DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses...

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0 23 LIVRES des 1 des bbbbbbbbbbbbbbbbbbb VENDREDI 15 JANVIER 1999 Jacques Le Goff ou la faim de l’Histoire Des historiens illustrent la démarche du médiéviste, dont on a réuni les principaux essais L’OGRE HISTORIEN Autour de Jacques Le Goff Textes rassemblés par Jacques Revel et Jean-Claude Schmitt. Gallimard, 360 p., 120 F (18,29 ¤). UN AUTRE MOYEN ÂGE de Jacques Le Goff. Gallimard, « Quarto », 1 400 p., 150 F (22,86 ¤) (en librairie le 22 janvier). C ’est un genou à terre que Jean de Joinville remit au futur Louis X en dépôt précieux la parole de son bisaïeul le roi Louis IX, compagnon de sa jeunesse élevé depuis sur les autels. Si la pose n’est pas de mise pour les auteurs du collectif qui ac- compagne la reprise en un gros vo- lume des principaux essais de Jacques Le Goff, nul doute que l’émotion est comparable pour ces proches qui ont tenu à « inventer » un genre nouveau pour dire leur at- tachement et leur fidélité intellec- tuelle à l’un des plus grands médié- vistes contemporains. S’il ne s’agit pas de « mélanges » adressés à un collègue au sortir de sa charge, c’est que chacun a tenu à livrer un témoi- gnage concret, proche du travail d’atelier, de l’influence de la dé- marche de Le Goff ou des fruits de son compagnonnage. L’historien qui vient de fêter ses soixante-quinze ans mérite bien ce « portrait chinois », où les regards croisés déterminent assez justement la figure de l’intellectuel – n’osa-t-il pas dès 1957 cet « anachronisme créatif » pour faire du nouveau groupe social un objet d’étude à part entière ? –, au titre gourmand inspiré par Marc Bloch. Ses terres d’élection, choisies tant par crainte de l’aridité antique que de la luxu- riance moderne, Jacques Le Goff les a inlassablement parcourues, en frère de cet homo viator doublé d’un pénitent qui incarne l’« homme mé- diéval ». Mobile dans ses curiosités, insatiable dans ses appétits, le mé- diéviste a su interroger les paysages réels et imaginaires, esquissant une cartographie mentale d’un monde qui bascule, quand la société chré- tienne, longtemps réticente, se convertit au tournant du XII e siècle au monde terrestre. Contempteur avisé des leçons traditionnelles, l’homme a procédé par touches mi- nutieuses, d’où le nombre considé- rable des articles et essais tardive- ment réunis (Pour un autre Moyen Age, 1978 ; L’Imaginaire médié- val, 1985), de préfaces aussi, malheu- reusement dispersées mais dont L’Ogre historien propose une liste quasi exhaustive, qui disent l’acuité singulière d’un érudit qui repère, dis- tingue et s’efforce d’imposer la pen- sée d’autres chercheurs. Des deux exceptions – majeures – seule La Naissance du Purgatoire (1981) fi- gure dans le « Quarto ». Tentation atypique d’écriture d’un « phénomène de mémoire » déguisé en biographie, Saint Louis (1996) relève pourtant de la même démarche, cette exploration des paysages sen- sibles qui dessine une histoire concrète de l’imaginaire. Convaincu de l’étendue du spectre des durées, qu’il a hérité de la réflexion braudélienne, Le Goff entend faire dialoguer entre elles des options contrastées. Pour cela il accueille, enthousiaste, les apports de l’ethnologie et de l’anthropolo- gie, qui ouvrent à ce temps lent, presque immobile, des sociétés ré- putées « sans histoire » tant l’impli- cite dérègle les usages. Reste à se concentrer sur le cadre de toute ex- pression sociale, bien moins institu- tionnel que mental. Là l’« homme de métier » observe l’Homme en posture, recense les objets de la civi- lisation matérielle, tente de retrou- ver et de décoder les rituels, d’en- tendre les mirabilia et exempla dont les sermons alimentaient à l’oral la conscience culturelle. On retrouvera dans L’Ogre histo- rien de belles illustrations de la « dé- marche Le Goff » avec Christiane Klapisch-Zuber, Jacques Berlioz et Marie Anne Polo de Beaulieu, Jé- rôme Baschet et Jean-Claude Bonne. La forte réflexion d’Alain Boureau, la belle contribution de Michel Pastou- reau ou le passionnant bilan esquis- sé par André Vauchez, ne feront pas négliger les superbes témoignages de Krzystof Pomian et Pierre Nora ou l’extraordinaire entrée en matière de Jean-Claude Schmitt qui nous ouvre l’intimité du séminaire du maître – que tous ou presque ont fréquenté – avec pudeur et ten- dresse. Avec Louis Marin et Daniel Fabre, l’ouvrage se ferme sur un clin d’œil à la figure de l’ogre, à la croi- sée des disciplines chères à Le Goff. Mais le temps n’est aux bilans et ceux qui connaissent les beaux tex- tes du médiéviste sur la lente requa- lification du rêve se réjouiront de lire en final du « Quarto » ses articles ré- cents sur le rire : le jeu se perpétue avec une audace et une liberté qui font signature. Philippe-Jean Catinchi Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain péruvien, celui-ci brouille, avec une joyeuse insolence,les pistes de la réalité S on royaume, Alfredo Bryce-Echenique ne pourrait le lo- caliser ni sur une carte ni sur aucun planisphère, aussi détaillé soit-il. Né au Pérou en 1939, très vite éva- dé d’Amérique latine pour se sou- mettre à l’épreuve du « premier monde », ce rejeton de la haute so- ciété péruvienne semble avoir vécu partout, enseigné dans toutes les universités, posé ses manuscrits sur tout ce que l’Europe et l’Amérique comptent de tables. C’est pourtant sur une frontière que se situe le vé- ritable séjour de ce migrant sans repos, quelque part autour de la ligne forcément flottante qui sé- pare la vérité du mensonge, la réa- lité de la fiction. Nul plus que lui n’use autant et aussi finement de cette démarcation mouvante qui file de livre en livre à travers une œuvre joyeuse et grinçante, cruelle et sans entraves. Rabelaisienne, à sa manière, par la verve ironique et la liberté qui s’en dégagent. Et par- faitement sincère, derrière le rideau de fausses confidences érigées en mensonge officiel. Qui est-il, ce grand monsieur moustachu aux cheveux grison- nants ? Qui est ce personnage fleg- matique dont les propos et la tra- jectoire personnelle ressemblent parfois si fort à ceux de ses héros ? L’homme et l’œuvre se croisent, se superposent ou s’éloignent dans une série d’entrechats qui rendent le jeu difficile à décrypter. Dans Ne m’attendez pas en avril (Métailié, 1997), le romancier plantait un col- lège britannique du XIX e siècle au beau milieu du Pérou des années 50. Un vrai bon collège tradition- nel, avec uniforme, cricket obliga- toire et châtiments corporels, le tout surgi des fantasmes de la haute société locale qui désirait en- durcir sa descendance. Une farce, à première vue, et pourtant pas du tout. Fils de banquier, petit-fils de président de la République et des- cendant du dernier vice-roi du Pé- rou, Alfredo Bryce-Echenique a bien fréquenté ce type d’établisse- ment dans l’enfance. Alors ? « Mes amis me de- mandent comment je peux être à tel point dans mes romans sans y être du tout, remarque l’écrivain. En re- vanche, lorsque j’ai fait paraître un volume de mémoires en Espagne, tout le monde a crié à la fiction. C’est qu’en réalité, j’ai utilisé le même pro- cédé dans les deux cas. » Le procédé en question, Bryce-Echenique le met en œuvre depuis son jeune âge. A l’époque, il détestait la litté- rature enfantine – accusée de trou- bler ses cogitations intérieures – et passait de longs moments à se ra- conter des histoires. « Toujours, je partais de la réalité, mais sous un angle auquel les autres ne prêtaient aucune attention. A partir de là, j’in- ventais et mon entourage me traitait de menteur. » Evoquant sa propre expérience plus que bien des romanciers, Bryce-Echenique la fuit aussi beau- coup plus que d’autres. « La réalité NOCTAMBULISME AGGRAVÉ (Reo de nocturnidad) d’Alfredo Bryce-Echenique. Traduit de l’espagnol (Pérou) par Jean-Marie Saint-Lu, éd. Métailié, 262 p., 115 F (17,53 ¤). DAVID BELICKI me gêne tellement quand j’écris ! », soupire-t-il. Quelle meilleure échappatoire, dans ces conditions, que d’incorporer le réel pour mieux l’évacuer en le maquillant ? Dans Noctambulisme aggravé, l’auteur met en scène un narrateur insom- niaque comme il le fut lui-même, professeur d’université, installé à Montpellier tout à fait comme Bryce-Echenique dans les années 80. Autour de ce canevas, il a bâti un véritable roman, c’est-à-dire une œuvre de pure fiction. Tout se passe comme si la réalité présentait de graves insuffisances qu’il s’agirait de combler. Non que Bryce-Echenique se refuse à voir le monde autour de lui, bien au contraire. Au sortir de ses collèges bourgeois, par exemple, rien ne lui fut plus profitable que de « débar- quer au Pérou pour la première fois » en fréquentant l’université publique de Lima. « J’ai découvert alors que des Noirs pouvaient fré- quenter l’enseignement supérieur. Pour moi, c’était très inattendu », se souvient-il, pince-sans-rire. Mais l’écriture est une autre affaire. Une affaire qui l’a saisi au seuil de l’âge adulte, au point de le pousser hors du Pérou pour échapper à son mi- lieu et ne pas risquer de devenir un écrivain du dimanche. A Paris, où il s’installe d’abord, pas une ligne ne lui vient. L’écriture n’est encore qu’un désir pour celui qui n’a jamais rien produit, « même pas des poèmes d’adolescent ». Au bout de quelque temps, il se rend en Italie, à Pérouse, il commence enfin la rédaction de ce qui deviendra Je suis le roi (1). « Ce fut, dit-il, un moment d’émotion in- croyable. Je pleurais en me disant “tu ne t’es pas trompé, tu es un écri- vain, tu n’as pas menti”. » Ce livre marque le début d’une œuvre adossée à un mécanisme de fabri- cation littéraire que l’auteur définit comme purement intuitif. Une phrase, une situation, peuvent « faire bouger des choses qui étaient complètement dans mon système, mais que je n’aurais pas devinées sans cela », explique Alfredo Bryce- Echenique. A partir de là, l’auteur « ajoute du sel et du poivre » au point de ne plus pouvoir, lui-même, « séparer les ingrédients du cocktail ». La réa- lité se trouve ensevelie sous les broderies de l’imaginaire, de cet authentique mensonge qui dit tant de celui qui le profère : « Le lecteur peut tout savoir de mon histoire, pas tant dans les événements que dans la façon de la raconter », affirme le ro- mancier. La forme importe donc plus que les faits, comme le montre Noctambulisme aggravé. Dans ce roman dont la plus grande partie se joue à Montpellier, les lieux privés ou publics sont mentionnés sans description précise. « Avant de commencer, j’ai ouvert une carte de la ville mais je l’ai refermée aussitôt, souligne Bryce-Echenique. Je préfé- rais inventer. » L’invention représente d’ailleurs à la fois le symptôme et l’exutoire de Max, le narrateur qui se livre à des affabulations pour tenter de vaincre ses insomnies. L’histoire est racontée depuis le lit d’hôpital où ce professeur d’université dicte à l’une de ses anciennes étudiantes le récit des mois sans sommeil qui l’ont mené aux abords de la folie. C’est une peine de cœur qui a conduit Max, « le monstre imagina- tif et douloureux », sur ces versants dangereux que Bryce-Echenique connaît pour les avoir visités. « L’insomnie est une maladie épou- vantable, souligne l’auteur, la seule dont on tombe amoureux, que l’on alimente sans cesse car elle engendre une lucidité sans pareille, une activi- té mentale disproportionnée. » Alfredo Bryce-Echenique a construit son roman autour de cette dépendance et d’autres aussi. Ses personnages, pour beaucoup, sont tributaires de subs- tances (alcool, drogues) ou de leurs semblables. Et vic- times de ce que Max appelle « le syndrôme de l’éternel retour », ca- pable de les ramener en boucle vers ce qui leur fait du mal. Seul l’oubli peut libérer, mais voilà : transformer la mémoire en passé n’est pas à la portée du premier ve- nu. « Il n’y a rien en effet d’aussi in- volontaire que la mémoire », constate le narrateur. Dans la guerre qu’ils se livrent les uns aux autres – les mots « front », « ba- taille », « attaque » et autres « coups d’Etat » sont souvent utili- sés – les acteurs de cette tragi- comédie n’obtiennent la grâce qu’au prix de sérieux renonce- ments. Rien de vraiment dramatique dans tout cela, ou plutôt, rien de lar- moyant. L’écriture de Bryce-Eche- nique semble s’y refuser, comme par un phénomène d’allergie. Tout du long, le texte est drôle, allègre et même d’une hilarante férocité lorsque le narrateur entreprend de décrire certains de ses semblables. Le portrait de l’exilée latino-améri- caine professionnelle est à ce titre une véritable réussite, aussi réelle que la meilleure des fictions. (1) éd. Luneau Ascot, 1980. Raphaëlle Rérolle LE FEUILLETON DE PIERRE LEPAPE « Mémoires d’un siècle », de René Pomeau page II FIGURES DE « LA COMÉDIE » Balthasar Claës page II LOUIS GUILLOUX page IV LA CHRONIQUE de Roger-Pol Droit page VI

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des1

des

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VENDREDI 15 JANVIER 1999

Jacques Le Goff ou la faim de l’HistoireDes historiens illustrent la démarche du médiéviste, dont on a réuni les principaux essais

L’OGRE HISTORIENAutour de Jacques Le GoffTextes rassembléspar Jacques Revelet Jean-Claude Schmitt.Gallimard, 360 p., 120 F (18,29 ¤).

UN AUTRE MOYEN ÂGEde Jacques Le Goff.Gallimard, « Quarto », 1 400 p.,150 F (22,86 ¤)(en librairie le 22 janvier).

C ’est un genou à terre queJean de Joinville remit aufutur Louis X en dépôtprécieux la parole de son

bisaïeul le roi Louis IX, compagnonde sa jeunesse élevé depuis sur lesautels. Si la pose n’est pas de misepour les auteurs du collectif qui ac-compagne la reprise en un gros vo-lume des principaux essais deJacques Le Goff, nul doute quel’émotion est comparable pour cesproches qui ont tenu à « inventer »un genre nouveau pour dire leur at-tachement et leur fidélité intellec-tuelle à l’un des plus grands médié-vistes contemporains. S’il ne s’agitpas de « mélanges » adressés à uncollègue au sortir de sa charge, c’estque chacun a tenu à livrer un témoi-gnage concret, proche du travail

d’atelier, de l’influence de la dé-marche de Le Goff ou des fruits deson compagnonnage.

L’historien qui vient de fêter sessoixante-quinze ans mérite bien ce« portrait chinois », où les regardscroisés déterminent assez justementla figure de l’intellectuel – n’osa-t-ilpas dès 1957 cet « anachronismecréatif » pour faire du nouveaugroupe social un objet d’étude àpart entière ? –, au titre gourmand

inspiré par Marc Bloch. Ses terresd’élection, choisies tant par craintede l’aridité antique que de la luxu-riance moderne, Jacques Le Goff lesa inlassablement parcourues, enfrère de cet homo viator doublé d’unpénitent qui incarne l’« homme mé-diéval ». Mobile dans ses curiosités,insatiable dans ses appétits, le mé-diéviste a su interroger les paysagesréels et imaginaires, esquissant unecartographie mentale d’un mondequi bascule, quand la société chré-tienne, longtemps réticente, seconvertit au tournant du XIIe siècleau monde terrestre. Contempteuravisé des leçons traditionnelles,l’homme a procédé par touches mi-nutieuses, d’où le nombre considé-rable des articles et essais tardive-

ment réunis (Pour un autre MoyenAge, 1978 ; L’Imaginaire médié-val, 1985), de préfaces aussi, malheu-reusement dispersées mais dontL’Ogre historien propose une listequasi exhaustive, qui disent l’acuitésingulière d’un érudit qui repère, dis-tingue et s’efforce d’imposer la pen-sée d’autres chercheurs. Des deuxexceptions – majeures – seuleLa Naissance du Purgatoire (1981) fi-gure dans le « Quarto ». Tentation

atypique d’écritured’un « phénomène demémoire » déguisé en

biographie, Saint Louis (1996) relèvepourtant de la même démarche,cette exploration des paysages sen-sibles qui dessine une histoireconcrète de l’imaginaire.

Convaincu de l’étendue duspectre des durées, qu’il a hérité dela réflexion braudélienne, Le Goffentend faire dialoguer entre ellesdes options contrastées. Pour cela ilaccueille, enthousiaste, les apportsde l’ethnologie et de l’anthropolo-gie, qui ouvrent à ce temps lent,presque immobile, des sociétés ré-putées « sans histoire » tant l’impli-cite dérègle les usages. Reste à seconcentrer sur le cadre de toute ex-pression sociale, bien moins institu-tionnel que mental. Là l’« hommede métier » observe l’Homme en

posture, recense les objets de la civi-lisation matérielle, tente de retrou-ver et de décoder les rituels, d’en-tendre les mirabilia et exempla dontles sermons alimentaient à l’oral laconscience culturelle.

On retrouvera dans L’Ogre histo-rien de belles illustrations de la « dé-marche Le Goff » avec ChristianeKlapisch-Zuber, Jacques Berlioz etMarie Anne Polo de Beaulieu, Jé-rôme Baschet et Jean-Claude Bonne.La forte réflexion d’Alain Boureau, labelle contribution de Michel Pastou-reau ou le passionnant bilan esquis-sé par André Vauchez, ne feront pasnégliger les superbes témoignagesde Krzystof Pomian et Pierre Noraou l’extraordinaire entrée en matièrede Jean-Claude Schmitt qui nousouvre l’intimité du séminaire dumaître – que tous ou presque ontfréquenté – avec pudeur et ten-dresse. Avec Louis Marin et DanielFabre, l’ouvrage se ferme sur un clind’œil à la figure de l’ogre, à la croi-sée des disciplines chères à Le Goff.Mais le temps n’est aux bilans etceux qui connaissent les beaux tex-tes du médiéviste sur la lente requa-lification du rêve se réjouiront de lireen final du « Quarto » ses articles ré-cents sur le rire : le jeu se perpétueavec une audace et une liberté quifont signature.

P h i l i p p e - J e a n C a t i n c h i

Bryce-Echeniqueau-delà du réelMême si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent

à l’écrivain péruvien, celui-ci brouille, avec une joyeuse insolence,les pistes de la réalité

S on royaume, AlfredoBryce-Echenique ne pourrait le lo-caliser ni sur une carte ni sur aucunplanisphère, aussi détaillé soit-il.Né au Pérou en 1939, très vite éva-dé d’Amérique latine pour se sou-mettre à l’épreuve du « premiermonde », ce rejeton de la haute so-ciété péruvienne semble avoir vécupartout, enseigné dans toutes lesuniversités, posé ses manuscrits surtout ce que l’Europe et l’Amériquecomptent de tables. C’est pourtantsur une frontière que se situe le vé-ritable séjour de ce migrant sansrepos, quelque part autour de laligne forcément flottante qui sé-pare la vérité du mensonge, la réa-lité de la fiction. Nul plus que luin’use autant et aussi finement decette démarcation mouvante quifile de livre en livre à travers uneœuvre joyeuse et grinçante, cruelleet sans entraves. Rabelaisienne, àsa manière, par la verve ironique etla liberté qui s’en dégagent. Et par-faitement sincère, derrière le rideaude fausses confidences érigées enmensonge officiel.

Qui est-il, ce grand monsieurmoustachu aux cheveux grison-nants ? Qui est ce personnage fleg-matique dont les propos et la tra-jectoire personnelle ressemblentparfois si fort à ceux de ses héros ?L’homme et l’œuvre se croisent, sesuperposent ou s’éloignent dansune série d’entrechats qui rendentle jeu difficile à décrypter. Dans Nem’attendez pas en avril (Métailié,1997), le romancier plantait un col-lège britannique du XIXe siècle aubeau milieu du Pérou des années50. Un vrai bon collège tradition-nel, avec uniforme, cricket obliga-toire et châtiments corporels, letout surgi des fantasmes de lahaute société locale qui désirait en-durcir sa descendance. Une farce, àpremière vue, et pourtant pas dutout. Fils de banquier, petit-fils deprésident de la République et des-cendant du dernier vice-roi du Pé-rou, Alfredo Bryce-Echenique abien fréquenté ce type d’établisse-ment dans l’enfance.

