Analyse : Thyeste, mise en scène par Thomas Jolly

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LEMMERS Zina (TL1) Analyse : Thyeste, mise en scène par Thomas Jolly “Quand on va au théâtre, le spectacle n’est pas la finalité. Il est une porte d’entrée vers notre propre imagerie — notre pouvoir de création.” : ce sont là les mots de Thomas Jolly, qui, après avoir mis en scène Henry VI et Richard III de Shakespeare, revient, avec sa compagnie La Piccola Familia, au Festival d’Avignon en 2018 où il continue à monter et montrer l’immontrable, à faire exister ce qui est irreprésentable. Cette fois-ci, il reprend la pièce la plus noire de Sénèque, Thyeste, une tragédie romaine écrite le premier siècle après J.C, traduite par Florence Dupont, afin de la replacer, voire la recréer, dans son propre imaginaire. La pièce raconte l’histoire de deux jumeaux, Thyeste et Atrée, qui règnent sur Mycènes, et qui est, d’ailleurs, elle-même gouvernée par sa vengeance furieuse. Thyeste, ayant séduit la femme de son frère, et la toison d’or qui était en sa possession, symbole de pouvoir, pousse Atrée à devenir un monstre et à commettre un crime contre son frère - voire contre l’humanité toute entière. Après avoir invité son frère à reprendre le trône et régner avec lui, il Atrée l’invite à un banquet où il lui sert la chair ses propres enfants - symboles de l’avenir. Dans ce spectacle, le metteur en scène, nous invite dans un univers de science-fiction aux sonorités intenses et aux couleurs dansantes. Par quels procédés Thomas Jolly parvient-il à adapter ce mythe dans un endroit mythique tel le Palais des Papes (6-15 juillet) ? Quelles variations, modifications auront-elles été apportées au spectacle lors de sa présentation dans la salle Koltès du T.N.S (tournée du 27/09/18 - 28/04/19) ? Dans un premier temps, nous aborderons l’espace scénique, avant de nous interroger sur le jeu d’acteurs, tout en analysant les partis pris - ou l’absence de partis pris - de la mise en scène. En premier lieu, Thomas Jolly adapte la tragédie de Sénèque à la scène à travers l’espace, notamment le lieu théâtral. Tandis que la pièce a été choisie et modelée pour correspondre et être à la hauteur de la Cour d’Honneur des Palais des Papes, elle est plus tard retranscrite dans des salles, comme la salle Koltès du T.N.S, suscitant bien évidemment des pertes en termes de grandeur mais aussi des gains en proximité, intimité et luminosité. La Cour d’Honneur, par sa taille et ses murailles, l’immense façade intérieure du palais, est un lieu unique, voire magique, parfait pour la représentation d’une pièce tragique. En effet, les tragédies romaines se jouaient toujours devant un immense mur de scène, le frons scænæ , qui font office de palais. Le mur de fond de scène, naturellement présent dans la Cour d’honneur, est donc au service du texte, représentant la façade du Palais d’Atrée. Ce lieu est d’autant plus intéressant pour mettre en scène Thyeste que le palais est évoqué dans chacune des scènes de la pièce, dès l’exposition lorsque la Furie s’adresse à Tantale, lui rappelant que cette demeure fut la sienne. Non seulement le palais est-il évoqué tout au long du spectacle, mais il est aussi désigné comme un personnage, mettant donc en exergue l’importance de cet espace scénique. En effet, les personnages se voient souvent évoquer les fissures de ce Palais qui, parallèlement aux personnages, s’effondre de manière progressive. Thomas Jolly a su investir le Palais dans sa mise en scène et dit même que “Le Palais est un personnage, il est personnifié, il a des émotions et des réactions. On avait un personnage scénographiquement parlant, et je me suis 1

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Analyse : Thyeste, mise en scène par Thomas Jolly

“Quand on va au théâtre, le spectacle n’est pas la finalité. Il est une porte d’entrée vers notre propre imagerie — notre pouvoir de création.” : ce sont là les mots de Thomas Jolly, qui, après avoir mis en scène Henry VI et Richard III de Shakespeare, revient, avec sa compagnie La Piccola Familia, au Festival d’Avignon en 2018 où il continue à monter et montrer l’immontrable, à faire exister ce qui est irreprésentable. Cette fois-ci, il reprend la pièce la plus noire de Sénèque, Thyeste, une tragédie romaine écrite le premier siècle après J.C, traduite par Florence Dupont, afin de la replacer, voire la recréer, dans son propre imaginaire. La pièce raconte l’histoire de deux jumeaux, Thyeste et Atrée, qui règnent sur Mycènes, et qui est, d’ailleurs, elle-même gouvernée par sa vengeance furieuse. Thyeste, ayant séduit la femme de son frère, et la toison d’or qui était en sa possession, symbole de pouvoir, pousse Atrée à devenir un monstre et à commettre un crime contre son frère - voire contre l’humanité toute entière. Après avoir invité son frère à reprendre le trône et régner avec lui, il Atrée l’invite à un banquet où il lui sert la chair ses propres enfants - symboles de l’avenir. Dans ce spectacle, le metteur en scène, nous invite dans un univers de science-fiction aux sonorités intenses et aux couleurs dansantes. Par quels procédés Thomas Jolly parvient-il à adapter ce mythe dans un endroit mythique tel le Palais des Papes (6-15 juillet) ? Quelles variations, modifications auront-elles été apportées au spectacle lors de sa présentation dans la salle Koltès du T.N.S (tournée du 27/09/18 - 28/04/19) ? Dans un premier temps, nous aborderons l’espace scénique, avant de nous interroger sur le jeu d’acteurs, tout en analysant les partis pris - ou l’absence de partis pris - de la mise en scène. En premier lieu, Thomas Jolly adapte la tragédie de Sénèque à la scène à travers l’espace, notamment le lieu théâtral. Tandis que la pièce a été choisie et modelée pour correspondre et être à la hauteur de la Cour d’Honneur des Palais des Papes, elle est plus tard retranscrite dans des salles, comme la salle Koltès du T.N.S, suscitant bien évidemment des pertes en termes de grandeur mais aussi des gains en proximité, intimité et luminosité. La Cour d’Honneur, par sa taille et ses murailles, l’immense façade intérieure du palais, est un lieu unique, voire magique, parfait pour la représentation d’une pièce tragique. En effet, les tragédies romaines se jouaient toujours devant un immense mur de scène, le frons scænæ , qui font office de palais. Le mur de fond de scène, naturellement présent dans la Cour d’honneur, est donc au service du texte, représentant la façade du Palais d’Atrée. Ce lieu est d’autant plus intéressant pour mettre en scène Thyeste que le palais est évoqué dans chacune des scènes de la pièce, dès l’exposition lorsque la Furie s’adresse à Tantale, lui rappelant que cette demeure fut la sienne. Non seulement le palais est-il évoqué tout au long du spectacle, mais il est aussi désigné comme un personnage, mettant donc en exergue l’importance de cet espace scénique. En effet, les personnages se voient souvent évoquer les fissures de ce Palais qui, parallèlement aux personnages, s’effondre de manière progressive. Thomas Jolly a su investir le Palais dans sa mise en scène et dit même que “Le Palais est un personnage, il est personnifié, il a des émotions et des réactions. On avait un personnage scénographiquement parlant, et je me suis

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dit que c’était un beau poème pour travailler avec le lieu”. En plus d’être un personnage offrant une image réaliste et puissante à la mise en scène de Thomas Jolly, le palais est un espace scénique unique par tout ce qu’il engendre, un univers naturel. Il n’y a pas de plafond et la seule limite, c’est le ciel - ce qui donne davantage d’ampleur à la mise en scène de Jolly. Avec le ciel, vient le soleil, puis la lune et le vent, qui à leurs tours contribuent littéralement au côté “sensationnel” du spectacle. Tandis que le soleil qui se couche chaque soir concrétise la disparition du soleil dans la pièce et amène à Avignon sa chaleur pesante, le vent, parallèlement aux propos de la pièce, provoque des frissons chez le spectateur, et est à l’image de la froideur, du coeur glacial d’Atrée.

