir. Au-delà de l’expression de nos amitiés, de nos affections ils sont aussi de bons amis pour nos colères et nos refus. Je retiens la leçon.Dès le repas terminé, la mère m’a expédiée dare-dare à la Poste. Elle ne voulait pas perdre une minute. « Plus vite, il l’aura, plus vite il répondra ! » a-t-elle dit en appuyant sur mon dos, la porte grande ouverte, pour que je sorte plus vite.

Je n’ai pas envoyé cette lettre.La Louise était derrière son guichet. Quand je suis arrivée, toute excitée avec mon enveloppe que je brandissais comme un étendard joyeux, elle a pali. Je l’ai bousculée, lui ai dit que c’était une lettre pour notre Gustave, que si ça pouvait partir le plus tôt possible ce serait très bien. Les courriers aux gars du front se faisaient

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rares, il n’y en avait plus beaucoup de vivants, passés au hachoir pour l’honneur de la Mère Patrie, une mère salope qui envoie à l’abattoir sa jeunesse. Je vois des larmes ourler les yeux de Louise qui me dit que c’est trop tard. Je la rassure en disant que c’est tant pis et que cette lettre partira à la prochaine levée. Elle continue à me répéter que c’est trop tard, la gourde ! Je m’énerve, elle se lève péniblement, part fouiller dans un tas de paperasses et me tend la copie d’un télégramme reçu une heure avant et destiné aux gendarmes. Je le lis.

Avertir famille : le soldat de deuxième classe Gustave Chapuis est mort au combat le 8 février 1915 lors d’un assaut.

Gustave est tombé. Le jour où sa lettre est partie. De lui, il ne reste de vivant ni photo ni voix ni corps mais quelques phrases jetées sur un papier sale. Je ne dis rien, je ne pleure pas, je ne peux pas, je ne veux pas. Je préfère nourrir ma colère avec mes larmes en les gardant en moi comme des coulées de lave incandescente. Je sors en laissant le message sec sur le comptoir du guichet.

Je m’assoie à même le trottoir et je lis la fin de mon courrier qui ne partira pas.

« ...Voilà mon Gustave, ce que je voulais te dire. Rien de bien joyeux, tu vois. La joie a quitté nos vies comme pour la petite Denise qui en pinçait pour toi et qui a perdu encore deux cousins. Allez va, une bonne nouvelle pour égayer ta journée. Ta chienne, la Mira, a fait quatre petits. On a pu en placer deux et on a dû en étouffer un autre, le plus chétif. Nous t’avons gardé le dernier. Un noiraud bien vif, comme tu les aimes, avec une tâche claire sur le poitrail. Il a déjà bouffé une savate de la mère, même que le Joseph a dû lui foutre un coup de torchon pour qu’il ne bouffe pas la deuxième. Reviens Gustave, ce cabot t’attend pour que tu le dresses et lui apprennes à chasser la caille et le perdreau. Nous t’attendons tous, la terre t’attend aussi et la montagne a hâte d’être à nouveau foulée par tes pas. Nous pensons fort à toi. Nous te recommandons ainsi que tes camarades à Dieu, à son fils et à tous les saints. »

Je m’aperçois que je n’ai pas daté ma lettre. Une prémonition ?La dernière qu’aura lue Gustave était datée du 23 décembre 1914. L’avant-veille de Noël. Ecrite dans un pays tout blanc, lue dans la boue noire d’une terre violée.Le 23 décembre 1914, sur le plateau, au pied du Mézenc, pour nous tout a été écrit. Définitivement.

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Mariage en vue de Claire Girard

Le soleil se lève à peine et ses premiers rayons, en effleurant les murs, dévoilent peu à peu nos visages tendus. Nos futurs témoins sont assis à la cuisine. Nos futurs témoins ? Ils jouent

maladroitement avec leurs portables, en attendant dans un silence pesant que l’un de nous deux accepte enfin de leur expliquer. Amandine et Lucie, mes deux meilleures amies, Lilia, la soeur d’Alex et Fred son copain d’enfance, ils ont tous compris que cette réunion d’urgence était sérieuse. Je parviens à retenir mes larmes, mais pour le moment, les mots restent bloqués au fond de ma gorge. Quant à Alex, les mains dans le dos, il garde les yeux rivés à la fenêtre, sans un regard ni pour eux, ni pour moi.C’est Lilia qui rompt la glace :- Je n’ai aucune idée de ce qui se passe ici, mais il va falloir que l’un de vous lâche le morceau, non ?Je me crispe aussitôt. Tant que nous sommes les seuls à savoir, je peux encore me persuader que c’est un cauchemar, que rien de tout cela n’est vrai, que la vie va pouvoir continuer comme si de rien n’était. Mais si j’énonce cette histoire à haute voix, si je leur dis tout, cela en fera une vérité alors incontournable. Je regarde celui qui aurait pu être mon mari trois semaines plus tard, et lui demande :- Tu veux que ce soit moi qui leur dise ?