Alors ? « Mes amis me de-mandent comment je peux être à telpoint dans mes romans sans y êtredu tout, remarque l’écrivain. En re-vanche, lorsque j’ai fait paraître unvolume de mémoires en Espagne,tout le monde a crié à la fiction. C’estqu’en réalité, j’ai utilisé le même pro-cédé dans les deux cas. » Le procédé

en question, Bryce-Echenique lemet en œuvre depuis son jeuneâge. A l’époque, il détestait la litté-rature enfantine – accusée de trou-bler ses cogitations intérieures – etpassait de longs moments à se ra-conter des histoires. « Toujours, jepartais de la réalité, mais sous un

angle auquel les autres ne prêtaientaucune attention. A partir de là, j’in-ventais et mon entourage me traitaitde menteur. »

Evoquant sa propre expérienceplus que bien des romanciers,Bryce-Echenique la fuit aussi beau-coup plus que d’autres. « La réalité

NOCTAMBULISME AGGRAVÉ(Reo de nocturnidad)d’Alfredo Bryce-Echenique.Traduit de l’espagnol (Pérou)par Jean-Marie Saint-Lu,éd. Métailié, 262 p., 115 F(17,53 ¤).

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me gêne tellement quand j’écris ! »,soupire-t-il. Quelle meilleureéchappatoire, dans ces conditions,que d’incorporer le réel pour mieuxl’évacuer en le maquillant ? DansNoctambulisme aggravé, l’auteurmet en scène un narrateur insom-niaque comme il le fut lui-même,

professeur d’université, installé àMontpellier tout à fait commeBryce-Echenique dans les années80. Autour de ce canevas, il a bâtiun véritable roman, c’est-à-direune œuvre de pure fiction.

Tout se passe comme si la réalitéprésentait de graves insuffisancesqu’il s’agirait de combler. Non queBryce-Echenique se refuse à voir lemonde autour de lui, bien aucontraire. Au sortir de ses collègesbourgeois, par exemple, rien ne luifut plus profitable que de « débar-quer au Pérou pour la premièrefois » en fréquentant l’universitépublique de Lima. « J’ai découvertalors que des Noirs pouvaient fré-quenter l’enseignement supérieur.Pour moi, c’était très inattendu », sesouvient-il, pince-sans-rire. Maisl’écriture est une autre affaire. Uneaffaire qui l’a saisi au seuil de l’âgeadulte, au point de le pousser horsdu Pérou pour échapper à son mi-lieu et ne pas risquer de devenir unécrivain du dimanche.

A Paris, où il s’installe d’abord,

pas une ligne ne lui vient. L’écrituren’est encore qu’un désir pour celuiqui n’a jamais rien produit, « mêmepas des poèmes d’adolescent ». Aubout de quelque temps, il se renden Italie, à Pérouse, où ilcommence enfin la rédaction de cequi deviendra Je suis le roi (1). « Cefut, dit-il, un moment d’émotion in-croyable. Je pleurais en me disant“tu ne t’es pas trompé, tu es un écri-vain, tu n’as pas menti”. » Ce livremarque le début d’une œuvreadossée à un mécanisme de fabri-cation littéraire que l’auteur définitcomme purement intuitif. Unephrase, une situation, peuvent« faire bouger des choses qui étaientcomplètement dans mon système,mais que je n’aurais pas devinéessans cela », explique Alfredo Bryce-Echenique.

A partir de là, l’auteur « ajoute dusel et du poivre » au point de neplus pouvoir, lui-même, « séparerles ingrédients du cocktail ». La réa-lité se trouve ensevelie sous lesbroderies de l’imaginaire, de cetauthentique mensonge qui dit tantde celui qui le profère : « Le lecteurpeut tout savoir de mon histoire, pastant dans les événements que dans lafaçon de la raconter », affirme le ro-mancier. La forme importe doncplus que les faits, comme le montreNoctambulisme aggravé. Dans ceroman dont la plus grande partie sejoue à Montpellier, les lieux privésou publics sont mentionnés sansdescription précise. « Avant decommencer, j’ai ouvert une carte de

la ville mais je l’ai refermée aussitôt,souligne Bryce-Echenique. Je préfé-rais inventer. »

L’invention représente d’ailleursà la fois le symptôme et l’exutoirede Max, le narrateur qui se livre àdes affabulations pour tenter devaincre ses insomnies. L’histoire estracontée depuis le lit d’hôpital oùce professeur d’université dicte àl’une de ses anciennes étudiantes lerécit des mois sans sommeil quil’ont mené aux abords de la folie.C’est une peine de cœur qui aconduit Max, « le monstre imagina-tif et douloureux », sur ces versantsdangereux que Bryce-Echeniqueconnaît pour les avoir visités.« L’insomnie est une maladie épou-vantable, souligne l’auteur, la seuledont on tombe amoureux, que l’onalimente sans cesse car elle engendreune lucidité sans pareille, une activi-té mentale disproportionnée. »

Alfredo Bryce-Echenique aconstruit son roman autour decette dépendance et d’autres aussi.Ses personnages, pour beaucoup,

sont tributaires de subs-tances (alcool, drogues) oude leurs semblables. Et vic-

times de ce que Max appelle « lesyndrôme de l’éternel retour », ca-pable de les ramener en bouclevers ce qui leur fait du mal. Seull’oubli peut libérer, mais voilà :transformer la mémoire en passén’est pas à la portée du premier ve-nu. « Il n’y a rien en effet d’aussi in-volontaire que la mémoire »,constate le narrateur. Dans laguerre qu’ils se livrent les uns auxautres – les mots « front », « ba-taille », « attaque » et autres« coups d’Etat » sont souvent utili-sés – les acteurs de cette tragi-comédie n’obtiennent la grâcequ’au prix de sérieux renonce-ments.

Rien de vraiment dramatiquedans tout cela, ou plutôt, rien de lar-moyant. L’écriture de Bryce-Eche-nique semble s’y refuser, comme parun phénomène d’allergie. Tout dulong, le texte est drôle, allègre etmême d’une hilarante férocitélorsque le narrateur entreprend dedécrire certains de ses semblables.Le portrait de l’exilée latino-améri-caine professionnelle est à ce titreune véritable réussite, aussi réelleque la meilleure des fictions.

(1) éd. Luneau Ascot, 1980.

R a p h a ë l l e R é r o l l e

LE FEUILLETONDE PIERRE LEPAPE« Mémoiresd’un siècle »,de René Pomeaupage II

FIGURESDE « LA COMÉDIE »Balthasar Claëspage II

LOUIS GUILLOUXpage IV

LA CHRONIQUEde Roger-Pol Droitpage VI

Page 2: DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain

LeMonde Job: WIV0299--0002-0 WAS LIV0299-2 Op.: XX Rev.: 14-01-99 T.: 08:44 S.: 111,06-Cmp.:14,09, Base : LMQPAG 36Fap:100 No:0131 Lcp: 700 CMYK

II / LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 l e f e u i l l e t o n

bd e P i e r r e L e p a p e

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Pasolini : l’énormité de ma vieLes éditionsMondadoricommencentla publicationdes œuvres complètesde l’écrivain assassinéen 1975. Dix volumessont annoncés, avecde nombreux inédits

ROMANZI E RACCONTI(1946-1961 et 1962-1975)de Pier Paolo Pasolini.Edition établie par Walter Sitiet Silvia De Laude,chronologie de Nico Naldini,Mondadori, « I Meridiani »,1 760 p. et 2 050 p., 300 F environchaque volume (45,74 ¤).

P eut-être l’œuvre litté-raire de Pasolini ne fut-elle qu’un seul longjournal déguisé. Aussi

la publication d’inédits et de tex-tes épars, de brouillons, de va-riantes, d’articles, de nouvelles,d’ébauches présente-t-elle un in-térêt particulier, dans la mesureoù Pasolini n’a jamais cessé de ré-fléchir au livre en train de se faire.L’écriture, si vitale pour celui quise fit un nom international par lecinéma, n’était jamais le simplemiroir du réel.

La mise à nu de son ateliermontre qu’il s’agissait pour lui,chaque fois, de définir un nouvelobjet littéraire. Roman, mot sacrépour tout écrivain, cela n’allaitcertes pas de soi : il se pensaitd’abord poète. Le titre génériquesous lequel est paru en 1994 lecorpus poétique (presque inté-gral) des poèmes de Pasolini, Bes-temmia (Blasphème), fournit uneindication d’un ton polémiquequi, venant de lui, n’étonnera évi-demment personne. Son premierroman, Ragazzi di vita, a été conçucomme un assemblage de nou-velles, et certains lecteurs lui ontrefusé le qualificatif de roma-nesque. Passione e ideologia, titresous lequel il a réuni finalementdes essais sur la poésie, devaitêtre à l’origine un recueil de nou-velles. Ali dagli occhi azzurri est unensemble assez composite de tex-tes relevant de genres très divers :du scénario de film au texte cri-tique, en passant par des récits depromenades.

Tout cela donne une idée du dé-sordre volontaire que Pasolini en-

tendait mettre dans une littéra-ture « rangée », trop sage, tropconformiste. Il se déplaçaitconstamment de l’intime au théo-rique, en passant par le narratif, lepoétique, le pamphlétaire. Trèsdéfiant à l’égard de la littérature« réaliste », il devait également semontrer très virulent contre la« néo-avant-garde ».

Le principal atout de cesœuvres complètes, dont lesmaîtres d’œuvre annoncent huitautres volumes, est de montrercomment Pasolini cherche qui estcelui qui s’exprime et qu’est-cequ’il peut exprimer ? Qui est lelecteur ? Qui est l’interlocuteur ?Quelle est la scène idéale pourune représentation de soi ? Le ca-hier ? Le livre ? La chaire d’univer-sité ? L’estrade de l’instituteur ?Le confessionnal ? La tribune ?Les planches ? La toile ? En atten-dant, ce sont les coulisses quenous avons. Et quelles coulisses !

Toujours l’enfance, qui revien-dra régulièrement à travers toutesles phases de la création de Pasoli-ni. Il y cherchait la réponse aumystère de ses angoisses et de sesdésirs, jamais totalement assu-més. La maîtrise d’un langage es-thétique, littéraire, pictural ou ci-nématographique était, à sesyeux, le témoignage alarmantd’une faiblesse humaine. Trèssouvent, Pasolini convoque triste-ment le lecteur pour constatercette distance entre le réel et lui.Le lecteur imaginaire est là, qui re-garde par-dessus son épaule.

Les deux premiers volumes réu-nissent la totalité de l’œuvre ro-manesque publiée, y compris lesrécits de voyages, les nouvelles,les articles descriptifs, à l’exclu-sion donc des textes théoriques.Une grande partie, bien entendu,a paru du vivant de leur auteur. Acela s’ajoutent les posthumes :Amado mio, Actes impurs et Pé-trole. Mais, à côté de ces volumes,figurent d’une part les courts tex-tes contemporains, publiés en re-vues (innombrables) et en partie

déjà réunis en recueils. Et des iné-dits absolus comme Il Disprezzodella provincia (Le Mépris de laprovince).

Nico Naldini avait inclu dans labiographie de son cousin de nom-breux extraits des Cahiers rouges,journal intime de Pasolini des an-nées 40. Mais là aussi il est mani-feste que Pasolini avait de l’intimi-té une notion déjà revue par leregard littéraire. Hésitant entre lapremière et la troisième personne,l’écrivain prouvait que l’appel dela publication le contraignait àtransfigurer les éléments autobio-graphiques. Le roman n’avait desens pour lui que dans la mesureoù il comportait l’autocritique del’usage fictionnel d’une expé-rience privée, et l’autobiographien’avait pareillement de valeurpour lui que dans la mesure oùelle comportait une métamor-phose, un travestissement d’élé-ments trop aisément identifiables.

C’est entre 1951 et 1952 que Pa-solini commence Le Mépris de laprovince, alors qu’il doit revenirau Frioul, d’où l’ont chassé lescandale et le procès pour outrageaux bonnes mœurs, à la suite de ladénonciation des familles de deuxde ses élèves. Il retrouve dans cespages le ton de moraliste intellec-tuel, peut-être artificiellement af-franchi. L’écriture y est déjà moins

poétique que dans ses premièrestentatives. La frustration sexuelleaura été en fin de compte unesource d’inspiration plus fécondeque la « libération ». Le sexe avaitun usage métaphorique dans sonsystème artistique, mais demeu-rait une cause de tourments, in-changée depuis l’adolescence.

Outre les particularités de cesinédits (par exemple, un tableaubouleversant de la vie des immi-grés italiens qui travaillent dansles mines de Douai, au nord de laFrance, une sensuelle promenade,dans un style cinématographique,sur les canaux de Venise, une rê-verie à partir d’un mot de la mar-quise de Sévigné, un roman pouradolescents sur le « roi des Japo-nais »), ce qui frappe est la persis-tance des obsessions sur l’incapa-cité de partager le cours de la vie :les autres sont toujours, quelsqu’ils soient, intellectuels (commeElsa Morante et Moravia, souventcités) ou corps simples qui l’at-tirent, enveloppés d’une brumeopaque qui interdit l’échange.Face à eux, Pasolini se sent défini-tivement un étranger sur la terre.

Les cinéphiles auront plaisir àcomprendre la nature des relationscomplexes de Pasolini avec Fellini(qui, lui ayant proposé de financerAccatone, avec l’argent de La DolceVita, à laquelle Pasolini avait colla-boré de loin, se ravisa au vu despremiers rushes). Pasolini eut alorsles premières insomnies de sa vie,dit-il. Un long journal de voyagesur le littoral italien (La LongueRoute de sable) est l’un des trésorsde ces publications. Il répond àL’Odeur de l’Inde, sur un modepeut-être plus sociologique.

Parmi tous les titres de projetsinaccomplis, se trouvaient Mé-moires barbares et L’Enormité dema vie. Echos des Lettres luthé-riennes ou des Ecrits corsaires, deuxtitres aux résonances provocantes,négatives, qui rappellent que Paso-lini aimait à citer le mot de Sade :« Tout est bon quand il est excessif. »

René de Ceccatty

Le mandarinéclairéR ené Pomeau n’est pas une vedette, il ne

fait pas la couverture des magazines, per-sonne ne lui demande son avis sur l’avenirde la Bosnie et il ne se précipite pas sur les

écrans de télévision pour le donner malgré tout. Ilappartient à cette catégorie d’intellectuels qui pré-fère la réputation à la gloire : c’est un universitaire.Les universitaires entretiennent avec la société duspectacle un rapport compliqué. D’un côté, ils enfont partie. Les grands professeurs sont des grandspédagogues, autrement dit des comédiens detalent. Les recherches les plus érudites, les intui-tions scientifiques les plus fulgurantes, peuventproduire des sommes et des traités qui imposent lerespect et l’admiration d’une poignée de spécia-listes. Professer, c’est autre chose : déclarer à hautevoix, dit le dictionnaire, mêler dans un mêmesouffle la vérité et la parole claire. Séduire, entraî-ner, rassembler, convaincre, former des disciples. Ily a mille manières de le faire ; il y a toujours face àface un comédien et son public, lequel, discrète-ment, applaudit, siffle ou s’endort selon le talent del’acteur. Chacun connaît des professeurs mirobo-lants qui ne furent que des penseurs médiocres. Etinversement des savants estimables dont chaqueparole éteignait le savoir.

Mais, d’un autre côté, fidèle à ses origines cléri-cales, l’Université affecte de mépriser les futiles or-nements de la science et le succès des bateleurs. Aupoint de soupçonner de trahison ou de prostitutionceux de ses membres qui vont quêter trop hardi-ment les faveurs du public, ou simplement ceux quiy parviennent sans effort. Un peu de faire-savoir nenuit sans doute pas à la pureté du savoir, mais beau-coup... Il n’y a qu’un pas de la vulgarisation à la vul-garité.

En décidant de publier ses Mémoires, René Po-meau a donc pris un double risque. Vis-à-vis du pu-blic, pour qui il n’est de Mémoires légitimes que desstars en tout genre ; et vis-à-vis de ses austères col-lègues, qui lui reprocheront d’aller brouter dans laprairie commune. Pomeau, en parfait connaisseurde notre littérature classique, a transformé cedouble risque en contrainte littéraire. D’où le tonunique de cette autobiographie, sa saveur inédite.

Première contrainte, premier axe d’écriture : jesuis un homme comme les autres. « Je n’ai jamaisoccupé l’une de ces positions dominantes qui per-mettent de considérer les choses de haut : ministre,général... J’ai vécu ce siècle immergé dans la masse. Jefus, avec des millions d’autres, entraîné dans la puis-sante vague de l’Histoire. Il me semble que cette situa-tion n’est pas si mauvaise, pour peu qu’on veuille re-garder et réfléchir. » Un homme ordinaire, né en1917, raconte ce qu’il a vécu, vu, entendu, compris,manqué. Comme si les lecteurs étaient ses petits-enfants, pour leur donner une idée simple et vraie

de ce qu’a été ce monde, chronologiquement siproche et cependant si lointain, si différent. RenéPomeau ne se raconte pas, ou si peu, il raconte unevie qu’il connaît encore mieux que celle de Voltaire.

Le narcissisme n’est pas sa pente, ni donc laconfession. Les multiples contorsions du « je » nousseront épargnées. Pomeau pratique la pudeur avecméthode. Au lecteur, s’il en a envie, de reconstituerun hypothétique portrait intime de Pomeau, mais ille fera davantage avec des blancs et des silencesqu’avec des confidences et des aveux. Le témoi-gnage ne se laisse jamais envahir par le témoin. Po-meau constate par exemple qu’il s’est peu à peuéloigné de la religion catholique de ses parents etque ses études chez les jésuites ne sont probable-ment pas étrangères à cet éloignement, ni à son in-térêt intellectuel pour les questions religieuses.C’est un constat, pas une autoanalyse. Une bornesur le parcours, un éclairage.

Plus fortement affirmée est la tendance à se tour-ner vers le passé. Il est facile de l’expliquer par uneformation scolaire, celle des littéraires des an-nées 30, farouchement orientée par l’étude quasiexclusive du grec et surtout du latin, fondement lin-guistique de la religion chrétienne. Encore fallait-ilque cet enseignement rencontre le désir et le plaisirde l’adolescent qui le recevait. Le jeune Pomeau de-vait nager dans le passé comme un poisson dansl’eau, et y demeurer aussi naturellement à l’âge

adulte. Passer sa vie à étudier et à enseigner lesécrits des morts, même illustres, suppose un plaisirde la mémoire. Etre professeur de lettres, c’estpeut-être savoir transmuer ce plaisir en obligation :« Mes pareils et moi-même avons précisément pourdevoir de rappeler l’attention sur ce qui dans le passémérite d’échapper à l’oubli. » Le goût du passé lors-qu’il est si fort ne va pas sans un certain détache-ment du présent. Pomeau vit avec son époque, maissans jamais y adhérer. Il la subit, il la souffre, il l’ac-compagne, il l’observe, mais sans grande passion. Ala révolte, il préfère l’abstention, à l’hostilité le si-lence, à l’engagement la sympathie. Jamais indif-férent, pas davantage nostalgique, il ne refuse pasla nouveauté, il l’accueille avec grâce. L’amour dupassé et les tempêtes de l’histoire lui ont aussi ap-pris à se méfier des conservatismes et des refus obs-tinés du mouvement. Mais également à modérerd’ironie les grands emballements du cœur et de laraison. Le XVIIIe siècle et Voltaire ne sont sansdoute pas étrangers à cette sagesse, mais Pomeaune les aurait pas aussi bien compris s’ils ne corres-pondaient pas à son sentiment profond de l’exis-tence.

A insi de l’Université. Pomeau n’en a quittéles bancs que pour la chaire. Même lors-qu’ils parlent de son enfance provinciale,de la petite bourgeoisie de l’Ouest dont il

est issu, de la crise économique des années 30 quibouleversa le cadre familial, les Mémoires d’un sièclese lisent comme l’histoire d’une vocation ensei-gnante. Puis à travers la guerre, les restrictions, leclimat d’une petite ville sous l’occupation alle-mande et le régime de Vichy, comme les premierspas d’un jeune normalien agrégé. Ensuite le mondechange encore, à toute vitesse, côtoyant les abîmes,modifiant la vie quotidienne en quelques dizainesd’années davantage que ne l’avaient fait des siècles,et René Pomeau grimpe posément, on dirait : na-turellement, les échelons inamovibles de la carrière.Jusqu’au sommet, jusqu’à la Sorbonne, jusqu’àl’Institut et plus encore jusqu’à la direction de lacentenaire Revue d’histoire littéraire de la France qui

est comme le trône du royaume universitaire de lalittérature.