Ainsi, la Cour d’Honneur, est au service de la mise en scène de Thomas Jolly, par sa valeur esthétique, étant un lieu grand et ouvert représentant le Palais d’Atrée, tout en abordant une valeur dramaturgique, incarnant lui-même un personnage fantastique. La version en salle de Thyeste, même s’il perd “le Ciel, le vent, les martinets, le soleil”, comme le dit Thomas Jolly, conserve tout de même toute sa dimension fantastique, amenant des transpositions riches de sens. La salle Koltès relève d’une pendrillonnage à l’Italienne - cet espace clos renforce les propos propres à la tragédie tels que la notion de l’inéluctable et de l’irréversibilité, étant donné que le public se sent capturé. Le fait que le public se trouve dans une boite noire contribue au sentiment d’étouffement, mettant ce dernier en parallèle avec les personnages de la pièce, qui sont aussi étouffés - mais par des forces qui leur dépassent. Contrairement à la Cour d’Honneur, il n’y a pas de bruits ni de lumières extérieures, l’attention du spectateur est donc comme forcée vers le plateau, créant une ambiance encore plus effrayante. Tandis que le mur du Palais des Papes renforçait la petitesse de l’homme, cette petitesse est renforcée par les objets scéniques monumentaux dans la version salle, voulant dire que et de ce fait, l’effet provoqué par les échelles différentes est encore préservée. Dans cette même lignée, la façade du Palais est encore

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Thyeste dans la Cour d’Honneur

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symboliquement présente dans la salle, étant représentée par un rideau de soie noire sur lequel sont projetées des fenêtres en néons, faisant écho à celles de la Cour d’Honneur. Par ailleurs, Thomas Jolly dit à propos du passage du spectacle à la version salle : “Et comme ce spectacle aura la chance de tourner dans des salles, on en fera une version autre qui, à mon avis, sera aussi intéressante, même si on va perdre le Ciel, le vent, les martinets, le soleil. Mais on gagnera en onirisme, en création lumière, en ambiance, en huis clos”. Contrairement à la Cour, dans la salle Koltès, avant que la pièce ne commence, la scène est cachée par un rideau noir, un dispositif que la Cour d’Honneur ne peut pas se permettre. Ce rideau laisse le public en suspension, faisant que la scénographie devient un élément de surprise. A Avignon, le public voyait les objets scéniques dès qu’il rentre pour s’asseoir, ce qui, certes, éveille son imagination, dans le sens qu’il se demande comment ils seront exploités, mais pas de la même manière qu’au T.N.S, où le public s’assoit sans aucune idée de la scénographie - ou plutôt avec toutes les idées de ce qu’elle pourrait être. En outre, le rapport scène/salle reste tout de même similaire : la version Cour d’Honneur et la version salle conservent toutes deux un rapport bi-frontal entre le public et les acteurs. Ainsi, dans les deux lieux, il y a une face à face entre les deux mondes, même si les spectateurs de la salle Koltès connaissent une proximité plus importante, créant une atmosphère davantage infernale. Au-delà de l’utilisation du lieu, Thomas Jolly adapte la pièce de Sénèque à travers les objets scéniques. Ces objets, en fait, sont plutôt des sculptures monumentales qui encombrent la scène, et sont utilisées dans les deux versions du spectacle. Côté jardin, il y a une tête renversée avec des yeux révulsés et une bouche ouverte, tandis que côté cour, il y a une main ouverte et crispée, placée comme un prolongement de la tête. Ces monuments scéniques ont tout d’abord un intérêt fonctionnel - il s’agit de répondre à la question de l’échelle, de proportions. Tandis qu’à Avignon les objets scéniques donnent à un équilibre entre le mur et les acteurs, la transposition de ces objets dans une salle fait qu’ils paraissent surdimensionnés, contribuant donc, à créer un contraste avec la petitesse de l’humain. Ainsi ces éléments scéniques peuvent être des représentations allégoriques que de la grandeur divine ou bien de la force des éléments. En plus du contraste dans la taille, la pierre dont elles semblent, par traitement du matériau, être constituées connote l’intemporalité, créant une opposition avec la chair humaine éphémère. En plus d’un intérêt fonctionnel au service du symbolique, ces objets répondent aussi à la question du féerique et du fantastique, éveillant l’imagination du spectateur par les connotations nombreuses qu’ils suggèrent. Ces objets scéniques qui laissent voir des morceaux d’une statue antique démembrée, font naturellement penser aux ruines d’une colosse, aux sites antiques détruites, et par conséquent à la barbarie humaine qui en est la cause. Plus précisément, la tête et la main peuvent faire référence à Tantale, qui évoque ces deux parties de son corps au début de la pièce : “j’avais la bouche ouverte tendue vers la nourriture qui sortait”. Par ailleurs, ils peuvent aussi être symboliques du corps des enfants démembrés, sachant que les seules parties des corps gardées intactes par Atrée sont les mains et les têtes. En outre, les objets scéniques relèvent aussi de l’intertextualité, étant donné qu’ils font référence à la statue de Melpomène au Louvre, muse de la tragédie qui porte dans sa main droite un masque tragique et dont l’ autre main est en tension. En plus de provoquer la réflexion, ils provoquent aussi des émotions - ces statues qui envahissent la scène, envahissent aussi le spectateur par la frayeur, la crainte, le mettant dans une position de tension. Ainsi, la scénographie suggère davantage qu’elle ne représente. Le décor reste fixe tout au long du spectacle, seul un élément se rajoute vers la fin - la table du banquet qui vient se placer telle une force métaphysique entre les deux sculptures,

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contribuant donc à la dimension fantastique de la pièce tout en remplissant son intérêt fonctionnel de table. Cette dichotomie entre l’immuabilité des sculptures et l’aspect transitoire de la table, par leur contraste, souligne l’ampleur scénographique et fantastique de la représentation, tout comme les objets monumentaux qui occupent la scène. Thomas Jolly réussit à mettre en scène Thyeste de manière spectaculaire à travers l’utilisation de la machinerie qui varie d’ailleurs entre la Cour d’Honneur et la salle. Dans la version de la Cour d’honneur, l’entrée en scène de Tantale se fait par le biais d’une trappe, donnant davantage l’illusion au spectateur que ce dernier sort littéralement des Enfers - un moment inattendu et impressionnant. Cette entrée n’est pas la même au T.N.S, pour des raisons techniques, mais elle garde tout de même tout son aspect fantastique par un rideau qui se lève, comme pour suggérer la porte des enfers. Cet aspect est aussi mis en avant par l’effet spécial de la fumée qui provoque une ambiance obscure et brumeuse, comme à Avignon. Par ailleurs, même s’il n’y a pas de trappe en dessous du plancher de la scène du T.N.S, il y en a une, en quelque sorte, au « plafond » - ce qui n'est évidemment pas le cas dans la Cour d’Honneur. Cette trappe est utilisée pour faire tomber les papillons noirs, contribuant davantage à l’ambiance mystique du spectacle. A la Cour, c’est plutôt le ciel et le vent qui remplacent la machinerie, créant une atmosphère encore plus spectaculaire étant donné que les papillons noirs, qui symbolisent et portent en eux le mauvais sort émis sur le Palais d’Atrée, sont jetés par les fenêtres et volent dans le ciel tout au long du spectacle - les spectateurs tentent même de les at-trap-er ! La machinerie utilisée dans la version salle de Thyeste utilise pleinement les cintres, d’où proviennent les lumières. Vers la fin de la pièce, quand le personnage du choeur est seul sur scène à pleurer la fin du monde, un plafond d’étoiles descend à fur et à mesure des cintres ; ceux-ci ont un triple rôle symbolique. Ils représentent les constellations qui chutent, qui représentent à leur tour le choeur d’enfants à Avignon, qui représentaient l’humanité toute entière. Par ailleurs, le video-projecteur est de temps en temps utilisé dans la version de la Cour d’Honneur ainsi que dans la version salle, ayant notamment un rôle fonctionnel. Les noms des personnages se voient projetés sur le mur, à Avignon, et sur le rideau de fond de scène du T.N.S. Ainsi, la vidéo-projection assume un rôle fonctionnel et ponctuel, servant d’indicateur, de repère pour le public afin de clarifier l’identité des personnages sur scène. Le projecteur assume en outre un rôle d’amplification, notamment lorsque le soleil est évoqué par le choeur. Le mot “soleil” est projeté au fond et est traduit dans de nombreuses langues “solea”, “ma”, “sonn”, “sun”,“soli”. Ainsi, la vidéo-projection contribue à universaliser les propos de la pièce, à les rendre davantage importants. Ce n’est pas le cas dans la version salle, mais à la Cour d’honneur, le projecteur était aussi utilisé à la fin, pour émettre sur le mur une citation de Sénèque, tirée d’un extrait de De la Colère :« Mauvais, nous vivons parmi nos pareils. Une seule chose peut nous rendre la paix : c’est un traité d’indulgence mutuelle. ».La citation a pour intérêt d’apaiser l’horreur de la dernière scène, tout en proposant une solution à l’Humanité. La projection vidéo a donc indirectement un rôle moralisateur, didactique. Thomas Jolly renonce à cette projection dans la version salle, comme pour laisser le public trouver sa propre morale et pour ouvrir son imagination. Il est important de noter qu’aucune image n’est projetée, que les projections vidéos ne sont pas au service de l’illustration. Par exemple, lorsque le messager décrit l’infanticide, aucune image n’est projetée afin de ne pas rétrécir cette description, déjà explicite, et de prioritiser la machine unique de l’homme - l’imagination.