- Oui, dit-il seulement.Je prends une inspiration et parviens à articuler :- Le mariage est annulé.Regards abasourdis, cris, questions dans tous les sens :- Vous vous êtes disputés ?- Marion, qu’est-ce que ça veut dire ?- Ça ne peut pas être si grave ?- Quoi qu’il se passe, c’est réparable, j’en suis certaine, dit Amandine paniquée.Les autres se mettent à approuver tous en même temps.- STOP ! , hurle Alex. Laissez-la parler.Le silence se fait aussitôt. Je crois qu’ils n’ont jamais vu Alex dans cet état, pas même sa propre soeur.Je poursuis :- Vous vous doutez bien qu’il ne s’agit d’une banale dispute et que c’est plus compliqué que ça.

J’ai rencontré Alex un an après le décès de ma mère. J’avais huit ans à la mort de mon père, et depuis, elle et moi étions très fusionnelles. Sa disparition m’a laissée inconsolable. Alex n’a plus ses parents lui non plus. C’est notre solitude qui nous a tout naturellement rapprochés au début. Nous sommes sortis très rapidement ensemble, et j’ai emménagé chez lui. Nous aimions les mêmes sports, le même type de sortie, nos amis avaient beaucoup de points communs, nos blagues ne faisaient rire que nous, notre vision du monde était identique. Bien sûr, comme tout le monde, nous avons vite compris que la réalité allait diverger quelque peu de l’histoire d’amour parfaite digne des romans d’Harlequin, que nous avions envisagée au départ. Bien sûr des disputes, le plus souvent pour des broutilles, éclataient entre nous. Mais dans l’ensemble, notre couple était solide, et il était fait pour durer. Enfin, c’est ce que je croyais.- Alors que se passe-t-il ? demande à nouveau Lilia.Alex n’ayant toujours pas bougé, je comprends, qu’il ne m’aidera pas et que je serais seule pour leur raconter :- Pour tenter de ne rien oublier, je vais remonter un peu en arrière.

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Avant de commencer les travaux dans la maison, j’ai mis toutes les affaires de ma mère en cartons, au grenier, pour pouvoir les trier au calme, plus tard.En effet, après la mort de ma mère, j’avais été incapable de me débarrasser de ses affaires, de ranger ou de déplacer quoi que ce soit dans la maison, et encore moins de la vendre bien entendu. Lorsque nous avons décidé d’avoir un vrai chez nous, avec de quoi abriter une famille, Alex m’avait très vite proposé de réhabiliter ma maison d’enfance et d’en faire notre foyer. Je suis plutôt fière de ce que nous en avons fait, même si tous ces travaux me semblent aujourd’hui parfaitement inutiles.- Après le déménagement donc, il me restait encore le grenier à ranger et c’est un travail que je devais faire seule. Il y avait de quoi se décourager, croyez-moi ! J’avais fait des piles de livres, de dossiers, de babioles et d’affaires en tous genres, des tas de boîtes, de cartons et de tant d’autres vieilleries. Au bout d’une semaine, j’étais plutôt contente de mon travail. J’avais trié tous les papiers, les vêtements et la vaisselle, de vieux jouets à moi qu’elle avait gardés en espérant que ses petits-enfants pourraient en profiter. J’en avais nettoyé certains, rafistolé d’autres et donné les derniers. Je commençais à y voir plus clair. Et puis un jour, je suis tombée sur une vieille boite en bois. À l’intérieur, il y avait des dizaines de lettres. Le plus bizarre, c’est qu’elles étaient toutes au nom de ma mère, mais avec une adresse de boîte postale. Et sur chacune d’elles, l’adresse était indéniablement écrite de la même main, mais qui n’était pas celle de mon père. Si elle avait caché ces lettres, c’est qu’il devait y avoir une bonne raison. Alors, après une longue hésitation, j’ai décidé de jeter toute cette correspondance. J’en ai parlé à Alex le soir-même et il a aussitôt approuvé. Je n’avais pas l’intention de fouiller dans les secrets de ma mère, quels qu’ils soient. C’est Amandine qui intervient à nouveau :- Mais tu les as lues, n’est-ce pas ?Je souris :- Tu me connais par coeur, n’est-ce pas ! C’est vrai, je n’ai pas pu résister. Je n’ai pas pu les jeter sans savoir si ce qu’elle me cachait était important ou pas. Mais j’ai vite compris que je n’aurais jamais dû. Ma mère avait eu un amant.- Ta mère ? dit Lucie. Ça paraît totalement improbable !- C’est exactement ce que je me suis dit, poursuis-je. Et pourtant, il n’y avait aucun doute à avoir. C’était un commercial, de passage

