Les grands aventuriers à travers le monde : les robinsons de la Guyane. Partie 1

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LES GRANDS AVENTURIERS A TRAVERS LE MONDE LES ROBINSONS DE LA GUYANE

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Auteur : L. Boussenard Partie 1 d'un ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane

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  • L E S G R A N D S

    A V E N T U R I E R S A T R A V E R S LE M O N D E

    LES ROBINSONS DE LA G U Y A N E

  • P A R I S . I M P R I M E R I E L A R O U S S E

    1 9 , R U E M O N T P A R N A S S E

  • LOUIS B O U S S E N A R D

    L E S

    ROBINSONS DE LA GUYANE

    P A R I S E . G I R A R D E T A . B O I T T E

    4 2 , R U E D E L ' C H I Q U I E R , 42

    LES G R A N D S

    A V E N T U R I E R S A T R A V E R S LE M O N D E

    Tous droits rservs.

  • L E S

    C H A P I T R E P R E M I E R

    Un orage sous l'quateur. L'appel des forats. Trop de zle 1 Aux armes! L'va-sion. Les Meurt-de-faim . Les chasseurs d'hommes. Il y a fagot et fagot. -Entre chiens. La fort vierge la nuit. La proie et l'ombre. Tigre mouchet et tigre blanc. Mauvais coup de fusil, mais superbe coup de sabre. Vengeance d'un noble cur. Le pardon. Libre 1...

    Les arbres gants de la fort quatoriale se tordaient sous la rafale. Le ton-nerre grondait furieusement. Les clats de la foudre, simultanment sonores ou touffs, brefs ou prolongs, secs ou crpitants, bizarres parfois, terribles toujours, semblaient se confondre en une seule et interminable dtonation.

    Du Nord au Sud, de l'Est l'Ouest, s'talait, perte de vue, au ras des cimes une immense nue noirtre, borde d'une sinistre bande cuivre. Des clairs

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    aveuglants, affectant toutes les formes et toutes les couleurs, mls dans une colossale fulguration, s'en chappaient comme d'un cratre renvers.

    De ces vapeurs trop lourdes qu'un implacable soleil avait fait surgir d'inson-dables marais et de solitudes inexplores, roulaient de vritables trombes. Ce que nous nommons en Europe des gouttes de pluie, semblait de larges coules de mtal en fusion, travers lesquelles se rfltaient trangement les clairs.

    Les feuilles tombaient, haches comme par un ouragan de grle, mieux encore, comme par des millions de jets de pompes vapeur.

    De temps en temps, un acajou norme, l'orgueil de la fort vierge, s'abat-tait lourdement ; une bne verte, au tronc lev de plus de quarante mtres aussi dur que le fer, voltigeait comme une paille ; un cdre sculaire, que quatre hommes n'eussent pu entourer de leurs bras, clatait, ainsi qu'une planchette de sapin, un simarouba, un boco, ou un anglique, dont les cmes trouaient la nue, roulaient, fracasss les premiers.

    Ces gants, relis ensemble par d'inextricables lianes, et dont les matresses branches disparaissaient sous des orchides, des bromliaces ou des arodes en pleine floraison, oscillaient, puis s'croulaient sous la mme pousse. Des milliers de ptales rouges coulaient travers les herbes : on eut dit des gouttes de sang arraches aux flancs des colosses foudroys.

    Les animaux affols, se taisaient. Seule, mugissait la grande voix de l'ou-ragan, qui atteignait alors une invraisemblable intensit.

    Cette formidable symphonie de la nature, qu'on eut dit orchestre par le gnie des temptes, et excute par un chur de Titans, remplissait l'immense valle du Maroni, le grand fleuve de la Guyane franaise.

    La nuit s'tait faite tout coup, avec cette rapidit particulire aux zones quatoriales que le soleil claire sans aurore, et d'o il disparat sans cr-puscule.

    Quiconque n'et pas t familiaris de longue date avec ces terribles convul-sions, ft rest passablement tonn, la vue d'une centaine d'hommes de tout ge, et de nationalits diffrentes, qui, debout, rangs sur quatre files, se tenaient sous un vaste hangar, silencieux, impassibles, le chapeau la main,

    La toiture, en feuilles de wae , semblait chaque instant prs de s'en-voler. Les poteaux en grignon tremblaient dans leurs alvoles, les quatre falots, accrochs aux quatre angles paraissaient au moment de s'teindre.

    La physionomie des inconnus, Arabes, Indiens, Noirs ou Europens, con-lervait quand mme cette impression de morne impassibilit.

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    Tous taient pieds nus, vtus d'un pantalon et d'une blouse de toile grise au dos de laquelle se voyaient deux grandes lettres noires spares par une ancre, C.P.

    A travers les quatre files, circulait lentement un homme de taille moyenne, aux paules dmesurment larges, la figure brutale, que coupait une grosse moustache brune, aux longues pointes cosmtiques. Des yeux gris-bleu, sans regard, ou plutt qui voyaient sans regarder, donnaient cette physionomie une inquitante expression de ruse et de duplicit.

    L'homme, vtu d'une vareuse de drap gros-bleu, au collet rabattu, entour d'un galon d'argent, portait sur chacune de ses manches, deux galons gale-ment en argent. Un sabre-briquet, dans le ceinturon duquel tait pass un pis-tolet d'aron, lui battait les mollets. Il tenait enfin la main un solide gourdin avec lequel il excutait de temps autre, d'un air satisfait, un moulinet, dont la correction indiquait une science approfondie de l'art du btonniste.

    Il inventoriait, de la cime la base, tout en s'ventant avec la visire de son kpi, de la mme toffe que la vareuse, chacun des hommes qui rpon-dait l'appel de son nom.

    Cet appel tait fait par un homme vtu du mme uniforme, qui se tenait en avant du premier rang, et dont le physique formait avec celui de son com-pagnon un contraste frappant.

    Ce dernier, grand, mince, bien bti pourtant, tait porteur d'une physio-nomie tout d'abord sympathique. Dtail particulier : il n'avait pas de bton Il portait un petit carnet sur lequel taient inscrits des noms.

    Il appelait haute voix, et s'interrompait souvent, tant tait assourdissant, le bruit de la tempte.

    Abdallah !... Prsent !... Mingra samy !... Prsent !... rpondit d'une voix rauque un Hindou, qui grelottait, en dpit

    de la temprature suffocante. Encore un qui a la danse de Saint-Guy... grommela l 'homme aux mous-

    taches cires... a prtend avoir la fivre. Attends un peu.. . mon drle.. . Je vais te faire danser avec mon ventail bourrique !

    Simonin !... Prsent! . . . articula faiblement un Europen la face livide, aux joues

    creuses, et qui pouvait peine se tenir debout. Mais rponds donc plus haut. . . animal

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    Et le bruit sourd d'un coup de bton rsonna sur les paules du pauvre diable, qui plia et poussa un hurlement de douleur.

    L !... Je savais bien que la voix lui reviendrait... Le voil qui chante maintenant comme un singe rouge.

    Romulus !... Prsent !... cria d'une voix de stentor un ngre d'une taille colossale

    en montrant une double range de dents dont un crocodile et t jaloux. Robin !... Pas de rponse. Robin !..., rpta celui qui faisait l'appel. Mais rponds donc !... canaille, hurla le porteur du bton. Rien. Un vague murmure circula sur les quatre rangs. Silence !... tas de chiens... Le premier qui abandonne sa place ou qui

    dit un mot, je lui brle la g , termina-t-il en armant son pistolet. Il y eut quelques secondes d'accalmie pendant lesquelles le tonnerre se tut. Aux armes !... Aux armes !... cria-t-on dans le lointain. Puis un coup de feu... Mille millions de tonnerre !... nous sommes dans de jolis draps. Voil

    bien sr Robin vad et c'est un politique ! Que je crve l'instant, si je ne tire pas du coup mes trois mois de clou.

    Le dport Robin fut port manquant, et l'appel se termina sans autre incident.

    Nous disons dport et non transport ; la premire de ces deux appellations tant rserve aux hommes accuss de dlit politique, la seconde servant dsigner les criminels de droit commun. C'est, en somme, l'unique et plato-nique diffrence tablie entre eux par ceux qui les ont expdis dans cet enfer et ceux qui les gardent. Travaux identiques, nourriture, vtements et rgime analogues. Les dports et les transports, confondus dans une horrible promiscuit, reoivent avec une gale surabondance jusqu'aux coups de trique du garde-chiourme Benot, lequel n'a on a pu le constater de Benot que le nom.

    Nous sommes, avons-nous dit, en Guyane franaise, sur la rive droite du Maroni qui spare notre colonie de la Guyane hollandaise.

    La colonie pnitentiaire o se passe prsentement fvrier 185., le pro-logue du drame auquel nous allons assister, se nomme Saint-Laurent. Elle est de fondation toute rcente. C'est une succursale de celle de Cayenne. Les forats, encore peu nombreux, ne sont gure que cinq cents. Le lieu est mal-

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    sain, les fivres paludennes y sont frquentes, et les travaux de dfrichement crasants.

    Le surveillant Benoit c'est le nom qu'on donne maintenant aux anciens garde-chiourme des bagnes europens accompagna sa brigade au caserne-ment. Il avait l'oreille basse, le digne argousin, et la face dconfite d'un renard pris au pige. Son gourdin n'voluait plus au bout de son poignet robuste. Les pointes de ses moustaches pendaient tristement sous l'averse, et la visire de son kpi n'avait plus cette conqurante inclinaison quarante cinq degrs.

    C'est que l'vad tait un politique , un homme de haute intelligence, d'nergie et d'action. Sa fuite devait tre dsastreuse pour le gardien auquel la sollicitude du gouvernement l'avait confi.

    Ah ! s'il et t un vulgaire assassin, ou mme un simple faussaire, Benot s'en fut souci comme d'un verre de tafia.

    Les hommes, ravis de cet incident qui dsesprait leur chef, dissimulaient mal la joie que leurs yeux refltaient en dpit d'eux-mmes. C'tait, d'ailleurs, la seule protestation qu'ils pussent lever contre les actes de brutalit dont ce trop zl serviteur se rendait coupable.

    Ils s'allongrent sur leurs hamacs, tendus entre deux madriers et s'endor-mirent bientt de ce sommeil que procure, dfaut d'une conscience tranquille, un labeur crasant.

    Benot, plus dcontenanc que jamais, s'en alla, sans mme se proccuper de la pluie torrentielle et des hurlements de la foudre, rendre l'appel au com-mandant suprieur du pnitencier.

    Celui-ci, dj mis au courant de la situation par le coup de feu et l'appel aux armes de la sentinelle, prenait avec clmeles mesures qu'il croyait ncessaires pour oprer les recherches.

    Non pas qu'il esprt retrouver le fugitif, mais c'est la rgle. Il comptait bien plutt sur la faim, cet implacable ennemi de tout homme isol dans l'in-terminable fort. En effet, si les vasions taient nombreuses, la famine rame-nait invariablement tous ceux qu'avait entrans le fol espoir de la libert.

    Trop heureux, quand, les entrailles tordues par la faim, ils pouvaient viter la dent des reptiles, la griffe des fauves, ou l'aiguillon souvent mortel des insectes.

    Quand il apprit pourtant le nom de l'vad, le commandant, qui connaissait son nergie et qui avait su apprcier son caractre, sentit diminuer sa con-fiance.

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    I ne reviendra pas, murmura-t-il. C'est un homme perdu. Commandant, dit Benot, esprant qu'un peu de zle dtournerait de sa

    tte la menace d'une juste punition, je vous le ramnerai mort ou vif... Je m'en charge. Il me le faut.

