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Patrick Modiano Dans le café de la jeunesse perdue

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Patrick ModianoDans le cafde la jeunesse perduePatrick ModianoDans le caf de la jeunesse perdueGallimardAlamoitiduchemindelavraie vie,noustionsenvironnesd une sombre mlancolie,qu ont exprime tant demotsrailleursettristes,danslecaf dela jeunesse perdue.GUYDEBORDDesdeuxentresducaf,elleempruntait toujourslaplustroite,cellequonappelait laportedelombre.Ellechoisissait la mme tableaufonddelapetitesalle. Lespremiers temps,elleneparlait personne,puisellea fait connaissanceavec les habitus duCond dontlaplupartavaientnotrege, jedirais entre dix-neuf et vingt-cinq ans. Elle sasseyait parfois leurs tables, mais, le plus souvent, elle*/ Kv)* octait fidle sa place, tout au fond.Ellenevenaitpasuneheurergulire. Vous la trouviez assise l trs tt le matin.Ou alors,elleapparaissaitversminuitetrestaitjusquaumomentdelafermeture.CtaitleJ.'A\cafequifermait leplustarddanslequartier avec Le Bouquet et La Pergola, et celui dont la clientle tait la plus trange. J e me demande, avecletemps,sicentaitpassaserjleprsence qui donnait celieu et ces gens leuriLujuv9tranget,commesiellelesavaitimprgns tous de son parfum.Supposonsquelonvousaittransportl lesyeuxbands,quelonvousaitinstall une table, enlev le bancjeau et laiss quelques minutespourrpondrelaquestion :Dans quel quartier de Paris tes-vous ? Il vous aurait suffidobserver vos voisins et dcouter leurs propos et vous auriezpeut-tre devin :Dans les parages du carrefour de l Odon que j imagine toujours aussi morne sous la pluie. J T-f-vkef'tf C 1Unphotographetaitentrunjourau Cond.Rien dans son allure ne le distinguaitimxPL , O r ^ l ^des clients. Le meme ge, la meme tenue vestimentairenglige.Ilportait une vestetrop^ longuepourlui,unpantalondetoileetde grosseschaussuresmilitaires.Ilavaitprisde nombreuses photos de ceux qui frquentaient LeCond.Ilentaitdevenuunhabitului aussi et, pour les autres, ctait comme sil prenait des photos de famille. Bien plus tard, elles ont paru dans un album consacr Paris avec pour lgendes les simples prnoms des clients ou leurs surnoms.Et elle figuresur plusieurs deces photos.Elleaccrochaitmieuxqueles autreslalumire,commeonditaucinma.De tous, cest elle que lon remarque dabord.Enbasdepage,dansleslgendes,elleest mentionne sous le prnom de Louki . De10gauchedroite :Zacharias,Louki,Tarzan, J ean-Michel,Fredet AliCherif... Aupremier plan, assise au comptoir : Louki. Derrire elle, Annet, Don Carlos, Mireille, Adamov et le docteur Vala. Ellesetienttrs droite,alors que les autres ont des postures relches, celui qui sappelle Fred, par exemple, sest endormi la tte appuye contre la banquette de moleskine et, visiblement, il ne sest pas ras depuis plusieurs jours.Ilfautprciserceci :leprnomde Loukiluiatdonnpartirdu moment o elle a frquent Le Cond. J tais l, un soir o elle est entre vers minuit et o ilnerestait plus que Tarzan,Fred,Zacharias et Mireille, assis la mme table. Cest Tarzan qui a cri : Tiens, voil Louki... Elle a paru dabordeffraye,puiselleasouri.Zacharias sestlevet,suruntondefaussegravit : Cette nuit, jete baptise.Dsormais,tutappelleras Louki. Etmesurequelheure passait et quechacundeuxlappelait Louki, je crois bien quelle se sentait soulage de portercenouveauprnom.Oui,soulage.En effet,plus j yrflchis,plus jeretrouvemon impressiondudbut :elleserfugiait ici,au Cond,commesiellevoulaitfuirquelque chose,chapperundanger.Cettepense mtait venue en la voyant seule, tout au fond, danscetendroitopersonnenepouvaitla11remarquer. Et quand elle se mlait aux autres, ellenattiraitpasnonpluslattention.Elle demeurait silencieuse et rserve et se contentaitdcouter.Etjemtaismmeditque pour plus de scurit elle prfrait les groupes bruyants,les grandesgueules ,sinonelle nauraitpastpresquetoujoursassisela tabledeZacharias,de J ean-Michel,deFred, de Tarzanet dela Houpa... Aveceux,elle se fondait dans le dcor, elle ntait plus quune comparse anonyme, de celles que lon nomme dans les lgendes des photos : Personne non identifie ou,plussimplement, X .Oui, les premiers temps, au Cond, je ne lai jamais vueenttetteavecquelquun.Etpuis,il nyavaitaucuninconvnientcequelune des grandes gueules lappelle Louki la cantonadepuisque ce ntait pas son vraiprnom.Pourtant,bienl observer,onremarquait certains dtails qui la diffrenciaient des autres. Ellemettait satenue vestimentaireunsoin inhabituel chez les clients du Cond.Un soir, la table de Tarzan, dAli Cherif et de la Houpa, elle allumait une cigarette et j avais t frapp parlafinessedesesmains.Etsurtout,ses ongles brillaient.Ils taient recouverts de vernis incolore. Ce dtail risque de paratre futile. Alors soyons plus graves. Il faut pour cela donnerquelquesprcisionssurleshabitusdu12Cond. Ils avaient donc entre dix-neuf et vingt- cinqans,sauf quelquesclientscommeBabi- le, Adamovou le docteur Vala qui atteignaient peupeulacinquantaine,maisonoubliait leur ge.Babile, Adamov et ledocteur Vala taientfidlesleur jeunesse,cequel on pourraitappelerdubeaunommlodieuxet dsuet de bohme .J e cherche dans le dictionnaire bohme :Personnequimne une vie vagabonde, sans rgles ni souci du lendemain. Voil une dfinitionquisappliquait biencellesetceuxquifrquentaientLe Cond.CertainscommeTarzan, J ean-Michel etFredprtendaientavoir euaffairedenombreuses fois la police depuis leur adolescence et la Houpa stait chappe seize ans de la maison de correction du Bon-Pasteur. Mais on tait sur la Rivegaucheetlaplupart dentre eux vivaient lombre dela littrature et des arts. Moi-mme, je faisais des tudes. J e nosais pas le leur dire et je ne me mlais pas vraiment leur groupe.J avais bien senti quelle tait diffrente des autres.Dovenait-elleavantquonluiait donn sonprnom ?Souvent, les habitus du Cond avaient un livre la main quils posaient ngligemmentsurlatableetdont lacouverture tait tache de vin. LesChantsde Maldoror. LesIlluminations.LesBarricadesmystrieuses.13Mais elle, au dbut, elle avait toujours les mains vides.Etpuis,elleavoulusansdoutefaire comme les autres et un jour, au Cond, je lai surprise,seule,qui lisait.Depuis, son livre ne la quittait pas.Elleleplaait bienenvidence sur la table,quand ellesetrouvait encompagnie dAdamov et des autres, comme si ce livre taitsonpasseportouunecartedesjour quilgitimait saprsence leurscts.Mais personnenyprtaitattention,niAdamov, ni Babile,ni Tarzan, ni la Houpa.Ctait un livredepoche, la couverturesalie,deceux quelonachtedoccasionsurlesquaiset dontletitretaitimprimengrandscaractres rouges : Horizons perdus. A lpoque, cela nemvoquait rien. J aurais dlui demander lesujet du livre, mais jemtais dit btement quHorizonsperdusntaitpourellequun accessoire et quelle faisait semblant de le lire pour se mettre au diapason de la clientle du Cond.Cetteclientle,unpassant quiaurait jet un regard furtif de lextrieur et mme appuy un instant son front contre la vitre laurait prise pour une simple clientle dtudiants.Mais il aurait bientt chang davis en remarquant la quantit dalcool que lon buvait la table de Tarzan, de Mireille, de Fred et de la Houpa. Dans les paisibles cafs du Quartier latin,onnaurait jamaisbucommea.Bien14sr,auxheurescreusesdelaprs-midi,Le Condpouvaitfaireillusion.Maismesure que le jour tombait, il devenait le rendez-vous decequunphilosophesentimentalappelait la jeunesseperdue .Pourquoicecafplutt quun autre? cause de la patronne, une Mme Chadly qui ne semblait stonner de rien etquimanifestaitmmeunecertaineindulgencepoursesclients.Biendes annesplus tard, alors que les rues du quartier noffraient plusquedesvitrinesdeboutiquesdeluxe etquunemaroquinerieoccupaitlemplacementduCond, j airencontrMme Chadly sur lautre rive de la Seine, dans la monte de la rueBlanche.Ellenema pastout desuite reconnu. Nous avons march un long moment cte cte en parlant du Cond. Son mari, un Algrien, avait achet le fonds aprs la guerre. Ellesesouvenaitdesprnomsdenoustous. Elle se demandait souvent ce que nous tions devenus,maisellenesefaisaitguredillusions. Elle avait su, ds le dbut, que cela tournerait trs mal pour nous. Des chiens perdus, ma-t-elledit.Et aumomentdenousquitter devant la pharmacie de la place Blanche, elle ma confi, en me regardant droit dans les yeux : Moi, celle que je prfrais, ctait Louki. QuandelletaitlatabledeTarzan,de Fred et de la Houpa, buvait-elle autant queux15ou faisait-elle semblant, pour ne pas les fcher ? Entoutcas,lebustedroit,lesgesteslentset gracieux, et le sourire presque imperceptible, elletenait rudement bienlalcool.Aucomptoir,il est plus faciledetricher. Vous profitez dunmoment dinattentionde vos amisivrognes pour vider votre verre dans l vier.Mais l, lune des tables du Cond, ctait plus difficile. Ils vous foraient les suivre dans leurs beuveries.Ilssemontraient,l-dessus,dune extrmesusceptibilitetvousconsidraient comme indignes de leur groupe si vous ne les accompagniezpas jusquau bout decequils appelaient leurs voyages . Quant aux autres substancestoxiques, j avaiscrucomprendre sans entresr que Loukien usait,avec certains membres du groupe. Pourtant, rien dans son regard et son attitude ne laissait supposer quelle visitait les paradis artificiels.J e me suis souvent demand silune de ses connaissances lui avait parl duCondavant quelleyentrepourlapremirefois.Ousi quelquun lui avait donn rendez-vous dans ce caf et ntait pas venu. Alors, elle se serait poste, jour aprs jour, soir aprs soir, sa table, enesprant le retrouver dans cet endroit qui tait leseulpoint derepreentreelleet cet inconnu.Aucunautremoyendele joindre. Ni adresse. Ni numro de tlphone. J uste un16prnom.Maispeut-treavait-ellechoul par hasard,comme moi.Elle se trouvait dans le quartier et elle voulait sabriter de la pluie. J ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous tes attir vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manire imperceptible,sansmme vousendouter.Il suffit dune rueenpente,duntrottoir ensoleill ou bien dun trottoir lombre. Ou bien dune averse.Et cela vous amne l,au point prcisovousdeviezchouer.Ilmesemble queLeCond,parsonemplacement,avait cepouvoirmagntiqueetquesilonfaisait uncalculdeprobabilitslersultatlaurait confirm :dans unprimtre assez tendu,il taitinvitablededriververslui.J ensais quelque chose.Lun des membres du groupe, Bowing, celui quenousappelions leCapitaine ,stait lanc dans une entreprise que les autres avaient approuve.Ilnotaitdepuisbientttroisans lesnomsdesclientsduCond,aufuret mesuredeleurarrive,avec,chaquefois,la dateetlheureexacte.Ilavaitchargdeux deses amis dela mmetcheau Bouquet et LaPergola,quirestaientouvertstoutela nuit.Malheureusement,dans ces deux cafs, les clients ne voulaient pas toujours direleur nom.Aufond,Bowingcherchait sauver de17loubli les papillons qui tournent quelques instantsautourdunelampe.Ilrvait,disait-il, dunimmense registreoauraient tconsignslesnomsdesclientsdetouslescafs de Paris depuis cent ans, avec mention de leurs arriveset deleursdpartssuccessifs.Iltait hant par ce quil appelait les points fixes .Dansceflotininterrompudefemmes, dhommes, denfants, de chiens, qui passent et qui finissent par se perdre au long des rues, on aimerait retenir un visage, de temps en temps. Oui, selon Bowing, il fallait au milieu du mael- strm des grandes villes trouver quelques points