L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth · 2018-02-20 · achtbaerheyt » (1622)...

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ Une iconographie du luth Equivoque VI : le luth corps Résumé : L’instrument de musique est un corps. Les formes du luth ont inspiré les images de l’équivoque. Logiquement, c’est dans le spectacle de carnaval ou dans les mascarades que le luth va servir de costume. Depuis le Moyen-âge, la tradition grotesque mobilise les bouffons, les musiciens et des membres de la cour. Les déguisements fantasques étaient le fruit de l’imagination des peintres, des couturiers et des décorateurs qui participaient à l’élaboration du spectacle. Abstract : The musical instrument is a body. The shape of the lute inspired the pictures of ambiguity. The lute was a costume in the carnival feast or in the masquerade. Since the Middle Ages, the grotesque tradition mobilized the jesters, the musicians and the members of the court. The fancy dresses were the fruit of the imagination of the painters, the dressmakers and the decorators who participated at this entertainment. Plan : I. Les Songes drôlatiques II. La tradition des grotesques III. Le luth, costume des mascarades IV. Les habits des métiers

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L'INSTRUMENT DE LA VOLUPTÉ

Une iconographie du luth

Equivoque VI : le luth corps Résumé : L’instrument de musique est un corps. Les formes du luth ont inspiré les images de l’équivoque. Logiquement, c’est dans le spectacle de carnaval ou dans les mascarades que le luth va servir de costume. Depuis le Moyen-âge, la tradition grotesque mobilise les bouffons, les musiciens et des membres de la cour. Les déguisements fantasques étaient le fruit de l’imagination des peintres, des couturiers et des décorateurs qui participaient à l’élaboration du spectacle. Abstract : The musical instrument is a body. The shape of the lute inspired the pictures of ambiguity. The lute was a costume in the carnival feast or in the masquerade. Since the Middle Ages, the grotesque tradition mobilized the jesters, the musicians and the members of the court. The fancy dresses were the fruit of the imagination of the painters, the dressmakers and the decorators who participated at this entertainment. Plan :

I. Les Songes drôlatiques II. La tradition des grotesques

III. Le luth, costume des mascarades IV. Les habits des métiers

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Le luth comme costume et la tradition grotesque

De Dante à Burchiello, de Villon à Papillon, les formes allusives du luth ont inspiré les images de l’équivoque. Logiquement, c’est encore dans le spectacle de carnaval ou dans les mascarades de cour que le luth va servir de costume. Depuis le Moyen-âge, le spectacle de cour a une tradition grotesque dont témoigne le bal des ardents. Il réclamait la participation des bouffons, des musiciens et des membres de la cour. Les déguisements fantasques, qui occasionnaient souvent des dépenses somptuaires, étaient le fruit de l’imagination des peintres, des couturiers et des décorateurs qui participaient à l’élaboration du spectacle. Quand il fait paraître, en 1565, les 120 gravures des Songes drôlatiques de Pantagruel, l’éditeur, Richard Breton1 (1524-1571), avertissait le lecteur « que plusieurs bons esprits y pourront tirer des inventions tant pour faire crotestes, que pour establir mascarades ». Le nom de Rabelais était convoqué pour prévenir le lecteur du caractère burlesque des personnages.

Les songes drôlatiques, Desprez, 1565 (copié au XIXe)

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Le personnage de la gravure XCVI a un corps de luth, comme l’hydropique de Dante2. Il est chaussé de poulaines comme dans les caricatures (1521), données à Hans Weiditz3 (1495-1537), d’une inspiration très voisine de celle des Songes. Il est encore coiffé d’une toque ornée de deux antennes d’insecte comme le Priape barbu qui naît de la touffe de graminées (comme une signature de des prés) et qui se sert d’une des branches pour frotter les cordes du luth, comme avec un archet. Le commentateur du XIXe rapprochait judicieusement ce Priape avec les multiples phallus en évidence des caricatures même si la mode des braguettes proéminentes était passée. Le luth, que le jeune Gargantua avait appris à jouer au milieu d’une impressionnante liste d’instruments, lui servait de ventre : « Le Priape qui est derrière lui et qui a l’air de tenir l’archet, annonce quel étoit le luth dont jouait le jeune prince ». Les dessins des Songes, maintenant attribués à François Despres, avec qui Breton avait publié le Recueil de la diversité des habits4 (1562) empruntaient à la tradition nordique des drôleries de Bosch et du Breughel des péchés capitaux gravés par Peter van der Heyden pour Hieronymus Cock. Le luth avait été, pour l’un comme pour l’autre, un motif de la dérision carnavalesque. François Despres, boursier, c’est à dire brodeur ou couturier, fournissait un catalogue de figures loufoques pour les décorations des grotesques. Les gravures étaient d’ailleurs données sans aucun commentaire, comme simple planches de motifs décoratifs même si une édition germanique plus tardive les transforme en illustrations de livres d’emblèmes en rajoutant un commentaire moralisant : La musique est légitime à condition d’être modérée.