    Mort est de trop.. . , vous m'entendez, riposta schement le comman-dant, homme trs quitable, trs ferme aussi, et qui savait rendre compatibles ses terribles fonctions avec l'humanit.

    J'ai d souvent refrner votre brutalit. J'ai formellement interdit les voies de fait... vous savez ce que je veux dire. Tenez-vous pour une dernire fois averti.

    Tchez de ramener le fugitif, si vous voulez viter le conseil de discipline, et vous en tenir aux huit jours de prison que je vous inflige dater du moment de votre retour.

    Allez 1... Le surveillant salua brusquement et partit en expectorant un? srie de

    jurons faire rougir encore le ciel en feu. Oui, je le ramnerai, la canaille 1... J'tais fou 1... mort ou vif ... Halte-

    l. C'est bel et bien vivant qu'il me le faut. Une balle travers les ctelettes... Allons donc, ce serait trop doux pour une pareille vermine. Je veux le tenir encore sous mon bton... Et, sang Dieu, je veux qu'il y crve !

    Allons, au trot 1

    Le surveillant regagna la case que ses collgues habitaient en commun, empila quelques provisions dans un havre-sac, se munit d'une boussole, d'un sabre d'abatis, passa un fusil de chasse en bandoulire sur son paule et s'apprta partir.

    Il tait peine sept heures du soir. Depuis trois quarts d'heure environ l'va-sion de Robin tait signale.

    Benot, qui tait surveillant chef, commandait le poste; il s'adjoignit trois autres surveillants, qui s'quiprent sans mot dire.

    Voyons, Benot, dit un de ceux qui restaient de garde, celui-l mme qui faisait en mme temps que lui l'appel, tu ne penses pas partir par un tel temps et pareille heure.

    Attends au moins la fin de l'orage. Robin ne peut tre bien loin, et demain...

    Je fais ce qui me plat, riposta-t-il brutalement, je commande seul ici et je ne te demande pas ton avis.

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    Et d'ailleurs, mon animal va essayer de franchir le Maroni, afin de se rfu-gier chez les Arouagues ou les Galibis. Il va suivre la rive. Je vais le pincer avant qu'il ait pu construire un radeau.

    Pardieu ! Je devine son plan. C'est bte comme tout. D'autant plus que j ' a i vu rder avant hier quelques-uns de ces sales Peaux-Rouges prs de l'abatis du Nord...

    Attendez un peu, mes gaillards, vous allez avoir prochainement de mes nouvelles.

    N'est-ce pas, Fagot, que nous allons leur parler du pays. A ce nom de Fagot, un chien barbet, figure hargneuse, aux poils hrisss,

    aux pattes courtaudes, l'il intelligent, sortit en s'tirant de dessous une table grossirement quarrie.

    Fagot signifie forat dans l'argot des bagnes, et Benot avait trouv ing-nieux de donner ce nom au chien, qui partageait, l'endroit des transports, toute l'animadversion de son matre.

    Phnomne assez original et pourtant facilement explicable, les chiens des forats hassent non seulement leurs congnres appartenant des hommes libres, mais ils accueillent ces derniers par des aboiements significatifs.

    Tel est le genre d'ducation que leur donnent leurs matres, telle est aussi l'intelligence de ces animaux de race indienne, aux oreilles droites, au museau pointu, l'il vif, l'odorat infaillible, que le passage d'un blanc ou d'un noir libre, est toujours annonc par eux.

    Rciproquement aussi, les chiens des fonctionnaires ventent le forat d'incroyables distances, et signalent qui de droit sa prsence par des cris vritablement sauvages.

    Bien plus, quand ces chiens de mme race se rencontrent, il ne leur est pas besoin d'un temps bien long pour se reconnatre. Sans aucun de ces prlimi-naires habituels aux reprsentants de l'espce canine, ils se prcipitent l'un sur l'autre, ou plutt, le chien libre attaque l'autre avec furie. Ce dernier, qui s'avanait, la queue basse, en rasant les buissons et les cases, avec l'allure familire son matre, se retourne, une lutte terrible s'engage, et ce n'est pas toujours l'assaillant qui a le dessus.

    Benot, qu'un sjour assez long en Guyane avait familiaris avec le pays, tait devenu un excellent chercheur de pistes. Aid de son compagnon quatre pattes, il et pu rivaliser avec les plus habiles rastradores de la Plata.

    Il emmena Fagot au casernement, dcrocha le hamac du fugitif, le lui fit humer plusieurs reprises en claquant de la langue, comme les chasseurs.

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    Cherche!... Fagot!. . . Cherche!... moi!. . . moi, mon chien! L'animal flaira le tissu, aspira fortement l'air, frtilla de la queue, jappa,

    comme pour dire: J'ai compris... et s'lana au dehors. Fichu temps, et vritable temps d'vasion, grommela un des trois sur-

    veillants, tremp jusqu'aux os par l'averse, avant mme d'avoir fait dix mtres ; du diable si nous allons jamais retrouver notre homme.

    Oui, renchrit un autre, il ne manquerait plus que de mettre le pied sur un serpent grage, ou de nous envaser dans une savane tremblante.

    Avec a, dit le troisime, que son chien pourra sentir l'vad. Il y a beau temps que la pluie a lav toute trace et enlev toute odeur. Robin ne pou-vait vritablement mieux choisir son moment.

    Allons, vous autres, en avant! Vous entendez, il ne s'agit pas de s'amuser la moutarde. Dans un quart d'heure peine, l'orage sera dissip. La lune brillera, on y verra comme en plein jour ; suivons la rive du Maroni , et, au petit bonheur!

    Les quatre hommes, prcds du chien, s'avancrent sans bruit, en file indienne, dans un petit sentier peine fray au milieu des broussailles et qui devait s'tendre assez loin vers le haut du fleuve.

    La chasse l 'homme tait commence.

    Au moment o les forats se rendaient sur deux rangs l'appel, la senti-nelle en faction prs du btiment avait distinctement vu, la lueur d'un clair, un homme quitter les rangs et s'enfuir toutes jambes.

    Il n'y avait pas d'erreur possible. Le fugitif portait la lugubre livre du bagne. Le soldat n'hsita pas. Les ordres taient formels. Il arma prcipitamment son fusil, et fit feu sans avoir mme cri : Qui-vive?...

    En dpit des fulgurations dont le flamboiement continu lui permettait de voir distinctement, il manqua son homme le plus naturellement du monde.

    Celui-ci entendit siffler la balle, dtala de plus belle et s'enfona dans les broussailles. Il disparut au moment o les soldats du poste accouraient en armes.

    Sans se proccuper en aucune faon de la pluie, du vent et de la foudre, il s'avana en plein bois avec l'assurance d'un homme auquel sont familiers les moindres accidents de terrain. Il s'orienta la lueur des clairs, obliqua sur la gauche, en tournant le dos au pnitencier, et en laissant par consquent le fleuve sa droite.

    Il suivait une imperceptible trace, prcdemment ouverte dans l'paisse

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    Tout en avanant, avec d'infinies prcautions. (Pajre 13.)

    muraille de verdure. Aprs une demi-heure de marche prcipite, il arriva une vaste clairire jonche d'arbres renverss par la main de l'homme, et dont les troncs pars taient dj en partie dbits la scie. , C'tait un des chantiers exploits par la transportation. A quelques pas peine de la zone dfriche s'levait, un mtre environ, un tronc norme abattu cette hauteur suivant l'habitude des pionniers guyanais.

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    Le fugitif s'arrta prs de ce tronc, le tta, car les clairs devenant plus rares, ses yeux ne pouvaient plus distinguer quelque signe de reconnaissance.

    C'est bien ici, dit-il voix basse, en mettant la main sur un morceau de bois taill en pieu et laiss l comme par mgarde.

    Il saisit l'pieu, et opra au pied du tronc mutil une fouille rapide. La terre friable, et remue sans doute peu de temps auparavant, s'excava rapidement. La pointe de bois, presque aussi dure que le fer, rencontra un corps rsistant qui rendit un son mtallique.

    L'inconnu retira sans effort une de ces botes de fer-blanc dans lesquelles on enferme le biscuit de mer, et pouvant avoir quarante centimtres sur toutes ses faces.

    Une liane longue et flexible en faisait plusieurs fois le tour, et laissait dpasser sur l'un des cts deux larges boucles figurant assez bien les bretelles d'un havre-sac. Il l'assujettit sur ses paules, relira du fond du trou un sabre d'abatis poigne de bois cercle de fils de laiton, lame courte et lgre-ment recourbe, saisit son pieu de la main gauche et resta quelques minutes appuy le long du tronc.

    Puis, sa haute silhouette se redressa firement. Enfin ! dit-il. Je suis libre I libre comme les fauves avec lesquels je vais

    habiter. A moi comme eux les grands bois et leurs terribles solitudes I Mieux vaut le reptile qui enlace, le tigre qui dchire, le soleil qui affole, la

    fivre qui ronge, la faim qui tue. Mieux vaut la mort sous tous ses aspects, que la vie du bagne. Enfer pour enfer, celui o je puis mourir libre n'est-il pas prfrable I

    Qu'ils viennent donc maintenant me disputer ce lambeau de libert! ter-mina-t-il avec un indescriptible accent d'implacable nergie.

    Le surveillant chef ne s'tait pas tromp dans ses prvisions relatives l'orage. Les convulsions de la nature quatoriale sont formidables, mais passagres. Une demi-heure ne s'tait pas coule, que les nuages taient envols bien loin. La lune mergeait lentement de l'opaque rideau de fron-daisons bordant le fleuve, son disque brillait d'un clat inconnu dans les latitudes europennes et faisait scintiller les vagues encore agites, ainsi que les feuilles emperles des dernires gouttes de pluie. De place en place, un rayon bleutre, d'une douceur infinie, trouait l'paisse vote de feuillages, et glissait entre les troncs immenses, s'lanant d'un inextricable fouillis de feuilles et de fleurs, comme les colonnes d'une cathdrale sans fin.

    L'vad n'tait pas insensible ce rveil de la nature, mais le temps pressait.

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE H

    Il fallait, pour complter son uvre de libration, s'enfuir au plus vite, et mettre entre lui et ses ennemis une infranchissable barrire.

    Il s'arracha brusquement la muette contemplation qui avait, pendant quelques minutes, succd son monologue, prit une nouvelle orientation et se remit en marche.

    Robin, depuis qu'il tait au pnitentier du Maroni, avait vu s'accomplir plusieurs vasions. Aucune n'avait russi. Ceux qui les avaient tentes avaient t repris par les surveillants, ou rendus par les autorits hollandaises, ou taient morts de faim. Quelques-uns, prfrant cet pouvantable pilogue d'une tentative trop hasardeuse le rgime du bagne, taient revenus, agoni-sants, se constituer prisonniers.

    Ils savaient que les conseils de guerre leur imposeraient fatalement de deux cinq ans de double chane. Qu'importe! ils revenaient quand mme, tant est profondment invtr chez l 'homme l'amour de la vie, quelque misrable qu'elle pt tre.

    Pour notre hros, il avait jadis fait bon march de son existence, qu'il avait sans hsiter consacre au triomphe d'une ide ; peu lui importait la mort. Il viterait avec soin la rencontre des Hollandais. C'tait facile. Il n'avait qu' rester sur la rive droite du fleuve. La faim, il tait homme la braver. Sa vigueur athltique et son indomptable nergie lui permettraient de tenir longtemps. S'il succombait... Eh bien! il ne serait pas le premier dont on retrouverait le squelette, nettoy par les fourmis-manioc comme une pice anatomique.