Pomeau connaît donc tous les tours et les détoursdu sérail. Les grandeurs et les servitudes, les solida-rités et les mesquineries. Les rites désuets, leséloges de circonstances, les acrobaties diploma-tiques entre les clans, les appuis qui élèvent et lessoutiens qui font tomber. Les messes basses descouloirs de la Sorbonne et les messes solennellesdes grands congrès savants. De la retraite qui estdésormais la sienne, il aurait pu tirer sans grandsfrais une canonnade qui aurait fait rire et parler – ettrembler quelques cardinaux. Mais le canon n’estpas son arme, et l’enseignement lui a donné trop dejoies pour qu’il malmène l’institution. Elle s’en sor-tira avec des égratignures et d’indulgentes admo-nestations.

« Mémoires d’un mandarin » : cela aurait fait unbon titre pour ce livre, avec juste ce qu’il faut de sa-veur ancienne. Dieu sait qu’on les a conspués, cesmandarins, à l’époque de nos bruyantes révolutionsculturelles. Ils représentaient, disait-on, l’esprit decaste, la fermeture sur soi de l’université et du sa-voir, la raideur des hiérarchies, l’autoritarisme, lesecret, le clientélisme. L’autobiographie de Pomeau,sans jamais s’abaisser à la plaidoirie, présentel’autre face du mandarinat, son visage souriant etbonhomme tout autant que son dynamisme aus-tère.

P as de grands mots, pudeur oblige, mais à labase de ce pouvoir il y a une flamboyantepassion du partage. L’idée que le savoirn’est qu’une branche morte si on ne l’ac-

quiert pas pour le transmettre. Bien sûr, le travailsolitaire du chercheur possède sa propre ré-compense ; évidemment, la communauté des sa-vants est indispensable pour transformer les ré-coltes en nourritures, mais le plus important est legeste même de nourrir, le passage du témoin entreles générations, la construction d’une chaîne solideentre le passé et le présent. Et plus les études sontvastes et profondes, plus l’envie est forte qu’il nes’en perde rien. Plus on exige, plus on a besoin dupouvoir de contrôler, d’encourager, d’impulser, deprotéger. Le despotisme peut-être n’est pas loindans cette manière de gouverner. On sent bien quePomeau, malgré son bon sourire et son allure cour-toise, ne dut pas être toujours un patron commode.

Mais si despote il y a, celui-là est si vivementéclairé qu’il est impossible de lui en faire grief.Soyons égoïstes : qu’importe après tout si quel-ques-uns ont ployé sous son joug puisqu’il nous aoffert les cinq volumes magnifiques de sa biogra-phie de Voltaire (Voltaire Foundation, 1985-1994,repris en deux volumes, Fayard-Voltaire Foundation1995.) Qu’importe si ces Mémoires font grincer quel-ques mâchoires chez les impatients et les révoltéspuisqu’ils nous valent le récit réussi d’une vie réus-sie : « En me retournant une dernière fois vers monpassé, je me dis que j’ai après tout rempli la tâche quej’avais choisie. Aimer la littérature, surtout la fran-çaise, la faire aimer. »

Après avoir « arpenté » longuementle siècle des Lumières et offert une remarquable biographie de Voltaire, René Pomeau s’est penchésur son passé pour raconter l’histoired’une vie, d’une vocation enseignante,d’une passion flamboyante du partage

MÉMOIRES D’UN SIÈCLEEntre XIXe et XXIe

de René Pomeau.Fayard, 550 p., 150 F (22,86 ¤).

Balthasar Claës,chercheur de l’AbsoluA vant qu’il apparaisse sur

la scène, on entend sespas dans l’escalier de lavieille demeure patriar-

cale de la rue de Paris, à Douai. Lamaison Claës, du nom d’une célèbrefamille de tisserands des Pays-Bas, estvaste, cossue, à l’image de la fortuneconsidérable amassée aucours des générations.Au-dessus d’une chemi-née, il y a même le por-trait d’un Van Claës parTitien. C’est la fin dumois d’août 1812. « Lalenteur grave, le pas traî-nant de cet hommeeussent sans doute impa-tienté des gens irréfléchis ;mais un observateur oudes personnes nerveusesauraient éprouvé un sen-timent voisin de la terreurau bruit mesuré de cespieds d’où la vie semblaitabsente, et qui faisaientcraquer les planchers.Comme si deux poids defer les eussent frappés al-ternativement. »

Puis Balthasar Claësentre dans la pièce où safemme, Joséphine, at-tend, usée par l’inquié-tude et l’incompréhen-sion. De cette angoissequi la ronge, elle va bien-tôt mourir. Elle dira, dansun dernier sursautd’amour et d’amertume :« Un grand homme nepeut avoir ni femme ni en-fant. Allez seuls dans vosvoies de misère ! Vos ver-tus ne sont pas celles desgens vulgaires, vous appar-tenez au monde, vous ne sauriez ap-partenir ni à une femme, ni à une fa-mille. »

Balthasar semble âgé de plus desoixante ans, « quoiqu’il en eût environcinquante ». Son corps puissant, sapoitrine large et carrée, s’appuient surdes membres inférieurs frêles. Voûté,la chevelure blonde en désordre, « sesyeux d’un bleu clair et riche [ont] la vi-

vacité brusque que l’on a remarquéechez les grands chercheurs des causesoccultes ». « Sa peau se collait sur sesos, comme si quelque feu secret l’eût in-cessamment desséchée. » « La magni-fique monstruosité de sa physiono-mie », fait de lui, dès l’abord, un êtreséparé, marqué, abandonné à quel-

que chose qui n’est plusd’ici. Et dans la vie ordi-naire de la maison Claës,le maître jette uneombre fantastique.

Balzac, ensuite, expli-quera la genèse de cettemétamorphose du bour-geois flamand en cher-cheur de l’Absolu. Deuxmondes, deux logiquess’affrontent : d’une part,celui où la pérennité dela famille et de la fortunefait loi ; de l’autre, cecontre-monde de laquête insensée, brûlante,dans l’obsession de la-quelle Balthasar Claës vase perdre et périr. Quel-ques années auparavant,il a été « initié » par unofficier polonais qui l’aincité à se souvenir desleçons prises auprès deLavoisier. A cette quêtede la substance chimiquecommune à toute lacréation, il faut sacrifierle bonheur, la vie même.Le génie est à ce prix.Monomane promé-théen, Balthasar va toutrisquer, et d’abord sa fa-mille. Mais l’autre loi, laloi raisonnable de la so-ciété, personnifiée par la

fille du chercheur d’abso-lu, Marguerite, est forte, solide. A lafin, elle sauvera les meubles. « Il est ditque je n’aurai jamais le bonheurcomplet, ma libération, la liberté, tout,qu’en perspective », écrivait Balzac àZulma Carraud en janvier 1834. Bal-zac, ce Prométhée, dont le nom estinscrit, à peine dissimulé, dans celuide Balthasar Claës.

P. K.

v e r s i o n o r i g i n a l e b

Figuresde la Comédie

b

CLAËSBALTHASAR

né en 1758, 1760 ou 1761mort en 1832

Héritier d’unefamille de maîtres-tisserands

« La Recherche del’Absolu » parutd’abord en 1834dans le troisièmevolume des« Etudes demœurs », parmi les« Scènes de la vieprivée », avantd’être reprise, en 1846, dans les « Etudes philosophiques »

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Page 3: DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain

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LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 / IIIl i t t é r a t u r e sb

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Les surprises de la vieD’une rencontre imprévue entre un jeune homme et une vieille dame,

Guillaume Le Touze tisse le récit d’une éducation sentimentale délicate et émouvante

DIS-MOI QUELQUE CHOSEde Guillaume Le Touze.Actes Sud, 188 p., 98 F (17,62 ¤).

Serge Doubrovsky, ou l’art de « l’auto-psy »Au-delà d’un virulent règlement de comptes avec son psychanalyste, ce nouveau morceau de vie

révèle le mobile de l’autobiographe « déchaîné » : triompher des maux de la vie par l’écriture

LAISSÉ POUR CONTEde Serge Doubrovsky.Grasset, 432 p., 138 F (21,04 ¤).

C ommencer un romanpar la fin n’est pas unmode de lecture ortho-doxe. On peut néan-

moins, sans crime, brandir les der-nières pages de la nouvelleautofiction de Serge Doubrovsky,patchwork de souvenirs épars,éclatés, dispersés, « sarabande dedébris, de bribes qui se baladent entous sens dans la tête » : elles justi-fient l’enjeu d’un écrivain dont ladémarche fut contestée. DepuisFils, « fiction d’événements et defaits strictement réels », « autofric-tion patiemment onaniste », SergeDoubrovsky s’exhibe, sans êtrecensuré par la décence et la pu-deur, sans rencontrer en lui d’obs-tacle à l’aveu, reculant audacieu-sement les bornes du dicible,transgressant les interdits morauxet les convenances littéraires.« Les ratages de la vie n’en de-meurent pas moins des ratages,douloureux, insurmontables, écrit-ilici, presque en conclusion. Maisune transformation s’est opéréedans et par l’écriture : pour l’écri-vain, le malheur de vivre se trans-mue en joie d’écrire ; une commu-nication du moi narcissique,schizoïde, brisé, s’établit avec au-trui, suscitant un partage émotion-nel, parfois passionnel, esthétique,dans tous les sens du terme, avec leslecteurs, comme en témoignent uncourrier spontané ou des recensionscritiques. Il n’y a ni “salut” ni “ra-chat” par la littérature ; simple-ment − et complexement −, la néga-tivité de l’existence se transforme enpositivité dans l’ordre de laculture. » Doubrovsky, qui saitbien que ses livres sont à la fois satribune et son tribunal, répond làà son psychanalyste, Robert Ake-ret, auteur de l’ouvrage A quoi sertla psychanalyse ? où, au mépris dela déontologie professionnelle, le

« cas » Doubrovsky était livrésans le moindre souci de protégerl’anonymat du patient, caricaturéen un « méli-mélo abracadabrant,digne d’un roman de gare » (1).

Au-delà de ce virulent règle-ment de comptes qui permet àDoubrovsky, coupable de « né-vrose narcissique », d’analyser lecas de son médecin, vampire « im-puissant de la plume », se révèle lemobile de l’autobiographe « dé-chaîné » – comme l’a qualifiéJacques Lecarme, spécialiste del’autofiction – acharné à devenirson « propre mémorialiste » pourdonner à sa vie ratée une dimen-sion romanesque. S’il transformedepuis trente ans sa vie enphrases, c’est pour se rendre in-téressant, muer ses échecs entriomphes, soulager ses maux entranscendant les mots. Pour au-tant, Laissé pour conte le prouve,écrire ne l’a jamais dépossédé : « ilreste toujours une vie réelle (...) en-richie, et non appauvrie » qu’il enait fait « toute une histoire ». Lors-qu’il repense à son père, à samère, aux femmes qu’il a aimées,« ce sont mes textes qui s’effacentalors en moi, et non moi sous lestextes ».

Ce moi-là, toujours facétieuxdans ses flirts avec le langage (« Jesuis un Laissé-pour-compte, je n’in-téresse plus personne... noussommes la somme inaccessible denos racontars, de ceux des autressur nous, en nous, du laissé pourconte... »), se pose irréductible-ment en victime, solitaire. RolandBarthes disait que les personnagesde roman restent des êtres de pa-pier ; Doubrovsky, Serge, né à Pa-ris en 1928, qui connaît ses pre-mières attaques de nausée en1929, et l’étoile jaune entre 40 et44, qui tente de dénouer de livreen livre les fils (à retordre) de savie de déprimes, pulsions, lâche-tés, dégoût de soi, est-il condam-né à être « un effet de texte » ? Oubien y a-t-il « un type derrière » ?Et qui ? Et pourquoi avoir passé

trois décennies à écrire sa vie, enconcassant la syntaxe, lancé sur letoboggan des allitérations et asso-nances, jouissant de « la glissadevertigineuse des sons aux sens » ? Iln’en a « aucune idée ». Malice del’inconscient. Il se confesse, sou-cieux que sa vie soit « une réussitelittéraire », mais se moque de lapostérité : « Que mes livres puissenttomber un jour dans un total oubli

ne m’affecte pas. » Veut être re-connu, aimé là, tout de suite, in-téresser les vivants de son vivant.« Du Kafka, monsieur Cas. » àprendre « en compte » d’urgence.Objet de thèses, de colloques quidiscutent, contestent l’autofictionqu’il a inventée, il devient quasi-ment posthume. Son art de l’auto-psie ( auto-psy ») l’a dépossédé delui-même : l’important, ce n’est

plus lui, c’est l’autre, le romancier.« Ma fiction a englouti mon être,j’ai soudain été jaloux de moi. »

A l’heure d’entamer le dernierchapitre de sa vie, se sentant deplus en plus déglingué, client del’urologue, du stomatologue, ducardiologue, sachant qu’au tom-beau familial, cimetière de Ba-gneux, reste une place, la sienne,Doubrovsky signe un nouvel « ar-rangement », énième récit de vieauquel il impose un ordre, subjec-tif, afin que « les débris de mé-moire additionnés fassent unesomme ». Le programme diffèrede ses livres précédents : « Avant,chacun de mes bouquins était bâtiautour d’une phase, d’une femme,aimée, perdue, écrire était une ré-paration, une restitution (...) j’aiécrit que je tuais une femme parlivre (...) la mise en mots est unemise à mort (...) à présent c’est moiqu’il faut que je tue... »

TH

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L isez sans attendre celivre, et faites passer lemot. On voudrait susci-ter assez de confiance

pour n’avoir pas à en dire davan-tage. Non du tout qu’à trop parlerde La Demande on risque de dévoi-ler le ressort d’une intrigue palpi-tante : il n’y a pas d’intrigue. Sim-plement, la surprenante beauté decette « histoire » – c’est ainsi quel’auteur définit le genre de sonlivre – est comme intérieure, telle-ment enclose dans la ligne pure durécit qu’on répugne presque à ladécrire ou à la commenter du de-hors.

Essayons cependant. Noussommes au début du XVIe siècle,mais les dates ne sont pas préci-sées. Parti d’Italie, un maître nimbéde la gloire de son art, accompagnéde quelques élèves, arrive, après unlong voyage, sur les bords de laLoire où le roi de France l’a appelépour bâtir et décorer sa demeure. Ilsait qu’il va mourir là, sans revoirl’Italie. Les étudiants sont identifiés,le maître non ; il peut s’agir de Léo-nard de Vinci invité par François Ier

à Amboise. Mais cela n’a aucuneimportance dans l’économie serréedu récit de Michèle Desbordes. Ellene peint pas une fresque d’époque.L’Histoire, ici, est invisible, loin-taine. Le temps, la durée, sont ceuxdes vies humaines que scande lepassage des heures, des travaux etdes saisons. C’est l’épaisseur, l’opa-cité de ces existences qui forment lamatière du livre.

Une servante accueille le maître,se met à son service et à celui desélèves. Chacun est à sa tâche. Maispeu à peu un lien s’établit entrel’artiste et la femme de peine. Lienfait de longs silences, de regards :« Elle le regardait dessiner, il dessi-nait l’ange – l’ange fermait les yeux,les ouvrait, se détournait – les ciels

dans la tempête, les visages, les vi-sages, pour finir ils parlaient de lamer. » Ce lien, apprentissage dumonde pour l’humble servante au-tant que pour le génie, ira jusqu’àl’oblation de la femme – cette « de-mande » qui donne au récit sontitre : « ... et qu’avaient-ils jamaisdésiré d’autre que les jours qui ve-naient et ne pouvaient plus que venir,oui en quoi donc leurs existences dif-féraient-elles maintenant, ils mour-raient offerts et consentants, parti-raient sans mémoire ni regret... »

Tout le récit de Michèle Des-bordes est écrit à la troisième per-sonne – « il », « ils » et « elle » – età l’imparfait. Les phrases sontlongues, ponctuées de virgules plusque de points, pour mieux faireéprouver l’écoulement du temps.Aucune préciosité ou joliesse destyle, aucun effet extérieur. Uneperspective comme absente. Uneligne d’horizon rapprochée. Uneprésence commune, lancinante, desêtres et des choses en deçà de cetteligne... Des modèles ? le Tolstoï desnouvelles peut-être, Pierre Michonpour le choix des vies invisibles,mais sans l’héroïcité de leurs ver-tus.

On lit çà et là que l’humanisme,vieille lune blafarde, a fait sontemps – mais au profit de quoi ? ducynisme ? du mépris ? –, qu’il n’estplus apte, en littérature du moins, àdonner du fruit. Michèle Desbordesne cherche pas à réhabiliter cettevision de l’homme, ou à en inventerune nouvelle. Elle conte simple-ment son histoire où des hommeset des femmes se regardent, viventensemble, se parlent ou se taisent,se taisent surtout, vieillissent etmeurent. Une attention, un soinpudique les font être ensemble. Etcela suffit. Passez le mot.

Patrick Kéchichian

. Michèle Desbordes avait déjà pu-blié un roman chez Verdier, L’Habi-tuée (1996), et un recueil de poèmes,Sombres dans la ville où elles setaisent (Arcane 17, 1986).

LA DEMANDEde Michèle Desbordes.Ed. Verdier, 124 p., 75 F (11,43 ¤).

Les travaux et les joursSur le fil du temps, Michèle Desbordes inscrit unehistoire surprenante de beauté et d’humanisme

A vec son quatrième roman, Guil laumeLe Touze (Prix Renau-dot 1994 pour le

deuxième, Comme ton père) af-firme sa passion pour les his-toires d’éducation sentimentaleet pour ces moments singuliersoù, grâce à une rencontre impré-vue et imprévisible, on comprendque la vie est multiple si on a lecourage de la réinventer sanscesse, de reprendre, à chaquefois, le risque de l’échec, du désa-mour, du deuil.

Le Touze a mis en épigraphe deDis-moi quelque chose une phrasesignée M. L. – dont l’auteur estprobablement la dédicataire dulivre, « Monique » : « Et si je neparvenais pas à écrire ce livre,qu’est-ce qui est le plus important,la littérature ou la vie ? » Tout leroman démontre que cette alter-native est sans objet, que la litté-rature et la vie ne sont pas anta-goniques, contrairement à uncliché usé et pourtant inusable. Sil’on est écrivain, plus on vit, pluson peut écrire. Igor, commepresque tous les héros de LeTouze, est un garçon issu de cettegénération fragile née autour de1968. Il en a toutes les caractéris-tiques : relation floue avec les pa-rents, à la fois trop fusionnelle etlointaine (d’autant que ceux-cipartent s’installer en Afrique et lelaissent en France, adolescent,pensionnaire) ; incertitude de soiet de sa sexualité. Bref, une sorted’embarras mélancolique.

Bien que ses parents soientmorts, ensemble, au cours d’uneplongée, Igor est plongeur. Il tra-vaille avec Pierre Louzey, qui estarchéologue, et qui l’aime. C’estgrâce à Pierre et à une émissionde radio qu’il va faire la connais-sance de Mathilde Klain, elle aus-

si archéologue. Pierre travaille enSyrie, sur un site qu’elle a fouilléen 1957. Mathilde a soixante-septans, elle a eu maille à partir avecl’université et, dans cette émis-sion de radio, elle attaque avecvigueur le mandarin venu pouren découdre avec elle. Dès cetterencontre fugitive, Igor est séduitet on comprend que vient d’en-trer en scène la véritable héroïnede l’histoire, même si le récit estdéjà à mi-parcours.

Après l’émission, Mathilde in-vite Pierre et Igor à déjeuner chezelle. Quelque temps plus tard,Igor revient seul, un bouquet depavots à la main, intimidé commeun amoureux. « “Igor, soyez gen-til, allez chercher un vase sur lehaut du meuble dans la salle debains. ” Au fond du salon, Igorouvre la porte qui mène à lachambre et à la salle de bains deMathilde. Il se demande d’ailleurscomment il connaît le chemin. »Qui n’a pas éprouvé cette impres-sion d’étrange familiarité avecdes lieux habités par quelqu’unqu’on ne connaît pas, mais qu’onaime déjà, ignore quelque chosedes aventures de la vie et de sessurprises.

Guillaume Le Touze a su faireavec délicatesse le récit de cesamours incestueuses (passion-nées mais non sexuelles) et deleurs délices : différence d’âgeabolie, le temps horizontal, li-néaire, celui « qui ne se rattrapepas », remplacé par une tempora-lité différente, verticale, porteused’une liberté inouïe.

