Directeur d'ouvrage Couverture Révision -...

20

Transcript of Directeur d'ouvrage Couverture Révision -...

  • Directeur d'ouvrage Jacques Marseille

    Édition Valérie Perthué

    Couverture David Corvaisier

    Révision - Correction Solange Kornberg

  • Collection Jeunes Talents

    L'ÉPISTÉMOLOGIE CHEZ

    GEORGES CANGUILHEM

    Gilles RENARD

    NATHAN

  • Remerciements Je remercie Mme Fagot-Largeault qui a accepté de diriger mon tra-

    vail et m'a accordé son attention et sa confiance. Je remercie également Christelle Gagnant, Jacques et Marie-Madeleine Renard, Nicole Gagnant, Philippe Preux et Jean-Claude Gagnant, pour l'amour, l'amitié, la patience, la prévenance et le secours qu'ils m'ont apportés ; Katia Lasne et le département qualité de l'I.S.T.I.A. d'Angers, pour leur aide précieuse ; Patrice Repusseau, pour ses traductions.

    En mémoire de Georges Canguilhem, qui avait bien voulu accor- der quelque attention à ce travail.

    Couverture : Réduction d'une fracture, gravure allemande, XVI siècle © Éditions Nathan, Paris, 1996, ISBN 2.09.177835.4

  • Préface

    C'était à la Sorbonne le 10 juin 1995. La faculté de philosophie célébrait le souvenir de Jean-Pierre Séris, récemment disparu. Le jeune Gilles Renard fut présenté à Georges Canguilhem, dont il étudiait l'œuvre au cours de son année de maîtrise à l'univer- sité de Paris-X. Le vieil homme, toujours défensif à l'encontre d'éventuels admirateurs, lui fit un accueil bourru : «Monsieur, vous pouvez lire les livres que j'ai écrits, aviez-vous besoin d'en rencontrer l'auteur ? » L'élève ne se laissa point déconcerter ; penché vers le grand ancien, il dit simplement : « Monsieur, vous êtes le compagnon de tous mes jours, alors — je suis heu- reux de vous voir. » Touché, Georges Canguilhem sortit de sa poche un carnet minuscule, y nota le nom de l'étudiant, et demanda qu'on lui envoie le mémoire quand la rédaction en serait achevée.

    Il n'eut pas le temps d'en prendre connaissance. Georges Canguilhem mourut le 11 septembre 1995. La soutenance publique du mémoire de maîtrise eut lieu le 25 octobre 1995 devant le séminaire interuniversitaire d'histoire et philosophie des sciences réuni à l'École normale supérieure. Le jury (D. Andler, B. Saint-Sernin, A. Fagot-Largeault) apprécia la qualité de ce mémoire et lui décerna une mention «très bien» avec félicitations.

    Gilles Renard s'interroge sur la nature de l'épistémologie. Il situe Canguilhem dans la tradition française de philosophie et d'histoire des sciences, d'Auguste Comte à Michel Foucault en passant par Gaston Bachelard, Émile Meyerson, Jean Cavaillès, etc. Quelques points de vue extérieurs à cette tradition (ceux de Thomas Kuhn, Stephen Toulmin, Gerald Holton, lan Hacking, etc.) lui font dégager des contrastes intéressants relatifs à la façon dont s'intriquent le travail de l'épistémologue et celui de l'historien, s'agissant par exemple de cerner les critères de scientificité. Sous-jacents à l'épistémologie canguilhémienne, Gilles Renard dis- cerne les traits d'une philosophie de la vie : pensée du vivant comme créateur de normes, tolé- rance de la variété des normes, centralité du thème de la liberté dans l'anthropologie. Un parallèle «prudent» entre pédagogie de la guérison et pédagogie de la vérité permet finalement de qualifier le regard épistémologique de Canguilhem de regard «clinique», et de suggérer comment l'épistémologie rejoint l'éthique.

    Les directeurs de ce travail se réjouissent que le jury de la collection Jeunes Talents, en sélectionnant pour publication le mémoire de G. Renard, encourage celui-ci à développer son talent de chercheur en philosophie, et offre à la communauté universitaire la chance de lire une étude dont l'exigence intellectuelle honore le maître que fut pour eux Georges Canguilhem.