    Et d'ailleurs, il ne voulait pas mourir. Oh! non. Il tait poux et pre, ce vaillant que l'effroyable labeur du bagne n'avait pu abattre, que la misre n'avait pu dompter, dont la chiourme n'avait jamais fait baisser les yeux.

    Il voulait vivre pour les siens. Et quand un homme de cette trempe dit : Je veux ! Il peut.

    Restait l'hypothse d'une poursuite bien dirige, et laquelle les plus fins limiers du pnitencier ne manqueraient pas de consacrer toutes leurs fa-cults.

    Eh bien ! soit. Puisqu'il tait gibier, lui de dpister les chasseurs. Il fallait d 'abord, autant que possible, imprimer leurs recherches une fausse direc-tion.

    Ils sont dj mes trousses, dit-il part lui. La pense que je veux gagner les tablissements hollandais va tout naturellement leur venir. Laissons leur cette illusion, ou plutt entretenons-la chez eux.

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    Construisons tout d'abord un radeau. Il dit, fit aussitt volte-face et se dirigea sance tenante vers le fleuve dont

    il entendait gronder les eaux sur sa droite. Bon, dit-il, les Roches-Bleues sur lesquelles le flot se brise. A un kilo-

    mtre en amont, je trouverai mes matriaux. Sans faire plus de bruit qu'un Peau-Rouge suivant le sentier de la guerre ou

    poursuivant un gibier, il piqua droit au rivage, dont il tait spar par trois quarts d'heure peine de marche.

    La ralisation de ce plan ncessitait une adresse et une audace incroyables. Robin se savait poursuivi. Il n'ignorait pas que ceux qui le cherchaient sui-vraient fatalement le Maroni, soit en amont, soit en aval de Saint-Laurent. De deux choses l'une : ou les chercheurs de piste auraient dpass le point o il comptait fabriquer son radeau, ou ils ne l'auraient pas encore atteint. Dans le premier cas, il ne courait aucune inquitude, dans le second, il saurait bien se tapir dans les herbes aquatiques et viter le regard de ses ennemis, si perant qu'il ft. Quant au sjour plus ou moins prolong dans l'eau, en compagnie des requins d'eau douce, des piraes , des anguilles lectriques ou des raies pineuses, il n'y pensait mme pas. C'tait pour lui de simples incidents.

    Il ne put tout d'abord savoir laquelle de ses deux suppositions tait ralise. Mais comme il ne vit ni n'entendit rien de suspect au moment o il atteignit la berge, il mit sans tarder son projet excution. Aviser deux longues gaulettes de bois-canon, blanches et lisses comme des barres d'argent, les faucher de deux coups de revers fut pour lui l'affaire d'un moment.

    Puis, il entra rsolument dans l'eau et pntra jusqu'aux aisselles dans un immense bosquet aquatique, compos d'une varit d'arums , appels ici moucoumoucou , et qui croissaient profusion dans le lit du fleuve. Ces plantes, termines par un sphathe d'un beau vert, sont extrmement lgres, se coupent aussi facilement que la moelle de sureau, tout en possdant une corce leur donnant une assez grande consistance.

    Il choisit une trentaine de belles tiges longues de plus de deux mtres, les abattit sans bruit , en vitant tout contact avec la liqueur corrosive qui en dcoule, les entre-croisa aux deux bouts dans chacune de ses gaulettes de bois-canon, de faon former une sorte de palissade analogue celles qui servent de clture aux jardins.

    Il avait de la sorte une plate-forme de deux mtres environ de ct, flottant admirablement, insuffisante la vrit pour porter le poids d'un homme, mais devant parfaitement remplir le but qu'il se proposait.

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    Cela fait, il se dpouilla de sa blouse de toile, la bourra de feuilles, de faon figurer tant bien que mal un homme accroupi, mit dans les bras de son mannequin une tige reprsentant une pagaye, et poussa son esquif hors du champ de verdure.

    La mare, qui se fait sentir plus de quatre-vingts kilomtres de l'embou-chure de l'norme cours d'eau, montait. Le radeau fut saisi par le courant, qui l'entrana lentement en lui imprimant un lger mouvement giratoire, vers le ct d'amont, mais en l'loignant peu peu vers la rive hollandaise.

    C'est parfait, dit le fugitif. Je ne serais pas tonn que d'ici un quart d'heure au plus, mes gaillards, lchant la proie pour l 'ombre, ne se mettent la poursuite de ce semblant d'embarcation.

    Le fugitif, estimant alors que le meilleur procd pour se cacher tait, aussi bien en plein pays sauvage, que dans les villes, de suivre les voies frquentes, prit sans plus de souci le petit chemin fray, sur lequel devaient indubitable-ment marcher ceux qui taient sa poursuite.

    Quant pntrer en plein bois, il n'y fallait pas penser. La fort pouvait tre un lieu de refuge, mais il tait impossible pareille heure de s'y frayer un passage.

    Tout en avanant avec d'infinies prcautions, et en faisant d'inimaginables efforts pour ne pas troubler le silence de la nuit, Robin s'arrtait de temps en temps, et tchait de percevoir un bruit tranger au multiple murmure s'chap-pant de cet ocan de verdure.

    Rien!... rien que le crpitement des dernires gouttes sur les feuilles miroi-tantes, que le mystrieux glissement des reptiles dans les herbes, que la marche silencieuse des insectes dans les tiges, ou l'imperceptible froufrou des ailes d'un oiseau mouill.

    Il marchait toujours sous les votes sombres peine bleuies [par la lune, travers des essaims de mouches feu, zbrant les tnbres d'inoffensifs clairs.

    Il arriva bientt une crique large de prs de cinquante mtres, et qui porte le nom de crique Balt. Il s'attendait effectivement rencontrer ce cours d'eau, tributaire du Maroni, et qu'il fallait au plus vite interposer entre lui et ses ennemis.

    Pour un nageur de sa force, franchir cette rivire, profonde de cinq mtres son embouchure, n'tait qu'un jeu.

    Avant d'oprer sa traverse, il s 'arrta, reprit haleine, et inspecta le rivage avec plus d'attention que jamais. Bien lui en pri t , car un chuchottement de

  • 14 LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    voix qui lui parvint distinctement, tant est grande la sonorit des nuits qua-toriales, le cloua net au sol :

    Mais si,,.. je t'assure que c'est un radeau. Je ne vois rien. Tiens, l.. . en face... cent mtres du rivage. Tu vois bien, cette tache

    noire. Il y a un homme dessus. Je l'aperois distinctement. Tu as raison. Un radeau , un homme dessus. Oui. Mais il remonte. Parbleu, c'est le moment du montant. Il va tre pris par un tourbillon

    et dross la cte hollandaise. Ah ! mais non. Pas de btises, nous ne nous sommes pas drangs pour

    rien. Si je lui criais de rallier la cte? Imbcile! Ahl si c'tait un fagot de droit commun, je ne dis pas. La

    peur d'attraper un lingot de plomb, le ferait rappliquer. Mais un politique !..-Jamais.

    a, c'est vrai. Robin surtout. Un rude homme, tout de mme. t Oui, mais un rude homme qu'il faut pincer. Si seulement Benot tait l !

    Ah! bien oui. Benot s'est emball. Il a travers la crique dans le bac, et maintenant il est au diable, en avant.

    Alors, feu sur le radeau !

    C'est dommage. Moi, je n'en ai jamais voulu :Robin, qui tait bien le meilleur et le plus doux des hommes.

    Eh! oui, c'est toujours comme a. Pauvre diable ! Nous allons lui casse.1 la figure, et ce sont les amaras qui le mangeront.

    Feu donc !...

    Et trois sillons rapides de lumire blafarde surgirent simultanment. Trois dtonations clatrent sourdement, faisant envoler effars tout un clan de perroquets.

    Que nous sommes btes ! Nous usons nos cartouches pour r ien, quand il y a un moyen si facile de crocher le radeau.

    Comment cela?

    C'est tout simple. Le canot dont s'est servi Benot pour franchir la crique est amarr de l'autre ct. Je vais me mettre l 'eau, saisir la liane qui relie

  • L E S ROBINSONS DE LA GUYANE 15

    les deux rives et sert au passage du bac, ! traverser la rivire, revenir VOUS prendre dans l'embarcation... puis nous recommencerons la chasse.

    ... Et nous la terminerons fructueusement. Ce qui fut dit fut sance tenante accompli, et les trois hommes, pagayant

    avec fureur, descendirent la crique Balt et s'lancrent sur le Maroni. Robin, impassible, avait tout entendu. Dcidment, la chance tait pour lui.

    La pirogue tait peine disparue qu'il saisit son tour la liane, la trancha d'un coup de sabre, et se mit l'eau en l'empoignant d'une main.

    L'amarre vgtale, au bout de laquelle il flottait, sollicite par le courant, dcrivit le quart d'un cercle dont le centre tait l'autre point d'attache, situ sur la rive oppose. Cette volution s'accomplit sans bruit, sans fatigue surtout, et sans mme troubler la surface de l'eau.

    Dix minutes aprs, le fugitif tait de l'autre ct. Sans commettre la mme faute que les surveillants qui avaient laiss subsister ce moyen de communica-tion , il coupa la liane, qui s'enfona aussitt.

    Ah ! se dit-il, c'est Benot qui me poursuit, Benot est en avant. Parfait. Jusqu' prsent, j ' a i suivi les chasseurs. Cette manuvre a parfaitement russi. Continuons.

    Tout en marchant , il tira de sa bote de fer-blanc un biscuit qu'il grignotta, avala ensuite une gorge de tafia; puis, rconfort par ce repas de Spartiate, il acclra encore sa marche.

    Les heures succdaient aux heures. La lune avait accompli sa course. Bientt le soleil allait tordre sa rutilante chevelure. La fort tout entire semblait s'veiller.

    Au roucoulement plaintif des tocros , au nasonnement monotone des agamis , au rire strident du moqueur se mlrent tout coup les aboie-ments brefs et saccads d'un chien qui empaume une voie.

    C'est un Indien qui chasse, ou le surveillant, pensa Robin. Mauvaise rencontre. Le Peau-Rouge voudra gagner la prime. Quant au surveillant I...

    Bah ! c'tait prvu. J'en fais mon affaire. Le bois s'claircissait rapidement. Les arbres, de plus en plus levs, mais

    plus rares, appartenaient aux familles qui prfrent le voisinage des lieux humides. Les pinots , dont la prsence indique des marais desschs, appels pinotires, dressaient majestueusement leur panache vert tendre.

    Robin allait dboucher dans la clairire, quand brusquement le jour se lit. Il n'eut que le temps de se jeter derrire un cdre norme, afin de ne pas tre sur-pris par cette brutale invasion de l'air et de la lumire.

  • 16 L E S ROBINSONS DE LA GUYANE

    Les aboiements se rapprochaient. Le fugitif assura son pieu dans sa main, et attendit.

    Une minute s'coula, puis un gracieux animal, de la grosseur d'un chevreuil daguet, la robe couleur cannelle, passa prs de lui comme un trait de lumire.

    C'tait un kariakou , le chevreuil de la Guyane. Au mme moment, et moins de vingt mtres du point o se tenait Robin,

    eut lieu comme un subit croulement d'une chose formidable. Cela quitta la matresse branche d'un boco , et s'abattit, mais une dizaine de secondes trop tard, sur le kariakou, qui disparut.

    C'tait un jaguar norme, qui, entendant un chien chasser, s'tait mis l'afft du gibier, dont il comptait bien faire son profit.