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L’adaptation de Thyeste de Thomas Jolly s’accompagne d’ailleurs de tout un univers sonore, presque omniprésent, jouant lui-même un rôle prédominant en tant qu’organisateur des actions. Le son est notamment est parfois enregistré, comme le bruit des “chiens [qui] aboie trois fois” (durant le monologue de la messagère), ou il est produit directement sur scène, en diégétique, notamment par le Choeur ou par des musiciens durant la scène du banquet. Le chant des enfants, qui se fait de manière directe à Avignon, est pre-enregistré dans la version salle pour des raisons techniques. D’une manière générale, le son joue un rôle très important et est utilisé dès le début, pour des raisons fonctionnelles, afin de capturer l’attention du public mais aussi pour déclencher l’atmosphère du spectacle. Dans la version salle, Jolly use d’un bruit fort - presque perturbateur - pour signifier le début du spectacle, donnant donc un intérêt fonctionnel au son. Le spectacle à Avignon commence non pas directement par un son abrupt, mais avec un homme qui escalade les sculptures pour ensuite venir à jouer du Marvin sur la “tête”. Cet instrument produit un effet grinçant, rugueux, mettant le public mal à l’aise, dans l’ambiance terrorisante du spectacle, même avant la scène d’exposition. Par ailleurs, dans les deux versions, on entend dès le début et de manière plutôt répétitive, jusqu’à la disparition du soleil, le son des oiseaux qui pépient, qui chantent, comme pour symboliser la nature, l’innocence, la pureté - ce qui n’est pas encore touché par l’Homme. Ainsi, le son des oiseaux, qui est présent seulement durant la première moitié du spectacle renforce la dichotomie de la nature humaine qui relève à la fois du bien et du mal. Par ailleurs, le pépiement des oiseaux suggère l’idée du printemps, saison qui marque la naissance de fleurs, alors qu’ici le printemps est sinistre, marquant la naissance d’un monstre - ou bien la renaissance d’Atrée en tant que monstre, notion renforcée par les couronnes de fleurs et les costumes effleurés à la fin de la pièce, portés par Atrée et Thyeste. Par ailleurs, la musique sert aussi à rythmer, voire intensifier l’action et la parole comme c’est le cas durant la tirade de La Furie qui répète de manière anaphorique “Je veux”, début de phrase toujours accompagné par une même sonorité - une sonorité métallique soudaine, à l’image des malédictions émises sur la Palais par La Furie. Par ailleurs, la musique, composée par Clément Mirguet, crée notamment des contrastes entre les scènes, comme entre celle où Atrée fait part de ses intentions criminelles au courtisan et la scène suivante, où Thyeste marche avec ses enfants. En effet, la musique bruyante durant la scène d’Atrée amplifie la colère du personnage, tout comme l’effet sonore du grondement renvoyant au “tonnerre dans le ciel limpide”, créant une opposition avec la musique plus calme d’instruments à cordes dans la scène suivante, scène inscrite dans l’ignorance du crime à venir. Bien que la musique rythme l’action, amplifie les propos entretenus et marque des oppositions entre les scènes, elle s’oppose parfois elle-même à l’action. Ce désaccord entre musique et action met le public davantage mal à l’aise, par exemple, au moment où les deux frères se revoient pour la première fois. Thyeste marche lentement vers Atrée - ses pas sont lents comme les phrases musicales, mais ne se font pas en accord avec le rythme de la musique, résultant alors en une désunion indiquant l’impropriété de leur union. En outre, les effets sonores ont aussi un rôle symbolique. Le bruit récurrent des gouttes qui tombent peut symboliser l’eau répugnante du Styx, la“flaque de boue noirâtre d’un enfer croupissant, comme le laisse entendre le messager. Le son de gouttes, présent durant la description de l’infanticide, peut d’ailleurs aussi symboliser les gouttes de sang dégoulinant. En plus du symbolique, le son est aussi porteur du tragique, se montrant davantage important dans les moments forts du spectacle, comme quand Atrée jette à son frère le sac qui contient les têtes et les mains de ses enfants. Ce moment agité dans l’action est appuyé par la musique intense, le bruit turbulent du vent et la voix off des enfants qui chantent de manière fantomatique, comme des esprits. Par contre

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les moments encore plus forts, plus intenses, sont marqués par un silence comme lorsque le personnage de Thyeste découvre le meurtre de ses propres enfants. Il est paralysé - et l’absence de mouvement est à l’image de l’absence de son. C’est un moment de silence assourdissant. En plus d’un contraste entre son et silence, la musique marque un contraste entre Antiquité et modernité. En effet, la musique relève de l’antiquité car elle relève de l’opéra : Thomas Jolly dit à ce propos “L’opéra, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est très proche du théâtre antique.” Ainsi, la musique parcourt le spectacle du début jusqu’à la fin comme dans un opéra, sauf dans les moments de silence, assumant un rôle propre “elle raconte, elle percute, elle œuvre à l’horreur”. La musique est tout de même moderne, surtout lorsque le choeur prend la parole. Sur une musique électrique et éclectique, elle fait du “spoken word” ou du “preach”, c’est-à-dire qu’elle parle sur de la musique de manière à créer un son très fort et aussi “très directe, très frontal”, qui ne peut que saisir le public. En somme la musique, enregistrée ou directe, est un actant à part entière. Elle est porteuse de symbolisme, de tragédie, tout en assumant un rôle d’amplification de l’action, et sert par ailleurs à rendre les moments de silence plus forts. Dans l’univers scénique de Thomas Jolly, vient s’ajouter la lumière qui assume, comme la musique, un rôle polyphonique - ou plutôt multi-prismatique. Elle ne sert pas seulement à éclairer la scène mais aussi les thèmes et l’atmosphère de la pièce. La lumière provient notamment des projecteurs, de l’étoile sur le sol, des fissures des monuments scéniques censées représenter le sanctuaire, et des cintres dans la version salle, qui, comme dit précédemment, symbolisent les enfants, l’avenir, l’humanité tout entière. Plus en rapport avec le rôle de la lumière, celle-ci sert tout d’abord à créer un climat. Cette utilisation est la plus marquante à la Cour d’Honneur surtout durant la longue tirade de la Furie. L’éclairage des fenêtres de la Cour se voit multiplié graduellement au cours de sa tirade comme réflexion et amplification de la parole. En effet, la lumière vient ponctuer les moments forts de celle-ci : quand elle crie “Je veux qu’on allume un grand feu dans la cuisine”, trois fenêtres s’illuminent dans des couleurs rouges/oranges, rendant l’image du feu davantage puissante. Plus de fenêtres s’illuminent encore quand elle ajoute “Je veux qu’on mette l’eau à bouillir dans les chaudrons” ou bien "Je veux qu'on dresse la table”. La lumière crée comme une parallèle avec le texte, les deux faisant preuve de violence, le texte par sa description prosaïque de la cuisson de la viande humaine et la lumière par la couleur rouge qui évoque le sang, la chair, la mort, le feu, la violence mais aussi par le temps d’éclaircissement, assimilable à un “choc lumineux” très brutal et intense. Le climat devient davantage violent quand la scène est inondée par une lumière rouge à l’image de la malédiction de La Furie sur Tantale et sur la maison où aura lieu le crime sanglant. Ce même éclairage revient comme un leitmotiv quand Atrée parle du châtiment qu’il prépare à faire subir à son frère : “un père qui mangerait sa propre chair”. La lumière contribue encore une fois à l’ambiance violente de la pièce lors de la description des enfants cuisinés où le messager, le chœur et les enfants sont dominés par une lumière rouge pouvant symboliser le sang des enfants, “les rubans rouges de sang”, le “vin sacré” mais aussi la mort du soleil, d’une étoile qui, elle aussi, devient rouge quand elle meurt. Plutôt poétiquement, tout en créant un climat oppressant, la lumière vient symboliser la mort de la Lumière. Par ailleurs, la lumière verte présente au début et surtout à la fin du spectacle renforce la dimension science-fiction de la pièce de Sénèque tout en créant un climat étrange et horrible. Sa présence qui marque l’entrée de Tantale, l’ouverture, et aussi la fin du spectacle, renforcent en fait l’absence de fin et l’idée de l’infini, donnant l’impression d’un cercle vicieux, d’une intemporalité mythologique, l’idée que la