fixes. Avant de partir pour ltranger, il mavait donn le cahier o sont rpertoris, jour par jour,pendant trois ans,les clients duCond. Elle ny figure que sous son prnom demprunt, Louki, et elle est mentionne pour la premire foisun23 janvier.Lhiverdecetteanne-l taitparticulirementrigoureux,etcertains denous ne quittaient pas Le Cond detoute la journe pour se protger du froid. Le Capitainenotaitaussinosadressesdesorteque lon pouvait imaginer le trajet habituel qui nous menait, chacun, jusquau Cond. Ctait encore une manire, pour Bowing, dtablir des points fixes.Ilnementionnepastoutdesuiteson adresse elle. Cest seulement un 18 mars que nous lisons : 14 heures. Louki, 16, rue Fermt,18XIVe arrondissement. Maisle5 septembre delammeanne,ellea changdadresse : 23 h 40. Louki, 8, rue Cels, XIVearrondissement. J e suppose que Bowing, sur de grands plansdeParis,dessinaitnostrajets jusquau Cond et que pour cela le Capitaine se servait destylosbilledencresdiffrentes.Peut-tre voulait-il savoir sinous avions unechancede nouscroiserlesunslesautresavantmme darriver au but.J ustement, je me souviens davoir rencontr Loukiunjourdansunquartierquejene connaissais pas et o javais rendu visite un cousin lointain de mes parents. En sortant de chezlui, jemarchais vers la stationdemtro Porte-Maillot,etnousnoussommescroiss tout au bout de lavenue de la Grande-Arme. J elaidvisageetelleaussimafixdun regardinquiet,commesi jelavaissurprise dansunesituationembarrassante.J eluiai tendu la main : On sest dj vus au Cond , lui ai-je dit, et ce caf ma sembl brusquement l autre bout du monde. Elle a eu un sourire gn : Maisoui...auCond... Ctait peu de temps aprs quelle y avait fait sa premire apparition. Elle ne stait pas encore mle aux autres et Zacharias ne lavait pas encore baptise Louki. Drle de caf, hein, Le Cond... Elle a eu un hochement de tte pour mapprou19ver. Nous avons fait quelques pas ensemble et elle ma dit quelle habitait par ici, mais quelle naimaitpasdutoutcequartier.Cestidiot, j aurais pusavoirce jour-lsonvraiprnom. Puis nous nous sommes quitts la porte Maillot,devant lentredu mtro,et jelairegardequisloignait versNeuillyetleboisde Boulogne,dunedmarchedeplusenplus lente, comme pour laisser quelquun loccasion de la retenir. J ai pens quelle ne reviendraitplusauCondetque jenauraisplus jamais de ses nouvelles. Elle disparatrait dans cequeBowingappelait lanonymatdela grandeville ,contrequoiilprtendaitlutterenremplissant denomslespagesdeson cahier.UnClairefontaine couverturerouge plastifie de cent quatre-vingt-dix pages. Pour tre franc, cela navance pas grand-chose. Si lon feuillette le cahier, part des noms et des adresses fugitives, on ne sait rien de toutes ces personnes ni de moi. Sans doute le Capitaine jugeait-ilquectaitdjbeaucoupdenous avoir nommset fixs quelquepart.Pourjamais de questions les uns aux autres concernantnosorigines.Noustionstrop jeunes, nousnavionspasdepassdvoiler,nous vivions au prsent. Mme les clients plus gs, Adamov,BabileouledocteurVala,nefaiCond,nousnenousposions20saient jamaisaucuneallusionleurpass. Ilssecontentaientdtrel,parminous.Ce nest quaujourdhui, aprs tout ce temps, que j prouve un regret : j aurais voulu que Bowing soitplusprcisdanssoncahier,etquilait consacrchacununepetitenoticebiographique. Croyait-il vraiment quun nom et une adressesuffiraient,plustard,retrouverle fildunevie?Etsurtoutunsimpleprnom qui nest pas le vrai? Louki. Lundi 12 fvrier, 23 heures.Louki.28avril,14 heures.Il indiquait aussi les places quoccupaient, chaque jour, les clients autour des tables. Quelquefois, ilnyammepasdenomnideprnom.A trois reprises, le mois de juin de cetteanne- l,ila not : Louki aveclebrun vestede daim. Ilneluiapasdemandsonnom, celui-l, ou bien lautre a refus de rpondre. Apparemment,cetypentaitpasunclient habituel. Le brun veste de daim sest perdu pour toujours dans les rues de Paris, et Bowing na pu que fixer son ombre quelques secondes. Et puis il y a des inexactitudes dans son cahier. J ai fini par tablir des points de repre qui me confirment dans lide quelle nest pas venue pourlapremirefoisauCondenjanvier comme le laisserait croire Bowing. J ai un souvenir dellebienavant cettedate-l.LeCapitaine ne la mentionne qu partir du moment21olesautresl ontbaptise Louki,et jesupposeque jusque-lilnavait pas remarqusa prsence.Ellenammepaseudroit une vague notice du genre 14 heures. Une brune aux yeux verts ,comme pour le brun veste de daim.Cestenoctobredelanneprcdente quelleafaitsonapparition.J aidcouvert danslecahierduCapitaineunpointde repre :15 octobre. 21heures. Anniversaire deZacharias. satable : Annet,DonCarlos, Mireille,laHoupa,Fred, Adamov. J emen souviens parfaitement.Elletait leurtable. Pourquoi Bowing na-t-il pas eu la curiosit de lui demander son nom ? Les tmoignages sont fragiles et contradictoires,mais jesuis sr de sa prsencecesoir-l.Tout cequilarendait invisible au regard de Bowing mavait frapp. Sa timidit, ses gestes lents, son sourire, et surtoutsonsilence.EllesetenaitctdAdamov.Peut-tretait-cecausedeluiquelle taitvenueauCond. J avaissouventcrois Adamov dans les parages de lOdon,et plus loin dans le quartier de Saint-J ulien-le-Pauvre. Chaque fois,ilmarchait la mainappuyesur lpauledune jeunefille.Unaveuglequise laisse guider.Et pourtant il avait lair dobserver tout,desonregard de chientragique.Et chaquefois,mesemblait-il,ctait une jeune22fillediffrentequiluiservaitdeguide.Ou dinfirmire. Pourquoi pas elle? Eh bien justement,cettenuit-l,elleestsortieduCond avecAdamov. J elesaivusdescendrelarue dserte vers lOdon, Adamov la main sur son pauleetavanantdesonpasmcanique. Onauraitditquelleavaitpeurdallertrop vite, et parfois elle sarrtait un instant, comme pour lui faire reprendre souffle. Au carrefour de lOdon, Adamov lui a serr la main dune manireunpeusolennelle,puisellesest engouffre dans la bouche du mtro. Il a repris samarchedesomnambuletoutdroitvers Saint-Andr-des-Arts. Et elle ? Oui, elle a commencfrquenterLeCondenautomne. Et cela nest sans doutepas le fait du hasard. Pour moi, lautomne na jamais t une saison triste. Lesfeuillesmortesetles joursdeplus enpluscourts nemont jamais voqula fin dequelquechose mais plutt uneattente de lavenir. Il y a de llectricit dans lair, Paris, les soirs doctobre l heure o la nuit tombe. Mmequandilpleut. J enaipaslecafard cetteheure-l,nilesentiment dela fuitedu temps. J ai limpression quetout est possible. Lannecommenceau mois doctobre.Cest larentredesclasseset jecroisquecestla saisondesprojets.Alors,sielleest venueau Condenoctobre,cestquelleavaitrompu23avectoute une partie de sa vie et quelle voulaitfairecequonappelledanslesromans : p e a u n e u v e . Dailleurs, un indice me prouve que je ne dois pas avoir tort. Au Cond, on lui a donn un nouveau prnom. Et Zacharias, ce jour-l, a mme parl de baptme. Une seconde naissance en quelque sorte.Quant au brun veste de daim, il ne figure malheureusement pas sur les photos prises au Cond.Cest dommage.On finit souvent par identifier quelquun grce une photo. On la publiedansun journalenlanantunappel tmoins. tait-ce un membre du groupe que Bowingneconnaissaitpasetdontilaeula paresse de relever le nom ?Hier soir, j ai feuillet attentivement toutes lespagesducahier. Loukiaveclebrun vestededaim.Et jemesuisaperu,ma grande surprise, que ce ntait pas seulement en juinqueleCapitainecitaitcetinconnu. Aubasdunepage,ilagriffonnlahte : 24 mai. Louki avec le brun veste de daim. Etlonretrouveencorelammelgende deuxreprisesenavril.J avaisdemand Bowing pourquoi, chaque fois quil tait questiondelle,ilavaitsoulignsonprnomau crayonbleu,commepourladistinguerdes autres.Non,centait pasluiquilavait fait. Un jourquilsetenaitaucomptoiretquil24notait sur soncahier les clients prsents dans la salle, un homme debout ct de lui lavait surprisdanssontravail :untypedunequarantainedannesquiconnaissaitledocteur Vala. Il parlait dune voix douce et fumait des cigarettesblondes.Bowingstaitsentien confiance et lui avait dit quelques mots sur ce quil appelait son Livre dor. Lautre avait paru intress.Il tait diteur dart .Mais oui, il connaissait celui qui avait pris quelque temps auparavant des photos, au Cond. Il se proposait de publier un album l-dessus, dont le titre serait :UncafParis.Aurait-illobligeance deluiprter jusquaulendemainsoncahier, qui pourrait laider choisir les lgendes des photos? Le lendemain, il avait rendu le cahier Bowingetnavaitplusjamaisreparuau Cond.LeCapitaineavaittsurprisquele prnomLoukiftchaquefoissoulignau crayonbleu.Ilavait vouluensavoirplusen posantquelquesquestionsaudocteurVala concernantcetditeurdart.Valaavaitt tonn. Ah,ilvousaditquiltaitditeur dart? Illeconnaissaitdemaniresuperficielle,pourl avoirsouventcroisrueSaint- Benot La Malne et au bar du Montana o ilavaitmme jouplusieursfoisauquatre- cent-vingt-et-un avec lui. Ce type frquentait le quartier depuis longtemps. Son nom ? Caisley.25Vala semblait un peu gn de parler de lui. Et quandBowing avait fait allusion soncahier etauxtraitsdecrayonbleusousleprnom Louki,uneexpressioninquiteavait travers le regard du docteur. Cela avait t trs fugitif. Puisilavaitsouri. Ildoitsintresserla petite... Elle est si jolie... Mais quelle drle dide deremplir votrecahier avectous cesnoms... Vousmamusez,vousetvotregroupeet vos expriences de pataphysique... Il confondait tout,lapataphysique,lelettrisme,lcriture automatique,lesmtagraphiesettoutesles expriences quemenaient les clients les plus littrairesduCond,commeBowing,J ean- Michel,Fred,Babile,Larrondeou Adamov. Etpuiscestdangereuxdefairea ,avait ajout le docteur Vala dune voix grave. Votre cahier, on dirait unregistre de la police ou la main courante dun commissariat. Cest comme si nous avions tous t pris dans une rafle... Bowingavaitprotestenessayantdelui expliquersathoriedespointsfixes,mais partir de ce jour-l leCapitaine avait eulimpression que Vala se mfiait de lui et quil voulait mme lviter.CeCaisley navait pas simplement soulign leprnomdeLouki.Chaquefoisqutait mentionn dans le cahier le brun veste de daim ,ilyavaitdeuxtraitsdecrayonbleu.26Tout cela avait beaucoup troubl Bowing et il avait rd rueSaint-Benot dans les jours qui suivirent aveclespoirdetombersurceprtendu diteur dart, La Malne ou au Montana,et luidemanderdesexplications.Ilne lavaitjamaisretrouv.Lui-mmequelque temps plustardavaitdquitterlaFranceet mavait laiss le cahier, comme sil voulait que je reprenne sa recherche. Mais il est trop tard, aujourdhui.Et puis si toute cette priode est parfois vivace dans mon souvenir, cest cause des questions restes sans rponse.Aux heures creuses de la journe, au retour dubureau,etsouventdanslasolitudedes dimanches soir, un dtail me revient. De toute mon attention J essaye den rassembler dautres et de les noter la fin du cahier de Bowing sur lespagesquisontdemeuresblanches.Moi aussi, je pars la recherche des points fixes. Il sagit dunpasse-temps,comme dautres font des mots croiss ou des russites. Les noms et les dates du cahier de Bowing maident beaucoup, ils voquent de temps en temps un fait prcis, un aprs-midi de pluie ou de soleil. J ai toujours t trs sensible aux saisons. Un soir, Louki est entre au Cond, les cheveux tremps cause dune averse ou plutt de ces pluies interminablesdenovembreoududbutdu printemps.Mme Chadly setenaitderrirele27comptoirce jour-l.Elleestmonteaupremier