GRANDES QUESTIONS POUR UN GRAND LIVRE

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CONTINUITÉ 15 numéro cent vingt-neuf C Conservation par Martine Lemay Joyau de la collection du Sé- minaire de Québec, la première édition du catalogue The Birds of America de John James Au- dubon compte parmi les plus belles productions du genre. L’œuvre se démarque tant par son format surdimensionné (il s’agit de l’un des plus grands li- vres au monde) que par la beauté de ses illustrations ou la nature des renseignements que le peintre naturaliste y a colligés. D’origine française, Audubon (1785-1851) a immigré aux États-Unis en 1803. Passionné par la nature sauvage et la vie animale, il a voyagé toute sa vie, peignant la faune et la flore. Animé par un fort esprit scientifique, il a dessiné les es- pèces d’oiseaux qu’il observait dans leur habitat naturel et a documenté leurs comporte- ments, représentant les in- sectes et les animaux dont ils se nourrissaient. Comme tous les naturalistes de son temps, Audubon capturait et empail- lait ses spécimens avant de les dessiner et, fait nouveau, utili- sait de la broche pour les arti- culer. Ce faisant, il donnait à ses modèles une attitude beau- coup plus proche du réel. Au cours de ses premières expéditions, Audubon a effec- tué les croquis de nombreuses espèces d’oiseaux, le plus sou- vent à l’aquarelle, mais égale- ment au pastel et à l’huile. Ce sont ces dessins, aujourd’hui conservés à la New York Histo- rical Society, qui ont servi de modèles pour la création des planches. Parallèlement à ses voyages, son projet était de dresser le catalogue complet des oiseaux d’Amérique. Le format double éléphant du papier choisi pour l’impression GRANDES QUESTIONS POUR UN GRAND LIVRE En 2007, le Musée de la civilisation a confié toute une tâche au Centre de conservation du Québec : restaurer le volume 1 du catalogue The Birds of America de John James Audubon. Une mission qui a soulevé son lot de questionnements... éthiques. des planches s’est imposé en raison du souhait d’Audubon de représenter ses sujets grandeur nature. Pour permettre l’illus- tration des plus grands spéci- mens, notamment le dindon sauvage, les dimensions du pa- pier devaient être importantes (environ 75 cm x 100 cm). Les planches, quant à elles, ont été gravées sur plaques de cuivre à l’eau-forte et à l’aquatinte. Elles ont ensuite été imprimées et co- lorées à l’aquarelle. C’est l’ate- lier Havell de Londres qui a gravé et coloré la grande ma- jorité des planches, de 1827 à juin 1838. L’édition complète compte 87 fascicules de cinq estampes chacun, totalise 435 planches et représente 489 espèces d’oi- seaux dessinées en 1065 figures. En tout, 87 000 planches ont été imprimées et colorées une à une à la main, soit environ 200 exemplaires du catalogue intégral. On évalue à environ 180 le nombre d’exemplaires complets qui auraient été vendus par souscription et livrés à leurs des- tinataires. De ce nombre, il en resterait aujourd’hui 135 reliés en quatre volumes, dont l’exem- plaire de la collection du Sémi- naire de Québec. Acheté en 1861 du libraire new-yorkais A. Appelton & Co., celui-ci a coûté 1020 $. À l’époque, les prêtres avaient lancé une impor- tante campagne de souscription auprès de donateurs privés pour John James Audubon a relevé le colossal défi de dresser le catalogue complet des oiseaux d’Amérique. Ici, la planche Wild Turkey (Musée de la civilisation, coll. du Séminaire de Québec, 1993.34601). Photos : Michel Élie, CCQ