    L'homme ne poussa pas un cr i , ne donna aucun signe d'motion, et resta immobile. Le monstre, sa vue, eut comme un mouvement de recul. Mais, comme il tait lanc avec l'irrsistible vitesse d'un projectile, il ne put arrter son lan.

    Surpris d'autre part l'aspect de Robin, et intimid peut-tre par son attitude rsolue, il bondit une seconde fois, passa trois mtres au-dessus de sa tte, et, s'accrochant des griffes au tronc le long duquel i l tait appuy, s'aplatit sur une branche, l'il en feu, les moustaches hrisses, le muffle pliss, en grondant sourdement.

    l e s yeux rivs ceux du terrible flin, l'pieu la main, les muscles tendus, l'homme attendait l 'attaque. Un bruit de branches froisses lui fit un instant tourner la tte.

    Il aperut cinq pas un canon de fusil braqu sur lui.. . Une voix furieuse lui envoyait en mme temps ce brutal ultimatum :

    Rends-toi !... ou tu es mort ! Un sourire ddaigneux crispa sa lvre en reconnaissant Benot, le surveillant-

    chef. L'outrecuidance de cet argousin, qui employait des formules surannes de mlodrame, lui parut une chose bouffonne, surtout en prsence du flir dont les dents craquaient, et qui ptrissait sous ses ongles ainsi que du papier, l'corce dure comme du fer.

    Il ramena ses yeux sur ceux du jaguar, lentement, la faon d'un domp-teur dont chaque mouvement est calcul, et en vitant ces soubresauts prcur-seurs d'une catastrophe.

    L'animal, les paupires plisses, la pupille contracte en forme d'I, subissait une sorte d'influence magntique.

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    Et n'avaient plus laiss que leurs os! (Page 23.)

    Le surveillant, les deux bras emmanchs son arme, dans la posture d'un Guillaume-Tell enlumin Epinal, tait grotesque.

    Eh bienl canaille... Tu ne rponds pas? On entendit un de ces miaulements normes familier? aux tigres, et qui

    passant par leurs gorges ardentes se transforment en rugissements. Ah!.. . fit-il, plus surpris qu'effray. Deux pour un.. . Au plus press...

    3

    17

  • 18 LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE

    Benot tait brave, en somme; et d'ailleurs, quel homme, bien arm, fami-liaris avec le maniement du fusil, pourrait hsiter un seul moment, tant donnes surtout les circonstances prsentes.

    Il ajusta froidement le jaguar et fit feu. La charge, compose de chevro-tines, frla la joue de la bte, lui fracassa l'paule, puis, glissant le long de su robe tachete, faucha le poil et troua la peau en traant des sillons san-glants.

    Blessure dangereuse, mortelle peut-tre, mais insuffisante pour l'arrter sur place.

    Le surveillant en fit la triste exprience. A peine la dtonation avait-elle clat, que l'animal s'lanait, en dpit de son horrible blessure, sur le mal-heureux chasseur et l'abattait sous le choc.

    Benot sentit sa chair frissonner sous la griffe, il lui. sembla qu'un lambeau de lui-mme sien allait, arrach comme par un engrenage Il vit devant ses yeux, quelques centimtres, une norme gueule bante, hrisse de crocs formidables.

    Machinalement il y jeta en quelque sorte son fusil. Les mchoires se refer-mrent avec un bruit de cisailles sur la monture, qui fut broye au ras des batteries, la couche.

    Il se sentit perdu et n'appela pas l'aide. A quoi bon, d'ailleurs. Il ferma les yeux, attendant le coup mortel. Prompt comme la pense, Robin, dont l'me gnreuse ignorait la haine, bondit son tour.

    Il saisit pleine main la queue du jaguar, imprima une secousse brutale et tellement douloureuse, que celui-ci, plus furieux que jamais, tenta d'aban-donner sa premire victime afin de s'lancer sur l'tre assez tmraire pour l'oser braver avec une pareille audace.

    Mais il avait faire forte partie. Le dport avait lch son pieu, et sa main droite brandissait son sabre d'abatis. La lame, emmanche un bras de fer, retomba et trancha net le col de la bte, ce col aussi gros que celui d'un jeune taureau et tress de muscles normes. Deux longs jets de sang sur-girent en pulsations rapides et jaillirent deux mtres, s'pandant en pluie rouge et cumeuse.

    Le surveillant gisait sur le sol, la cuisse ouverte jusqu' l'os ; son fusil en deux morceaux lui tait aussi inutile qu'un manche balai.

    La dpouille pantelante du fauve agit de convulsifs soubresauts le sparait de l'vad.

    Celui-ci essuyait froidement sur les herbes sa lame sanglante. On et dit qu'il

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 19

    venait de faire une chose toute simple et qu'il n'avait a u c u n e m e n t conscience du tour de force qu'il venait d'accomplir.

    Il y et un long silence, interrompu seulement par la voix aigu de Fagot, qui aboyait rageusement distance respectueuse.

    Eh bien! vas-y donc... C'est mon tour, dit enfin le surveillant... continue la besogne de l 'autre.

    Robin, les bras croiss, immobile comme une statue de pierre, ne rpondait pas, ne semblait mme pas entendre.

    Allons, pas tant de faons. Tue-moi et que a finisse. A ta place, il y a longtemps que a serait fait.

    Pas un mot. Ah! tu jouis de ton triomphe. L'autre a fait la moiti de l'ouvrage. Le

    tigre mouchet a t l'auxiliaire du tigre blanc!...1

    Parbleu, il m'a mis.. . dans un.. . joli tat. . . J 'y vois trouble... mon cur s'en va.. . c'est fini... je suis... f... fichu.

    Le sang ruisselait en nappe de la plaie bante, le bless, dj sans connais-sance, pouvait succomber une rapide hmorrhagie.

    Robin, qui, en gorgeant le jaguar, avait obi un mouvement spontan, inspir en partie par l'instinct de la conservation, oublia les insultes et les coups.

    Il ne se souvint plus de l'enfer du bagne dont Benot personnifiait la froce individualit. Plus de gourdin, plus de blasphmes, plus de chiourme, plus d'embches ni de poursuites. Il ne vit plus qu'un homme.. . un homme bless qui allait mourir.

    Il manquait des lments ncessaires un pansement. Son exprience allait lui en fournir aussitt.

    La pinotire , ou savane dessche, commenait quelques mtres du lieu o ce drame venait de s'accomplir. Le dport s'lana, carta les herbes, et fouilla prcipitamment l'paisse couche d'humus, compose de dtritus vgtaux.

    Il atteignit en quelques minutes un gisement d'argile gristre et poisseuse. Il en fit une masse grosse comme la tte et l 'apporta prs du bless toujours

    vanoui. Retirant alors une des manches de sa chemise, il la dchiqueta en menus morceaux, prpara une sorte de charpie grossire, qu'il imbiba de tafia et posa sur les lvres de la plaie pralablement rapproches.

    1 Les ngres Bosh et Bonis, ainsi que les Peaux-Rouges, dsignent sous le nom de tigres

    blancs les forats fugitifs d'origine europenne.

  • 20 LES R O B I N S O N S DE LA G U Y A N E

    Il prit ensuite un peu de terre glaise qu'il ptrit et appliqua couche par couche en enveloppant le membre bless comme d'un manchon. Le sang, qui transsudait travers le linge, ne put traverser cette couche impermable.

    Cela fait, Robin enveloppa l'appareil entier de grosses feuilles fraches et les maintint solidement l'aide de lianes.

    L'horrible plaie s'tendant de la hanche au genou tait runie par premire intention, et s'il ne survenait pas de fivre traumatique, le bless devait gurir aussi bien que s'il et t pans par le plus habile chirurgien.

    Cette opration, accomplie avec une dextrit infinie, n'avait pas dur plus d'un quart d'heure. Le sang commenait revenir aux pommettes livides de Benot.

    Il s'agita, respira longuement et murmura d'une voix sourde : A boire ! Robin cueillit une longue feuille de wae la plia en cornet, courut la

    remplir au trou d'o il venait d'extraire la terre glaise et qu'une eau limpide commenait envahir.

    Il souleva la tte du bless, qui but avidement et ouvrit enfin les yeux. Dpeindre l'expression de stupeur que reflta son visage en reconnaissant

    le forat, serait impossible. Puis, la brute se rveillant tout d'abord en lui, il essaya de se lever pour se mettre en tat de dfense, peut-tre mme pour attaquer.

    Une horrible douleur le terrassa. La vue du cadavre du jaguar acheva de le rappeler la ralit. Eh quoi! c'tait bien l Robin, cet homme qu'il pour-suivait d'une haine aveugle, et qui, aprs l'avoir arrach aux griffes mortelles de l'animal, venait, dans un moment d'abngation sublime, de panser sa plaie et d'tancher sa soif!

    Tout autre se fut inclin devant un tel acte d'abngation. Il et parl des exigences du devoir, de la consigne, il eut enfin tendu la main l 'homme et lui et dit : Merci.

    Benot blasphma! Eh ! bien, tu sais, tu es ce qu'on pourrait appeler un drle de corps.

    Moi, ta place, je n'en aurais fait ni une ni deux... Crac ! et puis, bonsoir. Plus de Benot. C'et t un bon moyen de me faire payer mes coups de trique avec les intrts.

    Non! dit froidement le dport. La vie humaine est chose sacre... Et d'ailleurs, n'y a-t-il pas mieux que la vengeance? Et quoi donc, s'il te plat ?

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 21

    Le pardon !... Connais pas. . . Dans tous les cas, je ne te dis pas : charge de revanche,

    car j 'espre bien te pincer un jour ou l'autre. Comme il vous plaira. J'ai rempli un simple devoir d'humanit. Si plus

    tard les hasards de la vie nous mettent face face, je dfendrai ma libert. Je ne vous conseille pas d'y attenter. Un mot encore. Je ne vous demande pas de reconnaissance. Souvenez-vous

    seulement que s'il y a l-bas des hommes justement frapps par la loi, il en est d'autres qui sont innocents. N'abusez jamais de la force l'gard des uns et des autres. Cette loi que vous reprsentez met dans l'impossibilit de nuire, mais elle ne martyrise pas.

    Adieu ! je vous pardonne tout le mal que vous m'avez fait. Au revoir! Tu as eu tort, Robin, de me laisser en vie. Le fugitif ne dtourna mme pas la tte. Il disparut dans l'paisse fort.

  • C H A P I T R E II

    Nature admirable, mais strile. La faim. Onze squelettes. Les forats cannibales. Ce que c'tait que le tigre blanc. Un chou de trente kilos. Le premier Peau-Rouge, Encore un ennemi. Ingratitude et trahison. Vendu pour un verre de tafia. Tou-jours seul. Terrible chute. Tte--tte d'un surveillant militaire mourant et d'un jaguar dcapit. La fivre. Comme quoi un concert de singes hurleurs pourrait s'ap-peler une reprsentation bnfice. Encore l'Indien. Toujours la chasse l'homme Le repaire du tigre blanc.

    Robin marcha longtemps. Il ne lui semblait jamais tre assez loin de ses bourreaux. Chose incroyable, il avait pu jusqu'alors se maintenir peu prs dans la ligne qu'il voulait parcourir. Supposez un homme seul, presque sans vivres, sans boussole, flottant sur l'ocan dans une frle barque et russissant s'orienter.

    La fort vierge, avec son dme d'impntrables frondaisons, son interminable tapis d'herbes et de broussailles, ne lui offrait pas plus de point de repre que les vagues mouvantes de la mer.

    Trois jours dj s'taient couls depuis le moment de son vasion. La dis-tance parcourue devait tre considrable. Elle ne pouvait tre value moins de cinquante kilomtres, l'estime, comme disent les marins.

