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Interview «Mes cinq à sept avec Hammett» Par Sabrina Champenois — 20 avril 2016 à 17:11 L’éditrice et traductrice Natalie Beunat fait le bilan de son compagnonnage de trente ans avec l’auteur de polars américain que trois ouvrages ressuscitent. Dashiell Hammett a créé le prototype du limier «dur-à-cuire». Photo P. Dorsey. The Life Picture coll. Getty Images L’autodidacte Dashiell Hammett, qui a arrêté l’école à 14 ans, forme avec Raymond Chandler et Jim Thompson le trio fondateur et incontournable du roman noir contemporain. On lui doit notamment ces sommets que sont Moisson rouge, le Faucon maltais et la Clé de verre, et deux figures totémiques : le «Continental Op», détective sans nom et sans illusions nourri par sa propre expérience de «privé», et Sam Spade, héros du Faucon maltais et de nouvelles, qui dépose le prototype du limier solitaire et «dur-à-cuire» (hard boiled) qu’une partie de la production actuelle reconduit toujours. A partir de 1934 et The Thin Man, «Dash» n’a plus publié de roman, fournissant surtout des idées de scénarios à Hollywood. Parallèlement, une santé chancelante de tuberculeux qui fume comme un sapeur et boit comme un trou le terrassait régulièrement. Cela n’a pas empêché ce communiste, président du Congrès des droits civiques de New York, mais aussi patriote, de s’engager lors de la Seconde Guerre mondiale : il avait 48 ans, ses coreligionnaires des îles Aléoutiennes où il dirigea le journal de la base l’appelaient «Pop», Papa. Dans les années 50, c’est le maccarthysme et la chasse aux sorcières collatérale qui le fragilisent : outre deux procès, six

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Page 1: Interview «Mes cinq à sept avec Hammett»Interview «Mes cinq à sept avec Hammett» Par Sabrina Champenois — 20 avril 2016 à 17:11 L’éditrice et traductrice Natalie Beunat

Interview

«Mes cinq à sept avec Hammett» Par Sabrina Champenois — 20 avril 2016 à 17:11

L’éditrice et traductrice Natalie Beunat fait le bilan de son compagnonnage de trente ans avec l’auteur de polars américain que trois ouvrages ressuscitent.

Dashiell Hammett a créé le prototype du limier «dur-à-cuire». Photo P. Dorsey. The Life Picture coll. Getty Images L’autodidacte Dashiell Hammett, qui a arrêté l’école à 14 ans, forme avec Raymond Chandler et Jim Thompson le trio fondateur et incontournable du roman noir contemporain. On lui doit notamment ces sommets que sont Moisson rouge, le Faucon maltais et la Clé de verre, et deux figures totémiques : le «Continental Op», détective sans nom et sans illusions nourri par sa propre expérience de «privé», et Sam Spade, héros du Faucon maltais et de nouvelles, qui dépose le prototype du limier solitaire et «dur-à-cuire» (hard boiled) qu’une partie de la production actuelle reconduit toujours. A partir de 1934 et The Thin Man, «Dash» n’a plus publié de roman, fournissant surtout des idées de scénarios à Hollywood. Parallèlement, une santé chancelante de tuberculeux qui fume comme un sapeur et boit comme un trou le terrassait régulièrement. Cela n’a pas empêché ce communiste, président du Congrès des droits civiques de New York, mais aussi patriote, de s’engager lors de la Seconde Guerre mondiale : il avait 48 ans, ses coreligionnaires des îles Aléoutiennes où il dirigea le journal de la base l’appelaient «Pop», Papa. Dans les années 50, c’est le maccarthysme et la chasse aux sorcières collatérale qui le fragilisent : outre deux procès, six