Antonia Giovanni da Brescia, c. 1515

Au vrai, l’esthétique de l’image, avec ses fines aigrettes, ses volutes ornementales, ses personnages hybrides, emprunte autant aux recueils de grotesques parus en Flandre5 ou à Paris6. La redécouverte, à la fin du XVe des fresques de la Domus aurea de Néron avait suscité l’engouement des peintres pour un genre de décoration qui a caractérisé le maniérisme. Parmi les arabesques et les festons, des satyres et des chimères peuplaient l’apparente anarchie de ces grottesques, devenues des grotesques. Les graveurs italiens

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comme Niccolo da Modena ou Antonio Giovanni da Brescia en avait fait des motifs pour les orfèvres et les armuriers. Il n’était pas rare de trouver, noyée dans les rinceaux, une joueuse de luth comme dans un modèle de manche de poignard de Daniel Hopfer (1515-1520) ou plus près des Songes, dans le char de triomphe gravé par Cornelis Bos en 1550, rappelant celui de Maximilien7. Situé entre les figures de Bosch et les comédiens priapiques de Callot, le personnage des Songes appartient pleinement à la tradition du travestissement carnavalesque. Le luth sert encore de costume dans les ballets burlesques dont la tradition ne s’est pas perdue sous Louis XIII et encore sous Louis XIV.

Dessin et aquarelle, Atelier de Daniel Rabel, V&A museum

Ballet des fées de la forêt St Germain En 1625, le grand ordonnateur des ballets du roi, le duc de Nemours8 fournit le sujet des mascarades bouffonnes aux musiciens, poètes et costumiers avec le ballet des fées de la forêt St Germain. Le récit de la Musique, avec son luth à la main, est déjà un déguisement dessiné par Rabel. Le rôle est tenu par Marais, danseur, mime et chanteur. Il apparaît dans de nombreuses anecdotes bouffonnes9. Malherbe le décrit grimé en berger qui menait un homme dans un costume de chien, dans un ballet dansé en février 1613 : « avec des bouffonneries si agréables que je croy que jamais je ne vis rire personne comme je vis rire la reyne10. » Il chante l’air d’Antoine Boesset « Un concert bien mélodieux n’est pas ce que j’ayme le mieux11. » Le récit annonce l’entrée de Guillemine la Quinteuse, fée de la musique « qui préside sur les accords et les consonances ». La troisième entrée est celle d’une grande « crotesque », c’est-à-dire un grand mannequin d’osier qui représente la Musique et dont la tête atteint les chandeliers. Sur son vertugadin sont suspendus des

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luths qui pendent accrochés à la taille. Une vielle lui sert de coiffe et elle tient une baguette pour battre la mesure. Elle est chaussée de lunettes pour lire la musique. Sous ses jupons se cachaient les musiciens qui s’emparent des luths et dansent un ballet « au doux chant de leurs voix et de leurs luths ». C’est un autre air de Boesset « Amour ravy de vos traits… ». La fée de la musique danse un ballet avec les musiciens de campagne fatigués d'avoir chassé le Cerf parmi les ronces et les épines, qui font un ballet en sonnant du cor puis introduit le ballet des chaconistes espagnols dont le roi fait partie.

Les fées des forest de S. Germain, ont l’une presidoit à la musique, une autre au jeu, la troisième à la Folie, la quatriesme aux combats & la dernière à la Dance, chacune d’elles faisant voir des entrées selon son humeur… Mais pour parler seulement de la première sous la puissance de Guillemine la Quinteuse dancée par Chalais, … il y eut une machine représentant la musique en gros sous la figure d’une grande femme, ayant plusieurs luths pendus autour d’un vertugadin, d’où ils furent décrochez par certains musiciens fantasques qui sortirent de sous les juppes ; et comme ils en faisoient un concert, la grande femme, dont la teste s’élevoit jusques aux chandeliers qui descendoient du plat fons de la salle, battoit la mesure12.

Le coût exorbitant des dépenses de ce ballet avait dû passer essentiellement dans la confection des costumes. Souvent les comptes-rendus des ballets qui sont imprimés pour en assurer la réputation, insistent, comme les livres de fêtes sur le luxe et l’invention des costumes, résumant le succès de la représentation à la presse des spectateurs et au déploiement de la pompe. Les comptes des dépenses de cette entrée se sont conservés :

Quinze aunes de taffetas pour faire une grande robe à un grand colosse en forme de femme représentant la musique, 45 livres. Dix aunes de satin bleu pour faire une robe de femme à Guillemine la Quinteuse, 55 livres tournois. Quarante-huict aunes de taffetas bleu pour faire douze juppes à douze musiciens de la campagne, 124 livres tournois.