Des soirées passées à parler detout et de rien, à écouter de lamusique, des nuits de sommeild’enfant dans le petit lit du bu-

« La mise en motsest une mise à mort.(...) A présent,c’est moi qu’ilfaut que je tue »Serge Doubrovsky s’était refusé

à tenir un journal intime, mais,« deux trois fois par semaine sur desannées, j’ai adressé à ma mère delongues missives où je me suis dé-versé à ras de soucis ou d’émois ».Stock brut : « elle les a gardéespratiquement toutes ». Il a soudainressenti le désir d’explorer ce car-ton de lettres, déposé dans lecoffre d’une banque, « ressaisirmes traces ». Il cite (« Ma chère pe-tite Maman adorée,... »), com-mente, dérive, délire, délivre,drague un passé qui ne passe pas.Il lui dit tout, hoquets, spasmes,« toute ma tripaille », « épopées dela braguette » d’un « Don Juan de

province » avide de se marier, lesaffres de l’agrégé d’anglais débar-quant aux Etats-Unis pour y en-seigner la littérature française,l’état d’indécision « entre le zist etle zest », Harvard et Paris, Claudiaet Elizabeth, la règle d’or mater-nelle (« On ne doit pas faire de lapeine aux autres »). Et brasse,pêle-mêle, sans rechigner à res-sasser parfois, tous ces faits d’hierqui le laissent hagard : la poitrineécrasée par l’Occupation et lesjuifs embarqués à Drancy, la nos-talgie des aubergines farcies cuitesdans la cocotte orange Doufeu, lapremière déclaration d’amour enonzième (« Micheline je t’ème »),les deux ans à l’université de Du-blin, les deux ans en sanatorium,l’inventaire des comas, dépres-sions, barbituriques, Librium, Va-lium et Temesta, les caprices deRachel, la déchéance d’Ilse, l’enferconjugal, l’abîme.

Plus étonnant peut-être, dansce bric-à-brac de brûlures (à l’âmeet à l’estomac), l’irruption, commedes « déchirures de lumière », defigures démaquillées d’amertume,quelques portraits, hommages nésde coups de foudre : Alain Bosquet, « spontanément sis-mique », Yves Bonnefoy, « écri-vain des cimes », Henri Thomas,« scrutateur des détails in-congrus ». Et des femmes, ofcourse, en forme de regrets. Josiel’Irlandaise, qui partagea son litdans un pays où « Irish girls don’tdo that », en sachant qu’il filerait àla française. Elizabeth la Tchèque,incendiaire, dix fois évaporée etretrouvée inchangée, qui seraitrestée s’il avait dit « reste ». « Ladernière », enfin, celle de L’Après-vivre, celle pour laquelle il a vouluredevenir « un dur du dard », envain, qui le fait « bander d’être »,avec laquelle, bien qu’anéanti parson impuissance, il sent qu’« il y aun truc ». Qui l’aide à sur-vivre.

Jean-Luc Douin

(1) Robert Laffont, 1997.

reau du mari de Mathilde, unécrivain – parti pour deux se-maines –, un voyage au soleil dela Grèce, où Mathilde a rejointIgor qui plonge pour des archéo-logues. Une sensation de repos,de tranquillité, d’évidence, de

certitude. Et puis, soudain,l’autre versant de la vie, la bruta-lité des fins irrémédiables, queGuillaume Le Touze, en routevers la maturité, sait décrire avecune émouvante sobriété.

Josyane Savigneau

. Les trois précédents romans deGuillaume Le Touze ont paru auxéditions de L’Olivier. Deux sont dis-ponibles en poche, Comme ton père(« Points » Seuil no P 130) et Etonne-moi (« Points » Seuil no P 448)

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IV / LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 l i t t é r a t u r e sb

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l i v r a i s o n s

b LES HABITS DU DIMANCHE, de François MorelUn père employé d’une fromagerie dont le DG « est demeurétrès simple », une mère qui idolâtre Tino Rossi, lequel lui au-rait adressé une lettre équivoque, un grand-père qui distillede l’aphorisme – « l’âge n’est pas une promotion » –, un frère,une demi-sœur, une dame cathéchiste, une jeune Africaine,un camarade d’école... l’univers du jeune Adrien est trèspeuplé. Parents, voisins, camarades de classe, tout ce qui faitle monde s’y trouve résumé, l’amour, la haine, les joies, lesennuis, les rires, la mort. Les yeux de l’adolescent s’ouvrentsur ces facettes de la vie, autant de savoureuses séquencesriches d’humour et de brèves citations de ces lieux communsqui font l’habituel des conversations dans leur façon simpleet souvent juste d’exprimer le cours des jours. C’est là unepetite comédie humaine, une attrayante évocation de l’éveild’un enfant dans l’atmosphère provinciale des années 60. Surun ton léger comme son style, François Morel a le don desilhouetter ses personnages et les petits riens de leur vie (éd.du Rocher, 166 p., 85 F [12,95 ¤]). P.-R. L.b L’HEURE EXQUISE, de Dominique BarbérisDans son premier roman, La Ville, Dominique Barbéris évo-quait, au fil de l’heure, l’insensible glissement du jour vers lanuit. L’Heure exquise est à nouveau une traversée du crépus-cule, à travers les infinies variations de la lumière. C’est unbourg, à la fin d’une chaude journée d’août : un de ces beauxjours d’été où l’on croit sentir « la corde fine et nue de l’exis-tence ». C’est la tombée du soir, avec l’odeur humide des jar-dins pleins de bourgeons de fraises et de tomates que l’onarrose. L’heure de l’attente, de la frustration, des regrets. Lespetits gestes simples du quotidien, jusqu’au dîner, qui re-poussent l’angoisse. Puis la clarté du soir s’affaiblit, glaçantles intérieurs des maisons d’une vague transparence. C’est lemoment fragile où l’on sent tout ce qui vibre et palpite, letremblement des gouttes d’eau sur les feuilles des thuyas.Enfin l’heure poignante du crépuscule, qui serre les cœurstrop sensibles, fait place à la sérénité de la nuit d’août,lorsque la lune redonne au paysage nocturne ses contours etses formes. Ce récit intimiste, subtil, délicat, cette évocationfervente et mélancolique des étés bientôt disparus est peut-être une invite à prendre garde à la douceur des choses (Gal-limard « L’Arpenteur », 120 p., 78 F [11,89 ¤]). M. Pn.b PORTRAIT DE L’ARTISTE AVEC MA FEMME, de SimonMasonUne semaine de vacances entre amis, dans une vaste maisonau bord de la mer. Le cadre et le dénouement de cette his-toire rappellent les plus classiques intrigues policières del’école anglaise. On ne s’y fiera pas, l’auteur a d’autres ambi-tions, qu’il réalise dans ce premier roman complexe et réus-si. Certes, pour le narrateur tout est simple. Mais, dans le ré-cit qu’il rédige avant de se suicider, ce mythomane ne cessede se mentir et de nous mentir. Cette méthode déconcer-tante lève peu à peu le voile sur une réalité d’abord traves-tie. Le narrateur est écrivain, son hôte, artiste peintre. L’écri-vain n’écrit guère, le peintre ne vend pas ses toiles. Unefemme tente de sauver ces deux hommes qui se torturent enfeignant l’amitié. En vain : le huis clos à la plage fera appa-raître le pire symptôme de la jalousie, l’hallucination. Cen’est plus son désir qu’on prend pour la réalité, mais son dé-mon. Il ne reste plus qu’à conclure la démonstration, mon-trer comment un faux adultère peut conduire à un vraimeurtre. (Traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, Ha-chette Littératures, 280 p., 130 F [19,81 ¤]). J. Sn

Insolent LéautaudExaspérant et attrayant, le Journal de l’écrivain

laisse rarement indifférent

JOURNAL LITTÉRAIRE,de Paul Léautaud,Choix de pages par Pascal Piaet Maurice Guyot,Préface de Pierre Perret,Mercure de France, 928 p.,230 F (35,06 ¤).

D éroutant, haïssable,révoltant, détestable,abominable, odieux...Qu’il s’agisse de ses

jugements sur ses confrères, de sonaversion pour tout ce qui estproche du peuple le plus misérable,de sa misogynie qui lui fait n’accep-ter de l’amour que la sexualité, dece qu’on n’ose appeler des opi-nions politiques, on n’en finiraitpas d’aligner les épithètes qu’ins-pire Paul Léautaud. Et, paradoxequi va bien au personnage, on nepeut éviter d’y ajouter séduisant,malgré ceci qui pourrait rebuter :Léautaud a d’abord pour centred’intérêt Léautaud.

De 1893 – Léautaud a vingt et unans – à sa mort en 1956, son Journalest un monument au même titreque celui des Goncourt, de Du Bos,de Gide, de Green ou de son cherStendhal. Pour des raisons diffé-rentes il est vrai. Littéraire, il l’estpar le travail du critique et l’appli-cation à une perfection d’écrituredu journalier qui n’a « qu’une pa-trie, la langue française », passionqui surpasse tout autre événementde la vie. En août 1944, aux heuresoù Paris s’attend au pire, il dissèqueune phrase des Goncourt ayantcommis le crime d’employer « voi-ci » quand il fallait « voilà ». Intro-verti dont le cynisme ne respecterien, il se peint « désagréable, hos-tile, agressif, insociable, et, ce qui estmieux, avec une sorte de jouis-sance. » Où est le jeu, le masque ?Comme l’écrit Pierre Perret, le ca-ractère de Léautaud est assez chan-geant pour que subsiste « un doutesur le réalisme de ses convictions ».Dreyfusard dans sa jeunesse, ilparle des juifs, au cours de la

guerre de 40 et après, en destermes que Céline lui-même n’au-rait pas renié. Il assimile le patrio-tisme au fanatisme mais, en 1942, ilne supporte pas qu’on dise« traîtres à leur patrie » ceux quiont rejoint de Gaulle. Il est d’unecruauté rare avec les œuvres d’au-trui mais reste d’une honnêteté in-flexible. Il se targue d’un cœur in-sensible et pleure à la romance deChérubin du Mariage de Figaro.Autant de contradictions qui nesont pas le moindre attrait d’uneœuvre unique tant par le style quepar la vie de celui qui s’enfermaplus de trente ans dans un sombrebureau du Mercure de France et futplus attentif au bien-être de seschats qu’aux misères du monde.

Son œuvre n’est pas négligeable.Le Petit ami est le récit d’une jeu-nesse où la mère, « compagne tem-poraire », suscite des sentimentsambigus ; Journal particulier estl’évocation dite « osée » de sa liai-son avec celle de ses maîtressesrestée célèbre sous le sobriquet de« le Fléau » ; Entretiens avec RobertMallet est la publication de pas-sionnants moments radiopho-niques riches d’humour, de non-conformisme et d’une causticitéqui est une forme de la franchise.Et puis il y a ces milliers de pagesdu Journal dont une anthologie estici proposée. On imagine le travaildes sélectionneurs. Comment tran-cher pour donner de l’œuvre et dupersonnage les innombrables fa-cettes, couper sans rompre unecertaine unité des faits et de la pen-sée en cela même qu’ils ont de fluc-tuants, et surtout, en opérant uneréduction quantitative, ne pas atro-phier l’écrivain talentueux, l’histo-rien douteux qui n’est pas sanséclair de lucidité, l’amoraliste quijoue de l’insolence et de l’irrespect.La gageure est tenue. Dans ces ex-traits horripilants et savoureux,Léautaud est tout entier présentpour nous exaspérer et nous char-mer.

Pierre-Robert Leclercq

Louis Guilloux, le franc-tireur humanisteA l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain paraît, outre deux recueils inédits de textes mettant en scène les deux guerres mondiales,

la première biographie consacrée à l’auteur du « Sang noir » signée Yves Loisel

LOUIS GUILLOUXd’Yves Loisel.Coop Creizh(Kerangwenn 29540 Spézet)288 p., 148 F (22,56 ¤).

VINGT ANS, MA BELLE ÂGEde Louis Guilloux.Gallimard, 264 p.,120 F (18, 29 ¤).

LABYRINTHEde Louis Guilloux.Gallimard, « L’Imaginaire »,180 p., 56 F (8,53 ¤).

L ouis Guilloux, né le15 janvier 1899 à Saint-Brieuc, n’a jamais entre-tenu des rapports parti-

culièrement cordiaux avec sonépoque. Deux ans avant sa dispari-tion, en 1980, il résumait ainsi savie : « Elle s’est déroulée pendant lesiècle, c’est-à-dire deux guerres, desrévolutions, des coups de fusil par-tout et la pauvreté, le chaos. » Lamisère, justement, Louis Guillouxne la fréquenta pas en touriste. Ilen éprouva les humiliations et lesbrûlures dès la prime enfance. Il estvrai que son père, artisan-cordon-nier volontiers silencieux et maus-sade en famille, ne dissimulait riende ses convictions socialistes. Unetelle attitude se payait alorscomptant, au prix fort. La mémoirede Louis Guilloux sera comme im-prégnée par ce que les siens subi-ront pendant ces années-là.

Yves Loisel, déjà auteur d’un ou-vrage sur Xavier Grall (1), a mis sespas dans ceux de cet écrivain à lanuque raide et aux phrases rudesqui, s’il eut la volonté de mettre saplume au service des « gens depeu », eut une personnalitécomplexe et tourmentée. Belleréussite que cette biographie richeet fervente. Elle donne l’envie delire ou relire une œuvre qui, si ellefut le plus souvent saluée par la cri-tique, n’a pas toujours rencontréles faveurs du public. Louis Guil-

loux réussit l’examen des boursesen 1910. Le lycée de Saint-Brieuccompte environ trois cents élèves,dont quatre boursiers. C’est direson isolement, sa marginalité déjà,parmi ces enfants de bourgeois,dont tout le sépare, la mise commeles idées. Sept ans plus tard, nesupportant plus d’être différent deses deux sœurs qui travaillent déjà,il renoncera à sa bourse, deviendrapion et échouera au baccalauréat.Mais, entre-temps, il aura fait unerencontre capitale qui influera surson destin.

Comment l’enfant sensible etmal dans sa peau n’aurait-il pas étéattiré par Georges Palante, ce pro-fesseur de philosophie atteintd’acromégalie ? Ses membres dif-formes, sa démarche hésitante, seschaussures disproportionnées, sesvêtements mal coupés, son regardde myope font de lui la risée detous les lycéens. Quant à ses col-lègues, ils n’apprécient ni son iro-nie amère ni sa misanthropie. Cesolitaire, souvent qualifié d’anar-chiste, n’est dupe de rien. « Mes ex-trémités inférieures dit-il avec hu-mour, m’ont rendu plus célèbredans Saint-Brieuc que mes ouvragesde philosophie sociale. » Louis Guil-loux a Palante comme professeurde morale en troisième mais iln’ose l’aborder malgré la fascina-tion qu’il éprouve. Le dialogues’établira presque par hasard, auprintemps 1917, lorsque Palantesurprendra Guilloux plongé dans lalecture de La Fin du voyage de Ro-main Rolland. Tous deux se dé-couvrent vite des affinités élec-tives. Trente-sept ans les séparentmais une même révolte les réunitcontre le bellicisme ambiant.

Louis Guilloux ne lit pas. Il dé-vore comme un forcené : Vallèsd’abord ; Gorki ensuite ; Dostoïev-ski, surtout. Sa soif de connais-sances semble inextinguible. Onpressent qu’il veut être digne del’attention que lui porte Palante etpouvoir soutenir la conversationde celui-ci. C’est à la bibliothèque

de Saint-Brieuc qu’il se lie d’amitiéavec Jean Grenier, d’un an son aî-né. Ils ne se quitteront plus, par lapensée s’entend.

Louis Guilloux part pour Paris àl’automne 1918. Il n’y reste quequelques mois. Il ne cessera toutesa vie durant de faire des allers etretours entre une capitale qui lefascine et la Bretagne dont il nepeut se passer. La volonté d’écrireest sa seule certitude. Il multiplie

les contributions dans la presse.L’une d’elles lui vaudra d’être reje-té par Georges Palante en 1921. Cedernier n’a pas apprécié que sonjeune ami se serve d’une histoirequ’il lui avait racontée, un conte,Garlanche, publié par Le Peuple. Larupture est sans appel. Le 5 août1925, Palante, à bout de tout et delui-même, se tire une balle dans latête avec un revolver que lui avaitoffert Guilloux.

La Maison du peuple, son pre-mier roman, est publié en 1927 parGrasset dans la collection que di-rige Jean Guéhenno. Cette pein-ture, véritable chronique des luttessociales en Bretagne au début dusiècle, frappe par sa dureté. Guil-loux décrit sans sensiblerie aucunela vie quotidienne des plushumbles. Le portrait de Quéré, lecordonnier breton, n’est évidem-ment pas sans rappeler ce pèreavec lequel il n’arrive pas à dialo-guer. En marge, Louis Guilloux ledemeure, mais il a toutefois quel-ques amitiés dans le milieu litté-raire : André Chamson, Max Jacobet Malraux qui écrira bientôt, dansun article d’Europe, que Guillouxcherche à mettre en lumière lagrandeur des humiliés. Dans Dos-sier confidentiel (Grasset, 1930), ilmet en scène trois adolescentsconfrontés à un monde qui a som-bré dans la folie sanglante de laPremière guerre mondiale. Le pre-mier sera tué au front, le deuxièmechoisira l’action révolutionnaire, ledernier jugera tout engagementinutile. Où est situé Guilloux face àun tel choix ? Il sera secrétaire dupremier Congrès mondial des écri-vains antifascistes à Paris en1935, responsable du Secours po-pulaire français de 1935 à 1940,mais il n’ira pas se battre en Es-pagne.

La guerre de 14-18, on la re-trouve dans la plus belle des nou-velles de Vingt ans, ma belle âge, unrecueil de textes inédits en volumequi ont paru dans des revues etjournaux, entre 1921 et 1950. Unpaysan breton a la main droite tra-versée par une balle allemande. Onl’accuse de s’être mutilé. Il necomprend pas ce qu’on lui dit. Iln’est qu’un « nigousse ». Il sera fu-sillé pour l’exemple. « Rien ne res-semble tant à un aveugle qu’unhomme qui ignore la langue du paysoù il se trouve », écrit Guilloux enguise d’épitaphe à cet homme quin’était qu’un « mangeur de paincomme les autres ».

D’un conflit mondial à l’autre, labarbarie a encore progressé en in-tensité. Dans un magnifique romaninédit, hélas inachevé, Labyrinthe,dont des extraits avaient paru,d’octobre 1952 à janvier 1953 dansles Cahiers de la Table ronde, unhomme évadé de prison se sou-vient des événements qui ont pré-cédé sa condamnation par la jus-tice. Il se sent coupable d’avoir étéle témoin impuissant de la tonted’une femme par une populace endélire : « Des rires d’une abomi-nable franchise accueillaient lachute sur le trottoir de chaque touffede cheveux. »

Compagnons (Grasset, 1931), Hy-ménée (Grasset, 1932, réédité en« Cahiers rouges »), Angelina(Grasset, 1934) sont des étapesdont l’écrivain n’est pas satisfait. Illui faut désormais retrouverGeorges Palante qui, dans Le Sangnoir (Gallimard, 1935), aura lestraits du professeur Merlin, aliasCripure. Ce roman, salué dès sa pa-rution comme un chef-d’œuvrepar André Malraux, Aragon et An-dré Gide, relate sur vingt-quatre heures les déchirures d’unsolitaire qui, du fond de sa misèreaffective, ricane à la face d’unmonde soumis à la guerre. Au pas-sage, l’antimilitariste Guilloux y sa-lue les mutins de 1917.

Le Pain des rêves (Gallimard,1942), obtient le Prix populiste etLe Jeu de patience (Gallimard, 1949)lui vaut le Renaudot. Ses autres ro-mans : Absent de Paris (Gallimard,1952), Parpagnacco (Gallimard,1954), Les Batailles perdues (Galli-mard, 1960), La Confrontation (Gal-limard, 1968) connaîtront des suc-cès moindres. « Je mourrai vivant »,disait-il les dernières années de savie, fidèle en cela à une penséequ’il voulut insurrectionnelle.Louis Guilloux n’aura jamais abdi-qué face à une société qui lui avaitvolé son enfance.

Pierre Drachline

(1) Editions Jean Picollec, 1989.

Louis Guilloux vers 1930

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MétamorphosesMaria Maïlat surprend le destin de trois femmes

confinées dans un univers kafkaïen

SAINTE PERPÉTUITÉde Maria Maïlat.Julliard, 192 p., 109 F (16,62 ¤).

D ouloureux travail del ’écrivain lorsque,contraint de quitterson pays, il cherche

de nouveaux mots, les trouve etles rassemble dans une languequi n’est pas la sienne. C’est lecas de Maria Maïlat, poétesse etromancière originaire de Transyl-vanie, installée en France depuisune douzaine d’années. Déjà, en1988, elle publiait un premier ro-man traduit du roumain, salangue maternelle (1). Le silencequi l’a suivi a été fécond. Avecson deuxième roman, écrit direc-tement en français, elle rejoint lacohorte des auteurs franco-phones, comme en témoignel’extraordinaire succès de sa re-conversion l inguistique. Quefaut-il saluer d’abord ? La maî-trise de l’écriture, la puissanced’un récit où s’entremêlent lesdestins de trois générations defemmes à l’ombre d’un châteaumédiéval, ou bien l’humour tra-gique de cette confession ?