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par Martine Lemay�

Joyau de la collection du Sé-minaire de Québec, la premièreédition du catalogue The Birdsof America de John James Au-dubon compte parmi les plusbelles productions du genre.L’œuvre se démarque tant parson format surdimensionné (ils’agit de l’un des plus grands li-vres au monde) que par labeauté de ses illustrations ou lanature des renseignements quele peintre naturaliste y a colligés.D’origine française, Audubon(1785-1851) a immigré auxÉtats-Unis en 1803. Passionnépar la nature sauvage et la vieanimale, il a voyagé toute savie, peignant la faune et laflore. Animé par un fort espritscientifique, il a dessiné les es-pèces d’oiseaux qu’il observaitdans leur habitat naturel et adocumenté leurs comporte-ments, représentant les in-sectes et les animaux dont ils se nourrissaient. Comme tousles naturalistes de son temps,Audubon capturait et empail-lait ses spécimens avant de lesdessiner et, fait nouveau, utili-sait de la broche pour les arti-culer. Ce faisant, il donnait àses modèles une attitude beau-coup plus proche du réel.Au cours de ses premières expéditions, Audubon a effec-tué les croquis de nombreusesespèces d’oiseaux, le plus sou-vent à l’aquarelle, mais égale-ment au pastel et à l’huile. Cesont ces dessins, aujourd’huiconservés à la New York Histo-rical Society, qui ont servi demodèles pour la création desplanches. Parallèlement à sesvoyages, son projet était dedresser le catalogue completdes oiseaux d’Amérique.Le format double éléphant dupapier choisi pour l’impression

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En 2007, le Musée de la civilisation a confié

toute une tâche au Centre de conservation du

Québec : restaurer le volume 1 du catalogue

The Birds of America de John James

Audubon. Une mission qui a soulevé

son lot de questionnements... éthiques.

des planches s’est imposé enraison du souhait d’Audubon dereprésenter ses sujets grandeurnature. Pour permettre l’illus-tration des plus grands spéci-mens, notamment le dindonsauvage, les dimensions du pa-pier devaient être importantes(environ 75 cm x 100 cm). Lesplanches, quant à elles, ont étégravées sur plaques de cuivre àl’eau-forte et à l’aquatinte. Ellesont ensuite été imprimées et co-lorées à l’aquarelle. C’est l’ate-lier Havell de Londres qui a gravé et coloré la grande ma-jorité des planches, de 1827 àjuin 1838.L’édition complète compte87 fascicules de cinq estampeschacun, totalise 435 planches etreprésente 489 espèces d’oi-seaux dessinées en 1065 figures.En tout, 87 000 planches ont étéimprimées et colorées une à une à la main, soit environ 200 exemplaires du catalogueintégral.On évalue à environ 180 lenombre d’exemplaires completsqui auraient été vendus parsouscription et livrés à leurs des-tinataires. De ce nombre, il enresterait aujourd’hui 135 reliésen quatre volumes, dont l’exem-plaire de la collection du Sémi-naire de Québec. Acheté en1861 du libraire new-yorkais A. Appelton & Co., celui-ci acoûté 1020 $. À l’époque, lesprêtres avaient lancé une impor-tante campagne de souscriptionauprès de donateurs privés pour

John James Audubon a relevé le colossal défi de dresser le catalogue complet des oiseauxd’Amérique. Ici, la planche WildTurkey (Musée de la civilisation,coll. du Séminaire de Québec,1993.34601).

Photos : Michel Élie, CCQ

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Le principal problème deconservation des albums TheBirds of America est directe-ment lié au format des ou-vrages. Les reliures sontextrêmement lourdes (plus de22,7 kg par album !) ; il faut aumoins deux personnes pour lesmanipuler. Alors qu’elles ontété conçues pour protéger les illustrations, les reliures anciennes empêchent au-jourd’hui la bonne conservationdes planches.Or, outre la beauté de ses repro-ductions, c’est sa forme reliéequi caractérise le catalogue Au-dubon. Non pas tellement pourla beauté intrinsèque de la reliure, de facture assez sobre,mais plutôt pour la valeur his-torique que symbolise cet en-semble rarissime de quatrealbums reliés. Démanteler la

reliure de façon à garantir unemeilleure conservation desplanches allait porter atteinte àl’intégrité de l’œuvre. À l’in-verse, conserver la reliure origi-nale ne constituait pas unesolution viable à long terme, nimême à moyen terme, même sicette orientation était la seulequi respectait les notions d’in-tégrité et d’authenticité. Carréintégrer les planches restau-rées dans la reliure d’origine,une fois celle-ci consolidée, ferait perdurer les causes de dégradation des planches.Devant ce dilemme, une évi-dence : le choix du procédé derestauration devrait faire l’objetd’une réflexion mûrement achevée. Des recherches ontdonc été effectuées afin de vérifier si d’autres albums du ca-talogue Audubon avaient été

Columbia Jay (Musée de la civilisation, coll. du Séminaire de Québec, 1993.34696)

collecter le montant nécessaireà l’achat du catalogue. Récem-ment, un ensemble de quatrevolumes s’est vendu près de 12 millions de dollars chez Sotheby’s à Londres.