    Douze lieues et demie de fort quatoriale, c'est l'immensit. Le fugitif n'avait, pour le moment, rien craindre des hommes civiliss.

    Il n'en restait pas moins expos une terrible srie de dangers, dont un seul constitue une perptuelle menace de mort.

    C'est la faim! la faim, laquelle les explorateurs, les fonctionnaires appels loin des centres, les colons eux-mmes n'chappent qu' grand renfort de provisions patiemment accumules. La faim, aux angoisses de laquelle succom-

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 23

    bent aussi les Noirs et les Peaux-Rouges, quand ils n'ont pas su amasser, pour la saison pluvieuse, la quantit de vivres ncessaires leur subsistance.

    Ne croyez pas, que ces arbres admirables, pour lesquels la nature semble avoir puis toutes ses forces cratrices, tous les trsors de son crin, soient suscep-tibles de fournir l 'homme un aliment quel qu'il soit.

    Non. Ces vgtaux superbes ne produisent ni un fruit ni une baie. Ni l'oran-ger aux fruits d'or, ni le cocotier la noix savoureuse, ni le bananier au rgime succulent, ni le manguier la chair si frache, bien que parfume de trbentine, ni mme l'arbre pain, l'extrme ressource du voyageur, ne croissent l'tat sauvage dans ces interminables forts.

    Ils se trouvent partout en Guyane, mais seulement dans les villages, lors qu'ils ont t imports et plants par les hommes.

    Loin des cases, et en dehors d'un primtre assez restreint, l 'homme ne peut pas plus assouvir sa faim, qu'il ne peut tancher sa soif sur les vagues sales de l'ocan.

    Mais, la chasse... la pche? L'homme dsarm, a-t-il la possibilit d'atteindre un fauve, ou de prendre un poisson?

    L'auteur de ces lignes a parcouru les forts du Nouveau-Monde. Il a eu faim, il a eu soif dans ce dsert de verdure o se dbat prsentement notre hros. Perdu au milieu de cet inextricable ple-mle de branches, de troncs et de lianes, spar de ses porteurs de vivres, il a fait une de ces rencontres inou-bliables, qui, aprs quelques mois passs au milieu de notre civilisation euro-penne, amnent encore une indescriptible angoisse, un indfinissable frisson.

    Prs d'une crique aux eaux fraches et limpides, onze squelettes, vous avez bien lu, onze squelettes!... secs et blancs, se trouvaient sous un anglique aux larges arcabas .

    Les uns, allongs sur le dos, les bras en croix, les jambes cartes ; les autres tordus et convulss ; d'autres, la tte moiti enfouie, ayant encore entre les dents la terre qu'ils avaient mordue; d'autres, accroupis sur leurs jambes replies, des Arabes sans doute, qui avaient stoquement attendu la mort.

    Six mois avant, onze transports avaient quitt le pnitencier de Saint-Laurent. On ne les avait jamais revus. Ces hommes taient morts de faim... Puis, les fourmis-manioc taient passes et n'avaient plus laiss que leurs os!

    Le commandant Frdric Bouyer, un des officiers les plus distingus de notre marine, doubl d'un crivain de haut mrite, cite dans son bel ouvrage sur la Guyane 1 un fait plus horrible encore.

    1La Guyane franaise. Par M. F. Bouyer, capitaine de vaisseau. Hachette et Cie.

  • 24 LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE

    Des forats vads, mourant d'puisement, ont t massacrs par leurs compagnons, et de hideuses scnes d'antropophagie, que notre plume se refuse retracer, s'en sont suivies.

    Telle tait l'preuve laquelle son ardent amour de la libert soumettait le fugitif. Parti du pnitencier avec une douzaine de biscuits, prlevs sur la maigre ration alloue au forat par l'administration, quelques pis de mas, quelques grains de cacao et de caf, tel tait le viatique avec lequel cet homme intrpide comptait entreprendre la formidable tape le sparant du pays de l'indpendance.

    Il avait fait de nombreux emprunts cette bote de fer-blanc, lugubre havre-sac ramass derrire un magasin, mais qui mettait au moins l'abri des insectes et de l'humidit sa triste provende d'indigent.

    Ces collations d'anachorte avaient plutt empch les tiraillements de son estomac, que sustent son organisme. Et maintenant, la faim le tenaillait. Il mcha quelques grains de caf, but une gorge d'eau une petite crique, et s'assit sur un tronc renvers.

    Il resta longtemps dans cette position, l'oeil fix sur le ruisselet, regardant sans voir, n'entendant plus que le sifflement de son sang appauvri, la tte prise de vertige.

    Il voulut se lever et se remettre en route, mais il ne put y parvenir. Ses pieds gonfls, lards en maint endroit d'pines d'aouara, ne pouvaient plus le soutenir. Il retira pniblement ses souliers, bien que les forats marchent habituelle-ment nu-pieds, l'administration leur fournit des souliers et des sabots que ces pines, longues et dures comme des aiguilles d'acier, avaient traverss en dpit de leur paisseur.

    Il me semble, dit-il en souriant amrement, que ces lgers incidents de la premire heure ont une importance sur laquelle je n'avais pas compt.

    Est-ce que mon nergie faiblirait? Ne serais-je plus le mme? Eh quoi! mon me serait-elle, ds le dbut, ainsi anantie par ces dfaillances de son enveloppe ?

    Allons, du courage. Un homme, mme puis, peut rester quarante-huit heures sans manger. Il faut que d'ici-l ma situation ait chang. Je le veux.

    Il ne pouvait raisonnablement continuer sa route en ayant les pieds ainsi endoloris. Il le comprit et s'installa commodment sur une racine, puis s'assit les jambes pendantes et immerges jusqu'aux chevilles.

    Robin tait un homme de trente-cinq ans peine, grand, bien bti, hardiment dcoupl, les mains fines, attaches des bras d'athlte. Sa figure rgulire,

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 2 5

    Sa lame rencontra un corps dur. (Page 27 . )

    encadre d'une longue barbe brune, au nez aquilin, aux yeux noirs et pn-trants, avait une expression habituellement grave, triste, presque svre. Sa bouche, hlas 1 avait depuis longtemps dsappris le sourire.

    Telle tait pourtant l'incroyable vitalit de cet homme, que son large front, un peu dgarni sur les tempes, un vritable front de penseur et de savant, n'avait pas une ride.

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  • 26 L E S ROBINSONS DE LA GUYANE

    Mais ses traits, amaigris par les travaux du bagne, et sa face blmie par l'anmie, portaient, en dpit de l'nergie qu'ils respiraient, la trace d'pouvan-tables souffrances.

    Souffrances morales et physiques. Robin, bourguignon d'origine, ingnieur distingu, dirigeait Paris une manufacture importante au moment du coup d'tat de Dcembre. Il fut un de ceux qui poussrent, la nouvelle de l'attentat, ce cri d'angoisse et de fureur, dont l'immortel auteur des Chtiments donna un des premiers le signal.

    Il prit aussi un fusil, et tomba sanglant derrire la barricade de la rue du Faubourg-du-Temple.

    Recueilli, pans et guri par des mains amies, il se cacha longtemps et fut pris au moment o il allait passer la frontire. Son affaire fut instruite en quelques jours ; les commissions mixtes ajoutrent un nouveau nom leur liste, et l'ingnieur Robin partit pour la Guyane.

    Il partit sans avoir pu dire un dernier adieu sa femme, bonne et vaillante crature qui tait mre depuis deux mois peine de son quatrime enfant, et qu'il laissait dnue de toute ressource 1

    Depuis trois ans, il rongeait son frein, en compagnie de ses hideux compa-gnons, n'ayant que de loin en loin un lambeau de lettre, qui lui arrivait aux trois quarts rature, et dont, par un raffinement de cruaut inoue, les passages principaux taient soigneusement enlevs.

    Chose trange et pourtant admissible, il avait, sans mme s'en douter, pris un singulier ascendant sur ses co-dtenus. Cette figure austre, qui jamais n'avait reflt le moindre sourire, leur en imposait non moins que la colossale vigueur de celui qui en tait porteur.

    Puis, c'tait un politique , et tous, jusqu'aux grands dignitaires de cet enfer qu'on appelle le bagne et qui ont conquis leurs titres la pointe du couteau, prouvaient comme une sorte de malaise l'nonc du motif de sa condamnation. Ils le sentaient en quelque sorte dplac dans leur compagnie, o il faisait une tache de propret.

    Un indice bien caractristique de cette singulire dfrence : nul ne le tutoya jamais ! De plus, il tait bon, comme les tres forts. Tantt, c'tait un forat qu'il rapportait, frapp d'une insolation, du chantier loign d'une demi-lieue, tantt quelque malheureux dont il pansait les plaies. Il retira un jour du Maroni un soldat qui se noyait, une autre fois ce fut un transport. Il assomma presque d'un coup de poing un de ces tyrans de bagne, un immonde voleur, qui maltraitait indignement un pauvre diable que secouait la fivre.

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    Il tait la fois redout et respect. Ces gens comprenaient qu'il n'tait pas de leur monde . Il avait, de plus, l 'honneur d'tre particulirement ha de la chiourne dont il endurait d'ailleurs les traitements sans profrer une plainte.

    Il vivait toujours seul et ne parlait jamais. Nul ne s'tonna de son vasion, et tous firent des vux pour son succs.

    C'tait en outre un bon tour dont le surveillant Benot, la terreur de tous ces bandits, devait tre la premire victime...

    Un bain prolong dans les eaux glaciales de la crique, procura au fugitif un bien-tre immdiat. Il retira patiemment les pines dont la prsence le faisait horriblement souffrir, frotta ses pieds avec la dernire goutte de tafia qu'il gardait avec la parcimonie d'un avare, aspira une gorge d'eau, et allait se mettre en qute de son dner, quand un cri de joie lui chappa, la vue d'un simarouba.

    Je ne mourrai pas de faim aujourd'hui, dit-il la vue de l'admirable vgtal.

    Le quassia simarouba de Linne, l'amara simaruba d'Aublet, est employ en mdecine pour les proprits toniques de son corce et de ses racines, mais il ne porte pas de fruits ni de bourgeons comestibles.

    Rien ne semblait de prime abord lgitimer le cri du fugitif et son espoir d'apaiser sa faim. Il s'avana pourtant aussi vite que le lui permettaient ses plaies, arriva bientt prs du tronc, et carta de la pointe de son couteau les feuilles sches, formant un lit pais que jonchaient les fleurs et les fruits tombs de l'arbre.

    Sa lame rencontra un corps dur.

    Enfin, dit-il, mes compagnons ne se trompaient donc pas. Si, pendant ma captivit, j ' a i entendu d'tranges et horribles choses, il en est d'autres qui avaient bien leur utilit.

    Je me rappelle cette dernire recommandation, adresse par son voisin un de ceux que berait aussi le fol espoir de la libert : Situ rencontres dans les bois un simarouba qui perd ses fleurs, cherche au pied de l'arbre. Tu trou veras certainement des tortues de terre. Elles sont trs friandes du fruit qui commence se dvelopper.

    Le corps dur qu'avait heurt son sabre, tait la carapace d'une de ces grosses tortues si savoureuses que l'on rencontre par place en nombre incroyable

  • 28 LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    Il prit le chlonien, le mit sur le dos, continua ses investigations, en trouva deux autres qu'il retourna galement, puis il se prpara accommoder son dner.