    Anne Fagot-Largeault Professeur à l'université de Paris-X

  • Liste des abréviations de certains ouvrages de Georges Canguilhem E.H.PS. : Études d'histoire et de philosophie des sciences I.R. : Idéologie et rationalité C.V. : La Connaissance de la vie F.C.R. : La Formation du concept de réflexe aux XVII et XVIII siècles N.P. : Le Normal et le Pathologique

    (Pour connaître les références de ces ouvrages, se reporter à la bibliographie en fin de volume)

  • Introduction

    L'œuvre de Georges Canguilhem se compose essentiellement d'ar- ticles et d'études dont quelques-uns, soigneusement sélectionnés, sont réunis en recueils. Seule la thèse de doctorat ès lettres, La Formation du concept de réflexe aux XVII et XVIII siècles, est consacrée à un sujet unique élaboré en une fois, sans retour ni ajout. C'est, semble-t-il, un trait caractéristique du style de Georges Canguilhem que cet effort de reprise : par exemple, la question du normal en médecine amorcée dès 1943 dans l' Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique est reprise brièvement en 1955 dans La Connaissance de la vie et complétée par de Nouvelles Réflexions sur le normal et le pathologique en 1966 dans Le Normal et le pathologique. Le thème de la normalité est à nouveau examiné en 1973 dans La Question de la normalité dans l'histoire de la pensée bio- logique. On suit sans mal la continuité de la pensée, s'approfondissant directe- ment ou indirectement à propos de concepts connexes, malgré l'allure rhapsodique de l'œuvre. Curieusement en effet, celle-ci apparaît à la fois disper- sée et très spécialisée : il s'agit essentiellement de contributions à l'histoire des sciences de la vie, bien que Canguilhem sacrifie également à l'histoire de la phi- losophie par des commentaires et interprétations des oeuvres d'Auguste Comte, Gaston Bachelard ou Jean Cavaillès, tous figures éminentes de la philosophie des sciences. Il n'y a guère que la « Réflexion sur la création artistique selon Alain » pour apporter un peu de diversité à la stricte homogénéité des thèmes. Canguilhem n'est pas cependant un simple historien. D'une part, l'histoire des sciences est en France une discipline exercée le plus souvent par des philosophes, d'autre part, ses travaux ne se limitent pas à faire le récit des réalisations du passé : partant le plus souvent d'une notion empruntée à l'actualité des sciences biolo- giques, ils procèdent plutôt à la restitution d'un cheminement conceptuel. Il n'y a pas néanmoins de norme explicite du discours sur la science tenu par Canguilhem : nulle définition du concept de science d'ailleurs, nul programme ou théorie de son épistémologie. Impossible d'abstraire la notion générale des occasions de philosopher sans perdre l'intensité de la pensée qui fait justement le fond de cette épistémologie. L'application est en l'occurrence implication de la réflexion dans son objet. Doit-on conclure qu'il ne s'agit pas d'une authentique épistémologie ? Encore faudrait-il être sûr qu'il existe en la matière, sinon une vérité, du moins une notion suffisamment claire pour fonder des exclusions.

    « Épistémologie» traduit « Epistemology », théorie ou doctrine de la science, traduisant déjà « Wissenschaftlsehre», par examen critique des principes

  • méthodes et résultats de la science. Ce sens plus restreint est symptomatique, certes, d'une tradition nationale, mais surtout d'une conception dont l'intérêt n'est pas uniquement géographique. L'épistémologie ainsi conçue est indifférem- ment appelée philosophie des sciences dans d'autres pays, voire en France. Elle se caractérise surtout comme discours sur la science, normé par sa conformité au dis- cours de la science. Sont rejetées toutes les références extrinsèques, ontologique ou théologique, à l'activité scientifique. Lépistémologie n'a pas prétention à expliquer le fondé par le fondamental. En somme, la réflexion sur la vérité savante com- mence véritablement au moment où la référence adéquate de cette vérité n'est plus transcendante mais immanente à son mode de production.