tage, dans son minuscule appartement, pour chercher une serviette de bain. Comme lindiquelecahier,taient runis lamme table, ce soir-l, Zacharias, Annet, Don Carlos, Mireille,la Houpa, Fred et Maurice Raphal. Zachariasaprislaservietteetenafrottla chevelure de Louki, avant de la nouer en turbanautourdesatte.Ellesestassiseleur table,ils lui ont fait boire un grog, et elle est reste trs tard avec eux, le turban sur la tte. lasortieduCond,versdeuxheuresdu matin,ilpleuvait encore.Nousnoustenions dans lembrasure delentre et Louki portait toujours sonturban.Mme Chadly avait teint lasalleetelletaitallesecoucher.Ellea ouvert sa fentre lentresol et nous a propos demonterchezellepournousabriter.Mais MauriceRaphalluiadit,trsgalamment : Vousnypensezpas,madame...Ilfaut que nousvouslaissionsdormir... Ctaitunbel hommebrun,plusgqUenous,unclient assiduduCondqueZachariasappelait le J aguar cause de sa dmarche et de ses gestes flins.Ilavaitpubliplusieurslivrescomme Adamov et Larronde, mais nous nen parlions jamais.Unmystreflottaitautourdecet hommeetnouspensionsmmequilavait des attaches avecleMilieu. La pluiea redou28bl, une pluie de mousson, mais ce ntait pas gravepourlesautres,puisquilshabitaient danslequartier.Bientt,ilnerestaitplus que Louki,MauriceRaphaletmoisousle porche.J e peux vous ramener en voiture? a propos Maurice Raphal. Nous avons couru sous la pluie, jusquau bas de la rue, l o tait gare sa voiture, une vieille Ford noire. Louki sestassisectdelui,etmoi,surlabanquette arrire. Qui je dpose en premier? a dit Maurice Raphal. Louki lui a indiqu sa rue, en prcisant que ctait au-del du cimetireduMontparnasse. Alors,voushabitez dansleslimbes ,a-t-ildit.Et jecroisqueni lunnilautrenousnavonscomprisceque signifiait leslimbes . J eluiaidemandde medposerbienaprslesgrillesdu Luxembourg, au coin de la rue du Val-de-Grce. J e ne voulais pas quil sache o j habitais exactement de crainte quil ne me pose des questions.J aiserrlamainde LoukietdeMaurice Raphal en me disant que ni lun ni lautre ne connaissaientmonprnom. J taisunclient trs discret duCondet jemetenais unpeu l cart,mecontentantdelescoutertous. Etcelamesuffisait. J emesentaisbienavec eux. Le Cond tait pour moi un refuge contre tout ce que je prvoyais de la grisaille de la vie. Il yaurait unepart demoi-mme la meil29leure que jeseraiscontraint,un jour,de laisser l-bas. Vousavezraisondhabiter lequartier du Val-de-Grce , ma dit Maurice Raphal.Ilmesouriaitetcesouriremesemblait exprimerlafoisdelagentillesseetde lironie. bientt , ma dit Louki.J esuissortidelavoitureet j aiattendu quelle disparaisse, l-bas vers Port-Royal, pour rebrousser chemin. En vrit, je nhabitais pas toutfaitlequartierduVal-de-Grce,mais un peu plus bas dans limmeuble du 85, boulevardSaint-Michel,o,parmiracle,j avais trouvunechambre ds monarrive Paris. De la fentre, je voyais la faade noire de mon cole. Cette nuit-l, je ne pouvais pas dtacher monregarddecette faademonumentaleet dugrandescalierenpierredelentre.Que penseraient-ils sils apprenaient que j empruntaispresquechaque jourcetescalieretque j tais un lve de lEcole suprieure des mines? Zacharias, la Houpa, Ali Cherif ou Don Carlos savaient-ilsaujustecequtaitlcoledes mines?Ilfallait que jegardemonsecretou bienilsrisqueraientdesemoqueroudese mfierdemoi.QuereprsentaitpourAda- mov,LarrondeouMauriceRaphallcole des mines? Rien, sans doute.Ils me conseille30raient de ne plus frquenter cet endroit-l.Si je passais beaucoup de temps au Cond, cest que je voulais quon me donne un tel conseil, une fois pour toutes. Louki et Maurice Raphal devaientdjtrearrivsdelautrectdu cimetireduMontparnasse,danscettezone quil appelait les limbes .Et moi, je restais danslobscurit,debout,contrela fentre, contemplerla faadenoire.Onauraitditla garedsaffectedune villedeprovince.Sur les murs du btiment voisin, j avais remarqu des traces de balles, comme si on y avait fusill quelquun.J emerptaisvoixbasseces quatremotsquimesemblaientdeplusen plus insolites : COLESUPRI EUREDESMI NES.J aieudelachancequece jeunehomme soit mon voisin de table au Cond et que nous engagionsdunemanireaussinaturellela conversation.Ctaitlapremirefoisque je venaisdanscettablissementet j avaislge dtresonpre. Lecahieroilarpertori jouraprs jour,nuitaprsnuit,depuistrois ans, les clients du Cond ma facilit le travail. J e regrette de lui avoir cach pour quelle raisonexacte jevoulaisconsultercedocument quil a eu lobligeance deme prter.Mais lui ai-jementi quand jeluiaidit que j tais diteur dart?J emesuisbienrenducomptequilme croyait.Cestlavantagedavoir vingtansde plus que les autres : ils ignorent votre pass. Et mme sils vous posent quelques questions distraites sur ce qua t votre vie jusque-l, vous pouvez tout inventer. Une vie neuve. Ils niront32pas vrifier. mesurequevouslar^co^ez^cette vie imaginaire, de grandes bouffesair frais traversent un Heu clos o vous toiiez depuis longtemps.Unefentres ouvrerus quement, les persiennes claquent au ventu large. Vous avez, de nouveau, lavenirdevan /ous.diteur dart.Cela mest venu sans y rflchir.Silonmavait demand,il yaplus vingt ans, quoi je me destinais, j auraisre douille :diteurdart.Ehbien,je1ai aujourdhui.Riennachang.Toutescesannes sont abolies., .Sauf que jenai pas fait entirement ta rasedupass.Ilrestecertainstmoins,cer tainssurvivantsparmiceuxquiontete^contemporains.Unsoir,auMontana,J ai demand au docteur Vala sa date de naissance Nous sommes ns la mme anne. Et jeu* a rappel que nous nous tions rencontrs jais, dans cemmebar,quand lequartier briai encoredetout sonclat.Et dailleurs,1rne semblait lavoir crois bien avant, dans d autre quartiers de Paris, sur la Rive droite. Jen etai mme sr. Vala a command, dune voix sece, unquartVittel,mecoupantlaparoleau moment o jerisquais dvoquer demauvais souvenirs. ]e me suis tu. Nous vivons la merc decertainssilences.Nousensavons longes33uns sur les autres. Alors nous tchons de nous viter. Lemieux,biensr,cestdeseperdre dfinitivement de vue.Quelledrledeconcidence...J esuis retombsur Valacetaprs-midio j aifranchi, pour la premire fois, le seuil du Cond. Il taitassis unetabledufondavecdeuxou troisjeunes gens. Il ma lanc le regard inquiet du bon vivant en prsence dun spectre. J e lui aisouri. J e lui aiserr la mainsans riendire. J aisenti que le moindremot de ma part risquaitdelemettremallaise vis--vis deses nouveauxamis.Ilaparusoulagdemon silenceet dema discrtionquand jemesuis assissurla banquettedemoleskine, lautre boutdelasalle.Del, jepouvaislobserver sans quil croise mon regard.Il leur parlait voix basse, en se penchant vers eux. Craignait- il que j entende ses propos? Alors, pour passer le temps, je me suis imagin toutes les phrases que j aurais prononces dunton faussement mondain et qui auraient fait perler son front des gouttesdesueur. Vous tes encoretoubib ? Et aprs avoir marqu un temps : Dites, vousexerceztoujoursquaiLouis-Blriot? moinsquevousayezconservvotrecabinet rue de Moscou... Et ce sjour Fresnes dil y a longtemps, j esprequilnapaseudetrop lourdes consquences... J ai failli claterde34rire, l tout seul, dans mon coin. On ne vieillit pas. Avec les annes qui passent, beaucoup de gens et de choses finissent par vous apparatre si comiques et si drisoires que vous leur jetez un regard denfant.Cette premire fois, je suis rest longtemps attendreau Cond.Elle nest pas venue.Il fallait tre patient. Ce serait pour un autre jour. J aiobservlesclients.Laplupartnavaient pasplusdevingt-cinqansetunromancier duxixesicleauraitvoqu,leursujet,la bohmetudiante .Maistrspeudentre eux, mon avis, taient inscrits la Sorbonne ou lcole des mines. J e dois avouer qu les observerdeprs jemefaisaisdusoucipour leur avenir.Deux hommes sont entrs, trs peu dintervalle lun de lautre. Adamov et ce type brun dmarchesouplequiavaitsignquelques livressouslenomdeMauriceRaphal.J e connaissais de vue Adamov. J adis, il tait presque tous les jours au Old Navy et lon noubliait pas son regard. J e crois que je lui avais rendu unservicepourrgularisersasituation,du temps o j avais encore quelques contacts aux Renseignementsgnraux.QuantMaurice35Raphal, il tait aussi un habitudes bars du quartier.Ondisaitquilavaiteudesennuis aprslaguerresousunautrenom.Acette poque, jetravaillaispourBlmant.Tousles deux,ilssont venussaccouderaucomptoir. Maurice Raphalrestait debout,trs droit, et Adamov stait hiss sur un tabouret en faisant une grimace douloureuse. Il navait pas remarqu ma prsence.Dailleurs,mon visage voquerait-il encore quelque chose pour lui? Trois jeunes gens, dont une fille blonde qui portait unimpermabledfrachiet unefrange, les ontrejointsaucomptoir.MauriceRaphal leurtendaitunpaquetdecigarettesetles considraitavecunsourireamus.Adamov, lui,se montrait moins familier.Onaurait pu croiresonregardintensequiltait vaguement effray par eux.J avaisdeuxphotomatonsdecette J acqueline Delanque dans ma poche... Du temps o jetravaillaispourBlmant,iltaittoujours surprisdemafacilitidentifiernimporte qui.Il suffisait que je croiseune seule fois un visage pour quil reste grav dans ma mmoire, et Blmant me plaisantait sur ce don de reconnatre tout de suite une personne de loin, ft- elle de trois quarts et mme de dos. J e nprouvaisdoncaucuneinquitude.Dsquelle entrerait au Cond, je saurais que ctait elle.36Le docteur Vala sest retourn en direction du comptoir, et nos regards se sont croiss. Il a fait ungesteamicaldela main. J aieubrusquement lenvie de marcher jusqu sa table et de lui dire que j avais une question confidentielle luiposer. J e laurais entran lcart etje lui aurais montr les photomatons : Vous connaissez? Vraiment,ilmauraittutile den savoir un peu plus sur cette fille par lun des clients du Cond.Ds que j avais appris ladresse de son htel, je mtais rendu sur les lieux. J avais choisi le creux de laprs-midi. Il y aurait plus de chances quelle soit absente. Du moins, je lesprais. J e pourraisainsiposerquelquesquestionssur soncomptelarception.Ctaitune journe dautomne ensoleille et j avais dcid de faire le chemin pied. J tais parti des quais et jemenfonais lentement vers lintrieur des terres.RueduCherche-Midi, j avaislesoleil dans les yeux. J e suis entr au Chien qui fume et j aicommanduncognac. J taisanxieux. J econtemplais,derrirela vitre,lavenuedu Maine.Il faudrait que je prenne le trottoir de gauche,et j arriveraisaubut.Aucuneraison dtreanxieux. mesureque jesuivais lave37nue, je recouvrais mon calme. J tais presque sr deson absence et dailleurs je nentrerais pasdans lhtel,cettefois-ci,pourposerdes questions. J erderaisautour,commeonfait un reprage. J avais tout le temps devant moi. J tais pay pour a.Quand j aiatteintlarueCels, j aidcid den avoir le cur net. Une rue calme et grise, quimavoqunonpasunvillageouune banlieue mais ces zones mystrieuses que lon nomme arrire-pays .J e me suis dirig droit verslarceptiondelhtel.Personne.J ai attendu unedizainedeminutes avec lespoir quelle ne ferait pas son apparition. Une porte sest ouverte, une femme brune aux cheveux courts,habilletoutennoir,estvenueau bureaudelarception.J aiditdunevoix aimable : Cest au sujet de J acqueline Delanque. J e pensais quelletait inscriteicisous son nom de jeune fille.Elle ma souri et ellea pris une enveloppe dans lun des casiers derrire elle. Vous tes monsieur Roland? Qui tait ce type? tout hasard, j ai fait un vague hochement de tte. Elle