« Nous étions aux portes del’Orient, aux frontières du purga-toire. Les touristes s’y amusaient àécouter les troubadours qui par-laient des pauvres donnés en pâ-ture aux loups et des loups qui tré-passaient d’indigestion. » C’estainsi que Maria Maïlat décrit lacontrée innommée où elle situeson roman. Dans un bourg étouf-fant, où le cimetière n’est pas loindu pénitentier, aucun procès n’aprécédé l’arrestation du père deLéa Léviath, fillette « attardée ».Plus tard, la narratrice se sou-viendra du revolver braqué surl’enfant qu’elle était, d’une mèrequi ne l’avait pas désirée aprèsavoir épousé un homme d’une« race » différente, de cette syna-gogue transformée en abattoir,tombée en ruine au rythme des

saisons, de ce père rebelle que lesnouveaux gouvernants devaientcondamner à la « sainte perpétui-té » et de la mère devenue « putedes chauffards ». Comment réagi-ra Léa lorsque sa « différence » luivaudra l’exclusion de l’école et larelégation dans le no man’s landdes non-existants ? C’est iciqu’intervient Esther, l’admirableet folle grand-mère paternelle,qui ne désespère toujours pas deretrouver son fils. « Il faut respirerprofondément, faire son lit, soignersa peau et attendre. (...) Attendreest un art », dit Esther, témoind’autres ignominies, plus loin-taines, qu’elle préfère oublier etn’en transmettre que des bribes.Par pudeur ? Pour ne pas alourdirla mémoire de sa petite-fille ma-ladive et déjà traumatisée ?

Léa grandit. Tout comme l’au-teur, l’enfant disgracieux subitdes métamorphoses essentielles.Elles la raffermiront, elles laconduiront aussi bien à assumerle passé de sa grand-mère et leprésent nauséabond où l’adoles-cente se débat qu’à sa liberté in-térieure. Il est de ces crimes pourlesquels il n’y a ni pardon ni ou-bli. Léa n’oublie rien, ne par-donne rien. Libérée mais cou-pable, el le se venge d’unemanière atroce alors que les des-tins d’Esther et de sa mère bas-culent dans le néant. Le caractèreallusif de ce récit, d’où les mots« juif », « communiste » ou« Shoah » sont d’emblée évacués,loin de nuire, rend le poids del’histoire contemporaine encoreplus présent. L’ambition de Ma-ria Maïlat, romancière franco-phone, est à la mesure de sontalent : ce sont Dostoïevski etKafka que cette dame venue deTransylvanie s’est choisis commemaîtres d’écriture.

Edgar Reichmann

(1)S’il est défendu de pleurer (traduitpar Alain Paruit, éd. Robert Laffont,1988).

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LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 / Vl i t t é r a t u r e sb

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Les variations KharitonovExplicitement, avec « Une journée en février », ou, d’une manière plus détournée, avec

« Etude sur les masques », le romancier russe a choisi, dès ses deux premiers récits, sa filiation : Gogol

UNE JOURNÉE EN FÉVRIERde Mark Kharitonov.Préfacé et traduit du russepar Georges Nivat,Fayard, 160 p., 89 F (13,56 ¤).

ÉTUDE SUR LES MASQUESde Mark Kharitonov.Traduit du russepar Marc Weinstein,Fayard, 192 p., 98 F (14,94 ¤).

T rouver sa voix. S’affran-chir des conventions oudéjouer les leurres, c’esttout un pour Gleb

Skvortsov, ce personnage-auteurd’une improbable « étude sur lesmasques » qui donne son titre àl’un des premiers récits de MarkKharitonov (1972), longtemps iné-dit et désormais traduit en français.Un pari périlleux qui vaut sansdoute pour nombre de ces écri-vains de l’ère brejnévienne, rare-ment publiés, lus généralement surmanuscrit de peu d’initiés – Khari-tonov se rappelle avec humouravoir été dès les années 70 « large-ment connu dans des cercles très res-treints » –, ce qui permettait l’ambi-gu mais « énorme privilège » dedonner un visage à chacun de seslecteurs. Avec malice, l’auteur oseun parallèle qui le poursuit commeune connivence : « Nos manuscritsont eu alors une vie aussi importanteque celle de livres publiés. J’ai eu jus-qu’à mille lecteurs de mes récitsavant édition ; Gogol de son tempsn’était d’entrée diffusé qu’à deuxmille exemplaires... » Avec l’èreGorbatchev et la perestroïka,l’heure de vérité a sonné pournombre de ces écrivains souter-rains. « Ils avaient leurs mots, leurparole, et n’attendaient que de l’ex-primer ; la liberté les a laissésaphones, sans voix », déplore avecpudeur Kharitonov, dont l’an-cienne parabole semble plus quejamais contemporaine.

S’il n’est plus vraiment un in-connu, l’écrivain le doit autant à la

soudaine consécration venue avecl’obtention du premier BookerPrize russe en décembre 1992 pourle dernier volet de son cycle Unephilosophie provinciale (La Mallettede Milachevitch) qu’au flair deGeorges Nivat. Au nombre desmeilleurs connaisseurs de la langueet de la littérature russes, ce fin lec-teur ne pouvait que s’étonner den’avoir pas repéré plus tôt un écri-vain comme lui voué à la traduc-tion – Kharitonov a traduit StefanZweig, Elias Canetti, ThomasMann, notamment durant leslongues années où ses propresécrits attendaient un éditeur – quin’avait connu qu’une publicationen revue avant 1988, et la réunionen un volume d’Une journée en février, Etude sur les masques, Prok-hor Menchoutine et Les Deux Ivan.

JEUX DE RÔLE...Si le premier texte, paru dans

Novy Mir dans sa livraison d’avril1976, avait pu connaître ce débutde reconnaissance, sans lendemainimmédiat, il le devait à son sujet : lerécit de la journée parisienne deNicolaï Gogol ce 16 février 1837 oùle romancier apprit la mort dePouchkine. L’institution littérairequ’était devenu l’auteur des Amesmortes permettait d’accepter cette« pochade », perçue cependant pard’aucuns comme une atteinte à un« classique », par un autre, signa-taire d’une critique lapidaire et as-sassine, comme une façon déguiséede régler un compte à un jeuneconcurrent, coupable d’antérioritépuisque son propre ouvrage surGogol restait à paraître (« Une hor-reur ! », commente à son tour au-jourd’hui Kharitonov). Le proposde Kharitonov tient certes du jeu,mais n’a rien de gratuit. En remplis-sant les interstices de la Correspon-dance de Gogol, il tente plusqu’une reconstitution du tourmentintérieur qui saisit alors le roman-cier : il affirme et revendique une filiation.

Egaré dans un carnaval urbain

qui l’emporte et le projette dans unmonde d’apparence et d’impos-ture, Gogol – le personnage – ren-contre son double, vulgaire et gro-tesque. Vision rétrospective d’unerencontre entre les deux hommesoù Pouchkine – le personnage – dittout lorsqu’il confie à Gogol :« Vous avez le don de montrer com-ment, dans notre vie, les hommes setransforment en trogne. Moi, malgrétout, ce sont quand même des vi-sages que je cherche. » Choix ou fa-talité, Kharitonov reconnaît qu’il amis dans la bouche de ce Gogol defiction sa vision du monde commede la littérature. « Gogol, c’est laligne que je continue. » Faut-il y lireun acte de dissidence – si les deuxcompagnons parisiens de Gogols’étonnent de la dimension critiquereconnue à l’auteur des Récits dePétersbourg, le tout puissant Bié-linski règlait ainsi au XIXe siècle lesort du véritable Gogol ? Sansdoute pas. La vraie piste à suivre,c’est dans Un mode d’existence(Fayard, 1996), sorte de « journal debord d’un esthète moscovite à traversles années d’isolement du brejné-visme », qu’il faut la chercher. MaisKharitonov, qui se réjouit de voirrétablie la chronologie d’écriturede ses textes, au fur et à mesureque se poursuit la publication chezFayard de l’intégrale de son œuvre– « Comme ma vision du monde secomplique, ce n’est pas plus mal. J’aichangé, le pays a changé, donc monregard d’écrivain aussi » – ne variepas dans sa référence à Gogol :« Peut-être pensait-il dans un mondeexistentiel sans le savoir lui-même ?Moi j’essaie de faire la mêmechose. »

...ET DE MASQUESAvec un constant souci de rappe-

ler le contexte de composition derécits souvent lointains, auxquelsles traductions peuvent donner unenouvelle jeunesse, mais risquentaussi de les révéler dépassés. Sansdoute y a-t-il dans Etude sur lesmasques plus d’espoir que dans les

prochains livres à paraître, mais onrepère sans peine les semences detoute l’œuvre à venir. C’est doncune vie supplémentaire donnée àl’incroyable Gleb Skvortsov, maîtrede l’imitation et de la parodie,homme caméléon qui joue, triche,jongle mais n’étouffe jamais lavraie tendresse qu’il nourrit pour lavie et la variété des masques hu-mains qui l’incarne. Il a quelquesmérite du reste, tant il ne semblevivre que des remake de scènes dé-jà vécues, vues ou ou simplementlues. Orphelin de fait, l’enfantjouait tous les rôles, mari ou épou-sée, chez un oncle photographe-portraitiste qui n’aurait pas déparéune galerie de personnages fantas-tiques. Dans l’atelier de fortune, onfixait une humanité de toilespeintes où les clients n’avaient quele choix de la mise en scène, visagesinterchangeables pour des ovalesévidés – l’inverse du masque donc,mais qui n’atteint aucune vérité.C’est sans doute plus sage. « Il n’y apas de vérité à laquelle on ne puissefaire un pied de nez. Le problème,c’est que les vérités sont timides, ellesrougissent facilement quand on semoque d’elles ; en fait elles feraientmieux de ne pas se montrer en pu-blic. Il n’y a que l’ironie qui n’ait rienà craindre, la parodie est le seul styleinvulnérable », confiera Skvortsov àla douce Nina, petite amie sans ar-tifice. Face à César, qui collectionneles masques dans une maisonnettehors de la ville et retient jusquedans les plus infimes détails lestraits de tout être humain, Gleb re-connaît le don absolu et le met àl’épreuve. L’homme qui voulait en-fin parler de sa propre voix réalisequ’il l’a perdue. Un coup du diablesans doute, ce double de Gogol !Jeu cruel et douloureux, comme lamorale désabusée de Kharitonov.Mais burlesque, cocasserie, clinsd’œil et malice donnent à cespremiers opus une santé qui lerapproche aussi de Rabelais et deShakespeare.

Ph.-J. C.

Procession de foiLe temps d’une semaine, le pénitent Rodrigo

de Zayas confesse sa passion pour Séville

SÉVILLE... de Rodrigo de Zayas.Racines-Séguier, 184 p., 119 F (18,14 ¤).

L e chapitre le plus rare,c’est le sixième : « La pé-nitence ». C’est un récitde l’intérieur, en pleine

Semaine sainte. Zayas marche avecl’une des confréries les plus presti-gieuses, les plus austères de Séville,la sienne, celle du Gran Poder. SonSéville – guide ? morceau de littéra-ture sur la ville la plus secrète dumonde ? non : dialogue athéolo-gique de très grande drôlerie –consiste en sept confessions. Zayasen capuchon, le cierge à la main.

Il est minuit. « La cloche de la grille[il parle de son petit palais] sonne.Elle a un son clair sans pareil à Séville ;je l’ai rapportée de San Gimignano, àmi-chemin entre Florence et Sienne.Je vais ouvrir. Celui qui entre me rendvisite une fois l’an, à date et heure fixes(...). Nos silhouettes conoïdes serontbientôt confondues dans la foule ano-nyme des pénitents du Gran Poder. J’aiplaisir à le voir, car sa gaieté un peutruculente est contagieuse. »

Ironiste ? Pas le moins du monde.Croyant, alors... Certainement pas :athée comme un réverbère. Dedroite monarchiste ? Non : degauche extrême, sans compromis,récemment rallié, du bout du cierged’ailleurs, au PS ouvrier espagnol.Anthropologue donc ? S’il vousplaît, un peu d’élégance... Sévillan.Sévillan de la rue du Grand-Poder,donc de la confrérie éponyme (àcondition d’y être accepté), doncprocessionnaire du vendredi saint,donc antifranquiste résolu, doncpromauresque connu, donc militantactif de la Séville arabo-juive, avecson passé romain. Difficile à saisir ?En effet. Mais c’est un ouvrage surSéville que vous avez en main, pasun guide de Stockholm.

Ce qui est remarquable, dans cetouvrage coécrit par Cervantes (celuides nouvelles) et Buñuel (de la Voie

lactée), c’est que cela n’explique rien,ne donne pas de clef, ne cède jamaisà la sociologie, à l’urbanisme, à lapolitique de la ville, à son histoire.Seulement, tout y est. Tout, avec unelégèreté d’érudition, une gaieté descitations (Valery Larbaud, Rous-seau, Kant, Hara-Kiri, Foucault,Peyo, Derrida, Rimbaud), tout, dansune danse de l’âme qui évoque celledes Seises, ces enfants de chœurdont il accompagna la gigue avecson groupe de musique.

Zayas ne raconte que la stricte vé-rité. Une semaine dans la ville qu’ilhabite. Le dernier jour de collège desa fille, qu’il accompagne tous lesmatins en pestant, désespéré, contreles regards qu’elle inspire. Chacunede ses rencontres : Joaquim, le pa-tron de bar qui versifie en galicien eten castillan ; Curro, le marchand dejournaux atrabilaire ; le mongolienemployé de banque à la serviettefauve ; l’homme tronc qui insulte laplanète du bout de la rue Sierpes ; lavieille qu’on ne fait pas payer à laCampana (ce café où il prend son pe-tit-déjeuner qui le fait grossir). Letout avec une attention aux déjetésaussi profonde que sa haine despuissants.

Personne ne peut prendre Séville(« Elle s’offre toujours mais ne sedonne jamais, ni facilement, ni autre-ment [relisez tout Louys] »). Ce vade-mecum de Zayas est le Virgile le plussûr pour descendre dans les onzecercles de ses Enfers. Mauvaise foicomprise : pour oser mentionnerManolo Vázquez, matador de toros,sans dire un mot de son frère PepeLuis, pour proposer Manzanares enfin de carrière comme docteur ès-aurochs à Ronda, il faut être vrai-ment Sévillan. C’est-à-dire pas seu-lement capable d’habiter Séville(c’est à la portée de presque n’im-porte qui), ni de l’aimer (vulgaritétrès répandue) ou de la « consom-mer » (pornographie mondiale),non : vraiment. Vraiment à même del’incorporer jusqu’au mystère. Cequi s’appelle vivre.

Francis Marmande

BOUILLOTTES, d’Eric Halphen.Gallimard, « La Noire », 256 p., 90 F (16,18 ¤).

Principe d’incertitudeSelon Alain de Botton, il n’est pas plus possible

d’aimer un être que d’écrire sa biographie

PORTRAIT D’UNE JEUNEFILLE ANGLAISE(Kiss and Tell)d’Alain de Botton. Traduit de l’anglaispar Jean-Pierre Aoustin,Denoël, 280 p., 120 F (18,29 ¤).

I l y a mille raisons de lire leroman astucieux, enlevé etdrôle d’Alain de Botton,mais il en est une qui l’em-

porte sur toutes les autres. C’est lalettre que lui envoie une jeune fillequi a partagé durant six mois sa vieet qu’il a larguée. Cette lettre de-vrait figurer dans tous les manuelssur l’art de rompre, tant elle ex-prime de manière archétypale ceque ressentent les femmes à cetournant crucifiant de leur exis-tence. En voici un bref extrait : « Ilm’a fallu pas mal de temps pour tepercer à jour, pour comprendre com-ment quelqu’un pouvait à la fois seconnaître si mal et être aussi nombri-liste. Tu disais que tu m’aimais, maisun Narcisse ne peut aimer que lui-même. »

Sur l’éternel malentendu entre lessexes, ce Portrait d’une jeune fille an-glaise ne rate pas la cible, même siparfois l’intrigue semble cousue defil blanc tant elle se déroule selondes schèmes convenus. On auraittort cependant de le reprocher àAlain de Botton, car son ambitionse situe ailleurs : expliquer ce qui, endépit et parfois à cause de nos pro-digieuses connaissances en psycho-logie, nous amène à passer totale-ment à côté de l’être que nousdésirons et que nous aspirons àrendre heureux.

Alain de Botton, en fin lecteur deProust et des moralistes français,sait que l’amour ne survit à la lassi-tude qu’il engendre que dans lafuite, la trahison ou la mise à mortréciproque. D’ailleurs Cioran n’a-t-ilpas écrit, en une formule qui fait dé-licieusement écho à celle de Warhol,qu’il est impossible à une personnede s’intéresser vraiment à une autre

pendant plus d’un quart d’heure ?Et Freud lui-même racontait volon-tiers à la fin de sa vie qu’il n’avaitpas lieu de se plaindre puisque, uneou deux fois, il avait rencontré unêtre humain qui le comprenaitpresque. « Que demander deplus ? », ajoutait-il ironiquement.

Il faut insister sur le « presque »de Freud, car tout le livre d’Alain deBotton repose sur l’idée qu’il par-viendra peut-être à comprendrecette jeune femme dont il s’estépris, une parfaite inconnue aussiénigmatique et insaisissable queLudwig Wittgenstein, dont ilcontemple les photos et étudie lesbiographies. Et s’il entreprenaitd’écrire justement celle d’Isabel,rencontrée lors d’une soirée et dontil a tout de suite deviné, du moins lecroit-il, à quel genre de filles elle ap-partient : le genre à éprouver unrespect exagéré pour les typeslouches évoluant dans la frange laplus minable du milieu artistique.

Et voici donc le narrateur munid’Heisenberg, de Wittgenstein et deFreud en quête du passé d’Isabel, deson présent et, qui sait ?, de leur fu-tur à eux deux. Après tout, pour-quoi ne pas entreprendre une mo-numentale biographie d’unepersonne insignifiante à l’aube de savie, et qui se prête au jeu avec tantde grâce ? Le narrateur en vient àsoupçonner qu’il y a souvent quel-que chose de comique dans la sil-houette quémandeuse du bio-graphe : une sorte de vagabond quifrappe sans cesse aux fenêtres de lacuisine en espérant secrètementqu’on l’invitera à dîner.

Alain de Botton démolit allègre-ment l’idée convenue qu’on peutvoir le monde avec les yeux d’unautre. Quant à Isabel, elle ne man-quera pas de lui faire tenir une lettreaussi désenchantée que celle qu’ilavait reçue avant de se lancer danscette noble entreprise immanqua-blement vouée à l’échec : tenter decomprendre et d’aimer un autre quesoi-même.

Roland Jaccard

ROMANS POLICIERSb p a r M i c h e l A b e s c a t

Huis clos glaçant

C ’est juste une réplique, au détour de la page 100. Quand le hé-ros s’exclame : « J’aurais fait un mauvais juge d’instruction. » Laseule référence, en forme de private joke, à l’activité profes-sionnelle de l’auteur, Eric Halphen, que l’affaire des HLM de la

Ville de Paris a fait connaître du grand public. Ceux qui attendaient deBouillottes, son premier roman, un récit à clés croustillant en seront doncpour leurs frais. Et seront peut-être déconcertés par ce livre funèbre, écrità la première personne d’un singulier très singulier. Celui d’un homme ina-chevé, enfermé depuis l’enfance dans une douleur autiste. Une sorte d’an-tihéros sans nom, sans passion, sans illusion, en perpétuelle fuite de lui-même, de sa vie ou de ses amours. Un personnage en négatif au regardduquel rien ni personne ne trouve grâce. A l’exception notable des bouil-lottes, ces petits bouts de chaleur sur lesquels on se recroqueville, souventen position fœtale. Un être sans envie, ni désir. Jusqu’au jour où la haine,celle des médecins qui n’ont pas su soigner sa mère, le poussera enfin àréagir. De la pire manière.

Sinistre par son sujet, de l’absence au monde à la détestation de l’autre,de l’enfance solitaire à la mort inéluctable, désespérant par ce qu’il révèlede l’inhumanité et de la glaciation de l’époque, Bouillottes brille commeune lame de couteau. C’est froid, aigu, tranchant. Et, contre toute attente,souvent très drôle. D’un humour noir et méchant. Eclatant dans les for-mules assassines. Et surtout dans les portraits, proches de ceux d’un PierreSiniac. En plus vif et plus cruel. A l’instar de cette femme, « issue à n’en pasdouter d’un inédit croisement entre un terre-neuve paumé et une pomme deterre nouvelle » ou de ce « gros type livide, mains clafoutis aux pruneaux etcheveux choucroute dégarnie».