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mois de prison et ses livres retirés des bibliothèques publiques, la cigale Hammett subit un contrôle fiscal qui le met sur la paille. Il mourra pas loin de l’oubli, le 21 janvier 1961 à New York. Il avait alors 66 ans, contre 3 mois pour Natalie Beunat. Autant dire qu’ils ne se sont jamais rencontrés. Cela fait pourtant trente ans qu’ils pratiquent une sorte de cohabitation, soit presque la moitié de sa vie à elle, fidélité stupéfiante. On pourrait résumer comme suit : elle travaille sur lui. Le traduit, contribue à le faire rééditer - exister, donc. Mais ce serait un peu court, et inexact. Car il ne s’agit pas juste pour Natalie Beunat d’entretenir un patrimoine ou un fonds de commerce. Elle gagne de toute façon sa vie autrement, responsable éditoriale à Univers Poche depuis vingt ans et directrice de collections en free-lance dans d’autres maisons. Non, c’est un compagnonnage d’âmes sœurs qu’on entrevoit. En France, désormais, Natalie Beunat est «madame Hammett», reconnue comme telle dans le milieu du polar, qui respecte sa persévérance et moque tendrement son attachement forcené. Elle-même, physique de Betty Boop et gouaille de Parisienne née dans le XIIe et grandi à Champigny-sur-Marne, ne tombe pas dans le travers de la dépositaire d’une mission divine. Elle autodiagnostique une «névrose obsessionnelle» (elle en a une autre pour la poésie, Henri Michaux et Jacques Réda en tête), souligne systématiquement l’action «hammettienne» d’autres Français qu’elle-même, tels François Guérif (Rivages), feu Jean-Pierre Deloux, fameux spécialiste du polar, Gérard Berreby (Allia), Jo Vargas, sœur peintre de Fred et auteure d’une série de portraits du dandy à regard noir et crinière blanche, ou encore Aurélien Masson (Gallimard) et Marie-Caroline Aubert (Le Seuil). Natalie Beunat, gourmande qui aime les gens, cuisiner, manger, boire, danser jusqu’au bout de la nuit, dit, le regard brillant : «C’est le partage qui m’intéresse, la transmission.» Ce printemps 2016 marque une nouvelle étape dans sa vie avec Dashiell Hammett : trois livres paraissent conjointement, une publication en version poche (la passionnante correspondance de «Dash») et deux recueils inédits en France (l’un de nouvelles d’horreur choisies par lui, l’autre de nouvelles et scénarios). Surtout, Natalie Beunat a décidé que cette fois, c’en était fini de cette fixette. Aucune lassitude type «vieux couple» n’affleure. Plutôt la volonté de savoir se relancer, de faire preuve de ce panache qu’elle admire tant chez Hammett. Sans pathos ni trompettes, elle revient pour Libération sur cette liaison qui va cesser sur le papier mais continuer dans la communauté d’esprit.

Natalie Beunat, lundi à Paris. (Photo Paul Rousteau) Comment a débuté cette affaire ? Un peu par hasard, en fait. J’étais étudiante en anglais, mais par correspondance car je travaillais déjà. Du coup, je m’efforçais de beaucoup lire en anglais et c’est comme ça que je suis tombée sur la Clé de verre, à 20 ans. Je m’étais dit : «C’est du roman policier, ça va être facile», et j’ai pris une sacrée claque. J’ai découvert une