ma tendu lenveloppe sur laquelle tait crit lencre bleue : Pour Roland. Lenveloppe ntait pas cachete. Sur une grande feuille de papier, j ai lu :38Roland,viens me retrouver partir de 5heures auCond.Sinontlphone-moia u t e u i l 15-28 etlaisse-moiunmessage.Ctait sign Louki. Lediminutif de J acqueline?J ai repli la feuille et lai glisse dans lenveloppe que j ai remise la femme brune. Excusez-moi...11 yaeuconfusion...Ce nest pas pour moi. Elle na pas bronch et elle a rang la lettre dans le casier dun geste machinal.J acquelineDelanquehabitedepuislongtemps ici ? Elle a hsit un instant et elle ma rpondu dun ton affable : Depuis un mois environ.Seule?Oui.J e la sentais indiffrente et prte rpondre toutes mes questions. Elle posait sur moi un regard dune grande lassitude.J e vous remercie, lui ai-je dit.De rien. J eprfraisnepasmattarder.CeRoland risquaitdevenirduninstantlautre. J ai rejoint lavenue du Maine et lai suivie en sens inverse detout lheure. Au Chien qui fume39j aicommanddenouveauuncognac.Dans lannuaire, j ai cherch ladresse du Cond. Il se trouvait dans lequartier de l Odon.Quatre heuresdelaprs-midi, j avaisunpeude tempsdevantmoi.Alors,j aitlphon a u t e u i l 15-28.Unevoixschemavoqu celle de lhorloge parlante : Ici le garage La Fontaine...Quepuis-jepour votreservice? J ai demand J acqueline Delanque. Elle sest absenteunmoment...Ilyaunmessage? J aittentderaccrocher,mais jemesuis forcrpondre : Non,aucunmessage. Merci. Avant tout, dterminer avec le plus dexactitudepossiblelesitinrairesquesuiventles gens, pour mieux les comprendre. J e me rptais voix basse : Htel rue Cels.Garage La Fontaine.Caf Cond. Louki. Et puis,cette partie de Neuilly entre le bois de Boulogne et la Seine,l o cetype mavait donn rendez- vous pour me parler de sa femme,la dnomme J acqueline Choureau, ne Delanque.J ai oubli qui lui avait conseill de sadressermoi.Peuimporte.Ilavaitsansdoute trouvmonadressedanslannuaire. J avais prislemtrobienavantlheuredurendez-40vous. La ligne tait directe. J tais descendu Sablons et j avais march, pendant prs dune demi-heure,danslesparages.J avaislhabitude de reconnatre les lieux sans entrer tout de suite dans le vif du sujet. J adis, Blmant me le reprochait et considrait que je perdais mon temps. Se jeter leau, me disait-il, plutt que de tourner au bord de la piscine. Moi, je pensaislecontraire.Pasdegestetropbrusque, maisdelapassivitetdelalenteurgrce quoi vous vous laissez doucement pntrer par lesprit des lieux.Ilflottait uneodeur dautomneet decampagne dans lair. J e suivais lavenue en bordure duJ ardindacclimatation,maissurlect gauche,celuidu Bois et dela piste cavalire, et j auraisaimquecelaftunesimplepromenade.Ce J ean-Pierre Choureau mavait tlphon pour me fixer rendez-vous dune voix blanche. Ilmavaitseulementlaissentendrequil sagissait de sa femme. A mesure que j approchaisdesondomicile, jelevoyaismarchant commemoilelongdel allecavalireet dpassantlemangedu J ardindacclimatation.Quelgeavait-il?Letimbredesa voix mavait sembl juvnile, mais les voix sont toujours trompeuses.Dansqueldrameouquelenferconjugal41mentranerait-il? J e me sentais envahir par le dcouragement,et jentaisplustrssrde vouloir aller ce rendez-vous. J e menfonais travers le Bois en direction de la mare Saint- J amesetdupetitlacquefrquentaientles patineurspendant lhiver. J taisleseulpromeneuret j avaislimpressiondtreloinde Paris,quelquepartenSologne.Encoreune fois, j ai russi surmonter le dcouragement. Unevaguecuriositprofessionnellemafait interrompremapromenadetraversboiset revenir verslalisiredeNeuilly. LaSologne. Neuilly. J imaginaisdelongsaprs-midipluvieuxpourcesChoureau Neuilly.Etl-bas enSologne,onentendaitlescorsdechasse, au crpuscule. Sa femme montait-elle en amazone? J aiclatderireenmerappelantla remarquedeBlmant : Vous,Caisley,vous dmarreztrop vite. Vous auriezdcrire des romans. Il habitait tout au bout, la porte de Madrid, unimmeublemoderneavecunegrande entrevitre.Ilmavaitditdalleraufond du hall, vers la gauche. J e verrais son nom sur laporte. Cestunappartement,aurez-de- chausse.J avaistsurprisdelatristesse42avec laquelle il avait prononc rez-de-chausse . Aprs quoiunlong silence,commesil regrettait cet aveu. Et ladresse exacte? lui avais-je demand.Au11delavenuedeBretteville.Vous notez bien ? Au 11... A quatre heures, cela vous va? Sa voix stait raffermie,elleavait presque pris une intonation mondaine.Une petite plaque dore sur la porte : J ean- PierreChoureau,au-dessousdelaquelle j ai remarqu un illeton. J ai sonn. J attendais. L, dans ce hall dsert et silencieux, je me suis dit que je venais trop tard. Il stait suicid. J ai euhontedunetellepenseet,denouveau, lenviedelaissertouttomber,dequitterce hall,etdepoursuivremapromenadelair libre,enSologne... J aisonnencore,cette fois-ci trois coups brefs. La porte sest ouverte aussitt, comme sil stait tenu post derrire elle, mobserver dans lilleton.Unbrundunequarantainedannes,les cheveux coups court, de taille beaucoup plus grande que la moyenne. Il portait un costume bleumarineet unechemisebleucielaucol ouvert.Ilma guid verscequelonpouvait appeler la salle de sjour sans dire un mot.Il madsignuncanap,derrireunetable basse, et nous nous y sommes assis cte cte.43Il avait du mal parler. Pour le mettre laise, je lui ai dit de la voix la plus douce possible : Alors, il sagit de votre femme ? Ilessayaitdeprendreuntondtach.Il madressait unsourireteint.Oui,sa femme avait disparu depuis deux mois la suite dune dispute banale.Etais-je la premire personne laquelleilparlaitdepuiscettedisparition? Le volet de fer de lune des baies vitres tait baiss,et jemesuisdemandsicet homme staittenuclotrdanssonappartement depuis deux mois. Mais part le volet, aucune trace de dsordre et de laisser-aller dans cette salle de sjour. Lui-mme, aprs un instant de flottement,reprenait unecertaineassurance.J e souhaite que cette situation sclaircisse assez rapidement , a-t-il fini par me dire.J elobservaisdeplusprs.Desyeuxtrs clairssousdessourcilsnoirs,despommettes hautes,unprofilrgulier.Etdanslallureet les gestes une vigueur sportive quaccentuaient les cheveux courts. On laurait volontiers imagin sur un voilier, torse nu, en navigateur solitaire.Et malgrtant de fermetet desduction apparentes, sa femme lavait quitt.J ai voulu savoir si pendant tout ce temps il avait fait des tentatives pour la retrouver. Non. Elleluiavaittlphontroisouquatrefois en lui confirmant quelle ne reviendrait plus.44Elleluidconseillait vivement dechercher reprendre contact avec elle et ne lui donnait aucune explication. Elle avait chang de voix. Centaitpluslammepersonne.Une voix trscalme,trsassurequiledconcertait beaucoup. Lui et sa femme avaient une quinzaine dannes de diffrence. Elle, vingt-deux ans. Lui, trente-six. A mesure quil me donnait cesdtails, jesentaischezluiunerserve,et mmeunefroideur,quitaitsansdoutele fruit de ce quon appelle la bonne ducation. Maintenant, jedevaisluiposerdesquestions de plus enplus prcises et je nesavais plus si cela en valait la peine. Que voulait-il au juste? Que sa femme revienne ? Ou, tout simplement, cherchait-il comprendre pourquoi elle lavait quitt?Peut-tre cela lui suffisait-il? A part le canap et la table basse, aucun meuble dans la salle de sjour. Les baies vitres donnaient sur lavenue o ne passaient que de rares voitures, si bien quil ntait pas gnant que l appartement soit au rez-de-chausse. Le soir tombait. Il a allum la lampe trpied et abat-jour rouge dispose ctdu canap,sur ma droite.La lumire ma fait cligner des yeux, une lumire blanche qui rendait le silence encore plus profond. J e crois quil attendait mes questions.Il avait crois les jambes. Pour gagner du temps, j aisortidelapocheintrieuredema veste45mon carnet spirale et mon stylo bille et j ai pris quelques notes. Lui, 36 ans. Elle, 22. Neuilly. Appartement rez-de-chausse. Pas de meubles. BaiesvitresdonnantsuravenuedeBrette- ville.Pas decirculation.Quelquesmagazines sur la table basse.Il attendait sans rien dire comme si j tais unmdecinqui dressait une ordonnance. Le nom de jeune fille de votre femme?Delanque. J acqueline Delanque. J e luiai demand la dateet le lieu de naissancedecette J acquelineDelanque. La date, aussi, de leur mariage. Avait-elle un permis de conduire? Un travail rgulier? Non. Avait-elle encoredela famille? A Paris?Enprovince? Uncarnetdechques?Aufuretmesure quil me rpondait dune voix triste, je notais touscesdtailsquisontsouventlesseuls tmoigner du passage dun vivant sur la terre. A condition quon retrouve un jour le carnet spiraleoquelquunlesa notsdunetoute petite criture difficilement lisible,commela mienne.Maintenant, il fallait que je passe des questionsplusdlicates,decellesquivousfont entrerdanslintimitduntresansluien demander la permission. De quel droit? Vous avez des amis? Oui,quelquespersonnesquilvoyaitassez46rgulirement.Illesavaitconnuesdans une cole de commerce. Certains avaient dailleurs t des camarades, au lyce J ean-Baptiste-Say.Ilavaitmmeessaydemonterunebote avec trois dentre eux avant de travailler pour lasocitimmobilireZannetaccienqualit dassoci-grant. Vous y travaillez toujours?Oui. Au 20, rue de la Paix.Parquelmoyendelocomotionallait-ilau bureau ? Chaque dtail, le plus futile en apparence,estrvlateur.Envoiture.Ilfaisait de temps en temps des voyages pour Zannetacci. Lyon.Bordeaux.La CtedAzur.Genve.Et J acquelineChoureau,neDelanque,restait- elleseule Neuilly?Il lavait emmenequelquefois, loccasion de ces dplacements, sur la Cte dAzur. Et quand elle tait seule, quoi occupait-ellesesloisirs?Ilnyavait vraiment personne qui soit susceptible de lui donner un renseignementconcernantladisparitionde J acqueline,pouseChoureau,ne Delanque, et de lui fournir le moindre indice ? J e ne sais pas,moi,uneconfidencequelleaurait faite un jourdecafard...Non.Elleneseserait jamaisconfiepersonne.Souvent,ellelui reprochait le manque de fantaisie de ses amis lui. Il faut dire, aussi, quelle avait quinze ans de moins queux tous.47J envenaismaintenant unequestionqui maccablaitdavance,maisque j taisoblig de lui poser : Vous pensez quelle avait un amant? Le ton de ma voix ma sembl un peu brutal etunpeubte.Maisctaitcommea.Ila fronc les sourcils. Non. Ilahsit,ilmefixaitdroit dansles yeux commesilattendaitunencouragementde ma part ouquilcherchait ses mots.Unsoir,1un des anciens amis de lcole commerciale tait venudnericiavecuncertainGuyde Vere, un homme plus g queux.Ce Guy de Vere tait trs vers dans les sciences occultes etavaitproposdeleurapporterquelques ouvragessurlesujet.Safemmeavaitassist aplusieursrunionsetmmedessortes deconfrencesqueceGuydeVeredonnait rgulirement. Luinavaitpaspulaccompagner cause dun surcrot de travail au bureau Zannetacci. Sa femme manifestait de lintrt pour ces runions et ces confrences et lui en parlait souvent, sans quil comprenne trs bien dequoiilsagissait.Parmileslivresquelui avait conseills Guy de Vere,ellelui enavait prtun,celuiquiluisemblaitleplusfacile a lire.Celasappelait Horizonsperdus.Etait-il entrencontactavecGuydeVereaprsla48disparition de sa femme ? Oui, il lui avait tlphon plusieurs fois, mais il ntait au courant de rien. Vous en tes bien sr? Il a hauss les paules et ma fix d'un regard las. Ce Guy de Vere avait t trs vasif et il avait compris quilnobtiendraitaucunrenseignementde lui. Le nom exact et ladresse