Le lecteur sort passablement éprouvé de ce huis-clos crépusculaire, del’emprise médusante du regard grinçant et acerbe de son héros, de ce col-loque navrant avec un personnage pour lequel il ne peut guère éprouverde compassion. Ravi toutefois d’avoir découvert un véritable auteur. Car siEric Halphen abuse un peu de son goût pour les allitérations et les asso-nances (« Elle sourit du riquiqui quiproquo») et de la contorsion desphrases censées traduire le côté tordu de son héros (« Moi jamais n’ai ren-contré si frimeur personnage»), la singularité de son univers et le travail deson style font incontestablement de Bouillottes un livre d’écrivain.

b LA RIVIÈRE DES ÂMES PERDUES, de James D. DossDifficile de ne pas succomber à la magie de ce livre au titre évocateur, La

Rivière des âmes perdues. A la beauté grandiose de ses décors. La naturesauvage et les ciels infinis des montagnes Rocheuses. A la poésie envoû-tante des vieilles croyances indiennes qui l’animent et que l’auteur excelleà faire vibrer à l’unisson de l’étrange fascination que peuvent exercer cer-taines perspectives scientifiques. L’intrigue se noue ainsi, dès les premièrespages, aux frontières subtiles et troublantes entre science et préscience... Al’entrée du canyon del Espiritu, où elle vit en ermite, une vieille Indiennepétrie des traditions de son peuple, celui des Utes, scrute avec inquiétudeles brumes du soleil couchant. La vieille femme-médecine y perçoit dis-tinctement certains signes maléfiques. A quelques kilomètres de là, ScottParris, le chef de la police de Granite Creek, petite ville universitaire du Co-lorado, éprouve lui aussi de curieuses angoisses. Bientôt concrétisées parun appel téléphonique. Une jeune scientifique vient d’être assassinée dansdes conditions particulièrement abominables, alors qu’elle travaillait tard

dans la nuit au labo de physique de l’université, sur une découvertesemble-t-il révolutionnaire... Spécialiste de la supra-conductivité, cher-cheur au Los Alamos National Laboratory, passionné de cultures in-diennes, James D. Doss réussit un roman aussi passionnant que ceux deTony Hillerman, auquel on pense inévitablement. A l’instar de son sujet,entre science et mysticisme, à l’instar de son héros, Scott Parris, tirailléentre rationalité et « un niveau plus profond de sa conscience, celui qui in-vente les rêves », La Rivière des âmes perdues, premier roman d’une sériedont on attend impatiemment la suite, conjugue à merveille le plaisir cap-tivant d’une intrigue criminelle parfaitement menée avec le charme en-sorcelant des légendes millénaires (traduit de l’anglais – Etats-Unis – parDanièle et Pierre Bondil, Albin Michel, « Terres d’Amérique », 296 p., 130 F[23,38 ¤]).

b LE CARNET NOIR, de Ian Rankin« Ici, pour se faire une idée du soleil, il faut allumer le grille-pain. » Tout

droit sorti des brumes écossaises, voici un nouveau spécimen de la scènedu crime anglo-saxonne. Avec un nom, Rebus, et un adjoint, Holmes, enforme de joyeux clin d’œil à la tradition britannique du roman d’énigme.Qu’on ne s’y trompe pas cependant. Le ton léger, le récit vif, le regard réa-liste, cette première aventure (en français) d’une série très populaire enGrande-Bretagne tient plutôt de la comédie noire. Très semblable en cela àson personnage principal, à mille lieues du héros inoxydable. Flic honnête,accrocheur, humain, Rebus apparaît malicieusement empêtré dans sesprincipes, sa vie professionnelle, ses amours et ses souvenirs. Et cela faitmouche assurément. Tout comme le portrait de la capitale écossaise pro-posé par Ian Rankin. Edimbourg intime, comme un gros village. Ses pubs,ses rues, ses équipes de foot. Et bien sûr ses arrière-cours que Le Carnetnoir s’emploie à explorer à travers une sombre histoire liant la pègre à unmagnat de la bière. Réalisme et humanité du regard, vérité des êtres et desatmosphères, un poil d’humour, juste ce qu’il faut de blues et de nostalgie.Le cocktail est aussi savoureux et corsé qu’un vieux whisky (traduit de l’an-glais par Michèle et Frédéric Witta, éd. du Rocher, 358 p., 129 F [23,20 ¤]).

b UN DERNIER VERRE AVANT LA GUERRE, de Dennis LehaneBoston avant l’explosion. Montée de la violence et de l’incompréhen-

sion. Creusement des fractures. Entre riches et pauvres. Yuppies et exclus.Blancs et Noirs. Un couple de privés est engagé par deux sénateurs de laville pour retrouver des documents confidentiels concernant un projet deloi sur le terrorisme urbain. Et surtout la personne qu’ils soupçonnent duvol. Une femme de ménage chargée de l’entretien de leurs bureaux. Noire.« Une preuve suffisante pour la plupart des gens. » Les détectives ne tardentpas à la repérer mais les documents qu’elle possède – des photographies –n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui était prévu. Et tout avec l’explo-sion de violence qui va se déchaîner. Aussi brutal dans l’action que dans lepropos, peuplé de personnages blessés profondément bouleversants, Undernier verre avant la guerre, de Dennis Lehane, décrit avec force l’Amé-rique des rues, des quartiers laissés à l’abandon, des bandes de mômesshootés à la haine, armés jusqu’aux dents. Une Amérique enragée. Et déjàen guerre (traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Mona de Pracontal, Rivages/Thriller, 292 p., 135 F [24,28 ¤]).

b JOURNAL DE LA NUIT, de Petros MarkarisUne fois n’est pas coutume, voici un roman noir grec. Ecrit, qui plus est,

par Petros Markaris, scénariste de cinéma et de télévision, collaborateur deThéo Angelopoulos. Un roman alerte, rugueux, grinçant, pince sans rire, àl’image de son personnage principal, le commissaire Charitos. Déjà dans lemétier à l’époque des colonels. Désabusé, râleur, hargneux et incroyable-ment misogyne. L’intrigue policière, qui met en scène une série demeurtres liés à d’innommables trafics avec les ex-pays de l’Est, est remar-quablement composée. Mais Journal de la nuit vaut surtout par le portraitsubtil qu’il brosse de l’Athènes d’aujourd’hui, quotidienne et familière. Dela pollution et des embarras de la circulation aux problèmes liés à l’affluxd’immigrés albanais. Encouragé par le succès de ce premier livre, PetrosMarkaris a entrepris d’écrire une suite aux aventures du commissaire Cha-ritos. On ne peut que s’en réjouir (traduit du grec par Pierre Comberousse,éd. J.-C. Lattès, « Suspense et cie », 370 p., 129 F [23,20 ¤])

Page 6: DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain

LeMonde Job: WIV0299--0006-0 WAS LIV0299-6 Op.: XX Rev.: 14-01-99 T.: 08:44 S.: 111,06-Cmp.:14,09, Base : LMQPAG 36Fap:100 No:0135 Lcp: 700 CMYK

VI / LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999

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Le tempsde la soupe

Poncifs et platitudesrencontrent le succès. Le phénomène a gagnéune partie des marchandisesappelées « philosophie ».Nul ne saitvéritablement pourquoi.Y a-t-il de quoi s’affoler ?

LES PIÈTRES PENSEURSde Dominique Lecourt.Flammarion, 218 p.,89 F (13,57 ¤).

L’ÊTRE-TEMPSQuelques réflexionssur le temps de la conscienced’André Comte-Sponville.PUF, « Perspectives critiques »,168 p., 98 F (14,94 ¤).

L e niveau baisse, il faut le re-dire. Pas en général, pas ab-solument, ce qui n’est guèreprobable, bien qu’on ait vu

parfois des époques abandonnéespar les muses. La chute n’affecte pasla pensée, ni la philosophie dans sonensemble ni la qualité des re-cherches en cours. Elle touche, de-puis quelques années déjà, le lienentre le public et les idées, cettezone difficile à cerner où la rumeurs’empare d’un titre ou d’un auteuret les transforme en reines du bal.L’opinion, naguère, s’entichaitd’œuvres solides. Pour de bonnesou de mauvaises raisons, c’est uneautre affaire. Toutefois, Lévi-Strauss,Foucault, Deleuze, Althusser, Lacan,Barthes, Derrida... et quelquesautres, bien que fort différents,avaient en commun une réelle en-vergure. Leurs succès publics aga-çaient, comme il se doit, leurs cama-rades de classe. Mais ils nesuscitaient pas haussementsd’épaules consternés et moues decommisération. Aujourd’hui, aucontraire, les grosses ventes vontaux grandes bêtises couronnées depetites vertus. Que s’est-il donc pas-sé ? Comment a-t-on glissé, en unegénération, du goût pour les struc-tures à la soupe fade des bons senti-ments ? Pourquoi a-t-on quitté lapensée pour les poncifs ?

Dominique Lecourt a le mérite deposer clairement ces questions. Sonessai est intéressant d’abord par sadescription des antagonismes, desmorcellements et des passions quianimèrent les années 60. Non, il n’yeut jamais, comme ont tenté de lefaire croire Alain Renaut et Luc Fer-ry, une « Pensée 68 ». Deleuze etGuattari combattaient Lacan, Al-thusser ne prisait pas Foucault, Der-rida n’aimait pas Bourdieu (et réci-proquement). Ces divergences

n’étaient pas querelles de divas. Desstyles d’analyses se heurtaient, desproblématiques s’affrontaient, chezles étudiants comme chez lesmaîtres. Dominique Lecourt décritavec assez de verve ces passions di-vergentes d’une génération quiignorait le mot « crise ». Il indiqueégalement comment les « nouveauxphilosophes » des années 70 ont sa-bordé le marxisme et investi les mé-dias, avant que d’autres, bientôt –malgré le passage des hordes freu-diennes, nietzschéennes, ou mar-xistes – n’assurent le retour de cettevieille lune repeinte : le sujet. « Cebeau sujet si ponctuel, si bien centrésur lui-même, si lisse, si droit, si pur,avec sa batterie de facultés, et sagamme de sentiments, ils l’ont réins-tallé sur le devant de la scène. » Quiça, ils ? Principalement Ferry-Re-naut, puis Ferry tout seul, et Comte-Sponville tout seul, enfin Ferry etComte-Sponville en duo. Domi-nique Lecourt considère ces nou-veaux moralistes comme de« piètres penseurs », dont les pro-pos sont constitués de « formules gé-nérales d’un vide confondant ». Ilsouligne que l’essentiel de leur ap-port est de rappeler que l’amour estun excellent sentiment, le mal unemauvaise chose, le bonheur une dif-ficile conquête. Pourquoi, derechef,en est-on venu à confondre de telleslapalissades avec une pensée philo-sophique ? Sur cette question, ilreste à faire, outre un vrai travail desociologie culturelle, un pamphletqui morde.

Car ce ne sont pas les occasions dese réjouir qui manquent ! Il suffit

d’ouvrir le dernier livre d’AndréComte-Sponville pour s’en rendrecompte. Bon exemple, car le colossaleffort du penseur porte ici sur unedes questions cruciales de la ré-flexion philosophique : la nature dutemps. Retour au sérieux, à l’argu-ment, aux concepts. Finis, pour untemps, les conseils destinés à lapresse du cœur (dans le genre « Jel’aime, il m’aime, nos parents sontd’accord, que faire ? Un philosophevous répond »). Adieu l’athéismepour patronage. Enfuis, ces mo-ments pathétiques où l’on pense àtant de choses graves qui méritentréflexion mais qu’on n’a pas le tempsd’approfondir d’habitude, vu qu’on

est pris. Voilà du solide, du fonda-mental : une métaphysique ! Vousêtes priés d’attacher vos ceintures etde ne plus fumer. Attention, on dé-colle. « Le temps passé ne revient pas,et c’est ce qu’on appelle le passé. »Vous tenez ? Ça continue : « L’avenirn’est jamais donné (s’il l’était, il seraitprésent) : l’avenir est à venir, s’il vient,et c’est pourquoi il n’est pas. » Ce queveut esquisser le penseur, c’est unemétaphysique du présent : « Tous lesjours que j’ai vécus, c’était toujoursaujourd’hui. Tous les moments, c’étaittoujours maintenant. »

Résultat : le temps, c’est l’éternité.Epatant ! A la représentation trivialed’un présent perpétuellement

fuyant, s’évanouissant d’instant eninstant, Comte-Sponville opposecette apparente évidence : on ne vit,ne voit, n’anticipe, ne se souvient,ne désire... qu’au présent. Voilà doncce qu’Aristote a manqué, ce quesaint Augustin n’a pas vu, ce queNietzsche n’a pu comprendre(« Nietzsche est plaisant, avec sonéternel retour. »), ce que Bergson n’apas saisi, ce que Heidegger a ignoré,ce que Merleau-Ponty a laissé filer.C’était pourtant simple : mainte-nant, c’est tout le temps ! Grâce àquoi, par quelques colossales ap-proximations enchaînées, AndréComte-Sponville se croit en mesurede déduire que le temps est

« l’être », « la matière », « la nécessi-té », « l’acte ». Ce salmigondis debanalités et d’erreurs écarte d’em-blée l’existence de domaines multi-ples, où le même mot de « temps »pourrait ne pas renvoyer du toutaux mêmes réalités. Ne restent,pour soutenir l’attention, que lesperles : «−Chacun comprend pour-tant que renoncer au présent ce n’estpas renoncer à tout rapport avec cequi fut. Sagesse n’est pas amnésie.D’ailleurs, vivre sans mémoire, qui lepourrait ? Que saurions-nous denous-mêmes, si nous ne nous souve-nions pas de ce que nous avons vécu ?Comment aimer, sans se souvenir deceux qu’on aime ? Comment penser,sans se souvenir de ses idées ? »

O tempora ! O mores ! Inutilepourtant de jouer à se faire peur etde croire que la pensée sombre.Comme toujours, un peu d’histoiresuffit à rassurer. En 1888 paraissaientchez Hachette, à titre posthume eten deux tomes, les Mélanges et Por-traits du philosophe Elmé Caro.Normalien, professeur à la Sor-bonne, très présent et prisé dans lesjournaux de son temps, élu à l’Aca-démie française en 1874, cet auteurétait apprécié du public comme mo-raliste et comme pédagogue. On sepressait à son cours, on lisait ses ar-ticles, on rééditait sans cesse sesEtudes morales sur le temps présent. Ilétait populaire et heureusement di-rect : «−Il prenait à témoin sespropres instincts, ses sentiments, quin’étaient autres, selon lui, que les ins-tincts de tous les hommes. Voilà pour-quoi il trouva, en les tirant de soncœur, tant de raisons que d’autresphilosophes moins convaincus n’au-raient jamais trouvées. C’est pourquoisa dialectique est souvent si éloquenteet, ce qu’on n’a pas assez remarqué, siinventive », écrivait à son proposConstant Martha, en tête de cetteédition des Mélanges et Portraits, quifut distribuée comme prix dans leslycées. Au moment de cette gloire,Nietzsche était à peine connu, Berg-son enseignait encore au lycée. Apart quelques spécialistes du XIXe

siècle, plus personne ne s’en sou-vient.

. Vient de paraître Prométhée,Faust, Frankenstein, de DominiqueLecourt (Livre de Poche, « biblioessais », no 4275).

L’ombre de Frankenstein

LE SAVANT DîNERde John L. Casti.Flammarion, 192 p.,99 F (15,09 ¤).

D epuis Le Monde de So-phie, de nombreux au-teurs récupèrent lesconcepts philosophiques

ou scientifiques aux fins de fiction. Lepublic a l’air de mordre à ce genre oùl’on vous trimballe, avec le sourire,dans des paysages d’ordinaire d’unegrande âpreté.

C’est à la reconstitution d’un dînerimaginaire que John L. Casti conviecinq penseurs célèbres, C. P. Snow,Alan Turing, J. B. S. Haldane, ErwinSchrödinger et Ludwig Wittgenstein,pour débattre sur le thème : peut-onconstruire une machine capable depenser ? La pièce se joue surtoutentre deux personnages. Turing croitdur comme fer que l’homme arriveraà créer un cerveau qui aura autant, si-non plus, de capacités que celui del’homme grâce à la manipulation dessymboles, les séquences infinies deszéro et un, éléments de base de l’or-dinateur. Wittgenstein, lui, estimequ’un fossé infranchissable existeratoujours entre la machine etl’homme, parce que ce dernier estimpliqué dans une histoire, dans desinteractions avec ses semblables,dans un contexte de sensations,d’émotions, de désirs, etc., dont lamachine est privée.

Les autres invités ne sont là quepour relancer ou réfréner la confron-tation, mais ils permettent d’élargir lechamp des connaissances que l’au-teur veut transmettre. Si bien quel’on parlera aussi de thèmes comme« langage et pensée », « vie etconscience »... La morale de l’his-toire : « Chercher à construire des ma-chines qui pensent comme deshommes ressemble un peu à vouloirconstruire des robots qui jouent aufootball... A quoi bon ? » Comme le di-sait Hubert L. Dreyfus, ce quimanque à l’ordinateur, c’est un corps.

Pierre Drouin

Un Fragonard newtonienUne interprétation « savante » des « Hasardsheureux de l’escarpolette » par Etienne Jollet

L’ABC de JLGAccompagnant la réédition augmentée du premier volume des écrits

de Jean-Luc Godard, voici le second. Moments de pur bonheur

JEAN-LUC GODARDPAR JEAN-LUC GODARDEcrits, documentset entretiens réunis par Alain Bergala.Ed. Cahiers du cinéma Tome 1, 1950-1984, rééditionaugmentée, 640 p.,250 F (38,12 ¤).Tome 2, 1984-1998, inédit,512 p., 250 F (38,12 ¤).Le coffret : 480 F (73,18 ¤).

E lle n’est pas seulementbelle, la nouvelle maquettede couverture du « Godardpar Godard », elle est aussi

parlante. D’un tome à l’autre, elle ditquelque chose, à travers le temps quipasse, de ce qui demeure et de ce quichange. Du Godard tome 1 (tête le-vée, examinant un bout de pellicule)au Godard tome 2 (tête inclinée,scrutant une feuille de papier) de-meurent la clope au bec, le beau sou-ci du déchiffrage, et tout en haut cepetit carré de ciel bleu où s’encastre,comme l’espérance à la fenêtre del’horizon, le photogramme d’un film.Ici, Belmondo ensauvagé dans Pier-rot le fou (1966). Là, deux mains qui secherchent dans Nouvelle Vague(1990). Ces deux photogrammes, lateneur des films et des plans dont ilssont extraits, la direction du regardde Godard, le passage du noir etblanc à la couleur : voilà ce qui achangé. Un monde disjoint y a succé-dé à un monde défié, un regard de ci-néaste a quitté le bain cinéphilique etla transparence pelliculaire, pourdescendre plus profondément enlui-même renouer avec une réalitéqui s’est opacifiée. Et parce que ledeuil sied à Godard, un même fondnoir obscurcit l’arrière-plan des deuxcouvertures.

On pourrait s’en tenir là sanscrainte d’avoir manqué l’essentiel.Mais la parution attendue du secondvolume des écrits de Godard, qui re-couvre la période 1984-1998 (de Dé-tective à Histoire(s) du cinéma), et lesquatorze années qui se sont écoulées

depuis la parution du premier tome,appellent évidemment d’autrescommentaires. Alain Bergala, cores-ponsable de cette édition, proposait,à l’occasion du récent Salon du livrede cinéma, le suivant : « Ce secondvolume correspond davantage à laforme qu’a prise le travail de Godard àpartir des années 80 : celle du chan-tier. » On retiendra la définition. Ellevaut à la fois pour le matériau, hété-rogène, et pour le dynamisme de lapensée qui s’y exprime. Entretiens,interviews, textes inédits, scénarios,cahiers de tournage, conférences,lettres ouvertes ou intimes, photo-grammes, photographies, croquis etcollages composent le premier. Depurs bonheurs d’expression etd’écriture le jalonnent, d’étonnantseffets de montage textes/images,ainsi que de grandes rencontres,avec notamment Maurice Pialat,Marguerite Duras, Serge Daney,Manoel de Oliveira ou Régis De-bray.

UNE PENSÉE EN MOUVEMENTPERPÉTUEL

Le long entretien d’ouvertureentre Bergala et Godard, inédit,donne quant à lui le la d’une penséeen perpétuel mouvement et placéesous le signe annonciateur de la fa-mille. Non qu’on découvre à traversce volume un Godard intime (encorequ’il faille lire une certaine lettre ma-nuscrite sur la paternité, boulever-sante), c’est plutôt que l’intimité deGodard y paraît liée, de façon indis-soluble, à l’élection du cinémacomme maisonnée. De ce lieu singu-lier, où l’on se situe par rapport à unegénéalogie (les « enfants de la Ciné-mathèque »), naît une façon singu-lière de regarder et de réfléchir lemonde, où l’histoire intime, l’histoiredu cinéma et l’Histoire des hommesse réfléchissent mutuellement.