Henry de Gissey, costumes pour les Feste de Bacchus, 1651, BnF En 1610, deux grotesques étaient déjà déguisées en viole13. Encore en 1651 pour le ballet des festes de Bacchus, les formes singulières du luth habillent les violonistes burlesques. La musique

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des airs était celle des luthistes François de Chancy14 et Louis de Mollier. Dans son livre d’air de cour, pourtant dédié à la régente Anne d’Autriche, Chancy ne peut pas s’empêcher, pour justifier l’écriture de l’air avec la basse continue, de glisser une plaisanterie :

Quelqu'un me pourroit objecter qu'une Musique feroit bien nuë ou l'on entendroit que deux parties : mais je luy respondray que si la chose est agréable à deux, il vaut bien mieux la laisser toute nuë que de la couvrir d'un mauvais vestement.

Il est vrai qu’il avait fait paraître ses Livres d’Equivoques, des recueils d’airs à boire. Les dessins sont attribués à Henri de Gissey (1621-1673). Dessinateur de la Chambre et du cabinet de Roi et des menus Plaisirs du Roi, en 1662 il était chargé du carrousel pour la naissance du dauphin.

C’est dans cette tradition du costume des ballets burlesques qu’il faut chercher l’origine des habits des métiers qui s’impriment à l’aube du XVIIIe siècle. Dans une première gravure de Jacques Le Pautre (1655-1684) sur un dessin de Jean Bérain père (1640-1711), le luth n’est plus qu’un élément (les cuisses) dans l’accumulation des instruments de cet étrange colporteur. Le motif est repris par Nicolas II de Larmessin (1632-1694) et gravé par Valckenborg deux décades plus tard.

René Vayssières

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Habit de musicien, Cabinet des estampes (1721) Habit de musicien, dessin de Jean Berain, gravé par Jacob le Pautre (c.1680) Habit de musicien, costumes grotesques, dessin de Nicolas de Larmessin, Gravé par Valckenborgh (c 1700) 1 Breton avait fait paraître en 1559 les Odes d’Anacréon mises en musique par le luthiste Richard renvoisy, reprise par Adrian Leroy avec les caractères de Philippe Danfrie. 2 Le dessin est repris dans le frontispice d’un ouvrage de Jacob Cats Tooneel van de mannelicke achtbaerheyt » (1622) préfacé par Jan Pieters van de Venne. 3 Voyez le couple luth et harpe qui illustre le de officiis de Cicéron. 4 Où l’on trouve la lyonnoise au luth. 5 Veelderley Veranderinghe (1556), Johannes van Doetecum (1557) d’après Cornelis Floris ; Grottesco in diversche manieren (1565) de Hans Vredeman de Vries 6 Les petites grotesques (1562) de Jacques Androuet du Cerceau, les séries de Léonard Thyry gravées par Boyvin ou Pierre Milan. 7 Voyez encore les musiciens de Lucas Kilian (1607), Newes gradesca Büchlein ou le petit ange de Laurens Jansz Micker (1610) (British museum) 8 Henri Ier de Savoie-Nemours (1572-1632), marquis de st Sorlin, marié en 1618 avec Anne de Lorraine duchesse d’Aumale (1600-1638) a composé entre autres : le ballet de la douairière de Billebahaut, 1626 ou le ballet des goutteux (1630) 9 Tallemant le traite de « bouffon du roi » à cause d’une saillie à Louis XIII, imitant l’accent gascon du duc d’Epernon, ou conseillant un costume burlesque à Moulinié pour retrouver les grâces du roi. 10 Lettres à Peiresc 13 16 et 27 janvier 1613 11 Recueils d'Airs de cour à 4 & 5 parties et les Airs de cour avec la tablature de luth d'Antoine Boesset (Ballard, 1626). 12 Dans les Mémoires de l’abbé de Marolles, (1656) 13 Ballet de monseigneur le duc de Vendôme le 17 et 18 janvier 1610 « entrée de deux grandes violles & deux moulins à vent en crotesque » ; « les deux premiers étoient Sesy et Jouy, qui étoient en forme de basses de violes, lettre de Malherbe à Peiresc (6 février 1610). 14 Le luthiste et compositeur François de Chancy (1600-1656), maître de la musique de Richelieu (1631), maître de la musique de chambre (1635) et de la chapelle (1649) ; il a laissé quelques tablatures dans ses livres d’airs de cour. Il a publié une tablature de Mandore en 1629, des pièces de luth (dont deux dans Mersenne), des airs de cour et des airs à boire. Il a laissé la musique de plusieurs ballets (1641, 1648, 1651)