de cet homme? Ilignoraitsonadresse.Ilntaitpasdans lannuaire.J echerchais dautres questions luiposer. Un silence, entre nous, mais cela ne paraissait pas legner. Assis sur cecanapcte cte, nous nous trouvions dans la salle dattente dun dentiste ou dun mdecin. Des murs blancs et nus. Un portrait de femme accroch au-dessus ducanap. J aifailliprendrel undesmagazines sur la table basse.Une sensation de vide ma saisi. J e dois dire qu ce moment-lje ressentais labsence de J acqueline Choureau ne Delanque au point quelle me semblait dfinitive. Mais il ne fallait pas tre pessimiste ds le dbut. Et puis, cette salle de sjour ne donnait- ellepaslammeimpressionde vide,quand cettefemmetaitprsente?Ilsdnaientl? Alors, ctait sans doute sur une table de bridge, que lon repliait et rangeait ensuite. J ai voulu savoir sielletait partiesur uncoupdette, en laissant quelques affaires derrire elle. Non. Elle avait emport ses vtements et les quelques49livres que lui avait prts Guy de Vere, le tout dansunevalisedecuirgrenat.Ilnerestait paslamoindretracedelleici.Mmeles photos oelle figurait derares photosde vacancesavaientdisparu.Lesoir,seul danslappartement,ilsedemandait silavait jamais t mari cette J acqueline Delanque. Luniquepreuvequetoutcelanavaitpas tunrve,ctait lelivretdefamillequon leur avait remis aprs leurmariage. Livret de famille.Il a rpt ces mots,comme sil nen comprenait plus le sens.Il tait inutile que je visite les autres pices delappartement.Chambresvides.Placards vides. Et le silence, peine troubl par le passagedunevoituredanslavenuedeBrette- ville. Les soires devaient tre longues. Elle est partie avec la cl ? Il a eu un mouvement ngatif de la tte. Pas mmelespoirdentendreunenuitlebruit dela cl dans la serrure quiannoncerait son retour.Et puis il pensait quellenappellerait plus jamais au tlphone. Vous l avez connue comment? Elle avait t recrute chez Zannetacci pour remplacer une employe. Un travail de secrtariatintrimaire.Illuiavaitdictquelques lettres des clients et cest ainsi quils avaient faitconnaissance.Ilsstaient vusendehors50dubureau.Elleluiavait dit quelletait tudiantel Ecoledeslanguesorientalesdont ellesuivaitlescoursdeuxfoisparsemaine, mais il navait jamais pu savoir de quelle langue prciseilsagissait.Deslanguesasiatiques, disait-elle. Et, au bout de deux mois, ils staient maris un samedi matin la mairie de Neuilly, avecpour tmoins deux collgues du bureau Zannetacci.Personnedautrenassistaitce quintaitpourluiquunesimpleformalit. Ils taient alls djeuner avec les tmoins tout prs de chez lui,en bordure du bois de Boulogne,dansunrestaurantfrquentparles clients des manges voisins.Il me lanait un regard gn. Apparemment, il aurait voulu me donner de plus amples explications concernant ce mariage. J e lui ai souri. J e navais pas besoin dexplications. Il a fait un effort et, comme sil se jetait leau : Onessayedecrerdesliens,vouscomprenez... Mais oui, je comprenais.Dans cette viequi vousapparatquelquefoiscommeungrand terrain vague sans poteau indicateur, au milieu de toutes les lignes de fuite et les horizons perdus, on aimerait trouver des points de repre, dresser une sorte de cadastre pour navoir plus limpression de naviguer au hasard. Alors, on tisse des liens, on essaye de rendre plus stables51desrencontreshasardeuses. J emetaisais,le regard fix sur la pile de magazines. Au milieu de la table basse, un grand cendrier jaune qui portait linscription : Cinzano. Et un livre broch dont le titre tait : AdieuFocolara.Zanne- tacci. J ean-Pierre Choureau. Cinzano. J acqueline Delanque. Mairie de Neuilly. Focolara. Et il fallait chercher un sens tout cela... Etpuisctaitquelquunquiavaitdu charme... J ai eu pour elle le coup de foudre... peine avait-il prononc voix basse cette confidence quil semblait le regretter. Dans les jours qui avaient prcd sa disparition, avait- il senti quelque chose de particulier chez elle ? Eh bien oui, elle lui faisait de plus en plus de reproches au sujet de leur vie quotidienne. Ce ntait pas cela, disait-elle, la vraie vie. Et quand il luidemandait en quoi consistait au juste la v r a i e v i e , elle haussait les paules sans rpondre, comme si elle savait quil ne comprendrait rien ses explications.Et puis elleretrouvait sonsourireet sa gentillesseet ellesexcusait presquede sa mauvaisehumeur.Elleprenait un air rsign et elle lui disait quau fond tout cela ntait pas bien grave. Un jour, peut-tre, il comprendrait ce qutait la v r a i e v i e . Vous navez vraiment aucune photo delle? Unaprs-midi,ils sepromenaient aubord delaSeine.Ilcomptaitprendrelemtro52Chteletpourrejoindresonbureau.Boulevard du Palais, ils taient passs devant la petite boutiquephotomaton.Elleavaitbesoinde photospourunnouveaupasseport.Illavait attenduesur letrottoir.Quandelletait sortie, elle lui avait confi les photos en lui disant quelleavait peur delesperdre.Deretour sonbureau,ilavaitmiscesphotos dansune enveloppeetilavaitoublidelesrapporter Neuilly. Aprs la disparition de sa femme, il staitaperuquelenveloppetaittoujours l, sur son bureau, parmi dautres documents administratifs. Vous mattendez un instant? Il ma laiss seul sur le canap. Il faisait nuit. J ai regard ma montre et j ai t tonn que lesaiguillesmarquentseulementsixheures moinslequart. J avaislimpressiondtrel depuis beaucoup plus longtemps.Deux photosdans uneenveloppegriseo tait imprim gauche : Immobilire Zanne- tacci (France), 20, rue de la Paix, Paris Ier . Une photode face,mais lautre deprofil,comme onlexigeait jadislaprfecturedepolice pourlestrangers.Sonnom :Delanque,et son prnom : J acqueline taient pourtant bien franais.Deuxphotosquejetenaisentre pouceetindexetque j aicontemplesen silence. Une chevelure brune, des yeux clairs,53etlundecesprofilssipursquilsdonnent uncharmemmeauxphotosanthropomtriques. Et ces deux-l avaient toute la grisaille et la froideur des photos anthropomtriques. Vousmelesconfiezpendantquelque temps? lui ai-je demand.Bien sr. J ai enfonc lenveloppe dans une poche de ma veste.Ilyaunmomentoilnefaut pluscouter personne.Lui, J ean-Pierre Choureau, que savait-il au juste de J acqueline Delanque? Pas grand-chose.Ils avaient vcu ensemble un an peinedanscerez-de-chaussedeNeuilly. Ils staient assis cte cte sur ce canap, ils dnaient lun en face de lautre et quelquefois avec les anciensamis delcolecommerciale et du lyceJ ean-Baptiste Say. Cela suffit-il pour devinertoutcequisepassedanslattede quelquun?Est-cequellevoyaitencoredes gens de sa famille ? J avais fait un dernier effort pour lui poser cette question. Non. Elle navait plus de famille. J e me suis lev. Il ma jet un regard inquiet. Lui, il restait assis sur le canap. Ilesttempsque jeparte,luiaijedit.Il est tard. J e lui souriais, mais il semblait vraiment surpris que je veuille le quitter.54J e voustlphonerai le plus vite possible, lui ai-je dit. J espre pouvoir vous donner bientt des nouvelles. Ilsestlevsontour,decemouvement desomnambuleaveclequeltout lheureil mavaitguid jusqulasalledesjour.Une ultime question mest venue lesprit : Elle est partie avec de largent?Non.Et quand elle vous tlphonait, aprs sa fuite,ellenevousdonnaitaucuneprcision sur son mode de vie ?Non. Il marchait vers la porte dentre, de son pas raide.Pouvait-il encore rpondre mes questions? J ai ouvert la porte. Il se tenait derrire moi, fig. J e ne sais pas quel vertige ma pris, quellebouffedamertume,mais je luiai dit sur un ton agressif : Vous espriez sans doute vieillir avec elle ? Etait-ce pour le rveiller de sa torpeur et de sonaccablement?Ilacarquillles yeuxet ma considr avec crainte. J tais dans lencadrement de la porte. J e me suis rapproch de lui et j ai pos la main sur son paule : Nhsitezpasmetlphoner.nimporte quelle heure. Son visage sest dtendu. Il a eu la force de sourire. Avant de refermer la porte, il ma fait55un salut du bras. J e suis rest un long moment surlepalier,etlaminuteriesest teinte. J e limaginais sasseyant tout seulsur le canap, la placequiloccupaittout lheure.Dun geste machinal,il prenait lundes magazines rangs en pile sur la table basse.Dehors, il faisait nuit. J e ne dtachais pas ma pensedecet homme dans sonrez-de-chaus- se, sous la lumire crue de la lampe. Allait-il manger quelquechoseavant desecoucher ? J e me demandais sil y avait une cuisine, l-bas. J aurais dlinviter dner. Peut-tre, sans que je lui pose de questions, aurait-il prononc un mot, un aveu qui maurait mis plus vite sur la piste de J acqueline Delanque. Blmant me rptait quil arrive un moment pour chaque individu, mme le plus but, o il crache le morceau :ctaitsonexpressionhabituelle.A nous dattendre ce moment avec une extrme patience, en essayant, bien sr, de le provoquer, mais de manire presque insensible,Blmant disait : petits coups dlicats dpingle . Le typedoitavoirlimpressiondesetrouveren facedunconfesseur.Cestdifficile.Cestle mtier. J avais atteint la Porte Maillot et je voulaismarcherquelquetempsencoredansla56tideurdusoir.Malheureusement,mesnouvelleschaussuresmefaisaienttrsmalaux cous-de-pied. Alors, sur lavenue, je suis entre danslepremiercafet j aichoisi1unedes tables proches de la baie vitre. J ai dlac mes chaussures et j ai t celle du pied gauche, le plusdouloureux.Quandlegaronest venu, je nai pas rsist au bref instant doubli et de douceur que me procurerait une Izarra verte.J aisortidemapochelenveloppeet j ai regardlonguementlesdeuxphotomatons. O tait-elle maintenant? Dans un caf, comme moi, assise toute seule une table? Sans doute la phrase quil avait prononce tout 1heure mavait donn cette ide : On essaye de crer desliens... Rencontresdansunerue,dans unestationdemtrolheuredepointe. Ondevraitsattacherlunlautrepardes menottes ce moment-l. Quel lien rsisterait ce flot qui vous emporte et vous fait driver? Un bureau anonyme o lon dicte une lettre une dactylo intrimaire, un rez-de-chausse de Neuilly dont les murs blancs et vides voquent cequonappelle unappartement tmoin et o lon ne laissera aucune trace de son passage... Deux photomatons, lun de face, 1autre de profil... Et cest avec a quil faudrait crer desliens?Quelquunpouvaitmaiderdans ma recherche : Bernolle. J e ne lavais plus revu57depuislpoquedeBlmant,sauf unaprs- midi dil y a trois ans. J allais prendre le mtro et jetraversaisleparvis de Notre-Dame.Une sortedeclochard est sortidelHtel-Dieu et nous nous sommes croiss. Il portait un impermableaux manchesdchires,unpantalon quisarrtaitau-dessusdeschevillesetses pieds nus taient chausss de vieilles sandales. Il tait mal ras et ses cheveux noirs, beaucoup trop longs. Pourtant je lai reconnu. Bernolle. J e lai suivi avec lintention de lui parler. Mais il marchait vite. Il a franchi la grande porte de la prfecture de police. J ai hsit un moment. Il tait troptard pourlerattraper. Alors, j ai dciddelattendre,l,sur letrottoir. Aprs tout, nous avions t jeunes ensemble.Il est sorti par la mme porte dans un manteau bleu marine,unpantalondeflanelle et des chaussures noires lacets.Ce ntait plus lemmehomme.Ilparaissaitgnquand j e lai abord. Il tait ras de frais. Nous avons marchlelongduquaisansriennousdire. UnefoisattablunpeuplusloinauSoleil dOr,ilsestconfimoi.Onlemployait encore pour des besognes de renseignements, oh,pasgrand-chose,untravaildindicetde taupeoil jouaitlesclochardspourmieux voiretcoutercequisepassaitautourde lui : planques devant des