    Si désormais la science assure entièrement l'extension et la com- préhension de son concept, l'épistémologie doit en mesurer l'étendue effective sans en préjuger l'ampleur et l'actualité. La science ne se laisse pas circonscrire à l'intérieur d'un développement historique de l'esprit dont elle serait un état, ni d'ailleurs cantonner à une réalité dégradée. L'appréhension du monde des essences n'est d'aucun secours pour la comprendre. Elle doit en revanche être en mesure d'exhiber son objet, au moins d'en donner l'idée précise ; or, chaque dis- cipline a ses propres méthodes, ses propres normes de rationalité, ses propres valeurs. Ainsi, l'observation de la métamorphose de l'axolotl par Duméril en 1865 1 n'a pas eu le même retentissement dans l'opinion publique et scientifique que la découverte du vaccin antirabique vingt ans plus tard. L'histoire de l'une ne laissait pas non plus prévoir l'histoire de l'autre, la marche vers la vérité du naturaliste ne correspondant pas à celle préconisée par la biochimie. Toutes deux ne sont pas également importantes pour l'évolution de la biologie. Ce que l'on peut constater de divergent entre deux variétés d'un même ordre de recherche scientifique n'est rien au vu de ce qu'occasionnerait la comparaison entre un problème de mécanique classique et un autre de biologie cellulaire par exemple, ni le domaine d'investigation ni la période ne correspondant. Les domaines de la science n'apparaissent pas comme des parties dont la cohérence est régie par l'idée d'un Tout. Une épistémologie qui se proposerait de rendre compte de la science comme d'un ensemble homogène en perdrait la trace. Comment alors distinguer la connaissance scientifique de toute autre qui ne l'est pas, si elle n'a pas de principes et de méthodes communes à toutes ses appli- cations ? Il ne peut y avoir de concept d'épistémologie, seulement des concep- tions liées à l'examen d'un secteur limité du savoir. D'où la difficulté de concevoir une définition générale de l'épistémologie.

    1. G. Canguilhem et a/. , Du développement à l'évolution, Paris, PUF, 1985, p. 42.

  • Canguilhem a particulièrement insisté sur la distinction à opérer entre les objets de l'histoire des sciences et ceux de la science. L'historiographie des sciences est l'histoire d'une histoire et, par conséquent, ne retient de la science que les textes qui témoignent de son devenir. Elle n'est donc pas elle-même une science, n'ayant pas pour tâche de fixer dans l'éternité l'accumulation des vérités s'ajoutant les unes aux autres. Les normes du savoir discursif en effet ne sont pas identiques dans le temps. Affirmer cela, ce n'est pas nier le fait scientifique, au contraire, c'est rendre compte de sa réalité même comme succession de contribu- tions, se répondant entre elles, à une même recherche de la vérité. La science n'est pas une religion, elle ne reçoit pas la révélation de ses principes avant d'exister réel- lement, c'est-à-dire, avant d'agir. La connaissance rationnelle ne se contente pas de développer un donné de sens préalablement compris dans son début. La vérité dès lors n'attend pas le savant dans les choses, non plus, d'ailleurs, que la science ne naît préformée dans son intellect. Georges Canguilhem s'efforce à cet égard de montrer que les sciences, en particulier celles de la vie, sont le produit du travail des hommes. Dès lors, l'histoire des sciences doit être l'histoire des questions posées par les savants dont la permanence n'a d'égal que l'éphémère des réponses apportées, remplacées bientôt par d'autres réponses mieux adaptées. Le sens de l'interrogation indique celui de l'histoire de la vérité scientifique. Mieux vaudrait alors parler d'une histoire de la rationalité scientifique dont le moteur est la volonté de vérité plutôt que d'une histoire de la vérité mue par une dynamique de la raison. Les théories scientifiques donnent en effet de la vérité des versions constamment rectifiées sans que pour cela le droit exclusif à exprimer le vrai leur soit dénié. La vérité scientifique est le vérifié, son contraire n'est pas l'erreur mais le dogme. S'enquérir de son sens revient à lui trouver une raison. Lépistémologie de Canguilhem, parce qu'elle est une histoire des problèmes rencontrés par les savants au cours de leur entreprise, s'attache à donner du parcours discursif de la connaissance de la vie, relativement à sa dernière actualité, la nécessité intellec- tuelle, contre l'idée d'une histoire prédéterminée. Ce n'est certainement pas à l'épistémologie de juger de la véracité des allégations scientifiques, mais à la science. Il lui importe, par contre, d'en restituer le passé, d'insister moins sur le caractère temporaire d'une résolution que sur l'actualité d'un questionnement. L'épistémologie doit être, en effet, historique: la chronologie des faits dits, en leur temps, scientifiques ne rendant pas valablement compte de l'histoire de la science. Lalchimie ou la théorie du phlogistique, bien qu'elles aient été reconnues comme telles en leur temps, ne sont plus des sciences au même titre que des contributions plus discrètes à des sciences qui existent toujours. L'histoire de la science n'est pas linéaire et prend le détour de départs et d'intuitions non scientifiques. Elle pola-