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écriture incroyablement dense, précise, réaliste, et une atmosphère marquée par les thèmes de la trahison, la corruption, la position morale. Ça a été un choc esthétique et amoureux. Je me suis dit : «C’est ça que je veux faire, cette littérature», sans savoir précisément comment, par quel biais. Dans le même temps, je lis aussi Chandler, que j’adore, et je fais comme ça des va-et-vient sans vraiment choisir. Après une maîtrise sur «La vision de l’enfer chez William Golding», je fais ma thèse sur «L’image du héros chez Chandler et Hammett». Dans la foulée, sur recommandation de Jean-Pierre Deloux, qui était rédacteur en chef de la revue Polar et auteur d’un livre sur Hammett [Dashiell Hammett, Underworld USA, ndlr], on m’a commandé un essai [Dashiell Hammett, parcours d’une œuvre]. Je me suis dit que j’allais boucler la boucle, or c’est là que tout a commencé. Et puis, en 2002, à l’occasion de la publication de sa correspondance en France, chez Allia, j’organise un dîner avec son biographe, Richard Layman, et François Guérif, qui avait fait traduire la biographie chez Fayard. On décide qu’il faut republier les cinq romans de Hammett, dans une nouvelle traduction intégrale : «Dash», comme bon nombre d’auteurs de cette époque-là, avait fait les frais d’une absence totale de respect, avec notamment des coupes intempestives, une honte. Ce sera fait chez Gallimard, grâce au soutien d’Aurélien Masson. Avec Pierre Bondil, on a procédé à une traduction croisée, chacun s’occupant de la moitié de chaque livre, soumise ensuite à l’autre. Puis les choses se sont enchaînées, Guérif m’a confié la traduction des souvenirs de Jo, fille cadette de Hammett… Pourquoi avoir finalement choisi Hammett plutôt que Chandler ? Chandler commence à publier quand Hammett s’arrête, et il a tout compris de Hammett, il le transcende, crée le personnage de Marlowe que tout le monde va adorer. Ellroy, grand hammettien, a dit : «Chandler décrit l’homme qu’il voulait être. Hammett décrit l’homme qu’il redoutait de devenir», et je crois que c’est très juste. Marlowe est un preux chevalier absent au monde tandis que le héros hammettien prend des risques, n’hésite pas à traverser le miroir et sait qu’il a lui-même une part d’ombre. Ça n’est pas dit, il n’y a aucune psychologisation, on le perçoit juste par les faits et gestes enregistrés par ce regard comme le ferait une caméra. D’où l’appellation «behaviouriste» (comportementaliste) qui revient souvent à son propos. Stylistiquement, c’est prodigieux, absolument désossé, dans une totale économie de moyens. Le cynisme y prévaut sur le lyrisme… Ses personnages peuvent avoir une dose de cynisme. Mais Hammett, c’est aussi cette phrase de Benjamin Disraeli qu’il avait faite sienne : «Never explain, never complain.» La mère de Faulkner la disait aussi à son fils, et je crois que ça fait écho à la façon dont on éduquait les enfants à la fin du XIXe siècle, avec une exigence de stoïcisme. Sur l’absence de lyrisme, je suis d’accord, c’est d’ailleurs un des arguments des chandleriens : qu’il y a chez lui un souffle et du lyrisme. La fin de The Long Goodbye, par exemple, est bouleversante, avec un rythme quasiment poétique quand le tempo chez Hammett est bien plus sec quoique musical, du côté jazz qu’il écoutait. Quand Hammett est-il devenu une affaire personnelle ? Sans doute quand j’ai traduit sa correspondance : ça a créé un lien et démultiplié ma relation avec lui. Je travaillais tous les matins de 5 à 7 heures, avant que mes deux filles se lèvent. Je disais : «J’ai un cinq à sept avec Hammett»… Je suis alors entrée dans son intimité et j’ai découvert quelqu’un de très attachant, d’une élégance folle dans sa façon de s’habiller comme de se comporter. Il dit entre autres qu’on ne trahit pas ses amis. Qu’il faut toujours laisser une porte de sortie aux gens, ne jamais humilier. Il ne se plaint jamais, alors même que ses problèmes de santé l’envoient régulièrement à l’hôpital. Idem quand le maccarthysme lui vaut six mois en prison : pour lui, chacun doit assumer ses actes jusqu’au bout et sa capacité à encaisser est remarquable. Ce n’est pas un hasard s’il a inventé l’archétype du dur-à-cuire. Il a par ailleurs énormément d’humour. Il est aussi d’une incroyable fidélité quoique cavaleur notoire. Ils s’est séparé assez rapidement de Jose, la mère de ses deux filles, Mary et Jo, mais il a maintenu le contact toute sa vie, leur envoyait régulièrement des lettres, des chèques. Avec Lillian Hellman, sa deuxième femme, il entretenait une relation à la Sartre-Beauvoir, sachant qu’il avait de l’attention pour chacune de ses maîtresses, ce qui ne l’empêchait pas de beaucoup fréquenter les prostituées. Hammett, qui questionne beaucoup le mal, la trahison et la corruption dans ses livres, a une rectitude morale : c’est quelqu’un qui se tient droit, au propre comme au figuré. Alors, si Hammett m’a bien occupée professionnellement, il a aussi été important dans mon évolution personnelle : il m’a aidée à avancer, à réfléchir, à poser un regard plus juste sur les choses, les gens. Il m’a appris notamment que parfois, le silence vaut mieux que le combat frontal. Souvent, il m’arrive de dire «I decline to answer», et c’est une affirmation de ma liberté. Quand j’étais enfant, très tôt, vers 11 ans, je me suis dit que je voulais être une femme libre. Hammett m’a fait avancer dans cette voie. Comment ses proches vous ont-ils accueillie ? Sa petite-fille, Julie M. Rivett, et son biographe, Richard Layman, m’ont toujours soutenue, me font une confiance absolue, c’est vraiment très agréable. Tout l’inverse de l’attitude de Lillian Hellman qui, à la mort de Hammett, a tout fait pour imposer sa version de l’histoire, en empêcher d’autres, et verrouillé l’accès aux

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archives. Néanmoins, contrairement à certains hammettiens, je ne la réduirais pas à une castratrice. S’il a fait beaucoup pour elle et contribué à sa carrière de dramaturge, elle-même a été là pour lui jusqu’au bout, alors qu’il était malade et ruiné. Dans quel état se sent-on, au moment de mettre fin à pareille histoire ? Dans l’état de plénitude du travail accompli ! Je suis particulièrement fière que grâce à Aurélien Masson, le Chasseur et autres histoires paraisse chez Gallimard dans la collection «Du monde entier» et non en Série noire. C’est une consécration, ça veut dire que Hammett est reconnu comme un grand auteur américain à part entière, comme ses potes de bars Faulkner et Hemingway. Et Raymond Chandler dans la Pléiade, ça finira bien par arriver ! Là, je travaille sur un projet en rapport avec la période maccarthyste. C’est une façon de prendre un chemin de traverse, de me séparer de Hammett en douceur, comme on quitte un amant en lui disant : «On restera toujours amis.» Sabrina Champenois