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pièce fait toujours écho à l’horreur d’aujourd’hui. Cette idée est surtout présente dans la version salle du spectacle où la pièce se clôt, non par la citation de Sénèque mais sur la répétition des répliques des deux frères qui se maudissent. Tandis que Thyeste répète “mes malédictions t’ont livré aux Dieux pour qu’ils te punissent et te tourmentent”, Atrée répond en répétant “et moi, je t’ai livré à tes fils pour qu’ils te punissent et te tourmentent”, faisant que la lumière verte, tout en créant cette ambiance infernale et infinie, crée un parallèle au texte, renforçant l’idée du cycle de la vengeance. La lumière blanche, par ailleurs, crée une atmosphère de froideur, notamment éclairant les visages de Thyeste et d’Atrée vers la fin pour souligner leur monstruosité, ou quand le choeur de l’humanité tout entière chante sur scène pour traduire un sentiment d’aveuglement. Ce n’est pas seulement la couleur de la lumière, mais aussi le clignotement de celle-ci qui vient intensifier la situation, comme lorsque Thyeste se sent malade et fait des remarques telles que : “le sol a tremblé. La table a bougé. Le ciel est déserté”. Le rythme de la parole, amplifiée par le rythme du clignotement, inscrit dans l’extériorité l’orage, le tonnerre intérieur de Thyeste. Ce clignotement est d’ailleurs présent pendant les interventions du choeur afin de créer une ambiance vivante, en opposition aux propos glauques de la pièce. Pendant qu’elle parle sur de la musique, une atmosphère de discothèqe, de concert, est créée sur le plateau et sur le public, par des lumières clignotantes produites par des projecteurs asservis, créant des faisceaux mobiles de toutes les couleurs. En outre, l’absence de lumière contribue aussi à la création d’un climat. C’est le cas quand Tantale redescend “patauger dans [sa] propre rivière” où la scène est inondée par l’obscurité faisant écho aux mots de La Furie, sur le fait que le jour marche vers la mort. L’obscurité, paradoxalement, laisse voir davantage le costume jaune d’Atrée qui peut lui-même être considéré comme une source lumineuse - après tout, Atrée dit qu’il est l’égal du soleil. Cette obscurité est encore présente quand le messager dialogue avec le choeur, l’informant sur le crime contre l’humanité, utilisant la métaphore de la “bouche d’ombre” concrétisée par l’absence de lumière sur les objets scéniques. Par ailleurs, la lumière disparaît à nouveau après que le choeur crie “Soleil !”,

créant un climat sombre à l’image d’un monde dépourvu de soleil qui, comme la lumière supposée éclairer le ciel, s’est échappé de celui-ci. Par conséquent, le climat de la pièce réside avant tout dans la lumière ou l’absence de lumière, qui se montre et qui se cache, afin de nous faire voir ce qu’on n’est pas censé voir, et imaginer ce qui ne peut pas être vu.

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Lumière rouge sur Atrée Lumière verte de la science-science-fiction durant la scène du banquet

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Au-delà de la lumière qui dresse la scène, les costumes qui habillent les personnages contribuent à rendre plus impressionnante la mise en scène de Thomas Jolly, amenant par leurs couleurs variées et vivantes, de la fraîcheur à cette pièce glauque. L’un des costumes les plus marquants est celui d’Atrée, qui porte une veste et un pantalon, tous deux d’un couleur jaune canari, pouvant faire écho à sa dernière pièce, et l’idée qu’il est “l’égal du Soleil”, comme il le dit en entrant en scène au milieu du spectacle, ajoutant “Je me lève sublime et tyrannique au-dessus des hommes, ma tête touche à la voute céleste”. En plus de lui donner une visibilité, une luminosité, qui souligne son pouvoir et son désir d’être vu, ce costume lui donne une apparence qui va contre son intériorité sombre, sa soif pour la vengeance. Atrée porte aussi une couronne vert fluo, couleur qui ressort et qui connote le printemps, la saison des premières fleurs, connotations mélioratives qui s’opposent aux propos macabres de la pièce. La couronne verte met aussi en valeur le côté science -fiction qu’essaie de souligner Thomas Jolly aussi avec les lumières vertes. Même dans les détails sa richesse est soulignée : il porte un vernis jaune sur ses ongles, des bagues à chaque doigt. Il est d’ailleurs maquillé de sorte qu’il a un visage pâle, soulignant l’aspect vampirique d’Atrée ainsi que sa froideur, son absence de coeur. Ses yeux sont contournés par du maquillage de couleur rouge, renforçant sa monstruosité, son côté sanguinaire. Par ailleurs, contrairement à son frère, Thyeste porte des vêtements qui montrent sa pauvreté, il a l’air “répugnant, sale, mal rasé, rongé de crasse, on ne voit plus son visage à cause de [ses] longs cheveux en désordre”. En effet, son costume fait allusion à un homme de caverne, idée renforcée par le fait qu’il sort de la main pour faire son entrée - la main courbée étant assimilable à la forme d’une grotte. Il n’a pas de manches, son costume se résume à une écharpe de laine, des pantalons rouges et des tissus violets. Ce costume est au service de sa figure d’exilé, de sa réalité prosaïque - ou plutôt à l’exagération de cette réalité. Au lieu d’une couleur qui ressort, il porte les couleurs de la terre : du brun et du rouge, contribuant à créer un choc dramaturgique d’autant plus fort lorsque les deux frères se rencontrent, où les costumes se mettent en contraste et créent une forte dichotomie. Par ailleurs, Thyeste, plutôt que de coiffer une couronne, a la tête enveloppée par des rubans rouges, comme pour annoncer la mort prochaine de ses enfants. En effet, ces rubans rouges ont une connotation symbolique, faisant référence à la métaphore “rubans rouges de la mort” évoquée par le messager plus tard quand il décrit le meurtre de ses enfants. Pour le banquet, les deux frères s’habillent de costumes blancs identiques, comme le sont leurs tatouages sur le torse, le maquillage des yeux dorés et rouges, ou la couronne de fleurs qu’ils portent. Leurs costumes répondent à des questions biologiques, politiques et dramaturgiques. Tout d’abord, ces costumes, tout comme les tatouages identiques, renforcent le fait qu’ils sont jumeaux. En plus de mettre en avant qu’ils sont du même sang, ces costumes font voir leur rang - les deux sont rois. Ensuite, ces costumes blancs connotent l’innocence et la pureté, ce qui peut à la fois souligner le fait que les deux frères sont victimes l’un de l’autre, mais aussi, se contraster avec leurs personnalités, qui ont tous deux commis un crime. Tandis que Thyeste a séduit la femme d’Atrée, Atrée a commis un crime contre l’humanité. Ce désaccord entre la pureté, l’innocence évoquée par la couleur des costumes et la scène néfaste, renforce la discorde du monde entre le bien et le mal, mais aussi entre apparence et réalité. Ainsi, les costumes ont un rôle dramaturgique et

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Costume jaune d’Atrée

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thématique. En outre, ils ont aussi un intérêt fonctionnel étant donné que le blanc laissera voir la couleur rouge du sang plus qu’aucune autre couleur. Les couronnes de fleurs, connotant le printemps, la saison ou naissent les fleurs, renforcent l’idée de la naissance d’un monstre.

Par ailleurs, les costumes sont en parfait accord avec les objets scéniques, telles la table vêtue de blanc et les fleurs posées dessus, ainsi qu’avec les musiciens qui portent du blanc, nous transportant dans un ailleurs japonisant. Cette harmonie renforçant la beauté de la mise en scène s’oppose à l'horreur de la scène et surtout la monstruosité d’Atrée. Au delà des costumes des personnages principaux, ceux du choeur, de la Furie ou bien de Tantale ajoutent aussi à l’univers nouveau que souhaite créér Thomas Jolly à partir de la pièce de Sénèque. Le costume du choeur transporte le texte vers un ailleurs moderne. Son costume est contemporain : elle est habillée dans un sweat-shirt coloré de bleu, de jaune et de gris, pouvant marquer les stades différents du spectacle, allant d’un ciel bleu à un ciel gris, passant par la disparition du soleil. Pour le bas, elle porte ce qui ressemble à un kilt irlandais bleu, connotant une culture anglo-saxonne. Elle porte aussi des chignons ornés de

couleurs différentes (rose, violet, bleu, jaune). Les couleurs nombreuses font écho à la musique polyphonique ainsi qu’à la vivacité de la scène, amenant aussi de la fraîcheur au sujet sombre du spectacle. Son costume fort en références lui donne plus d’importance, comme s’il incarnait l’univers, ou du moins la parole universelle. La Furie, quant à elle, porte un costume qui n’a pas de connotations heureuses mais qui va jusqu’à susciter l’effroi. Elle porte une robe longue et bouffante de couleur beige, qui est tachée de sang. Elle a les cheveux rouges et noirs, une longue coiffe qui pend le long de son corps, une tiare métallique sur la tête. Ainsi sa coiffure extravagante contribue au fantastique, mais donne aussi au personnage plus de hauteur, le fait prendre plus d’espace, renforçant son caractère menaçant. En termes de maquillage, elle a un visage blanc, pâle, et du rouge autour des yeux lui donnant un air effrayant, inhumain et sanglant. Les costumes des enfants font écho à celui de La Furie, composé des robes blanches tachées de sang comme pour symboliser la destruction de l’innocence et de la pureté, comme pour annoncer le crime qui va suivre. Ils portent aussi des masques, ressemblant au visage défiguré de La Furie, comme s’ils étaient une extension de ce personnage maudit. Des rubans

rouges sont attachés aux masques comme pour concrétiser la métaphore filée des “rubans rouges de la mort”. Le costume de Tantale suscite tout aussi bien l’angoisse que le fantastique. Il porte un costume vert scintillant et une couronne cassée de la même couleur, costume qui renvoie à un