  • rise des intentions qui ne lui sont pas propres, assurées avant elle par d'autres domaines d'activité. Ainsi, la biologie, l'étude des vivants par un vivant, n'est pas désintéressée à l'égard de son objet : elle relève autant que d'une heuristique scien- tifique de la constitution d'un milieu pour l'homme, d'une utilisation technique de la nature... Les intérêts pris en charge par la science n'y trouvent pas forcément leur satisfaction ; leur mise en valeur indique simplement, une fois de plus, que l'entreprise scientifique ne produit pas une vérité impersonnelle et absolue. Ainsi, la monstruosité est loin de constituer un fait positif: un monstre n'en est pas moins conforme aux exigences de la vie quoiqu'il ne réponde pas à l'idée que se font de la vie d'autres vivants. En ce sens, la science est une prise de position en face de la réalité et la vérité n'y signifie pas l'objectivité ; elle sous-entend un juge- ment de valeur.

    Le renversement canguilhémien de l'intérêt historique pour l'avenir de la science selon un axe idéal de progrès en intérêt de la science pour son passé a conduit l'épistémologie à devenir cette pédagogie qui paradoxalement com- plique l'image de la science lorsqu'elle est trop simplifiée. La connaissance ne peut être une entreprise d'assomption progressive de la vérité : la réflexion sur la science doit examiner les rapports qu'elle entretient avec un contexte culturel préalable de significations au sein duquel elle apparaît. La science est donc en conflit, qu'il ne lui appartient pas de régler, avec d'autres valeurs humaines. À chacune de ses avancées, elle témoigne d'une certaine orientation des intérêts vers telle solution plutôt qu'une autre. L'œuvre de G. Canguilhem pose le problème de l'unification des savoirs, en dehors de toute considération psychologique, sociologique ou logique, qui n'appartient à aucun domaine théorique constitué, préalable à toute épistémologie, à partir de laquelle seulement l'appréhension des divergences est possible.

    La position de l'homme dominant les autres espèces vivantes n'est pas sans incidence sur l'observation de ces vivants par l'un d'entre eux. Ce n'est pas dévaloriser la science que d'en faire une valeur: une telle attitude épistémolo- gique mène plutôt à reconnaître l'intérêt de la science pour l'homme, autrement dit, à considérer non pas ses limites mais son origine et le sens de son devenir.

  • PREMIÈRE PARTIE Georges Canguilhem, historien des sciences

  • Chapitre I

    Histoire des sciences, philosophie des sciences, épistémologie

    L'histoire des sciences avant Auguste Comte L'histoire des sciences naît comme genre littéraire, indépendant

    de la philosophie, au XVIII siècle. Elle est écrite par des savants à propos de leurs sciences dans le contexte des académies scientifiques qui s'étaient créées au XVII siècle. Mais elle n'est pas un genre historique particulier répondant à une curiosité d'érudit. C'est, comme le remarque Georges Gusdorf, « un aspect de la prise de conscience globale de l'historicité humaine, qui constitue l'une des grandes découvertes du XVIII siècle ». Ainsi, le mot «science» ne signifie plus savoir absolu théologique ou alchimique ; le savant est devenu scientifique, il est celui qui cherche la vérité sans l'espoir même de la découvrir tout entière, cet espoir il le réserve à ses successeurs, à un temps où l'accumulation des savoirs aura épuisé toute la réalité. C'est dire si le devenir de l'humanité a fini d'être appréhendé comme une dégradation à partir d'un âge d'or ayant déjà accompli la perfection sur terre, ainsi qu'on l'admettait couramment pendant

    1. C. (jusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, t. I : De l'histoire des sciences à l'histoire de la pensée, Paris, Payot, 1977, p. 59.