immeubles, dans des58marchs aux puces, Pigalle, autour des gares et mme au Quartier latin.Il a eu un sourire triste. Il habitait un studio dans le XVI1arrondissement.Il ma donn sonnumro de tlphone.Pasuninstant nousnavonsparldu pass.Ilavaitpossonsacdevoyagesurla banquette ct de lui. Il aurait t bien surpris si je lui avais dit ce quil contenait : un vieil impermable,unpantalontropcourt,deux sandales.Lesoirmmeo jesuisrevenudecerendez-vous Neuilly, je lui ai tlphon.Depuis nosretrouvailles, j avaiseuparfoisrecours lui pour des renseignements dontjavais besoin. J e lui ai demand de me trouver quelques prcisionsconcernantladnomme J acqueline Delanque,femmeChoureau.J enavaispas grand-chosedeplusluidiresurcettepersonne,sinonsa datede naissanceet cellede sonmariageavecuncertainChoureau J ean- Pierre,11,avenuedeBrettevilleNeuilly, associ-grant chezZannetacci.Il a pris note. Cest tout? Ilparaissait du. Et rien au sommier sur ces gens-l, je suppose , a-t-il dit dune voix ddaigneuse.Sommier. J aiessay dimaginerlachambrecoucherdesChou-59reauNeuilly,cettechambreo j auraisdjeter un coup dil par conscience professionnelle. Une chambre vide pour toujours, un lit dont il ne restait que le s o m m i e r .Les semaines suivantes, Choureau ma tlphon plusieurs fois.Il parlait toujours dune voixblancheetiltaittoujourssept heures dusoir.Peut-trecetteheure-l,seuldans son rez-de-chausse, avait-il besoin de parler quelquun. J eluidisais deprendrepatience. J avaislimpressionquilnycroyaitpluset quil accepterait peu peu la disparition de sa femme. J ai reu une lettre de Bernolle :Moncher Caisley,Rienausommier.PasplusChoureauqu Delanque.Maislehasard faitbienleschoses:untravail fastidieux de statistiquesdontonmacharg dans les mains courantes des commissariats du IXe et du XVIIIearrondissementma permis de voustrouver quelquesrenseignements.Adeuxreprises,jesuistombsurDelanque, Jacqueline,15 ans.Unepremire fois,dansla maincouranteducommissariatduquartier Saint-Georgesd ilyaseptans,uneseconde fois,60quelquesmoispimtard,danscelledesGrandes- Carrires.Motif :Vagabondage demineure.J ai demand Leoni s il y aurait quelque chose concernantleshtels.Il yadeuxans,Delanque Jacquelineahabit l htel San Remo,8,rued Ar- maill(XVIIe)etl htelMtropole,13,ruede l Etole(XVIIe).Danslesmainscourantesde Saint-GeorgesetdesGrandes-Carriresilestcrit quelletaitdomiciliechezsamre,10,avenue Rachel (XVIIIearrondissement).Ellehabiteactuellementl htelSavoie,8,rue Cels,dans le XIV arrondissement.Samre est dcde il y a quatre ans.Sur son extrait d acte de naissance de la mairie de Fontaines-en-Sologne (Loir-et- Cher),dont jevousenvoieunecopie,il estindiqu quelleestnedepreinconnu.Samretait employe comme ouvreuse au Moulin-Rouge et avait unami,uncertainGuyLavigne,quitravaillait au garage La Fontaine,98,rue La Fontaine (XVIe) etl aidaitmatriellement. JacquelineDelanquene semble pas exercer untravail rgulier.Voil,mon cher Caisley,tout ce que j ai recueilli pour vous. J espre vous voir prochainement,mais conditionquecelane soit pasdansmatenuede travail.Blmant aurait beaucoupride ce dguisementde clochard.Vous,un peumoins, je suppose. Etmoi,pasdutout.Boncourage,BERNOLLE61Ilne me restait plus qu tlphoner J ean- Pierre Choureau pour lui dire que le mystre taitdissip. J essayedemerappelerquel momentexact j aidciddenenrienfaire. J avaiscomposlespremierschiffresdeson numroquand j airaccrochbrusquement. J taisaccabllaperspectivederetourner danscerez-de-chaussedeNeuillyenfin daprs-midi comme lautre fois, et dattendre avec lui,sous la lampe abat-jour rouge,que le soir tombe. J aidpli le vieux plan Taride de Paris que je garde toujours sur mon bureau, portedemain. A forcedeleconsulter, je laisouvent dchir vers les bordset,chaque fois,jecollaisduScotchsurladchirure, comme on panse un bless. Le Cond. Neuilly. Le quartier de ltoile. Lavenue Rachel. Pour lapremirefoisdemavieprofessionnelle, j prouvais le besoin en menant mon enqute daller contre-courant. Oui, je faisais, en sens inverse,lecheminquavaitsuivi J acqueline Delanque. J ean-Pierre Choureau, lui, ne comptait plus. Il navait t quun comparse et je le voyais sloigner pourtoujours,uneserviette noirelamain,verslebureauZannetacci. Au fond, la seule personne intressante, ctait J acqueline Delanque. Il y en avait eu beaucoup, desJ acqueline,dansmavie...Elleseraitla62dernire.J aiprislemtro,laligneNord- Sud, comme on disait, celle qui reliait lavenue Rachel au Cond. A mesure que passaient les stations, je remontais le temps. J e suis descendu Pigalle.Etl, j aimarchsurleterre-plein duboulevarddunpaslger.Unaprs-midi ensoleill dautomne o lon aurait aim faire des projets davenir et o la vieaurait recommencdezro.Aprstout,ctait danscette zone quavait commenc sa vie, cette J acquelineDelanque...Ilmesemblaitavoirrendez- vous avec elle. A la hauteur de la place Blanche, le cur me battait un peu et je me sentais mu etmmeintimid. J enavaispasconnucela depuis longtemps. J e continuais davancer sur leterre-plein dun pas de plus en plus rapide. J aurais pumarcher enfermant les yeux dans ce quartier familier : le Moulin-Rouge, Le Sanglier Bleu... Qui sait? J avais crois cette J acqueline Delanqueil y avait longtemps,sur letrottoir de droite quand elle allait retrouver sa mre au Moulin-Rouge, ou sur le trottoir de gauche lheure dela sortiedulyce J ules-Ferry. Voil, j tais arriv. J avais oubli le cinma au coin de lavenue. Il sappelait le Mexico et ce nest pas unhasardsilportaituntelnom.Celavous donnait des envies de voyages, de fugues ou de fuites... J avais oubli aussi le silence et le calme de lavenue Rachel qui mne au cimetire, mais63lon ny pense pas, au cimetire, on se dit que tout au fond on dbouchera sur la campagne, et mme avec unpeu de chance sur une promenade de bord de mer.J emesuisarrtdevantlenumro10et, aprsunmomentdhsitation, jesuisentr dans limmeuble. J ai voulu frapper la porte vitreduconcierge,mais jemesuisretenu. Aquoibon?Surunepetitepancartecolle lundescarreaux de laportefiguraient en caractresnoirslesnomsdeslocataireset ltage de chacun deux. J ai sorti de la poche intrieuredemavestemoncarnetetmon stylo bille et j ai not les noms :Deyrlord(Christiane)Dix (Gisle)Dupuy (Marthe)Esnault (Yvette)Gravier(Alice)Manoury (Albine)MariskaVan Bosterhaudt (Huguette)Zazani(Odette)LenomDelanque(Genevive)taitbarr et remplac par Van Bosterhaudt (Huguette). La mre et la fille avaient habit au cinquime tage.Maisenrefermantlecarnet jesavais que tous ces dtails ne me serviraient rien.64Dehors,aurez-de-chaussede limmeuble, un homme se tenait sur le seuil dun magasin detissus lenseignede La Licorne.Comme je levais la tte vers le cinquime tage, je l ai entendu me dire dune voix grle : Vous cherchez quelque chose, monsieur? J aurais dlui poser une question sur Genevive et J acqueline Delanque, mais je savais ce quil maurait rpondu, rien que de trs superficiel,depetitsdtails de surface ,comme disait Blmant, sans jamais entrer dans la profondeurdes choses.Ilsuffisait dentendresa voix grle et de remarquer sa tte de fouine et la duret de son regard : non, il ny avait rien esprerdelui,sauf les renseignements quedonneraitunsimpledlateur.Oualors, ilmedirait quilneconnaissait niGenevive ni J acqueline Delanque. Unerage froidema pris vis--vis de ce type au visage de belette. Peut- trereprsentait-ilpourmoi,brusquement, touscesprtendustmoinsque j avaisinterrogs pendant mes enqutes et quinavaient jamais rien compris ce quils avaient vu, par btise,mchancetouindiffrence. J aimarchdunpaslourdetmesuisplantdevant lui. J eledpassaisdunevingtainedecentimtres et pesais le double de son poids. Onnapasledroitderegarderles faades? 65Ilmafixdesesyeuxdursetcraintifs. J aurais voulu lui faire encore plus peur.Et puis, pour me calmer, je me suis assis sur unbancduterre-plein, lahauteur delentredelavenue, faceaucinma Mexico. J ai t ma chaussure gauche.Dusoleil. J taisperdudansmespenses. J acqueline Delanque pouvait compter sur ma discrtion, Choureau ne saurait jamais rien de lhtelSavoie,duCond,dugarageLaFontaineetdudnommRoland,sansdoutele brun veste de daim mentionn dans le cahier. Louki.Lundi12fvrier23heures.Louki 28 avril14 heures.Louki avec le brun veste de daim. Au fil des pages de ce cahier, j avais soulign chaque fois son nom au crayon bleu, et recopi, sur des feuilles volantes, toutes les notices qui la concernaient. Avec les dates. Et lesheures.Maisellenavaitaucunmotif de sinquiter. J e ne retournerais plus au Cond. Vraiment, j avais eu de la chance, les deux ou troisfoiso jelattendaislunedestables dececaf,quellenesoit pas venuece jour- l. J aurais t gn de lpier son insu, oui, j aurais euhontedemonrle.Dequeldroit entrons-nous par effraction dans la vie des gens et quelle outrecuidance de sonder leurs reins etleurscursetdeleurdemanderdes comptes... queltitre? J avaistma chaus66setteet jemassaismoncou-de-pied.Ladouleur sapaisait. Le soir est tomb. J adis, ctait lheure, jesuppose,oGeneviveDelanque allaitsontravailauMoulin-Rouge.Safille restait seule, au cinquimetage. Vers treize, quatorzeans,unsoir,aprsledpartdesa mre,elletaitsortiedelimmeubleenprenant biengardedenepasattirerlattention du concierge. Dehors, elle navait pas dpass le coindelavenue.Elle stait contente,les premiers temps, de la sance de dix heures au cinma Mexico. Puis le retour dans limmeuble, la monte de lescalier,sans allumer la minuterie, la porte que l on referme le plus doucement possible. Une nuit, la sortie du cinma, elle avait march unpeu plus loin, jusqu la placeBlanche.Etchaquenuit,unpeuplus loin. Vagabondage de mineure, comme il tait crit dans les mains courantes du quartier Saint- Georges et de celui des Grandes-Carrires, et ces deuxderniersmots voquaient pourmoi une prairie sous la lune, aprs le pont Caulain- courttoutl-basderrirelecimetire,une prairieo lonrespirait enfin lair libre.Sa mre tait venue la chercher au commissariat. Dsormais,llantaitprisetpluspersonne nepouvait laretenir.Vagabondagenocturne verslouest,si j en jugeaisparlesquelques indices que Bernolle avait rassembls. Dabord67le quartier de ltoile, et encore plus louest, Neuilly et le bois de Boulogne. Mais pourquoi donc stait-elle marie avec Choureau? Et de nouveau une fuite, mais cette fois-ci en directionde la Rive gauche, comme si la traverse du fleuve la protgeait dun danger imminent. Et pourtant ce mariage navait-il pas t lui aussi une protection ? Si elle avait eu la patience de rester Neuilly,onaurait oubli la longue quesousuneMme J ean-PierreChoureause cachait une J acqueline Delanque dont le nom figuraitdeuxreprisesdansdesmainscourantes.Dcidment,j taisencoreprisonnierde mesvieuxrflexesprofessionnels,ceuxqui faisaientdiremescollguesque,mme pendantmonsommeil,jepoursuivaismes enqutes. Blmant me comparait ce truand daprs la guerre que lon appelait Lhomme quifumeendormant .Ilgardaitenpermanenceauborddesatabledenuitun cendriersurlequeltait poseunecigarette allume.Ildormait par-coups et, chacun desesbrefsrveils,iltendaitlebras versle cendrier et aspirait une bouffede cigarette. Etcelle-ciacheve,ilenallumaituneautre dungestedesomnambule.Mais,aumatin, ilnesesouvenait plusderienet iltait persuaddavoirdormidunsommeilprofond.68Moi aussi, sur ce banc, maintenant quil faisait nuit, j avaisl impressiondtredansunrve o je continuais de suivre la trace J acqueline Delanque.Ou