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Costumes des deux frères durant la scène du banquet

Costumes de Tantale (premier plan), La Furie (deuxième plan) et des

enfants/silhouettes fantomatiques (troisième

plan)

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reptile, un monstre. De plus ses cheveux paraissent mouillés comme pour refléter le fait qu’il vient de sortir des marécages, donnant une certaine réalité à la fantaisie du spectacle. Les costumes ne sont pas uniquement fantastiques, certains sont d’ailleurs proches de notre réalité, comme les costumes des enfants dans la deuxième partie de la pièce qui portent des habits d’aujourd’hui, comme pour représenter les enfants du présent sur le plateau, pour nous faire nous questionner quant à l’avenir de ceux-ci. En somme, les costumes, allant de la suggestion à la représentation réaliste, inscrivent (ou pas) dans l’extériorité, l’intériortié des personnages, tout en contribuant à la dimension spectaculaire de la mise en scène qui cherche à en donner“plein les yeux”. Thomas Jolly complète l’esthétique donnée par la scénographie, les objets scéniques tels les costumes, par la performance de l’acteur, et tout d’abord par la distribution des rôles, en s’appuyant sur le corps et la voix de la personne telle qu’elle. Il choisit de faire jouer Tantale par Eric Challier qui a déjà naturellement une voix très grave, à l’image de son personnage sombre et menaçant. Sa manière de parler se caractérise notamment par des descentes progressives dans chaque phrase et aussi par des variations dans le volume, donnant au personnage un ampleur sonore davantage effrayante, comme le témoigne la répétition de “Qui ?”, devenant de plus en plus fort et grave. Parallèlement, l’actrice qui joue La Furie, Annie Mercier, a aussi une voix rauque qui correspond au caractère funeste de son personnage. De plus, le ton de sa voix est macabre, faisant davantage ressortir l’horreur des propos présents dans ses malédictions. Les voix naturelles d’Eric Challier et d’Annie Mercier sont amplifiées par les micros, donnant à entendre des voix surnaturelles, venant d’un autre monde, contribuant donc à la dimension fantastique et glauque du spectacle. Ce n’est pas seulement la voix, mais aussi le physique des acteurs qui amène le metteur en scène à décider de sa distribution. L’actrice interprétant la Furie a un corps plutôt ample qui connote sa personnalité dominante, impressionnant le spectateur, qui se sent intimidé par son physique tout comme par sa voix. Par ailleurs, en ce qui concerne Atrée et Thyeste, joués par Thomas Jolly et Damien Avice, ils font tous deux à peu près la même taille, et ont aussi tous les deux les cheveux chatains, laissant voir qu’ils sont des frères jumeaux - ce qui est, comme dit précédemment, souligné par les costumes identiques à la fin de la pièce. En plus de faire un choix fondé sur la ressemblance entre deux acteurs, Thomas Jolly fait un choix qui repose sur le genre, décidant de faire jouer le personnage du choeur par une femme - Emeline Frémont. Ainsi, Jolly donne-t-il une force féminine à sa mise en scène de Thyeste, qui incarne la parole philosophique, qui questionne notamment le pouvoir et l’essence d’un roi et qui est le seul personnage à véritablement s’adresser au public. Ainsi, le rôle du choeur qui se définit notamment par son aspect moral crée un contraste avec les autres personnages et surtout celui d’Atrée qui est immoral, monstrueux. Ce contraste est d’autant plus mis en exergue par le fait que ce soit une femme qui joue le chœur, et non un homme, ce qui peut par ailleurs donner lieu à des interprétations en lien avec le courant féministe. Ainsi, la distribution des rôles contribue de manières variées à la mise en scène, autant dans l’esthétique que dans les enjeux. La performance des acteurs est notamment définie par la voix et la phrasé qui permettent, non seulement à faire entendre le texte, mais aussi à le faire vivre. C’est tout d’abord par le simple fait que les acteurs délivrent le texte, que celui-ci prend vie - c’est le cas surtout, comme dit précédemment, des acteurs jouant Tantale et La Furie. En effet, leur voix naturelle sont assez singulières pour créer l’effet du surnaturel. Les deux personnages envahissent la scène dès la scène d’exposition par leurs voix graves, porteuses de tragédie. Les deux possèdent une voix menaçante

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qui vient compléter le texte, déjà inscrit sous le signe de péril par son champ lexical funeste : “enfers”, “malheur”, “ombre maudite” ou bien “fureur”. Thomas Jolly fait de plus appel au micro pour amplifier davantage les voix et le texte, faisant que le spectateur en a, en effet, “plein les oreilles” - qu’il est terrorisé par le son. Au delà de choisir des acteurs aux voix sombres, à l’image de la noirceur de la pièce, le metteur en scène fait un travail sur la voix, sur la manière de dire le texte. Il fait notamment attention au rythme de la parole, pour des raisons qui peuvent être soit fonctionnelles soit dramaturgiques - voire les deux. En effet, en ce qui concerne l’intérêt fonctionnel, les acteurs se voient souvent dire le texte de manière plutôt lente afin de le faire entendre de manière claire la beauté de la langue. En termes d’intérêts dramaturgiques, le rythme lent de la parole sert à créer un parallèle avec la situation du personnage. Par exemple, ce rythme nonchalant est adopté par Tantale au début de la pièce, faisant écho à son résurgissement des enfers, son réveil. Le fait qu’il prolonge les voyelles créent une pesanteur tout en amplifiant l’aspect menaçant et fantomatique du personnage. Par contraste, les personnages se voient aussi dire le texte de façon saccadée, sans mettre au point un rythme, créant par conséquent un désaccord perturbant qui met le public mal à l’aise. C’est notamment le cas pendant la longue tirade de La Furie au début de la pièce qui donne non seulement à ses phrases mais aussi à des mots monosyllabiques un effet saccadé : “Ma-ai-ai-ai-ais” dit-elle notamment. Il y a par ailleurs un travail d’accentuation au sein du phrasé, un travail qui a avant tout un intérêt fonctionnel, soulignant les termes importants, souvent péjoratifs et dépréciatifs, du texte afin de faire ressortir toute la sobriété du texte : “porterait chaque pierre sur mon dos”, “servirais-je de pâture aux oiseaux noirs ?” dit Tantale, mettant l’accent sur les mots reflétant au mieux le prosaïsme du propos. L’accentuation vient créer un mouvement dans la parole, remplaçant celui de l’acteur et soulignant donc l’importance du phrasé, comme c'est le cas avec Tantale. Par ailleurs, l’accentuation met en avant les figures de rhétoriques dans le texte, notamment les anaphores, afin de créer comme un cercle vicieux, de nouveau renforçant le fil rouge couleur sang qui trace l’histoire. “Il faut que cela soit. Il faut que ce crime ait lieu” dit Thyeste, mettant en exergue par le ton rugueux la répétition “Il faut”, tout comme le personnage de La Furie insiste sur l’anaphore “Je veux” lorsqu’elle maudit la Maison, comme pour donner à ses malédictions une dimension éternelle. L’accentuation, même si elle laisse entendre la maladie du monde, laisse quand même entendre la mélodie du texte, notamment des rythmes lorsque La Furie souligne vocalement celui entre “heur” et “malheur”, disant les syllabes finales avec un même ton. En outre, l’accentuation se fait aussi par un parallélisme entre ce qui est dit et la manière dont il est dit, comme c’est le cas quand Atrée avale ses propres mots tout en disant qu’il veut que son frère “avale ses enfants”. D’ailleurs, au-delà de l’accentuation, il y a aussi un travail de respiration. Celle-ci joue un rôle primordial dans la voix et le phrasé, notamment quand elle s’inscrit dans la manière de parler des acteurs. Par exemple, après que Thyeste avale ses enfants, ce dernier expire, voire étouffe ses mots, comme si c’était le fait de parler, de s’exprimer qui fait la vie de l’homme. Ce rapprochement entre parler et respirer crée un fort contraste avec les enfants qui sont en lui et qui ne respirent plus, créant donc une opposition entre la vie et la mort, entre extériorité (le fait de parler, de respirer connote un contact avec le monde extérieur) et intériorité (les enfants coupés de la vie et du monde). De plus l’ hendiadys entre s’exprimer et vivre met en avant l’idée du monstre, dont la racine est monstrar, se montrer - la notion de s’inscrire dans l’extériorité pour exister. Ainsi, la voix et la respiration s’entremêlent et suggèrent même des idées philosophiques. En outre la voix, et plus précisément le volume de la voix, se caractérise aussi par un mouvement en gradation, comme mis en avant par Tantale qui répète la question “Qui ?”