  • l'Antiquité L'historicité est le moyen de l'accomplissement de l'identité de l'homme en devenir. La science moderne diffère de la science médiévale dans la mesure où elle tend à diminuer autant que possible l'autorité des prédéces- seurs et des textes bibliques. Ce n'est pas dans les livres, par l'exégèse, mais par l'observation et l'expérimentation, quoique leur puissance soit limitée d'abord par le caractère rudimentaire des techniques, que l'on veut désormais découvrir le secret de l'Univers.

    L'influence des conceptions philosophiques est ici manifeste. Selon Canguilhem, « Fontenelle a bien vu que la philosophie cartésienne, quand elle tuait la tradition, c'est-à-dire la continuité non réfléchie du passé et du présent, fondait en même temps en raison la possibilité de l'histoire, c'est-à-dire la prise de conscience d'un sens du devenir humain Il faut que le passé soit dépassé, qu'une distance historique apparaisse pour qu'une distance critique s'instaure. Le règlement de la querelle des anciens et des modernes, lancée en 1687 lors de la lecture du Siècle de Louis le Grand de Charles Perrault à l'Académie française, en faveur des modernes ne voue pas les anciens à l'oubli, mais soumet leurs contributions aux mêmes critères de rationalité et de vérification que les contributions les plus récentes. L'évidence du cogito et la visibilité de droit des preuves rendent tous les hommes capables de connaître : les anciens n'ont pas reçu en partage plus de génie que les modernes. La constitution intellectuelle et physique de l'homme, bien que sa place dans la hiérar- chie des êtres s'élève à mesure que sa raison augmente son pouvoir cognitif et tech- nique, est fixe à travers les siècles et les régions du globe. La stabilité de l'esprit qui, conservant la même puissance, garde également la même orientation et le même sens d'accomplissement, justifie la supériorité du présent sur le passé. La connais- sance n'est plus un secret d'alchimiste, elle doit être discursive et par conséquent par- tagée. La quête heuristique n'est plus individuelle mais collective, continuée fidèlement d'âge en âge. Dès lors, « la récapitulation du savoir acquis a la valeur d'un facteur de développement Comme indication du devenir spécifiquement humain, l'histoire se fonde en définitive sur l'identité de la nature à elle-même dont témoignent les lois de conservation du mouvement, de la vitesse des planètes en 2. Notons toutefois que cette idée d'une antériorité de la civilisation et de la science sur la barbarie et l'ignorance est encore vivante dans l'esprit des premiers protagonistes de l'histoire des sciences. Bailly, par exemple, dans l' Histoire de l'astronomie ancienne depuis son origine jusqu'à l'établissement de l'école d'Alexandrie, en 1775, et dans les Lettres sur l'origine des sciences et sur celles des peuples de l'Asie, en 1777, envisage l'existence d'un peuple disparu « qui a précédé et éclairé les plus anciens peuples connus » de sorte que lorsqu' « on considère avec attention l'état de l'astronomie dans la Chaldée, dans l'Inde et dans la Chine, on y trouve plutôt les débris que les éléments d'une science », cité par G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, p. 87. 3. Ibid., p. 55. 4. G. Gusdorf, op. cit., p. 58.

  • révolution, de la réaction relativement à l'action... établies par Galilée, Kepler, Descartes... L'inertie du monde ne signifie plus sa perfection; elle témoigne plutôt de son absence de signification intrinsèque. Le sens de l'histoire est assumé par le progrès de la civilisation. L'humanité de l'homme s'affirme contre le naturel. Malgré son dénuement et la faiblesse de ses moyens, l'homme poursuit la conquête de son environnement afin de le rendre entièrement transparent à sa curiosité, entièrement disponible à la satisfaction de ses désirs. La considération de cette pauvreté originelle, en inversant la valeur traditionnelle du temps, empêche toute révélation et plus encore toute réminiscence de la vérité. L'intérêt pour le passé est sous-tendu par l'es- poir d'un perfectionnement égal à chaque génération c'est-à-dire par l'idée d'une finalité sans fin. Une époque reçoit sa tâche de l'inachèvement de l'époque précé- dente sur le plan continu du progrès, de sorte que la vérité requiert des contributions échelonnées et coordonnées à l'échelle historique de l'humanité.