plutt, je sentais sa prsence sur ce boulevard dont les lumires brillaient comme des signaux, sans que je puisse trs bien les dchiffrer et sans savoir du fond de quelles annes ils mtaientadresss.Etellesmesemblaient encoreplus vives,ces lumires, causedela pnombreduterre-plein.Alafoisviveset lointaines.J avaisenfilmachaussette,enfoncde nouveau mon pied dans ma chaussure gauche et quittcebanco j aurais volontierspass toute la nuit.Et je marchais le long duterre- pleincommeelle,quinzeans,avantdese faire prendre. O et quel moment avait-elle attir lattention sur elle?J ean-PierreChoureaufinirait parselasser. J e lui rpondraisencorequelquefoisautlphone en lui donnant de vagues indications toutesmensongres,bienentendu.Parisest grandetilestfaciledygarerquelquun. Quand j aurais le sentiment de lavoir entran surdefaussespistes,jenerpondraisplus a ses appels. J acquelinepouvait comptersur mi-J e lui laisserais le temps de se mettre dfinitivement hors datteinte.69En ce moment, elle marchait elle aussi quelquepartdanscetteville.Oualorselletait assise une table, au Cond. Mais elle navait riencraindre. J eneseraisplusaurendez- vous.Quand j avaisquinzeans,onmenaurait donn dix-neuf. Et mme vingt. J e ne mappelaispas Loukimais J acqueline. J tais encore plus jeune la premire fois que j ai profit de labsencedemamrepoursortir.Elleallait son travail vers neuf heures du soir et elle ne rentrait pas avant deux heures du matin. Cette premirefois, j avaisprparunmensonge aucasoleconciergemesurprendrait dans lescalier. J e lui aurais dit que je devais acheter unmdicamentlapharmaciedelaplace Blanche.J entaisplusretournedanslequartier jusquau soir o Roland ma emmene en taxi chezcetamideGuyde Vere.Nous yavions rendez-vous avec tous ceux qui assistaient dhabitudeauxrunions.Nous venions peinede nous connatre, Roland et moi, et je nai rien os lui dire quand il a fait arrter le taxi place71Blanche. Il voulait que nous marchions. Il na peut-tre pas remarqu comme je lui ai serr le bras. J tais prise de vertige. J avais limpression que si jetraversais la place, jetomberais dans les pommes. J avais peur. Lui qui me parle souvent de lternel Retour, il aurait compris. Oui,toutrecommenaitpourmoi,comme silerendez-vousaveccesgensntaitquun prtexteet quonavait charg Roland deme ramener en douceur au bercail.J aitsoulagequenousnepassionspas devantleMoulin-Rouge.Pourtant,mamre tait morte depuis quatre ans et je navais plus rien craindre.Chaque fois que jemchappais de lappartement la nuit, en son absence, jemarchaissur lautretrottoir duboulevard, celui du IXearrondissement. Aucune lumire sur ce trottoir-l. Le btiment sombre du lyce J ules-Ferry, puis des faades dimmeubles dont lesfentrestaientteintes,unrestaurant, maisonauraitditquelasalletaittoujours dans la pnombre. Et, chaque fois, je ne pouvais mempcher de jeter un regard de l autre ctduterre-plein,surleMoulin-Rouge. Quand j tais arrive la hauteur du caf des Palmiers et que jedbouchais placeBlanche, jentaispastrsrassure.Leslumires,de nouveau.Unenuitque jepassaisdevantla pharmacie, j avaisvumamreavecdautres72clients, derrire la vitre. J e mtais dit quelle avait fini son travail plus tt que dhabitude et quellerentreraitlappartement.Si jecourais, j arriverais avant elle. J e mtais poste au coin de la rue de Bruxelles pour savoir le chemin quelle prendrait.Mais elle avait travers laplaceetelletaitretourneauMoulin- Rouge.Souvent, j avais peur et pour me rassurer je serais volontiers alle retrouver ma mre, mais jelauraisdrangedanssontravail.Aujourdhui, je suis sre quelle ne maurait pas gronde, puisque la nuit o elle est venue me chercher au commissariat des Grandes-Carrires, elle ne ma fait aucunreproche,aucunemenace, aucuneleon demorale. Nous marchions en silence.AumilieudupontCaulaincourt, je lai entendue dire dune voix dtache : ma pauvrepetite ,mais jemedemandaissielle sadressait moi ou elle-mme. Elle a attendu que je me dshabille et que je me mette au lit pour entrer dans ma chambre. Elle sest assise aupieddulitetellerestaitsilencieuse.Moi aussi.Elleafiniparsourire.Ellemadit : Nous ne sommes pas trs bavardes... , et elle me regardait droit dans les yeux. Ctait la premirefoisquesonregardrestaitaussilongtemps fixsur moiet la premirefois que je remarquaiscombiensesyeuxtaientclairs,73gris, ou dun bleu dlav.Gris-bleu.Elle sest penche et ma embrasse sur la joue, ou plutt j aisentises lvresdemanirefurtive.Et toujours ce regard fix sur moi, ce regard clair et absent.Elle a teint la lumireet avant de refermer la porte elle ma dit : Tche de ne plus recommencer. J e crois que cest la seule foisquuncontactsesttablientrenous,si bref,simaladroitetpourtantsifortque je regrettedenavoirpaseu,lesmoissuivants, unlanvers ellequi aurait encoreprovoqu ce contact. Mais nous ntions ni lune ni lautre despersonnestrsdmonstratives.Peut-tre vis--vis de moi avait-elle cette attitude en apparenceindiffrenteparcequellenesefaisait aucune illusion sur mon compte. Elle se disait sansdoutequilnyavaitpasgrand-chose esprer puisque je lui ressemblais.Maiscela, jenyai jamaisrflchisurle moment. J e vivais au prsent sans me poser de questions.ToutachanglesoiroRoland ma fait revenir dans ce quartier que j vitais. J e ny avais pas mis les pieds depuis la mort de ma mre. Le taxi sest engag rue de la Chaus- se-dAntinet j aivu,toutaufond,lamasse noire de lglise de la Trinit, comme un aigle gigantesquequimontait la garde. J emesentais mal. Nous approchions de la frontire. J e me suis dit quil y avait un espoir. Nous allions74peut-trebifurquer versladroite.Maisnon. Nousroulionstoutdroit,nousdpassionsle square de la Trinit,nous montions la pente. Aufeurouge,avant darriver sur laplacede Clichy, j ai failli ouvrir la portire et mchapper. Mais je ne pouvais pas lui faire a.Cest plus tard, quand nous suivions pied la ruedes Abbesses vers limmeubleonous avions rendez-vous, quejai recouvr mon calme. Heureusement,Rolandnestaitaperude rien. Alors, j ai regrett que nous ne marchions paspluslongtemps,touslesdeux,dansle quartier. J aurais voulu le lui faire visiter et lui montrerlendroito j habitaisvoilpeine sixans et ctait siloin,dans uneautre vie... Aprslamortdemamre,unseullienme rattachaitcettepriode,uncertainGuy Lavigne, lami de ma mre. J avais compris que ctait lui qui payait le loyer de lappartement. J elevoisencore,detempsentemps.Iltravaille dans un garage, Auteuil. Mais nous ne parlonspresque jamaisdupass.Ilestaussi peubavardquemamre.Quandilsmont emmene au commissariat, ils mont pos des questionsauxquelles j taisbienobligede rpondre mais, au dbut, je le faisais avec une telle rticencequils mont dit : Toi,tu nes pasbavarde ,commeilslauraientditma mreetGuy Lavignesi jamaistousdeux75avaienttentreleursmains. J enavaispas lhabitude quon me pose des questions. J tais mme tonne quils sintressent mon cas. La seconde fois, au commissariat des Grandes- Carrires, j tais tombe sur un flic plus gentil que le prcdent etje prenais got sa manire de me poser des questions. Ainsi, il tait permis de se confier, de parler de soi, et quelquun en facede vous sintressait vos faits et gestes. J avais si peu lhabitude de cette situation que je ne trouvais pas les mots pour rpondre. Sauf pour les questions prcises. Par exemple : Quelle a t votrescolarit?Lessurs deSaint-Vin- cent-de-Paul de la rue Caulaincourt et lcole communale de la rue Antoinette. J avais honte deluidirequonnemavait pas accepteau lyce J ules-Ferry,mais j airespirungrand coupetj eluiaifait cet aveu.Ilsest pench vers moi et il ma dit dune voix douce, comme silvoulaitmeconsoler : Tantpispourle lyce J ules-Ferry... Et cela ma tellement surpriseque j aidabord eu enviederire.Ilme souriaitetmeregardaitdanslesyeux,un regard aussi clair que celui de ma mre, mais plus tendre, plus attentif. Il ma demand aussi quelle tait ma situation familiale. J e me sentais en confiance et j ai russi lui communiquerquelquesmaigresrenseignements :ma mre tait originaire dun village de Sologne,76lounM. Foucret,directeurduMoulin- Rouge,avait uneproprit.Et ctait cause de cela quelle avait obtenu trs jeune, quand elletait monte Paris,unemploidanscet tablissement. J enesavaispasquitait mon pre. J tais ne l-bas en Sologne, mais nous nytions jamaisretournes.Voilpourquoi ma mre me rptait souvent : Nous navons plus de charpente...Il mcoutait et prenait quelquefois des notes. Et moi, j prouvais une sensationnouvelle : mesureque jeluidonnaistouscespauvresdtails, j taisdbarrasse dun poids. Cela ne me concernait plus, je parlais de quelquun dautre etj tais soulage devoirquilprenaitdesnotes.Sitouttait crit noir sur blanc, cela voulait dire que ctait fini, comme sur les tombes o sont gravs des noms et des dates. Et je parlais de plus en plus vite, les mots se bousculaient : Moulin-Rouge, mamre,Guy Lavigne,lyceJ ules-Ferry,la Sologne... J enavais jamaispuparlerpersonne.Quelledlivrancetandisquetousces mots sortaient de ma bouche... Une partie de ma vie sachevait, une vie qui mavait t impose. Dsormais, ce serait moi qui dciderais de mon sort. Tout commencerait partir daujourdhui, et pour bien prendre mon lan, j aurais prfrquilrayecequilvenaitdcrire. J taisprteluidonnerdautresdtailset77dautresnomsetluiparlerdunefamille imaginaire,unefamilletelleque jelaurais rve.Versdeuxheuresdumatin,mamreest venue me chercher.Illuia dit quecentait pastrsgrave.Ilmefixaittoujoursdeson regard attentif. Vagabondage de mineure, voil ce qui tait crit dans leur registre. Dehors, le taxi attendait. Quand il mavait pos des questions sur ma scolarit, j avais oubli de lui dire que, pendant quelques mois, j avais frquent une cole unpeu plus loin sur lemme trottoir que le commissariat. J e restais la cantine et ma mre venait me chercher en fin daprs- midi.Parfois,ellearrivait enretardet jelattendais, assise sur un banc du terre-plein. Cest l que j avais remarqu que, de chaque ct, la rue portait un nom diffrent.Et cette nuit-l, elletaitaussivenuemechercher,toutprs delcole,mais cettefois-ci aucommissariat. Drlederuequiportaitdeuxnomsetqui semblait vouloir jouer un rle dans ma vie...Mamrejetait,detempsentemps,un regard inquiet sur le compteur du taxi. Elle a dit au chauffeur de sarrter au coin de la rue Caulaincourt, et lorsquelle a sorti de son portefeuillelespicesdemonnaie, j aicompris quelleavait justedequoipayerlacourse. Nous avons fait leresteduchemin pied. J e78marchaisplus vitequelleet je la laissais derriremoi.Puis jemarrtaispour quelleme rejoigne. Sur le pont qui domine le cimetire etdolonpeutvoirnotreimmeubleen contrebas,nousnoussommesarrteslongtemps et j avais limpression quelle reprenait son souffle. Tu marches trop vite , ma-t-elle dit. Aujourdhui, il me vient une pense. J essayais peut-tre de lentraner un peu plus loin que cette vie troite qui tait la sienne. Si elle ntaitpasmorte, jecroisque j auraisrussi lui faire connatre dautres horizons.Lestroisouquatreannesquiontsuivi, ctait souvent les mmes itinraires, les mmes rues, et pourtant j allais deplus enplus loin. Les premiers temps, je ne marchais mme pas jusqu la place Blanche. A peine si je faisais le tourduptdemaisons...Dabordcetout petit cinma, au coin du boulevard quelques mtres de limmeuble, o la sance commenaitdixheuresdusoir. Lasalletaitvide, sauf le samedi. Les films se passaient dans des pays lointains, comme le Mexique et lArizona. J