    Ce fut bien simple. Le bois mort abondait. On voyait pars sur le sol des troncs immenses qui s'effritaient, et que le moindre choc faisait tomber en poussire, vritable rceptacle d'araignes-crabes, de serpents ou de mille-pattes, de vastes frondaisons d'aouaras, de grosses branches bien sches abattues par l'ouragan et quantit d'herbes mortes.

    Il prpara un vaste bcher, et russit, aprs des peines infinies, l'allumer l'aide d'un peu de linge calcin et d'un silex qu'il frappait sur son sabre. La flamme ptilla et jaillit en chassant du sol tout un monde d'insectes.

    Les prparatifs ne furent ni longs ni difficiles. La tortue fut dpose dans sa carapace sur un lit de braise et recouverte de cendres rouges, procd indigne ort simple et qui dispensait d'un matriel encombrant.

    Robin, pendant que son dner mijottait, ne resta pas inactif. Il lui semblait avoir aperu tout l'heure quelques beaux arbres verts de la

    famille des palmiers, mais beaucoup moins levs que ne sont leurs congnre des zones cultives, et atteignant seulement cinq ou six mtres. Il ne s'tait pas tromp. A cinquante pas peine se dressait un de ces vgtaux, dont le feuil-lage vert sombre rompait agrablement la monotonie des longues lignes for-mes par les troncs des grands arbres.

    Ce palmier strile, en apparence du moins, ne portait ni fleurs ni fruits. Robin se mit pourtant aussitt l 'abattre, et russit aprs une demi-heure d'efforts surhumains. Bien que le tronc ne ft pas plus gros que la cuisse, la substance corticale est tresse de fibres tellement rsistantes qu'il faut, pour en avoir rai-son, un bras vigoureux et un instrument d'une trempe exceptionnelle.

    Vous avez tous entendu parler du chou-palmiste, n'est-ce pas, chers lecteurs. On vous a dcrit un bouquet de feuilles tendres, form par les jeunes pousses de l'arbre et runies en faisceau au centre de celles qui, ayant pris dj leur accroissement, sont devenues ligneuses.

    Cette description, relle quant au fond, est tellement insuffisante qu'elle laisse croire que ce chou a quelque analogie avec le cur du brassica campes-tris ou choc commun, et qu'il suffit de le trancher comme fait une bonne cuisinire avant de le mettre au pot.

    Dtrompez-vous. Ce chou, puisque chou il y a, n'en est pas un. Il suffit, pou vous en convaincre, de suivre attentivement la manuvre de notre hros .

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 29

    Robin brancha la cme de son arbre, de faon ne conserver que le tronc dont le sommet prsentait un renflement un peu plus gros que la tige. Gela fait, il dcortiqua grands tours de bras la base du pdoncule des feuilles s'imbri-quant la tte.

    Les premires corces concentriques de couleur vert ple tombrent l'une aprs l 'autre, puis apparut une substance cylindrique, longue de quatre-vingts centimtres, du volume du bras , et lisse comme l'ivoire dont elle avait la mate blancheur.

    Le fugitif, dont les entrailles taient tordues par la faim, cassa un morceau de cette substance et la croqua belles dents, ainsi qu'une grosse amande avec laquelle elle offre comme contexture certains points de ressemblance.

    Cela ne nourrit gure, mais empche pour un temps de mourir de faim. On a donn ce bourgeon central le nom de chou-palmiste. Celui que Robin, aprs avoir cd son premier mouvement, emporta prs de son brasier est produit par le patawa. Bien moins savoureux encore que le prcdent, lequel, somme toute, n'est qu'un manger peu agrable, le patawa est le palmiste du pauvre, la dernire et insuffisante ressource des coureurs de bois.

    La tortue tait cuite point. Une agrable odeur de friture s'exhalait des coquilles carbonises et craqueles par la chaleur. Notre hros la retira du foyer, l'ouvrit sans peine, s'assit, puisa l'aide de son sabre dans ce plat improvis, et se servant, en guise de pain, du bourgeon blanc du patawa, commena ce frugal et bizarre repas.

    Tout entier cette fonction, il dvorait avidement, accroupi sur le sol nu faisant face l 'arbre, oubliant et sa fuite et ses dangers.

    Un sifflement aigu le ft bondir sur ses pieds. Quelque chose de long et de rigide passa devant ses yeux et vint se planter en trpidant travers l'corce lisse du simarouba.

    C'tait une flche de plus de deux mtres, grosse comme le doigt, et dont l'extrmit, empenne de rouge, frmissait en oscillant.

    Robin saisit son pieu et se mit en dfense, les yeux fixs sur le point d'o venait ce terrible messager de mort. Il ne vit rien tout d'abord, puis les lianes s'cartrent doucement comme un rideau, et un Peau-Rouge apparut, son grand arc tendu, les bras contracts, les jambes cartes, prt dcocher une nouvelle flche dont la pointe menaait le dport.

    Il tait la merci du nouveau venu. Quelle rsistance opposer ce sauvage, qui, impassible comme une statue de porphyre rouge, semblait, par un raffi-nement de cruaut, chercher pour frapper une place sa convenance. La pointe,

  • 30 LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    en effet, voluait de haut en bas, de droite gauche, puis restait immobile, mais sans cesser d'tre infailliblement dirige sur la poitrine du blanc.

    L'Indien, presque compltement nu, portait pour tout vtement un petit morceau de calicot bleu serr la ceinture, passant entre les cuisses et remon-tant jusqu'aux reins. C'est ce qu'on nomme le calimb.

    Tout son corps, enduit de roucou semblait sortir d'un bain de sang. Des lignes bizarres, traces au pinceau l'aide du suc du genipa, sur sa poitrine et son visage, lui donnaient un aspect la fois grotesque et terrible. Ses longs cheveux noir-bleu, coups au ras des sourcils, tombaient par derrire jusque sur ses paules.

    Il portait un collier compos de dents de jaguar et des bracelets en griffes de tamanoir.

    Son arc en bois de lettre (bois de fer), haut de plus de deux mtres, tou-chait le sol, et dpassait sa tte de plus de trente centimtres. Enfin, il tenait de la main gauche, qui treignait galement l'arc, trois flches dmesures.

    Robin ne s'expliquait pas cette brutale agression. Les riverains du bas Maroni, les Galibis, sont galement inoffensifs; ils ont mme des rapports trs pacifiques avec les Europens qui leur procurent du tafia en change d'objets de premire ncessit.

    Le Peau-Rouge avait-il simplement voulu l'effrayer en lui dcochant sa fl-che ? C'tait probable, car telle est leur habilet au maniement de l 'arc, qu'ils descendent presque coup sr un singe rouge et mme un parraqu (sorte de faisan) du haut des plus grands arbres. La plupart traversent sans difficult un citron fich trente pas sur la pointe d'une flche.

    Il n'y avait donc pas lieu de supposer qu'il et pu le manquer une distance relativement si courte.

    Robin rsolut de payer d'audace. Il lana loin de lui son pieu, croisa les bras, et regardant son ennemi bien en face, avana petits pas.

    A mesure qu'il s'approchait de lui, le bras de ce dernier, celui qui bandai, l 'arc, se dtendait peu peu, et le regard mchant de ses yeux noirs, brids comme ceux des Chinois, s'teignait. La poitrine du blanc toucha presque la pointe de la flche, celle-ci s'abaissa lentement.

    Tig' blanc, li pas gain la peur.. . (le tigre blanc n'a pas peur) dit enfin avec effort le Galibi en employant le patois crole, familier ceux de sa race ainsi qu'aux noirs riverains du Maroni.

    Non, je n'ai pas peur. Mais je ne suis pas un tigre blanc. (Tel est, avons-

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 31

    nous di t , le nom sous lequel sont dsigns par les sauvages de la Guyane les forats fugitifs.)

    Si to pas tig' blanc, qu a to fs cot pauv' Kalina? (Si tu n'es pas un tigre blanc, que fais-tu chez le pauvre Indien ?)

    Je suis un homme libre, comme toi. Je ne fais de mal personne. Je veux vivre ici, dfricher, planter mon abatis, btir mon carbet.

    Oh!... To pal mento.. . si to pas tig' blanc.. . Poquou to pas gain fisil?... (Oh! Tu mens. Si tu n'es pas un forat, pourquoi n'as-tu pas de fusil?)

    Je te jure par ma mre, tu entends, Kalina (Kalina est le nom que se don-nent les Indiens); je te jure que je n'ai jamais commis de crime. Je n'ai jamais tu. Je n'ai jamais vol !

    To jur maman !... a bon... Mo kr to ! (Tu as jur par ta mre, c'est bien, je te crois...)

    Poquou to pas cot to madame? cot pitit moun to? Poquou to vini cot Kalina p prend li la t?. . . p prend li z'abatis... (Pourquoi n'es-tu pas prs de ta femme, de tes enfants?... Pourquoi viens-tu chez l'Indien prendre sa terre et ses abatis ?)

    Atoucka pas oul!. . . Soti! K all cot moun blancs!. . . (Atoucka ne veut pas... Va-t-en chez les blancs.)

    A ce cher souvenir de sa femme et de ses enfants, si durement voqu par le Peau-Rouge, qui lui reprochait de ne pas tre prs d'eux, Robin se sentit touff par un flot de larmes.

    Il se raidit contre cette motion qu'il ne fallait pas laisser deviner l'Indien et rpondit :

    Ma femme et mes enfants sont pauvres. C'est pour les nourrir et les abri-ter que je suis i c i .

    Atoucka pas oul!. . . rpliqua l'Indien avec colre. Li pas pati cot moun blancs... Li pas flch koumarou, li pas bati carbet, li pas plant manioc cot mouns blancs... a moun blanc, rest cot l i . . . a Kalina rest cot Kalina... (Atoucka ne veut pas. Il ne va pas chez les blancs pour flcher le koumarou, btir un carbet ou planter le manioc. Que l'homme blanc reste chez lui et l'Indien aussi.)

    Mais, voyons, Atoucka, nous sommes tous des hommes.. . La terre est ici a moi, comme celle de mon pays est toi.

    O h ! . K koumba di Mama-Boma!... riposta-t-il furieux, to pal mento !... coup la t k to sab'; to trouv zos m o p. . . zos papa l i . . . a tou v i e

  • 32 LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE

    moun Kalina... Si to trouv zos moun blancs!.. . mo bae to la t . . . mo fika te chien!.. . (Oh! par le nombril de la Maman-Couleuvre, tu mens! fouille la terre avec ton sabre, tu trouveras les os de mon pre, ceux des Indiens, mes anc-tres... Si tu y trouves les os d'un seul blanc, je te donne toute la terre, je deviens ton chien.)

    Mais, Atoucka, je n'ai jamais dit que je voulais m'tablir chez toi. Je compte me rendre chez les ngres Bonis. Je suis ici en passant, je ne veux mme pas m'y arrter plus longtemps.

    A cette nouvelle, l'Indien laissa chapper, malgr toute sa finesse et tout son empire sur lui-mme, un vif mouvement de dsappointement.

    Toute cette longue tirade patriotique, ce pompeux talage de sentimen familial, tout, jusqu' cette tentative d'intimidation opre en dcochant sa flche, avait un seul but, et d'une importance bien minime. On le verra tout l'heure.

    Son visage se rassrna soudain, mais pas assez vite, cependant, pour que Robin n'en vit l'altration passagre.

    Si to pas tig' blanc, fit-il en reprenant sa marotte, to vini k mo, cot Bonapat. (Si tu n'es pas un tigre blanc, viens donc avec moi Bonaparte.)

    To touv l mouns blancs, carbet, viande, tafia, posson... (Tu trouveras l des hommes blancs, un carbet, de la viande, du tafia, du poisson...)