    L'histoire est désormais considérée du point de vue de la filiation plutôt que de la tradition. La leçon du passé enseigne les erreurs à ne plus com- mettre et les vérités à conserver : la répétition nuit au progrès autant que l'accu- mulation y contribue. Francis Bacon projetait, déjà à son époque, une «histoire exacte du savoir, contenant les antiquités et les origines de la science, les diverses sectes, les inventions, les traditions [...] les décadences, dépressions et oublis ; avec leurs causes et occasions 6 » qui « serait une aide considérable pour la sagesse et l'ha- bileté des savants dans l'usage et l'administration de la science ». Bailly, au XVIII siècle, reprend cette conception ; selon lui, « l'histoire ne ferait point assez en expo- sant les vérités découvertes, il faut peindre les difficultés, il faut surtout compter les efforts et les moyens Le déroulement historique doit être calqué sur le modèle déductif de la géométrie cartésienne. En tant que le présent est l'effet du passé et la cause de l'avenir, l'ordre de succession historique doit avoir l'irréversibilité de l'ordre causal La direction du progrès, dans l'ordre historique, est celle d'une pro-

    5. Condorcet écrit : « Dans les sciences, la génération qui commence partant du point où celle qui finit s'est arrêtée, pour suivre sur ses traces une route certaine, n'a pas besoin de la rabaisser pour s'élever elle- même. Quelque loin que la première ait reculé les limites de la science, la seconde peut prétendre avec justice, et avec l'assurance du succès, à les reculer encore», cité par G. Gusdorf, op. cit., p.74. 6. Cité par G. Gusdorf, op. cit., p. 49. 7. Ibid., p. 49. 8. Ibid., p. 68. 9. Georges Canguilhem, citant Victor Hugo, « il n'y a pas plus de reculs d'idées que de reculs de fleuves », demande à cet égard : « Si la confrontation Hugo-Kant n'est pas jugée tout à fait fantaisiste, pourquoi ne pas la prolonger en remarquant que l'irréversibilité du progrès historique est apparentée par Hugo à l'ir- réversibilité du cours d'un fleuve que Kant avait invoquée dans la Deuxième Analogie de l'Analytique transcendantale, pour donner à entendre ce qu'il nommait la succession objective des phénomènes, c'est- à-dire l' ordre irréversible de la causalité », G. Canguilhem, « La décadence de l'idée de progrès », Revue de métaphysique et de morale, n° 4, 1987, p. 438.

  • gression logique. Si l'histoire des sciences tient de son objet son caractère apodic- tique, la philosophie des Lumières tient de l'histoire des sciences la confirmation de son optimisme : la raison et la liberté finiront par triompher parce que leur marche est inéluctable. La science, en effet, est le mouvement de la raison et de la liberté s'opposant à l'écrasante prédominance du milieu naturel, à la superstition et à l'ignorance. Luniversalité déclarée d'une telle doctrine repose sur l'universalité des préceptes scientifiques ; science et civilisation se confondent désormais. Il s'agit de combattre les particularités culturelles comme autant de concessions faites à la croyance et à la pauvreté. La science amènera l'abondance et la réflexion, c'est-à- dire la civilisation, fruit du labeur de l'homme et seul état vraiment digne de son humanité. C'est dire si l'histoire des sciences est l'expression idéologique d'un devenir visant à ressembler à une démonstration scientifique. Condorcet décrit la 9e époque comme celle où « la raison a achevé de rompre ses chaînes », autrement dit, comme la fin de la contingence dans l'histoire. Celle-ci, suivant les indications de la raison, ne connaîtra plus ni vicissitudes ni détour.