Deux Godard en émergent. Lepremier, surgissant comme un diabled’une boîte, est provocateur, sacri-lège et nihiliste. Il accuse tous leshommes d’une solitude qu’il ne dé-teste pas, lui-même, entretenir. Lui

demande-t-on qui il voudrait en-tendre dans une émission de radioqui lui est consacrée, il répond :« Personne, je connais personne. » Ilaime à rappeler qu’il conseilla jadis àHenri Langlois de brûler tout lesfilms de la Cinémathèque. Il constateque le cinéma, comme enregistre-ment du monde et pensée sur celui-ci, s’achève avec les camps, qu’il n’apas su filmer, et que donc « le cinéman’a servi à rien, il n’a rien fait et il n’y aeu aucun film ». Last but not least, ilcompare le cinéma américain etfrançais d’aujourd’hui en cestermes : « Là-bas, ça ne vole pas hautmais ça vole bien. Ici, ça vole très hautmais ça ne vole pas. » Cette acrimo-nie, héritée de la nouvelle vague, té-moigne d’un rapport exclusif, violentet enfantin au cinéma, qui conduitnotamment à penser que la valeurd’un film est d’autant plus grandequ’elle est soustraite à la connais-sance du plus grand nombre. Go-dard a conservé intact cette relationésotérique, chiffrée, au cinéma, tré-sor inviolé jalousement gardé parquelques grands prêtres.

Et puis il y a l’autre face de ce Janusdu cinéma, non moins radicale danssa luminosité. Celle du modeste arti-san, soucieux de connaître les gesteset les techniques de son art, et aussiprompt à bafouer les faux honneurset les vaines gloires. Celle du cher-cheur d’absolu qui place le cinéma sihaut dans le ciel de la pensée que latentation du néant le visite parfois.Celle d’un homme qui croit le plussincèrement du monde que le ciné-ma « ... est fait pour guérir les mala-dies dans la mesure où il véhicule unepensée qui doit guérir les maladies so-ciales et aider à penser la guérison desmaladies physiques ». Ce Godard-là,qu’il envoie une lettre à TF 1 au sujetdes coupures publicitaires ou qu’ilrende hommage à un producteurdisparu, possède l’intelligence et lagrâce de la vraie humilité. Ne lui endéplaise, cet homme-là est pétri d’unhumanisme dont la grandeur est dene pas dire son nom.

Jacques Mandelbaum

FIGURES DE LA PESANTEUR,FRAGONARD, NEWTONET « LES PLAISIRS DEL’ESCARPOLETTE »d’Etienne Jollet.Ed. Jacqueline Chambon,172 p., 145 F (22,11 ¤).

E n 1767, Fragonard peint LesHasards heureux de l’escar-polette. On y voit une jeunefemme qui se balance. A

l’extrémité du mouvement pendu-laire que décrit son corps, elleécarte les jambes, de sorte qu’unindiscret − mais elle lui sourit – re-garde sous ses abondants jupons etjupes roses et blancs. Un secondgalant − le niais, le mari peut-être −retient la balançoire à l’aide dedeux cordes et ne sait rien de ce quipasse en vérité. La scène est ga-lante. Dans sa composition, elletouche cependant d’abord aux pro-blèmes du mouvement, de l’équi-libre, du déséquilibre, de la légèretéet de l’envol.

Il se trouve qu’un quart de siècleauparavant Newton était à la modeà Paris. Mode posthume : le savantétait mort en 1727 et avait publiéses principales découvertes en 1687.Mais mode cependant : il se publiades Eléments de Newton et un New-tonianisme pour les dames. A encroire l’abbé Le Blanc, qui écrivaitcela en 1753, après le triomphe des« Géomètres », vint vite la défa-veur. « Ils ont eu un emploi brillant,mais court. Leur chute doit d’autantplus les humilier que leur triompheleur avait tourné la tête. » Balance-ment de la gloire à l’oubli, ensomme. Escarpolette de la réputa-tion.

Ce n’est pas ce rapport que veutétablir Etienne Jollet, mais unautre : de la vogue de la physique àla diffusion dans le champ artis-tique des discours sur la stabilité etla pondération. Il cherche à démon-trer qu’histoire des sciences, his-toire de l’art et histoire de la cri-tique sont liées. De telles

suggestions sont a priori attirantes,ne serait-ce que parce que, long-temps, elles ont été prohibées. Lestextes que cite Jollet sont assezconvaincants, et il démontre que lapensée esthétique contemporainerecherche le commerce de lascience. Ainsi Watelet : « La chaînequi unit les connaissances humainesjoint ici la physique à la peinture, ensorte que le physicien qui examine lacause du mouvement des corps et lepeintre qui veut en représenter lesjustes effets peuvent, pour quelquesmoments au moins, suivre la mêmeroute et, pour ainsi dire, voyager en-semble. »

Ils le peuvent. Qu’ils le fassentsouvent est moins certain. Autantles preuves prises aux philosopheset aux écrivains opèrent efficace-ment, autant les œuvres de pein-ture et de dessin ne vérifient-ellespas la thèse centrale du livre de ma-nière décisive. Le lecteur peut avoirle sentiment quelquefois que l’au-teur tient à avoir raison à touteforce. La surinterprétation peutêtre dangereuse, et il n’est pasmoins risqué de s’en tenir à unpoint de vue unique pour analyserun tableau.

Les Hasards heureux de l’escarpo-lette n’est pas qu’une affaire de pe-santeur, de pondération et de phy-sique. L’optique et la perspectiveimportent aussi : que voit celui quidevrait bénéficier de ces « hasardsheureux » ? Qu’est-ce que le mou-vement de balancier révèle puis dis-simule ? Quel fragment d’anato-mie ? On pourrait aussi biensoutenir que Fragonard, ici, anti-cipe Courbet, non point sur celui deL’Origine du monde − tableau im-mobile et nu − que sur celui de LaFemme aux bas blancs − posture endéséquilibre et en déshabillé. Onpourrait aussi penser que la ques-tion du « qu’a-t-on le droit de dé-crire ? » traverse justement le ro-man français du XVIIIe siècle. Le jeusi instructif des rapprochements in-congrus n’est pas près de finir.

Philippe Dagen

l a c h r o n i q u e

bd e R o g e r - P o l D r o i t

Page 7: DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain

LeMonde Job: WIV0299--0007-0 WAS LIV0299-7 Op.: XX Rev.: 14-01-99 T.: 08:44 S.: 111,06-Cmp.:14,09, Base : LMQPAG 36Fap:100 No:0136 Lcp: 700 CMYK

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De nouvelles voies à travers « L’Odyssée »Alors qu’Alain Ballabriga remet en cause la datation du texte d’Homère,Suzanne Saïd éclaire sa conception du monde des hommes et des dieux

HOMÈRE ET « L’ODYSSÉE »de Suzanne Saïd.Belin, « Sujets », 336 p.,110 F (16,77 ¤).

LES FICTIONS D’HOMÈREL’invention mythologiqueet cosmographiquedans « L’Odyssée »d’Alain Ballabriga.PUF, « Ethnologies »,256 p., 138 F (21,04 ¤).

L it-on encore Homère au-jourd’hui, en dehors des(rares) obligations scolaireset universitaires ? Si ce

n’est le cas, voici deux livres qui in-vitent à revisiter ce monument etlui confèrent une nouvelle actuali-té. Non pas l’Homère de l’héroïqueIliade, mais l’habile conteur du re-tour d’Ulysse dans sa patrie, l’in-venteur de mille fables plus mer-veilleuses les unes que les autres,qui tient en haleine son auditeur-lecteur pendant les 12 102 vers deses vingt-quatre chants. Seschimères seraient-elles plusproches de nous que les combatscontre Troie ou la colère d’Achille ?Sans doute pas, mais notre curiosi-té se trouve peut-être davantageaiguisée par ce que le poète révèlede ses conceptions du monde, parle caractère plus humain, en quel-que sorte, de ce héros ballotté derive en rive par la volonté desdieux.

Suzanne Saïd présente son pro-pos avec une modestie qui ne doitpas faire illusion sur le contenu réelde son livre. Son ambition : aider lelecteur à s’y retrouver dans une bi-bliographie homérique gigan-tesque et faire l’état de la questionsur des points essentiels commel’unité d’auteur, le passage de l’ora-lité à l’écriture, Homère et l’His-toire ou la géographie des voyagesd’Ulysse. Sur tous ces points, ellefait œuvre utile, et son impeccableérudition lui permet d’exposer avecclarté des questions difficiles. Mais

elle accorde aussi une place dechoix à l’examen des structures dutexte, à l’enchaînement des récits,mettant en évidence que doubletset contradictions (vraies oufausses) ne nuisent en rien à l’unitédu récit. Se présentant en quelqueschapitres comme une sorte decommentaire suivi, le livre fournitun éclairage indispensable sur lesimages du poète, le choix desscènes décrites, la signification desallusions ou les relationscomplexes qu’entretiennentUlysse, Pénélope et Télémaque. Et,au terme du livre, Suzanne Saïdpeut conclure sur trois très beauxchapitres qui esquissent la synthèsede ce que L’Odyssée nous donne àvoir du monde des hommes et decelui des dieux, et dégagent del’épopée une morale fondée surl’honneur collectif de la maisonnée,l’autorité légitime du roi au sein dela cité et le respect sacré de l’hôteétranger.

POLÉMIQUE Alain Ballabriga vise moins large

et se fait plus polémique en rou-vrant deux débats sur lesquels unconsensus par défaut avait fini pars’établir. Revenant sur la dated’Homère, il soutient avec brio uneposition néo-wolfienne (1) que l’onpourrait résumer ainsi : quoi qu’ilen soit des traditions orales di-verses qui ont fini par constituerL’Odyssée (et qui peuvent bien re-monter au IXe siècle avant J.-C.), letexte écrit sous sa forme monu-mentale, tel que nous le lisons au-jourd’hui, n’a pas été rédigé par lesHomérides (2) avant le milieu duVIe siècle, et non, comme l’admetimplicitement le consensus univer-sel, vers la fin du VIIIe. Du coup,Homère n’apparaît plus comme leglorieux ancêtre, la référence abso-lue où puisèrent les maîtres de lapoésie archaïque (à commencerpar Hésiode), mais plutôt commel’héritier ultime de cette mêmepoésie. Bien des passages s’ex-pliquent comme une interprétation

et un dépassement de ses devan-ciers. Renversement de perspectivedont on mesure les conséquences !Mais le deuxième débat rouvertpar Ballabriga vient singulièrementrenforcer sa thèse. Victor Bérarddans ses Navigations d’Ulysse(1930), après bien d’autres, avaitcru pouvoir montrer que la géogra-phie d’Homère, loin d’être fictive,s’ancrait précisément dans les réa-lités méditerranéennes, renvoyantà une connaissance exacte acquisedurant l’époque mycénienne et letrès haut archaïsme. Après avoirconnu un vif succès, ces théoriesfurent à peu près abandonnées, etle débat entre tenants d’une des-cription réaliste et ceux d’une géo-graphie imaginaire tourna à l’avan-tage des seconds. Ballabriga estimele débat trop tôt conclu et posé entermes inappropriés. Peu importeoù vécurent les Lotophages, si l’îled’Eole se confond avec le Strom-boli et si Nausicaa se baigne à Cor-fou. En revanche, prétend Ballabri-ga, L’Odyssée révèle une vraieconception du monde habité, unevision nouvelle des limites et desformes des terres et des mers. Ap-pliquant son analyse à quelquespassages choisis, il montre de fa-çon très convaincante que L’Odys-sée mêle des connaissances pré-cises, acquises à la suite dumouvement de colonisation quiamena les Grecs sur presque tousles rivages de la Méditerranée, etdes déformations grossières maisinévitables en l’absence d’une car-tographie réaliste. Ce faisant, il re-joint le premier débat évoqué :tout semble montrer que lesconceptions cosmographiques deL’Odyssée s’expliquent au mieuxpar une rédaction tardive alorsqu’elles seraient inconcevables à lafin du VIIIe siècle. Le choix desnoms des héros, certaines allusionsfugitives comme celle où le poèteévoque le Grand Nord « où les che-mins de la nuit et du jour sontproches » seraient incompréhen-sibles au tout début de l’aventure

coloniale, ou avant l’exploration duNord de l’Europe par Pythéas deMarseille, mais en découlent évi-demment. Brodant sur des thèmesanciens (et rajoutant aussi quel-ques épisodes nouveaux), les Ho-mérides ont donc largement tenucompte des progrès des connais-sances, rendant plus complexes lesépisodes primitifs du poème pourenrichir l’image du monde qu’ilsoffraient. D’un monde étroitementtyrrhénien où sans doute se dérou-lait l’ensemble du poème originel,ils élargirent ainsi les horizons duhéros à l’ensemble du monde habi-té, évoquant au passage des ques-tions qui devaient agiter les milieuxcultivés auxquels ils appartenaientsur les communications existantentre les mers connues et l’Océancircumterrestre, ou la position res-pective des continents. En rejetantau loin des peuples qui avaientd’abord été conçus comme des voi-sins (les Phéaciens), ils accen-tuaient le caractère fictionnel deleur existence, tout en se donnantl’occasion d’introduire dans lasubstance du récit des allusionsprécises à leurs propres concep-tions cosmographiques. Mélangedes genres déroutant pour notrerationalisme, mais qui fait l’intérêtextraordinaire du texte homériquepour l’historien autant que pour lesociologue ou l’anthropologue.

Maurice Sartre

(1) F. A. Wolf dans ses Prolégomènes àHomère (1795) défendit le premier unedate basse pour le texte final d’Ho-mère.(2) On désigne ainsi les poètes qui as-surèrent au VIe siècle le dernier état dela rédaction des vers d’Homère.. Signalons pour le plaisir de lacuriosité une nouvelle édition bi-lingue d’un texte quelquefois attri-bué (à tort) à Homère : La Batracho-myomachie (c’est-à-dire « Le combatdes grenouilles et des rats »), déri-soire épopée de 300 vers, jolimenttraduite et présentée par PhilippeBrunet, Ed. Allia, 80 p., 65 F.

b DE L’ARCHIVE AU TEXTE. Recherches d’histoire génétique,de Michel EspagneMichel Espagne, chercheur germaniste, a été l’un des premiers àdécouvrir une filiation déniée ou ignorée avec la philologie dans lajeune critique génétique des années 80. Non pour diminuer l’origi-nalité de celle-ci, mais pour souligner qu’à confronter le texte avecses variantes ou ses brouillons, la critique de genèse réintroduisaitl’histoire dans l’étude littéraire, qui ne savait plus lire autre chosedans une œuvre que l’immanence de ses structures. Le volume oùMichel Espagne reprend ses principaux articles sur la question estune très stimulante contribution à un débat qui n’est pas clos :comment faire une histoire moderne de la littérature sans rejeterles acquis de la textologie d’inspiration philologique, de l’histoirelittéraire traditionnelle et de l’analyse structurale ? (PUF, « Pers-pectives germaniques », 232 p., 148 F [26,6 ¤]). M. Ct.

La Franceet ses signesparticuliers

LES EMBLÈMESDE LA FRANCEde Michel Pastoureau.Ed. Bonneton, 224 p.,99 F (17,80¤).

V ivant, érudit et utile, cetouvrage est une aubaine.Titulaire à l’Ecole pratiquedes hautes études de la

chaire d’histoire de la symboliqueoccidentale, Michel Pastoureau estle guide idéal dans cette galeriedes emblèmes dont s’est dotée laFrance depuis les origines. Ensoixante-deux entrées, qui n’ac-cueillent que peu de nomspropres, autant d’éléments d’unbestiaire passionnant (qui atten-dait le crapaud, l’alouette ou ledauphin ?), l’historien prouve quel’histoire emblématique du paysest, malgré les ruptures politiques,une histoire continue.

Précisant sa dette envers HervéPinoteau ou Pierre Nora, Pastou-reau rappelle quelques définitionssimples – les armoiries autrefois ?l’équivalent de la « carte de visiteaujourd’hui : chacun peut en possé-der mais tout le monde n’en possèdepas » – et bouscule bien des idéesreçues. La croix de Lorraine ? unecroix d’Anjou importée par le roiRené et tenue pour un symbole demémoire et de résistance au lende-main du traité de Francfort en1871. La fleur de lis ? une exceptionvégétale en un temps où le bes-tiaire cruel l’emporte, mais qui liela Vierge et la lignée capétienne auXIIe siècle dans une mission de mé-diation entre Ciel et Terre. On dé-couvrira que le répertoire révolu-tionnaire joue avant tout duréemploi, mais que la haine des ar-moiries prônée alors conduit à enpriver, aujourd’hui encore, le pays.Candidat judicieux, le coq fut reca-lé. Qu’importe ! « Le symbole et lalégende sont toujours plus forts quel’exactitude historique », prévientPastoureau.

Ph.-J. C.

Journalisme : une mission de service publicL’ambition civique fut l’idéal, en même temps que l’élément constitutif de cette profession dès sa naissance.Un élément au centre de l’essai de Christian Delporte, qui retrace l’histoire des journalistes de 1880 à 1950

LES JOURNALISTESEN FRANCE (1880-1950)Naissanceet construction d’uneprofessionde Christian Delporte.Seuil, « XXe siècle »,454 p., 160 F (24,39 ¤).

D epuis qu’elle existe, lapresse en France s’estdonnée pour tâche,comme l’écrivait en 1818

La Minerve francaise, de « former etfortifier l’opinion publique ». Le ducde La Rochefoucauld, en 1791,voyait dans le journaliste la « sen-tinelle du peuple », les législateursde 1881 lui demandaient d’assurersa mission d’éveil des consciences,les hommes de la Résistance l’invi-taient en 1943 non à flatter ses lec-teurs mais à « les guider, les ins-truire, les éduquer ». Bref, à mesurequ’il se constituait en profession àpart entière, le journalisme françaisne cessait de se percevoir commeun service public, appelé à contri-buer à l’animation du débat poli-tique et, selon les mots de JeanSchwoebel, qui fut le premier pré-sident de la Fédération françaisedes sociétés de journalistes, à« l’épanouissement des droits démo-cratiques ». Quel que soit le styledominant du journalisme – journa-lisme de doctrine, d’information,de reportage ou d’analyse –, etmême sous ses formes les plus per-verties – pendant les deux guerresmondiales –, la presse française dé-veloppe inlassablement, nous ditChristian Delporte, « le mythe dujournaliste chevalier de la liberté,croisé de la vérité, professeur dupeuple ».

Un mythe ? Le mot peut cho-quer. Entendons-le non comme unmensonge mais comme un idéalauquel ils tenteraient de se confor-mer, une idée régulatrice au nomde laquelle ils s’efforceraient d’af-firmer, face à leurs détracteurs, lavocation morale de leur métier.

Cette constante est au cœur del’excellent ouvrage de ChristianDelporte, qui décrit, avec une ri-chesse exceptionnelle d’informa-tion et un incontestable talent pé-dagogique, la « naissance » et la« construction » d’une profession,de l’affirmation de la IIIe Répu-blique aux lendemains de la Libé-ration. L’auteur a déniché une mul-titude de textes consultant lesarchives, notamment celles del’Institut mémoires de l’éditioncontemporaine (IMEC) et de laCommission de la carte d’identitédes journalistes professionnels,qui, selon lui, n’avaient jamais étéexploitées.

Delporte dresse de la professionun tableau aussi vivant que précis,distinguant trois grandes périodes– celle des fondations avant1914, celle de la construction entreles deux guerres, celle des re-constructions dans l’immédiataprès-guerre –, mêlant avec bon-heur l’anecdote à la réflexion, lamonographie au portrait degroupe, la minutie des procès-ver-baux à l’ampleur de la perspective,complétant enfin, dans son étudedes pratiques professionnelles,l’opinion que les journalistes sefont de leur activité par celle ques’en font les autres.