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jusqu’à ce qu’elle devienne un cri, non plus une question mais une plainte - c’est le pouvoir de la voix à déformer la syntaxe tout en déformant le personnage. Contrairement à Tantale, Thyeste se construit- ou plutôt se décompose- par une dégradation au niveau du volume de la voix, faisant écho à son dégradation intérieure, à sa déshumanisation. C’est au moment de son échange avec le courtisan qu’il laisse entendre cet affaissement sonore tout en proférant une énumération de termes mélioratifs qui font allusion aux valeurs de l’homme : “amour, respect”. La césure est concrétisée par une pause dans la voix, créant un parallèle avec une coupure intérieure, son passage vers le monstruosité, mise en exergue par une chute dans le volume quand il dit “respect”. Au-delà d’une évolution dans une phrase, la voix marque aussi une évolution dans le contexte plus grand de la pièce. En effet, tandis que la voix adoptée par Atrée à partir de son entrée laisse entendre la fragilité du personnage qui gémit, la fin de la pièce où le personnage dit à son frère “je t’ai livré à tes fils pour qu’ils te punissent et te tourmentent”, laisse au contraire, entendre une voix sans émotions, soulignant donc la cruauté du personnage qui est maintenant devenu monstre. Toutefois, l’emploi de la voix la plus marquante dans la pièce, c’est bien évidemment le cri - le son du dépassement, le son de la tragédie. La plupart des personnages se voient crier au moins une fois, voire plusieurs fois au cours du spectacle, comme pour laisser entendre notamment la colère d’Atrée ou bien la détresse du choeur quand elle crie “Soleil !”. Le seul son plus fort que le cri, plus fort que la musique, comme dit précédemment - c’est le son du silence : ce sont les moments où l’on pense que le personnage va crier mais il ne crie pas, comme lorsque Thyeste voit pour la première fois les parties de corps déchiquetés de ses enfants. Son étonnement ne peut pas se concrétiser parce qu’il est difficile à imaginer, tant que pour le personnage, que pour l’acteur et le spectateur. Thomas Jolly choisit donc le silence pour marquer ce moment fort : le silence est après tout un cri universel, un cri si fort qu’il nous rend sourd par le simple fait qu’on ne peut pas l’entendre. En somme, Thomas Jolly fait appel aux voix des acteurs et notamment un travail sur le rythme de l’énonciation, l’accentuation des certains mots, la gradation dans le volume et bien sûr l’absence de voix pour créer une mise en scène vocalement (ou pas) vivante. La performance des acteurs se définit aussi par l’inscription et le dynamique des corps des acteurs dans l’espace scénique. Les acteurs n’occupent pas l’espace au moment où les spectateurs entrent dans la salle, ce qui donne à suspense. Contrairement à la version salle, à Avignon, il y a un homme qui grimpe sur les sculptures monumentales au moment que le public entre, comme pour guider notre regard, pointer par le corps la petitesse de l’homme comparée à ses objets scéniques et à la Cour d’Honneur, et par conséquent, nous préparer au spectacle à venir où ce thème de la place de l’Homme dans le monde sera exploité. Par ailleurs, l’entrée et la sortie de Tantale dans la Cour d’Honneur se fait au milieu de la scène, par une trappe. On voit donc le personnage véritablement sortir et retourner dans les fins fonds des Enfers, alors que dans la version salle, ce dispositif n’étant pas présent, donne à une entrée et une sortie dans l’espace scénique un peu moins fantastique. Les entrées d’Atrée, dans les deux versions du spectacle, laissent voir une évolution dans le personnage vers la monstruosité. En effet, sa première entrée laisse voir un personnage en souffrance, dans le “dolor”. Il fait son entrée directement sur le plateau, sortant de derrière la sculpture de la main, côté cour, tandis que ses deux autres entrées se font en hauteur. La deuxième se fait sur la main, montrant donc une évolution dans son caractère monstrueux, qui est maintenant au stade du “furor”. Cette entrée en hauteur met en avant l’augmentation de sa colère, son élévation dans la figure du monstre. Sa troisième entrée se fait encore plus haut, sur la sculpture du visage côté jardin, juste

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après que le choeur demande si on a perdu le Soleil. Son entrée est aussi une réponse, étant donné qu’il monte sur le monument scénique en disant “je suis l’égal du Soleil” - réplique qui met en avant sa puissance, sa place suprême dans le monde, ce qui est encore une fois mis en exergue par le fait qu’il est placé en hauteur. Au-delà des entrées dans l’espace, c’est surtout les déplacements dans l’espace qui contribuent à la concrétisation des enjeux de la pièce. C’est par exemple le cas au début de la pièce lorsque La Furie, suivie par les enfants masqués, se déplacent en ligne, alternant entre le côté cour et le côté jardin. Leur trajectoire dans l’espace crée une forme de serpent sur la scène, et par conséquent, produit un effet menaçant sur le public, à l’image de ses malédictions. Par ailleurs, les déplacements faits par Atrée dans sa première scène avec le courtisan, mettent en valeur son état pensif et sa fragmentation intérieure, entre souffrance et désir de vengeance, entre ce qu’il est et ce qu’il aspire à devenir. Ce balancement est inscrit dans l’extériorité par un déplacement alterné entre le côté cour et le coté jardin, mais aussi par un dynamique corporelle. Atrée est agité, comme possédé par des pulsions violentes, mises en avant par une succession de gestes brusques, notamment créée par sa tête qui ne cesse de tourner des deux côtés, ses mains tremblantes qui se lèvent et se baissent, sa poitrine qui s’ouvre et se referme. Ainsi, le dynamique du corps assez exagéré est à l’image de ses émotions et de ses pensées, de ses maux et de ses mots : “la folie s’allume dans mon coeur” dit-il après être tombé par terre, et quand il se relève lentement, on peut l’assimiler à un “feu [qui] grandit”, à un “monstre qui grossit, grossit”. Le dynamisme dans l’espace est davantage présent dans la version avignonnaise du spectacle, où le spectacle s’ouvre sur des enfants, ou plutôt des figures fantomatiques, qui courent partout dans l’espace scénique, semant déjà la panique, la terreur et la fureur, tout en occupant l’entièreté de l’espace. L’espace est moins grand au T.N.S., donc le vide est moins présent qu’à Avignon, où les

scènes individuelles, notamment celle d’Atrée au début de la pièce, mettent davantage en avant la petitesse de l’homme. Par ailleurs, au-delà de l’occupation et le dynamique de l’espace, les positions des personnages dans l’espace s’accompagnent de suggestions symboliques, notamment temporelles à la fin de la pièce où les deux frères sont sur la table, avec les têtes côtes-à-côtes, comme pour montrer une analepse dans le temps, au moment de leur naissance.