    A ce mot de Bonaparte, qu'il ne s'attendait pas entendre pareille place et trouver dans une telle bouche, Robin haussa les paules. Puis, il se rappela tout coup que le pnitencier s'appelait Saint-Laurent depuis quelques annes seulement, du nom de l'amiral Baudin, gouverneur de la Guyane.

    Ce terrain avait t jadis occup, pendant plus de trente ans, par un vieil Indien surnomm Bonaparte. De l le nom de pointe Bonaparte, donn cette bande de terre qui longe le Maroni 1 et o s'lve prsentement la commune de Saint-Laurent.

    L'Indien n'y avait mis aucune malice, cela va sans dire ; mais il faut une fois de plus reconnatre que le hasard opre souvent de singuliers rapproche-ments.

    Nous verrons, rpondit vasivement Robin. La raideur de l'Indien sembla tomber tout coup. Il reposa prs de son paule

    son arc et ses flches, comme un soldat l'arme au pied, tendit avec une appa-rente et peut-tre sincre cordialit, la main au fugitif.

    1 Historique

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE. 33

    Satans singes rouges (Page 40 . )

    - Atoucka comp tig' blanc. Tu tiens ce nom, soit. Il en vaut bien un autre. Tigre blanc est le

    banar (compre) d'Atoucka ; viens donc manger avec moi ce qui reste de ma tortue.

    L'Indien ne se le fit pas rpter. Il s'accroupit sans faon et travailla tant et si bien des mains et des mchoires, sans s'occuper de son comp , qu'il

    5

  • 34 L E S ROBINSONS DE LA GUYANE

    ne resta bientt plus que la carapace, nettoye comme par un clan de fourmis-manioc.

    Le dner, apprt la diable sur un brasier mal tabli, avait contract une forte odeur de fume dont le glouton ne s'tait pas proccup tout d'abord.

    Oh! banar !... oh !... dit-il, en manire de remerciement, to pa sav f cuisine!...

    Il est vraiment bien temps de t'en apercevoir... Mais j ' a i l encore deux tortues, nous verrons ce soir ton talent.

    Ah!. . . banar. . . to gain tou araka (Ah ! compre, tu as deux tor-tues?...)

    Oui, tiens. Bon.

    Puis, voyant que son nouveau banar , aprs avoir largement tanch sa soif la crique, s'apprtait s'endormir, il lui demanda avec un naf accent d'ardente convoitise :

    To pas ba tafia Atoucka. (Tu n'as pas donn de tafia Atoucka.) Je n'ai plus de tafia... To pas gain... moi oul vou boite l... (Tu n'en as pas? Je veux

    voir ce qu'il y a dans la bote.) Le contenu n'tait, hlas ! gure long inventorier. Une chemise de grosse

    toile, le flacon vide, ayant contenu le tafia, et que le sauvage flaira avec une avidit de macaque, les pis de mas, quelques fragments de papier blanc, le petit tui renfermant le linge calcin, l'amadou de l'indigent c'tait tout.

    Atoucka dissimulait mal son mcontentement. Robin, bris de fatigue, sentait le sommeil l'envahir. Le Peau-Rouge s'ac-

    croupit et se mit chanter une longue et plaintive mlope. Il clbrait ses exploits... racontait que ses abatis regorgeaint d'ignames, de patates, de ba-nanes et de millet... son carbet tait le plus grand, sa femme la plus belle, sa pirogue la plus rapide.. .

    Nul comme lui ne flchait le koumarou. Nul ne savait trouver la trace du mapouri (tapir) et le percer comme lui d'une flche infaillible... Nul enfin ne pouvait rivaliser avec lui quand il poursuivait le paque et l 'agouti... ses jam-bes dfiaient l i course le kariakou lui-mme...

    Le fugitif s'tait profondment endormi. Longtemps son me erra dans le pays des songes. Il lui sembla revoir les chers absents, et vivre quelques heures

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 35

    l-bas, au del de l'Ocan immense, prs de ceux dont l'implacable destine l'avait depuis si longtemps spar.

    Le soleil avait accompli les deux tiers de sa course quand il s'veilla. Le sentiment de la ralit l'envahit soudain et l 'arracha brusquement son

    cher et douloureux cauchemar. Mais ce sommeil avait au moins rtabli ses forces. Et d'ailleurs, n'tait-il

    pas libre ! Il n'entendait donc plus ce monotone bourdonnement, accompagnant chaque matin le rveil des forats... et ce lugubre roulement de tambour, et ces imprcations...

    Pour la premire fois, la fort lui semblait belle. Pour la premire fois, il en gotait l'incomparable splendeur. Cette vgtation, vagabonde, capricieuse, immense, se tordait, s'chevelait, roulait travers des bleuissements de crpus-cule. et l, des lumires irises trouaient en ricochant la colossale vote d'meraude, et retombaient en cascades de couleurs comme rflchies tra-vers des vitraux gothiques.

    Et ces mtures d'arbres gants, aux agrs de lianes, pavoises de corolles clatantes, pavillon multicolore, arbor pour toujours par la fe de? fleurs...

    Et ces colonnes, droites et rigides comme les piliers d'un temple sans fin, drapes de vert, au gracieux chapiteau d'orchides, dont les arceaux immobiles se profilaient l'infini sous cette coupole de feuilles et de fleurs...

    Les joies des proscrits sont, hlas I bien courtes. La vue de ces splendeurs, devant lesquelles un voyageur bien pourvu de tout ft rest en extase, vo-quait pour le fugitif la lugubre ide du tombeau.

    ... Et l 'Indien?.. . Ace souvenir, Robin se leva brusquement, chercha et ne vit rien. Il appela... pas de rponse. Atoucka avait disparu en emportant non seulement les deux tortues formant toute la rserve de l'infortun, mais encore ses chaussures, sa bote-havre-sac renfermant ce qu'il lui fallait pour faire du feu.

    Il ne restait Robin que son sabre d'abatis, sur lequel il s'tait par hasard couch, et que le voleur n'avait pu lui ravir. Le mobile du Peau-Rouge lui apparut dans toute sa nave simplicit. Sa flche, son entre dramatique, ses tirades n'taient que de l'intimidation. Il pensait que le blanc avait du tafia, ne fut-ce qu'une bouteille, il lui en fallait.

    Du de cette esprance, il avait, sans plus de faon, accept le frugal repas du fugitif. C'tait autant de pris, et une journe de plus de passe dans cette

  • 36 LES R O B I N S O N S DE LA GUYANE

    chre et adore paresse, la seule divinit qui, avec l'ivrognerie, soit de la part de l'Indien l'objet d'un culte assidu.

    Trouvant sa convenance les bibelots de son hte, il se les tait appropris, pensant naturellement que ce qui tait bon prendre tait bon garder. En le privant d'ailleurs des moyens, quelque lmentaires qu'ils fussent, de continuer sa route, le pauvre Kalina avait un autre but.

    Si le tigre blanc et eu en sa possession quelques larges rasades de tafia, le rsultat et t identique. L'Indien aime boire et ne rien faire. Il ne tra-vaille, ne pche ou ne chasse que quand la faim le talonne. Il et, sans hsit, vcu pendant quelques jours, comme on dit vulgairement, aux crochets de son banar. puis eut disparu de la mme faon pour aller le dnoncer l'autorit.

    Et maintenant il y avait gros parier qu'il tait en route pour Saint-Lau-rent Bonapat. Il savait parfaitement que l'administration donne une prime quiconque ramne ou fait retrouver un forat.

    Cette prime, dix francs, je crois, reprsente dix litres de tafia ; c'est--dire dix journes compltes d'ivrognerie dans sa brutale et rpugnante plnitude. Oh I les prliminaires sont de courte dure. L'Indien prend une bouteille, la dbouche, avale le goulot, et engloutit sans reprendre haleine la liqueur corrosive.

    Il titube un moment, regarde d'un air hbt autour de lui, cherche une place sa convenance, s'y allonge comme un pourceau repu, et s'endort.

    Il s'veille le lendemain. A peine veill, il recommence. Il en est comme cela, sauf de lgres variantes jusqu' complet puisement de la provision.

    S'il a prs de lui sa femme, ses enfants, ses amis, le crmonial est identique, mais la ripaille dure moins longtemps. Tous, mles et femelles, grands et petits, ceux-l mme qui peuvent peine marcher, ingurgitent gosier que veux-tu. Et tous, ayant atteint en quelques minutes les extrmes limites de l'ivresse, s'en vont culbutant, roulant, tombant, ple-mle, s'chouer en famille sous l'paisse feuille.

    Telle tait le motif de la visite de digestion que Atoucka comptait rendre sous peu son banar. Voyant qu'il tait impossible, et pour cause, de le ramener Saint-Laurent, il tait all chercher du renfort.

    Robin ne pouvait tre bien loin. L'Indien, mettant profit son habilet de chercheur de piste, conduirait coup sr les reprsentants de l'autorit. Son comp serait pris, et il empocherait la prime.

    Le fugitif ne s'y trompa pas un moment. Il lui fallait reprendre au plus tt

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE 37

    sa course vagabonde, piquer droit devant lui comme un fauve, accumuler les obstacles, augmenter les distances et marcher jusqu' complet puisement.

    Il partit en mchonnant quelques fruits verts de l'aouara, la saveur aigre-lette, et fortement astringente.

    En avant ! Et, sans plus se soucier de ses pieds qui saignent sous les morsures herbes coupantes , il s'lance travers bois, contournant les massifs,

    caladant les troncs renverss, cartant les rideaux de lianes, rampant sous les branchages fracasss.

    En avant! Qu'importe le voisinage des fauves l'afft, qu'importe le trigono-cphale ou le crotale tapis dans l'herbe, qu'importent les milliers d'insectes aux dardse mpoisonns, qu'importe le torrent avec ses cascades et ses roches aigus, la savane avec ses vases sans fond... Qu'importe enfin la mort sous toutes ses formes, sous tous ses aspects I

    Si les farouches habitants de la grande solitude quatoriale sont redoutables, plus redoutables encore sont les hommes de la pointe Bonaparte, qui demain e chasseront sans trve ni merci.

    Les animaux n'attaquent pas toujours, la bte froce n'est pas toujours impla-cable. Elle n'a pas toujours faim. Seule la haine de l'homme est mortelle.

    En avant! Qu'importent les miasmes qui s'lvent des marcages, formant e s bues paisses, nergiquement appeles le Linceul des Europens ! Il

    faut marcher, faire de la route, comme disent les marins. Les chasseurs d'hommes seront l demain.

    Le dlire commenait envahir le fugitif. Mais la fivre lui donnait des ailes. Il courait comme un cheval emport, sentant vaguement et comprenant inconsciemment qu'il tomberait tt ou tard et qu'il ne se relverait peut-tre pas...

    La nuit vint, la lune se leva clairant de sa douce lumire la fort qu'empli-rent bientt les bruits les plus divers.

    Robin semblait n'en entendre aucun. Il marchait sans mme penser frayer sa route, sans voir les cueils, sans mme s'apercevoir qu'il laissait aux pines des lambeaux de sa chair.

    La vie semblait pour lui s'tre rsume et concentre dans une seule fonction: la marche.

    O tait-il ? o allait-il? Il n'en savait rien. Il n'en avait pas conscience... Il fuyait.

    Cette course dsordonne dura la nuit entire. Le soleil du matin chassait dj les ombres de la fort, que le fugitif, tremp de sueur, la respiration hale-

  • 38 LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    Le surveillant Benot endurait de vritables tortures. Sa cuisse, ouverte

    par la griffe d'un jaguar, enfla rapidement, sous l'appareil pos par la main du forat.