eneprtaisaucuneattentionlintrigue, seulslespaysagesmintressaient.Alasortie,ilsefaisait uncurieuxmlangedansma tte entre lArizona et le boulevard de Clichy. Les couleurs des enseignes lumineuses et des nons taient lesmmesquecellesdufilm :79orange, vert meraude, bleu nuit, jaune sable, des couleurs trop violentes qui me donnaient lasensationdtretoujoursdanslefilmou dans un rve.Un rve ou un cauchemar, cela dpendait. Au dbut, un cauchemar parce que j avaispeuretque jenosaispasallerbeaucoup plus loin. Et ce ntait pas cause de ma mre. Si elle mavait surprise toute seule sur le boulevard, minuit, elle aurait eu peine un mot de reproche. Elle maurait dit de rentrer lappartement,desa voix calme,commesi elle ne stonnait pas de me voir dehors cette heuretardive.J ecroisque jemarchaissur lautre trottoir, celui de lombre, parce que je sentais que ma mre ne pouvait plus rien pour moi.Lapremirefoisquilsmontembarque, ctaitdansleIXearrondissement,audbut de la rue de Douai, dans cette boulangerie qui resteouvertetoutelanuit.Iltaitdjune heuredumatin. J emetenaisdebout devant lune des tables hautes et je mangeais un croissant. A partir de cette heure-l, on trouve toujours des gens bizarres dans cette boulangerie, etsouvent ils viennent ducafdenface,Le Sans-Souci. Deux flics en civil sont entrs pour un contrle didentit. J e navais pas de papiers etilsont voulusavoirmonge. J aiprfr leur dire la vrit. Ils mont fait monter dans le80panier salade avec un grand type blond qui portaitunevesteenmoutonretourn.Il paraissait connatre les flics. Peut-tre en tait- il un. A un moment, il ma offert une cigarette, maislundesflicsencivillenaempch : Elleesttrop jeune...cestmauvaispourla sant. Il me semble quils le tutoyaient.Danslebureauducommissariat,ils mont demand mon nom, mon prnom, ma date de naissanceet monadresse,et ils les ont nots surunregistre. J eleuraiexpliququema mretravaillait au Moulin-Rouge. Alors,on valuitlphoner ,aditlundesdeuxflics en civil.Celui quicrivait sur le registre luia donnlenumrodetlphoneduMoulin- Rouge. Il la compos en me fixant droit dans les yeux. J taisgne.Iladit : Pourrais-je parlerMme GeneviveDelanque ? Ilme fixaittoujoursdunregardduretjaibaiss les yeux.Et puis, j ai entendu : Non... Ne la drangezpas... Ilaraccroch.Maintenant, ilmesouriait.Ilavaitvoulumefairepeur. a va pour cette fois, ma-t-il dit, mais la prochaine, je serai oblig davertir votre mre. Il sest lev et nous sommes sortis du commissariat. Leblond la vestedemoutonretourn attendait sur le trottoir.Ils mont fait monter dansunevoiture,larrire.J eteramne chez toi , ma dit le flic en civil. Maintenant il81me tutoyait. Le blond au mouton retourn est descendu de la voiture place Blanche,devant lapharmacie.Ctaitbizarredeseretrouver seulesurlabanquettearriredunevoiture aveccetypeauvolant.Ilsestarrtdevant la porte delimmeuble. Allez dormir.Et ne recommencez plus. Ilme vouvoyait de nouveau. J ecroisque j aibredouillun merci, monsieur .J ai march vers la porte cochre et,aumoment delouvrir,jemesuis retourne. Il avait coup le moteur et il ne me quittait pas des yeux,commesil voulait sassurer quejerentraisbiendanslimmeuble.J ai regard par la fentre de ma chambre. La voiture tait toujours larrt. J attendais, le front colllavitre,curieusedesavoirjusqu quandelleresteraitl. J aientendulebruit du moteur avant quelle tourne et disparaisse au coin de la rue. J ai prouv cette sensation dangoissequimeprenait souventlanuit et qui tait encore plus forte que la peur cette sensation dtre dsormais livre moi-mme sans aucun recours. Ni ma mre ni personne. J aurais voulu quilrestetoute la nuit en factiondevantlimmeuble,toutelanuitetles nuits suivantes, comme une sentinelle, ou plutt un ange gardien qui veillerait sur moi.Mais,dautressoirs,langoissedisparaissait et j attendaisimpatiemment ledpart dema82mrepoursortir.J edescendaislescalierle cur battant, comme si j allais un rendez-vous. Plus besoin de dire un mensonge au concierge, detrouverdesexcusesoudedemanderdes permissions.Aqui?Etpourquoi? J entais mme pas sre de revenir dans lappartement. Dehors, je ne suivais pas le trottoir de lombre, mais celui du Moulin-Rouge. Les lumires me semblaientencoreplusviolentesquecelles des films du Mexico. Une ivresse me prenait, si lgre... J enavaisprouvunesemblablele soir o j avais bu une coupe de champagne au Sans-Souci. J avais la vie devant moi. Comment avais-jepumerecroquevillerenrasantles murs?Etdequoiavais-jepeur? J allaisfaire des rencontres. Il suffisait dentrer dans nimporte quel caf.J aiconnuunefille,unpeuplus geque moi,quisappelait J eannetteGaul.Unenuit que je souffrais dune migraine, j tais entre danslapharmaciedelaplaceBlanchepour acheter dela Vganineet unflacondther. Au moment de payer, je me suis aperue que je navais pas dargent.Cette fille blonde aux cheveuxcourtsquiportaitunimpermable etdont j avaiscroisleregard desyeux verts sestavanceverslacaisseetapay pour moi. J tais gne, je ne savais comment laremercier. J eluiai proposdelemmener83jusqulappartementpourlarembourser. J avais toujours un peu dargent dans ma table denuit.Ellemadit : Non...non...laprochainefois. Elleaussihabitaitlequartier, maisplusbas.Ellemeregardaitensouriant desesyeux verts.Ellemaproposdeboire quelque chose avec elle, prs de son domicile, et nous nous sommes retrouves dans un caf ou plutt un bar de la rue de La Rochefoucauld. Pas du tout la mme ambiance quau Cond. Lesmurstaientenboiserieclaire, comme le comptoir et les tables,et une sorte de vitrail donnait sur la rue. Des banquettes de veloursrougesombre.Unelumiretamise. Derrirelebarsetenaitunefemmeblonde dunequarantainedannesquecette J eannette Gaul connaissait bien puisquelle lappelait Suzanneenlatutoyant.Ellenousa servi deux Pims champagne. Avotresant ,madit J eannetteGaul. Elle me souriait toujours et j avais limpression quesesyeuxvertsmescrutaientpourdevinercequisepassaitdansmatte.Ellema demand : Vous habitez dans le coin ?Oui. Un peu plus haut.Il existait des zones multiples dans le quartierdont jeconnaissaistouteslesfrontires, mmeinvisibles.Comme j taisintimideet84que jenesavaispastropquoiluidire,j ai ajout : Oui, j habite plus haut.Ici, nous ne sommesquauxpremirespentes. Ellea fronclessourcils. Lespremirespentes? Ces deux mots lintriguaient, mais elle navait pas perdu son sourire. Etait-ce leffet du Pims champagne ? Ma timidit avait fondu. J e lui ai expliqucequevoulaitdire lespremires pentes ,cetteexpressionque j avaisapprise comme tous les enfants des coles du quartier. A partir du squarede la Trinit commencent les premires pentes . a ne cesse de monter jusquau chteau des Brouillards et le cimetire Saint-Vincent, avant de redescendre vers larrire-pays de Clignancourt, tout au nord. Tuensaisdeschoses ,ma-t-elledit.Et sonsourireest devenuironique.Ellemavait tutoyebrusquement,maiscelamesemblait naturel.Elleacommandladnomme Suzannedeuxautrescoupes.J enavaispas l habitude de l alcool et une coupe ctait dj troppourmoi.Mais jenaipasosrefuser. Pour en finir plus vite, j ai aval le champagne cul sec. Elle mobservait toujours, en silence. Tu fais des tudes ? J aihsit rpondre. J avais toujoursrv dtretudiante, causedu mot que jetrouvais lgant. Mais ce rve tait devenu inaccessiblepour moi le jour o lonne mavait pas85accepteaulyce J ules-Ferry.tait-celassurancequemedonnait lechampagne ? J eme suis penche vers elle et, peut-tre pour mieux laconvaincre,jairapprochmonvisagedu sien : Oui, je suis tudiante. Cettepremirefois, jenaipasremarqu les clients autour de nous. Rien voir avec Le Cond. Si je ne craignais pas de retrouver certains fantmes, je retournerais volontiers une nuit danscet endroit pourbiencomprendre do je viens. Mais il faut tre prudente. Dail- leursje risquerais de trouver porte close. Changement de propritaire. Tout cela navait pas beaucoup davenir. tudiante en quoi ? Elle me prenait de court. La candeur de son regard ma encourage. Elle ne pouvait certainement pas penser que je mentais. En langues orientales. Elleparaissaitimpressionne.Ellenema jamais demand par la suite des dtails sur mes tudesenlanguesorientales,nileshoraires descours,nilemplacementdelcole.Elle aurait dse rendre compte que je ne frquentais aucune cole. Mais mon avis ctait pour elle et pour moi aussi une sorte de titre denoblesseque je portais,et que lonhrite sansavoirbesoinderienfaire.Aceuxqui86frquentaient le bar de la rue de La Rochefoucauld, elle me prsentait comme ltudiante et peut-tre sen souvient-on encore, l-bas.Cette nuit-l, elle ma raccompagne jusque chezmoi.Amontour,j aivoulusavoirce quelle faisait dans la vie.Ellema dit quelle avait t danseuse, mais qu la suite dun accident elle avait dinterrompre ce mtier. Danseuse classique? Non,pas tout fait,et pourtant elleavait euuneformationdedanseuse classique. Aujourdhui, jeme pose unequestionquinemeserait jamais venuelesprit sur le moment : Avait-elle t autant danseuse que moi tudiante? Nous suivions la rue FontaineendirectiondelaplaceBlanche.Elle ma expliqu que pour le moment elle tait associe avecla dnommeSuzanne,une vieille amie elle et un peu sa grande sur . Elles soccupaient toutes les deux de lendroit o elle mavait emmene ce soir-l et qui tait aussi un restaurant.Ellemademandsi j habitaisseule.Oui, seuleavecmamre.Ellea voulusavoirquel mtier exerait ma mre. J e nai pas prononc lemot Moulin-Rouge .J eluiairpondu dun ton sec : Expert-comptable. Aprs tout, ma mre aurait pu tre expert-comptable. Elle en avait le srieux et la discrtion.Nous nous sommes quittes devant la porte87cochre. Ce ntait pas de gaiet de cur que jeretournaischaquenuitdanscetappartement. J e savais quun jour ou l autre je le quitteraisdfinitivement.J ecomptaisbeaucoup sur les rencontres que j allais faire et qui mettraient un terme ma solitude. Cette fille tait mapremirerencontreetpeut-tremaiderait-elle prendre le large. On se voit demain? Elle a paru tonne parmaquestion. J elaluiavaisposedune manire trop brusque, sans parvenir cacher mon inquitude. Bien sr. Quand tu veux... Elle ma lanc son sourire tendre et ironique, lemmequetoutlheure,aumomento je lui expliquais ceque voulait dire les premires pentes .J ai des trous de mmoire. Ou plutt certains dtails me reviennent dans le dsordre. Depuis cinqans, jene voulais pluspenser tout a. Etilasuffiqueletaximontelarueetque jeretrouvelesenseigneslumineuses Aux Noctambules,AuxPierrots... J enesaisplus commentsappelaitlendroitdelaruede LaRochefoucauld. LeRougeClotre ?Chez Dante?LeCanter?Oui,LeCanter.Aucun client du Cond naurait frquent Le Canter. Ilexistedesfrontiresinfranchissablesdans lavie.Etpourtant j aittrssurpriseles88premires fois que j allais au Cond de reconnatreunclientque j avaisvuauCanter,le typequisappelleMauriceRaphaletque lon surnomme le J aguar... J e ne pouvais vraimentpasdevinerquecethommetaitcrivain...Rienneledistinguaitdeceuxqui jouaient aux cartes et dautres jeux dans la petitesalledufond,derrirelagrilleenfer forg... J e lai reconnu. Lui, j ai senti que mon visagenelui rappelait rien. Tant mieux. Quel soulagement...J e nai jamais comprislerlede J eannette Gaul au Canter.Souvent elle prenait les commandesetservaitlesclients.Ellesasseyait leurtable.Elleconnaissait la plupart dentre eux.Ellemaprsentungrandbrunavec unetteorientale,trsbienhabill,etqui avaitlairdavoirfaitdestudes,uncertain Accad, le fils du