dans le coin. Ils s’étaient rencontrés dans une librairie. D’après ce que j’ai compris, le coup de foudre a été immédiat. Le soir même, ils couchaient ensemble. Je vous passe les détails.- En même temps, dit Lilia, ton père est mort il y a longtemps, et il fallait bien qu’elle retrouve une vie sentimentale, non ?Je grimace douloureusement et dis :- Sauf que cette relation a commencé trois ans avant ma naissance... et qu’elle s’est poursuivie après.- Je comprends, me dit Fred d’une voix douce, mais, sans vouloir minimiser les faits, quel rapport avec votre mariage ?- J’y arrive. Je vous ai dit qu’il fallait que je remonte assez loin dans l’histoire pour que vous puissiez comprendre, et pour le moment, vous n’avez pas assez d’éléments pour le faire. J’y arrive. Donc ma mère a un amant. Il est marié lui aussi. Ils se voient dès qu’il est de passage dans le coin. Vu les horaires de travail de mon père, ils n’ont pas de mal à garder une relation régulière. Ils s’écrivent également très souvent. J’ai retrouvé parfois jusqu’à trois lettres par semaine. Ils ont ouvert chacun de leur côté une boîte postale afin de ne pas éveiller les soupçons. J’ai bien pensé à tout arrêter et à jeter toutes ces lettres, mais impossible, je devais savoir. Leur complicité était incroyable et ils avaient l’air de tenir tellement l’un à l’autre. Et puis d’un coup, la colère m’a submergée. Qui était cette femme en qui j’avais tant confiance ? Qui est cette mère à qui j’avais toujours tout raconté, qui connaissait chaque parcelle de ma vie alors que visiblement, je ne savais rien de la sienne ? Et mon père dans tout ça ? L’avait-elle aimé ne serait-ce qu’un minimum? Et moi, étais-je issue d’une histoire d’amour ou de convenance ? Elle m’avait trahie, trompée, menti. Alors j’ai tout remis dans la boîte et j’ai replacé le tout au fond d’une armoire au grenier, pour ne plus y penser. Mais ensuite, sans que je m’en aperçoive, je me suis mise à douter de tout, et principalement d’Alex. Je me suis dit que si ma mère avait réussi à nous duper aussi longtemps et aussi facilement, mon père et moi, pourquoi Alex ne ferait-il pas la même chose ? Alors je me suis mise à fouiller partout : ses poches, son téléphone, ses relevés de carte, je le harcelais de questions, de textos, je devenais méfiante de tout ce qu’il me disait. Il ne pouvait plus faire un pas hors de cette maison sans que je ne m’affole. C’était devenu invivable, et pour lui, et pour moi. Un soir, nous avons eu une dispute terrible, assiettes cassées vous vous en doutez et j’en passe. Et il a fait ses

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valises. Il n’a, heureusement pour moi, pas pu franchir la porte d’entrée. Jusqu’à présent, je n’avais parlé de rien et à personne. Ce soir-là, je lui ai tout raconté. Il m’a conseillé de finir de lire leur correspondance, pour tenter de savoir, de comprendre, pour enfin pouvoir pardonner. Il avait raison, j’étais rongée par les questions et l’incertitude. J’ai donc ressorti les lettres et j’ai poursuivi ma lecture. J’ai vite compris que chacun de leur côté, ils aimaient leur conjoint et ne voulaient en aucun cas se séparer d’eux. Il avait l’air ravi d’apprendre d’ailleurs qu’elle était enceinte, et trois mois plus tard, il lui annonçait qu’il allait, à son tour, être père. J’étais en quelque sorte rassurée. L’homme qu’elle aimait en secret avait du respect pour son couple, pour mon père et donc pour moi. Il m’avait vue une seule fois et il était tombé amoureux de ma petite fossette juste au coin de la lèvre, la même que ma mère. C’était très étrange de presque accepter cette relation.

Le soleil emplit maintenant largement la cuisine, mais sa chaleur ne parvient pas à me réchauffer. Je prends le temps de boire une gorgée de café et de reprendre mon souffle avant de poursuivre :- Ils ne parlaient jamais de leur vie de couple, de leurs enfants. Ils se parlaient comme s’il n’y avait pas d’obstacle à leur relation. Leur autre vie appartenait à un autre monde. Pourtant, cela ne l’empêchait pas d’avoir été un soutien sans faille pour ma mère lorsque mon père a eu son cancer et que la maladie le rongeait. Il lui donnait de la force, de l’énergie pour se battre avec lui. Ils se voyaient de moins en moins mais leurs courriers étaient toujours brûlants de passion. À la mort de mon père, il était encore présent, à ses côtés, l’aidant du mieux qu’il pouvait à faire son deuil. Le tas de lettres diminuait très vite, et pourtant j’avais calculé que je n’avais encore que neuf ans environ. J’attendais donc de lire une rupture imminente. Ils s’étaient revus quelques fois, et leur amour restait intact. Ils avaient toujours des tas de choses à se raconter, ils étaient curieux de tout, et intarissables. Et d’un coup, il ne restait plus qu’une lettre, celle-ci étant écrite de la main de ma mère. Elle était accompagnée d’un avis de décès.À ce moment-là, ma voix se brise. Je la connais par coeur, et sachant ce qu’elle contient et les conséquences qu’elle a, je ne peux aller plus loin dans cette histoire. Je tends cette ultime lettre à Lucie pour qu’elle lise à haute voix.