    L'hmorrhagie tait arrte, mais le surveillant tait un homme mort si une mdication nergique et savamment conduite n'tait bientt employe.

    La fivre le saisit, cette terrible fivre de la Guyane, vritable Prote qui prend toutes les formes, qu'une cause mme futile dtermine, et qui devient si rapide-ment mortelle.

    Une morsure d'araigne-crabe, aussi bien qu'une piqre de fourmi-flamande, quelques minutes d'exposition au soleil, comme un bain trop froid, une marche trop prolonge, un cart de rgime, une ampoule produite par une chaussure trop troite, un furoncle, que sais-je encore, suffisent pour donner la fivre.

    La tte devient alors le sige d'une douleur atroce. Les articulations d'abord douloureuses s'immobilisent, le dlire survient avec son cortge de spectres ; puis le coma, et souvent la mort courte chance.

    Benot savait tout cela, il eut peur. Isol aussi dans la fort, bless grivement, sans autre compagnon que son chien, faisant vis--vis un jaguar dcapit, on conviendra qu'il y avait l de quoi mouvoir l 'homme le plus vigoureusement tremp.

    Une soif ardente le dvorait, et bien qu'il entendt quelques pas le murmure d'une crique, il n'avait pu jusqu' prsent se traner jusqu'aux bords.

    Chose trange et monstrueuse tout la fois, il trouvait encore entre un blas-phme et un cri arrach par la douleur la force de maudire Robin, auquel il devait la vie et qu'il accusait de son malheur.

    Oh ! le gueux !... la vermine !... Dire que tout a est de sa faute... Et a fait le grand seigneur avec moi.. . a me pardonne !... Canaille !... si

    jamais je te trouve... je t'en administrerai un pardon. Silence donc, Fagot.. . bte de malheur.. . sauvage ! dit-il son chien, qui

    aboyait bravement cinq pas du jaguar pantelant. Oh que j ' a i soif 1 . . . A boire I... sang-Dieu !... de l'eau !... A boire !... Et ces

    trois brutes que j ' a i laisss l-bas, comme des canards emptrs...

    tante, les yeux hors de la tte, les lvres franges d'une cume sanglante, cou-rait encore.

    Puis sa robuste nature fut enfin vaincue par ce formidable effort. Il lui sem-bla que son crne supportait toute la vote de f e u i l l a g e . Le vertige s'empara de lui, il buta, tituba, broncha et s'abattit lourdement sur le sol.

  • LES ROBINSONS DE LA GUYANE

    Tas d'nes... vont-ils avoir au moins l'instinct de suivre ma piste. Le surveillant, tordu par la soif, trouva dans la colre la force d'oprer quel-

    ques mouvements ; s'accrochant des mains aux herbes et aux racines, rampant sur les coudes et sur son genou valide, il put accomplir ce voyage de quelques mtres.

    Enfin I dit-il en buvant avidement... Oh ! que c'est bon de boire... J'ai un volcan dans le corps.

    Ah ! Je me sens renatre. Je gurirai.. . Je ne veux pas mourir . . . Il me faut vivre... vivre pour ma vengeance.

    En attendant, je vais rester l comme une bte estropie... J'ai de quoi manger, heureusement, ne ft-ce que le tigre 1 que l'autre a laiss l.

    J'ai de quoi me dfendre aussi; mon sabre... Joli sabre d'invalide... Ah ! mon pistolet. Il est en tat. a va bien.

    Impossible de faire du feu !... oh !... Tonnerre de tonnerre ! Que je souf-fre ! C'est comme si une demi douzaine de chiens rongeaient ma cuisse.

    Pourvu qu'il ne prenne pas fantaisie toutes les vermines des bois de se mettre aprs ma peau.

    Benot, mon garon, tu vas passer une fichue nuit. Bien certainement que mes clampins ne seront pas l avant demain... et encore.

    Tiens... o donc est Fagot? . . . La sale bte. Il m'a quitt. Ces chiens, c'est ingrat comme des hommes !

    Encore un qui je rglerai son compte... Allons, bon. Le soleil se cou-che.. . Il va faire une nuit de tous les diables... Ah ! non, la lune.

    Tiens, c'est drle... d'tre comme a tout seul ici... Je me sens tout.. . chose !

    Si les nuits sont interminables pour celui qui chemine lentement, combien elles sont affreuses pour celui qui souffre et qui attend. Imaginez-vous un ma-lade, les yeux fixs sur le cadran d'une horloge, et forc de regarder avancer les aiguilles pendant douze heures. Voyez-le assister au laborieux entassement des minutes, pier le mouvement circulaire de la grande aiguille, pendant que la petite semble ne s'avancer qu' regret, et de quantits infinitsimales que son il ne peut apprcier.

    Imposez-lui ce supplice l-bas, sous les gants de l'quateur, au milieu des 1 Que le lecteur ne s'tonne pas de nous voir employer indistinctement le mot de tigre

    en parlant du jaguar, du lopard ou du puma, de mme que celui de biche pour tous les cerfs d'espces et de sexes diffrents. C'est l'habitude la Guyane. Nous aurons soin d'ail-leurs, pour viter toute erreur, de les dsigner en principe par leurs noms vritables.

    L. B.

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    insondables solitudes, et vous aurez peine une ide des tortures endures par le surveillant.

    La lune avait accompli la moiti de sa course. Le bless rongeait son frein, lorsqu'un tintamarre pouvantable retentit au-dessus de sa tte.

    C'tait comme un formidable rugissement, auquel nul bruit n'est compara-ble. Figurez-vous le vacarme produit par un train lanc toute vitesse au mo-ment o il s'engouffre sous un tunnel et auquel se mlerait le cri aigu d'une douzaine de porcs qu'on gorge.

    Ce tapage assourdissant commence brusquement, grave et aigu en mme temps, comme un duo expector par je ne sais quels montres, roule, change de ton, monte, descend et s'arrte tout net pour recommencer.

    Allons ! bon, grogna pendant une accalmie Benot, sans s'mouvoir de ce charivari sans nom, de la musique, maintenant...

    Satans singes rouges ! Que le diable les emporte. Le surveillant ne s'tait pas tromp. Un clan de singes hurleurs prenait ses

    bats au haut de l'arbre sous lequel il tait couch.

    Il pouvait les apercevoir, travers un rayon de lune, rangs en cercle au-tour de l'un d'eux, le chef de la bande, qui poussait ces atroces beuglements, et qui seul arrachait de son appareil vocal ces deux sons se rpercutant une distance de plus de cinq kilomtres.

    Quand il avait bien hurl, il s'arrtait, et tous ses auditeurs, charms sans doute, poussaient quelques rauques hon !... hon! . . . de contentement.

    Un mot en passant sur ce singulier quadrumane. Le singe hurleur de la Guyane, stentor seniculus, appel aussi singe rouge, et alouate par les naturels, mesure peine un mtre quarante, du museau l'extrmit de la queue. Son pelage est roux-cureuil, et noirtre reflets fauves aux pattes et la queue.

    L'examen de son appareil vocal permet de se rendre compte de cette curieuse proprit qu'il possde d'mettre simultanment des sons graves et des sons aigus.

    J'ai pu dissquer un vieux mle, et reconnatre tout d'abord que l'air qu'il aspire peut s'chapper directement par la glotte, ce qui donne naissance au son aigu. En outre, son os hyode (petit os situ chez l'homme entre la base de la langue et le larynx), au lieu d'avoir les modestes dimensions de la pomme d'Adam, est aussi gros qu'un uf de dinde, et forme une cavit sonore comme un tuyau d'orgue. Quand il chante, sa gorge se gonfle et prend les proportions d'un gros gotre. L'air qui passe par cette vaste cavit osseuse augmente d'une

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    Le vieux ngre, en dpit de la lpre. (Page 4S.)

    manire incalculable l'intensit de la voix et produit le son grave, de faon que le singe rouge possde lui seul la facult de chanter un duo.

    Enfin, c'est toujours le chef qui vocifre, l'exclusion de ses humbles sujets. Si l'un d'eux, emport par l 'ardeur, veut mler sa note la symphonie, le

    chanteur lui administre une verte correction qui le fait rentrer dans le silence. L'auditoire a seulement le droit d'applaudir.

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    Benot, peu sensible cette mlodie de quadrumane, enrageait. Les alouates ne voulaient pas abandonner la place. Le clan des hurleurs tait en liesse. Il les vit bientt s'accrocher par la queue, se balancer comme des lustres, et pousser, la tte en bas, leurs hon !... hon !... approbateurs, pendant que le chef, galement renvers, beuglait crever le tympan tous les habitants de la fort.

    Que je suis donc bte, se dit-il, mais j ' a i l de quoi les faire taire. Et, armant son pistolet, il fit feu dans la direction de la bande qui s'par-

    pilla en un clin d'oeil. A peine le silence tait-il rtabli, qu'une faible dtona-tion se fit entendre dans le lointain.

    L'espoir revint soudain au bless. Sacrebleu! on me cherche... Feu volont, alors. Il chargea son arme tout en sacrant et en geignant, puis il tira. Un nouveau

    coup de feu retentit, mais sensiblement rapproch. Allons, a va bien. Dans un quart d'heure mes clampins seront ici. Avant

    peu, je serai sur pied, et alors gare toi, Robin !... Les prvisions du surveillant furent pleinement ralises. Ses collgues, aprs

    s'tre aperus, mais trop tard, qu'ils lchaient la proie pour l'ombre, arriv-rent, munis de torches fabriques avec un bois rsineux, et prcds du chien Fagot, qui se mit gambader et japper joyeusement en revoyant son matre.

    Ils improvisrent la hte un brancard, et ramenrent, aprs des fatigues inoues, leur camarade, repris de nouveau par le dlire.

    Ce diable d'homme avait rellement l'me cheville au corps. Trente-six heures ne s'taient pas coules, que l'Indien Atoucka arrivait au

    pnitencier et racontait qui voulait l'entendre qu'il avait rencontr tig' blanc et qu'il se faisait fort, moyennant rcompense, de mettre la force ar-me sur ses traces.

    Benot eut vent de l'affaire. Il fit venir l'Indien son chevet, lui promit ce qu'il voulut, lui adjoignit deux compagnons de son choix, et les fit partir sance tenante, bien pourvus d'armes et de vivres, pour leur lugubre croisire.

    En agissant de cette faon, l'insu de son chef hirarchique, le surveillant chef esprait bien se targuer de la dcouverte, ainsi que de la rintgration du fugitif, et dtourner l'orage qui allait fondre sur lui aprs sa gurison.

    Les chasseurs d 'hommes, guids par l'Indien, pour lequel la fort n'avait pas de mystre, retrouvrent bientt la piste. Bien que Robin, lors de sa course dsespre, et peine laiss de traces, le Peau-Rouge, riv la voie comme

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    an limier, savait reconnatre, un brin d'herbe foul, une feuille tordue, une liane froisse, que tig' blanc tait pass par l.

    Quatre jours aprs leur dpart du pnitencier, ils trouvrent dans les brous-sailles une large empreinte foule comme par la chute d'un corps, puis une tache de sang qui brunissait une pointe de quartz.

    Le dport tait tomb l. Une bte froce l'avait-il dvor ? Atoucka secoua la tte. Il prit silencieusement les grands-devants, comme

    on dit en termes de vnerie, resta prs d'une heure absent, et revint en posant un doigt sur ses lvres.

    Ou qu' vini, dit-il voix basse. Ses compagnons le suivirent sans mot dire. A cinq cents mtres peine, ils

    trouvrent une clairire, et aperurent, au milieu, un petit carbet en feuille