    Lhistoire des sciences au XVIII siècle illustre les progrès de la raison, somme les acquisitions et indique à la science les chemins qu'il lui reste à par- courir. Comme pédagogie, elle est le moyen de rationaliser et de canaliser une évolution de l'esprit jusqu'alors chaotique. Elle suppose en fait l'adhésion au pos- tulat rationaliste des Lumières, à savoir la nécessité intellectuelle et morale pour l'homme de permettre l'avènement de la vérité par la science. Il ne s'agit nulle- ment de travailler à une philosophie des sciences puisque la valeur de la connais- sance positive ne se laisse pas discuter. Ainsi, selon d'Alembert : « D'un côté [l'histoire de nos connaissances] humilie l'homme en lui montrant le peu qu'il sait, de l'autre, elle l'élève et l'encourage, ou elle le console au moins, en lui déve- loppant les usages multiples qu'il a su faire d'un petit nombre de notions claires et certaines. L'histoire de nos opinions nous fait voir comment les hommes, tantôt par nécessité, tantôt par impatience, ont substitué avec des succès divers la vraisemblance à la vérité Autrement dit, le sens du devenir humain ne se trouve pas dans l'exercice politique du compromis et de la compromission. Le contact avec la nature convient mieux à la civilisation de l'homme que le contact avec ses semblables. Une telle pensée guidait les philosophes de l'Encyclopédie préparant l'avenir, mais la Révolution française, parce qu'elle rompait moins les « chaînes » de la raison que le lien rationnel avec le passé, parce que surtout elle était politique, n'en fut pas la conséquence attendue.

    10. Cité par H. Gouhier, La Philosophie d'Auguste Comte - Esquisses, Paris, Vrin, 1987, p. 504. 11. Cité par G. Gusdorf, op. cit., p. 64.

  • L'histoire des sciences, à son avènement au XVIII siècle, rendant l'enchaînement des idées scientifiques prépondérant, ne s'est paradoxalement pas préoccupée de savoir si l'histoire répondait seulement à l'entraînement de l'idée. L'ordre scientifique, distingué soigneusement de l'ordre social, n'y impliquait aucune réalisation sinon la communion des hommes et des nations dans l'ac- complissement du dessein scientifique. Le terme de l'aventure historique étant vaguement indiqué par les Utopies de cités dirigées par des savants, sur le modèle de la Nouvelle Atlantide de Bacon, la libération politique à laquelle le devenir rationnel devait aboutir n'avait pas semblé nécessiter un regard de la science sur la politique ; c'est plutôt la science qui sollicitait alors son attention, prétextant de l'intérêt de ses découvertes pour l'économie des royaumes.

    Loi du progrès et système des sciences chez Auguste Comte

    Le XVIII siècle avait trouvé le fait primitif de l'esprit dans la conscience individuelle. La perfection de l'humanité dépendait du concours de tous les hommes «qui [...] font du souci de cultiver leur raison, d'augmenter leurs lumières, ou leur occupation ou leur plaisir Selon Condorcet, il s'agis- sait d'élever « un monument qui met les sciences à l'abri même d'une révolution générale du globe Auguste Comte s'oppose décidément à ces deux proposi- tions : il se refuse à considérer l'esprit a priori, par l'évidence ou la raison pure. « C'est uniquement a posteriori, c'est-à-dire d'après ses résultats, par des observa- tions sur ses faits, qui sont les sciences qu'on peut étudier et « prescrire des règles à sa méthode Il convient d'imposer un enseignement universitaire de l'histoire des sciences en tirant les conséquences de l'échec de la philosophie de l'histoire des Lumières. Les penseurs du XIX siècle ont en effet «le sentiment d'arriver dans un monde qui est à la fois trop jeune et trop vieux, écrit Henri Gouhier, trop jeune puisque la crise révolutionnaire a détruit les vieilles demeures, trop vieux puisque leurs aînés n'ont pas su ou pu s'affranchir suffi- samment du passé pour construire autre chose que des baraquements provi- soires Né en 1798, Auguste Comte a connu durant sa vie le Directoire, le Consulat, la Restauration entrecoupée par l'intermède des Cent-Jours, la monar- 12. Condorcet, cité par G. Gusdorf, op. cit., p. 74-75. 13. Ibid., p. 20. 14. A. Comte, cité par P. Macherey, Comte. La philosophie et les sciences, Paris, PUF, 1989, p. 52. 15. Ibid., p. 52. 16. H. Couhier, op. cit., p. 24.