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Atrée, placement scénique en hauteur

La position des deux frères à la fin du spectacle

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En outre, quand la messagère rapporte au choeur et aux spectateurs le “crime le plus incroyable de l’histoire des hommes car on ne peut pas l’imaginer”, elle a les bras levés comme pour créer une position christique. Le contraste entre cette position du corps et les faits dits donnent un contraste entre la figure du Christ qui a, contrairement à Atrée, fait le sacrifice le plus incroyable de l’histoire des hommes. Après la description terrible du crime, des enfants encombrent le plateau et adoptent une position statique, comme pour signifier un arrêt dans le temps, un manque de progression dans l’Histoire de l’Homme à cause du crime d’Atrée, qui, en tuant les enfants de son frère, tue l’avenir. Dans les positions dans l’espace, résident des suggestions symboliques temporelles et référentielles. Les positions dans l’espace mettent d’ailleurs aussi en avant les rapports de force entre les personnages, comme au début, lorsque La Furie est debout tandis que Tantale est à genoux, en position de victime, ou bien juste avant que les frères ne se retrouvent, quand Atrée est en hauteur, sur la main, et son frère, en bas, de l’autre côté de la scène, pour à la fois montrer la distance entre ces deux frères, une séparation entre le sauvage et le roi, mais aussi la supériorité de ce dernier. Ainsi, l’inscription des acteurs dans l’espace, allant des entrées à des sorties, des déplacements dynamiques à des positions statiques, donnent à voir les enjeux de la pièce et à imaginer ceux du monde. Thomas Jolly met en scène Thyeste en utilisant des codes de jeu, bien évidemment tragiques, mais aussi exagérés. Il ne cherche pas un jeu psychologique et réaliste parce qu’il ne veut pas “rétrécir les enjeux, les ramener à ce qu’on pourrait connaître dans notre vie et dans notre monde” et d’ailleurs, comment ramener un crime qu’on ne peut même pas imaginer à notre réalité ? Après tout, il s’agit du théâtre de l’extrême, d’aller au bout de l’inventivité, mais aussi du théâtre de l’impossible, qui cherche à faire exister ce qui est irreprésentable. Ainsi, Thomas Jolly choisit d’adopter un jeu emphatique, qui exposera les spectateurs à un monde qui dépasse le leur, un monde qui ouvre leur imaginaire. Afin de jouer dans ce dépassement de la réalité, les acteurs doivent devenir réacteurs, incarner des personnages traversés par des phénomènes qui les envahissent. C’est-à-dire que les codes de jeu consistent à éprouver plutôt qu’à initier : “L’acteur n’a pas besoin de stimuler le théâtre; c’est le théâtre qui vient stimuler les personnages.” dit Thomas Jolly. Le jeu emphatique, qui sert à inscrire dans l’extériorité ces forces pas montrables, indéfinissables, insurmontables, consiste à montrer dans le gestuel et dans la voix l’aboutissement de l’homme - ou du monstre, la colère, la souffrance qui résulte de leur sort irréversible. C’est le cas notamment de Tantale qui tente de s’échapper sans succès des malédictions de La Furie. Son incompréhension face à ces forces et mis en exergue pas son questionnement “Qui m’a arraché du fond des enfers ? Qui m’a sorti du malheur ?”, "Que se passe-t-il ?”, et ses exclamations “Tout anime la faim plantée au fond de mon ventre !”, “Laissez-moi partir !”, qu’il amplifie par ses cris assourdissants et sa gestuelle agitée, son corps qui rompt, son regard tiré vers les ténèbres. Cette submersion intérieure est, comme dit précédemment, aussi jouée par Atrée qui laisse entendre par sa voix tremblotante, sa difficulté à parler, et laisse voir par ses mouvements agités, le malheur qui le perturbe et le désir de vengeance qui le dépasse. Les codes de jeu exagérés consistent en une utilisation complète du corps ; même ses yeux sont convoqués pour souligner sa dépossession intérieure, il pleure, il ferme les yeux pour se cacher, pour tenter de s’échapper de sa souffrance, mais il se voit aussitôt épris par ses pulsions criminelles incontrôlables, qui sèment dans ses yeux, grands ouverts, le désir puissant de se venger. Par ailleurs, l’exagération dans le jeu mène souvent à un jeu réaliste, c’est surtout le cas quand Thyeste ressent des turbulences dans son ventre et dans

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son âme, après avoir, sans le savoir, mangé ses enfants. Ce sentiment, étant inimaginable, est impossible à jouer et donc à exagérer, mais c’est en tentant de monter ce qui est irreprésentable que le crime est ramené vers notre réalité. Dans ce même cadre, Thomas Jolly tente de créer, à travers les codes de jeu, “un lien étroit entre le spectateur et l’oeuvre — comme un acte de transmission”. Certains moments dans le jeu consistent à éveiller l’empathie des spectateurs pour les personnages, comme si notre réalité, est en fait, en lien avec le monde surnaturel de Sénèque. Le metteur en scène-acteur tente de réaliser un rapprochement entre le public et le personnage d’Atrée, un rapprochement qui ferait qu’on comprenne ses actions, et donc, qu’on comprenne aussi qu’il y a un monstre en nous. Le jeu d’Atrée laisse apparaître une évolution, qui peut, en fait, toucher la sensibilité du public, étant donné que cette évolution peut s’accompagner d’une compréhension de notre part. En effet, tout comme la Maison, celui-ci peut aussi se trouver “touché par un intouchable”. Chaque apparition d’Atrée marque une étape dans sa transformation intérieure, comme montré par les codes de jeu, reposant sur une évolution vers la monstruosité. Dans la première scène, Atrée est saisi par la “dolor”, le public peut être mené à sentir de la compassion ou de la pitié pour lui, ainsi, quand ce “dolor” se transforme ensuite en “furor” lors de l’arrivée du courtisan, le public, ayant suivi son cheminement intérieur, comprend cet état présent de “furor”, témoigné par sa voix qui va du tremblement au cri, son déplacement qui va du côté cour au milieu de la scène, et son corps toujours agité mais encore plus violent - une violence qui n’est plus dirigée envers lui-même, mais ouverte vers le monde. Par conséquent, l’interprétation d’Atrée que fait Thomas Jolly de la scène de banquet, sous le signe de la cruauté et de la froideur, du “nefas”, provoque en nous une interrogation sur la manière dont advient un monstre chez tout homme, possiblement, et ceci parce qu’Atrée a suscité la pitié du public au début, comme s’il était l’un de nous. Ainsi, les codes de jeu s’inscrivent dans une interprétation tragique et exagérée, mais ce jeu hyperbolique propre à un univers autre nous ramène quand même vers notre propre réalité, par le simple fait que cette pièce est jouée par des acteurs réels, comme nous, et que ces acteurs jouent ces personnages de manière à créer un lien étroit, encore une fois, avec nous. C’est par la question du monstre que le spectacle lie personnage, acteur et spectateur. Thomas Jolly, passionné par “la question de la transformation de l’être humain en monstre”, dit que “le monstre et le métier d’acteur ne sont pas très éloignés fondamentalement” dans l’idée que la transformation du “dolor” au “furor" est à mettre en parallèle avec la transformation de l’acteur en un personnage. “Le personnage principal est en proie à un « dolor », une douleur incommensurable qui ne peut pas se guérir. Il est coincé dans cet état de mal-être et de malheur. Il y a toujours une scène où il est en dialogue – là c’est la scène avec le courtisan – qui transforme ce dolor en furor. Il devient un furieux, la figure tragique de celui qui aboie, celui qui est dans la colère permanente. Pour sortir de ce furor, il est obligé d’accomplir le nefas, c’est-à-dire l’acte qui va le sortir de l’humanité : en l’occurrence, ici, tuer les enfants de Thyeste. Être obligé de passer par la colère et d’accomplir, pour en sortir, l’acte qui sort définitivement un homme de la sphère des humains, c’est passionnant. D’abord philosophiquement et, ensuite, théâtralement, en tant qu’acteur.” dit Thomas Jolly, au sujet de l’évolution d’Atrée, voire de lui-même, en monstre. Par contre, même si l’acteur se voit incarner un personnage qui devient monstre, l’acteur reste encore le même en réalité, nous menant donc à nous poser la question de la racine monstrueuse présente en chacun d’entre nous. Ainsi, en reliant la notion du monstre avec notre réalité - notre présent - nous sommes menés à nous poser la question de la violence et de la barbarie actuelle : comment un être