- Tu es sûre ? me demande-t-elle.Je ne peux que hocher la tête. Elle se lance :

« Mon amour,Je n’ai appris ton décès qu’aujourd’hui. Je ne comprenais pas ton silence soudain. J’ai senti que quelque chose n’allait pas. Je savais que, quoi qu’il se passe dans ta vie, tu ne m’aurais jamais laissée tomber comme ça, sans prévenir.Perdre le premier homme de ma vie a déjà été une épreuve terrible et très difficile à surmonter, mais te perdre toi va m’être intolérable. Heureusement que Marion est à mes côtés. Sinon, je ne sais pas de quel genre de geste j’aurais été capable et je n’ose d’ailleurs pas y penser.Il me faut t’écrire cette dernière lettre, achever notre corres-pondance, et te dire ce que je n’ai jamais pu te dire du temps de ton vivant.Marion est ta fille.Ô, mon amour, pardonne-moi. Je t’ai menti. Je t’ai donné une date de conception avec trois semaines de décalage pour que tu n’aies aucun doute sur une paternité possible. Mon mari avait enfin atteint un stade de rémission et je ne voulais pas le perdre. Et puis tu m’as annoncé que tu allais être père à ton tour, et tu avais l’air tellement heureux. Je me suis dit que le destin avait fait les choses telles qu’elles devaient être. Et puis ton deuxième enfant est arrivé. La vie avait l’air de te convenir telle qu’elle était. Quelques années après, notre amour s’était même renforcé avec les années, et j’étais toujours tourmentée par cette question à savoir si je devais tout quitter pour partir vivre avec toi. J’ai à nouveau pensé tout t’avouer. Ce secret était si difficile à garder et te mentir m’était intolérable. Mais, nouveau coup du destin, le cancer de mon mari a récidivé, et il est décédé après deux ans de combat acharné.Je ne parvins pas à te dire la vérité. Tu allais croire que c’était pour combler le vide de ma vie, que je te prenais en traître, que je venais juste ruiner ton mariage. En même temps, une petite voix me disait que je devais en finir avec les mensonges, que tu avais le droit de savoir, et que Marion devait connaître la vérité elle aussi. J’étais totalement perdue et je ne savais plus quoi faire. Nous avions toujours été francs l’un envers l’autre, mais c’était

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29e Edition Concours de nouvellesde la Ville de Mably

Règlement et bulletin d’inscription disponibles fin avril 2018

en Mairie ( 04 77 44 80 97 ou sur le site : www.ville-mably.fr

Supplément mably Info n° 140 - JanvIer 2018Directeur de publication : Jean-Jacques Ladet

Conception maquette : Service Communication Ville de MablyImpression : Imprimerie Decombat

tellement difficile à dire.Bien sûr quand enfin, je suis parvenue à rassembler mon courage, quand enfin je me suis sentie prête, quitte à te perdre, pourvu que tu saches, il est arrivé ce que tu sais. Plus de lettre, plus de nouvelle. J’ai cherché et j’ai trouvé cet avis de décès. Mon coeur s’est brisé. Jamais plus je ne pourrais aimer. Tu as été mon âme soeur, mon guide, mes cinq sens à la fois. Mais j’ai compris aussi que, à part à toi mon amour dans cette toute dernière lettre, jamais cette vérité ne serait dite, pas même à Marion.Je t’aime comme jamais je n’ai aimé personne.Isabelle, la femme de ta deuxième vie, la mère de ton premier enfant. »

Alex, qui n’avait pas bougé jusqu’à présent, se tourne vers nous. Il a une mine terrifiante. Il tend à sa soeur le morceau de papier qu’il tenait dans sa main depuis leur arrivée, l’avis de décès qui était joint à la lettre. Elle l’examine un moment avant de dire :- Mais, c’est l’avis de décès de papa. Elle me regarde sans trop comprendre :- Mais alors... tu es... ma... demi-soeur D’un coup, horrifiée, elle se tourne vers Alex : - Mais ça veut dire qu’Alex est ton...

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