  • chie de Juillet, la Deuxième République. Il meurt en 1857, quatre ans après le retour de l'Empire. Sa philosophie des sciences a donc une intention politique avouée: les sciences et l'industrie doivent contribuer à l'édification d'un ordre politique stable, terminant ainsi la crise révolutionnaire. L'histoire des sciences, découvrant les oeuvres de la raison, doit par conséquent mener à une pédagogie, mais qui ne s'adresse pas seulement au savant. Sous-tendue par une philosophie de l'histoire, intégrée à l'histoire de l'humanité tout entière depuis ses débuts, elle doit montrer l'évolution rationnelle de la connaissance, des mathématiques jus- qu'à la sociologie. La spécialisation croissante des disciplines scientifiques au XIX siècle rend nécessaire, selon Comte, l'élaboration d'un projet philosophique fédé- rateur, donnant à la science sa signification, sa valeur et son rôle dans la société. Le but final n'est pas d'aboutir à une psychologie de l'esprit scientifique mais à un contrôle scientifique du devenir social de l'humanité. Auguste Comte ren- verse en quelque sorte la théorie de la connaissance en sociologie.

    Le principe fondamental de l'analyse comtienne est la loi des trois états, énoncée dès la première leçon du Cours de philosophie positive. « En étudiant [...] le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, écrit Auguste Comte, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé ». Le point de départ d'une telle philosophie de l'esprit est, par opposition aux conceptions philosophiques du XVIII siècle, empirique. À tout le moins, Auguste Comte part à la fois de la biologie et de l'histoire, l'histoire étant soumise à un a priori biologique. Il s'agit en effet de rapporter l'évolution de l'humanité au développement de son intelli- gence compte tenu de la constitution naturelle de l'homme. Celui-ci n'agit qu'en fonction de ses capacités réelles dont les manifestations sont aperçues rétrospec- tivement dans l'histoire. Comte rejette toute logique, toute métaphysique ou toute idéologie, au sens de science naturelle des idées. Le philosophe prend le relais du biologiste non pour déterminer un critère a priori de scientificité ou de rationalité, mais pour découvrir ce que l'observation physiologique ne révèle pas complètement: le fonctionnement de l'esprit humain. D'emblée le positivisme est un historicisme et un antipsychologisme. Le postulat comtien est que l'esprit, à l'instar du corps, connaît un développement plutôt qu'un perfectionnement, une croissance ou une mue à partir d'un germe compris dans la nature humaine. 17. J. Laubier, Auguste Comte. Philosophie des sciences (textes choisis), Paris, PUE 1974, p. 7 (1 L., I, 2).

  • L 'ÉPISTÉMOLOGIE chez Georges Canguilhem est l'expres- sion d'un souci, qui n'est pas de la méfiance à l'égard de la science. Il ne s'agit pas pour l'auteur d'inscrire l'œuvre du philosophe dans une tradition de l'épistémologie histo- rique à la française, allant de Bachelard à Foucault, mais plutôt d'en restituer l'actualité intellectuelle, que dissi- mule la retenue et la rigueur du texte philosophique. Dans cet ouvrage richement documenté, Gilles Renard s'efforce ainsi non seulement de rétablir les perspectives du rationnalisme qui se rapporte aux travaux de G. Canguilhem, mais également de les confronter à d'autres contributions, notamment américaines.

    Gilles Renard a obtenu sa maîtrise de philosophie à l'université de Paris-X Nanterre, sous la direction d'Anne Fagot-Largeault. Titulaire du CAPES théorique de philosophie, il se destine à l'enseignement.

  • Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

    sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

    Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

    Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

    Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

    La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

    *

    La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

    dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.

    CouverturePage de titreRemerciementsDédicaceCopyright d'originePréfaceIntroductionPREMIÈRE PARTIE - Georges Canguilhem, historien des sciencesChapitre I - Histoire des sciences, philosophie des sciences, épistémologieL’histoire des sciences avant Auguste ComteLoi du progrès et système des sciences chez Auguste Comte

    Quatrième de couvertureAchevé de numériser