DILEMME

À son arrivée au Centre deconservation du Québec (CCQ),le volume 1 du catalogue étaitpassablement abîmé. La reliuremontrait des signes de faiblesse,le cuir était pulvérulent et lespapiers marbrés décorant lesplats étaient très usés. La mani-pulation de l’ouvrage avait aussigrandement détérioré les pre-mières et dernières planches.

Archéologie et patrimoine culturel

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Bureau de Montréal : 2312, rue Jean-TalonMontréal, Québec, H2E 1V7 514 728-2777

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Sans frais : 1-877-449-1253Courriel : [email protected]

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• Relevé architectural• Travail

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en laboratoire• Mise en valeur

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restaurés récemment. Résultat :les seuls exemples relevésd’une restauration ayant restituéla forme reliée d’un album ontété réalisés par l’Institut cana-dien de conservation (vers1982-1987). Le traitement aconsisté à démanteler les re-liures d’origine de deux vo-lumes appartenant à deuxcollections distinctes, afin deréparer les planches abîmées.Afin de faciliter leur manipula-tion future, les planches dechacun des volumes ont en-suite été séparées en quatregroupes, lesquels ont été reliésindividuellement dans une re-liure de type registre. Chacundes albums totalisait au finalquatre volumes.Cette solution n’a pas sembléappropriée aux restaurateurs duCCQ. Si l’allègement de l’en-semble permettait de manipu-ler les albums plus aisément,leur transport nécessitait tou-jours le concours de plusieurspersonnes, et leur format ne fa-cilitait pas pour autant l’exposi-tion individuelle des planches.De plus, il semblait illusoire depenser qu’en conservant le for-mat relié du catalogue tout enle démultipliant, on en sauve-gardait l’authenticité. Une foisl’intégrité des albums transfor-mée, peu importe la reliure deconservation qu’on leur substi-tue, l’aspect historique et lesens original de l’ensemble ducatalogue s’en trouvent irrémé-diablement travestis.

OPÉRATION DÉMANTÈLEMENT

À partir de l’instant où l’onconsent à la perte de l’intégritéde l’œuvre, la seconde avenueen matière de restauration desalbums consiste à les démante-ler pour en conserver lesplanches séparément. Dans lalittérature, les restaurateurs ontrépertorié quelques exemplesde restauration suivant cetteorientation, notamment ceuxde l’Université de Pittsburgh(2000) et de la Metropolitan

Toronto Reference Library(1989). C’est la solution qui aété adoptée pour le traitementde l’album du Séminaire deQuébec.Quelques faits historiques ontaussi influencé ce choix. À l’ori-gine, les planches avaient étéconçues pour être vendues enpaquets de cinq estampes. Lesfascicules pouvaient être payésà l’avance ou à la réception et lesouscripteur était libre de fairerelier ou non ses planches, entout ou en partie. On sait éga-lement qu’à la fin du processusde publication, en 1838, l’achatdu catalogue complet était pro-posé en version reliée ou non reliée. Sur le plan historique, iln’était donc pas inopportun derendre aux planches leur aspectoriginal.Le travail en cours consisteradonc à démanteler la reliure, àla consolider et à la conserverdans une boîte, comme témoinde la forme originale de l’œu-vre. Les planches seront en-suite restaurées et conservéesdans des pochettes indivi-duelles qui faciliteront leur ma-nipulation et leur exposition.�

Martine Lemay est restauratrice auCentre de conservation du Québec.

Verso d’une planche abîmée

La reliure du volume 1 de The Birds of America from OriginalDrawings, Londres, publié par l’auteur (Musée de la civilisation, coll. du Séminaire de Québec). Il s’agit de l’un desplus grands livres au monde.