L’ambition civique qui guide ledéveloppement d’un journalismeconscient de son rôle social et poli-tique n’a pas toujours été reconnuepar ceux qui ont fait et font encoreprofession de porter sur le métierun impitoyable regard critique. Ellea d’abord été ébranlée par la révo-lution de la fin du XIXe siècle, qui adonné naissance au journalisme dedivertissement, souvent dévoyéaux dires de ses contempteurs parle sensationalisme et la « porno-graphie », sous la pression del’argent-roi. Elle a souffert ensuite,dans l’entre-deux-guerres, de la vé-nalité révélée de la grande presseet de la mauvaise réputation dequelques-uns de ses membres émi-nents. Aujourd’hui même, à la fin

du XXe siècle, nombreux sont ceuxqui s’inquiètent de la dégradationdu journalisme à l’époque de la« pensée unique » et de la télévi-sion triomphante. Les momentsont été rares, souligne l’auteur, oùles journalistes ont bénéficié de laconsidération de la société : ce futle cas au XIXe , avant l’invention dela presse de masse, puis au tempsdu grand reportage, devenu dansles années 30 un genre honorableet même prestigieux, enfin, juste

après la Libération, dans les illu-sions du renouveau. Le reste dutemps, le journalisme de servicepublic n’a été pour beaucoupqu’un rêve ou une mystification. Ildemeure pourtant l’horizon affichéde la profession. Ou plutôt, s’il fauten croire Delporte, il l’était encoreau milieu du siècle mais n’auraitplus guère de sens aujourd’hui.

« Au début des années 50, écrit eneffet l’auteur, une page de l’histoiredu journalisme est tournée, où

l’idéal professionnel, malgré lestransformations des journaux et deleurs contenus, restait intimementfondé sur une haute idée du rôle so-cial de la presse et, partant, sur le re-fus de considérer l’informationcomme un vulgaire produit deconsommation. » Est-ce à dire quecette « haute idée » de la presse acessé désormais d’inspirer les jour-nalistes ? C’est apparemment ceque suggère Delporte et qui, pourle coup, prête à contestation. Ajou-tons que la notion de service publicà laquelle il se réfère est pour lemoins ambiguë puisqu’elle justifieà la fois, selon lui, l’engagementd’un Camus au temps de Combat etla « présentation volontairementneutre de l’information », à lamême époque, par la radio d’Etat.

Il importe donc de redéfinir,dans le paysage médiatique decette fin de siècle, la fonction ci-vique de la presse pour mieux enaffirmer l’actualité. En rappelant lalongue histoire du journalismefrançais, de ses succès et de seséchecs, de ses héros et de ses pa-rias, de ses questions permanentes(celle de la formation des journa-listes ou de l’éventuelle créationd’un ordre professionnel) et de sescrises périodiques le livre de Chris-tian Delporte peut assurémentcontribuer à cette entreprise.Certes si l’auteur considère que letemps d’un journalisme à destina-tion des citoyens appartient irré-médiablement au passé, on ne lesuivra pas sur cette voie.

Mais s’il estime seulement,comme peut le laisser penser saconclusion, que la presse doitconcevoir sa mission de service pu-blic en coupant les liens quil’unissent encore aux pouvoirs po-litiques, on lui donnera volontiersraison. On ne voit pas pourquoi, eneffet, le journalisme renoncerait àcroire à sa fonction « initiatrice etlibératrice », selon les mots de Zo-la, et à travailler « à plus d’instruc-tion, à plus de lumière ».

Thomas Ferenczi

l i v r a i s o n s

LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 / VIIe s s a i sb

Illustration parue dans « Jugend » représentant un journaliste faceaux conservateurs et aux réactionnaires

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Page 8: DAVID BELICKI Bryce-Echenique au-delà du réel...Bryce-Echenique au-delà du réel Même si ses héros, tel ce professeur insomniaque et affabulateur, ressemblent à l’écrivain

LeMonde Job: WIV0299--0008-0 WAS LIV0299-8 Op.: XX Rev.: 14-01-99 T.: 08:44 S.: 111,06-Cmp.:14,09, Base : LMQPAG 36Fap:100 No:0137 Lcp: 700 CMYK

VIII / LE MONDE / VENDREDI 15 JANVIER 1999 a c t u a l i t é sb

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L’EDITIONFRANÇAISEb Nouvelle collection. Les édi-tions du Mercure de France ren-forcent leur département de litté-rature étrangère en créant lacollection « La bibliothèque étran-gère », sous la direction de Marie-Pierre Bay. A raison de huit à dixtitres par an, vendus entre 120 F et150 F chacun (de 18,3 ¤ à 22,87 ¤),les ouvrages sont présentés sousune couverture bleu foncé, illus-trée d’une vignette en couleur. Dé-jà paru : Mort d’un roi du Tango, deJerome Charyn, et La Nature hu-maine, de Caryl Phillips. En février,sont attendus : Bénédiction sur lalune, de Joseph Skibell, et LaMême Chose, de Vidosav Stévano-vic. Au printemps seront publiésles ouvrages de Fred d’Aguiar,Margot Livesey et Lajos Zilahy,alors qu’en janvier 2000 devraitsortir England, England, le pro-chain roman de Julian Barnes.b Nouveau conseil à la Maisondes écrivains. Cinq membres duconseil d’administration de la Mai-son des écrivains sortant, dont leprésident, Michel Deguy, étantparvenus en fin de mandat statu-taire, plusieurs écrivains ont étéélus le 11 décembre 1998 dans lenouveau conseil, qui est composéà présent de : Marie-Louise Audi-berti, Dominique Desanti, ClaudeEsteban (président), Jean Guiloi-neau, Gil Jouanard, Sophie Képès(trésorière), Pierre Lartigue (vice-président), Annie Leclerc (vice-présidente), Eduardo Manet,Claire Paulhan, Marc Petit (secré-taire général) et François Salvaing.b Prix littéraires. Le prix de poé-sie Jules-Supervielle 1998 a été remis à Paul de Roux pour Le Soleil dans l’œil (Gallimard), tandisque le prix des Charmettes-J.-J.-Rousseau a été attribué àMaurice Pianzola pour Passé le colde Monscera (éd. Les Presses duréel, Dijon). Le prix littéraire Tunisie-France 1999 a été attribuéà l’écrivain français Albert Memmiet à l’auteur tunisien AbdelwahabMeddeb. Décerné pour la pre-mière fois en 1998, ce prix ré-compense chaque année deuxcréateurs, l’un tunisien, l’autrefrançais. Trois prix spéciaux ont enoutre été remis à Sophie El Golli,Abdeljelil Karoui et Patrick Abecasis.b La Correspondance avec GuyDebord retirée de la vente. Latroisième chambre du tribunal degrande instance de Paris a faitdroit à la demande d’Alice Debordet des éditions Fayard à propos dece livre, publié par Jean-FrançoisMartos et les éditions Le Fin Motde l’Histoire. Le jugementcondamne l’auteur et l’éditeur àverser 1 F (0,15 ¤) de dommages etintérêts aux plaignants. Le tribunala en outre ordonné la suppressionde tous les passages énumérésdans l’assignation (Le Monde des16 octobre et 18 décembre 1998),ainsi que le retrait de la vente sousastreinte de 1000 F (152,44 ¤) parjour et pendant un délai de deuxmois au-delà duquel il sera à nou-veau statué sur la demande del’une ou l’autre des parties.

RECTIFICATIF

b Dans l’article de JeannineWorms sur Roger Caillois (« LeMonde des livres » du 25 dé-cembre 1998), l’auteur de Don Segundo Sombra est Ricardo Guiraldes et non Ricardo Gallegoscomme nous l’avions écrit.

A L’ETRANGERb GRANDE-BRETAGNE : qui sera le nouveau Poet Laureat ?Depuis la mort de Ted Hughes – à qui vient d’être attribuéà titre posthume le Whitbread Prize for Poetry pour Birth-days Letters –, Andrew Motion, biographe de Keats et deLarkin et poète, bien entendu, semblait être le meilleurcandidat au titre de Poet Laureat. On dit aujourd’hui qu’ilsera devancé par le Prix Nobel Derek Walcott, né à Sainte-Lucie, dans les Caraïbes, ce qui en fait un favori pour ceuxqui plaident pour une Grande-Bretagne pluriculturelle. Ilserait en tête des listes soumises par la Society of Authors,le Royal Literary Fund, la Royal Society of Litterature et laPoetry Society. Aucune décision ne sera prise sans la listedu Arts Council, qui sera prête fin janvier. On parle ausside Tony Harrison, et de deux femmes : U. A. Fanthorpe etWendy Cope. Mais on regrette généralement que SeamusHeaney, autre Prix Nobel, ne soit pas éligible puisque ir-landais.b MEXIQUE : Letras Libres remplace VueltaLe premier numéro de Letras Libres vient de paraître. Cettenouvelle revue, dirigée par Enrique Krauze, remplace la cé-lèbre revue Vuelta, fondée en 1976 par Octavio Paz, commecela avait été annoncé en juin 1998 (« Le Monde deslivres » du 26 juin 1998) après la mort de l’écrivain.b ESPAGNE : le prix Nadal à Martín GarzoLe 55e pr i x Nada l , doté de 3 mi l l ions de pese tas(1 803 000 euros), a été attribué à Gustavo Martín Garzopour son roman Las historias de Marta y Fernando, l’his-toire d’un jeune couple confronté aux difficultés de la viequotidienne pendant leurs cinq premières années de ma-riage, traitée « à la manière d’un conte de fées ». Le prix Jo-sep-Pla, qui récompense une œuvre de fiction rédigée encatalan, a été attribué à Francesc Puigpelat pour Apocal.lipsi blanc. b Nouvelle édition de « Poeta en Nueva York »Une nouvelle édition bilingue – en anglais et en espagnol –de Poeta en Nueva York, de Federico García Lorca, vient deparaître chez Alfaguara, éditée à 3 000 exemplaires, avecdes dessins inédits du poète Rafael Alberti, exécutés au dé-but des années 90. Les lithographies ont été acquises par lecentre andalou d’art contemporain et seront exposées audépartement d’art contemporain du Musée de Cadix. Letexte est celui du manuscrit original, récemment retrouvéau Mexique.

AGENDAb LES 14 ET 15 JANVIER.VIAN. A Paris, le Club despoètes organise une lecture-spectacle autour de Boris Vian(rens. : 30, rue de Bourgogne,75007 Paris, tél. : 01-47-05-06-03).b DU 20 JANVIER AU 7 FÉ-VRIER. HÖLDERLIN. A Paris,le Théâtre Molière propose LaTour de Tübingen, lecture-spec-tacle d’après l’œuvre et la cor-respondance de Friedrich Höl-derlin dans une mise en scènede Patrick Olivier (rens. et loca-tions au 01-44-54-53-00).b DU 21 AU 23 JANVIER.CARTE BLANCHE. A Mâcon,carte blanche est donnée à l’au-teur, metteur en scène et scé-nographe Hubert Colas. Lec-tures, expositions de peintureet photographies spectacles dedanse, pièces de théâtre, pro-jections de films et documen-taires sont au programme, en

présence notamment de Chris-tine Angot. Ces manifestationsseront reprises du 29 au 31 jan-vier au Théâtre de Marseille(tél. : 03-85-38-50-63 ou 04-91-11-19-20).b DU 22 AU 31 JANVIER. POÉ-SIE. A Strasbourg, lectures etdébats sont organisés à la mé-diathèque de Neudorf autourde la poésie suisse romande duXXe siècle (tél. : 03-88-44-22-44).b LES 22 ET 23 JANVIER.MALLARMÉ. A Paris, un col-loque est organisé par José-LuisDiaz sur « Les Poésies de Sté-phane Mallarmé » autour dequatre thèmes : « La lecturecomme pratique », « La poésiecomme énigme », « En creusantle vers » et « Mallarmé, au-de-là » (auditor ium du Muséed’Orsay, 62, rue Lille, 75007 Pa-ris).b LES 29 ET 30 JANVIER.JACQUES RIVIÈRE. A Paris,l ’Associat ion des amis deJacques Rivière et d’Alain-Four-

nier organise un colloque sur lethème « Jacques Rivière et sescontemporains, dialogues au-tour de la foi » (27, rue de l’An-nonciation, 75016 Paris, tél. : 01-43-66-79-72).

Bibliothécairesen formation

P ourquoi − alors quedans les bibliothèquesmunicipales, 40 à 60 %des inscrits ont moins

de dix-huit ans − n’existe-t-il plusaucune formation spécifique sys-tématique pour les bibliothé-caires de jeunesse ? C’est surcette anomalie que se sont no-tamment penchés, jeudi 7 et ven-dredi 8 janvier, les quelque troiscent cinquante participants auxAssises nationales des biblio-thèques pour la jeunesse, organi-sées au Musée des arts et tradi-tions populaires, à Paris, par lesAmis de La Joie par les livres.

Depuis 1991, en effet, la forma-tion des bibliothécaires pour en-fants est en crise. Jusqu’à cettedate, le système en vigueur étaitcelui du certificat d’aptitude auxfonctions de bibliothécaire(CAFB), qui comportait une spé-cialisation jeunesse poussée, per-mettant d’aborder des aspectsaussi variés que la psychologie del’enfant, les techniques d’anima-tion, les tendances de la produc-tion... Or, depuis la suppressiondu CAFB, les bibliothécaires sontrecrutés sur concours et bénéfi-cient d’une formation post-re-crutement généraliste. Celle-cipeut inclure des stages − dispen-

sés notamment par le Centre na-tional de la fonction publiqueterritoriale (CNFPT) −, mais cesderniers, souligne Marie-Char-lotte Delmas, directrice de la mé-diathèque de Bagneux et coordi-natrice de cette manifestation,ont été « jugés très insuffisants parles participants »

Voir réinstaurer une formationconsistante et complète −connaissance du fonds, accueildes publics difficiles, gestion del’agressivité chez les adolescents,connaissance de la petite en-fance... : tel a été le souhait una-nime exprimé lors de ces assises.Les bibliothécaires, qui doiventdresser, pour la direction du livreet de la lecture, un état des lieuxdes lacunes actuelles, ont aussiformulé le vœu que des spécia-listes de domaines connexes –pédagogues, psychanalystes, pé-diatres, anthropologues... −, in-terviennent dans les formations àvenir. Geneviève Patte, directricede la Joie par les livres, y voit unevolonté forte de « lutter contre lerepli d’une profession ». Une pro-fession dont la vocation cultu-relle, a rappelé l’écrivain AzouzBegag, se double d’une missionsociale chaque jour plus ardue.

Florence Noiville

Littérature fin de siècleà la Bibliothèque nationale de FranceLa Bibliothèque nationale

de France ne parle passuffisamment de la litté-rature. C’est pour

combler cette lacune que Jean-Pierre Angremy et Alain Veins-tein ont mis en place un cycle dedix soirées thématiques autourde la littérature du XXs siècle. Unmercredi par mois, durant l’an-née 1999, divers intervenants,écrivains ou critiques, s’efforce-ront d’y dresser une sorte de« bilan littéraire » du siècle quis’achève, traversée à la fois chro-nologique et thématique del’écrit et des grands courants del’histoire littéraire de 1900 à nosjours.

Le projet, au départ, était fortpédagogique. L’équipe de ré-flexion mise en place par Jean-Pierre Angremy en raison d’« af-finités personnelles » (FlorenceDelay, Erik Orsenna, BertrandPoirot-Delpech, Pascal Quignard,Jacqueline Risset) l’a dépouillé detout schématisme, lavé de toutegangue institutionnelle, jusqu’àen faire un programme balayantcertes les grands thèmes dusiècle, mais qui apparaît commeun anti-Lagarde et Michard, unesérie d’invitations à relier un pas-sé proche aux préoccupations in-

tellectuelles d’aujourd’hui. Cepanorama du « siècle littéraire enmouvement » est marqué par lesenjeux de la fin du siècle : « C’estce qui m’inquiète un peu », ditJean-Pierre Angremy, contraint,par exemple, de faire l’impassesur le surréalisme, mais fiernéanmoins d’avoir mis en placece cycle, que certains trouverontpeut-être trop axé sur la moder-nité (pas assez « académique »,pauvre en écrivains « tradition-nels » ?), mais dont la qualitépremière est d’être extrêmementvivant. Chacun des membres ducomité officieux a défendu sa vi-sion du siècle. Pascal Quignard,par exemple, a voulu insister surle fait que le XXs siècle avait étépoétique.

Patronnée par un écrivain ouun critique, chaque soirée (d’unedurée de près de trois heures)doit se dérouler en trois temps :un exposé, une plage « docu-mentaire » mobilisant des archi-ves audiovisuelles, et une tableronde. Ainsi , coordonné parMartine Segonds-Bauer, et avecle soutien de la Fondation delDuca et du Magazine littéraire, lecycle abordera les thèmes sui-vants : 27 janvier, Le temps desrecherches, le grandissement de

Proust (par Jacqueline Risset) ;17 février, Un siècle de poésie(par Lionel Ray) ; 24 mars, Expé-rience, limites, transgressions etlittératures interdites (par Fran-cis Marmande) ; 14 avril, Quel-ques effets de Dieu, l’athlétismespirituel (par Florence Delay) ;26 mai, Le temps des engage-ments (par Bertrand Poirot-Del-pech) ; 23 juin, Lettres de guerre(par Daniel Rondeau) ; 29 sep-tembre, Romans-mondes (par Ti-phaine Samoyault) ; 27 octobre,La littérature critique d’elle-même (par Jean Roudaut) ;24 novembre, Le roman d’ap-prentissage, machine à vivre (parErik Orsenna) ; 15 décembre, Au-delà de la fiction, les livres sansnom de genre (par DominiqueNoguez). Le textes des confé-rences sera publié ultérieure-ment. Les tables rondes accueil-leront notamment AntoineCompagnon, Julia Kristeva, Jean-Yves Tadié, Michel Surya, Chan-tal Thomas, Sylvie Germain, Da-nièle Sallenave, Jean Rouaud,Antoine Volodine, Michel Butor,Régine Detambel, Bernard Pin-gaud, Paule Constant, Annie Er-naux, Michel Houellebecq, Fran-çois Weyergans...

J.-L. D.

Des éditeurs audacieuxA u risque de désarçonner le public, ra-

rement pris à rebrousse-poil dans unmarché déprimé, certains éditeursosent sortir des sentiers battus.

Les amateurs d’impertinences ne s’étonnerontpas de la nouvelle audace des Editions duRouergue. La petite maison aveyronnaise, re-marquée pour l’inventivité de son départementjeunesse, venait juste de s’aventurer sur le sec-teur littéraire avec la collection « La Brune »,joliment signée du talent de Gianpaolo Pagni.Elle récidive avec l ’ incongrue « TOUZAZI-MUTe ». Est-ce pour les grands ? Pour les pe-tits ? Cette question formelle ne résiste pas àl’examen des trois premiers titres parus : Pros-pectus Box, de Jochen Gerner, Tour de marché,de Frédérique Bertrand, et Authentiques exploitset cruelles désillusions, d’Olivier Douzou. Conçuscomme un espace d’expression réservé aux il-lustrateurs, ces albums souples au format clas-sique des romans devraient contribuer à faire« tomber le masque » : les grands lisent l’imageavec le même plaisir que les petits ; alors pour-quoi ne pas leur concocter des délices sur me-sure ? A l’heure où les lieux d’exposition d’artaccueillent de plus en plus volontiers graphisteset illustrateurs, « TOUZAZIMUTe » pourrait pé-rimer quelques lieux communs (chaque volume32 p., 49 F ou 7,5 ¤).

En inaugurant une collection au titre provo-cant – « Les Pourfendeurs » –, le Castor Astrals’est fixé un pari, malgré les apparences, plusdifficile à tenir. Rééditant des textes qu’il jugeessentiels, mais qui ont depuis longtemps dis-paru des fonds de librairie, le directeur litté-

raire, François de Négroni, entend rétablir quel-ques vérités qui pourraient déranger encore. Ils’agit moins en effet de choisir des classiquesde la contestation, de l’art du pamphlet ou dela polémique – on se souvient du précédent fa-meux des « Libertés » programmées par Jean-François Revel chez Jean-Jacques Pauvert – quede redonner leur place à des réflexions idéolo-giques qui ont certes les qualités de style néces-saires pour justifier le panache et la verve affi-chés , ma is sur tout une postér i té rée l le ,rarement reconnue. Premier titre paru, Négri-tude et négrologues, du Béninois Stanislas SperoAdotevi (224 p., 95 F, 14,48 ¤.), épinglait dès1972 avec un réel brio et une superbe insolenceles thuriféraires de la négritude. Aujourd’huiaugmenté d’une préface inédite d’Henri Lopesqui éclaire la génèse d’un texte, perçu lors de sapublication comme un brûlot visant notammentLéopold Sédar Senghor et qui se voulait parentdu Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire,cet essai mérite de trouver des lecteurs moinscaptifs des enjeux parfois violents des an-nées 70. Gageons que la reprise du Bourgeois etl’amour, d’Emmanuel Berl, de La Coquetterie, deGeorg Simmel, ou, moins lointaine, puisqueprévue pour mars, celle de Néofascisme et idéo-logie du désir, de Michel Clouscard – un sujetdont on peut garantir qu’il n’a rien perdu deson actualité tant i l agite les esprits au-jourd’hui –, devrait permettre de rompre quel-ques lances...

Quand l’audace dépasse la témérité, les bret-teurs se nomment des champions.

Ph.-J. C.