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pur devient-il un tyran ? Un terroriste ? Ainsi, en mettant en scène Thyeste aujourd’hui, Thomas Jolly dresse une vision pessimiste de l’Homme et du monde, et surtout la monstruosité de l’homme, comment celui-ci devient monstre, ou peut le devenir, ou est tout simplement un monstre par son existence. Cependant, ce n’est pas tout-à-fait la mise en scène de Thomas Jolly mais la pièce en elle- même qui pose la question de la monstruosité, du vivre ensemble, et donne donc cette image pessimiste du monde. Quel est donc le parti pris de la mise en scène ? Thomas Jolly fait le choix de ne pas en faire : ce n’est pas à Thomas Jolly mais à nous de faire notre propre lecture du spectacle ; le metteur en scène fait donc appel au libre arbitre du spectateur. Ainsi, plus qu’autre chose, ce spectacle est une proposition, une ouverture à l’imaginaire, à partir duquel le spectateur peut faire l’interprétation de son choix : “Je ne veux pas […] proposer de contextualisation de la pièce - politique ou géographique. Ce qui m’intéresse, c’est de mettre en avant le mythe à l’état brut. Et de laisser les spectateurs dans la pénombre des interrogations. Je considère que Thyeste est un outil remarquable pour la circulation de la pensée” dit Thomas Jolly à ce propos. Il ne veut pas imposer une certaine vision sur le spectateur mais tout simplement lui en proposer plusieurs à partir d’une mise en scène forte en images, allant de la science-fiction connotée par la lumière verte à un univers japonais, comme le suggère le décor de la scène du banquet. Saisi par une envie artistique, il recherche avant tout la spectacularité, la théâtralité, la magie afin d’impressionner le spectateur, de lui mettre plein la vue et les oreilles. Ainsi, la question primordiale ne serait pas en rapport avec le parti pris mais plutôt la temporalité : pourquoi mettre en scène Thyeste aujourd’hui ? La pièce, même si elle est écrite au premier siècle avant Jésus-Christ, résonne encore avec l’actualité, avec le monde d’aujourd’hui, tout d’abord pour des raisons philosophiques comme le dit Thomas Jolly : “La Philosophie de Sénèque m’apparait très en adéquation avec notre époque : la question du “soi” est centrale. Il s’agit de chercher la solution en soi que dans le monde, de revenir indépendant et autonome”. Par ailleurs, la pièce fait aussi écho à la société contemporaine pour des raisons politiques, non parce qu’elle fait penser “ à ceci ou cela” comme le dirait le metteur en scène, mais tout simplement parce qu’il nous fait penser. Elle nous fait penser notamment au pouvoir, à la tyrannie, à la vengeance, à la possibilité ou l’impossibilité du vivre ensemble. En termes plus généraux, la pièce nous fait réfléchir à la question du déséquilibre du monde, qui se pose vis-à-vis des enfants, présents de manière physique ou du moins sonore sur le plateau, ou bien la question de l’évolution de l’homme, si sa nature permet une évolution ou, au contraire, est encapsulé dans un cercle vicieux, comme le témoigne la fin de la pièce qui symbolise un retour au début. Au-delà des questions philosophiques et politiques de la pièce qui font encore écho à notre présent, Thomas Jolly monte-t-il peut-être Thyeste pour une raison plus poétique ? Afin de nous rappeler la beauté du théâtre, qui dès l’antiquité, nous rappelle qu’on est tous ensemble, tous vivants dans un même lieu. Thomas Jolly dit même : “nous continuons à y aller (au théâtre) parce que c’est le seul endroit où nous sommes tous ensemble en connexion, générant chacun nos propres messages”. C’est surtout dans le Palais des Papes, lieu qui fait écho aux espaces ouverts où se jouait la tragédie grecque, que le public se sent proche de l’origine du théâtre. Mais peu importe l’origine, l’intérêt du théâtre est toujours la même, et il consiste à réunir la Cité - et ce sentiment-là est conservé dans la version de la Cour d’Honneur tout comme dans la version en salle, où, même si on ne se trouve pas entre des façades monumentales, on se retrouve ensemble, sous un soleil qui devient projecteur. Ainsi, Thomas Jolly met en scène Thyeste aujourd’hui, non pour nous imposer

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une vision du monde, mais pour nous faire voyager dans un autre, tout en nous permettant de nous interroger sur le notre. Et parmi ces voyages vers un ailleurs et vers soi, sa mise en scène nous invite dans le meilleur des deux mondes - il s’agit du monde, voire de l’univers du théâtre. En somme, Thomas Jolly parvient à mettre en scène le mythe interrogé par Sénèque de manière mythique ! Version Cour d’Honneur ou version salle, le spectacle tragique reste magique. Pour créer cet événement spectaculaire, le metteur en scène fait appel à la scénographie comme au jeu d’acteur qui se complètent afin de construire “une porte d’entrée vers notre propre imagerie”. Tandis que le Palais des Papes offre à la scénographie une grandeur qui va du sol au soleil, la salle Koltès du T.N.S offre une intimité entre les spectateurs et les acteurs qui se montre effrayante, soulignant davantage la grandeur des propos. A travers le décor monumental aux connotations métaphoriques et symboliques ; la machinerie cachée au service de l’illusion ; les sonorités allant des effets spéciaux enregistrés à la musique en direct ; les lumières aux couleurs tâchantes et touchantes ; les costumes qui ressortent sur scène et nous font entrer dans un ailleurs ; Thomas Jolly nous transperce et nous transpose dans un monde fantastique, et cela d’autant plus par le biais du jeu d’acteur, où voix, corps et âmes coïncident pour créer un mélange mystique. Par ces procédés, le metteur en scène amène le spectateur à redevenir lecteur et à s’interroger par rapport aux images scéniques, en quoi-celles ci renvoient-elles à une image du monde et de nous-mêmes ? Au-delà de tout procédé et de toute machinerie, il fait donc appel à la machine de l’homme - l’imagination. En qui concerne mes pensées et mes sentiments personnels - même si trouve l’histoire racontée horrible, j’ai adoré ce spectacle ! Et j’ai surtout aimé rêver et réfléchir à partir de celui-ci! Bien sûr j’étais éblouie par l’esthétique de la scénographie, l’aspect monumental et magique du décor, le côté permanent et primitif de l’univers sonore, et les lumières, qui m’en ont fait voir de toutes les couleurs dans tous les sens du terme. J’étais surtout émerveillée par les lumières qui descendaient des cintres dans la version en salle du spectacle, telles des étoiles, rappelant la Cour d’Honneur à Avignon où le plafond était le ciel. Par ailleurs, j’ai aussi aimé le fait que Thomas Jolly n’a pas tenté de tout concrétiser, de tout mettre en l’image, comme il aurait pu le faire en faisant appel à la vidéo lors de la description du meurtre des enfants. Cela m’a permis d’ “aller au bout de la poésie et de l’horreur”, de m’aventurer au-delà de la porte d’entrée qu’est le spectacle. Même si j’ai beaucoup imaginé, je me dis quand même que j’aurais bien aimé que le metteur en scène prenne un parti-pris sur le texte, qu’il nous donne sa vision de la pièce. N’est-ce pas tout de même l’intérêt de monter une pièce ? L’imaginaire est quand même davantage présent en lisant les pages qu’en voyant des images… Je suis donc un peu perdue par rapport au but de Thomas Jolly à travers la mise en scène, si ce n’est que “générer des images” en nous… Allons- nous donc au théâtre, pour que le théâtre puisse aller vers nous ? J’aurais bien aimé, au lieu de juste chercher dans mon imaginaire, trouver dans la mise en scène une proposition plus personnelle du metteur en scène, ce qui m’aurait intéressé peut-être davantage. Thomas Jolly dit au sujet de la pièce de Sénèque que « La vraie violence de la tragédie, ce n'est pas les crimes d'enfants, c'est qu'elle nous laisse dans les ténèbres ». Par la métaphore des “ténèbres”, il laisse entendre le noir, l’absence d’explication et de solution. De la même manière, je trouve que la “vraie violence” de la mise en scène de Thomas Jolly, c’est aussi de nous laisser dans les ténèbres, de ne pas nous éclairer plus que ce que fait le texte sur les échos entre ce dernier et aujourd’hui… En tout cas, j’ai beaucoup aimé entendre le texte intemporel, onirique, poétique, et comme le dit Annie Mercier, qui “absorbe et porte le

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monde”. Je trouve juste le fait que cette mise en scène ne fasse pas violence au texte, qu’elle le garde tel qu’elle et qu’elle transporte les mots de Sénèque à aujourd’hui. J’étais surtout marquée par le jeu des acteurs, par la gestuelle de La Furie qui s’inscrit comme les mots sous le signe de la rhétorique, notamment quand elle peint un chiasme avec ses mains, et par le contact physique froid entre Thyeste et Atrée à la fin, où ce dernier lui prend par les épaules et lui avoue avec une telle froideur sur son visage, dans ses yeux, que c’est lui le monstre - moment fort et frappant. Ceci dit, Thomas Jolly, en mettant en scène cette pièce aujourd’hui, m’a mené à être passionnée par la question du monstre, à m’interroger sur les mécanismes qui mènent à la monstruosité… notion qui résonne fortement avec la barbarie d’aujourd’hui, même s’il ne l’explicite pas dans sa mise en scène. Cependant, en explorant la question du monstre, il explore l’intérêt du théâtre qui sert à montrer les monstres, comme le laisse entendre l’étymologie du mot “mostrare”. Par contraste, Thomas Jolly nous a aussi rappeler l’expérience humaine du théâtre qui consiste à être, penser et vivre ensemble… à réunir la cité. Cette expérience humaine est à la fois réelle et magique, et c’est là que réside le plus grand pouvoir du théâtre tragique.

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